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1 Santé conjuguée - avril 2000 - n° 12 E D I T O Le monde change. L’euthanasie est bien un sujet dont jamais on n’aurait cru qu’il passionnerait le public. Les débats du Sénat font pourtant les grands titres de nos media. Nous avons demandé à Monique Boulad, présidente du comité d’éthique de la Fédération des maisons médicales, non pas de prendre position ou de développer longuement le sujet (qui fera l’objet d’un cahier ultérieur), mais de nous dire brièvement quelles réflexions lui inspiraient les débats actuels. A lire en page 4. La conscience des problèmes de santé liés à l’environnement est de plus en plus aiguë. Le défi du « développement durable » ne peut cependant se cantonner à une conscience : chaque terrain a ses particularités, chaque population est exposée à des risques qualitativement ou quantitativement différents, la santé individuelle résulte de la conjonction de nombreux facteurs sur lesquels l’environnement a un effet spécifique. On ne peut donc se contenter de notions théoriques : il faut identifier les facteurs nocifs présents sur le terrain réel et objectiver de manière concrète leur impact sur la santé pour entreprendre une action tant au niveau de la population (information, changements de comportements, ...) qu’à celui des décideurs (planification des actions, gestion de la ville). C’est à ce travail que la Fédération des maisons médicales et l’Institut bruxellois pour la gestion de l’environnement se sont attelés. Une première étape a été réalisée et a abouti à la tenue d’un forum santé et environnement les 17 et 18 février à Bruxelles. Compte-rendu en page 6. Augusto Pinochet n’a pas été jugé pour les innombrables morts, tortures et disparitions dont il est accusé. Il avait un certificat médical. Qu’un malade incapable soit déclaré inapte à subir un procès ne nous choque pas. C’est l’honneur de la médecine de défendre le souffrant et l’affaibli. Mais en cette affaire, la médecine, sous couvert de défense du patient, semble avoir servi d’instrument au service d’une justice elle-même orientée au nom d’« intérêts supérieurs ». La découverte d’affections privant Pinochet de sa capacité à suivre son procès au moment précis où, après de longues négociations, plus rien ne s’opposait à ce qu’il soit extradé devant ses juges, a de quoi intriguer. Les entraves à une contre-expertise sérieuse et l’amélioration de l’état de santé du général à son retour au Chili renforcent le soupçon. Dans ce contexte, il n’y aurait pas à s’étonner d’une « rechute » si une procédure judiciaire devait abouti à une inculpation au Chili. La médecine n’a pas sauvé Pinochet de la vindicte et de la condamnation, elle a spolié les victimes du drame chilien du procès qu’elles attendent, elle a empêché un acte qui dise le vrai, qui rende compte de leurs souffrances. Son intervention a servi le déni de justice. Ne nous autorisons pas la naïveté, il se trouvera toujours des médecins pour prêter leur concours à des pratiques discutables. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler l’assistance médicale aux suppliciés afin de les rendre à leurs bourreaux. C’est pourquoi la vague « éthique » avec la floraison des comités et les débats publics qu’elle suscite n’est pas qu’un phénomène de mode : elle représente une nécessaire prise de conscience du jeu dans lequel le progrès médical nous entraîne. Mais ces réflexions sont le plus souvent confinées au domaine « bioéthique » et confiées à des spécialistes. Même si elles ouvrent sur des choix de société, cela ne suffit pas. Le mythe d’une science neutre et bonne « par nature » et la légende du scientifique désincarné et impartial ont vécu. La place de la médecine dans la société n’évolue pas qu’avec le savoir, elle évolue avec cette société même et doit être continûment repensée avec elle, y compris dans ses aspects juridiques et politiques. Afin qu’une signature au bas d’un certificat ne puisse plus réduire à l’impuissance le désir de justice. Même jour, presque même heure, Huntsville, Texas. Odell Barnes est mort proprement. Une mort médicale ne peut être que propre. Ce condamné de trente et un ans a été exécuté par injection létale pour un meurtre dont beaucoup pensent qu’il était innocent. Mieux vaut être dictateur dans l’Angleterre post-Tatcherienne qu’avoir la peau noire dans le Texas de Georges Bush.

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Le monde change. L’euthanasie estbien un sujet dont jamais on n’auraitcru qu’il passionnerait le public. Lesdébats du Sénat font pourtant lesgrands titres de nos media. Nous avonsdemandé à Monique Boulad,présidente du comité d’éthique de laFédération des maisons médicales,non pas de prendre position ou dedévelopper longuement le sujet (quifera l’objet d’un cahier ultérieur), maisde nous dire brièvement quellesréflexions lui inspiraient les débatsactuels. A lire en page 4.

La conscience des problèmes de santéliés à l’environnement est de plus enplus aiguë. Le défi du« développement durable » ne peutcependant se cantonner à uneconscience : chaque terrain a sesparticularités, chaque population estexposée à des risques qualitativementou quantitativement différents, la santéindividuelle résulte de la conjonctionde nombreux facteurs sur lesquelsl’environnement a un effet spécifique.On ne peut donc se contenter denotions théoriques : il faut identifierles facteurs nocifs présents sur leterrain réel et objectiver de manièreconcrète leur impact sur la santé pourentreprendre une action tant au niveaude la population (information,changements de comportements, ...)qu’à celui des décideurs (planificationdes actions, gestion de la ville). C’està ce travail que la Fédération desmaisons médicales et l’Institutbruxellois pour la gestion del’environnement se sont attelés. Unepremière étape a été réalisée et a aboutià la tenue d’un forum santé etenvironnement les 17 et 18 février àBruxelles. Compte-rendu en page 6.

Augusto Pinochet n’a pas été jugé pour les innombrables morts,tortures et disparitions dont il est accusé. Il avait un certificat médical.

Qu’un malade incapable soit déclaré inapte à subir un procès nenous choque pas. C’est l’honneur de la médecine de défendre lesouffrant et l’affaibli. Mais en cette affaire, la médecine, sous couvertde défense du patient, semble avoir servi d’instrument au serviced’une justice elle-même orientée au nom d’« intérêts supérieurs ». Ladécouverte d’affections privant Pinochet de sa capacité à suivreson procès au moment précis où, après de longues négociations,plus rien ne s’opposait à ce qu’il soit extradé devant ses juges, ade quoi intriguer. Les entraves à une contre-expertise sérieuse etl’amélioration de l’état de santé du général à son retour au Chilirenforcent le soupçon. Dans ce contexte, il n’y aurait pas à s’étonnerd’une « rechute » si une procédure judiciaire devait abouti à uneinculpation au Chili.

La médecine n’a pas sauvé Pinochet de la vindicte et de lacondamnation, elle a spolié les victimes du drame chilien du procèsqu’elles attendent, elle a empêché un acte qui dise le vrai, quirende compte de leurs souffrances. Son intervention a servi le dénide justice. Ne nous autorisons pas la naïveté, il se trouvera toujoursdes médecins pour prêter leur concours à des pratiques discutables.Il suffit pour s’en convaincre de rappeler l’assistance médicale auxsuppliciés afin de les rendre à leurs bourreaux.C’est pourquoi la vague « éthique » avec la floraison des comitéset les débats publics qu’elle suscite n’est pas qu’un phénomène demode : elle représente une nécessaire prise de conscience du jeudans lequel le progrès médical nous entraîne. Mais ces réflexionssont le plus souvent confinées au domaine « bioéthique » et confiéesà des spécialistes. Même si elles ouvrent sur des choix de société,cela ne suffit pas. Le mythe d’une science neutre et bonne « parnature » et la légende du scientifique désincarné et impartial ontvécu. La place de la médecine dans la société n’évolue pas qu’avecle savoir, elle évolue avec cette société même et doit être continûmentrepensée avec elle, y compris dans ses aspects juridiques etpolitiques. Afin qu’une signature au bas d’un certificat ne puisseplus réduire à l’impuissance le désir de justice.

Même jour, presque même heure, Huntsville, Texas. Odell Barnesest mort proprement. Une mort médicale ne peut être que propre.Ce condamné de trente et un ans a été exécuté par injection létalepour un meurtre dont beaucoup pensent qu’il était innocent. Mieuxvaut être dictateur dans l’Angleterre post-Tatcherienne qu’avoir lapeau noire dans le Texas de Georges Bush.

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Editorial(suite)

La première ligne de soins représenteun lieu d’observation privilégié pourles problèmes de santé. Dans lacommune d’Anderlecht, la qualité dulogement laisse à désirer. Quelle en estl’influence sur la santé des enfants ?L’équipe de la maison médicaled’Anderlecht a réalisé, en collabora-tion avec d’autres associations, uneétude sur la prévalence de l’asthmedans la population scolaire de lacommune. Les domiciles des enfantsdépistés seront expertisés dans unsecond temps afin de déterminerl’impact des conditions de logementsur leur problème de santé. Ce genred’enquête, apparemment lumineuse desimplicité, ne se réalise pas sans mal.Résultats et difficultés en page 13.

Il y en a qui souhaitent en finir avecles toxicomanes, d’autres veulent enfinir avec la toxicomanie. Jean-PierreJacques fait partie des seconds. Ildéfend que la toxicomanie n’existe pasen elle-même et n’est rien d’autre quela stigmatisation d’un comportementparticulier de dépendance parmid’autres. La nocivité des concepts envigueur sur « la toxicomanie » rendraitainsi compte d’une part importante dela souffrance des usagers de drogueset constituerait un obstacle à touteamélioration de leur santé. Il nous aexpliqué et convaincu de tout cela lorsd’un entretien accordé à l’occasion dela sortie de son livre : Pour en finiravec la toxicomanie. En page 16.

« Papa, maman, la bonne et moi » futun grand succès de scène dans lesannées 50. J’en ris encore ! Pouvais-je savoir à l’époque quels dramesexorcisaient ces facéties ? Car il y adans les familles des choses qu’il nefait pas bon taire, sous peine de donner

naissance à des fantômes, de creuserdes cryptes et de faire payer auxenfants les fautes de leurs ancêtres. Latransmission au travers desgénérations des carences de la parolen’est pas une figure de style, mais unmécanisme aux effets parfoisdévastateurs. Nina Canault a enquêtépendant sept ans auprès de thérapeutesqui utilisent le généalogique dans leurtravail et nous expose l’état desconnaissances en la matière dans unpetit livre de lecture fort agréable etqui ne laisse pas indifférent. Compte-rendu en page 22.

les victimes (la famille touchée par ledrame du Softenon) ou les monstres(les médecins empoisonneurs),l’actualité médicale s’orientemaintenant plus volontiers vers lasanté (vulgarisation de sujetsmédicaux), le bien-être desconsommateurs (les magazinespolychromes), le progrès (desprouesses chirurgicales aux nouveauxmédicaments miracle), l’humanitaire(médiatisation de Médecins sansfrontières, succès des opérations derécolte de fond pour diversesmaladies) et les débats de société(euthanasie).

