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Index d'articles mis à jour le 21 Octobre 2014 Croissance (verte ?) ? Décroissance ? 01 01. Une brève histoire de la croissance - Alternatives Economiques, HS 097, 30.04.2013 02. De la croissance à la décroissance? - Alternatives Economiques, Dossier Web n ° 002 - février 2010 03. Décroissance ou développement durable ? - Alternatives Economiques, #221, 31.01.2004 04. La récession durable - Terra Eco, 31.10.2012 05. La croissance n’est pas la solution, c’est le problème - Terra Eco, 01.03.2013 06. Paul Ariès : "Les décroissants ne sont pas des talibans verts" - Rue89, 13.02.2009 07. "Décroissance", le mot qui met les écolos en ébullition - Rue89, 20.08.2010 08. Vive la récession ? - Alternatives Economiques, Hors-série 097 - avril 2013 09. Les mots de la croissance - Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013 10. Les vertus d'une économie circulaire - Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013 11. This is how everyone’s been doing since the financial crisis - the Washington Post, 13.09.2013 12. Indicateurs : planète - Alternatives Eco Hors-série n° 098 - Octobre 2013 13. La grande récession, la reprise invisible & la crise silencieuse - Terra Eco, 13.12.2013 14. Grande-Bretagne : malgré l’austérité, la croissance redémarre. Pourquoi ? - Rue89, 27.12.2013 + P. Krugman in le New York Times, 18.12.2013 15. Le trading haute fréquence : "Un choix idéologique et politique" - Basta!, 23.12.2013 16. Le Nobel et le politique - Arnaud PARIENTY, Alternatives Economiques, 20.10.2014 et Médiapart, 13.10.2014 1

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Index d'articles mis à jour le 21 Octobre 2014

Croissance (verte ?) ? Décroissance ? 01➫ 01. Une brève histoire de la croissance - Alternatives Economiques, HS 097, 30.04.2013

➫ 02. De la croissance à la décroissance? - Alternatives Economiques, Dossier Web n° 002 - février 2010

➫ 03. Décroissance ou développement durable ? - Alternatives Economiques, #221, 31.01.2004

➫ 04. La récession durable - Terra Eco, 31.10.2012

➫ 05. La croissance n’est pas la solution, c’est le problème - Terra Eco, 01.03.2013

➫ 06. Paul Ariès : "Les décroissants ne sont pas des talibans verts" - Rue89, 13.02.2009

➫ 07. "Décroissance", le mot qui met les écolos en ébullition - Rue89, 20.08.2010

➫ 08. Vive la récession ? - Alternatives Economiques, Hors-série 097 - avril 2013

➫ 09. Les mots de la croissance - Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013

➫ 10. Les vertus d'une économie circulaire - Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013

➫ 11. This is how everyone’s been doing since the financial crisis - the Washington Post, 13.09.2013

➫ 12. Indicateurs : planète - Alternatives Eco Hors-série n° 098 - Octobre 2013

➫ 13. La grande récession, la reprise invisible & la crise silencieuse - Terra Eco, 13.12.2013

➫ 14. Grande-Bretagne : malgré l’austérité, la croissance redémarre. Pourquoi ? - Rue89, 27.12.2013 + P. Krugman in le New York Times, 18.12.2013

➫ 15. Le trading haute fréquence : "Un choix idéologique et politique" - Basta!, 23.12.2013

➫ 16. Le Nobel et le politique - Arnaud PARIENTY, Alternatives Economiques, 20.10.2014 et Médiapart, 13.10.2014

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Denis Clerc Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013

01. Une brève histoire de la croissanceAmorcée dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, la croissance économique a engendré une forte hausse du niveau de vie des pays occidentaux. Pour autant, elle n'a pas apporté le bonheur.

Vus à travers la lunette de l'économiste, les dix-huit premiers siècles de notre ère ont été un long fleuve très tranquille, seulement rythmé par une alternance de catastrophes et d'embellies, de hauts et de bas. Une fois passé le cortège de souffrances et de morts, la vie reprenait son cours et rattrapait le niveau antérieur de production, voire le dépassait légèrement. Au cours de ces siècles, la production annuelle moyenne aurait progressé de moins de 0,1 %, selon des estimations contemporaines qui prêtent à débat (voir encadré). Une progression imperceptible qui était en quelque sorte "mangée" par une augmentation de la population du même ordre de grandeur, ou accaparée par les puissants d'alors, qui nous ont ainsi légué de superbes témoignages du passé.

L'Angleterre, tête de pont de la croissance

Cette apparente immobilité prend fin au XVIIIe siècle. En Angleterre, en 1701, Jethro Tull met au point le semoir mécanique, première invention d'une longue série de machines agricoles qui, en trois siècles, ont permis de multiplier par plus de 100 la productivité de chaque paysan. Comme beaucoup de rentiers de l'époque, cet Anglais se passionne pour l'essor des sciences. Dans son cas, il s'agit des sciences agronomiques. Plutôt que de laisser vos terres reposer une année sur trois ou quatre pour qu'elles retrouvent leur fertilité, semez-y donc de la luzerne, suggère-t-il aux paysans. Leur fertilité en sera améliorée et vous pourrez nourrir des moutons ou des vaches, qui vous donneront du lait, de la viande… et du fumier. Lequel, enfoui dans le sol vous permettra d'augmenter vos récoltes de 20 % ou 30 %. Et, de fait, au cours du XVIIIe siècle, la production de céréales en Angleterre progresse de 40 %. Et la population d'autant, ou presque.

Thomas-Robert Malthus, pasteur de son état, s'en alarme. Dans son Essai sur le principe de population (1796), il soutient que, sauf "contrainte morale" (entendons par là abstinence sexuelle), la croissance de la population sera toujours plus forte que celle de la production. Et que, dans ces conditions, il faut dénoncer "le prétendu droit des pauvres à être entretenus aux frais de la société". A défaut, ils se multiplieront et aggraveront le problème. Or, des pauvres, il y en avait alors beaucoup en Angleterre, du fait de la révolution agricole : privés de la possibilité de faire paître quelques bêtes sur les terres en jachère, ils affluent en masse dans les villes, à la recherche d'un emploi.

La rencontre d'une main-d'oeuvre prête à tout pour échapper à la faim et de bricoleurs de génie entreprenants (Thomas Newcomen et James Watt pour la machine à vapeur, James Hargreaves et Richard Arkwright pour les métiers à tisser, etc.) fait naître, dès 1750, de nombreuses manufactures. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la production augmente à un rythme annuel perceptible au long d'une vie humaine (+ 1 % en moyenne annuelle en Angleterre entre 1750 et

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1820). Adam Smith, en bon observateur de ce temps de changements lents, mais en voie d'accélération, publie en 1776 ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Il y parle de division du travail, "des progrès de l'opulence", de "l'action lente et insensible du commerce étranger et des manufactures". Il a conscience que l'économie de son pays se transforme.Mais il y a l'envers du décor : des conditions de travail déplorables, y compris pour les enfants, des salaires de misère, des journées de travail interminables, des taudis en guise de logements… Ce que dénoncent Charles Dickens en 1849 à longueur de pages de David Copperfield ou Karl Marx et Friedrich Engels à travers Le manifeste communiste (1848). La croissance crée à la fois de la richesse et du paupérisme. La question sociale entre dans l'histoire des sociétés modernes. Elle ne la quittera plus. Et la question lancinante devient : à qui profite la croissance ?

La France sur les pas de l'Angleterre

En France, le plus peuplé et le plus riche des pays européens au début du XVIIIe siècle, il existe aussi une intense effervescence intellectuelle. Mais elle est bien plus orientée vers la réflexion philosophique et la critique sociale - les lumières - que vers l'activité économique. Le royaume tout entier ploie sous le poids des dépenses publiques (armée, cour, prébendes) au détriment des infrastructures et de la formation, qui pourraient aider au démarrage. L'élite sociale du pays se soucie bien plus d'assurer ses rentes que de prendre des risques. La Révolution balaie l'Ancien Régime, au profit d'abord d'un Napoléon qui modernise le pays, mais le ruine en essayant de dominer l'Europe, puis d'une Restauration qui ne vise qu'à effacer la parenthèse révolutionnaire. Ce n'est donc que vers 1830 que la France se lance vraiment dans l'aventure : c'est cette année-là qu'est inaugurée la première voie de chemin de fer commercial.

La France imite l'Angleterre. Des observateurs y sont envoyés, avec mission de ramener des machines anglaises. Elle l'imite y compris sur le plan social : la mémoire ouvrière se souvient encore aujourd'hui de la révolte des canuts lyonnais (les tisseurs de soie) en 1831, se révoltant contre les machines qui les privent d'emploi.

Du côté des économistes professionnels, il ne s'en trouve pas un seul pour estimer que cette révolution industrielle pourrait être plus sociale. Ainsi Charles Dunoyer de Segonzac, en 1846, avance que "partout où les pauvres ont pu compter sur des secours certains, on a vu croître le nombre des pauvres, cela n'a jamais manqué". Villermé estime qu'entre 35 % et 40 % des dépenses d'une famille ouvrière de Mulhouse en 1831 sont consacrées aux seuls achats de pain, soit pas beaucoup moins que la part des dépenses consacrées à la nourriture estimée par Vauban pour une famille paysanne de 1700 (65 %) ou dans une famille pauvre de l'Inde actuelle [1].

Il fallait être romantique comme Lamartine, alors député (en 1848), pour espérer changer les économistes de l'époque. Plaidant à l'Assemblée pour la réouverture de la chaire d'économie politique au Collège de France, il estime que cette dernière peut devenir "la science de la fraternité (…).L'ancienne science ne s'occupait qu'à faire des individus riches ; la nouvelle s'appliquera à faire riche le peuple tout entier."

La première révolution industrielle est donc en marche dans les deux principales puissances européennes [2]. Le rythme de la croissance économique passe de 1 % par an en moyenne entre 1700 et 1820 à 2 % entre 1820 et 1870. Le plus connu des économistes anglais de cette époque, John Stuart Mill, marque ses réticences à l'égard d'une société dans laquelle "la vie de tout un sexe est employée à courir après les dollars, et la vie de l'autre à élever des chasseurs de dollars". Mais il est bien le seul et Alfred Marshall - le professeur de Keynes - écrit dans ses Principes d'économie politique (1890) : "Aujourd'hui, nous allons à une allure rapide, qui devient plus rapide chaque année, et il nous est impossible de prévoir où elle s'arrêtera. (…) Toute l'histoire de l'homme montre que ses besoins s'étendent à mesure que se développent ses richesses et ses connaissances."

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Gains de productivité et consommation de masse

L'allure économique est cependant interrompue périodiquement par des crises. Celle de 1873, particulièrement sévère, annonce en quelque sorte celle de 1929. Mais deux phénomènes contribuent à relancer fortement l'activité économique à partir de 1890 et à la généraliser dans la plupart des pays européens ainsi qu'en Amérique du Nord. D'abord, la deuxième révolution industrielle, celle de l'électricité, de la chimie, du moteur à explosion et du pétrole, qui nourrit une multitude d'innovations techniques. Ensuite, de nouvelles façons d'organiser la production dans de grandes entreprises cherchant à réaliser des économies d'échelle (*) : la division du travail en tâches parcellaires répétitives (Frederick W. Taylor), la chaîne de production imposant son rythme aux activités ouvrières (les abattoirs de Chicago, décrits en 1905 par Upton Sinclair, dans son roman La jungle), le marketing (afin d'écouler la production de masse), le management (pour coordonner toutes les tâches).

La concentration des entreprises bat alors son plein, surtout en Allemagne (les Kartell) et aux Etats-Unis (les trusts), engendrant des fortunes colossales pour ceux qui les possèdent. Ces deux pays deviennent, dès 1910, les deux premières puissances industrielles du monde. L'ère du taylorisme est aussi celui d'un capitalisme surpuissant, symbolisé par des noms comme Krupp (en Allemagne) ou Rockfeller (aux Etats-Unis).

Henry Ford comprend vite que le ressort principal de la croissance repose sur les gains de productivité, mais qu'il se détendra vite si, parallèlement, le pouvoir d'achat ne progresse pas au même rythme. Sans consommation de masse, la production de masse (travail à la chaîne, standardisation des pièces, intégration industrielle…) est une impasse. En 1913, il colle à la porte de son usine l'affichette Five dollars a day (5 dollars par jour, soit environ 80 euros d'aujourd'hui ou 1 750 euros par mois). C'est le double du salaire habituel dans la métallurgie américaine de l'époque.

Ces gains de productivité se généralisent dans toute l'industrie. L'essor de l'activité économique est spectaculaire. John Maynard Keynes, en 1928, écrit : "Je prédirais volontiers que d'ici cent ans, le niveau de vie des pays les plus avancés sera de quatre à huit fois supérieur à ce qu'il est aujourd'hui.

Un lent décollage ?Christian Chavagneux

Tous les économistes adeptes de la quantification se sont emparés des séries statistiques, portant sur plusieurs siècles, reconstituées par l'économiste britannique Angus Maddison, décédé en 2010. Pourtant, ces données sont sujettes à caution. Avant 1820, elles sont, au mieux, comme le reconnaissait Madd i son , "des i nd i ces e t des conjectures", au pire, selon le professeur d'histoire économique Grégory Clark "des fictions douteuses aussi réelles que les reliques transportées en Europe durant le Moyen Âge" !

Evolution du PIB mondial, en millions de dollars internationaux Geary-Khamis de 1990

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(…) Cela signifie que le problème économique n'est pas - si nous nous tournons vers le futur - le problème permanent de l'espèce humaine. "

Fée bienfaisante ou sorcière maléfique ?

Mais Keynes voit trop loin. L'année suivante, la "Grande Crise" éclate, d'abord boursière, puis économique : le scénario de 1873 se répète, mais en pire. Le patronat américain a suivi Ford sur l'importance des gains de productivité, mais beaucoup moins sur la progression des salaires. La production augmente plus vite que les revenus de la grande majorité des consommateurs. Le crédit permet un temps de compenser. Quand la crise éclate, les entreprises aggravent le problème en licenciant : la demande diminue d'autant, les entreprises cessent d'investir et le chômage explose, atteignant en 1932 un quart de la population active américaine, un tiers dans une Allemagne déjà rendue exsangue par les pertes humaines de la Grande Guerre, puis par les réparations financières imposées par le traité de Versailles. Les électeurs allemands portent Hitler au pouvoir en 1933, parce qu'il leur promettait le plein-emploi. Mais c'est de la barbarie nazie qu'ils héritent.

Peut-être parce que l'Europe (et le Japon) avait entrevu l'enfer, les Etats mirent leur énergie tout entière à s'en éloigner dans l'après-guerre. Le fordisme avait fait défaut dans les années 1920. Il triomphe dans les (presque) trente années qui suivent la victoire alliée : par le biais d'accords salariaux (les conventions collectives) et de décisions publiques (la protection sociale). Entre 1949 et 1973, le produit intérieur brut (PIB) de la France est multiplié par 3,5, avec un rythme de croissance moyen de… 5,3 % par an.

Pourquoi l'Angleterre ?Marc Chevallier

Pourquoi la première révolution industrielle, celle du charbon, de la vapeur et des mécaniques textiles, a-t-elle eu lieu en Angleterre plutôt qu'en Chine ?, s'interrogeait l'historien Fernand Braudel. Loin de l'image d'Epinal d'un empire arriéré et perclus par la bureaucratie, la Chine du XVIIIe siècle comptait des régions aussi développées que l'Angleterre. Les explications les plus courantes à la divergence de destins entre ces deux pays mettent en avant l'idée que la société anglaise aurait combiné un univers socioculturel favorable à l'innovation et au progrès technique avec une mentalité précocement capitaliste.

L'historien David Landes souligne aussi le rôle des institutions, la liberté et les droits de propriété garantis grâce au régime de type quasi parlementaire établi dès 1688 en Angleterre avec la "Glorieuse Révolution" ayant contribué à rendre plus sûrs les investissements pour la production de biens et de services.Pour Karl Pomeranz au contraire, avant 1800, "il n'existe guère d'éléments suggérant que l'économie européenne était pourvue d'avantages décisifs, que ce soit en capital accumulé ou en institutions économiques, de nature à rendre l'industrialisation hautement probable à cet endroit et peu probable ailleurs" [1]. Selon lui, le triomphe industriel de l'Angleterre tient à deux atouts dont était dépourvue la Chine. D'une part, un accès facile à l'énergie grâce à la disponibilité du charbon britannique et, d'autre part, l'accès aux hectares de terres de l'empire américain qui fournissent, en s'appuyant sur l'esclavage, le coton, matière première essentielle de l'époque. Une explication de la révolution industrielle, comme le fait remarquer Philippe Minard [2], où l'énergie et l'écologie jouent un rôle déterminant.

[1] Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale, coll. Bibliothèque de l'évolution de l'humanité, Albin-Michel-Maison des sciences de l'homme, 2010.

[2] Voir "Révolution industrielle : pourquoi l'Angleterre, plutôt que la Chine ?", Alternatives Economiques n° 292, juin 2010, disponible dans nos archives en ligne.

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S'ouvre une des rares périodes sans chômage. Le nombre d'emplois progresse, la structure sociale se modifie et l'explosion du nombre de professions intellectuelles, cadres et professions intermédiaires offre des possibilités d'ascension sociale à de nombreux jeunes d'origine populaire. Le niveau de vie progresse à vue d'oeil : au rythme moyen de 4 % par an, l'ouvrier en début de carrière peut espérer disposer, en fin de carrière, du niveau de vie du cadre que la télévision naissante lui donne à voir. La croissance économique laisse entrevoir une société d'abondance pour tous : ce que le communisme de Marx promettait - à chacun selon ses besoins -, le capitalisme semble en voie de le réaliser.

Mais les espérances se heurtent au mur des réalités. Non seulement cette forte croissance n'a pas apporté le bonheur - seulement, et ce n'est déjà pas si mal, un peu de confort -, mais, en outre, à partir de 1974, elle tend à s'essouffler : dans le cas de la France, à peine plus de 2 % en moyenne annuelle, et même 1 % au cours de la décennie 2000, marquée par des crises financières de plus en plus violentes. Ce qui provoque une forte montée du chômage dans plusieurs pays, dont la France, au détriment de ceux qui détiennent peu d'atouts pour rebondir. La mondialisation accentue le phénomène. Les inégalités sociales, un temps régularisées, voire diminuées, recommencent fortement à s'accroître, stimulées par la "main invisible du marché" qui s'est substituée au "compromis fordien" de partage équilibré des gains de productivité entre travail et capital.

La "troisième révolution industrielle" - celle de l'informatique, du numérique et des biotechnologies -, en cours, ouvre à la fois des perspectives de mutations technologiques jusqu'alors inconcevables et de modifications sociales angoissantes pour beaucoup. Le changement climatique et les menaces qui pèsent sur la biodiversité transforment en profondeur notre regard sur le futur. La croissance, de fée bienfaisante, serait-elle en train de se muer en sorcière maléfique ? Et vivre sans croissance, n'est-ce pas un remède pire que le mal, car porteur à nouveau de rareté, d'inégalités et de frustrations pour tous ceux qui espéraient mieux vivre ?

La prophétie de Keynes s'est réalisée : entre 1913 et 2013, malgré deux guerres effroyables, une crise de première grandeur et plusieurs autres qui ont mis à mal nos équilibres sociaux, le niveau de vie de l'ensemble des pays occidentaux a été multiplié par six. En France comme aux Etats-Unis. Mais nous n'avons pas, pour autant, réglé "le problème économique". Et Stuart Mill devrait aujourd'hui corriger son constat et écrire que "la vie [des deux sexes] est employée à courir après les dollars". Est-ce bien raisonnable ?

➪ Economies d'échelle : répartition des coûts fixes sur un grand nombre d'unités produites.

NOTES• (1) Dans Repenser la pauvreté (Le Seuil, 2012), Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo avancent

une fourchette de 45 % à 77 % du budget consacré à la nourriture.• (2) Dans la mosaïque de micro-Etats dominés par la Prusse qui constituait l'Allemagne

d'aujourd'hui, il faudra attendre le Zollverein, ce premier "marché commun" germanique (1833) et, surtout, l'unification allemande (1871) pour que l'industrialisation prenne son essor.

Faut-il dire adieu à la croissance ?— avril 2013 —

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Denis Clerc, fondateur et conseiller d'Alternatives Economiques. Dossier Web n° 002 - février 2010

02. De la croissance à la décroissance?Pour la plupart des décideurs, des chefs d'entreprise, des syndicalistes, des demandeurs d'emploi et des salariés, la croissance économique apparaît comme un objectif désirable. Pour les uns, elle est synonyme de "grain à moudre", pour les autres, d'emplois supplémentaires, pour d'autres encore, elle est promesse d'améliorations diverses, qu'il s'agisse de logements sociaux, de réduction de la dette publique, de vacances bien méritées… Pour un pays, avoir une croissance moindre que celle de ses voisins, partenaires ou concurrents, c'est un peu comme, dans une classe, avoir un livret de notes moins bon que celui du voisin. Or c'est le cas de la France qui, au sein de l'Union européenne, fait plutôt figure de mauvais élève, avec une croissance économique (mesurée par la progression du produit intérieur brut, ou PIB, lequel chiffre l'ensemble des activités effectuées à l'aide d'un travail rémunéré) inférieure de près de cinq points à celle de la moyenne de l'Union à quinze au cours des quinze dernières années. Même vis-à-vis de l'Allemagne, notre plus proche voisin et notre partenaire commercial le plus important, nous accusons depuis quatre ans un retard cumulé de l'ordre de trois points (dont un pour 2006 et un pour 2007).C'est ce qui pousse les autorités gouvernementales, président de la République en tête, à "chercher le point de croissance qui nous manque". Cette position est bien exprimée par Xavier Bertrand, le ministre du Travail, qui, au micro de France Inter, déclarait l'an dernier: "Rattraper le point de croissance qui nous sépare de certaines autres puissances économiques, voilà qui nous permettrait de nous désendetter, de faire face au vieillissement, de gagner du pouvoir d'achat et donc, finalement, de vivre mieux."Bref, le bonheur n'est pas dans le pré, il est dans la croissance. Or rien n'est moins sûr.

Une contestation justifiée du point de vue de la qualité de vie

Ce n'est pas sûr du point de vue de la situation économique de la majorité des habitants. Les Etats-Unis ont connu depuis 1990 une croissance annuelle du PIB par tête supérieure d'un point à celle de la France (soit environ + 20% en cumul), creusant ainsi l'écart avec la France, leur PIB par tête étant actuellement supérieur de 40% à celui de la France. Or, durant la période 1990-2005, le dixième le plus défavorisé des habitants des Etats-Unis a vu le pouvoir d'achat de son revenu progresser de 650 dollars, tandis que le vingtième le plus favorisé bénéficiait d'une hausse de son pouvoir d'achat de 30 000 dollars. En France, malgré une croissance économique nettement moindre, le dixième le moins favorisé des habitants a vu son pouvoir d'achat progresser (en cumul) de 2 900 euros, soit six fois plus qu'aux Etats-Unis, tandis que le vingtième le plus favorisé a bénéficié d'une hausse moyenne de son pouvoir d'achat de 4 800 euros, quatre fois moins qu'aux Etats-Unis. On comprend que ces derniers trouvent la pilule amère et s'en plaignent: de l'autre côté de l'Atlantique, leurs homologues peuvent mener la grande vie tandis qu'eux sont condamnés à la portion congrue. En revanche, si l'on prend la problématique de John Rawls, le philosophe américain qui estime que sont justes les inégalités qui permettent aux plus pauvres de voir leur sort s'améliorer, il est clair que la situation française est bien préférable à celle des Etats-Unis. Ces derniers pratiquent l'"effet Matthieu" ("aux plus riches, il sera donné, aux plus pauvres il sera enlevé le peu qu'ils ont"), alors qu'en France, même si nous ne nous en rendons pas compte, la faible croissance n'a pas empêché

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une sensible amélioration du sort des plus défavorisés, tandis que ce sont surtout les plus favorisés qui en subissent les conséquences.

