Résumé :

Dès son arrivée à Memphis, Travor Steele est assailli par une horde de fans hystériques, qui croient voir en lui une réincarnation de leur idole, Elvis Prèsley. A moitié assommé, les vêtements arrachés, il est secouru par une charmante jeune femme qui l’emmène chez elle, le temps qu’il recouvre ses esprits. Mais, à peine a-t-il balayé du regard la pièce où il se trouve que Travor se sent pris de panique. Sur les murs, en effet, sont exposés des dizaines de posters et de cartes postales représentant Elvis. Mon Dieu, songe-t-il, atterré, la séduisante Erin serait-elle plus dangereuse encore que toute cette foule d’admirateurs déchaînés dont elle vient de le délivrer?

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— Hé, m’man ! Regarde un peu les femmes qui arrachent les habits de cet homme, là-bas... Erin venait d’entrer dans le parking et se garait à côté d’un immense autobus de tourisme rouge et noir. Elle n’eut que le temps de freiner pour éviter les deux femmes qui avaient brusquement surgi devant elle. — Regarde, m’man ! répéta le jeune garçon. Elles se disputent pour lui enlever sa chemise... La scène, éclairée par l’enseigne au néon du restaurant, avait un aspect surréaliste. Les bras posés sur le volant, Erin se pencha en avant et vit les clients de l’établissement se presser contre les vitres, la bouche arrondie, le doigt pointé droit devant eux. A une centaine de mètres de là, un homme courait tout en essayant de repousser ses assaillantes. Assis au bord de son siège, Max tendait le cou pour ne rien perdre du spectacle. — Ils doivent être en train de tourner un film, déclara-t-il. Erin balaya le parking du regard. — Je ne vois pas de caméra-man. Et puis, de toute façon, on en aurait entendu parler. — Qui c’est, m’man? II est connu? — Apparemment, mais j’ignore son nom. S’il est célèbre, il n’aurait jamais dû venir acheter un hamburger dans un restaurant aussi populaire... En supposant que ce soit ce qu’il a fait.

— Regarde! Il court de plus en plus vite...Erin reporta son attention sur le parking. Dans la semi-pénombre du crépuscule elle

distinguait la silhouette de l’homme, toujours poursuivi par une horde féminine. Cette scène, elle l’avait souvent vue, et y avait même participé durant son enfance et son adolescence. Pas de son plein gré, toutefois.

Elle poussa un soupir, ravie de se trouver, ce jour-là, à une distance respectable. De loin, l’inconnu ne semblait pas manifester beaucoup d’agressivité à l’égard des femmes qui l’avaient pris en chasse. II tentait plutôt de s’en défaire en les raisonnant, ce qui, de toute évidence, n’avait aucun effet sur elles.

— Il y a quelque chose qui m’étonne..., murmura Erin, comme si elle s’était parlé à elle-même.

— Quoi, m’man?

— Si ce type est si célèbre, que fait-il ici tout seul ? Peut-être s’agit-il d’une opération publicitaire pour lancer un nouveau produit.

Penchés en avant, ils regardèrent autour d’eux, mais n’aperçurent toujours pas le moindre photographe.

— Le pauvre! soupira Erin. S’il a lui-même monté cette mise en scène pour se faire connaître, j’ai bien peur que les résultats ne dépassent ses espérances...

Les assaillantes avaient réussi à lui arracher sa chemise, et tendaient maintenant les mains vers son torse nu, toutes griffes dehors. Il se remit à courir de plus belle, agitant les bras. Au moment où il baissait la visière de sa casquette sur son visage, les portes du restaurant s’ouvrirent et un flot de clients se dispersa sur l’aire de parking. Certains sortaient leur appareil photo pour immortaliser la scène.

Max quitta le siège arrière et se glissa à côté de sa mère.— Il faut l’aider, m’man, même si c’est lui qui a tout manigancé.— Ne sois pas ridicule !— Approche-toi de lui. J’ouvrirai la portière, et il grimpera dans la camionnette.— Je t’interdis de toucher à cette portière, Max ! Je te rappelle que tu n’es pas avec

ta grand-mère, ce soir. Et tu sais bien que je n’aime pas beaucoup...— Regarde! s’exclama pour la énième fois le garçonnet, les yeux exorbités. Elles

sont sur le point de le rattraper... Il a pas une seule chance de s’en tirer!Les femmes gagnaient effectivement du terrain. Erin eut l’impression qu’elles étaient

de plus en plus nombreuses. Elles poussaient à présent des cris hystériques qui la firent frissonner.