Parfois racoleuse, de plus en plussouvent de qualité, l’information dupublic sur les sujets médicauxperpétue des images attractives qui nesont pas étrangères aux vocations : detoutes les disciplines où la partscientifique est prédominante, seulesles professions de santé continuent àvoir affluer les étudiants en grandnombre, alors que l’on entend déplorerle manque croissant d’ingénieurs, dechimistes, de physiciens ou mêmesimplement de bons techniciens. C’estque le prestige dont jouit la sciencetraîne un corollaire rébarbatif quiénonce la rigueur et l’austérité de cesétudes. Entre le fantasme du savantjonglant avec des équationscabalistiques dans la pénombre d’unlaboratoire et celui du médecin ou del’infirmier volant au secours desmalades et des blessés dans unenvironnement high-tech, l’émotivité,grand commandeur des choix humainsbien plus que la raison qui n’estsouvent convoquée que pour lesjustifier a posteriori, n’hésite paslongtemps. Entre sciences dures etsciences humaines, les soins de santé

Les media aiment l’actualité médicale.Aisée à monter en épingle, à chargerd’espoirs ou à dramatiser, vite cuisinéevite digérée, elle capte l’attention detous les publics. L’évolution des sujetstraités ne manque pas d’intérêt : jadiscentrée sur des personnages tels queles grands savants, les défenseurs decause (de Schweitzer à Willy Peers),

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représentent le compromis idéal : unescience à visage humain.

Lors de leurs études, les candidats auxprofessions de santé se heurteront àune première déconvenue :l’apprentissage scientifique ettechnique intensif laisse peu de tempsà consacrer à « l’humain ». « Toutdans la tête », tel est le mot d’ordre dela réussite des études. L’entrée dansla vie professionnelle les confronteraà une autre surprise : la distance estgrande entre ce qu’ils auront acquisdans les facultés et les attentes desgens, la réalité de la pratique, lesbesoins de la population.Santé conjuguée a invité un certainnombre de professionnels de premièreligne de soins à discuter de ces« dysapprentissages » (il y a despréfixes à la mode qui collent à laplume !), des difficultés del’enseignement et des orientationspossibles pour une meilleureformation. Ce sera le sujet de notrecahier, dans la suite de notre précédentnuméro qui tentait de cerner les rôleset les fonctions de la première lignede soins. A lire en page 26.

Bonne lecture.

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E Réflexions autour du débat sur l’euthanasie

Monique Boulad, médecin généraliste et présidente du comité d’éthique de la Fédération des maisons médicales

Dans le projet de loi en débat au Sénatactuellement en Belgique, la questionde l’euthanasie se pose en cas demaladie incurable et de souffrance quela médecine ne peut plus soulager.

Dans ce projet, ce sont les limites dela médecine qui justifient le recours àl’euthanasie. Le jugement du médecinsur la situation du patient prévaut :c’est à partir de critères médicaux quel’euthanasie est envisageable. Lerecours à l’euthanasie n’est pas fondésur le droit de la personne à disposerd’elle-même, à choisir les modalitésde sa fin de vie. Ce droit n’est nireconnu ni explicité comme tel. La loise prononce sur la question seconde :les modalités qui règlent la pratiquede l’euthanasie. Elle n’aborde pas laquestion du suicide qui reste sous-jacente dans les débats ; elle n’est pasposée directement. Or c’est bien surla question du droit à disposer de sapropre vie, question qui n’appartientpas aux médecins seuls, que la sociétéa à prendre position.

Le projet de loi rencontre deuxsituations : celle du patient conscientqui demande au médecin l’euthanasiede « manière expresse, non équivoqueet réitérée » et celle du patient qui faitpart lorsqu’il est encore conscient « desa volonté qu’un médecin interrompevolontairement sa vie s’il devientinconscient ».

Ces dispositions règlent surtout leproblème des médecins hospitaliers.A domicile, beaucoup si pas la plupartdes cas ne se présentent pas de cettefaçon. La demande n’est pas aussiexplicitée que cela. Elle s’élaboreprogressivement par petites touches,à travers des questions, des hésitations,des atermoiements, des doutes. Elle estle fruit d’une négociation menée avecle patient et son entourage jour après

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Ces quelques réflexions indiquerontles pistes suivies par le comitéd’éthique de la Fédération desmaisons médicales dans ses débats surl’euthanasie. Un texte plus complet etplus structuré sera bientôt disponible.

Sans ce préalable, la participation dumédecin prend un tout autre sens ettoutes les réticences sont possibles.En limitant l’euthanasie aux maladiesincurables, on ne tient pas compte deceux qui, « vieux et rassasiés dejours », désirent mettre un terme à leurvie. La demande des personnes âgéesqui ne sont pas malades et qui nesouffrent pas ne peut être rencontrée.Quelle place leur est faite dans notresociété ? Pourquoi n’auraient-elles pasaccès à une fin plus digne si elles lesouhaitent ? Pourquoi leur refuse-t-onle droit de vivre leur mort comme ellesle désirent ? Ces personnes sont prisesen charge par les soignants depremière ligne à domicile ou dans lesmaisons de repos. Les soignants seronthors la loi s’ils pratiquent uneeuthanasie pour elles.

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jour, heure par heure parce « qu’uneheure de vie est une heure volée à lamort ». Et la « décision » est éminem-ment contingente : ça s’est passécomme ça mais ça aurait pu se passerautrement en fonction de ces petitsliens qui font que les choses se sontenchaînées de cette façon-là plutôt qued’une autre. La fin de vie est vécuedans la continuité : continuité de larelation avec les soignants, continuitéde la vie du patient, de ce qu’il aconstruit avec son entourage. Adomicile, il n’y a pas de démarcationclaire entre soins curatifs, soinspalliatifs et euthanasie. Le patient nechange pas d’étage comme à l’hôpital.C’est à posteriori que l’on pourradistinguer les étapes de la prise encharge.N’accorder de valeur qu’à la décisionlibre et éclairée de la personneresponsable, autonome et en pleinepossession de ses capacités revient àméconnaître tout ce vécu siprofondément humain. C’est neprendre en compte que la rationalitéde l’homme en l’amputant de touteune partie de son expérience.

En focalisant le débat sur l’euthanasieactive et les soins palliatifs, on passesous silence tous les traitementsadministrés avant la phase terminale.Pourtant ils devraient faire aussil’objet d’un débat éthique. Tout lemonde s’accorde pour refuserl’acharnement thérapeutique. Mais oùcommence-t-il ? La question du senset de la légitimité de tout acte médicalest posée. Faut-il placer une sondegastrique chez la personne qui nes’alimente plus ? Jusqu’où faut-ilappareiller un patient dément ? Et quien décidera ? Ce sont les performances

de la médecine qui créent en grandepartie le drame de la fin de vie par lestechniques dont elle entoure lemourant et qui rendent insupportablela relation à soi et aux autres. Or ences matières, le monopole de ladécision est actuellement laissé auxmédecins. Il est nécessaire que lasociété se réapproprie le débat éthiqueconcernant les décisions médicales. Etce débat ne peut alors se limiter àl’euthanasie. Il doit être permanent,s’étendre à tous les soins donnés auxpersonnes en fin de vie et être reprispour chaque cas individuel.

Le but de la loi est de fixer lesconditions optimales pour que le débatéthique puisse avoir lieu. La loi neremplace pas le débat éthique. Elle nepeut servir à l’éteindre, à normaliserla mort et à étouffer l’initiative du sujetet de son entourage pour aménager lafin de vie.

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La patate chaude

Mais cet éclairage aussi fait l’objetd’intenses controverses entre expertsde disciplines et d’écoles fortdifférentes, et nous nous sommessouvent trouvés confrontés à despositions variées quand ce n’estfranchement contradictoires. Il s’agità tout le moins d’un terrain « miné ».Une analyse purement scientifique deces concepts montre en effet qu’onpeut mettre en avant aussi bien unprincipe absolu de précaution dont lerésultat serait un immobilisme total,qu’une indifférence par rapport à toutce qui n’est pas vraiment démontré etdont le résultat serait alors lamanifestation ultérieure de risquessuspectés mais non prouvés pourl’heure. Là encore, plusieurs desexperts consultés nous signalent quela seule position scientifiquedéfendable est une analyse rigoureuseà présenter au politique à qui ilappartiendra de prendre sesresponsabilités et de poser lesdécisions et les choix les plus éclairéspossibles. Il est évident que c’est luirendre en quelque sorte la « patatechaude » mais c’est là la situation laplus normale dans des paysdémocratiques dont il est le garant desprincipes fondateurs. En outre desproblèmes d’une telle ampleur ne sontjamais que seulement environne-mentaux et scientifiques. Les réduireà ces seuls éclairages reviendrait àocculter leur complexité. Il n’en estpour preuve, parmi bien d’autresactuelles, que le débat brûlant autourdes organismes génétiquementmodifiés (OGM). Scientifiquement lapreuve n’est pas vraiment faite ni deleur toxicité ni de leur innocuité pour

le genre humain. Mais la décisiond’autoriser ou de refuser leurprolifération relève peut-être plus defacteurs politiques et socio-économiques que physiologiques :choix d’une agriculture monopo-listique aux mains de quelques grandsgroupes financiers multinationauxversus une agriculture biologique,décentralisée, à petite échelle, moinsrentable mais productrice aussid’emplois.

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Nécessité d’une approchemultifocale

A la complexité de l’approcheinterdisciplinaire et transversale de laproblématique environnementale enterme d’évaluation de l’état de lasituation (par exemple la qualité del’air ambiant), des pressions (parexemple la quantité de polluants émispar le trafic), des réactions (parexemple la participation à laplanification de la gestion de lamobilité), il paraît indispensabled’ajouter l’évaluation des impacts (parexemple l’effet des polluants de l’airsur les populations) : c’est le modèleimpact - état - pressions - réactions.