Ce n'est pas sûr non plus du point de vue environnemental. Bien des indicateurs devraient être mobilisés pour effectuer une comparaison France/Etats-Unis. Mais un seul suffira: entre 1990 et 2004, le total cumulé des émissions de gaz à effet de serre a progressé de 7 milliards de tonnes aux Etats-Unis, tandis qu'il reculait de 0,5 milliard de tonnes en France. Même si, dans notre pays, l'effort est minime et très insuffisant au regard des impératifs environnementaux, il n'en reste pas moins que la croissance plus faible a aidé à ne pas accentuer notre pression environnementale, alors que, aux Etats-Unis, la croissance plus forte a accentué le problème climatique. Une croissance qui "bousille la planète" et améliore le sort des riches presque uniquement vaut-elle la peine?

Ce n'est pas sûr du point de vue du bien-être des habitants. Ainsi Marc Fleurbaey (directeur de recherches au CNRS) et Guillaume Gaulier (économiste au Cepii) ont-ils tenté de corriger les comparaisons internationales de PIB par tête en essayant de chiffrer les conséquences négatives ou positives de certaines situations qui affectent le bien-être de la population. Comme le PIB est mesuré en unités moné-taires (ce qui lui est parfois reproché, puisque cela revient à intégrer de la même manière des activités plutôt négatives du point de vue du bien-être - les interventions du Samu et des pompiers lors des accidents de la route, la production de bombes à fragmentation… - et des activités plutôt positives - le soutien scolaire, la lutte contre le sida, etc.), les auteurs ont donc décidé de retirer du PIB certaines des dimensions négatives du fonctionnement de la société (le chômage, par exemple) et d'y ajouter certaines des dimensions positives (l'allongement de l'espérance de vie). Ces soustractions et ces additions sont en euros, et il a fallu donc évaluer en argent le coût social ou l'apport social. Ont été ainsi chiffrés le fait de bénéficier de davantage de loisirs (travailler 1 600 heures par an, comme en France, permet davantage de temps libre, de temps pour soi, pour sa famille ou pour des activités bénévoles que travailler 2 000 heures par an, comme aux Etats-Unis), le fait de vivre plus longtemps en bonne santé, le fait que les inégalités soient moindres, que les ponctions sur les ressources non renouvelables soient moindres, que la protection de la santé soit mieux assurée, ou que le chômage soit plus important (1). Certes, les hypothèses faites pour convertir ces indicateurs en monnaie sont discutables, de même que le choix des indicateurs retenus: d'autres auraient pu être intéressants, mais n'étaient pas "monétarisables". Mais le résultat est que, pour 2004, la France passe du 17e rang sur 24 pays analysés, si l'on se contente du PIB par tête, au 8e rang, si l'on corrige le PIB par l'intégration de données sociales monétarisées. A l'inverse, les Etats-Unis passent du 3e rang au 7e. Bref, il ne fait guère mieux vivre aux Etats-Unis qu'en France malgré la différence de niveau de production par tête. La croissance ne fait pas (forcément) le bien-être.

Bien d'autres indicateurs vont dans le même sens. Je n'en citerai que trois (2). Le premier est l'indicateur de santé sociale (ISS), élaboré par deux économistes américains, Marc et Marque-Luisa Miringoff, un indicateur composite qui mixe 16 indicateurs primaires, comme le taux de mortalité infantile, le taux de maltraitance des enfants, le taux de pauvreté infantile, le taux de suicide des jeunes, etc. Or cet indicateur décroît depuis 1975 (les dernières données publiées concernent 1996), alors que, sur cette période, la croissance du PIB a atteint 80%. Quant à l'indicateur de progrès véritable (IPV), il consiste à déduire de la consommation totale tous les coûts sociaux (délits, accidents automobiles, chômage) et environnementaux (comme la pollution sonore), ainsi que les coûts économiques (accroissement de la dette des différents agents économiques: ménages, Etat, entreprises), tandis que sont ajoutés la valeur du travail bénévole, celle du travail ménager, et les investissements nets effectués par l'ensemble des agents (logements, infrastructures, équipements productifs, recherche…). Dans le cas des Etats-Unis, entre 1980 et 2000, l'IPV par habitant a diminué, passant de 10 000 à 8 000 dollars. Plus récemment, enfin, Florence Jany-Catrice a élaboré un "indice de bien-être économique" qui retient le niveau de consommation, auquel sont ajoutés l'indicateur de pauvreté et d'inégalité ainsi que le stock de richesses produites. Entre 1985 et 2003, alors que le PIB a progressé de 47%, l'indicateur de bien-être économique n'a progressé que de 25%.

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Pourquoi cette divergence - que d'autres indicateurs mettent également en évidence - entre accroissement du PIB et bien-être ressenti ou mesuré? On peut mettre en avant deux explications, évidemment sans épuiser le problème. La première est liée aux inégalités qui, même si elles sont moindres en France qu'aux Etats-Unis, sont douloureusement ressenties dans tous les pays démocratiques qui proclament l'égalité des chances. Une petite comparaison peut permettre de comprendre la situation. Si mon beau-frère et moi bénéficions d'une augmentation de 5%, tout va bien. Mais s'il a une augmentation de 10% et moi de seulement 5%, il y a de fortes chances que j'en sois malade. C'est le problème souvent qualifié de "course de rats": une partie des biens que nous consommons n'augmentent pas de façon durable le bien-être de ceux qui les achètent, mais servent essentiellement à se démarquer des voisins. Toute croissance inégalement répartie contribue donc à produire des "externalités négatives", c'est-à-dire des frustrations, des jalousies ou des sentiments de mise à l'écart chez ceux qui ne progressent pas autant que les mieux lotis. Et ces "externalités négatives" - ce sentiment d'être abandonné, victime ou injustement traité - réduisent le bonheur de ceux qui ne participent pas à la course, quand bien même leur niveau de vie serait resté le même. Elles justifient l'existence de taxes progressives sur la consommation (ou, à défaut, sur le revenu) pour atténuer le sentiment d'injustice, le mieux étant encore la réduction des inégalités. Toute croissance qui aggrave les inégalités provoque plus de frustrations que de bonheur et dégrade le bien-être au lieu de l'augmenter.

Quant à la deuxième explication, elle s'appuie sur le fait que la croissance n'existe qu'en détruisant, en changeant ou en créant des risques ou des inégalités. C'est un grand économiste d'origine autrichienne, Joseph Schumpeter (mort en 1950) qui soulignait que, sans "destruction créatrice", le neuf ne remplacerait jamais le vieux et que nous en serions encore à la marine à voile. Dans un article publié par Les Echos (le 20 novembre 2007), Kenneth Rogoff, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), explique qu'il serait bien préférable que la croissance crée moins de milliardaires et permette à davantage de gens de sortir de la pauvreté. Mais il ajoute: "Pourtant, c'est parce que des gens espèrent devenir milliardaires qu'ils prennent des risques et que certains peuvent innover, investir et créer ainsi de la richesse supplémentaire." Autrement dit, dans une économie de marché, il faut des perdants (ceux dont l'emploi disparaît ou se transforme en exigeant des qualifications qu'ils n'ont pas) et des gagnants pour qu'il y ait croissance économique.Une contestation justifiée du point de vue du développement durable

Je ne vais pas reprendre les nombreuses données qui, aujourd'hui, font douter un nombre croissant de personnes - et de scientifiques - du caractère pérenne de notre modèle de consommation occidental (3). Qu'il s'agisse de l'effondrement des ressources halieutiques, des réserves pétrolières, de l'amenuisement de la biodiversité ou des émissions de gaz à effet de serre, il apparaît clairement que le futur de l'humanité ne repose pas sur l'extension au monde entier de ce modèle de consommation. Des indicateurs comme l'"empreinte écologique" - mesurée en nombre d'hectares qu'il faudrait à l'ensemble de l'humanité pour vivre comme les citoyens des Etats-Unis ou de l'Union européenne - montrent que nous vivons largement au-dessus de nos moyens (il nous faudrait trois planètes pour produire de quoi satisfaire les besoins de toute la population mondiale si cette dernière devait adopter le standard européen, et cinq à six si l'on se fixait pour objectif le standard américain) et que les techniques sur lesquelles repose cette "surconsommation" sont, à terme, incompatibles avec la survie de l'humanité. Tôt ou tard, les circonstances nous imposeront une sobriété forcée si nous ne parvenons pas à instaurer une sobriété volontaire.

Tout le problème est de savoir si cela doit déboucher sur une "décroissance" et si le développement - assimilé par certains à une croissance qui ne dit pas son nom - est ou non durable. Notre modèle de développement n'est effectivement pas durable, mais la décroissance est une mauvaise réponse à un vrai problème. Avant d'expliquer pourquoi, je vais donc développer les arguments des partisans de la décroissance.

L'un des premiers grands économistes à avoir affirmé avec force, dans les années 1960, l'incompatibilité de la croissance économique avec la "bonne gestion de la planète" est Nicholas

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Georgescu-Roegen, un économiste d'origine roumaine émigré aux Etats-Unis. Il est le fondateur d'une approche qu'on appelle habituellement la "bioéconomie" et dont la citation suivante résume la conclusion (elle est tirée d'un recueil de ses articles, paru aux éditions Le Sang de la terre sous le titre - qui n'est pas de lui - La Décroissance): "Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d'une diminution de vies humaines à venir. Il se peut que le développement économique fondé sur l'abondance industrielle soit un bienfait pour nous et pour ceux qui pourront en bénéficier dans un proche avenir. Il n'en est pas moins opposé à l'intérêt de l'espèce humaine dans son ensemble." Ce jugement s'appuie sur un principe de physique appelé "entropie": toute énergie dont on se sert est amenée à se disperser dans la nature de façon telle qu'elle devient inutilisable, un peu à la façon (l'image est de Georgescu-Roegen) d'un collier de perles qui se serait défait quelque part dans Paris, sans que son propriétaire sache exactement où. Seule l'énergie qui nous vient du soleil directement - rayonnement solaire - ou indirectement par le biais de la gravitation - énergie hydraulique -, du vent et de la conversion de la biomasse est utilisable sans risque pour les générations à venir, parce qu'elle est sans cesse renouvelée. En revanche, toutes les autres formes d'énergie, puisées dans les stocks accumulés au fil du temps par la nature, sont un prélèvement qui est générateur d'entropie, donc au détriment des générations à venir. Il en est de même pour toutes les ressources naturelles non renouvelables.

Serge Latouche, sans reprendre exactement la problématique de la bioéconomie, souligne également dans ses analyses le caractère insoutenable de la croissance économique et utilise pour cela la métaphore suivante d'Ivan Illich (l'un des critiques les plus acerbes de la "société industrielle" qui, en donnant aux hommes le sentiment que la technique pourra résoudre tous les problèmes, engendre un monde à la fois dépourvu de sens et prisonnier de sa complexité, ce qui réduit d'autant la capacité d'autonomie de chacun: loin de libérer, la technique surpuissante contribue à enfermer): "L'escargot construit la délicate architecture de sa coquille en ajoutant l'une après l'autre des spires toujours plus larges, puis il cesse brusquement et commence des enroulements cette fois décroissants. C'est qu'une seule spire encore plus large donnerait à la coquille une dimension seize fois plus grande. Au lieu de contribuer au bien-être de l'animal, elle le surchargerait. Dès lors, toute augmentation de sa productivité servirait seulement à pallier les difficultés créées par cet agrandissement de la coquille au-delà des limites fixées par sa finalité." Remarquons au passage que, contrairement à l'interprétation que Serge Latouche tire de cette image, l'escargot continue à croître lorsqu'il entame les "enroulements décroissants": il continue à prendre du volume, mais à un rythme moindre. C'est le rythme de croissance qui ralentit, ce n'est pas la taille de l'escargot qui diminue.

Mais l'important, souligné par beaucoup d'auteurs, et pas seulement par ceux que j'ai cités, est qu'il existe des barrières quantitatives à la croissance, au toujours plus, parce que les réserves de la cave vont s'épuiser un jour. Tel un buveur impénitent, nous ne pouvons cependant nous empêcher de continuer à y puiser, voire à boire de plus en plus. Il suffit de constater que, malgré les alertes des scientifiques, les émissions de gaz à effet de serre poursuivent leur progression dans les pays de vieille industrialisation. Aux Etats-Unis, on l'a vu, mais aussi dans la plupart des pays de l'Union européenne, même si c'est à un rythme moindre qu'outre-Atlantique. Pour les partisans de la décroissance, les économistes seraient les idéologues de cette politique du "après-moi le déluge", ce qui n'est pas faux, comme le montrent les réflexions et les propositions de la commission Attali sur la "libération des freins à la croissance", qui vont à l'opposé des propositions du "Grenelle de l'environnement". Même si l'on peut se consoler en soulignant que les membres de cette commission sont majoritairement des non-économistes (et qu'il y a longtemps que Jacques Attali a abandonné toute réflexion économique), force est de reconnaître que notre monde fait preuve d'une myopie inquiétante en s'efforçant de stimuler la croissance économique, source, à ses yeux, de solutions à la plupart de nos maux sociaux. Leur refus de penser au lendemain - quand la cave sera vide - s'appuie sur un solide optimisme technologique qui les amène à croire que, demain, le problème aura été résolu grâce à de nouvelles technologies mises au point sous la pression du marché. Sur ce point,

les partisans de la décroissance ont donc quelque raison de dénoncer un aveuglement inquiétant.10

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Les partisans de la décroissance vont cependant plus loin. S'ils plaident en faveur de la réduction de la production, ce n'est pas seulement par prudence ou saine gestion. Ils le font en prétendant que c'est mieux pour les hommes eux-mêmes. Ainsi, Serge Latouche titre l'un de ses chapitres (dans Le Pari de la décroissance, éd. Fayard, 2006) "L'enfer de la croissance". Et p. 157 du même livre, il écrit: "Passer de l'enfer de la croissance insoutenable au paradis de la décroissance conviviale suppose un changement profond des valeurs auxquelles nous croyons et sur lesquelles nous organisons notre vie […]. L'altruisme devrait prendre le pas sur l'égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, le plaisir du loisir et l'éthos du ludisme sur l'obsession du travail, l'importance de la vie sociale sur la consommation illimitée, le local sur le global, l'autonomie sur l'hétéronomie, le goût de la belle ouvrage sur l'efficience productiviste, le raisonnable sur le rationnel, le relationnel sur le matériel, etc." Bref, le bien sur le mal.

Or, je ne crois pas que cette vision de la décroissance soit exacte. Et, du coup, je ne crois pas que la décroissance soit la solution à nos problèmes.

La décroissance, une illusion plus qu'une solution

Pas davantage que l'équation "plus = mieux" que je dénonçais dans la première partie ne me paraît fondée, celle des partisans de la décroissance, pour lesquels "moins = mieux" ne m'apparaît fondée. Et ceci pour trois raisons: le modèle implicite de société qu'elle véhicule m'inquiète plus qu'il ne m'attire; les pays du Sud ont besoin de croissance; enfin, l'idée de rompre avec l'essentiel de la société industrielle m'apparaît simpliste.

La décroissance véhicule un modèle de société inquiétant

La décroissance - qualifiée habituellement par ses partisans de "conviviale" - ne consiste pas seulement à remplacer un plus par un moins. Elle s'accompagne d'un refus de la société industrielle, d'une valorisation des petites communautés rurales, voire agricoles, de la dénonciation de la ville. Ainsi, Serge Latouche écrit que "toute production pouvant se faire à l'échelle locale pour des besoins locaux devrait être réalisée localement" : cela est sans doute envisageable pour l'agriculture, mais certainement pas pour les activités industrielles et pour une partie des activités tertiaires, pour lesquelles les économies d'échelle requièrent au contraire une spécialisation assez forte. En outre, faire appel à des pratiques moins productivistes réduit sensiblement la capacité nourricière de la terre: l'agriculture bio, par exemple, n'est pas seulement plus intensive en travail et moins en capital - ce qui est plutôt une bonne chose -, mais aboutit aussi, en général, à des rendements moindres, ce qui peut poser des problèmes. Aussi, les partisans de la décroissance avancent que, aujourd'hui, la population mondiale est trop nombreuse, certains proposant de la ramener à 1 milliard, d'autres à 3. Or la fécondité est, par excellence, un domaine privé: seuls les Etats totalitaires (la Chine notamment) ont cherché à s'y immiscer en contraignant les couples à se plier à leurs desiderata. Je ne dis pas que les partisans de la décroissance portent un projet totalitaire, mais seulement que la logique dans laquelle ils s'inscrivent pourrait, poussée à son extrême, aboutir à cela.

Mais le plus inquiétant est cette régression rurale qui fait de la communauté villageoise la cellule de base de la société, à l'échelle de laquelle le maximum d'activités doivent être pensées et réalisées. Or, quoi que l'on pense des formes actuelles de la ville et de l'urbanisme très contestable qui a vu le jour au cours des cinquante dernières années - l'étalement urbain, la multiplication des surfaces artificialisées, la spécialisation de l'espace avec, d'un côté, les zones commerciales (y compris les complexes de cinéma), de l'autre, les zones d'activité et, largement étalés dans un habitat pavillonnaire ou largement concentrés dans de grands ensembles, des ménages dispersés et éloignés de tout -, la ville "rend libre", comme on disait autrefois. Elle permet à chacun d'échapper au contrôle social qui prédominait dans les collectivités rurales d'autrefois. La ville permet à l'individu de vivre comme il l'entend, même si cela se paye parfois d'une absence de liens sociaux pour les plus isolés. Sans verser dans la philosophie de bazar, les deux derniers siècles ont été une conquête

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progressive de la primauté de l'individu sur les collectivités qui l'enserraient. La société de la décroissance porte implicitement un projet de société qui va à l'encontre de cette tendance, ce qui ne m'apparaît pas souhaitable. Car l'individualisation, si elle n'a pas que des effets heureux, est aussi une reconnaissance de la liberté de chaque personne.

Certes, dans le projet de décroissance, tout n'est pas de cette eau-là, et l'on notera avec intérêt la valorisation des "biens relationnels", ceux qui favorisent le lien entre les hommes. Reste que le discours "décroissanciste" paraît à bien des égards promouvoir des modes de vie que la majorité de nos concitoyens rejette et qui semblent plutôt une régression du point de vue de l'analyse sociale.

Il est de règle, dans les milieux de la décroissance, de taper fort sur la chimie, qui pollue et compromet la santé. Or, aujourd'hui, la grande majorité des médicaments que nous prenons sont le produit de cette même chimie. Et ce sont ces médicaments qui permettent de lutter contre l'hypertension, les risques de cholestérol ou le cancer. Sans vouloir idéaliser ces produits de la société industrielle, ils contribuent pour une part à l'allongement de la durée de la vie en bonne santé. Demain, c'est encore sur la chimie que l'on compte pour lutter contre les maladies dégénératives ou le sida. Les pays du Sud réclament le droit d'y avoir accès à des prix correspondant au coût de fabrication et contestent la règle selon laquelle il leur faudrait les payer nettement plus cher pour rémunérer les brevets déposés. C'est bien la preuve que nous avons besoin de ces produits, même si certains pourraient être remplacés par d'autres formes de soins. De même, je n'imagine pas une société sans IRM, sans laser, sans outils scientifiques permettant, par exemple, de travailler sur la compréhension de la génétique et son éventuelle utilisation dans la lutte contre certaines maladies "orphelines". Or toutes ces activités sont absentes des descriptions de la société décroissante: comme si l'industrie et la technologie en général se réduisaient aux techniques productivistes et au gaspillage de ressources non renouvelables.

Dans le domaine de l'informatique, qui a changé notre vie, que ce soit dans la façon de produire ou dans la façon d'apprendre et de communiquer, c'est encore la société industrielle qui est reine: qui pourrait, dans les communautés conviviales que l'on nous fait miroiter, produire les puces ou les batteries durables dont l'informatique a besoin? On pourrait poursuivre l'énumération: le téléphone, les montres, les microcentrales et même les vélos sont des produits de haute technologie qu'aucune communauté conviviale ne pourra jamais produire de façon satisfaisante. Et je ne parle pas des machines à laver ou des réfrigérateurs …

Rien de tout cela n'est effectivement indispensable. Mais, outre le fait que bon nombre de gens peuvent légitimement éprouver le désir de s'en servir - tout comme la télévision -, il faut bien reconnaître que tous ces produits de la société industrielle ne seront jamais produits artisanalement et qu'ils ont amélioré la vie de nombreuses personnes. Certes, me dira-t-on, mais il y a des choses inutiles, ou superflues, voire dangereuses dont il serait bon que nous nous passions: les mille et un gadgets qui constituent le fond de la "société de consommation". Le problème est que, si, pour moi, telle chose est un gadget dont je verrais sans déplaisir la société arrêter de les produire - un lecteur MP3 par exemple -, pour d'autres, ce n'en est pas un. Vais-je alors, sous prétexte que ce n'est pas très utile, voire tout à fait inutile à mes yeux, décider que ce n'est utile pour personne et donc interdire ou surtaxer ces produits? On voit là encore que le risque majeur est alors celui d'un totalitarisme antitechnologique où certains s'instaurent juges du bien et de l'inutile, même si l'on ne peut accuser les partisans de la décroissance d'être de cette eau-là. Que certains partisans de la "simplicité volontaire", comme disent les Québécois, acceptent de se passer de tel ou tel bien, et qu'ils s'en trouvent plus heureux, je n'y vois aucun inconvénient, au contraire: leur exemple peut aider d'autres personnes à faire le tri. Mais que cela se fasse de manière autoritaire ou contraignante, parce que tel produit serait générateur d'effets sociaux ou environnementaux indésirables, me paraît dangereux. De ce point de vue, si l'intérêt collectif exige que tel ou tel produit soit banni (les voitures 4x4 par exemple) ou que son usage soit réduit, mieux vaut le faire par la taxation - à moins, bien entendu, que sa nocivité soit démontrée.

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Tant qu'à réduire le poids de l'économique dans la vie de chacun de nous, je préfère la démarche d'André Gorz, qui souligne qu'un secteur "hétéronome" de production devra demeurer parce que le travail "autonome" ne permet pas de produire des objets complexes à des coûts acceptables, plutôt que celle d'Ivan Illich, qui postule que, par nature en quelque sorte, l'industrie est porteuse d'effets contre-productifs et qu'il convient donc d'en limiter impérativement la production.

L'apologie de la décroissance fait souvent bon marché des conditions de vie des habitants de certains pays du Sud. On nous parle d'agriculture paysanne et François Partant ou François de Ravignan, notamment, soutiennent que la poursuite du mode de vie occidental dans ces pays est une chimère, qui ne peut se faire qu'en détruisant les modes de vie, de production et de relations sociales traditionnels. C'est sans doute en partie vrai, et c'est la raison pour laquelle le libre-échange agricole risque fort d'engendrer des millions de misérables, privés du peu qu'ils produisaient parce qu'ils ne sont pas "compétitifs" au regard des critères économiques. Mais ne jouons pas les naïfs non plus: l'Afrique a vu sa population multipliée par cinq en un siècle, et elle sera multipliée encore au moins par deux dans les trente ans qui viennent. Ce n'est pas avec les modes de culture traditionnels qu'on nourrira cette population. Si les villes du Sud se "bidonvillisent" à toute vitesse, c'est parce que, déjà aujourd'hui, quantité de gens ne parviennent plus à tirer des quelques arpents qu'ils cultivent de quoi vivre, ou même survivre.

Le Sud a besoin de croissance, parce que c'est la seule manière d'adoucir le sort des nombreux habitants qui vivent dans la pauvreté, l'ignorance et la maladie. Mettre en place un système d'adduction d'eau et de traitement des eaux usées, c'est faire à la fois de la croissance et du mieux-être. Alphabétiser les gens, c'est produire de la croissance (car cela suppose une activité rémunérée pour les enseignants). Les soigner, également. Goudronner des pistes ou réparer des routes, construire un chemin de fer, produire davantage sur chaque hectare, transformer les produits agricoles en produits alimentaires, c'est toujours de la croissance. Et que l'on ne se méprenne pas: ces pays auront besoin pour sortir de la misère du pétrole que nous brûlons actuellement dans nos voitures, parce que c'est une énergie liquide et concentrée, qui peut facilement se transporter et changer la vie de beaucoup. Utiliser pour la cuisson moins de bois et plus de gaz, c'est une condition essentielle pour arrêter la désertification des sols dans le Sud.