Max a raison. Peut-être faudrait-il l’aider avant que ces soi-disant admiratrices ne le mettent en charpie...

Les yeux plissés, elle examina la situation. Si l’homme se dirigeait vers le boulevard, très encombré à cette heure, elles ne tarderaient pas à le rattraper. II n’avait donc d’autre choix que de continuer à courir dans le parking, jusqu’à ce que ses fans cèdent à la fatigue.

A moins qu’elles ne réussissent à l’attraper.Ce fut cette dernière pensée qui incita Erin à agir. Elle appuya sur l’accélérateur et,

prudemment, se dirigea vers la meute qu’elle suivit quelques instants avant de la dépasser. Les mains crispées sur le volant, elle espérait qu’aucune de ces folles ne se placerait soudain en travers de son chemin.

Max passa de nouveau à l’arrière et ouvrit la portière tandis qu’Erin accélérait afin de se mettre au niveau de l’homme traqué. La visière de sa casquette et la pénombre environnante les empêchaient toujours de distinguer son visage. — Montez! s’écria Max. Dépêchez-vous, m’sieur, montez...

Horrifiée, Erin vit alors une bottine écarlate voler au-dessus de la foule et atteindre l’inconnu dans le dos, au moment où il s’agrippait à la portière pour suivre le conseil de Max. Plus horrifiée encore, elle le vit chanceler et se cogner la tête contre la portière à

l’instant même où il grimpait dans la camionnette. Grâce au ciel, Max fut prompt à réagir. Il enjamba l’homme tout en le tenant afin qu’il ne retombe pas sur l’asphalte, puis referma en hâte et cria à sa mère de démarrer. Erin ne se fit pas prier, car les fans cognaient déjà de toutes leurs forces sur la camionnette en hurlant des obscénités.

Elle traversa l’aire de parking à toute vitesse, soucieuse néanmoins de ne pas renverser quelqu'un sur son passage. Son cœur battait à tout rompre. Aussi fort que le jour où sa mère l’avait entraînée, bien des années auparavant, dans une poursuite effrénée à travers les rues de Shreveport, en Louisiane, où Jerry Lee Lewis donnait un concert. Des épisodes pareils, elle en avait vécu des dizaines. Toujours avec aussi peu de plaisir.

Tandis qu’elle s’engageait sur le boulevard, elle jeta un regard dans son rétroviseur. Pourvu que ces femmes ne montent pas dans leurs voitures pour lui donner la chasse... N’écoutant que son instinct, elle se lança dans un dédale de ruelles afin de brouiller les pistes au cas où elles auraient décidé de la suivre.

Quelques minutes plus tard, elle débouchait sur un autre boulevard. Le silence régnait toujours dans le véhicule.

— Max? s’enquit-elle.Comme elle n’obtenait aucune réponse, elle tourna légèrement la tête.— Max ! Que se passe-t-il ?L’enfant se redressa.

— Il ne bouge toujours pas, m’man. Je crois qu’il s’est vraiment assommé avec la portière. Qui c’est, à ton avis ? Je n’ai pas l’impression de l’avoir déjà vu... Erin poussa un soupir qui trahissait son exaspération. — Nous le découvrirons bien assez tôt ! La façon dont ces femmes le harcelaient est éloquente. Nous avons péché un gros poisson... ce dont je me serais bien passée... Dans le rétroviseur, elle vit son fils esquisser une moue sceptique. — Je n’en sais rien. Tout à l’heure, il m’a semblé l’entendre dire qu’il voulait être enterré au Texas. Mais je n’en suis pas sûr, parce qu’il parlait tout doucement. Erin fronça les sourcils. — Ce sont les paroles d’une chanson. Il est peut-être chanteur... Puis elle haussa les épaules. — En tout cas, j’espère que cet épisode lui servira de leçon. Max hocha la tête. — Ah ça, oui ! Je ne pense pas qu’il soit près de revenir acheter un hamburger... — Ce n’est pas ce que je voulais dire... Mais elle en resta là. Un quart d’heure plus tard, elle ralentissait dans une allée bordée de maisonnettes à un étage et se garait devant l’une d’elles. — Max, va débrancher l’alarme et prends la batte de base-ball qui est cachée sous le lit de ta grand-mère.