La mise en évidence de liens etl’organisation d’une interface entre lesapproches « santé » et « environne-ment » se basent sur un accès conjointaux données relatives à l’environne-ment et à l’information sur la santé despopulations, la mise en commun desdonnées, leur croisement, leurintégration et leur interprétation ; cettedémarche aboutit à une connaissanceglobale permettant éventuellementd’argumenter des stratégies environ-nementales à mettre en œuvre.

Les problèmes d’environnement en relation avecla santé, vécus par la population, les acteurs et lesdécideurs : introduction à une recherche

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Michel Roland, médecin de famille à la maison médicale Santé plurielle et Marianne Prévost,sociologue à la Fédération des maisons médicales

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Les objectifs de la gestion del’environnement sont essentiellementliés à des objectifs de protection de lasanté et des écosystèmes. Les liensentre l’environnement et la santé sontdonc évidents même si la complexitérend leur appréhension délicate. Leproblème est que l’angoisse généralede la population face aux difficultéset contraintes de la vie dans la sociétéactuelle a tendance à se focaliser surdes points précis. Les incertitudespersistantes concernant les liens entrela santé et l’environnement induisentdès lors une angoisse environne-mentale sans cesse croissante,relevant d’une sensibilité aiguisée àdes questionnements justifiés, del’expression d’un mal être collectif, oudes deux simultanément. Au niveauindividuel, certains comportementssemblent également relever d’unmilitantisme à l’extrême, d’unevéritable névrose phobique, ou desdeux conjointement. Et pourtant lapopulation est en demande deréponses claires, de solutions et dedécisions politiques étayées,adéquates, réalistes et réalisables. Ilest donc logique que les décideurs setournent vers les scientifiques pourleur demander des constats univoqueset argumentés, et des recomman-dations pouvant leur servir à une prisede positions justes et éclairées. C’estainsi que nous avons tenté de nousplacer pour aborder la recherche.

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L’estimation des effets des facteursenvironnementaux nécessite en effetune approche globale, chaque individuintégrant en une réponse individuellel’ensemble des facteurs conditionnantsa santé, endogènes et exogènes, innéset acquis : patrimoine génétique,environnement social, prospérité,bien-être, mode et conditions de vie,fonctionnement mental, milieuculturel etc. et système de soins.

On peut illustrer ces interactionsmultiples au travers d’un essai demodélisation étiologique complexe duproblème de l’asthme. Ce schémaillustre bien ce qui a déjà, d’une façon

un peu étonnante au premier abord, étédémontré de manière plus générale :si le système de santé est fondamentalpour soigner les maladies et soulagerla souffrance des citoyens, il est tout àfait accessoire comme déterminant del’état de santé global des populations.

Le défi est donc de taille et l’approchenécessairement multifocale :

• technique et pointue sur certainsaspects particuliers (cancer, allergie,fertilité) ou sur certains liensspécifiques à des paramètresenvironnementaux ;

• épidémiologique classique mais

aussi de type micro-écologique ;

• impliquant des acteurs de terrainsitués à l’observation des mani-festations princeps, subjectives etobjectives, des individus et despopulations ;

• prenant en compte des élémentsaussi subjectifs que l’angoisseenvironnementale des citoyens dansun contexte de pression anxiogènegrandissante.

Seule cette approche permettrad’élargir la compréhension de l’impactdes politiques de développementurbain et d’environnement, enparticulier sur la santé des individus.

Schéma : essai de modélisation étiologique complexe du problème de l’asthme

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Les problèmes d’environnement en relation avec la santé, vécus par la population,les acteurs et les décideurs : introduction à une recherche(suite)

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La première ligne de soins,un poste d’observationprivilégié

Les médecins généralistes voientchaque année au moins une fois 70 %de leur patientèle, 85 % en deux ans,95 % en trois ans.Ils en ont une vision et une approcheglobale (bio-psycho-socio-culturelle)et intégrée (curative, préventive, deréhabilitation et de promotion de lasanté).

Ils sont parmi les seuls acteurs de santéà pouvoir observer le milieu de viequotidien c’est-à-dire le domicile deleurs patients, souvent dans desconditions difficiles de détresse ou demaladie, et dans un cadre familial.

Enfin la quasi-totalité des citoyensinterrogés déclarent avoir un médecinde famille attitré.

Le groupe des médecins généralistesest dès lors l’interlocuteur privilégiédes décideurs (le politique) et descitoyens (la population) pourtrianguler leur relation deconnaissance réciproque en ce quiconcerne la santé.

La Fédération des maisons médicales,dont les acteurs de terrain (parmilesquels les médecins généralistes)sont particulièrement sensibles auxaspects de prévention en matière desanté, a semblé constituer unpartenaire utile au développementd’une approche intégrée « santé etenvironnement » : d’une part, lesmaisons médicales assurent un rôled’observatoire de la santé en premièreligne dans le recueil de donnéespermettant une descriptionépidémiologique de la population etde son évaluation. D’autre part, ellesincluent dans leur fonctionnement unesérie d’activités qui relèvent de la

méthodologie de l’assurance dequalité dont les objectifs sont, in fine,l’amélioration de la qualité des soinset de l’état de santé de la populationprise en charge.

Sur ces différentes bases, uneconvention de recherche pour l’année1999 a été signée entre la Fédérationdes maisons médicales et l’Institutbruxellois pour la gestion del’environnement (IBGE), prévoyant :

• le rassemblement des connaissancesthéoriques sur les effetsenvironnementaux prioritaires,principalement la pollution de l’airet les principaux polluantsatmosphériques, et de leurssynergies sur la santé ;

• la réalisation d’un premierinventaire des acteurs bruxelloisintervenant dans la problématiquede la santé ;

• un premier rassemblement et unelocalisation des données disponiblessur la santé, ainsi que l’identificationdes données manquantes et desacteurs susceptibles d’y avoiraccès ;

• la publication d’un dossier pouvantsoutenir la communication desmédecins généralistes bruxelloisvers le public, notamment sur leseffets de l’environnement de laRégion bruxelloise sur la santé deses habitants ;

• l’organisation d’un colloque, celui-ci, concluant la convention pourrapporter certaines de ses conclu-sions les plus relevantes à la fois auxprofessionnels et au grand public, etpermettre un début de dialogue entreacteurs sur le sujet « santé etenvironnement » (voir page 11).

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Les conclusions de cette conventionde recherche sont rassemblées dans undocument de travail disponible à laFédération des maisons médicales età l’Institut bruxellois pour la gestionde l’environnement. Sa rédaction a dûrépondre à des impératifs variés,parfois contradictoires, notamment ladiversité des publics cible : lesmédecins généralistes au premier rangmais aussi le grand public, certainsmédecins spécialistes et certainsprofessionnels ou acteurs du secteur.On y trouve dès lors des informationsde niveaux fort différents : de lasimple vulgarisation à la connaissancescientifique pointue.

Réalisé par des acteurs de santé à lademande de professionnels del’environnement, ce dossier partessentiellement du point de vuemédical, selon l’approche scientifiquebasée sur la preuve (« evidence-basedmedicine »). Il est donc structuré enfonction des problèmes de santé : desdiagnostics bien établis (par exemplecancer de la thyroïde), mais aussi dessymptômes ou des plaintes (parexemple dysfonctionnements hormo-naux), témoignant d’ailleurs de lamultifactorialité étiologiquecomplexe. Seuls quelques-uns unssont abordés en fonction de l’agentcausal, lorsque celui-ci estincontournable et univoque (parexemple ondes électromagnétiques).

Les sujets choisis l’ont été en fonctionde l’application d’une méthode quiconsiste à attribuer un score à chaqueproblème de santé suspecté d’avoir unlien étiologique avec un facteurenvironnemental, à partir d’unensemble de paramètres pondérés trèsvariés. Nous avons donc constituéprogressivement de manière

dynamique et mouvante une listehiérarchique de problèmes de santé :

- asthme- broncho-pneumopathie

chronique obstructive (BPCO)- emphysème- bronchite chronique- œdème pulmonaire- cancer pulmonaire- conjonctivites- anomalies congénitales non

génétiques- cancer du foie- prématurité- fatigue- irritation nasale- petits poids de naissance- leucémie- anomalies du développement

fœtal- problèmes du développement

neuropsychologique- autres carcinomes- carcinome épidermoïde- infarctus- fibrose pulmonaire- angine de poitrine- perturbation de l’activité

supérieure du système nerveuxcentral

- alvéolite allergique- hypertension artérielle.

Cette liste permet d’identifier sixgroupes de diagnostics :

Groupe 1 : cancersGroupe 2 : maladies fœtalesGroupe 3 : problèmes pulmonairesGroupe 4 : maladies d’irritationGroupe 5 : maladies neuro-

psychiatriquesGroupe 6 : maladies cardio-

vasculaires.

A partir de cette liste, nous avons plusparticulièrement étudié certains

problèmes de santé, dont la plupartsont présentés dans le dossieraujourd’hui disponible.

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Quelques constats issus de larecherche

Au-delà des spécificités de chaqueproblème de santé, quelques constatscommuns peuvent être soulignés :

➩ Les liens observés entrel’environnement et la santé sontextrêmement diversifiés.

• Dans certains cas, un facteur uniqueest en cause : c’est le cas dusaturnisme, dont le seul facteurcausal est l’absorption de plomb.Mais le plus fréquemment, plusieursfacteurs sont en jeu.

• Ils sont soit clairement établis, soitsuspectés ; unanimement reconnusou controversés.

• Certains facteurs ont un lien causaldirect avec une (ou plusieurs)pathologies : c’est le cas parexemple, du plomb et du tabac.D’autres vont plutôt déclencher descrises ou aggraver l’état depersonnes déjà atteintes : ainsi lapollution (atmosphérique ouintérieure) peut déclencher descrises d’asthme, ou les aggraver,chez les sujets asthmatiques.

• Pour certains facteurs, on a puétablir un seuil d’exposition en deçàduquel il n’y a pas d’effetpathologique – toutefois, ces seuilsfont rarement l’unanimité, et sontgénéralement revus à la baisse enfonction des nouvelles connais-sances. Pour d’autres facteurs, il n’ya pas d’effet de seuil.

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Les problèmes d’environnement en relation avec la santé, vécus par la population,les acteurs et les décideurs : introduction à une recherche(suite)

• Lorsque différents facteurs sontincriminés, ils peuvent avoir deseffets cumulatifs ; c’est le cas pourla plupart des pathologies.