Même si les pays du Sud ne suivent pas nos traces, parce qu'elles conduisent à une impasse, ils ne feront pas l'économie de certaines formes d'industrialisation et donc de croissance, parce qu'ils en ont impérativement besoin et que l'on ne sait pas comment faire autrement. Ce n'est pas la décroissance conviviale qui permettra aux habitants du Mali de passer de 40 ans d'espérance de vie à 50 ou 60: c'est la chimie, la médecine, l'assainissement et l'accès à l'eau potable. Rejeter la modernité sous prétexte qu'elle est destructrice, c'est oublier qu'elle est aussi constructrice et bénéfique. Notre problème n'est pas de nier cette dualité, mais de la réduire.

En réalité, la décroissance tombe dans le même piège que la croissance: dans les deux cas, leurs partisans respectifs identifient une quantité et une qualité. Pour les uns, plus, c'est mieux; pour les autres, moins, c'est mieux. C'est ce côté bêtement globalisant qu'il faut parvenir à mettre en cause, vis-à-vis des uns comme vis-à-vis des autres.

Conclusion

Oui, la croissance actuelle nous mène dans le mur. Mais, non, ce n'est pas fatal. Ainsi, consommer davantage d'énergie n'est pas fatal: en utilisant les techniques économes en énergie et en repensant l'urbanisme, de sorte que les distances soient moindres et que l'usage de la voiture ne soit pas une nécessité, il est possible de diviser par quatre les consommations d'énergie. Cela passe par la conception d'écoquartiers, comme à Fribourg, en Allemagne. Cela passe aussi par moins d'inégalités, car un des facteurs essentiels de la course à la consommation, et donc à la croissance, c'est le désir de faire aussi bien que les plus aisés. En ce sens, les super-riches jouent un rôle nocif dans la société, non seulement parce qu'ils mettent en danger la cohésion sociale, mais surtout

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parce qu'ils créent un sentiment de frustration qui, de proche en proche, finit par se répandre dans la société tout entière et pousse à un désir de croissance sans que l'on cherche à s'interroger sur le besoin que ce désir recouvre.

Par ailleurs, l'économie peut aider à faire le tri entre les mauvaises composantes de la croissance et les bonnes composantes. J'entends par mauvaises composantes ce qui crée des "externalités négatives", c'est-à-dire des conséquences négatives sur les autres, qu'ils soient nos proches (dans l'espace ou dans le temps) ou qu'ils soient nos lointains (dans l'espace ou dans le temps). La voiture est (peut-être) en train de détruire la planète, parce que, à force d'être montrée comme le symbole de la réussite, de l'opulence et de la modernité, elle est l'objet que tous les habitants des pays du monde rêvent d'avoir un jour. Il convient donc de la taxer un maximum, pour en décourager l'usage et, si possible, la possession. Mais les pouvoirs publics ont le devoir alors de repenser l'espace pour que le choix puisse être offert à chacun d'avoir ou non une voiture sans que ce soit pénalisant. A l'inverse, il convient d'encourager les externalités positives, c'est-à-dire les composantes de la croissance qui engendrent du bien-être pour l'ensemble de la société. C'est le cas, par exemple, de la santé, de la formation, de l'isolation thermique et phonique, des espaces verts, de la culture bio…

Toutes ces activités devraient être encouragées en conditionnant certaines aides ou certaines prestations à leur adoption. Ce qu'il faut parvenir à faire, c'est d'inciter l'ensemble des citoyens et des entreprises à effectuer des choix qui améliorent la situation de tous. Les activités en question, si elles deviennent les nouveaux moteurs de croissance, permettront à cette dernière de devenir bénéfique. La fiscalité, les prestations sociales, les aides publiques deviendront alors des outils au service d'un développement plus durable.

Croire qu'une bonne société pourrait venir se substituer à la mauvaise, c'est un enfantillage dangereux. Il faudra toujours se bagarrer contre les injustices, les myopies, les intérêts particuliers se faisant passer pour l'intérêt général, et ce par des processus de type essais-erreurs. Mais ce n'est pas nouveau: ce sont les contraintes qui font évoluer nos sociétés depuis longtemps, et ce sont elles qui, parfois, permettent à nos sociétés de devenir meilleures ou moins prédatrices pour la planète.

(1) Pour une présentation simplifiée, voir www.odc.public.lu/actualites/2006/07/12_ind_rich/cnrs_cepii.pdf(2) Pour davantage de renseignements, voir le livre de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les

Nouveaux Indicateurs de richesse, coll. Repères", La Découverte, 2e éd., 2007.

(3) Voir Odile Bovar et al., dossier "Les indicateurs de développement durable", Insee Références, 2008 (disponible sur le site www.insee.fr).

Denis Clerc, fondateur et conseiller d'Alternatives Economiques. Dossier Web n° 002 - février 2010

Notes(1) Pour une présentation simplifiée, voir www.odc.public.lu/actualites/2006/07/12_ind_rich/cnrs_cepii.pdf(2) Pour davantage de renseignements, voir le livre de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, coll. Repères", La Découverte, 2e éd., 2007.(3) Voir Odile Bovar et al., dossier "Les indicateurs de développement durable", Insee Références, 2008 (disponible sur le site www.insee.fr).

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Guillaume Duval Alternatives Economiques n° 221 - janvier 2004

0 3 . D é c r o i s s a n c e o u développement durable ?Deux camps s'opposent sur les réponses à apporter aux problèmes environnementaux et aux besoins de la population.

Les événements climatiques extrêmes se multiplient, les déchets s'amoncellent, les nappes phréatiques s'épuisent ou sont polluées, le pétrole va devenir rare et son contrôle fait l'objet de conflits de plus en plus violents, que ce soit en Irak ou en Tchétchénie. Dans le même temps, la capacité du système économique à répondre aux besoins sociaux est de plus en plus contestée. Les inégal i tés mondiales se creusent et si une partie de l'Asie est en train de sortir du sous-développement, c'est en adoptant un mode de vie dévoreur de ressources non renouvelables.

Bref, et chacun (ou presque) en convient désormais: on va dans le mur et il faut changer de mode de développement. Et pas dans un siècle, dès les prochaines années. Mais comment faire? Un débat de plus en plus vif oppose les partisans d'une "décroissance soutenable", organisant le recul de l'économie monétaire, aux tenants d'un "développement durable" permettant de concilier croissance et écologie.

Sur la gravité de la situation, il n'y a pas de désaccord majeur entre les tenants du

développement durable et les partisans de la décroissance. Ernst Ulrich von Weizsäcker, Amory et Hunter Lovins, tenants du développement durable (voir encadré page 51), reprennent à leur compte, dans leur rapport "Facteur 4", les très sombres prévisions établies par les Meadows dans leur célèbre rapport de 1972 au Club de Rome sur "les limites de la croissance". Ils envisagent notamment le risque d'un effondrement brutal des productions agricole et industrielle et de la population mondiale dans les prochaines décennies (voir graphique page 52). Quant à Lester Brown, autre tenant du développement durable, il consacre, dans Eco-économie, des pages aux "signes de la tension" qui ne rassurent pas davantage sur l'avenir. Il n'y a pas non plus de divergence sur la

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nécessité d'une décroissance très rapide de la consommation de matières premières et d'énergie, en particulier, bien sûr, des énergies fossiles.

L'éco-efficience au secours de la croissance

En revanche, les avis s'opposent sur le moyen d'y parvenir. Les tenants de l'éco-économie mettent en évidence les nombreux moyens techniques déjà connus pour consommer beaucoup moins de matières premières et d'énergie tout en produisant autant de biens et de services (à travers le recyclage et une autre conception des produits, voir page 56). C'est le fameux "facteur 4" d'Ernst Ulrich von Weizsäcker: on peut produire autant avec quatre fois moins d'énergie et de matières premières. D'autres, plus ambitieux encore, parlent de facteur 10.

Sans être des ennemis du marché, les tenants de l'éco-économie ne croient pas que les mécanismes marchands sont susceptibles de rétablir seuls les équilibres écologiques. Ils misent sur des politiques publiques très actives et sur une refonte des systèmes fiscaux en fonction de priorités écologiques. De plus, ils soulignent qu'il va falloir changer en un temps record l'essentiel de nos infrastructures: remodeler l'urbanisme, changer d'habitat, reconfigurer les moyens de production dans la plupart des industries, etc. Cet énorme effort d'investissement est générateur de croissance et, à la fois, nécessite de la croissance pour être mis en oeuvre: la croissance faible des vingt dernières années en Europe a plus freiné la transformation écologique des modes de production et de consommation qu'elle ne l'a accélérée.

Attention à l'effet rebond

Les tenants de la décroissance ne croient pas du tout à un tel scénario. Ils mettent en particulier en avant ce qu'on appelle l'effet rebond: à chaque fois qu'on a réussi à économiser telle ou telle matière première pour produire un bien ou un service, l'effet de ce gain d'éco-efficience (*) a été plus que compensé par un accroissement encore plus important des quantités produites. Exemple avec le développement des technologies de l'information et de la communication: elles devaient permettre de limiter la consommation de papier. Or, c'est l'inverse qui est constaté: du fait de ces technologies, jamais autant de choses n'ont été imprimées. Les tenants de cette analyse soulignent également l'impossibilité d'un recyclage intégral des matières premières: pour eux, le développement durable ne fait que retarder les échéances.

Le coeur de leur critique ne se fonde cependant pas sur ces difficultés bien réelles. Plus fondamentalement, ils reprennent le discours de ceux qui, avec Ivan Illich ou Jacques Ellul, critiquaient radicalement la société de consommation dans les années 60 et 70. "Ce n'est pas d'abord pour éviter les effets secondaires d'une chose qui serait bonne en soi qu'il nous faut renoncer à notre mode de vie - comme si nous avions à arbitrer entre le plaisir d'un mets exquis et les risques afférents. Non, c'est que le mets est intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien plus heureux à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux", disait Ivan Illich (1).

Que l'argent ne fasse pas le bonheur et que le produit intérieur brut (PIB) par habitant mesure très mal le bien-être, cela fait aujourd'hui l'objet d'un large consensus parmi ceux qui critiquent la société actuelle. Y compris chez ceux qui sont favorables au développement durable, comme Ernst Ulrich von Weizsäcker, Amory et Hunter Lovins, qui consacrent tout un chapitre de leur livre à cette importante question (2). Mais, entre relativiser le PIB comme seule mesure du bien-être et prôner sa diminution, il y a un pas qu'il vaut sans doute mieux ne pas franchir.

Des arguments qui ne sont pas tous bons

Les partisans de la décroissance assimilent la croissance de l'économie au seul développement des relations marchandes, agitant le spectre d'une marchandisation du monde. Si c'était le cas, ils

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auraient raison de vouloir faire reculer le PIB, mais ce n'est pas ce qui est observé: dans tous les pays développés, et cela malgré les discours et les efforts incessants des libéraux, la part de l'économie qui échappe à une logique purement marchande, via les prélèvements obligatoires, ne cesse d'augmenter. La croissance de l'économie monétaire n'est pas synonyme d'extension des rapports marchands: elle se traduit également par la mise en oeuvre de mécanismes de solidarité non marchands et par la mutualisation de nombreux services.

Les habitants des bidonvilles du Sud connaissent actuellement la marchandisation du monde: tout s'y achète et tout s'y vend (y compris souvent la justice et la police). Ce qui leur manque, et ce que la croissance peut et surtout doit leur apporter, ce sont des services non marchands comme des systèmes de santé, d'éducation, d'assainissement… Si on s'engageait sur la voie de la décroissance au Nord, il y a de fortes chances en revanche que ce soit cette partie mutualisée et non marchande de l'économie monétaire qui en fasse les frais la première. Les vingt dernières années de croissance faible en France et en Europe plaident plutôt en ce sens.

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Environnement et développement : les protagonistes

Le développement durable. Ce concept s'est répandu comme une traînée de poudre dans les années 90. Formalisée en 1987 dans le rapport de Gro Harlem Brundtland, "Notre avenir à tous", cette notion est véritablement entrée dans le débat public avec le Sommet de la Terre, à Rio, en 1992. La juxtaposition des deux termes fait son attrait. Développement signifie qu'on peut continuer à améliorer les conditions de vie de la population mondiale, notamment au Sud. Tandis que durable indique qu'on est parvenu à rétablir (ou à établir) des équilibres écologiques de sorte que l'économie "répond[e] aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs". Cette idée d'une réorganisation écologique de l'économie, qui n'interdit pas la croissance, est notamment portée par des auteurs comme l'Américain Amory Lovins, du Rocky Mountain Institute, et l'Allemand Ernst Ulrich von Weizsäcker dans leur livre Facteur 4 paru en 1995, ou par Lester Brown, le fondateur du Worldwatch Institute, dont le livre Eco-économie. Une autre croissance est possible, écologique et durable (tout un programme), vient d'être publié en France (voir notre entretien page 60).

La décroissance soutenable. "Il n'y a pas le moindre doute que le développement durable est l'un des concepts les plus nuisibles", écrivait en 1991 l'économiste Nicholas Georgescu-Roegen, le père spirituel du courant favorable à la décroissance. Contrairement aux tenants de la croissance zéro, dans les années 70, les adversaires du développement durable n'entendent pas se contenter de stabiliser l'activité économique, mais bien de la faire décroître. Ils considèrent qu'on ne peut pas espérer résoudre les problèmes écologiques en continuant à accroître la production de biens et de services. Leur tête pensante la plus connue actuellement est l'économiste Serge Latouche. Leurs thèses sont relayées en France par les revues Silence et L'écologiste. La candidature, finalement avortée, de Pierre Rabhi à l'élection présidentielle de 2002 se voulait porteuse de ce courant de pensée. Ils sont appuyés par des groupes comme les Casseurs de pub, qui associent décroissance et lutte contre les marques et les multinationales. Les partisans de la décroissance ont notamment fait parler d'eux en organisant, en septembre 2003, un grand colloque international à la mairie de Lyon (1).

(1) Voir le programme et les interventions sur le site www.decroissance.org

[1] Voir le programme et les interventions sur le site www.decroissance.org

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De plus, pour résoudre les problèmes environnementaux, il n'y a guère d'autre solution que d'accroître le coût de nombreuses consommations (l'air, l'eau, le pétrole, les minerais, etc.), dont les prix actuels ne reflètent pas les dégâts causés sur l'environnement. Pour mettre fin à cette sous-tarification, cause de nombreux gaspillages, il ne s'agit pas de marchandiser encore plus le monde, mais d'imposer des taxes supplémentaires qui reflètent les coûts supportés par la collectivité. Cette indispensable extension de la sphère de l'économie monétaire est elle aussi porteuse d'une croissance de son volume.

Les tenants de la décroissance dénoncent enfin les gaspillages qui caractérisent nos modes de vie par rapport à ce qui serait indispensable pour assurer nos besoins de base, se nourrir, se vêtir, se chauffer… Ils pointent notamment la mode des marques et les dépenses publicitaires qui la nourrissent. Mesurés à l'aune de nos stricts besoins physiques, le gaspillage ne fait aucun doute. Comme les profits qu'en tirent quelques multinationales.

Ceci dit, le capitalisme n'a pas inventé cette forte propension des hommes et des femmes à dépenser beaucoup de temps et d'argent pour des consommations "irrationnelles". Les plus beaux monuments que nos ancêtres ont laissés sont le plus souvent des palais, des temples ou des cathédrales, alors même que la satisfaction de leurs besoins primaires était à l'époque bien moins évidente encore qu'aujourd'hui. Il n'empêche, ils réservaient à ces constructions de prestige la meilleure part des richesses qu'ils produisaient.

Les formes de consommation irrationnelles d'aujourd'hui ont perdu tout substrat religieux. Mais leur fonction psychologique de réassurance individuelle et d'affirmation de soi vis-à-vis des autres est-elle si différente d'hier? En disant cela, il ne s'agit pas de minimiser l'impact négatif, notamment écologique, des achats compulsifs et des multiples produits jetés sans être véritablement usés. Ni de dédouaner les pouvoirs publics de leur responsabilité dans la lutte contre ces comportements, et surtout contre les offres qui les suscitent, avec notamment les effets que l'on connaît en termes de santé publique. Mais il faut souligner la difficulté d'infléchir ces habitudes dans un cadre qui respecte les libertés individuelles. De tels comportements ne tiennent en effet pas simplement à la capacité d'intoxication de la publicité.

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Les catastrophes ne dopent pas la croissance

Pour expliquer l'absurdité du PIB et leur volonté de le voir baisser, les tenants de la décroissance soulignent souvent que les guerres, les accidents, les épidémies et autres catastrophes sont des facteurs de croissance. Cet argument, souvent avancé (1), est pourtant inexact: l'argent consacré à réparer les dégâts causés par telle ou telle catastrophe naturelle ou humaine, est certes comptabilisé dans le PIB, mais il ne contribue pas à accélérer sa croissance. Si la catastrophe n'avait pas eu lieu et qu'on avait dépensé le même argent à créer des infrastructures supplémentaires ou à améliorer la vie des hommes et des femmes au lieu de s'en servir pour enterrer les victimes, l'économie aurait connu une croissance supérieure dans les années ultérieures. Des catastrophes ou des guerres sont toujours un handicap pour la croissance économique.

(1) Et repris par Patrick Viveret dans son rapport Reconsidérer la richesse, éd. de l'Aube, 2003.Voir sur www.attac.org/fra/list/doc/viveret.htm

[1] Et repris par Patrick Viveret dans son rapport Reconsidérer la richesse, éd. de l'Aube, 2003.Voir sur www.attac.org/fra/list/doc/viveret.htm

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La question centrale de la démocratie

Que peut-on faire dans un cadre démocratique? Cette question est centrale dans le débat qui oppose les tenants du développement durable aux partisans de la décroissance. Un des risques que nous courons au XXIe siècle, c'est qu'on nous refasse, au nom de l'urgence écologique, le coup qu'on nous a fait au XXe siècle au nom de l'injustice sociale: une avant-garde autoproclamée s'arrogeant, au prétexte d'une prescience infaillible de l'avenir, la mission de faire le bonheur du peuple malgré lui et d'accoucher aux forceps d'un "homme nouveau".

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Les femmes, la démographie et la croissance

La dynamique explosive de la population mondiale a joué un rôle majeur dans les déséquilibres écologiques. Le rétablissement de ces équilibres nécessite de maîtriser l'évolution démographique. La rapidité avec laquelle la situation évolue au Sud sur ce plan constitue un des rares aspects plutôt positifs de l'état du monde: les femmes des pays en développement mettaient au monde en moyenne 2,8 enfants en 2001, contre 5,7 enfants en 1960. Et cette évolution est très marquée dans des pays où l'on ne s'y attend pas forcément: en République islamique d'Iran, les femmes n'ont plus que 2,6 enfants en moyenne aujourd'hui, contre 6,1 en 1980.

Cette transition démographique est liée à de nombreux facteurs. Elle entretient cependant incontestablement un rapport étroit avec le changement de statut social des femmes, qui cherchent partout à sortir du rôle exclusif de "productrices de services non rémunérés" au sein de la famille pour entrer à leur tour de plain-pied dans l'économie monétaire. Une révolution qui, au Nord comme au Sud, a contribué à la croissance économique, via le développement du salariat. Que ce soit dans le non-marchand, à travers par exemple la généralisation de la scolarisation des enfants, ou dans le marchand, avec notamment le développement de la restauration hors domicile. Il n'est pas sûr que les femmes rêvent d'un retour à un mode de vie plus "naturel" et moins ancré dans l'économie monétaire.

Le développement durable en manque de crédibilité

L'engouement des dirigeants politiques et économiques pour le développement durable nuit sans doute davantage à sa crédibilité qu'il ne la renforce. Les grandes entreprises s'en sont emparées avec enthousiasme sans qu'on ait pu constater une diminution de la production de déchets ni des émissions de gaz à effet de serre. Les ONG n'ont guère de difficultés à débusquer le greenwashing, le double langage des firmes transnationales en matière d'environnement.

De même, les politiques ont multiplié les discours sur ce thème sans les accompagner d'une réelle action. Dans cet exercice, les dirigeants français sont à la pointe. A peine Jacques Chirac avait-il déclaré au sommet de Johannesburg, en septembre 2002, que "notre maison brûle et nous regardons ailleurs… La Terre et l'humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables", que son gouvernement s'empressait de réduire les subventions aux transports en commun en site propre tout en reléguant les économies d'énergie au dernier rang de ses préoccupations. De quoi se méfier du développement durable.

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C'est notamment parce qu'ils ne croient pas possible de "vendre" démocratiquement aux habitants du Nord une baisse de leurs biens et de leurs services que les tenants du développement durable cherchent les moyens de dissocier croissance et consommation de matières premières. Ils considèrent que, pour limiter les inégalités mondiales dans un cadre pacifique et démocratique, on ne peut se contenter de prendre aux habitants du Nord pour donner à ceux du Sud.

Les tenants de la décroissance, quant à eux, sont généralement conscients de la difficulté de faire adopter démocratiquement leur projet politique. Ils refusent cependant l'idée d'imposer la décroissance par la force et ont confiance dans leur capacité à convaincre leurs concitoyens de la choisir volontairement.

Le monde idéal qu'ils décrivent dans le quiz "Etes-vous développement durable ou décroissance soutenable?", qui clôt l'ouvrage Objectif décroissance publié par la revue Silence, n'incite toutefois guère à l'optimisme quant à leurs chances de succès: monsieur ou madame "décroissance soutenable" n'a pas de téléviseur et ne regarde donc pas "certains soirs, les émissions intelligentes", il n'a pas non plus d'ordinateur personnel et de voiture, ne prend jamais l'avion et ne pratique pas le tourisme éthique, il n'achète pas de café, de thé ou de chocolat, même issus du commerce équitable et labellisés Max Havelaar, et ne veut pas entendre parler de taxe Tobin; il ne place pas son argent dans des fonds éthiques… Dur, dur!

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Au Québec, la simplicité volontaire

Le courant en faveur de la décroissance a un pendant au Québec: dans la belle province, il se nomme la simplicité volontaire. Le cinéaste Denys Arcand évoque ce mouvement dans Les invasions barbares. Dans une société québécoise au mode de consommation fortement influencé par celui de son voisin américain, l'idée rencontre un certain écho. Diane Gariepy et Dominique Boisvert, respectivement enseignante et avocat et parents de deux grands garçons, ont ainsi fait le choix de la "simplicité volontaire". Ils vivent depuis vingt-cinq ans avec des revenus plus que modestes, en travaillant dans le milieu associatif ou à temps partiel, en vivant en communauté, etc. Nous y sommes venus pour des raisons de justice sociale, après avoir constaté sur le terrain que c'était la manière dont nous consommions chez nous qui rendait la vie difficile ailleurs", racontent-ils. "Chacun peut entreprendre cette démarche quelle que soit sa situation de départ, explique Jacinthe Laforte, responsable du Réseau québécois pour la simplicité volontaire. Elle s'avère non seulement bénéfique sur le plan personnel, mais mène aussi à un niveau de conscience d'autres problèmes liés à la société."

Beaucoup viennent à la simplicité volontaire pour des raisons individuelles, mais ils sont très vite amenés à réfléchir à l'impact social et écologique de leur mode de vie. "Je me suis rendu compte qu'avant, j'avais besoin de consommer pour combler une espèce de vide. Maintenant, j'ai réduit mon train de vie et je m'engage sur le plan associatif avec des personnes qui ont les mêmes aspirations", explique Dominique d'Anjou, trentenaire et père d'une petite fille. La simplicité volontaire permet de faire le lien entre les différentes composantes de la réflexion sur la société et d'agir dès aujourd'hui sans attendre un hypothétique grand soir, estiment Diane Gariepy et Dominique Boisvert."Il y a un véritable potentiel révolutionnaire dans la simplicité volontaire, mais je pense que les gens ne veulent pas ou ne sont pas encore prêts à le voir", concluent-ils cependant.