• Dans certains cas, les effets nocifssont observables dans un délai courtpar rapport à l’exposition ; dansd’autres, le temps de latence peutêtre très long, par exemple plus devingt ans pour certains cancers.

• Le plus souvent, il existe desinteractions entre les facteursenvironnementaux et d’autres typesde facteurs (génétiques ou socio-économiques par exemple) commel’illustre le shéma de l’asthme enpage 7.

➩ Cette diversité a desconséquences très directes en ce quiconcerne les décisions à prendrepour limiter l’exposition despopulations.

• Lorsque le facteur est unique, etlorsque les sources d’expositionsont bien identifiées, il estrelativement aisé de concevoir(quoique pas forcément d’appli-quer !) des mesures améliorantl’environnement, comme c’est lecas pour le saturnisme, et de mêmepour les carences en iode,importantes en Belgique ; le choixde priorité par rapport à l’étiologieest relativement univoque.

• Par contre, lorsque plusieursfacteurs sont en jeu, et d’autant pluslorsqu’ils interagissent (commec’est le plus souvent le cas), il estplus ardu de déterminer lespriorités visant à limiter le risque :

- à quels facteurs s’adresser enpriorité : le tabagisme ou lapollution atmosphérique ?

- quelles sont les conséquenceséconomiques et sociales desdifférentes interventions envisa-geables, à quels intérêts puissantsvont se heurter les décideurs enmatière d’environnement et desanté (Zaventem, le Berlaymont,différentes expositions profes-sionnelles) ? Jusqu’où le contrôleest-il possible : faut-il interdirel’importation de produitsprovenant de pays utilisant despesticides interdits en Belgique ?

- quel sera l’impact d’uneamélioration de la qualité de l’airdans un pays, si les mêmesmesures ne sont pas prises dansles pays voisins ?

- quelles décisions prendre enmatière de normes légales, ou devaleurs-guide, lorsque lesscientifiques tendent, en fonctiondes résultats de la recherche, àabaisser les seuils tolérables ?Comment trouver le point derencontre entre le principe deprécaution et la gestion réalistedes nuisances ?

➩ La réflexion – et donc l’action– soulève encore d’autres questionssi on l’aborde sous l’angle de lasanté publique, parce qu’iciinterviennent d’autres éléments.

• La prévalence des maladies, sonévolution dans le temps et seséventuelles disparités géographi-ques : certaines pathologies restentstables ou ont même diminué,d’autres sont en augmentation enBelgique et dans d’autres pays –telles que l’asthme, le cancer de lavessie chez les femmes, le cancerdu sein, les maladies d’irritation. Sil’on se place dans une perspective

bruxelloise, on constate égalementque certaines pathologies ont uneplus grande prévalence à Bruxellesque dans d’autres régions du pays ;c’est le cas pour les BPCO,l’asthme, le saturnisme, le cancer dupoumon chez les femmes (chez leshommes, la prévalence est moindreà Bruxelles que dans l’ensemble dupays).

• Certains sous-groupes de lapopulation sont plus particulière-ment exposés, ou plus vulnérables ;ceci implique des stratégiesdifférenciées : par exemple, puisquele cancer du poumon augmente chezles femmes à Bruxelles, on peutprobablement incriminer letabagisme croissant chez lesfemmes et donc envisager desprogrammes de préventions’adressant plus spécifiquement àcelles-ci ; de même, des prioritésdoivent se diriger vers les groupesplus vulnérables au plan socio-économique et culturel, lorsqu’ilssont plus touchés par despathologies telles que l’asthme et lesaturnisme.

• La gravité des pathologies doit aussiêtre considérée : il s’agit ici deprendre en compte non seulementla létalité, (très importante pour lecancer du poumon par exemple),mais aussi l’importance desconséquences sociales etpsychiques. Ainsi l’asthme chez lesenfants provoque de grandesperturbations au niveau scolaire etfamilial ; le saturnisme et lesaffections du système nerveuxcentral ont des conséquences graveset à long terme sur le plan neuro-psychique - et de ce fait, égalementsur le plan professionnel et social.

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Un forum santé et environnement

Les 17 et 18 février 2000, le forum santé etenvironnement s’est tenu aux Halles SaintGéry à l’initiative de l’Institut bruxellois pourla gestion de l’environnement et la Fédérationdes maisons médicales. Il présentait lesrésultats de leur recherche communeprésentée ci-contre. Cette recherche a étéréalisée à la demande du ministre del’Environnement de la Région de BruxellesCapitale, monsieur Didier Gossuin. Ce travailfait partie d’un ensemble d’orientation de type« développement durable » et se postionnedans le champ d’une construction de savoir intégré concernant la santé et l’environnement. Les résultats ont aussi étérassemblés dans un dossier distribué aux participants. Ce forum a réuni deux cents personnes.

Le but du forum était de réunir autour d’une même table des professionnels de la santé et des environnementalistes, desexperts scientifiques, des acteurs institutionnels et de terrain ainsi que des représentants du monde politique susceptibles defaire déboucher ces journées de réflexion et d’étude sur des résultats concrets.

La première partie du forum a réuni les participants autour de discussions thématiques : les résultats de travaux récents, despoints de vue complémentaires ou contradictoires, des pistes de réflexion ont été présentées à un public nombreux etdiversifié. Le panel était composés de spécialistes de chaque thème, les approches médicale et environnementale étantcomplétées par une approche sociologique, épidémiologique, urbaine, etc. Plusieurs thèmes centraux tels l’asthme et lesallergies respiratoires, les produits cancérigènes et autres toxiques, le stress, l’anxiété ont été discutés entre un panel deprofessionnels et le public.La seconde partie a ouvert la discussion à un public plus large, invité à s’informer auprès de diverses associationsprésentant des stands et à visionner des reportages présentés par la médiathèque de la Communauté française ; un débatconcernant « La santé et l’environnement : ce qui attend les Bruxellois » a réuni le public, des représentants du mondepolitique, les experts scientifiques, les acteurs institutionnels et de terrain.

Les discussions ne se sont certes pas limitées aux orateurs, les participants dans la salle ont soulevé des aspects plus larges(par exemple l’intégration de la problématique du logement), ou plus complexes (par exemple le bruit, l’urbanisation et lamultiplicité des problèmes socio-économiques).

La participation d’un public diversifié, les questions et discussions lors des débats et autour des stands ont clairementmontré l’intérêt pour la problématique santé et environnement. De nombreuses questions ont été posées quant à la mise enplace d’outils et de politiques en vue d’améliorer la situation bruxelloise. Le forum n’a pourtant pas rencontré toutes lesattentes, l’absence d’acteurs institutionnels et politiques du logement et des transports a été mise en évidence par nombrede participants.

Les suites du forum s’organisent en plusieurs éléments. Les actes seront publiés en septembre 2000, Question Santé enassure la publication en français. Le dossier distribué lors du forum sera complété en fonction des réactions du public. Deuxadresses électroniques ont été mises à disposition pour enregistrer les réactions, les données complémentaires, etc. :([email protected] et [email protected]). Le dossier finalisé sera publié fin 2000 sur internet, en lien avec des carnetsthématiques constituant l’état de l’environnement en Région de Bruxelles-Capitale (http://www.ibgebim.be). Par ailleurs,des séances d’information, de sensibilisation et de formation seront organisées à l’usage des médecins généralistes etprofessionnels de la santé et de l’environnement dans le courant de la deuxième moitié de l’an 2000.

Catherine Boulard, docteur en sciences à l’Institut bruxellois de la gestion de l’environnementet Marianne Prévost, sociologue à la Fédération des maisons médicales.

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12 Santé conjuguée - avril 2000 - n ° 12

• Les stratégies applicables sur le plansanitaire diffèrent selon l’état actueldes connaissances : lorsque lesfacteurs causaux sont bien identifiés(saturnisme), une priorité absoluedoit être donnée à la préventionprimaire, tout particulièrement si lamaladie est incurable - et lesstratégies de prévention primairesortent le plus souvent largementdes marges d’action du secteursanitaire proprement dit. Par contre,lorsqu’il existe des traitementsefficaces, la détection précoce, voiremême parfois le dépistagesystématique, doivent nécessaire-ment compléter la préventionprimaire (ou s’y substituer lorsqueles connaissances ne permettent pasd’envisager de telles mesures) ; ils’agit alors d’augmenter lasensibilité des soignants, leurscompétences, et de les amener àintégrer des démarches dépassantles activités curatives auxquelles ilssont traditionnellement formés.

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En conclusion

Nous avons trouvé beaucoup d’intérêtet de plaisir dans le travail réalisé, etnous espérons avoir fait œuvre utileau travers de la construction d’un petitpan de savoir intégré pluridisciplinaireet de la rencontre d’un ensembled’acteurs compétents et ouverts audialogue. Nous espérons que ce nesera là qu’un point de départ et qu’undébut de collaboration : la brèvesynthèse que nous vous avonsprésentée montre bien à quel point ledomaine « environnement et santé »reste à investiguer, tant au niveau dela recherche fondamentale qu’au

Les problèmes d’environnement en relation avec la santé, vécus par la population,les acteurs et les décideurs : introduction à une recherche(suite)

niveau de la recherche stratégique etopérationnelle.

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T Asthme et habitatUne étude sur la prévalence de l’asthme chez les enfants en âge scolaireet lien avec l’habitat, réalisée à la maison médicale d’Anderlecht

Pierrik Fostier, médecin généraliste à la maison médicale d’Anderlecht

Une étude sur la prévalence del’asthme chez les enfants d’écolesprimaires a été menée ces troisdernières années dans plusieurscommunes de la Région bruxelloise.La maison médicale d’Anderlecht acoordonné et mené l’étude sur lacommune d’Anderlecht. Cetterecherche a été poursuivie dans cettecommune afin de déterminer le lienentre l’asthme dépisté chez les enfantset l’impact de leurs conditions delogement sur cette pathologie. Unsuivi des enfants dépistés a étéorganisé.

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La première phase du diagnosticcommunautaire, menée par l’asbl LesPissenlits dans le quartier deCureghem à Anderlecht, concernait lesbesoins et les ressources du quartieren matière de santé. Elle avait mis enévidence certaines priorités parmilesquelles les pathologies respiratoireset les allergies liées à l’habitat.

Dans ce contexte, la maison médicaled’Anderlecht a soumis à lacommission santé d’Anderlecht en1998 un projet de recherche-actionportant sur l’asthme et menée dans lescommunes de Saint-Gilles etd’Anderlecht.

Parti du centre médical Galilée àSaint-Gilles et du service depneumologie de l’hôpital Saint-Pierre,ce projet impliquait une série de

partenaires potentiels dont laFondation contre les affectionsrespiratoires (FARES) et la Fondationcontre les allergies. La maisonmédicale d’Anderlecht, située àCureghem, s’est déclarée porteuse duprojet sur l’ensemble de la commune,la population visée étant celle desécoles primaires (plus de deux milleenfants). Le centre d’Inspectionmédicale scolaire (IMS) de lacommune a offert son assistance afinde mener à bien ce projet.

L’asthme est une affection chroniquedes voies respiratoires dont laprévalence, les taux de morbidité etde mortalité augmentent depuis vingtans dans la plupart des paysoccidentaux. Une proportionimportante d’enfants asthmatiques nereçoivent pas de traitement adéquat.Par ailleurs, il semble que l’asthmesoit sous-diagnostiqué, en particulierchez l’enfant dont le statut socio-économique est faible. Cette situationpeut avoir un impact important sur lasanté et le développement, enparticulier en termes d’absentéisme etd’échec scolaire. La recherche-actionentend évaluer cet impact ainsi que lelien de cette pathologie avec lesconditions de logement.

L’étude a été menée en trois phases eta débuté durant l’année scolaire 1997-1998.

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Phase 1 : mesure de laprévalence de l’asthme

Durant l’année scolaire 1997-1998, laphase de dépistage des enfantsasthmatiques a été entamée princi-palement avec la collaboration de

l’hôpital Saint-Pierre (Dr O. Michel -pneumologie) et le centre médicalGalilée à Saint-Gilles.

• MéthodesLe test de dépistage de l’asthme aconsisté en l’utilisation d’unquestionnaire validé d’une part, etd’un test objectif d’asthme induit parl’exercice d’autre part. Ce test consisteen une course à pied de six minutesavec contrôle du rythme cardiaque. Sila capacité expiratoire (DEP : débitexpiratoire de pointe) diminue d’aumoins 10 %, cinq ou dix minutes aprèsl’effort, l’enfant est considéré commeasthmatique.

Mille trois cent trente neuf enfants ontété testés dans des écolesd’Anderlecht, Forest et St Gilles tiréesau sort. Six écoles de la communed’Anderlecht ont été visitées (six centseptante deux enfants).

• RésultatsLes enfants dépistés asthmatiques ontété répartis en trois groupes :

- 94 enfants dépistés (7 %) étaientdes asthmatiques connus ;

- 91 enfants (6,8 %) étaient desasthmatiques non connus ;

- 1154 enfants (86,2 %) ne sont pasasthmatiques.

Dans la commune d’Anderlecht, 47enfants asthmatiques non connus (sur672, soit 7 %) ont été dépistés.

Les dossiers ont été encodés (plus decinquante données par enfant) etanalysés et les premiers résultats ontété publiés.Le projet a également été discuté àplusieurs reprises en commissionsanté.

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• ConclusionsLes conclusions de cette premièrephase montre que l’asthme sous-diagnostiqué est fréquent chez lesenfants en âge scolaire et provenantd’un milieu socio-économique bas. Lerelevé des symptômes de l’asthmen’est pas assez sensible pour détecterces enfants.

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Phase 2 : tests cutanésallergiques

La seconde phase du projet a été miseen œuvre vers la fin de l’année 1998.

• Objectifs et méthodeUn deuxième test respiratoire esteffectué chez les 47 enfants dépistésafin de confirmer ou d’infirmer lepremier test.Des tests cutanés de sensibilitéallergique (blatte, chat, acariens) ontensuite été menés chez ces enfants

Ces résultats sont comparés avec desmêmes tests réalisés sur un poold’enfants dits « normaux » (32 enfantsne souffrant pas d’asthme). On espèreainsi démontrer la corrélation entrel’asthme chez les enfants etl’exposition à des facteurs allergènes.

• RésultatsSur les 47 enfants dépistés lors de lapremière phase, 27 ont été retrouvéset ont participé à la deuxième phase.Sur ces 27 enfants, 17 ont été positifsà au moins un des deux tests de ladeuxième phase (test respiratoire outest cutané).Onze enfants présentent une réactioncutanée aux tests allergiques.

Groupe Groupe TOTALdes 27 contrôle (59 enfants)

(<1ère phase) (32 enfants)

Epreuve respiratoire + 8 14 22(29,62 %) (43,75 %) (37,28 %)

Tests cutanés + 11 8 19(40,74 %) (25 %) (32,20 %)

TOTAL enfants à suivre 17 19 36

Le centre IMS d’Anderlecht (Dr N.Clémeur) a été informé des résultatscomplets et en a averti les parents desenfants dépistés.

Dans le groupe contrôle : sur les 32enfants testés, 19 ont été positifs à aumoins un des deux tests (3 enfants sontpositifs aux deux tests, 8 enfants ontréagi aux tests allergiques), un enfantasthmatique connu a été confirmé danssa pathologie.

• ConclusionTrente six enfants (17+19) ont étédépistés lors de la deuxième phase etnécessitent un suivi (cf. phase 3).

Dix sept enfants (soit 2,52 % de lapopulation de départ) ayant participéaux deux phases de l’étude sontdépistés asthmatiques non connus.

Parmi ces dix sept enfants, onze(64,7 %) ont réagi aux testsallergiques.

Dans le groupe contrôle, huit enfants(25 %) ont des tests allergiquespositifs.Il semble donc y avoir une sensibilitéplus grande aux divers allergènes

testés dans la population desasthmatiques.

Attention : ces chiffres doivent êtreanalysés avec prudence, vu les biaisd’expérimentation de l’étude(plusieurs équipes d’expérimenta-teurs, inexpérience de certaineséquipes, …).

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Phase 3 : le suivi des enfantsdépistés

Une troisième phase de l’étude estinitiée depuis la fin de l’année 1999.

Cette phase consiste réellement àassurer le suivi des enfantsdiagnostiqués asthmatiques.

La famille de l’enfant est conseilléeet informée sur l’asthme. Cetteinformation est délivrée par le centreIMS d’Anderlecht et l’infirmière ensanté communautaire de la maisonmédicale d’Anderlecht.Cette information est centréeégalement sur les éventuellesprocédures pour améliorer leursconditions de logement (source

Asthme et habitatUne étude sur la prévalence de l’asthme chez les enfants en âge scolaire et lien avecl’habitat, réalisée à la maison médicale d’Anderlecht(suite)

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potentielle de l’asthme de leur enfant).Le médecin traitant de l’enfant estaverti lui aussi des résultats desexamens effectués sur son patient.

La réalisation d’un prélèvement departicules d’air et de poussières seraeffectuée au domicile des enfants. Ceprélèvement devait dans un premiertemps être réalisé via la collaborationdu service de pneumologie de l’hôpitalSaint-Pierre. Un contact récent avecl’Institut Louis Pasteur laisse à penserque les prélèvements et l’analyse deceux-ci pourraient être effectués parleur intermédiaire.

Les résultats obtenus devraientpouvoir mettre réellement en rapportl’asthme de l’enfant avec desconditions de logement allergisantesou insalubres.Une aide pourrait être fournie auxfamilles des enfants dépistés afind’améliorer les conditions delogement.

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Difficultés rencontréesdurant l’étude

Plusieurs difficultés ont été rencon-trées lors de la réalisation des troisphases de l’étude et ont fait prendredu retard à celles-ci.

• Eclatement de l’équipe première duprojet (disparition de la FARES etde la Fondation pour la préventiondes allergies, rupture avec le centremédical Galilée, manque decollaboration du service depneumologie de l’hôpital Saint-Pierre, prise en charge d’autresprojets par certains partenaires, …).

• Le nombre d’équipe (trois) ayanteffectué la première phase de l’étudea certainement entraîné des biaisdans l’expérimentation et surévaluéle nombre d’enfants dépistés danscette première phase.

• Manque de moyens financiers et

humains pour la réalisation de cetteétude. La seule aide obtenue est uneaide financière de l’asbl LesPissenlits et un soutien de cetteassociation dans la réalisation duprojet.

• Démotivation des partenaires del’étude vu la lenteur et la lourdeurde celle-ci.

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Conclusion

Une recherche-action d’une telleenvergure ne peut être menée sanssoutien logistique et financier etsurtout sans appui scientifiquerigoureux garantissant la valeurscientifique des résultats obtenus.

Les conclusions et les résultats del’étude devraient néanmoins attirerl’attention des pouvoirs publics sur lelien éventuel des pathologiesrespiratoires et des conditions delogement. Une étude de plus grandeenvergure, amenant des résultatscomparables, pourrait avoir commeobjectif et comme interventionplanifiée une proposition demodification des arrêtés locatifs envue de l’attribution prioritaire delogements sociaux aux familles dontun membre souffre de problèmesrespiratoires.

En outre une information et unesensibilisation à l’asthme devraientêtre organisées à l’intention de lapopulation (plusieurs initiatives sontdéjà faites en ce sens).

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La toxicomanie, unfantasme ?

● Santé conjuguéeLe titre de votre ouvrage Pour enfinir avec les toxicomanies n’est-ilpas présomptueux ?

❍ Jean-Pierre Jacques : Ce titre a uncôté racoleur, négocié avec l’éditeurpour attirer l’attention. Après coup,je ne le trouve ni malhonnête, niabusif. Bien sûr, il y aura toujours desgens dépendants. Mais la dépendanceest une chose et la toxicomanie en estune autre : c’est la désignation patho-logique d’une forme particulière dedépendance. Ce que je prétends dansle livre, c’est que la toxicomanierecrute par le succès d’un mot quipromet en même temps l’extase et lapire des déchéances. En ce sens, fairetrébucher la toxicomanie commeconcept est un objectif raisonnable etde salubrité publique. De la mêmefaçon qu’ont disparu des phénomènesépidémiques patholo-giques commeles énergumènes du douzième sièclequi sillonnaient l’Europe en cohorte :le mot est resté, mais on a oublié quec’était des bandes de grands agités.La problématique n’a pas disparu, ily encore des agités de nos jours, maisil n’y a plus de cohortes, ils ne serecrutent plus par un effet de masselié au succès du signifiant énergu-mène.