>En savoir pluswww.simplicitevolontaire.org, le site du Réseau québécois pour la simplicité volontaire.

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Quoi qu'il en soit, et quel que soit le parti finalement choisi entre développement durable et décroissance soutenable, le temps presse: il faudra trouver les moyens de transformer profondément les modes de production et de consommation dans les années qui viennent.

• * Eco-efficience : : capacité à augmenter la production de biens tout en diminuant la consommation de matières premières et d'énergie.

En savoir plus

Développement durable"Facteur 4: deux fois plus de bien-être en consommant deux fois moins de ressources", rapport au Club de Rome, par Ernst Ulrich von Weizsäcker, Amory Lovins et Hunter Lovins, éd. Terre vivante, 1997.Eco-économie. Une autre croissance est possible, écologique et durable, par Lester Brown, éd. du Seuil, 2003.Vers une écologie industrielle. Comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-industrielle, par Suren Erkman, éd. Charles-Léopold Meyer, 1998.www.rmi.org, le site du Rocky Mountain Institute d'Amory Lovins.www.earth-policy.org, le site de l'Earth Policy Institute de Lester Brown.www.wupperinst.org, le site du Wuppertal Institut.Décroissance soutenableObjectif décroissance. Vers une société harmonieuse, par la revue Silence, éd. Parangon, 2003.Décoloniser l'imaginaire, par Serge Latouche, éd. Parangon, 2003.La décroissance. Entropie, écologie, économie, par Nicholas Georgescu-Roegen, éd. Sang de la Terre, 1995.www.decroissance.org, le site de l'Institut d'études économiques et sociales pour la décroissance soutenable.http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Nicholas_Georgescu-Roegen, un site sur l'oeuvre de Nicholas Georgescu-Roegen.www.apres-developpement.org, le site de l'association La ligne d'horizon.

Article issu du dossier Comment sauver la planète (et l'humanité...)

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Par Rodrigue Coutouly31-10-2012

04. La récession durableDans nos sociétés complexes où l'information circule en flot continu, on peut observer ce fait indéniable : il n'y a aucun rapport, aucun lien entre le développement durable et la crise économique.

La crise économique est un sujet récurrent dans les médias depuis 2008 : elle (pré)occupe le personnel politique, les médias, les économistes et les citoyens qui en entendent parler tous les jours. Crise des 'subprimes', crise de la dette, chômage croissant, ralentissement dans les pays émergents, elle est partout, sous des formes diverses.

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Les intellectuels tentent de l’analyser avec les grilles du passé : crise de 29, crise de 73, déclin de l’Empire romain. Le consommateur et le chômeur font le dos rond en attendant qu’elle passe. Le journaliste et l’expert guette la reprise. Car, la crise est, par définition, cyclique. Elle est condamnée à disparaître. Chacun attend sa fin. Chacun guette le taux de croissance, le seul indicateur important.

Personne ne fait le lien entre la crise et le développement durable. Il s’agit de deux mondes, deux champs de réflexion qui n’ont rien à voir.

Le développement durable est un sujet qui préoccupe moins de gens : les géographes et les écologistes essentiellement. Elle est pourtant dans les programmes scolaires de tous les collégiens et lycéens de France. Dans les manuels de géographie et dans les livres qui lui sont consacrés, on parle de biodiversité, du cycle de l’eau, de l’avenir énergétique. On y réfléchit à la préservation des ressources, à la satisfaction des besoins des populations. On cherche les liens entre société, économie et environnement.

Le développement durable suppose de prendre de la hauteur par rapport aux convulsions du monde, de regarder la planète du haut d’un hélicoptère, comme le fait Yann Arthus-Bertrand, de scruter l’évolution des paysages. Le développement durable regarde vers l’avenir. Il tourne le dos aux crises actuelles et imagine un monde meilleur à l’échelle des décennies à venir.

Les deux concepts, les deux réflexions évoluent chacune de leur côté, sans jamais se joindre, comme si le développement durable n’avait rien à voir avec le taux de croissance, comme si la crise économique était un phénomène sans aucun rapport avec l’idée de développement.

Deux systèmes de pensée, dominés pour l’un par les économistes, pour l’autre par les géographes. Deux manières de regarder notre monde et notre planète. Deux mondes qui s’ignorent.

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Et pourtant, dans les raisonnements des uns et des autres, le lien -ténu- est là : les économistes évoquent le coût croissant des ressources comme un facteur explicatif -parmi d’autres-. Le développement durable considère l’économie comme un champ d’analyse en interrelation avec d’autres champs de réflexion.

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Développement durable / Récession durable :

Développement supportable : Quand va-t-on enfin corriger cette erreur de traduction historique de l’anglais vers le français ? Il n’y a pas et il n’y aura jamais de développement durable. C’est un oxymore. Car tout développement matériel implique une perte de naturalité. Toute infrastructure s’impose au détriment de la biosphère.

L’expression anglaise 'sustainable development' (développement supportable) est donc juste, elle. Il faut bel et bien viser un développement matériel aussi supportable que possible pour la planète et pour les sociétés humaines.

Le seul développement vraiment durable est immatériel. Ce sont les développements des consciences, de la solidarité, de la simplicité joyeuse, du pacifisme, des cultures, d’une agriculture locale, douce et équitable, etc.

En revanche, entretenir le mythe que les développements matériel, industriel, immobilier ou autres peuvent être sans impact sur la durée, c’est entretenir une illusion qui offre un alibi bien pratique aux idéologues de la croissance infinie et du profit inégalement réparti.

> commentaire d'un internaute 'Jef', le 31.10.2012 à cet article.

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Personne ne fait cependant un lien direct, n’esquisse une relation analogique entre ces deux univers. Personne ne voit la crise actuelle comme un échec du développement durable. Personne ne cherche à comprendre le lien puissant entre l’offre déclinante de multiples ressources et la demande croissante de ces mêmes ressources. Personne n’envisage le ralentissement généralisé de l’économie mondiale, la crise durable que nous vivons comme un processus qui puisse avoir ses racines dans les tensions qui -partout- augmentent sur la planète entre des ressources insuffisantes pour des populations en demande de consommation.

La récession s’étend, le ralentissement économique se généralise. Et ce processus en cours n’est que le premier écho d’un échec d’un développement durable espéré. La crise sera durable. Les économistes, aveuglés par le décollage économique des pays émergents depuis une décennie, ne le voient pas. Les acteurs du système économique sont préoccupés par l’évolution des profits et des richesses. L’argent guide leur décision. Ils ne voient pas, ils ne voient plus que le monde est fait aussi de paysages et ressources matérielles et naturelles. Ils n’observent plus les transformations inexorables des paysages qu’ils parcourent tous les jours. Ils ne font pas de lien entre la baisse tendancielle des profits depuis 30 ans, accentués durablement depuis la crise de 2008, et la dégradation anthropique de l’environnement dans lequel ils vivent.

Rodrigue Coutouly : Principal de collège, agrégé d’histoire-géographie, j’ai été, dans une autre vie, technicien forestier à l’Office national des forêts et j’ai travaillé en Afrique sahélienne.!

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01-03-2013Jean Gadrey

05. La croissance n’est pas la solution, c’est le problème

(Crédit photo : GaleriaArteUrbana - flickr) Nulle en 2012 et sans doute encore en 2013, la croissance flanche. Mais vivre sans elle est-il pire que tout ? Pas si sûr, pour l'économiste Jean Gadrey qui dénonce l'aveuglement des élites économiques et politiques.Le Baromètre de cet article

On nous dit que, sans croissance, c’est la régression sociale, on ne peut pas réduire les dettes, ni le chômage, ni la pauvreté, et l’on n’aura pas les moyens d’engager la transition écologique. Pourtant,

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je propose de dire "Adieu à la croissance", qui est le titre de mon livre (voir les bonnes feuilles sur le site d’Alternatives économiques).

Il serait temps que les économistes, s’ils veulent être "responsables", prennent en compte les risques écologiques et qu’ils se posent les questions suivantes : et si ce culte de la croissance relevait d’un aveuglement des élites économiques et politiques ? Et si la quête de la croissance, fondée sur des gains de productivité sans fin, était l’un des facteurs de crises, voire la plus grave des menaces à terme pour l’humanité ? Et si, quoi que l’on fasse, la croissance ne revenait jamais dans les pays "riches" ? Et si une "prospérité sans croissance" était possible et nécessaire pour sortir de la nasse où nous sommes ? Et si notre pays était immensément riche sur le plan économique, ce qui permettrait de faire face à tous les défis, sans croissance, dans le cadre d’une transition ambitieuse ?

Ces hypothèses sont de plus en plus crédibles. Le graphique joint représente l’évolution, depuis 1949, des taux annuels de croissance. On ne peut certes rien en conclure sur les évolutions futures, mais cela pourrait au moins faire réfléchir les dévots de la croissance.

Les causes du plongeon

Bien des raisons expliquent cette baisse spectaculaire. La poursuite de la croissance se heurte d’abord à différentes limites sociales. Elle n’est plus depuis longtemps un facteur de mieux vivre, vu qu’elle est définie comme la progression quantitative d’un "truc technique", le PIB (Produit intérieur brut), lequel n’a pas été fait pour enregistrer la qualité de la vie individuelle et collective, les dommages écologiques, les inégalités, le temps libre, le bénévolat, le travail domestique, etc. Comme le disait en mars 1968 le sénateur Robert Kennedy, quelques mois avant son assassinat, "le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut d’être

vécue". C’est à un constat semblable qu’est parvenue la "Commission Stiglitz" quarante ans plus tard !

Mais la raison qui va devenir la plus importante est écologique. Elle est résumée par cette citation d’un grand économiste américain, Kenneth Boulding : "Celui qui pense qu’une croissance exponentielle infinie est possible dans un monde fini est soit un fou soit un économiste."

La finitude des ressources naturelles se manifeste notamment par les premiers effets du pic du pétrole et de bien d’autres pics (le "peak all", le pic de tout), qu’il s’agisse de ressources non renouvelables, extraites du sous-sol, qui s’épuisent et dont le prix va grimper sans cesse, ou de ressources en principe renouvelables mais tellement surexploitées qu’elles ne parviennent plus à se renouveler : climat, eau, biodiversité, forêts, terres arables…

Les avocats de la croissance à perpétuité font penser à de mauvais médecins qui jugeraient la santé d’une personne par la croissance de sa taille et de son poids alors qu’elle a atteint un âge où son développement qualitatif, individuel et social, devrait primer. C’est pour cela que nous vivons sous un régime d’obésité consumériste, au demeurant très inégalitaire.

Et le chômage dans tout ça ?Mais alors, si la croissance prend fin dans les pays riches, et s’il faut le souhaiter pour diverses raisons, en particulier pour préserver ou restaurer des patrimoines naturels vitaux aujourd’hui endommagés, le chômage ne va-t-il pas poursuivre son envolée ?

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La fin de la croissance sera en effet un drame pour l’emploi si l’on prolonge la trajectoire productiviste symbolisée par les Trente Glorieuses, car les gains de productivité détruisent l’emploi s’il n’y a pas assez de croissance. Sauf – c’est une première piste à exploiter – si l’on réduit la durée du travail. Je suis favorable au passage assez rapide et négocié en France aux 32 heures ou à la semaine de quatre jours à la carte. Mais ce n’est pas la seule piste.

En effet, rien ne nous condamne à viser toujours plus de productivité, surtout quand on mesure les dégâts humains et écologiques que cela entraîne, mais aussi la dégradation de la qualité dans bien des cas, dont des cas récents dans l’agriculture et l’alimentation. Il faut s’orienter vers des gains de qualité et de durabilité (le "toujours mieux" à la place du "toujours plus"), qui ont déjà été dans le passé des sources de création d’emplois et qui devraient l’être beaucoup plus à l’avenir : agroécologie, construction et isolation thermiques, énergies renouvelables, circuits courts, relocalisation, mobilité douce, services de bien-être, etc.

Par exemple, on a besoin d’environ 30% d’emplois en plus dans l’agriculture biologique pour produire les mêmes quantités, donc sans croissance quantitative. On est là dans une logique vertueuse favorable aussi bien à l’environnement qu’à la santé publique, à l’emploi et au sens retrouvé du travail. C’est vrai dans bien d’autres activités. La soutenabilité écologique et sociale n’est pas l’ennemie de l’emploi, et donc de la protection sociale, contrairement au productivisme. Encore faut-il des politiques résolues pour cette grande bifurcation, et une réduction des inégalités. Des scénarios de très bonne qualité existent, il faut les mettre à l’agenda politique. Ils ne sont nullement régressifs, bien au contraire.

5% du PIB part en dividendesPrivés de croissance, reste à savoir comment les pouvoirs publics pourraient dégager les financements nécessaires à la protection sociale et à la transition écologique sans creuser la dette. En réalité, on cherche les clés sous le réverbère de la croissance et pas là où elles se trouvent, du côté des inégalités, des privilèges, du pouvoir économique d’une infime minorité, et de la maîtrise du crédit. En termes économiques, les Français sont environ deux fois plus riches qu’au début des années 1970. En fait, les "marges de manœuvre" financières de gouvernements qui chercheraient les clés au bon endroit sont considérables. Voici trois exemples.

D’abord, depuis les années 1980, le partage de la richesse économique (la "valeur ajoutée") a évolué en faveur des profits (principalement les dividendes) et en défaveur des salaires, dans des proportions énormes. Le graphique 2 représente les dividendes versés par les entreprises aux actionnaires depuis 1949 en pourcentage de la masse salariale. Il se passe de commentaires. Aujourd’hui, 100 milliards d’euros annuels, soit 5% du PIB, partent en dividendes. Il faudrait cinq fois moins que ce montant pour éradiquer la pauvreté !

Ensuite, selon un rapport du député UMP Gilles Carrez, les niches fiscales représentent au bas mot 100 à 120 milliards d’euros par an de manque à gagner pour l’Etat. Certaines sont justifiées, mais plus de la moitié ne le sont pas et sont jugées inefficaces par la Cour des Comptes.

Enfin, l’évasion fiscale et la fuite dans les paradis fiscaux, plus la fraude fiscale, représentent elles aussi plusieurs dizaines de milliards d’euros de pertes sèches qui ne peuvent servir ni les objectifs sociaux ni les finalités écologiques.

Ajoutons à cela le fait qu’en se privant de la création monétaire par leur propre banque centrale (c’est-à-dire de la maîtrise du crédit), les Etats de la zone euro se sont privés d’un instrument majeur

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de réorientation écologique des investissements. Il faudrait, comme le demandent la Fondation Nicolas Hulot, le "collectif Roosevelt" et d’autres associations, récupérer cet outil pour financer la transition.

Quand il s’agit de "sauver l’humanité", ne pourrait-on pas faire ce qu’on a fait pour "sauver les banques" ?

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Pierre Haski | Cofondateur 13.02.2009

06. Paul Ariès : "Les décroissants ne sont pas des talibans verts"

Paul Ariès au Forum social départemental de Haute-Savoie, 2008 (Wikimedia Commons).

Paul Ariès est considéré par beaucoup comme un "gourou". L’idéologue de la décroissance a longtemps prêché dans le désert, mais la crise a donné à son discours un nouvel écho, qui lui vaut d’être invité à débattre par Europe écologie, ou

de faire une (modeste) apparition sur les plateaux de télévision. Rue89 l’a interrogé sur sa vision, et sa stratégie, notamment en vue d’une possible candidature "décroissante" en 2012.

Longtemps spécialiste des sectes contre lesquelles il s’est fortement engagé, puis parti en guerre contre la malbouffe comme symbole de la mondialisation, le politologue et écrivain Paul Ariès est aujourd’hui la figure la plus en vue du courant, très divers, de la décroissance.

Ultra-minoritaire dans un pays où la quasi totalité des partis politiques fondent leurs hypothèses sur un retour de la croissance, ce courant a longtemps été associé à l’idée d’une régression, d’un retour à la bougie et au puits, avant de commencer à entrer dans le champs du débat politique, notamment

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Le rédacteur :JEAN GADREY

Professeur émérite d’économie à l’Université Lille 1. Collabore régulièrement à Alternatives économiques. Auteur de "Socio-économie des services", "Les nouveaux indicateurs de richesse", avec Florence Jany-Catrice (La Découverte, coll. Repères), "En finir avec les inégalités" (Mango, 2006) et "Adieu à la croissance" (Les petits matins/Alternatives économiques).

Jean Gadrey est économiste et membre en 2008-2009 de la "Commission Stiglitz".

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au sein des écologistes divisés sur la question comme l’ont montré les Journées d’été Verts-Europe écologie de Nantes.

Paul Ariès reconnaît que la décroissance a longtemps été négative avant de commencer à devenir une force de proposition. Dans cet entretien, réalisé en complément du dossier du numéro 3 de Rue89 Le Mensuel, titré "et si la croissance ne revenait plus ?", "l’objecteur de croissance", comme il se définit, évoque l’hypothèse, non encore tranchée, d’une candidature à la présidentielle de 2012 pour avancer ses idées. Entretien.

Rue89 : Votre cible est autant la gauche que le système capitaliste ?

Paul Ariès : Il y a deux systèmes qui, par-delà leurs différences qui sont énormes, ont totalement pillé la planète pour nourrir leur machine productiviste. Sauf que ces deux systèmes ne se trouvent pas aujourd’hui dans la même situation.

Les droites, les milieux d’affaires, ont un vrai projet, qui est celui du capitalisme vert. Alors que les gauches, à l’échelle internationale, restent largement aphones. Parce qu’elles ne savent pas comment concilier ces nouvelles contraintes environnementales, avec le souci de justice sociale, et le besoin de reconnaissance face à une société du mépris.

Mais il y a toujours eu deux gauches. L’une antiproductiviste, d’un antiproductivisme populaire spontané, celui des paysans qui pendant un siècle et demi ont combattu contre le passage de la faucille à la faux pour préserver le droit de glanage, un certain mode de vie ; celui de ces ouvriers cassant les usines qui prenaient leur place ; celui du "Droit à la paresse" de Paul Lafargue, c’est ce mouvement historique pour la réduction du temps de travail. Cette gauche a toujours été minoritaire, et surtout, elle a été ridiculisée, moquée.

Et on a toujours eu une gauche productiviste, qui avait foi dans le progrès. Sauf que cette gauche productiviste, qui a été dominante au XXe siècle, a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Elle ne peut plus promettre que demain on vivra tous comme des petits bourgeois, que demain sera le pays de Cocagne.

Donc ça crée des possibilités, je l’espère, c’est un pari, de créer aujourd’hui une gauche antiproductiviste qui devienne optimiste.

"Etre des empêcheurs de développer en rond" ? Pourquoi avoir fait de Daniel Cohn-Bendit le symbole de ce que vous combattez, en le qualifiant d’"idiot utile du capitalisme vert" ?

Ce qui m’intéressait dans Cohn-Bendit ["Cohn-Bendit, l’imposture", par Paul Ariès et Florence Leray, éd. Milo, ndlr], ce n’est pas la personne mais de quoi il est le symptôme. Le succès électoral d’Europe écologie repose sur des bases idéologiques pas claires.

Si les gens ont voté Cohn-Bendit en pensant sauver la gauche et pour sauver une écologie politique antiproductiviste, ils ont été abusés. On voit bien qu’aujourd’hui Europe écologie est à la croisée des chemins. Tout comme la gauche.

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Il va falloir choisir entre Corinne Lepage et l’objection de croissance. Il y a des positionnements politiques qui doivent se faire. Ces divisions, qui sont bien réelles à l’intérieur du mouvement, sont effectivement masquées par les succès électoraux.

Ce qui est urgent, c’est une recomposition véritable d’une gauche antiproductiviste. Je travaille avec d’autres au rapprochement des écologistes antilibéraux -ce qui exclue fondamentalement Cohn-Bendit ou Lepage- et des gauches antiproductivistes.

Je ne dis surtout pas que c’est autour de la décroissance que les choses vont se faire. Nous ne sommes pas la petite grenouille qui a vocation à devenir aussi grosse que le bœuf. Notre fonction, c’est d’être des empêcheurs de développer en rond. C’est de poser des questions à l’ensemble des forces politiques, avec l’espoir qu’effectivement on arrive à faire que les minorités qui portent ces idées arrivent à converger.

"Nous marquons le retour des “partageux”" Votre discours est-il audible auprès des gens qui manifestent pour maintenir la retraite à 60 ans ?

D’abord il me semble que les premiers qui ont à gagner à la décroissance, ce sont les plus pauvres. Pas seulement parce que ce que nous voulons avant tout c’est la décroissance des inégalités sociales, mais aussi parce que le style de vie, qui est tout à fait à distinguer de la notion de pouvoir d’achat, correspond effectivement à des styles de vie populaires.

Avec la revue Le Sarkophage, nous avons organisé l’an dernier notre premier grand colloque sur le thème "Ralentir la ville pour la rendre aux plus pauvres". Des projets comme Slow Food, ou le Réseau international des villes lentes, posent les bonnes questions. Et notre deuxième colloque, dans l’Essonne en novembre, sera sur le thème de la gratuité des services publics locaux, là encore avec cette visée sociale.

Comme on sait que le gâteau -le PIB- ne peut plus grossir, la grande question devient celle du partage. Nous marquons le retour des "partageux".

"Passer du socialisme du nécessaire à un socialisme gourmand"

Par rapport à la question des retraites, la décroissance, si elle devait être appliquée, ne créerait pas effectivement des ressources, d’où la nécessité de déplacer le débat.

La question des retraites pose aujourd’hui la question des revenus garantis. On justifie les écarts de revenus, au moment de l’activité des salariés, par la nécessité de rémunérer les compétences et de ne pas faire fuir les plus performants. Ce discours ne tient plus quand on parle à des gens qui deviennent inactifs.

De la même manière qu’il faut rendre aux anciens toute leur place dans la société, parce qu’ils sont les meilleurs représentants de la lenteur, nous pensons que les anciens peuvent être le vecteur de ce combat pour le revenu garanti.

Je me reconnais pleinement dans le mouvement lancé par d’anciens résistants autour de la republication du programme du Conseil national de la résistance, "Les Jours heureux". Au moment où la France était ruinée, à genoux sur le plan économique et industriel, on a su trouver effectivement les moyens financiers pour permettre cette solidarité avec la Sécurité sociale.

Aujourd’hui, avec une France beaucoup plus riche, on voudrait casser cette Sécurité sociale. Il nous semble possible de rénover, d’approfondir les services publics.

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Ce qui est urgent, c’est de passer du socialisme du nécessaire à un socialisme gourmand. Il faut en finir avec cette idée de génération sacrifiée, de lendemains qui chantent, c’est dès maintenant qu’il faut construire une société totalement différente.

Nous avons besoin, dans le cadre de la société capitaliste, de pouvoir faire sécession, c’est-à-dire de reconstruire des façons d’être. On a su le faire au XIXe siècle, et même au début du XXe, avec ce qu’on a appelé le "socialisme municipal". On a su avoir une gauche qui était une contre-société qui reposait sur des valeurs, sur des façons d’être, qui n’étaient pas celles du mode dominant.

"La décroissance, une politique des petits pas" Peut-on pratiquer la décroissance dans un seul pays ? Ne risque-t-on pas de se retrouver avec la décroissance au Nord, et la croissance au Sud ?

C’est un vrai débat. Mais les questions que pose la décroissance ne sont pas réservées à la France ou aux pays riches. Elles sont abordées en Afrique, de façon massive en Amérique latine, et moins en Asie. Le mouvement de la décroissance n’est pas séparable de ce qu’a pu être le mouvement des paysans sans terre ou de Via Campesina. Les questions que nous posons, avec notre vocabulaire spécifique, appartiennent aux plus humbles.

La décroissance, ce n’est pas l’annonce du Grand Soir, c’est exactement l’inverse. La décroissance, c’est aussi une politique des petits pas, comme celui qu’ont fait des communes de l’Essonne qui ont décidé de donner gratuitement une quantité d’eau à tous leurs administrés.

Donc vous pouvez avoir une période de cohabitation entre croissance et décroissance ?

Bien sûr, l’enjeu c’est de créer des dynamiques de rupture. Bien sûr qu’il faut en finir avec le capitalisme, mais à nos yeux ça ne suffit pas. Parce que le pétrole socialiste n’est pas plus écolo que le pétrole capitaliste, ou le nucléaire socialiste ne serait pas plus autogérable. Nous sommes à la fois anticapitalistes et antiproductivistes.

Il faut penser la transition, ça ne se fera pas d’un coup. Cette politique des petits pas, qui n’oppose pas chaque petit pas avec l’objectif final, est la seule possible. C’est aussi la seule démarche possible pour rendre le projet désirable.

Par où commencez-vous ?

Nous avons décidé de nous battre d’ici 2012 sur quatre grands mots d’ordre d’égale importance :

• la question du ralentissement, car on sait depuis les travaux de Paul Virilio que toute accélération de la société se fait au détriment des plus faibles ;

• la relocalisation, ce qui peut poser la question d’une fiscalité adaptée, voire la création de monnaies régionales ;

• la question de la simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance ;

• la question du partage, c’est-à-dire la question du revenu garanti couplé à nos yeux à un revenu maximal autorisé.

Ce revenu garanti est l’une des manières que nous avons de réduire la part de l’économie dans nos sociétés. Il doit être attribué en partie en monnaie nationale, l’euro, en partie en monnaie régionale à inventer, et en partie en droits de tirage sur les biens communs (tant de Kw/heure gratuits, tant de mètres cubes d’eau gratuits, de transports en commun urbains gratuits...). Le fait de raisonner en terme d’usage et plus en termes monétaires marque une rupture.

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Ce revenu garanti est aussi un pari anthropologique, je veux dire que nous sommes conscients que ça peut foirer. Il s’agit de dire que nous ne sommes pas seulement des forçats du travail et de la consommation, mais beaucoup d’autres choses.

Un des coups de génie du capitalisme a été d’"insécuriser" les gens. "Insécurisés" sur le plan économique, mais aussi sur le plan social avec la casse des identités collectives, "insécurisés" aussi sur le plan individuel avec la difficulté que l’on a de se construire. Nous pouvons au moins agir sur la sécurité économique. Ce n’est pas la fin du travail, mais la fin du travail aliéné.

On vous rétorquera à droite comme à gauche que ça fera fuir l’investissement dans un monde ouvert.C’est ce même discours qu’on entendait déjà au XIXe siècle quand on a voulu supprimer le travail des enfants, au XXe siècle quand on a créé les congés payés. D’où l’importance symbolique de la republication du programme du Conseil national de la résistance qui montre que quand on a la volonté politique, l’intendance suit.

J’ai été furieux, lors des dernières régionales, d’entendre des listes de gauche dire qu’elles étaient contre la gratuité des transports en commun. Pourquoi refuser aux transports ce qu’on accorde à l’école publique ?

Il y a deux conceptions de la gratuité :

• l’une d’accompagnement du système, qui n’est étendu qu’aux plus démunis, et qui s’accompagne de condescendance et d’un certain flicage ;

• l’autre est une gratuité d’émancipation, qui dit que nous héritons solidairement d’une planète. Une gratuité créatrice de lien social.

Nous ne sommes pas des talibans verts, pour nous les questions sociales et écologiques ont la même importance. Nous cherchons à élargir la critique habituelle que la gauche fait du capitalisme.

"Nous sommes dans une utopie pratique" D’ici à 2012, comment allez-vous vous faire entendre ? Une candidature à la présidence ?

Il y a un débat dans le milieu de la décroissance sur la manière de traduire politiquement ce demi succès culturel que nous avons pu emporter. Un appel m’a été lancé par plusieurs réseaux d’objecteurs de croissance. J’accepte de faire campagne, la candidature c’est autre chose...

Nous nous sommes posés la question en 2005 de savoir si nous allions renouer, en 2007, avec le geste de René Dumont en 1965, candidature écolo avant même la création de tout parti écolo. On avait réuni tout le monde, ce fut un échec politique total. Nous avions le versant négatif, on savait ce qui n’allait pas, mais on n’avait rien à proposer.

Depuis les choses ont fortement avancé. Et si j’ai signé un livre-manifeste, qui est une œuvre collective, c’est parce que nous pensons qu’il est possible de peser sur les débats. Nous nous sommes dotés de deux outils :

• une charte a minima -il ne faut pas le cacher, la décroissance c’est aussi une auberge espagnole...-,

• et un logo pour assurer la visibilité du mouvement, l’escargot.

Ces campagnes -présidentielle et législative- seront moins l’occasion d’avoir des candidats, même s’il y en aura, que de créer des collectifs locaux pour fonder une maison commune des objecteurs de croissance qui réunira des gens qui seront membres d’autres organisations.

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Fondamentalement, notre objectif est de faire avancer nos thèmes afin qu’ils deviennent des enjeux de lutte sociale. Nous voulons montrer que nous sommes dans une utopie pratique, que nous avons des propositions qui commencent à être réalisées.

Le succès d’estime du terme de décroissance permet à chacun de mettre des mots sur ce que chacun ressent : on ne peut pas continuer à produire et consommer plus. Et pas seulement sur le plan écologique, mais humain, sans aller jusqu’à péter les plombs.

ALLER PLUS LOINSur Rue89

➪ "Décroissance", le mot qui met les écolos en ébullition➪"Plutôt que décroissance, il faut penser bien-être et démocratie"➪ Rabhi : "C'est la civilisation la plus fragile de l'Histoire"

Sur wikipedia.org➪ La fiche Wikipédia de Paul Ariès

Sur lesarkophage.com➪ Le site du journal décroissant Le Sarkophage

Sur www.ru➪ Tous les articles de Planète89

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Sophie Caillat | Journaliste

07. "Décroissance", le mot qui met les écolos en ébullition

(De Nantes) "Le terme de décroissance a au moins un mérite aujourd’hui, c’est qu’il remplit les salles", se réjouit Paul Ariès, politologue, à la tête du mouvement des "objecteurs de croissance". Invité à débattre aux Journées d’été Verts-Europe Ecologie, à Nantes, il est vainqueur à égalité à l’applaudimètre avec... Corinne Lepage, l’ancienne ministre de l’Environnement de Jacques Chirac, récemment démissionnaire du MoDem.

C’est son camarade Yves Cochet, "écolo de souche" et vieux théoricien de la fin de la croissance qui l’a invité, au grand dam de Dany Cohn-Bendit, déjà exaspéré lors du premier jour de ces rencontres par l’incantation "anticapitaliste" de Jean-Vincent Placé, numéro deux des Verts. Dany avait boudé et filé à la plage, puis au théâtre.

Dans l’amphi bondé de près d’un millier de sympathisants venus de toutes les familles de l’écologie politique, chacun semble d’accord sur le constat que "la décroissance est une réalité qui s’impose", mais entre l’avocate centriste et l’apôtre de la décroissance, il y a un monde.

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Corinne Lepage aux Journées d’été Les Verts-EE à Nantes le 20 août 2010 (Sophie Verney-Caillat/Rue89)

Corinne Lepage, en pleine opération séduction, se la joue modeste et s’attend à se faire huer à chaque phrase. Elle fait le plus grand pas possible en direction de la frange rouge d’Europe Ecologie : "J’arrive, au bout de trente-cinq ans de combat écologique, au constat que le développement durable nous propose de continuer avec un modèle qui ne tient pas la route.

Je n’aime pas le terme de croissance, je ne l’emploie jamais. Mais il est impossible à court terme d’instaurer la décroissance."

"Des slogans qui ont une barbe incroyable"Son discours rejoint largement celui de Daniel Cohn-Bendit. Je le croise errant comme une âme en peine dans les couloirs de la fac de droit, un peu plus tôt dans la matinée. Il refuse lui aussi de se laisser enfermer dans le débat croissance/décroissance : "On a besoin d’une transformation écologique des entreprises, ça ne se fera qu’avec des entrepreneurs. L’anticapitalisme, c’est la recherche de slogans qui ne fonctionnent pas.

L’attraction d’Europe Ecologie, c’est d’accepter la complexité. On ne réduit pas cette complexité en sortant des slogans qui ont une barbe incroyable. Si on a envie de ça, on revient à 1,5% des voix."

La position de l’eurodéputé José Bové n’est pas si éloignée. Sans s’être concerté avec son camarade de Strasbourg, il lance : "Le terme de décroissance a été un très bon slogan coup de poing face à tous ceux qui croyaient au dogme de la croissance, indépassable. Ecrouler ce mythe, c’était important mais la réponse n’est pas dans le slogan.

Il faut se demander comment on fait croître la solidarité, la défense de la planète, une économie plus sobre et comment on fait décroître l’impact sur le climat, etc. Il n’y a pas une réponse en noir et blanc, pas un mot qui peut résumer tout."

A la tribune aux cotés de Corinne Lepage, le député de Paris Yves Cochet réjouit les militants lorsqu’il dénonce "la croissance actuelle au sens d’Aubry et de Fillon qui est antisociale, anti-économique et anti-écologique." Et de proposer, puisque "la décroissance est notre destin", quatre solutions :

1 l’autosuffisance locale et régionale ;

2 la décentralisation géographique des pouvoirs ;

3 la relocalisation économique ;

4 et la planification démocratique.

"Il faudra rompre vite et fort avec le capitalisme"Invitée, la sociologue (proche du PS) Dominique Méda, qui a longuement réfléchi sur la question des indicateurs de richesse, ne voulait pas du terme de décroissance jusqu’à ce qu’elle lise l’ouvrage de l’économiste britannique Tim Jackson "Prospérité sans croissance, transition vers une économie durable". Celui-ci l’a incitée à aller "vite et fort vers la décroissance. Mais pour cela, il faudra rompre vite et fort avec le capitalisme. Et est-ce que les gens vont accepter d’avoir beaucoup moins de revenus ?"

Paul Ariès aux Journées d’été Les Verts-EE à Nantes le 20 août 2010 (Sophie Verney-Caillat/Rue89)

Les questions des revenus et de la popularité n’inquiètent pas du tout Paul Ariès. Dans le programme politique qu’il s’apprête à proposer à tous les partis de gauche, il veut un revenu

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garanti (élevé) et versé en partie en "droit de tirage sur les biens communs", et un revenu maximal autorisé.

Haranguant la foule avec un vrai talent d’orateur, Paul Ariès lance : "Il faut rendre la décroissance désirable, sinon nous n’arriverons pas à convaincre les gens de peu que la décroissance économique est une croissance en humanité. Le bon combat n’est pas de manifester pour le pouvoir d’achat mais d’étendre la sphère de la créativité."

Et de conclure, en forme de quasi-menace : "Il y aura des gagnants et des perdants, il s’agit de savoir lesquels et de se ranger dans le bon camp."

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Guillaume Duval Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013

08. Vive la récession ?Il devient de plus en plus urgent de réaliser la conversion écologique de nos économies. Faut-il pour cela accepter, voire rechercher, la décroissance de l'activité économique ? Pas évident.

La croissance, la croissance, la croissance : depuis la fin des Trente Glorieuses, on n'arrête pas d'implorer cette déesse des temps modernes sans être capable de la faire revenir dans nos contrées. Alors que dans le même temps, l'ampleur des dégâts environnementaux suscités par l'activité humaine devient de plus en plus patente. Le moment ne serait-il donc pas venu d'y renoncer et d'organiser au contraire une décroissance de l'activité économique, indispensable à la préservation des équilibres environnementaux ? N'y aurait-il pas moyen, même, de vivre mieux tout en réduisant cette activité économique ?

La question est évidemment légitime dans le contexte actuel. Elle présente de plus l'avantage de nous obliger à nous poser des questions fondamentales sur nos modes de vie ainsi que sur les modes de production et de consommation qui leur sont associés. Pour autant, la réponse n'a rien d'évident : si la décroissance rapide des consommations de matières premières non renouvelables et d'énergie fossile est urgentissime, celle du volume de l'économie monétaire dans son ensemble risque de poser plus de problèmes qu'elle n'en résoudrait. A commencer par celui de freiner au lieu de l'accélérer la conversion écologique de nos économies, comme on l'observe déjà depuis 2009.

Le couple croissance-emplois

Les dernières années de crise ont montré que le lien entre le niveau de l'activité économique et celui de l'emploi reste tout d'abord très étroit. Or, l'emploi continue à occuper une place centrale dans l'existence des individus. Non seulement parce qu'il est la source principale de leurs revenus pour la très grande majorité de la population qui ne dispose pas d'un capital suffisant pour vivre de ses rentes, mais aussi en termes plus qualitatifs de reconnaissance sociale, d'estime de soi.

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Cela pourrait-il changer ? Sans doute, mais il n'est pas évident que ce soit pour le mieux. Malgré tous ses inconvénients, la participation à la production des biens et des services dans le cadre d'une économie monétaire reste notamment une garantie d'autonomie et de liberté individuelle. C'est en particulier la raison pour laquelle les femmes, longtemps confinées au travail domestique, ont combattu pour accéder elles aussi au marché du travail. Même si elles ont dû bien souvent le faire dans un contexte de fortes inégalités vis-à-vis des hommes.

Quant à l'assistance que peut apporter la collectivité à des personnes qui ne participent pas directement à l'activité productive, sa générosité dépend tout d'abord étroitement du niveau global de l'activité économique. On se trompe d'ailleurs quand on assimile nos économies monétaires à des économies purement marchandes, en associant du coup le combat en faveur de la décroissance à la lutte contre la "marchandisation du monde" : les économies développées se caractérisent en effet par une hausse tendancielle de la part des richesses qui échappe à une logique purement marchande et privée, via les fameuses "dépenses publiques". Et comme on l'observe actuellement en Europe, le risque est non négligeable que la décroissance de l'activité économique se traduise d'abord par une limitation de ces mécanismes de socialisation, aboutissant à un recul de la solidarité collective.

De plus l'aide apportée aux individus qui ne participent pas à la production des richesses place de toute façon ceux-ci dans une situation de dépendance étroite vis-à-vis de la collectivité. Ce qui peut poser de sérieux problèmes en termes de libertés, comme le montre notamment l'expérience du workfare mis en place dans les pays anglo-saxons pour contraindre les pauvres aidés par l'Etat à adopter tel ou tel comportement.

Si on considère donc que le plein-emploi reste un objectif socialement souhaitable, ne pourrait-on cependant découpler le niveau de l'emploi de celui de l'activité économique ? C'est théoriquement possible en partageant le travail : on réduit le temps de travail de chacun, et les revenus associés, pour permettre à tous d'occuper un emploi. Bien que le passage aux 35 heures ait été plutôt un succès sur le plan économique et qu'il se soit produit dans un contexte de croissance relativement forte, cet épisode a montré combien une telle logique solidaire de partage entre insiders et outsiders se heurte à de fortes résistances dans nos sociétés. Réussir une opération de ce type, sans avoir recours à des méthodes autoritaires et antidémocratiques, dans un contexte cette fois de décroissance de l'activité relève a priori de la gageure…

Accélérer la conversion écologique

Avons-nous toutefois un autre choix que de faire décroître cette activité économique, en tout cas dans nos régions, compte tenu de l'ampleur des atteintes à l'environnement et de l'épuisement progressif des ressources non renouvelables ? La question est évidemment cruciale, mais la réponse n'est pas aussi évidente qu'il y paraît. Il faut bien sûr d'urgence réduire massivement nos consommations de matières premières non renouvelables et d'énergies fossiles. On connaît les moyens d'aller dans cette direction.

Il s'agit tout d'abord de réorganiser le système productif selon les principes de l'"économie circulaire" ou de l'"écologie industrielle" : tous les sous-produits doivent être réutilisés dans d'autres processus comme c'est le cas dans la nature. Ce qui permettrait de réduire radicalement le recours aux matières premières non renouvelables. L'autre piste principale a pour nom "économie de fonctionnalité" : il s'agit d'amener les industriels à louer des services au lieu de nous vendre des produits, raison pour laquelle ils nous poussent aujourd'hui au gaspillage. Normes, labels, écotaxes, permis échangeables, les pouvoirs publics disposent de toute une panoplie d'outils pour amener les acteurs économiques dans ces directions. Si on parvient à réduire ainsi très fortement les besoins en matières premières non renouvelables, objectent les sceptiques, leur prix va baisser et on va assister à un "effet rebond" : leur consommation va repartir à la hausse. Le risque est réel et le phénomène attesté, mais il existe aussi, via les écotaxes notamment, des moyens de limiter ce problème.

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Un Green New Deal européen

On sait donc ce qu'il faudrait faire, mais on ne le fait pas : depuis plus de quarante ans maintenant que l'ampleur et la gravité de la crise écologique sont devenues patentes avec le rapport du Club de Rome "The Limits to Growth" de 1972, on n'a quasiment pas progressé dans le sens d'une conversion écologique de nos économies. Le principal point de blocage n'est pas à proprement parler technique ou économique, c'est surtout la difficulté à dégager un consensus social et politique pour s'engager dans une voie qui représente un bouleversement complet de nos modes de production et de consommation.

Ce qui nécessite donc en particulier un effort d'investissement colossal et prolongé pour renouveler toutes nos infrastructures : urbanisme, moyens de transports, moyens de production d'énergie…

Mais comme on le constate actuellement en Europe, la récession, autrement dit la décroissance de l'économie, n'aide en rien à une telle mise en mouvement. Elle aggrave au contraire sensiblement ces difficultés chroniques. Dans un tel contexte en effet, les Etats coupent les subventions aux énergies renouvelables et aident, au contraire, les industries du passé pour limiter les licenciements. Les acteurs privés eux-mêmes, inquiets pour l'avenir, cessent d'innover ou ne trouvent plus de financements pour le faire…Bref, en pratique, la décroissance freine la conversion écologique de l'économie au lieu de la favoriser. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu'a contrario, cette conversion se produirait automatiquement si la croissance revenait : cela reste une bataille très difficile contre des lobbies puissants, mais le risque est moindre de la perdre quand l'activité se développe un peu. De plus, la conversion écologique de l'économie, par son caractère d'investissement massif, serait elle-même facteur de croissance économique si elle était entreprise : c'est le sens des discours écologistes sur le thème d'un Green New Deal européen. Bref, si nous ne faisons pas très rapidement le nécessaire pour réaliser la conversion écologique de nos économies, nous aurons à coup sûr une décroissance, probablement brutale et violente. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faudrait la rechercher volontairement. Car pour mener à bien la conversion écologique, il vaut mieux un peu de croissance.

En savoir plus➪ "L'économie verte en trente questions", Alternatives Economiques Poche n° 61, mars 2013.

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Denis Clerc Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013

09. Les mots de la croissanceQuelques définitions…Croissance

Les économistes ont tellement marqué ce terme de leur empreinte qu'ils n'éprouvent même plus le besoin de préciser "croissance… de quoi ?". Car il s'agit pour eux de la croissance des quantités

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produites de biens et de services ou, plus brièvement, de la croissance économique. Tant qu'il s'agit de produits qui ne changent pas d'une année sur l'autre, la mesure de la croissance est facile : tonnes d'acier ou quintaux de blé, il est aisé de voir s'il y a ou non une augmentation des quantités produites, donc une croissance.

Mais à partir du moment où les produits changent - des aciers spéciaux au vanadium se substituent à l'acier de base, l'écran plat remplace le téléviseur à tube cathodique, etc. -, il n'en est plus de même. Il faut alors, pour additionner des choux et des carottes, recourir aux prix pratiqués. Et si ces prix ont entre-temps augmenté, il faut faire la distinction entre ce qui est la conséquence d'une amélioration de qualité, qui alimente la croissance, puisque les acheteurs disposent de meilleurs produits, et ce qui relève d'un simple coup de pouce sur les étiquettes.

Une telle tâche est souvent impossible dans une économie où les services prennent une place de plus en plus grande : si le journaliste pigiste se fait payer davantage, est-ce parce que son papier est meilleur, plus approfondi, mieux écrit, ou parce qu'il a majoré ses tarifs ? Et le médecin qui augmente sa consultation à 30 euros, est-ce parce qu'il soigne mieux, consacre plus de temps à chacun de ses patients ou pour arrondir ses fins de mois ? En d'autres termes, dans l'augmentation des ventes constatées d'une année sur l'autre, qu'est-ce qui relève de l'inflation (qu'il faut retirer) et qu'est-ce qui relève du reste, appelé "croissance en volume", qui mesure les augmentations de quantité et de qualité ?

La croissance sur laquelle on glose tant est donc une mesure qui s'appuie sur de nombreuses conventions. C'est même presque une abstraction, mais une abstraction aux conséquences concrètes puisqu'elle est devenue, au fil du temps, le critère décisif de performance des différentes sociétés : grossir plus vite que les autres, voilà le fin du fin, si l'on ose dire. Il n'en a pas toujours été ainsi.

Les économistes classiques, qui étaient pourtant les témoins des bouleversements d'une révolution industrielle en train de prendre forme, pensaient plutôt que la croissance ne durerait qu'un temps ; très vite, le nombre des hommes (pour Thomas Malthus), la répartition des revenus (pour David Ricardo) ou l'épuisement du changement technique (pour John Stuart Mill) l'empêcheraient de se poursuivre ; l'état stationnaire était donc inéluctable. Même Alfred Marshall, qui avait pourtant mis le doigt sur l'existence des rendements croissants pour certaines entreprises, n'imaginait pas une société en croissance continue.

Finalement, seul Karl Marx, qui faisait de l'accumulation continue "la loi et les prophètes" du capitalisme, avait vu juste. La croissance est peut-être une abstraction, mais c'est une abstraction dans laquelle le système tout entier puise son dynamisme. Même s'il va dans le mur à force d'ignorer les problèmes environnementaux ou sociaux que cette course incessante engendre.

Croissance potentielle

Les économistes adorent ce genre de concept, faussement simple et délicieusement alambiqué. Imaginons que je sois un fan de vélo : tous les dimanches, j'ai l'habitude de faire le même circuit et je sais qu'il me faut 58 minutes en temps normal, 56 minutes en forçant un peu, pour le parcourir. Mais aujourd'hui, j'ai mis une heure et quart : ma croissance potentielle (en fait, ici, ma vitesse potentielle) n'a pas été atteinte, à la fois parce que je n'étais pas en forme (cause endogène) et parce qu'il y avait un vent contraire (cause exogène).

La croissance potentielle, c'est donc celle qu'un pays devrait normalement obtenir sans surchauffe, c'est-à-dire sans provoquer de hausse des prix, grâce à ses potentialités : la progression et la qualification de sa population active, ses investissements, ses infrastructures, etc. S'il n'atteint pas ce

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rythme ou s'il l'atteint au prix d'une inflation croissante, c'est que des obstacles s'opposent à cette croissance potentielle.

Première difficulté : comment chiffrer cette croissance "normale", celle que l'on pourrait atteindre s'il n'y avait pas les obstacles en question ? Habituellement, on additionne la croissance de la population active (la quantité de travail en plus) et les gains de productivité envisageables (l'efficacité du travail). Mais comme on connaît mal cette dernière grandeur, on se borne en général à mesurer ce qu'il en a été dans le passé, par exemple sur les dix dernières années, et à supposer que ce qui a été sera. C'est un des péchés mignons des économistes : ils ont toujours tendance à penser que demain sera comme hier (ce qui est évidemment faux, mais cela leur permet d'extrapoler).

Deuxième difficulté : identifier les obstacles à la réalisation de cette croissance potentielle (tous les nouveaux arrivés sur le marché du travail ne trouvent pas un emploi). Car, évidemment, le principal intérêt de la notion de croissance potentielle est de savoir pourquoi j'ai pédalé moins vite que d'habitude. Là, c'est la bouteille à encre : la flexibilité du marché du travail, explique l'OCDE ; les impôts, affirment des hommes politiques libéraux ; la mondialisation, assure l'association Attac ; les anticipations des employeurs, disent les keynésiens…

Croissance verte

La croissance commence à perdre sa (bonne) réputation : elle créait jusqu'alors des emplois, elle contribue désormais à prélever un peu plus dans une cave au contenu limité. D'où la notion de "croissance verte". C'est une économie qui fait bon ménage avec l'environnement : par exemple, les déjections des volailles servent à produire de l'énergie qui chauffe la maison et fait fonctionner le tracteur.