● N’est-ce pas un jeu gratuit ?Beaucoup de gens pensent résoudrele problème du racisme en décrétantqu’il n’y a pas de fondementscientifique au racisme, ce quin’empêche pas le racisme d’exister !En disqualifiant le concept de

Pour en finir avec les toxicomanies

Jean-Pierre Jacques, médecin et psychanalyste

Psychanalyste et médecin, Jean-Pierre Jacques est directeur du ProjetLama, un centre d’accompagnementthérapeutique pour toxicomanes, qu’ila contribué à fonder à Bruxelles en1981. Depuis les années 90, des« antennes » du Projet Lama se sontimplantées dans différents quartierschauds de la ville et développent unecollaboration très étroite etautonomisante avec les intervenantsmédicaux et sociaux du lieu, tout endéployant des projets de santécommunautaire favorisant laréinsertion des usagers de droguesdans leur milieu de vie. Parallèlementà cette activité, Jean-Pierre Jacquesa publié de nombreux travauxconsacrés à la pratique psycha-nalytique, aux traitements desubstitution et aux politiques desdrogues. Santé conjuguée l’arencontré pour discuter de et autourde son récent ouvrage, Pour en finiravec les toxicomanies.

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toxicomanie, va-t-on arrêter lerecrutement en toxicomanie ? Peut-on penser éliminer l’objet-toxicomanie sans éliminer la causede la consommation ou sanséliminer l’idée qu’il y a derrière lemot toxicomanie dans la tête desgens qui stigmatisent les usagers dedrogues ?

❍ La condamnation des toxicomanesest donnée dans la loi, et il y a touteune déclinaison de cette affirmationde la loi dans les traités de médecine,de psychiatrie, de criminologie. Moneffort, après celui d’autres auteurscomme Zafiropoulos*, consiste àruiner la prétention de construire unconcept de toxicomanie qui tienne laroute. Mais je conçois que persistedans l’opinion générale unereprésentation sociale tenace qui nedépend pas de la loi, qui fonctionnetoute seule. Si le texte légal venait àêtre amendé, ce qui pourrait bienvenir, il faudrait plusieurs générationspour réduire la part de condamnationmorale et d’a priori qui s’acharne surcette dépendance particulière. C’estun effort de tout moment d’arriver àpenser cette dépendance au même titreque les autres dépendances, comme lacyberdépendance, la dépendance autravail, à l’amour, au sexe ou à laréussite. Le spectre des dépendancescouvre l’ensemble des activitéshumaines. C’est un travail dedéconstruction à faire d’abord au caspar cas, avec chaque sujet, car il vientà nous en disant « je suis toxico-mane », il croit plus que quiconqueque la toxicomanie existe puisqu’ellejustifie sa misère et remplit dix ouquinze ans de sa vie. Ce travail dedéconstruction continue avec sonentourage, sa famille, avec les

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prévenu que cela pouvait maltourner ». Ils portent donc unecertaine responsabilité. L’enjeu dudébat est de montrer que cetteresponsabilité n’est que partiellepuisqu’on ne peut être responsable nide la famille dans laquelle on est né,ni des gènes que l’on porte, ni duchômage qui frappe votre père, ni despathologies familiales qui rendentfou... De tout cela le sujet ne peut pasêtre rendu responsable. Par contre,considérer qu’une drogue vaconstituer une solution, c’est saresponsabilité, au même titre que detomber amoureux d’une femme alorsque tout le monde vous dit que c’estune mangeuse d’hommes. Il y a dessujets invinciblement attirés par cetype de femme, tout en sachant quecela va tourner mal. Ils sont en partieresponsables, mais cette responsabi-lité ne peut être décrétée qu’aprèscoup, au moment où ils acceptent dese poser des questions sur leurresponsabilité dans le malheur dontils se plaignent. Il y a là quelque chosequi échappe à la linéarité de laresponsabilité, quelque chose dedifficile à concevoir quand on atendance à penser la responsabilité enterme linéaire et comme devant êtretoujours déjà là.

● Chez les sujets qui tombent entoxicomanie, c’est la dépendancequi est toujours déjà là ?

❍ Les sujets ne deviennent pastoxicomanes par hasard ou paraccident. Avant même de rencontrerles drogues, avant même de savoirqu’elles existaient, ils avaient déjà uneappétence. On prétend que les gensqui prendront de l’héroïne ou ducannabis commencent le tabac un à

magistrats et au niveau du social toutentier.

● Vous affirmez dans votre livreque le toxicomane n’est rien d’autrequ’une catégorie issue de laprohibition d’une classe de produit.Ne craignez-vous pas d’entretenirpar-là la confusion entre l’usager etle produit ?

❍ Historiquement, ce sont lesdrogues exotiques qui ont toujours étédécrétées illégales. Le tabac de laSemois, les vins des coteaux d’Italieou de France, la bière n’ont pas étéfrappés de prohibition en Europe - ony est pas assez puritain pour prohiberl’alcool. On ne prohibe pas lesmédicaments psychotropes car ceserait contraire à la bonne estimequ’on a pour les laboratoirespharmaceutiques et la science dansnotre culture. Les drogues illégalessont toujours des drogues d’autrescultures, au sens agronomique et ausens culturel : la coca des Andes,l’opium d’Asie, le cannabis d’Afrique.La prohibition commence au momentoù l’opinion s’alarme devant le cas degens qui abusent de certainesdrogues : le 19ème siècle scientistepense que le produit est la cause deleur délire exactement comme Pasteurmontre que les germes infectieux sontresponsables des maladies. Il ne vientpas à l’idée que la problématiqueinterne ou familiale propre au sujet oule discours tenu sur les produits puisseêtre en cause. Très logiquement, leshommes de science et les faiseursd’opinion de cette époque ont réclaméla prohibition en croyant que si oncreuse l’écart entre le sujet et leproduit, le sujet restera sain. Pourtant,tout démontre que la rencontre entre

un sujet et une drogue ne produit pasune toxicomanie de façon automa-tique. La toxicomanie n’est pas unphénomène accidentel, il faut aupréalable certaines caractéristiquesdu sujet pour que la drogue suscite unedépendance. Le méfait de la loi, c’estde dire que la consommation dedrogue, même occasionnelle, esttoujours un facteur de catastrophe etdonc de pénaliser de la même façonceux qui en sont dépendants et ceuxqui en usent à titre récréatif.

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La faute à qui ?

● Qu’en est-il alors de laresponsabilité de l’usager dedrogues ? Vous décrivez unmouvement pénaliste qui dit « c’estla faute du sujet » et à l’opposé unmouvement plus moderne qui dit« c’est la faute de l’autre », l’autrepouvant être de l’ordre du social oudu psychologique. Plus loin, vousdécrivez un complexe causal quidéborde largement ces deuxextrêmes.

❍ Les deux positions ont raison et enmême temps elles sont tout à faitinsuffisantes. Prenons l’hypothèsegénétique. Il n’est pas exclu que desfacteurs génétiques entrent dans laprédisposition à l’abus d’alcool ou decertaines drogues. Typiquement, voiciune faute qui n’incombe pas au sujet,il ne peut pas être tenu pourresponsable de son patrimoinegénétique, c’est la faute de l’autre.Pourtant les sujets dépendants nousdisent : « On ne m’a pas attaché pourque j’en consomme, j’ai cherché ladrogue, malgré qu’on m’ait bien

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trois ans plus tôt que ceux qui viventdans le même milieu socioculturelmais ne deviendront pas usagers decannabis ou d’héroïne. Comme si cessujets très tôt, vers 10-11 ans, étaientdéjà intéressés par le psychotropeavant même de savoir quel effet celaproduit. On a montré en France queles sujets issus de famille où on abusede benzodiazépines ont beaucoup plusde risques que les autres de devenirdépendants d’héroïne. Là encore,quelle est la part de la transmissiongénétique, celle de la transmissioncomportementale ou simplement cellede la transmission d’un modèleexistentiel ? Dans telle famille ontransmettra : « si tu souffres, soulage-toi », dans une autre, on dira : « si tusouffres, souffre en silence », ailleurs :« si tu souffres, va parler àquelqu’un ». Chaque famille transmetdes valeurs qui lui sont propres. Il y ades familles où tout le monde est enpsychothérapie depuis troisgénérations, d’autres où tout le mondeest médicamenté depuis troisgénérations...

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L’obscur objet du désir

● Pourtant, devenir toxicomanetient aussi à quelque chose del’ordre de l’objet du désir, parrapport à l’objet du besoin quiserait un déterminisme ?

❍ Oui, cela commence comme unobjet du désir. Ce rapport avec le désirest très complexe. Pour certains, ladrogue vient étayer un désir dontl’expression est insuffisante. Il y desgens qui consomment de l’ecstasypour tomber amoureux, de la cocaïne

pour retarder l’éjaculation, pourséduire, c’est-à-dire soutenir le désirde l’autre. D’autres ont découvert quela drogue permet de se passer de laquestion lancinante du désir et yrecourent pour l’anesthésier, l’héroïneet l’alcool en grande quantitéconviennent parfaitement pour cela.Une fois qu’un sujet a constatél’efficacité de la drogue, il ne peut s’enpasser sous peine d’être ramené à laquestion qu’il tentait d’éviter, celle dudésir, de l’impuissance ou del’obsession. Il devient dépendant pourle service que cette dépendance luirend dans le champ du désir, que cesoit pour le soutenir ou pourl’anesthésier.

● C’est ce que vous appelez lafonction antalgique des drogues,utilisées comme remède à unedouleur qui préexiste à la prise dedrogues. Qu’en est-il alors du plaisirdans l’usage des drogues ?

❍ La représentation socialedominante dit : les drogues procurentdes plaisirs scandaleux. Raison doncpour s’acharner contre ces gens quijouissent à tort et à travers. Larencontre clinique des sujetsdépendants dément cette affirmationdu plaisir. Pour les non dépendants,ceux qui parviennent à rester desconsommateurs ponctuels, il en vaavec les drogues illégales comme avecl’alcool : la conversation devientlégère, le plaisir de la rencontres’accroît... C’est très différent pour lesujet dépendant. Je postule - et c’estune thèse féconde en clinique -, que lesujet dépendant abritait une douleurpréalable à sa rencontre avec lesdrogues, une douleur dont parfois ilne savait rien, dont il ne pouvait pas

parler, dont il n’avait pas trouvé lafaçon de la dépasser. Il découvre alors,par rencontre de hasard ou parrecherche active, les drogues et lesoulagement qu’elles procurent à sadouleur. Ce soulagement lui deviendraabsolument indispensable. Unexemple clinique pour illustrer lanature de cette douleur : le suicided’une mère qui fracture l’adolescenced’un jeune homme. Depuis, sa vie estune longue plainte sur le sens de lavie. Il trouve dans les drogues unsoulagement transitoire insuffisant quil’amènera (autre partie de la thèse demon livre) à chercher dans la paroleun sens que la drogue ne lui donne pas.