Certains vont même plus loin : l'économie verte, c'est la baguette magique qui permet de relancer la croissance sans ses effets désastreux. Sauf que la croissance, cela veut dire aussi des revenus en hausse, donc davantage de gens qui prennent l'avion, qui achètent des téléviseurs ou des ordinateurs, etc., donc davantage de métaux rares contenus dans ces derniers et d'émissions de gaz à effet de serre. Le papier d'emballage vert écolo risque donc de masquer la bonne vieille économie salissante, aux relents de pétrole, de nucléaire et de métaux lourds.

Développement

Les économistes aiment se faire plaisir : la plupart assimilent croissance et développement. Plus, c'est mieux. Mais il n'y a que les enfants pour croire que la force de leur père s'apprécie à son tour de taille, ou les généraux de certaines armées pour estimer que la vaillance se mesure au nombre des médailles. Croissance et développement sont comme le passif et l'actif d'un bilan : le passif mesure les ressources disponibles, l'actif ce qu'on en a fait. De même, la croissance mesure - plus ou moins bien - ce que l'on a produit ; le développement s'intéresse à l'usage qui en est fait et se pose la question de savoir si ces ressources supplémentaires, mais aussi les apports non quantifiables, comme les réformes politiques ou sociales, ont amélioré ou non la vie de l'ensemble de la société.

Le développement ne s'intéresse pas aux grandeurs économiques, mais à la capacité des gens à mieux maîtriser leur destin, à mieux utiliser leurs potentialités, à mieux faire face aux malheurs de l'existence et aux défis de la nature. Bref, à vivre en hommes, pas seulement en consommateurs. La croissance n'implique pas le développement : si les ressources nouvelles se payent d'une mise à l'écart de certains, si elles sont accaparées par d'autres sans que l'ensemble de la société en bénéficie, croissance et développement divergent.

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Développement durable

Le concept de développement durable est apparu à la fin des années 1980, lorsqu'il a fallu traduire le terme anglais sustainable development, utilisé en 1987 dans le rapport de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement, dit "rapport Brundtland". A vrai dire, Ignacy Sachs, un des premiers économistes à s'intéresser aux questions de développement, utilisait depuis longtemps le terme d'éco-développement, qui n'a pas eu le même écho médiatique. Soutenable, durable ou écologique, dans tous les cas c'était la même idée qui était mise en avant : le modèle de développement des sociétés industrielles n'est pas généralisable à l'ensemble de la planète. Il n'est même pas assuré d'un quelconque avenir à long terme dans les sociétés riches, parce qu'il ne se soucie ni de ce qu'il prélève dans les ressources non renouvelables ni de ce qu'il rejette comme déchets polluants.

Même si, sous la plume de certains, le fossé croissant entre le Nord et le Sud de la planète jette un doute sur la capacité des nations riches à creuser indéfiniment l'écart sans risquer, un jour ou l'autre, une déflagration sociale, le développement durable vise d'abord à rompre avec l'économie de prédation des sociétés riches - je prélève et je rejette sans compter, les suivants sauront bien trouver des solutions. Léguer une planète vivable aux générations futures concerne ces sociétés au premier chef, puisqu'elles sont à l'origine des trois quarts des prélèvements et des rejets qui posent problème.

Mais les sociétés en question n'en sont pas encore totalement convaincues, comme le montrent la prudence, les réticences, voire les refus, lorsqu'il faut prendre des engagements précis pour réduire le rythme de certains rejets (les gaz à effet de serre, notamment). Les riches n'aiment pas se serrer la ceinture ; ils préfèrent parier : "Les scientifiques trouveront bien comment nous sortir de là, à quoi bon s'en faire."

Productivité

C'est la potion magique qui donne aux travailleurs une force surhumaine : chaque heure de travail utilisée en France produit, en moyenne, sept fois plus de richesses qu'il y a un siècle. Il faut environ cinquante fois moins de temps pour produire le même kilo de blé. Ce prodigieux accroissement de l'efficacité trouve sa source dans plusieurs composantes. D'abord, le facteur capital, comme disent les économistes orthodoxes : les machines et l'utilisation de certains inputs, comme l'énergie ou les produits phytosanitaires. Ensuite, l'organisation du travail : spécialisation, mais aussi analyse des temps et des informations pour réduire les déperditions. Enfin, les hommes eux-mêmes, grâce à leur formation et à leur intelligence.

Si l'on sait à peu près mesurer le résultat de tout cela, c'est-à-dire la production réalisée par heure de travail, appelée productivité apparente ou productivité horaire du travail, on ne sait pas imputer ce résultat à chacun des facteurs susceptibles d'en être à l'origine. On en est donc réduit à mesurer les accroissements de travail et de capital, et à mesurer la production supplémentaire qui ne provient ni de l'un ni de l'autre : c'est la productivité globale des facteurs. Certains la qualifient de mesure du progrès, d'autres de mesure de notre ignorance. N'est-ce pas la même chose, au fond ?

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Naïri Nahapétian Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013

10. Les vertus d'une économie circulaireUne économie plus respectueuse de l'environnement devrait produire mieux et détruire moins. Des initiatives - encore limitées - se développent en France et dans le monde.

L'économie circulaire en sept étapes : le cycle sans fin d'un pneu

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L'économie actuelle est fondée sur un modèle linéaire : on extrait des matières premières afin de fabriquer des produits qui sont vendus aux consommateurs puis jetés au bout d'un certain temps. Ce modèle, fortement générateur de gaspillage, risque de s'avérer intenable à l'avenir. 62 milliards de tonnes de ressources (minéraux, bois, métaux, combustibles fossiles, etc.) sont en effet extraites chaque année dans le monde [1]. Soit une quantité en hausse de 65 % depuis vingt-cinq ans, imputable au décollage des pays émergents mais aussi au maintien d'un haut niveau de consommation dans les pays occidentaux malgré la récession.

Or, les ressources matérielles et énergétiques pourraient être systématiquement optimisées et réutilisées tout au long de la chaîne de production et de consommation. C'est ce qu'on appelle "l'économie circulaire". Inspiré des écosystèmes naturels où "rien ne se perd", ce modèle permettrait de rompre avec le productivisme actuel sans pour autant "revenir à l'âge de pierre".

Produire autrement

Afin de produire autrement, l'économie circulaire s'appuie tout d'abord sur l'éco-conception : il s'agit des démarches mises en oeuvre au niveau d'une entreprise afin de diminuer les impacts environnementaux de ses produits tout au long de leur cycle de vie. La firme néerlandaise Desso, spécialiste des revêtements de sol, a ainsi transformé la composition de ses moquettes en y intégrant davantage de matières premières recyclables ou biodégradables pour aller vers un modèle cradle to cradle (*) .

Mais l'économie circulaire recouvre aussi les démarches d'écologie industrielle qui mobilisent plusieurs acteurs d'un même territoire dans un cycle où les déchets des uns servent de matières premières aux autres. L'exemple de plus abouti est Kalundborg, petit port danois à l'ouest de Copenhague. Depuis les années 1960, des échanges s'y sont progressivement mis en place afin de maximiser la réutilisation des ressources. La plus grande centrale électrique du Danemark y vend de la vapeur à la raffinerie de pétrole voisine, laquelle lui vend en retour ses eaux usées comme eau de refroidissement. La centrale fournit également de la vapeur à d'autres entreprises, dont Gyproc, productrice de panneaux de construction en plâtre, ainsi qu'à la municipalité de Kalundborg pour son système de chauffage urbain, etc.

D'autres initiatives existent, comme le parc éco-industriel de Burnside, à Halifax en Nouvelle-Ecosse au Canada. Mais elles demeurent moins systématiques que Kalundborg et sont encore isolées. Ces relations nécessitent en effet des échanges d'informations jugées parfois sensibles et une forte implication des pouvoirs publics locaux afin, notamment, de créer les infrastructures facilitant les échanges.

En revanche, des synergies locales entre entreprises se développent. En France, nombre de cimenteries utilisent la combustion de pneus usagés pour produire de l'énergie. A Lille, une unité de méthanisation fournit aux bus municipaux du biogaz produit à partir de déchets ménagers. Et la communauté d'agglomération d'Aubagne récupère des palettes de bois d'une quinzaine d'entreprises de la région pour en faire des granulés de chauffage.

Consommer autrement

Mais il ne suffit pas de produire autrement, il faut aussi consommer ou plutôt utiliser autrement. C'est le principe de l'économie de fonctionnalité ou économie de l'usage. Conceptualisée par le Suisse Walter Stahel au milieu des années 1990, elle désigne le passage de l'achat d'un bien à l'utilisation de celui-ci dans le cadre d'une prestation de service. La firme Xerox est souvent citée en exemple car 75 % de ses revenus proviennent désormais de contrats de services auprès des entreprises pour la mise à disposition de photocopieurs ou d'imprimantes qu'elle reprend en fin de vie. De même, Michelin Fleet Solutions propose aux entreprises de transport un contrat qui prend en charge

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l'ensemble de leurs besoins en pneumatiques en échange d'une facturation au kilomètre. Les services de vélos et d'auto-partage comme Velo'v à Lyon ou Vélib' et Autolib' à Strasbourg et à Paris s'inscrivent dans la même logique.

L'économie de l'usage - qui demeure toutefois plus répandue dans le commerce interentreprises, le B to B (business to business), qu'auprès du grand public - encourage l'allongement de la durée de vie des produits et leur recyclage, puisque l'entreprise reste propriétaire des biens. Xerox a ainsi simplifié les composants de ses appareils, afin de les réutiliser plus facilement.

Un modèle plus circulaire d'économie suppose également de développer le réemploi des produits, leur réutilisation après réparation et leur recyclage en fin de vie. Là aussi, des initiatives se développent, notamment en direction du grand public. Citons GameStop, premier distributeur mondial de jeux vidéo, qui propose des solutions d'échange ou de rachat avantageux pour ses clients ou Mazuma mobile, un service de vente de téléphones portables reconditionnés dans des marchés émergents ou au Royaume-Uni.

Autant de démarches isolées et limitées dans leur impact qui ne remettent pas en cause la tendance globale à l'accélération effrénée du renouvellement des produits, dont le téléphone portable est emblématique. Bien que ces appareils mobilisent des métaux rares précieux et difficiles à extraire, leur durée de vie est volontairement réduite par des techniques d'"obsolescence programmée". Et leur taux de collecte pour recyclage plafonnait à 15 % en 2012 en Europe.

L'augmentation prévisible du prix des matières premières va-t-elle inciter les entreprises à se remettre en cause ? La fondation britannique Ellen MacArthur [2] estime en tout cas que si la moitié des téléphones portables était collectée en Europe pour être réutilisée ou reconditionnée, un milliard de dollars de matières premières et 60 millions de dollars d'énergie pourraient être économisés chaque année. Plus globalement, en appliquant les principes de l'économie circulaire à des biens comme les voitures, les camions, les machines à laver et les téléphones portables, un gain de 700 milliards de dollars par an pourrait être réalisé par les entreprises en Europe.

Les seules logiques de marché ne suffiront toutefois pas et les pouvoirs publics ont un rôle à jouer. Parmi les outils à leur disposition : le développement d'une fiscalité écologique (comme une taxe carbone visant à limiter les consommations énergétiques), la généralisation du principe de la "responsabilité élargie du producteur" (selon lequel les entreprises sont responsables des déchets engendrés par leurs produits) et l'augmentation des durées de garantie légale des produits [3].

* Cradle to cradle : littéralement "du berceau au berceau" ou plutôt "de la terre à la terre", par opposition à notre industrie actuelle fondée sur le cradle to grave, qui signifie "du berceau au tombeau". Pour cela, il faut concevoir le recyclage des produits en amont afin de générer une circulation en boucle fermée des matériaux.

En savoir plus :➪ L'économie verte en trente questions, Alternatives Economiques Poche n° 61, mars 2013➪ www.institut-economie-circulaire.fr : le site Web de l'Institut de l'économie circulaire, qui réunit aujourd'hui 70 membres en France.

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So it's time to assess how the country has fared since. There are certainly some — those in the finance industry, for example — who can look back and basically breathe a sigh of relief. But many others don't have much reason to celebrate. Here's a rundown:

1) The financial sector has bounced back since the dark days of 2009:

The immediate months after Lehman went bankrupt weren't kind to the banking sector. But the Treasury Department and the Federal Reserve soon came to the rescue, and the financial industry made a strong recovery.

By 2011, finance and insurance made up 8.4 percent of the U.S. economy, the level they reached at their peak in 2006.

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2) The corporate sector as a whole is also doing quite well:

After a big dip during the recession, corporate profits have roared back to a record high as a share of GDP in 2013. In the five years since Lehman fell, corporate profits have risen at an annualized rate of 20.1 percent. (Those are profits after taxes, by the way.)

3) The wealthiest Americans are feeling much better:

The top 1 percent of earners got hit hard by the recession, seeing their incomes drop 36 percent. But they've more or less recovered since, with incomes rising roughly 31 percent. Those stats come from a new paper by Emmanuel Saez at UC Berkeley.

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The chart above comes from Annie Lowrey at the New York Times, who notes: "High stock prices, rising home values and surging corporate profits have buoyed the recovery-era incomes of the most affluent Americans."

4) As for the median American family... they're not doing so well:

The median household income in July was $52,113, according to a report by Sentier Research. That's 6.2 percent lower than the median in September 2008, the start of the financial crisis. And there hasn't been much growth since 2011.

That jibes with Saez's research, which notes that incomes of the bottom 99 percent have fallen 12 percent in the recession and have grown just 0.4 percent in the recovery.

5) Workers are faring poorly:

Labor's share of the national income has fallen to record lows. All sorts of theories have been put forward for this trend. High unemployment has held wages down since the recovery. But there are also long-term trends at work, too. Outsourcing and labor-saving technologies have allowed

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That's because state and local governments have been laying off workers and because states like Wisconsin and Indiana have rolled back union rights for many public employees.

Those two states alone lost 102,000 union members in 2012.

7) The picture's even bleaker for people who lost their jobs during the recession:

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Americans who stayed employed through the recession have had a rough time, but not nearly as rough as those who lost their jobs.

As Ben Casselman reported for the Wall Street Journal, life has been especially grim for the unemployed.

Those who've been out of a job for more than 26 weeks are finding it nearly impossible to get back into the workforce.

8) African American and Hispanic men have been hit especially hard by unemployment:

9) Young people are also getting crushed by the lackluster job market:

10) Or we can go by region. The typical household outside North Dakota, Nebraska and parts of Texas has seen its income stagnate:

This map from a December 2012 Census report shows that median household income either stagnated or fell between 2007 and 2011. The only real exceptions were shale- and farm-rich counties in states such as North Dakota and Nebraska.

11) Homeowners are recovering very, very slowly:

There are still 7.1 million American homeowners who are underwater on their mortgage — that is, they owe more than their home is worth. This number has started to come down for the first time this year as home prices rise nationwide, but that was after years of little progress. In Nevada, 36 percent of homeowners still have negative equity.

Further reading:--Five years after the financial crisis, here's what's fixed and what's not.--This is a complete list of Wall Street CEOs prosecuted for their role in the financial crisis

Brad Plumer covers energy and environmental issues, which ends up including just about everything from climate change to agriculture to urban policy and transportation. Follow him on Twitter at @bradplumer. Email him here.

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Alternatives Economiques Hors-série n° 098 - octobre 2013

12. Indicateurs : planète

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12.12.2013Le rédacteur : ELOI LAURENT

13. La grande récession, la reprise invisible et la crise silencieuse

(Crédit photo : Senor Codo - flickr ) Point de vue - Le PIB aveugle les dirigeants politiques de la planète et les éloigne des réalités vécues par les citoyens. Il est urgent de changer d'indicateurs, estime l'économiste Eloi Laurent.

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S’il y a bien un moment de l’histoire récente où l’insuffisance de nos indicateurs de réussite économique et de progrès social éclate au grand jour, c’est la "reprise invisible" que vivent les citoyens en Europe et aux Etats-Unis.

Le fossé entre les décideurs politiques et leurs électeurs sur l’état réel de l’économie est tellement béant qu’il semble désormais y avoir deux univers parallèles : l’un, où la "grande" récession de 2009 a cédé le pas à une reprise économique solide et partagée dont chacun devrait se réjouir ; l’autre, où la reprise en question est si partielle, fragile et inégalitaire qu’elle mérite le qualificatif non seulement de "petite" mais d’invisible.

La reprise, pas pour tout le monde

La chronique de la "reprise invisible" diffère pour l’Union européenne et les Etats-Unis. Aux Etats-Unis, la production (mesurée par le PIB), qui a fortement chuté au cours de la "grande" récession, a commencé à se rétablir plus tôt et plus intensément et a reconquis à la mi-2011 le terrain perdu en 2008 et surtout en 2009. Mais le revenu moyen des ménages n’a pas suivi la tendance, loin s’en faut, et la capture des revenus par les plus riches du fait du régime actuel des inégalités laisse l’immense majorité des Américains avec guère plus que des miettes de reprise. Pourtant, les dirigeants politiques de toutes obédiences – principalement démocrates il est vrai – vont répétant que la crise économique appartient au passé. C’est loin d’être le cas, quand on en prend la juste mesure.

En Europe (et en particulier dans la zone euro), la production a été plus longue à se redresser pour replonger dans le rouge en 2011 sous l’effet de l’erreur stratégique des politiques d’austérité budgétaire. Le PIB vient à peine de reprendre sa croissance.

Mais cela n’empêche nullement les dirigeants européens et nationaux de prétendre que le pire est à présent derrière nous, au moment même où le chômage et la précarité sociale atteignent un pic historique et continuent leur inexorable progression dans la plupart des pays du continent.

Démocratie menacée

Cet écart entre le discours politique et l’expérience quotidienne des citoyens est un poison pour la démocratie de part et d’autre de l’Atlantique. Il cristallise une incompréhension et une méfiance grandissantes entre les électeurs et leurs élus au sujet de la réalité économique et sociale. Il reflète un désaccord sur les faits, pas sur les opinions ou les convictions, désaccord qui ne peut être résolu par l’échange patient d’arguments raisonnables entre gens de bonne volonté.

Il suggère qu’au delà même des très réelles stagnation économique et régression sociale que connaissent actuellement l’Europe et les Etats-Unis, c’est une crise démocratique silencieuse qui est en cours, dont les spasmes populistes ne forment que la surface. Les citoyens et les politiques ne parlent tout simplement plus la même langue.

Les nouveaux indicateurs de bien-être et de soutenabilité, qui visent à aller "au delà du PIB" (c’est-à-dire au delà des indicateurs, des modèles et des analyses économiques standards), sont parfois perçus ou caricaturés comme d’amusants gadgets. Ils sont bien plus que cela. La mesure précise et pertinente du bien-être et de la soutenabilité (c’est-à-dire du bien-être dynamique) est une dimension essentielle du débat public en démocratie.

Ce qui n’est pas compté non seulement ne compte pas, mais devient invisible pour tout un chacun. Mais que nous ne percevions pas ou ne comprenions pas les évolutions sociales en cours ne signifie pas qu’elles ne se produisent pas ou qu’elles n’auront pas de conséquences lourdes.

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Le PIB, une boussole qui désoriente

Inversement, mesurer, c’est en partie gouverner, une autre façon de dire que les indicateurs déterminent les politiques. Si le but collectif, le seul bien commun de la société américaine devait devenir l’augmentation exponentielle de l’indice Dow Jones, les politiques publiques ne viseraient plus que cet objectif, indépendamment de leurs dommages collatéraux sociaux ou environnementaux. Dans la même veine, si les pouvoirs publics en Europe ne devaient plus prêter attention qu’aux profits de l’industrie bancaire, ils consacreraient l’intégralité de leurs ressources à cette fin (ces deux futurs indésirables ne sont hélas que trop réels). En d’autres termes, le PIB aujourd’hui n’est pas seulement un horizon trompeur : c’est une boussole faussée qui désoriente la politique et affaiblit la démocratie.

Il est donc urgent d’introduire dans le débat public, par exemple au moment de l’examen du budget, des indicateurs de répartition du revenu et d’inégalités (notamment territoriales) en complément des indicateurs macroéconomiques dont dispose la représentation nationale en France et aux Etats-Unis, afin que les politiques et les citoyens retrouvent un langage commun. Mais il ne s’agirait que de la première étape. L’étape suivante consiste à prendre la pleine mesure de l’horizon de long terme de la démocratie, qui est la répartition équitable du capital entre les générations et au sein de chacune d’entre elles, le capital du siècle qui s’ouvre étant social, naturel, humain autant que physique.

La crise économique, qui dure encore n’en doutons pas, ne pourra prendre fin que lorsqu’on prendra la juste mesure. L’alternative pour les responsables politiques consiste à poursuivre leur dialogue de sourd avec leurs électeurs au sujet des réalités économiques, sociales et écologiques, jusqu’au point où ces derniers cesseront de les écouter.

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EXPLICATEUR27/12/2013 à 11h29Pascal Riché | Cofondateur

14. Grande-Bretagne : malgré l ’ a u s t é r i t é , l a c r o i s s a n c e redémarre. Pourquoi ?

Des gens font la queue devant le magasin Harrods pour les soldes du Boxing Day, le 26 décembre 2013 (London News Pictures/RE/REX/SIPA)

Le gouvernement conservateur de David Cameron se félicite : la croissance a redémarré en Grande-Bretagne. Les néolibéraux exultent : enfin la preuve que "les sacrifices paient". A les écouter, cette reprise serait le fruit d’une politique hardie de réduction des dépenses publiques et des prestations sociales : la voie que devrait choisir la France. Ah bon ? Pas si simple.

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Les résultats : les chiffres de l’embellie

La croissance estimée (Office for Budget Responsibility)

➣ La croissance a atteint 0,8% au troisième trimestre 2013, après 0,4% au premier et 0,7% au second ;

➣ la consommation des ménages a connu une hausse de 0,8%, au troisième trimestre 2013 ;

➣ depuis le creux de la récession fin 2009, le Royaume-Uni a créé 900 000 emplois (la France 150 000) ;

➣ le taux de chômage est descendu à 7,4%, son plus bas niveau en presque cinq ans ;

➣ depuis 2007, les exportations ont augmenté de près de 7% (contre moins de 4% en France).

La politique : austérité budgétaire mais relance monétaire

➣ Politique d’austérité budgétaire, avec des coupes dans les dépenses de presque tous les ministères, une réduction drastique des investissements publics, des baisses de prestations sociales ;

➣ politique monétaire accommodante avec des taux d’intérêt directeurs quasi-nuls et des injections importantes de liquidités. La Banque d’Angleterre s’est lancée dans un programme massif de rachats d’actifs. Cette politique de relance monétaire a été accentuée depuis juillet 2013, avec la nomination à sa tête de Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque du Canada. Cette politique de relance monétaire se poursuivra tant que le chômage ne passera pas sous les 7% (ce que la Banque d’Angleterre prévoit pour 2016) ;

➣ soutien à l’immobilier : aides aux emprunteurs ;

➣ politique de l’offre : baisse de l’impôt sur les sociétés. Développement de clusters d’entreprises. Baisse des charges pour l’emploi de jeunes. Mise en place d’une banque publique, pour aider les PME à se financer.

La reprise n’a rien à voir avec l’austérité budgétaire

Pour le Nobel keynésien américain Paul Krugman , les commentaires victorieux des Britanniques ne sont pas sans lien avec l’histoire de l’imbécile qui se tapait la tête contre le mur : "Pourquoi fais-tu cela ?" lui demande son ami. "Parce que, quand je m’arrête, ça fait du bien."

La réalité, c’est que la crise britannique aurait pu être moins profonde, mais qu’elle a été aggravée par l’austérité.

La chute du PIB a été plus prononcée encore que sous la grande dépression.