● Cela situe le débat sur le plan dudéterminisme et du causalismepsychologique.

❍ André Green** parle d’unecausalité psychique qui serait de lamême nature que celle qui fait mangertrop ou s’acharner sur des jeux vidéo.

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Le poids des autres

● Affirmer que la dépendance sedéploie par un mécanismepréexistant et qui échappe à lavolonté du sujet, vous conduit àproposer une suspension dujugement moral à son encontre. Oncomprend aussi que priver ce sujetde drogues ne modifiera pas sonproblème de dépendance.

❍ Avant « d’entrer en drogue », lesujet héberge un traumatisme dontsouvent il ne sait pas grand chose saufque cela lui gâche la vie. Il rencontrealors les drogues qui le soulagent et

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puis il rencontre le jugement moral etlégal sur les drogues, fortement armépar l’appareil policier. Cette douleurlà, celle qui vient « après » la drogue,il la connaît : c’est la vie depersécution, la traque, la recherched’argent, d’un avocat, d’un médecin.Cette douleur surajoutée est mieuxconnue du sujet, de son entourage, deses thérapeutes. Et si la cure s’en tientà réduire cette douleur là, elle rendservice mais n’est pas causale. Pourautant que le sujet y consente, il estintéressant de tenter de remonter à ladouleur causale si cela est jouable oupossible (c’est dangereux chez lessujets mélancoliques et psychotiques).Je préconise donc de réhabiliter ladépendance. Comme l’a montré AlbertMemmi***, le sujet humain est parnature dépendant, certainesdépendances sont socialementadmises et même valorisées, d’autressont pénalisées ou condamnéesmoralement. Si un sujet choisit tel typede dépendance il a ses raisons et ellesméritent le respect. Tous les effortspour le détourner de cette dépendancel’aggravent par les douleurs sur-ajoutées qui, loin de l’aider à prendrecongé de sa dépendance, l’enracinentde plus belle. J’en viens donc à

préconiser une pourvoyance légale etraisonnée des drogues pour en faireune dépendance comme les autres,comme la dépendance aux calories.Les calories sont source dedépendance mais il ne vient pas àl’esprit de les prohiber.

● Vous décrivez le concept detoxicomanie comme une construc-tion du social, du médical, dujuridique. N’y a-t-il pas aussi uneparticipation du discours psycho-logique dans cette construction ?

❍ Il est vrai que certainspsychanalystes ont volé au secours dela prohibition des drogues de façonaffligeante, déjà en 1964 devant leCongrès américain. Dans Malaisedans la civilisation, Freud**** dit quele progrès des civilisations exige desrenoncements pulsionnels au sujethumain, et l’effort que l’homme doitfaire sur lui-même pour entraver sespulsions exige des satisfactions desubstitution comme le travail, l’art,l’amour ou... les stupéfiants.Implicitement, il pronostique unsuccès croissant des stupéfiants, il nes’est pas trompé. Mais dès les années1920, les psychanalystes ont essayé de

constituer une psychologie dutoxicomane. Mon effort, avec quelquesautres auteurs, consiste à contestercette psychologie du toxicomane et, àpartir de l’expérience clinique, àmettre en évidence qu’il y a plus dedifférences entre toxicomanes qu’entreun toxicomane et un non-toxicomane.Par exemple, l’hystérique toxicomanepartage de nombreux traits avecl’hystérique non toxicomane, traitscommuns que ne partage pasl’hystérique toxicomane par rapportau psychotique toxicomane. Trèssouvent et avec un aveuglementinquiétant, la soi disant psychologiedu toxicomane a retenu les figures lesplus extrêmes de la toxicomanie pourdécrire l’ensemble du champ de latoxicomanie. Les psychanalystes sontcoupables d’une part de ne pas s’êtreméfiés du discours ambiant et dudiscours juridique et moral quistigmatisaient la toxicomanie, etd’autre part de ne pas avoir discernédans la toxicomanie qui se présentaità eux les figures cliniques extrême-ment diversifiées qu’ils auraient purepérer plutôt que de chercher uneentité unique et stable qui en fait netient pas la route.Plus fort encore, les psychanalystes

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ont été les premiers à dire que latoxicomanie n’était pas une indicationde psychanalyse. Maintenant nombrede psychanalystes se proposent à larencontre avec des toxicomanes. Biensûr, la cure-type n’est pas le fort destoxicomanes mais on pourrait direqu’ils sont simplement en avance surleur temps car aujourd’hui la cure-type ne représente plus qu’une partiedu travail des psychanalystes. Sansrechercher une cure analytiquetypique, certains trouvent utile derencontrer un analyste ou un autrespécialiste du travail dans le champde la parole.

● Des ouvrages récents comme Lafatigue d’être soi de Alain Ehrenbergou Le monde sans limite de JeanPierre Lebrun, parlent de ladéchéance des limites, des normes,dans une société du « tout estpossible », où la liberté etl’autonomie deviennent des valeurstyranniques effaçant les repères.Pensez-vous que l’explosion de latoxicomanie soit liée à un problèmede repères, de perte des valeurs,d’écart à la norme ?

❍ Je ne dirais pas perte des valeurs,je dirais changement de valeurs.Autrefois, à part pour les privilégiés,la liberté n’existait pas. C’est devenuune valeur et un droit revendiqué.Autrefois, le père avait droit de vie etde mort sur ses enfants, aujourd’huis’il les touche, il vole en prison. Demême, le plaisir est une valeur promueaujourd’hui parce que l’essor ducapitalisme surfe sur la question duplaisir : les voitures, les parfums, lesdéodorants sont vendus pour duplaisir, la nouvelle économie autourd’internet et des télécommunications

propose un gain de plaisir et deliberté. Ainsi le plaisir, la liberté, lafin des contraintes sociétales majeuresvont de pair avec l’explosion destoxicomanies.Mais il y un autre facteur, très sous-estimé, c’est le rôle de la science. Dieuest mort, le relais est pris par lascience. Et la science produit à jetcontinu des petits objets dejouissance : le walkman, l’internet oules psychotropes. On n’arrêtera plusla ponte incessante de nouveauxpsychotropes agissant sur desrécepteurs qu’on n’imaginait mêmepas abriter dans notre cerveau. Lascience produit des médicaments pourlutter contre l’angoisse, la folie, ladémence sénile et ces médicamentsviennent revêtus de la validité de lascience, contrairement aux droguestraditionnelles qui venaient descultures. Le succès de l’ecstasy estexemplaire : c’est une préventionefficace du SIDA qui a donnél’avantage aux drogues qui s’avalentpar rapport aux drogues quis’injectent, mais c’est surtout unproduit de la science beaucoup plusque les autres.

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Une première ligne de soinspour les usagers de drogues

● La substitution est sans doute unpréalable au travail de la parole :pour accéder à ce champd’intervention, beaucoup depatients ont besoin de se libérerd’abord des contraintes juridiquesou physiologiques, ce que permet lasubstitution par la méthadone. Maisune fois entamée la substitution, lesusagers de drogues sont rarement

motivés pour poursuivre un travail« psy » plus spécialisé et s’enremettent, pour les accompagner, àleur généraliste qui n’est passpécialement formé pour ce type detravail.

❍ Les généralistes sont en premièreligne dans le champ de la parole, leuractivité ne s’arrête pas aux gestescybernétiques symptôme-diagnostic-traitement. Ce n’est pas différent avecles patients classiques ou lestoxicomanes. La base, c’est d’abordla pourvoyance raisonnée etresponsable qui indique le respect quel’on marque au sujet et à ladépendance dont il est l’objet. Il y aune responsabilité du médecin en tantqu’autorité parce que dans lanégociation qu’il mène avec un sujettoxicomane, il manifeste son avis demédecin, c’est déjà de plain pied dansle domaine de la parole. Le champ dela parole infiltre toute la relation,autour de la question des doses, desdemandes d’autonomie croissante, etapparaît à des détours où le médecinne mesure pas toujours à quel pointla réponse médicamenteuse pourraitcourt-circuiter la parole. L’exempleest celui de la demande de somnifère,qui n’est pas caractéristique auxtoxicomanes. Au lieu de répondre parun inducteur de sommeil, n’est-ce pasl’occasion d’intéresser le sujet dansle champ de la parole au mécanismequi bouleverse son sommeil ? Mêmechose dans le champ de la douleur. Ilfaut tenir compte de l’expérience devie du sujet. Face à chaque symptôme,il y a moyen de restituer à la paroleune certaine dignité et le généralistepeut transposer aux toxicomanes sonexpérience habituelle avec d’autrespatients, en évitant de court-circuiter

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la demande par une prescriptionautomatique.

● Vous dites du médecin qu’il estun opérateur symbolique.

❍ Le médecin qui connaît bien unpatient depuis de longues années peutl’aider à prendre de la hauteur parrapport aux accidents de parcours etles mettre en série avec d’autres : c’estune opération symbolique. Unopérateur qui ne se contente pasd’additionner les catastrophes, lesratages amoureux ou professionnelsou sexuels, mais en découvrel’équation. Le sujet dit toxicomane estpris en tenaille dans un univers quiexige de lui des performances, parexemple amoureuses ou profession-nelles, et en même temps lui dénietoute compétence. Il est importantalors que le médecin puisse, si lepatient y consent, modérer lesexigences tyranniques de cetenvironnement ou modérer lesreproches faits par cet environnent. Ace moment le médecin intervientuniquement dans le champ de laparole, comme quand il rencontre lafamille, quand il téléphone àl’employeur. Il ne prescrit rien, niexamens, ni psychothérapie, il opèredans le symbolique.

● A plusieurs endroits dans votrelivre, vous vous en prenez à ce qu’onfait actuellement en matière deprévention dans le domaine de latoxicomanie.

❍ L’idée de critiquer la préventionne m’était pas naturelle. Je rencontredes toxicomanes depuis vingt ans. Dèsle début, ils me citaient des livres oudes films où ils avaient prélevé ce qu’il

fallait savoir pour être un parfaittoxicomane : Flash, Christiane F.,l’herbe bleue, Train spotting... Ils y onttrouvé en condensé et en romancé,conditions qui fixent l’imagination, levocabulaire, le style de vie, lesarnaques. Ils ont eu des leçons detoxicomanie, alors que ces livres ontété écrits avec la plus noble intentionde faire de la prévention. Je me suisdemandé si c’était le sujet qui avaitmal répondu ou si cela était inhérentau discours de la prévention.Supposons un sujet mal dans sa peau,convaincu de sa nullité totale,persuadé qu’il n’est pas à sa placedans le monde, qu’il ne mérite pas devivre et d’être heureux. Dire à cesujet : si tu prends des drogues, celava tourner mal, c’est lui indiquerexactement ce qu’il faut faire pouroutiller son masochisme, avec uneplus-value phénoménale puisqu’enoutre on lui dit que la drogue fait jouir.Non seulement il va se punir trèssévèrement mais en plus il va prendredu plaisir ! Autant je me sens assurépour critiquer les campagnes deprévention qui stigmatisent ou quiannoncent les pires calamités, autantje suis embarrassé de dire comment ilfaudrait construire une prévention quitienne la route. Certainement il fautque les adolescents, les enfants même,soient au courant que les droguesexistent et en connaissent quelquechose. Il me parait encore plus urgentque la prévention produise tout soneffort auprès des parents qui sontsouvent les derniers à y connaîtrequelque chose. Les parents secontentent de savoir que les droguessont interdites et nocives. Ce savoirengrangé, ils n’ont plus aucunecuriosité et cela, c’est tragique.Comment intéresser les parents aux

drogues et au discours sur les droguestenu par les jeunes et ceux qui usentde drogues ?

● Bien que nous ayons déjàlonguement parlé, nous n’avons faitqu’effleurer la matière de votreouvrage. Alors, pour en finir aveccet entretien, il ne nous reste qu’àrenvoyer nos lecteurs à Pour en finiravec les toxicomanies, Jean-PierreJacques, paru en 1999 chez DeBoeck Université dans la collectionOxalis (248 pages).

Le docteur Jean-Pierre Jacques étaitinterrogé par Axel Hoffman.

Références des quelques ouvrages cités aucours de cet entretien :

*Zafiropoulos M., Le toxicomane n’existepas, Navarin éd., Paris, 1988.**Green André, La causalité psychique,chez Odile Jacob, Paris, 1995.***Memmi Albert, La dépendance,Gallimard, Paris, 1979.**** Freud Sigmund, Malaise dans lacivilisation, PUF, 1971.

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LI

VR

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Comment paye-t-on les fautesde ses ancêtres ?L’inconscient transgénérationnelNina Canault, Edition Desclée deBrouwer, 1999.

Des traumatismes trop durs pour quenos structures mentales puissent lesdigérer peuvent être « enfouis »comme dans une crypte et setransmettre de l’inconscient desparents à celui des enfants à traversles générations.Il peut s’agir d’événements collectifsmarquant ceux qui leurs survivent,comme l’holocauste, un naufrage, desbombardements, ou encore la défaitedes Serbes au Kosovo en 1389, deuiljamais fait qui semble prendre sarevanche dans les actualités récentes.Il peut aussi s’agir de dramesfamiliaux, tels qu’un inceste, undivorce, un emprisonnement ou lamort d’un être cher.Si la théorie de la transmission entregénérations n’est pas encore tout à faitélucidée, de nombreux cliniciens laconstatent tant dans le domaine de lapsychiatrie que dans celui desmaladies somatiques (Crohn, asthme,accidents à répétition, troubles de lafertilité, etc.).

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Cryptes et fantômes

Il y a une trentaine d’années, NicolasAbraham et Maria Törok décrivent desfaits cliniques dont la théoriefreudienne ne peut rendre compte* etqui les conduisent à proposer unecatégorie nouvelle dans la

Dis-moi d’où tu viens, je te dirai où tu vas

Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman Bethune

Récit de Didier Dumas, analyste, extrait du livre de Nina Canault.

La première fois qu’un fantôme s’est présenté dans mon bureau, j’étaissi peu préparé à en percevoir l’existence que je l’ai réceptionné par untrouble corporel d’une violence ahurissante : j’éprouvai d’insupportablescrispations abdominales. Ces douleurs m’assaillaient dès que je recevaisune cliente qui, pourtant, ne disait plus mot depuis des mois. Il s’agissaitd’une femme à qui l’on avait donné le prénom d’une sœur morte en basâge qui la précédait. Je l’ai appelée Blanche. Cette femme avait doncété conçue en remplacement d’une autre. Et de plus, en lui donnantl’identité d’une morte, sa mère ne s’était pas seulement délestée sur elledu deuil de sa première fille. La mort de cette sœur aînée était déjà leproduit d’un fantôme, d’un autre deuil non fait dans l’enfance de samère, celui d’une sœur de la mère qui s’était noyée alors que, petitesfilles, elles jouaient toutes deux près d’un étang. Cela faisait presqueneuf mois que Blanche venait ponctuellement à ses séances, mais sansdire le moindre mot, et que je n’arrivais pas à comprendre ce quesignifiaient ces douleurs abdominales, créées chez moi par son mutisme.Jusqu’au jour où, dans la suite de toutes les questions que je me posaissur ce phénomène, je prolonge la séance et je suis stupéfait de ce queje l’entends dire : « Je voulais vous dire que je voulais être dans votreventre ». J’ai donc instantanément saisi ce que ces douleurs de ventresignifiaient. Elles exprimaient le désir qu’avait Blanche de trouver, enma personne, une mère utilisable pour elle seule. Durant ces neuf moisde silence, elle avait régressé sans oser prononcer ce désir, a prioriobscène, de vouloir se loger dans le ventre d’un homme. Son silenceétait une régression à l’état de fœtus. Et à travers ce désir imprononçable,elle exprimait la souffrance de n’être venue au monde qu’enremplacement d’une autre, de celle dont elle portait le nom.

classification psychanalytique despathologies, celle des cryptes etfantômes.

La crypte est le déni de ce qui est, d’unévénement souvent lié à la sexualitéou à la mort. Ce n’est pas unrefoulement du désir, c’est le dénid’une réalité sans retour qui se trouveenterrée, incapable de renaître autantque de tomber en poussière. Ce qui, àune génération, se constitue en cryptedeviendra fantôme par le truchementdes transmissions inconscientes à lagénération suivante.

Ainsi, les fantômes ne sont pas lestrépassés qui viennent nous hanter,mais les lacunes laissées en nous parles secrets des autres. Ils sont toujoursle contrecoup d’un événement familialayant impliqué le sexe ou la morttraumatique : un viol, un inceste, uncrime... événement tenu secret oumasqué par le mensonge.

Comment un fantôme se transmet-ilde l’inconscient d’un parent àl’inconscient de l’enfant ?L’enfant se construit en posant desquestions à ses parents et lorsque

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utilisation de l’espace.

C’est sur ces bases que se développentdes thérapies psychogénéalogiques,qui, bien que d’inspirationpsychanalytique (importance del’inconscient, analyse des rêves) nesont pas des psychanalyses nid’ailleurs des thérapies comporte-mentales. Elles approchent l’individudans sa globalité, incluant ladimension spirituelle : la notion defiliation peut se décliner soit parrapport aux ancêtres et au monde quinous entoure, soit par rapport à unesprit créateur et au « mandat » qu’ildélivre à une lignée. Cela ne signifieen rien que la psychogénéalogie seréfère à l’ésotérisme ou à l’astrologie :c’est une pratique très terre à terre, quipeut s’accompagner d’activités « auras des pâquerettes » telles que laconsultation d’archives de famille oud’actes officiels. Le syndromed’anniversaire en est une illustrationdéroutante, quand la répétitiongénéalogique d’événements traumati-ques semble être liée à des chiffressignifiants, tels que des dates ou desâges marquant.

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Papa, maman, l’enfant

L’approche transgénérationnelle desdifficultés psychologiques conduit àune réflexion sur la place et le rôle desmembres de la famille, d’autant plusnécessaire que ces rôles sont remis enquestion par la mutation actuelle duconcept de famille. La reconnaissancede l’enfant comme sujet désirant,l’appropriation de son corps par lafemme qui a conquis le droit dejouissance et celui de n’être pas

qu’une mère, la mise au rancart duconcept d’autorité paternelle quioblige l’homme à se repenser dans sarelation à l’enfant et à la femme, toutcela conditionne la façon dont noustransmettrons nos traumatismes à nosdescendants...

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Des histoires

Nina Canault est journalistescientifique et philosophe et a fait unepsychanalyse. Dans ce livre où ellepourrait faire étalage de ses qualités,elle a pourtant choisi de donner laparole à d’autres : tout y est exposésous forme de discussions avec despraticiens, analystes, psychothéra-peutes ou médecins, qui prennentplaisir à illustrer leurs réflexions de cascliniques clairs et vivants. Tout paraitsi simple quand on parle à des genspassionnés par ce qu’ils font...

* Les premiers textes de NicolasAbraham et Maria Törok sont réunisdans L’écorce et le noyau, Aubier-Montaigne, 1978.

certaines de ces questions ne reçoiventpas de réponse, l’enfant se retrouveavec des images dans la tête qu’il nepeut associer à des mots, des imagesmentales auxquelles il ne peut trouverde sens : des fantasmes. Seconstruisant par identification auxparents, l’enfant duplique leurstructuration mentale et c’est ainsiqu’il peut inconsciemment intégrertoutes sortes de zones d’ombre etimporter dans son propre psychismeune histoire de famille tenue cachée.Restée inconsciente, cette duplicationse manifestera à l’âge adulte par destroubles psychiques ou somatiques.

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Génosociogramme

Pour aider ces patients, des théra-peutes leur proposent de reconstruireleur arbre familial imaginaire, c’est-à-dire non pas tel qu’il s’est dérouléen toute objectivité, mais tel qu’ils leportent en eux. Cette histoire présentedes trous, des non-dits que le travailavec le thérapeute tente de combler.C’est la pratique du génosocio-gramme.

Le génosociogramme s’appuie surdeux outils : le travail en groupe et lacommunication non verbale. Le travailen groupe, issu de l’expérience dupsychodrame (Moreno) permet unefonction de résonance, basée surl’hypothèse qu’il existe un co-inconscient groupal comme il existeun inconscient familial. Nourrie parles observations de Françoise Dolto etde l’école de Palo Alto, l’attention aulangage non verbal éclaire des sensinconscients qui se manifestent par desattitudes, des lapsus gestuels, une

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