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Le PIB britannique lors des dernières récessions (NIESR)

Ce qui explique la reprise, c’est la politique monétaire très audacieuse et, à partir de 2012, l’arrêt de l’austérité radicale (graphique ci-dessous) : "Le fou a arrêté de se taper la tête contre le mur", ce qui a permis la reprise, commente Krugman.

Changements du solde budgétaire primaire (qui mesure l’effort d’austérité) (Paul Krugman)

Au passage, l’austérité n’a pas non plus atteint son but concernant les finances publiques : entre 2007 et 2013, le déficit public est passé de 2,8% à 6,3% (de 2,7% du PIB à 4,8% en France).

Le mystère : pourquoi la productivité recule-t-elle en Grande Bretagne ?

Ce qui explique essentiellement le fait que le chômage soit resté plus bas qu’en France, c’est une chute de la productivité dont les raisons restent encore mystérieuses.

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La production horaire britannique en 2012 est de 2% inférieure à celle qu’elle était avant la récession, et de 15% inférieure à celle qu’elle aurait été si sa croissance (2,3% par an entre 1975 et 2007) s’était poursuivie.

La surprise, c’est donc qu’elle a calé pendant cette crise. "Les employeurs n’ont pas licencié énormément lorsque la production a chuté, et ont recruté quand la production stagnait", s’étonne le Financial Times qui, comme beaucoup d’autres, se perd en conjectures sur les raisons de ce phénomène.

La productivité lors des récessions en Grande-Bretagne (ONS)

Les Anglais sont de moins en moins productifs : l’écart se creuse avec les autres pays industrialisés. En 2012, la production horaire par travailleur britannique était de 16% inférieure à la moyenne des pays du G7.

Cette baisse de la productivité est-elle bonne ou mauvaise pour l’économie britannique ? Elle inquiète les économistes car elle fragilise la reprise. Ainsi, on constate que le redémarrage de la consommation a été tiré par une moindre épargne, et non pas par une augmentation des revenus. Seule une hausse de la productivité permettrait au pouvoir d’achat de repartir durablement. Pour l’instant, le revenu moyen des salariés baisse, le nombre de jobs mal payés augmente, et les travaillistes dénoncent sans relâche le creusement des inégalités.

Conséquence plus souriante : à court terme, cette moindre productivité facilite la décrue du chômage, ce qui est une bonne nouvelle.

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Mais il faut rester prudent... Pour résoudre l’énigme de la moindre productivité, un économiste de la société Markit, Chris Williamson, avance en effet une explication refroidissante : selon lui, les statistiques officielles de l’emploi seraient tout simplement faussées (et, du même coup, le nombre d’heures travaillées estimées également). L’Office pour les statistiques nationales aurait surestimé les créations d’emploi de ces trois dernières années. C’est ce qui saute aux yeux quand on compare ses chiffres avec les études d’autres organismes (voir graphique ci-dessous). Il n’y aurait pas eu près d’un million de créations d’emplois, mais, n’en déplaise au gouvernement Cameron, beaucoup moins...

L’emploi dans le privé : les chiffres de l’ONS ne correspondent pas aux études d’autres organismes (Markit)

December 18, 2013, 11:02 am 117 Comments

The Three Stooges Do WestminsterA couple of weeks ago I tried to get at what’s wrong with the latest tactic of the austerians in terms of a classic Three Stooges scene. Curly is seen banging his head against the wall; when Moe asks why, he replies, “Because it feels so good when I stop.”

As Simon Wren-Lewis tries to explain, this is exactly the basis of the Cameron government’s triumphalism now that UK GDP is growing again.

The basic fact of UK economic performance since the financial crisis is that it has been terrible — in fact, as the NIESR documents, GDP performance has been substantially worse than during the Great Depression:

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The only reason Britain isn’t suffering terrifyingly high unemployment is the fact that, for reasons not clear, productivity has collapsed, so that the shrunken economy is still employing a lot of people.

Now, however, the economy is finally growing. Why?

Well, partly because economies do tend to grow unless you keep banging their heads against a wall. And that’s more or less what has happened in Britain. Wren-Lewis uses the OBR numbers; here, telling more or less the same story, is what you get from the IMF Fiscal Monitor. What I plot below is the change in the cyclically adjusted primary balance — a measure of the extent to which fiscal policy is being tightened.

You don’t want to think of these as precise numbers, since the cyclical adjustment relies on highly uncertain estimates of potential GDP (it depends on why you think productivity collapsed). But the basic picture is surely right: Cameron/Osborne imposed a lot of austerity in their first two years, then let up substantially. In effect, they spent a while banging Britain’s head against the wall, and are now claiming vindication, because it feels good when they stop.

Politically, this may well work. We’ve long known from US evidence that elections depend on the recent growth rate, not longer-term performance; in fact, an “optimal control” strategy if a president wants to win reelection is to push the economy into a pointless slump during his first two years, then

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engineer a fast recovery going into the next election. Cameron may have lucked into pursuing effectively the same strategy.

But none of this political analysis should distract us from the economic point that claims that recent growth vindicates austerity are deeply stupid.

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SPÉCULATION FINANCIÈREPAR ANTHONY LAURENT 23 DÉCEMBRE 2013

15. Le trading haute fréquence : " U n c h o i x i d é o l o g i q u e e t politique"

6 mai 2010, krach éclair à Wall Street. En moins de 10 minutes, près de 1 000 milliards de dollars se sont envolés.

Du jamais-vu.

Un bug informatique en serait à l’origine.

De plus en plus d’opérateurs boursiers effectuent leurs transactions financières via des ordinateurs et des algorithmes ultra-sophistiqués.

Véritable "boîte noire" de l’économie moderne, ce système, dénommé trading haute fréquence représente 40% des ordres passés en Europe – 50% sur le CAC 40 – et près de 75% aux États-Unis. Quels sont les nouveaux risques liés à ces techniques ? Entretien avec Gérard Paul, ancien cadre bancaire.

Basta ! : Le trading haute fréquence, c’est quoi ?

Gérard Paul [1] : Le trading haute fréquence (THF) consiste en l’exécution à grande vitesse de transactions financières pilotées par des algorithmes, dit le dictionnaire. Il s’agit d’une modalité du trading automatique. Les opérateurs de marché virtuels peuvent exécuter des opérations sur les marchés boursiers à l’échelle de la microseconde (0,000001 seconde). La vitesse de transaction du THF était encore de 20 millisecondes à la fin de la décennie 2010.

Elle est passée à 113 microsecondes en 2011 (une vitesse 181 fois supérieure, ndlr). A partir de ces moyens techniques, les opérateurs de THF mettent en œuvre des tactiques de trading. Il vaut mieux,

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à mon sens, parler de "tactique" – à très court terme – plutôt que de stratégie, qui implique une vision de plus long terme.

L’informatique a pénétré les marchés financiers depuis quelques années déjà. En quoi le trading haute fréquence change-t-il la donne ?

On n’en sait strictement rien... Il me semble que le boursicoteur moyen n’a vu aucun changement concernant le mode traditionnel de fonctionnement des marchés boursiers. Je ne suis pas certain que les gérants de portefeuille, y compris les gérants de SICAV, aient vu changer fondamentalement les conditions de leurs propres transactions. A titre d’exemple, le développement du THF ne semble pas – je reste prudent – avoir généré des écarts de cours quotidiens, ou "intradays", supérieurs à ceux constatés au temps où les transactions s’effectuaient sur un mode plus traditionnel. Mais nous manquons cruellement d’études sur le sujet, tant empiriques que théoriques.

Quelles sont les conditions, techniques et politiques, qui ont permis l’essor du trading haute fréquence ?

La pratique du THF n’est pas contraire aux lois, elle est très peu réglementée. Elle repose sur des techniques informatiques et mathématiques parfaitement maîtrisées. Elle permet des gains réguliers et substantiels. Ceci suffit à expliquer son essor : on sait depuis longtemps que toute innovation technique sera mise en œuvre un jour ou l’autre. Sauf dans les cas où la rentabilité n’est pas au rendez-vous.

A qui profitent ces algorithmes ?

Le THF génère des gains. Pour un opérateur boursier, c’est un intérêt suffisant. C’est même la seule motivation. D’autant plus qu’à mon avis – mais, je le répète, nous manquons d’études – l’utilisation du THF à très court terme n’empêche nullement de faire également des profits sur des stratégies de moyen ou long terme. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes opérateurs qui utilisent les deux modes d’intervention. De même qu’au sein d’une banque généraliste, on peut gagner de l’argent sur des opérations aussi différentes que le trading, les prêts immobiliers ou la gestion des cartes bancaires. Dans tous les cas, le moteur est le même : la recherche du profit.

Le Prix Nobel d’Économie Paul Krugman a fortement critiqué l’utilité sociale du trading haute fréquence [2]. L’utilité des places boursières est-elle encore davantage compromise par cette nouvelle technique ?

Il ne me semble pas que l’utilité sociale originelle de la Bourse – financer, partiellement, l’économie et faciliter les échanges d’actifs en assurant leur liquidité – soit fondamentalement compromise par le THF. Encore une fois, nous connaissons très insuffisamment l’impact du THF sur le fonctionnement des marchés. Mais je suis d’accord avec la critique de Paul Krugman, ou celle de l’économiste français Gaël Giraud : hormis les gains que peuvent en tirer les opérateurs, je ne crois pas que le THF apporte quoi que ce soit à la liquidité des marchés. La bonne question est : le THF est-il possiblement générateur de risques, de nuisances, voire de catastrophes ?

Justement, le 6 mai 2010, un "krach éclair" à Wall Street fait plonger l’indice boursier Dow Jones de près de 10% en moins de 10 minutes. Quels sont les risques concrets du THF ?

Cet épisode a été longuement analysé par les autorités de marché et par de nombreux économistes. Il est assez difficile de reconstituer exactement ce qui s’est passé, hormis évidemment le constat de la variation des cours et des indices au fil du temps : l’indice Dow Industrial a chuté en quelques minutes de 10% avant de remonter aussi brutalement de 7%. Ces événements sont survenus dans un contexte de marché à tendance nettement baissière. Les analyses sont bien entendu quelque peu divergentes. Toutefois, il me paraît à peu près certain que le trading automatique a joué un rôle dans

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l’accélération du phénomène. Mais les programmes informatiques sont présents tous les jours et sur tous les marchés, et tout le trading automatisé ne peut être ramené au THF, qui n’en est qu’une modalité.

Diriez-vous que les ordinateurs et leurs algorithmes ultra-sophistiqués ont pris le pouvoir sur les marchés financiers ?

Non. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas modifié – en partie seulement – le fonctionnement des Bourses. Mais partout sur les marchés, ce sont des hommes qui sont à la manœuvre. Il y a d’abord et avant tout la tendance à la financiarisation de l’économie toute entière. Ensuite, parallèlement, la mainmise des mathématiciens sur la production d’instruments financiers et d’instruments d’analyse des tendances. Enfin, la mise en œuvre de stratégies et de tactiques de trading. Nous ne sommes en présence que de choix humains : idéologiques et politiques, puis techniques et opérationnels.

Des krachs boursiers graves, sinon gravissimes, se sont produits au 19ème siècle, en 1929, en 1974. Le THF n’existait pas. Et en 1974, je pense, sans l’avoir vérifié, que le trading informatisé en était à ses balbutiements. Je crois me souvenir que la "Corbeille" fonctionnait encore au Palais Brongniart (qui accueillait la Bourse de Paris, ndlr).

Le trading haute fréquence facilite-t-il les manipulations financières, comme le délit d’initié ?

La mise en œuvre des différentes tactiques de THF repose sur des analyses ultra-rapides des carnets d’ordres, analyses suivies de lancement d’ordres destinées à modifier le fonctionnement du marché. On peut en effet parler de manipulation. Mais l’effet sur la tendance profonde du marché et d’éventuels désagréments subis par les opérateurs "traditionnels" – pour autant qu’il en reste ! – ne me paraît pas évidente.

Concernant le délit d’initié, tout dépend de la définition qu’on lui donne. On peut dire que tout le THF repose sur "l’initiation" puisque les programmes informatiques analysent les carnets d’ordres avec quelques secondes d’avance, voire moins, sur d’autres opérateurs. La définition traditionnelle et juridiquement bien établie du délit d’initié n’inclut pas la pratique du THF : il s’agit, par exemple, de l’utilisation par des personnes – administrateurs, banquiers, hauts fonctionnaires, juristes, etc. – d’une information qu’elles devraient garder confidentielle, comme la décision de lancer une OPA (Offre Publique d’Achat, ndlr), la conclusion d’un marché important, un plan social, un avertissement sur résultats, etc. Verrons-nous un jour les techniques du THF mises au service de l’exploitation d’une information confidentielle ? Je ne sais pas en imaginer aujourd’hui les modalités. Mais ce qui me paraît certain, c’est que le délit d’initié serait, en tout état de cause, constitué en amont de l’utilisation du THF.

Le 21 octobre dernier, dans le cadre du débat sur la loi de finances 2014, les députés français ont refusé de renforcer la taxe sur le trading haute fréquence [3]. Que faut-il attendre des responsables politiques français ? Et des autorités européennes, alors que le Royaume-Uni et les Pays-Bas semblent réticents à toute forme de régulation ?

L’économie est largement globalisée, la finance encore davantage. Le problème est la concurrence internationale des places boursières et l’interconnexion des marchés. Sur le plan éthique, ou simplement sur les plans politique voire idéologique, les positions des différents États divergent. On peut interdire le THF en France. Plus difficilement dans toute l’Union Européenne. Quant à l’ensemble des places boursières, il suffit de voir la lenteur des processus de lutte contre les paradis fiscaux et la fraude fiscale mondialisée...

Ceci étant, l’Italie a pris récemment des mesures unilatérales en instituant une taxe sur les transactions à haute fréquence [4]. J’espère que nous disposerons dans quelques temps d’analyses sur les effets de cette décision. Mais Milan n’est pas une place boursière de tout premier rang.

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Quelles sont les solutions, techniques et politiques, pour contrecarrer l’expansion du trading haute fréquence ? Est-il même possible de le réguler – en mettant en place des "coupe-circuits" ou en instaurant des temps de latence d’au moins une demi-seconde, par exemple ?

Les coupe-circuits existent depuis longtemps, avant même que ne se développe le THF : il s’agit de la suspension des cotations. Par ailleurs, les autorités boursières ne sont pas dépourvues de moyens d’action, comme on l’a vu le 6 mai 2010, où toutes les transactions de la période litigieuse ont été annulées.

A court terme, en l’absence d’une meilleure connaissance des effets du THF sur le fonctionnement des marchés, il serait illusoire de fixer des temps de latence. Que fera-t-on lorsque les opérateurs disposeront demain d’ordinateurs deux fois plus puissants ? Le régulateur s’engagera-t-il dans une poursuite infinie ? On l’on surveille les risques intrinsèques du THF – en s’efforçant tout de même de les connaître un peu mieux qu’actuellement –, ou bien on interdit ces pratiques. Mon choix personnel est l’interdiction.

Selon Michael Kearns, chercheur en informatique à l’université de Pennsylvanie et ex-concepteur d’algorithmes pour Wall Street, "la finance est devenue une espèce de vaste système automatisé qu’aucune science ne peut décrire." [5]. Le trading haute fréquence ne rend-il pas encore plus opaque le fonctionnement des marchés financiers ?

Bien sûr. Le THF participe à l’opacification des marchés. Mais à mon sens dans une mesure relativement faible. Je ne connais pas Michael Kearns, mais il pose une vraie question. Je mettrais volontiers entre parenthèses l’adjectif "automatisé".

Jacques Ellul [6] parlait fort justement de "système technicien". C’est le titre d’un de ses livres. Si on élargit le questionnement du THF à la finance, ce n’est pas l’automatisation qui est l’élément principal puisque aujourd’hui tout est automatisé ou susceptible de l’être.

Ce qui me paraît problématique, c’est le constat de Kearns : "un vaste système qu’aucune science ne peut décrire". Il a raison. Ce qui me paraît tout aussi problématique est que le constat soit fait par un chercheur en informatique.

Aujourd’hui, les analyses les plus pertinentes du fonctionnement de notre "système économique globalisé de capitalisme financiarisé" ne sont pas le fait d’économistes – ou en tout cas proviennent de personnes qui ne sont pas seulement économistes – mais de philosophes, anthropologues, biologistes, psychologues, etc. Il me paraît clair que la science économique est à reconstruire comme une science humaine pour devenir l’outil de description dont Kearns pointe le manque.

Peut-être n’est-on encore que dans la phase de déconstruction d’une science économique dépassée, et devenue incapable d’embrasser son propre objet.

Notes[1] Ex-conseiller bancaire, Gérard Paul est également co-éditeur d’ouvrages de Jacques Ellul, penseur critique de la technique du 20ème siècle.[2] Lire ici.[3] Christian Eckert (PS), rapporteur de la commission des finances de l’Assemblée nationale, a retiré l’amendement 240 – dont il était l’auteur – qui étendait le champ d’application de la taxe sur les transactions financières (TTF), de 0,2%, aux transactions dites "intraday", c’est-à-dire initiées, modifiées ou annulées dans la même journée. Lire ici.[4] Voir ici.

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[5] Voir le livre de Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu. Nucléaire, nanotechnologies, OGM, propagande, terrorisme..., Ed. Le Cherche Midi, janvier 2012, p. 211.[6] Jacques Ellul (1912-1994) était un historien du droit romain et des institutions, un théologien et un sociologue. Penseur de la technique dans le monde contemporain, il est l’auteur de trois ouvrages majeurs : La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et Le bluff technologique (1988).

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Arnaud Parienty20 Octobre 2014

16. Le Nobel et le politiqueComme d’habitude, les médias généralistes ont eu bien du mal à rendre compte des travaux qui ont valu à Jean Tirole de recevoir le prix Nobel d’économie (et qu’on ne vienne pas m’embêter à me rappeler que, l’argent de ce prix ne venant pas de l’inventeur de la dynamite, la fondation Nobel, qui lui remettra le prix avec les autres à Oslo en décembre et publiera sa conférence avec les autres commet la grave erreur de ne pas rappeler que c’est la banque de Suède qui finance ce prix et qu’il faudrait l’appeler etc, etc…). La théorie de l’agence, à laquelle ces travaux sont rattachées depuis toujours, n’est même généralement pas citée, non plus que la théorie de la finance d’entreprise. C’est assez déconcertant.

Au-delà, les positionnements de Jean Tirole sont également mal recensés : il explique comment l’Etat doit contrôler les oligopoles, insiste sur les failles du marché ; il serait donc du côté des interventionnistes ? Il critique les failles de l’Etat, donc il serait libéral ? Perplexité. Pourtant, les choses sont simples et plutôt éclairantes.

Les gens répondent aux incitations

Le postulat de base de Jean Tirole est que les individus, qu’il s’agisse de directeurs financiers, de traders ou du personnel politique, agissent en fonction de la structure des incitations, notamment financières, qu’ils rencontrent dans leur activité. "People repond to incentives", comme résument Steven Levitt et Stephen Dubner dans Freakonomics. C’est le postulat fondamental de la microéconomie.

Prendre ce postulat comme base, même si les incitations en question sont complexes et même si les intérêts que les individus cherchent à satisfaire sont bien plus riches que l’argent (on peut faire intervenir dans les problèmes d’incitation les gratifications symboliques, les voix de ses électeurs, la culpabilité, la satisfaction de rendre les autres heureux et bien d’autres choses encore), range forcément Tirole dans le camp libéral.

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A vrai dire, sur l’Etat, il peut être considéré comme un continuateur de l’école des choix publics, animée notamment par Gordon Tullock et James Buchanan, un autre lauréat du prix Nobel. Leur point de départ est que l’idée selon laquelle l’Etat représente l’intérêt général est totalement dépourvue de fondement, car elle suppose que les individus qui l’incarnent sont dotés d’une bienveillance et d’un désintéressement complets. Pourquoi les hauts fonctionnaires ou les ministres seraient-ils moins soucieux de leur intérêt personnel que les chefs d’entreprise ou les salariés ?

C’est un reproche classique fait par la droite à la gauche que de partir d’une vision irénique de la nature humaine, dans laquelle le politique n’aurait d’autre but que de faire triompher les idées auxquelles il croit, pour le plus grand bien de ses semblables ; dans laquelle, également, l’Etat serait une entité irréductible à ceux qui le servent, un acteur collectif, si bien qu’il serait inutile de s’intéresser à ce qui fait agir les individus. Cette conception imprègne les commentaires que suscite le gouvernement. Il est, par exemple, accusé d’épouser une idéologie social-libérale. Le problème serait que nos dirigeants agiraient sur la base d’une mauvaise lecture de la situation. Mais croit-on vraiment que les actions de nos dirigeants soient motivées par leurs convictions ? Que l’un évoque le contrôle des chômeurs parce qu’il croit effectivement qu’il y a là grande injustice ? Que l’autre propose la gratuité des autoroutes le dimanche parce qu’elle serait conforme à l’intérêt général (et à la protection de l’environnement, en particulier…) ? Que le troisième est mû par la défense des pauvres ?

L’Etat impartial reste à construire

Cette vision pessimiste de l’être humain, incapable d’altruisme et de s’élever au-dessus de ses intérêts matériels particuliers, penchant du côté de son portefeuille plutôt que de son cœur, sépare la droite de la gauche. Celle-ci a toujours soutenu l’idée que la morale, l’éthique du service de l’Etat sont les meilleurs garanties que les représentants du peuple le sont pour de vrai. Ce postulat a toujours été fragile. Le principe de la République est la vertu, disait Montesquieu ; ce qui le poussait à préférer la monarchie, plus solide. Peut-il encore fonder notre Etat ? Il est à craindre que notre société, victime des contradictions culturelles du capitalisme que dénonçait Daniel Bell il y a quarante ans, ne produise plus suffisamment de force morale pour que l’Etat puisse y puiser les moyens de réguler efficacement les comportements du personnel politique et de la haute fonction publique. C’est d’ailleurs Marx qui, le premier, nous prévient que "ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience", comme il écrit dans L’idéologie allemande.

Dans ce cas, les libéraux ont raison. Si tel est bien le cas, les bonnes politiques seront mises en œuvre à la seule condition que des arrangements institutionnels efficaces conduisent les gouvernants à agir effectivement en fonction de l’intérêt général, parce que ce serait leur intérêt de le faire. C’est tout le problème de la démocratie, qui est, plus que jamais, le pire des systèmes à l’exception de tous les autres, comme disait Churchill. Le recours à l’élection est indispensable pour légitimer le pouvoir, mais il ne saurait suffire. C’est aussi, d’une certaine façon, le problème des relations entre le principal et l’agent, pour reprendre le vocabulaire utilisé par la théorie de l’agence. Dans ce domaine, l’Ecole d’économie de Toulouse (TSE), dirigée par Jean Tirole, a produit beaucoup d’idées intéressantes. Mais le fonctionnement de l’école lui-même reflète ces idées.

Dans une enquête publiée en partie dans Mediapart, le journaliste Laurent Mauduit accuse Jean Tirole d’avoir mis son école entre les mains de la finance et de l’assurance et il dénonce les primes que reçoivent les chercheurs (primes plutôt modestes, d’ailleurs). A vrai dire, on comprend mal pourquoi Tirole livrerait son école à des forces extérieures. Et l’enquête du journaliste peine à montrer en quoi l’indépendance des chercheurs de TSE a été réduite par la participation de représentants des entreprises à ses organes de direction. Elle évite également d’interroger l’idée douteuse que la mainmise de l’Etat fournirait aux chercheurs une totale indépendance. Il vaudrait donc certainement la peine de regarder de plus près les arrangements mis en place à TSE.

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Car c’est de gouvernance que nous avons besoin. Au-delà de la personnalité très contestée du Président de la république, chacun voit bien que la réforme de la manière dont sont prises et mises en œuvre les décisions publiques est l’élément central préalable à toutes les autres réformes. Les travaux de TSE traitent de problèmes proches. Il peut être utile de regarder les solutions qu’ils apportent. La lutte contre les conflits d’intérêts, le copinage, le pantouflage, l’arbitraire des nominations est un impératif moral, mais aussi une condition d’efficacité. En quelque sorte, la rénovation de l’Etat, mère de toutes les réformes, passe par un mélange de contre-pouvoirs, de checks and balances à l’anglo-saxonne, et de théorie de la régulation.

Un commentaire :

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SCIENCES HUMAINES PARTI PRIS13 OCTOBRE 2014 PAR LAURENT MAUDUIT

Jean Tirole, prix Nobel des "imposteurs de l’économie"Le Nobel a été attribué lundi au président et fondateur de l’École d’économie de Toulouse, l'un des principaux promoteurs en France de l'OPA de la finance sur l'enseignement et la recherche économique à l'université.

C’est, sans grande surprise, un concert de louanges qui a accueilli l’attribution du "prix de la Banque de Suède en sciences économiques en l’honneur d’Alfred Nobel" - improprement appelé prix Nobel d’économie - au Français Jean Tirole. Du ministre de l’économie, Emmanuel Macron, jusqu’à Jacques Attali, en passant par Najat Vallaud-Belkacem ou encore Valérie Pécresse, ce sont des applaudissements venus de tous les horizons qui ont salué le président et fondateur de l’École d’économie de Toulouse, par ailleurs professeur invité au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Avant de se laisser emporter par cet unanimisme émouvant et un tantinet franchouillard, mieux vaut savoir qui est l’heureux récipiendaire de cette récompense planétaire. Car le personnage suscite aussi beaucoup de controverses. Il est même celui qui a le plus contribué, en France, à l’OPA du monde de la finance et de l’assurance sur la recherche économique de pointe. Il est, dans notre

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pays, l’une des figures les plus connues de cette catégorie d’experts que j’avais baptisés dans un livre publié en avril 2012, les Imposteurs de l’économie (Éditions Pocket), dont Mediapart avait publié les bonnes feuilles (lire L’OPA de la finance sur la recherche économique).

Jean Tirole. © (dr)

Et il n'y a guère que l'association Attac qui s'en soit souvenu, lundi, en publiant un communiqué à contre-courant :

Certes, tout cela ne transparaît nullement dans le communiqué officiel annonçant l’honneur fait à l’économiste français. Le jury du Nobel s’y est seulement borné à souligner qu’il entendait récompenser Jean Tirole pour son

Dans la communauté des économistes français, la nouvelle risque pourtant d’être accueillie avec beaucoup plus de réserves. D’abord, parce que le jury du Nobel d’économie a pris la détestable habitude depuis plus de deux décennies de ne récompenser, à l'exception de Paul Krugman en 2008, qu’un seul courant de pensée, celui du néolibéralisme. Or l’économie n’est pas une science exacte mais une branche des sciences sociales, c’est-à-dire une discipline dont la richesse dépend du pluralisme de ses approches. Avec Jean Tirole, la détestable habitude se prolonge encore une année de plus.

Il y a une autre explication à la déception que ressentiront beaucoup d’économistes, qui tient à la personnalité même du récipiendaire. Car Jean Tirole est à l’origine – et toujours à la direction – de l’École d’économie de Toulouse, qui est la tête de pont au sein de l’université française des courants de pensée libéraux ou ultralibéraux en économie. Plus que cela ! C’est lui, effectivement, qui a joué les précurseurs pour inviter le monde de la finance à sponsoriser la recherche économique.

Dans ce livre sur Les Imposteurs de l’économie, je m’étais certes intéressé à beaucoup d’autres économistes que lui. J’avais surtout cherché à montrer comment la crise financière avait suscité aux États-Unis un large débat public, alimenté notamment par le documentaire Inside Job, sur l’honnêteté et l’indépendance des économistes. Mais j’observais qu’en France, aucune enquête sérieuse n’avait encore eu lieu sur le même sujet (lire ici mon billet de blog).

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En m’appuyant sur des premiers travaux, notamment ceux de l’économiste Jean Gadrey, j’avais cherché à établir la liste des économistes français qui arguent de leur qualité d’universitaire pour monopoliser les débats publics, notamment sur les plateaux de télévision, mais qui cachent le plus souvent qu’ils siègent dans des conseils d’administration de grandes banques, de compagnies d’assurance –ce qui est interdit par la loi –, ou alors qui mènent des missions rémunérées par elles –,ce qui est également interdit par la loi si l’intéressé n’en formule pas la demande auprès de son autorité hiérarchique. Dans cette enquête, je me suis donc attardé sur des personnalités telles que Daniel Cohen, Jean-Paul Fitoussi, Jean-Hervé Lorenzi ou encore Olivier Pastré et leurs amis du Cercle des économistes (de la pensée unique !).

En somme, je m’étais appliqué à établir que le monde de la finance avait lancé une OPA sur le monde des économistes et que certains d’entre eux y avaient cédé, en devenant peu ou prou lobbyistes au profit de leurs discrets employeurs.

Pour bien souligner la gravité de cette évolution, je m’étais aussi appliqué à établir que le monde de la finance avait lancé une véritable OPA sur l’ensemble du secteur de la recherche économique de pointe en France et notamment sur les pôles d'excellence à l'Université. Et c’est la raison pour laquelle je m’étais alors intéressé à Jean Tirole. Voici donc ce que j’écrivais dans Les Imposteurs de l’économie sur l’École d’économie de Toulouse et, par contraste, sur sa grande rivale, l’École d’économie de Paris. Cela ne permet pas de cerner les travaux personnels de Jean Tirole. Mais avec le recul, c’est utile pour quiconque veut comprendre l’importance qu’il a acquise dans le monde de l’enseignement et de la recherche économique en France. C’est peu dire en effet que le monde de l’économie, et donc celui de l’enseignement et de l’Université vivent depuis quelques années une sorte d’épidémie, comme si un virus s’était propagé dans l’ensemble des secteurs de l’Université chargés de l’enseignement de l’économie – ces secteurs qui paraissaient précisément le plus protégés de ces funestes évolutions pour n’obéir qu’à une seule logique, celle de la recherche et du savoir. Ce n’est pas le virus des "subprimes", mais c’est tout comme. Par commodité, appelons-le le "virus Tirole".

Dans la galaxie de l’Université, l’économiste Jean Tirole occupe une place à part. Avec Jean-Jacques Laffont (1947-2004), qui jouissait d’une grande notoriété pour ses travaux sur la théorie des incitations et de la régulation, il est à l’origine de l’École d’économie de Toulouse – la célèbre Toulouse School of Economics (TSE) – qui est indéniablement l’une des très grandes réussites françaises, avec l’École d’économie de Paris (PSE).

Grand spécialiste de l’économie industrielle, récipiendaire de la médaille d’or du CNRS, Jean Tirole est l’un des plus grands économistes français, l’un des plus talentueux. Mais disons-le franchement, c’est aussi l’un des plus inquiétants, car c’est lui, à Toulouse, qui a fait entrer le plus spectaculairement le loup dans la bergerie, ou plutôt la finance dans le monde de l’Université. Il a donné l’exemple, que d’autres universités ont suivi. Ce qui est à l’origine d’une véritable implosion de l’enseignement de l’économie et de la recherche.

Le virus Tirole

C’est en effet l’Institut d’économie industrielle (Idei), ancêtre de la Toulouse School of Economics qui, au début des années 90, a avancé en éclaireur, en nouant des partenariats avec des entreprises pour créer et financer une fondation abritant des enseignants- chercheurs disposant de compléments de salaire par rapport aux rémunérations publiques et couvrant de nouveaux secteurs de recherche, souhaités notamment par les entreprises. Ou alors pour financer directement une chaire d’enseignement spécifique.

Marchant sur ces brisées, de nombreuses universités ont créé à leur tour des structures semblables, profitant de financements publics mais aussi de capitaux privés. Aux quatre coins de la France, des

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fondations ont donc vu le jour ou des chaires financées par le privé ont éclos. Mais dans cette "financiarisation" de l’enseignement de l’économie, Toulouse a toujours gardé cent coudées d’avance sur les centres rivaux.

Le drame, c’est que le processus est invisible ; il est souterrain. Tous les nouveaux centres qui prospèrent affichent l’ambition d’être des pôles d’excellence. Et tous les critères de validation, propres à toute recherche scientifique, sont scrupuleusement respectés. Mais le monde de la finance s’est introduit, si l’on peut dire, dans le cœur du réacteur. La loi de 2006 sur la recherche, en organisant ce système de fondation financée par des fonds publics et des groupes privés voire même des mécènes, avec à la clef de très fortes défiscalisations, a brutalement accéléré cette privatisation à peine masquée de l’enseignement universitaire de pointe et de la recherche économique.

Certes, Jean Tirole conteste, bec et ongles, les effets corrupteurs de cette OPA de la finance sur le monde académique. Dans une tribune libre publiée par le journal Le Monde (11 décembre 2007), il a présenté un long argumentaire en défense de son école :

Mais, ses arguments peinent à emporter l’adhésion car ils ne donnent qu’une faible idée de l’implosion du système universitaire qu’induisent ces partenariats déséquilibrés avec le privé. Pour en prendre la mesure, il suffit de parcourir un rapport au-dessus de tout soupçon, dont la presse n’a jamais parlé car il n’a pas été rendu public, celui que la Cour des comptes a consacré à cette école.

Ce rapport confidentiel de la Cour des comptes, le voici.

On peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous (en ligne)

Ecole d'economie de Toulouse: le rapport de la Cour des comptesby Laurent MAUDUIT

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Le tapis rouge pour Axa et BNP

Dans ce rapport qui couvre les années 2007 à 2010, on mesure en effet que ce partenariat public-privé a pris une forme étrange. Tout a été fait par l’État pour que les grands groupes industriels et financiers soient aux postes de commande, presque à parité avec les organismes publics. C’est une privatisation, ou du moins une privatisation partielle de l’Université et de la recherche économique qui a été organisée.

L’École d’économie de Toulouse est gérée par une fondation du type de celle que la loi ultralibérale sur la recherche de 2006 a autorisée. Dénommée Fondation Jean-Jacques Laffont, cet organisme a été créé par des établissements publics prestigieux : le CNRS, l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et l’université Toulouse 1. Mais, plutôt que de garder la main sur leur "bébé" et de n’inviter des partenaires privés que de manière minoritaire, ces organismes ont tout fait, sous la houlette de Jean Tirole, pour que le privé entre en force dans la fondation, pour qu’il en partage la gouvernance et les financements.

Les apports financiers prévus sur la période 2007-2012 pour financer la Fondation et les 140 chercheurs qu’elle abrite au sein de l’école en témoignent : 42,8 millions d’euros proviennent de l’État, 0,825 des fondateurs, et 33,4 millions des entreprises privées. À titre d’illustration, pour la seule année 2010, l’État a apporté 7,5 millions d’euros, les fondateurs 0,165 et le privé 6,825 millions d’euros.

En clair, les portes de TSE, à la pointe de la recherche économique en France, ont toutes grandes été ouvertes au privé. Le groupe Axa a ainsi apporté 600.000 euros ; EDF 500.000 euros ; Electrabel (filiale de GDF Suez) 600.000 euros ; la Caisse des dépôts 600.000 euros ; BNP Paribas 600.000 euros, La Poste 300.000 euros ; Crédit Agricole 600.000 euros, Total 600.000 euros et France Télécom 250.000 euros.

La gouvernance de la fondation est presque identique. Les financeurs privés détiennent des sièges au conseil pratiquement à parité avec les fondateurs. Outre Jean Tirole, qui préside, et deux personnalités qualifiées, les membres du conseil au titre des fondateurs sont au nombre de six ; et les membres représentant les entreprises sont au nombre de cinq, en l’occurrence les représentants d’Exane, de GDF Suez, de France Télécom, du Crédit Agricole et de BNP Paribas.

En somme, une bonne partie des "gestionnaires" de la recherche économique de pointe en France sont des entreprises privées, et notamment des banques. Des établissements privés qui ont bien sûr importé le fonctionnement du privé au sein de l’école.

La Cour des comptes mentionne cet état de fait notamment dans le cas des rémunérations. Alors que le traitement d’un professeur d’université en fin de carrière avoisine les 5.000 euros net par mois, les bénéficiaires d’une "chaire senior" à l’École de Toulouse profitent de rémunérations financées par la fondation qui oscillent entre

À cela s’ajoute une rémunération au mérite, grâce à des primes attribuées aux chercheurs qui publient dans les meilleures revues internationales.

Ces primes ont atteint un montant proche de 700.000 euros en 2010 pour les 140 chercheurs. Soit 5.000 euros en moyenne. Mais les deux tiers des chercheurs n’en perçoivent pas. Autrement dit quelque 46 chercheurs se partagent la somme, soit plus de 15.000 euros chacun.

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En bref, c’est une bombe qui a été logée au sein de l’Université française. Une bombe qui risque de conduire à un éclatement de l’Université dans les disciplines économiques : avec une université de luxe, sous la coupe du privé, disposant de professeurs et de chercheurs profitant des rémunérations considérablement supérieures à celles de la fonction publique ; et une université du pauvre, abandonnée au public, avec des professeurs sous-payés.

(…) Mais les conséquences de cette privatisation pas même masquée vont encore au-delà car ce système induit un type de recrutement de chercheurs bien particuliers. On se doute en effet que les économistes spécialistes de l’exclusion sociale ou des inégalités ont assez peu de chances de faire carrière à Toulouse. En tout cas, ils ont moins de chances que les chercheurs dont les inclinaisons sont plus libérales et les thématiques de recherches davantage liées aux marchés financiers.

Survenu à la rentrée universitaire 2009, un recrutement à Toulouse est particulièrement illustratif de ce phénomène, celui d’Augustin Landier.

Dans les allées poisseuses du CAC 40

Diplômé de l’École normale supérieure, agrégé de mathématiques et titulaire d’un doctorat d’économie au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT), il a fondé un hedge funds à New York avant de passer au Fonds monétaire international pour finalement atterrir à la Toulouse School of Economics. Trader autant qu’économiste, spéculateur autant que théoricien, Augustin Landier est le symbole vivant de ce dangereux effacement des frontières entre la finance et l’Université. Il est même devenu l’une des coqueluches de TSE et n’a pas attendu bien longtemps avant d’être coopté au Conseil d’analyse économique.

(…) Mais, une autre série de conséquences est également prévisible : ce ne sont plus les critères académiques, ou en tout cas plus seulement eux, qui président aux choix de l’attribution des financements à tel ou tel pôle. Désormais, les sponsors privés détiennent une bonne partie de la décision. Même entre les différents pôles d’excellence, ils peuvent ainsi privilégier un type de recherche plutôt qu’un autre. Avantager par exemple la recherche sur toutes les thématiques qu’affectionne le monde de la finance et désavantager les recherches liées à une meilleure régulation de l’économie.

Les promoteurs de la privatisation, Jean Tirole en tête, récusent cette dérive. Ils font valoir que le secteur privé cofinance les fondations – celle de Toulouse comme les autres qui ont ensuite vu le jour – mais qu’il y a une frontière étanche entre la gestion et les contenus scientifiques. C’est sa ligne de défense. C’est aussi une fable. Et il n’est pas difficile d’en établir la démonstration.

Prenons un autre exemple, tout aussi prestigieux, celui de l’École d’économie de Paris (PSE), créée en décembre 2006 et qui est gérée de la même manière, c’est-à-dire par l’entremise d’une fondation où sont représentées de grandes institutions publiques (l’École normale supérieure, l’École des hautes études en sciences sociales, le Centre national de la recherche scientifique, l’Institut national de la recherche économique et de l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne) mais aussi des groupes privés, dont AXA et Exane.

(…) En apparence, PSE, qui accueille quelque 150 enseignants-chercheurs et économistes donne l’impression de s’être tenue à l’écart des dérives de son homologue de Toulouse. L’École de Paris a

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ainsi veillé à ce que les entreprises privées qui financent la fondation ne disposent que de trois sièges au conseil d’administration, dont le président est Roger Guesnerie, professeur au Collège de France. PSE se tient donc à distance raisonnable du monde de la finance, qui a été associé au projet mais qui n’en a pas pris le contrôle.

Cette situation tient en grande partie à la personnalité du premier directeur de l’école, Thomas Piketty. Farouchement jaloux de son indépendance, très peu enclin aux mondanités – contrairement à nombre d’autres économistes –, le jeune chercheur s’est détourné de ses recherches quelques mois fin 2006-début 2007 pour porter le projet et trouver des financements privés. Mais, passant le relais à un autre économiste, François Bourguignon, ex-chef économiste de la Banque mondiale, il est retourné à ses études sitôt l’école créée, début 2007, suscitant la colère de certains des sponsors, dont Henri de Castries, le patron d’Axa. La mini-crise qui a émaillé la naissance de l’École d’économie de Paris a contribué, elle aussi, à mettre un peu de distance entre la prestigieuse école et ces sponsors privés. Pour des raisons de fond comme de circonstance, l’OPA sur l’École d’économie de Paris, peut sembler avoir échoué.

Pourtant, là encore, on peut sans trop de difficultés constater que le système mis en place à partir de 2006 a eu des conséquences né fas tes sur ce t établissement.

D’abord, par cette loi de 2006, les chercheurs ou les économistes ont été sommés d’arpenter les allées, parfois poisseuses, du CAC 40 pour faire la manche. Ce qui est naturellement malsain ou humiliant (…) Mais il y a plus préoccupant : face à Toulouse qui a avancé à marche forcée dans ce processus de privatisation, l’École d’économie de Paris a cherché à défendre son indépendance. Mais, elle l’a fait dans des conditions de plus en plus difficiles comme le souligne cet autre rapport confidentiel de la Cour des comptes, couvrant exactement la même période 2006-2009.

Ce rapport confidentiel, le voici. On peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous (en ligne)Ecole d'economie de Paris: le rapport de la Cour des comptesby Laurent MAUDUIT

33 millions pour Toulouse, 2 millions pour Paris

(…) La plus spectaculaire illustration de cette inégalité, ce sont les financements que PSE a trouvés en quantité beaucoup plus faible que ceux de TSE. Alors que Toulouse est parvenue à lever 42,8 millions d’euros provenant de l’État, 0,825 des fondateurs, et 33,4 millions des entreprises privées, l’École de Paris n’a obtenu en comparaison qu’une misère : l’État a apporté 20 millions d’euros en 2007, les fondateurs (École normale supérieure, CNRS, EHESS, Paris I...) 300.000 euros et les groupes privés seulement... 2,375 millions d’euros, fournis notamment par Axa et Exane (un groupe financier lié à BNP Paribas). Et même si l’on ajoute à ces sommes près de 20 millions d’euros générés par des apports immobiliers en faveur de PSE, le magot global de l’école ne dépasse pas 45 millions d’euros.

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Au total, les grands groupes privés ont apporté 33,4 millions d’euros à TSE et seulement 2,375 millions à PSE. Dans la disproportion spectaculaire des chiffres, on comprend sur-le-champ les risques induits par cette privatisation rampante de la recherche et de l’enseigne- ment de pointe en économie : le secteur privé – les grandes banques, les groupes d’assurance ou quelques mastodontes industriels – a la faculté de favoriser un pôle d’excellence plutôt qu’un autre.

Triste mais logique ! Réputée plus à gauche et plus attachée à la régulation, l’École d’économie de Paris a trouvé beaucoup moins d’argent que Toulouse, réputée plus à droite et plus ouverte aux thèses libérales sinon ultralibérales. Imagine-t-on que le très réactionnaire patron d’Axa, Henri de Castries, subventionne de gaieté de cœur l’École d’économie de Paris et, du même coup, les travaux de Thomas Piketty qui dressent un formidable réquisitoire contre le monde inégalitaire dont le même Henri de Castries est l’un des symboles ?

Assez logiquement, des groupes comme Axa ou BNP Paribas adorent l’économiste Augustin Landier et les thématiques libérales et réactionnaires sur lesquelles il travaille, et ont en horreur Thomas Piketty, et les thématiques progressistes qui inspirent ses travaux. On devine sans grande peine qu’Henri de Castries ne doit par exemple pas être un adepte de la « révolution fiscale » dont Thomas Piketty est le premier et plus fougueux partisan.

Épilogue de cette histoire, d’ailleurs prévisible : fin 2010, Henri de Castries a annoncé qu’il ne sollicitait pas le renouvellement de son mandat de membre du conseil d’administration de PSE. Et en janvier 2011, le patron d’Exane, Nicolas Chanut, a adressé une lettre véhémente à tous les administrateurs de PSE pour leur annoncer que lui aussi tirait sa révérence et ne siégerait plus au conseil.

Le plus invraisemblable dans cette affaire, c’est que le rapport de la Cour des comptes ne cherche même pas à identifier les racines de la faiblesse des apports privés en faveur de PSE ni même ses possibles dangers. Se bornant à l’aspect comptable des choses, qui relève de son champ de compétence, la Cour déplore que l’École d’économie de Paris n’ait pas su lever plus de fonds auprès de… bailleurs privés ! « La Cour recommande plus particulièrement que la fondation accroisse fortement son capital par la levée de fonds privés, afin d’augmenter le produit de ses placements », dit-elle en conclusion, sans mesurer l’ineptie du constat.

Dans ce monde où la finance détient toutes les commandes, les inégalités entre PSE et TSE ne se jugent pas seulement à l’aune de ces dotations. À la différence de son homologue de Toulouse, l’École d’économie de Paris est aussi confrontée à d’inextricables difficultés dans la rémunération des économistes qui y travaillent. Car elle ne peut pas offrir les mêmes avantages. L’École de Paris – c’est tout à son honneur ! – n’a pas voulu copier le système de rémunération mis en œuvre à Toulouse, qui dynamite les modes de rémunération qui ont cours à l’Université. PSE a juste choisi d’abonder les rémunérations publiques des chercheurs, en leur versant des compléments, le plus souvent modestes. Certains enseignants- chercheurs sont également invités à dispenser chaque mois un ou deux jours de cours ou de formation dans des enceintes publiques (Banque de France...), ce qui leur garantit un complément de ressources.

Que faire d’autre ? Face aux pratiques anglo-saxonnes, les rémunérations publiques françaises sont si faibles que PSE perdrait certains de ces économistes, qui seraient alors tentés de partir à l’étranger, si une solution de complément de salaire n’avait pas été trouvée.

Le rapport de la Cour des comptes détaille les rémunérations de PSE : de 1.000 à 2.000 euros net par mois pour deux cours de masters de 24 heures dans l’année pour les titulaires de chaire associée ; 3.600 euros net pour un cours de masters de 24 heures pour les professeurs associés ; 2.600 euros par mois pour les doctorants et 4.000 euros par mois pour les post-doctorants… En clair, PSE est à la traîne par rapport à TSE.

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Mais ce système est, en vérité, hypocrite. Car l’École d’économie de Paris n’est pas une oasis. Et dans un monde où la finance a tout perverti, elle y a été happée, elle aussi, et elle doit trouver sans trop le dire d’autres subterfuges pour que ses chercheurs soient rémunérés au-delà de ce que l’Université offre ordinairement à ses professeurs.

(…) Ce système de rémunération présente un aspect alarmant parce qu’il n’est pas publiquement assumé par la puissance publique, parce qu’il est en rupture avec les grilles de rémunérations publiques. Les économistes de PSE n’en sont pas directement responsables. C’est la logique infernale de l’État pauvre qui pousse l’école à pratiquer le système « D » au cas par cas. Terrible logique ! En conduisant une politique d’austérité, l’État fait cause commune avec les milieux de la finance qui veulent mettre la main sur les pôles d’excellence de la recherche économique française.

(…) Quoi qu’il en soit, tout se cumule, les dotations aussi bien que les rémunérations, pour que PSE soit désavantagée par rapport à TSE ; et plus encore les autres universités, par rapport à ces pôles d’excellence. L’État asphyxie les uns ; la banque ou l’assurance financent les autres... Oui, tout se cumule, en bout de course pour que les recherches libérales sur des thématiques proches de la finance ou de l’industrie soient beaucoup plus nombreuses que les recherches sur des thématiques plus citoyennes. En bref, quoi qu’en dise Jean Tirole, c’est la finance qui a pris le pouvoir. Et même si PSE traîne des pieds – et il faut l’en féliciter –, la finance est en passe de gagner la partie.

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