— Arrête, m’man! protesta le garçonnet en levant les yeux au ciel. Il est toujours K.-O. Je vois pas comment il pourrait nous faire du mal... — Qui nous dit que ce type est vraiment célèbre? Peut-être a-t-il essayé de voler la caisse du restaurant. Cela expliquerait d’ailleurs que tous ces gens se soient lancés à sa poursuite.

— Pas des gens, des femmes ! Elles lui ont arraché sa chemise, et elles voulaient même lui prendre ses chaussures. Tu m’as raconté toi-même que grand-mère était comme ça, autrefois...

Erin grinça des dents.— Sois gentil, Max, obéis-moi sans discuter !Erin regarda son fils débrancher le système d’alarme, puis entrer dans la maison.

Soudain, elle se sentit oppressée. Il lui semblait que des mains se posaient sur son cou, le serraient, et elle s’empressa donc de descendre de la camionnette. Debout devant le portail, elle attendit le retour de Max. Elle n’avait aucune envie de rester seule avec cet inconnu. Non qu’elle comptât sur le secours de son fils qui n’avait que onze ans et était d’assez petite taille. En revanche, la batte de base-bail serait un moyen efficace d’intimidation. Peut-être cet homme feignait-il de s’être évanoui pour mieux les agresser dès qu’ils lui ouvriraient la portière...

« Quelle idiote ! J’aurais dû aller immédiatement au commissariat de police... »La silhouette de Max parut sur le perron, et Erin remarqua qu’il avait les mains vides.— Où est la batte de base-ball ?— Je ne sais pas. Je ne l’ai pas trouvée, et...— Retourne la chercher. Dépêche-toi !— M’man... Est-ce que tu l’as regardé, au moins?Comme il passait à côté d’elle, Erin essaya de lui barrer le chemin, mais il l’esquiva et

ouvrit la portière arrière du véhicule. Deux longues jambes gaînées de jean glissèrent, et Max tendit les bras pour éviter que le corps toujours inerte ne bascule hors de la camionnette.

— Viens, m’man. On va l’amener à la maison.Elle s’approcha à contrecœur et, bouché bée, découvrit en même temps que son fils les

dommages causés par la cohorte d’admiratrices. Rien de très grave, mais ce pauvre homme avait le dos zébré de griffures.

— Bon..., soupira-t-elle, résignée. En plus, il va falloir jouer les infirmières ! Allons-y, mon garçon.

L’inconnu souleva lentement les paupières et grimaça.— Il faut nous aider, m’sieur, dit Max. Sinon, on ne pourra pas vous porter jusqu’à la

maison. Allez, un petit effort. Essayez de tenir debout. On va vous prendre chacun par un bras. D’accord?

Erin était toujours stupéfaite par l’esprit d’initiative dont faisait preuve son fils. A

l’instar de sa grand-mère, il avait l’étoffe d’un meneur.— Tu es prête, m’man? lança-t-il en se tournant vers elle.Elle hocha la tête avant de tendre le bras vers l’inconnu. Ses doigts touchèrent un

ventre plat, musclé, et ce contact lui procura un curieux frisson. La peau de l’homme était douce et chaude. Agacée par cette pensée saugrenue, elle concentra toute son attention sur ses mouvements. La casquette de l’étranger tomba au moment où ils réussissaient à le tirer du siège arrière. Il mit pied à terre et vacilla quelques instants, sans doute toujours sous l’effet du coup qu’il s’était donné en montant dans le véhicule. Erin lui passa le bras autour de la taille pour éviter qu’il ne tombe de nouveau.

— Voilà, doucement, murmura-t-elle, ne sachant trop que dire. Tout va s’arranger.Il la dépassait d’une bonne tête et, comme elle continuait à le soutenir, elle ne pouvait

voir son visage dans cette position. Il était grand et bien bâti, voilà tout ce qu’elle avait pu constater.

Erin baissa les yeux sur son fils.— Il a l’air de tenir à peu près sur ses jambes. Va chercher la trousse de secours et

apporte-la dans la chambre de ta grand-mère.L’enfant acquiesça, puis repartit vers la maison. Arrivé au pied du perron, il appuya sur

l’interrupteur qui éclairait l’allée du jardin. Soudain, il s’immobilisa et se retourna vers le portail. — Allez, Max ! Vite ! L’inconnu pesait maintenant de tout son poids sur Erin, et elle avait de plus en plus de mal à avancer. Sa peau dégageait une odeur de sueur à laquelle se mêlaient des effluves d’après-rasage. Ce mélange de parfums masculins était grisant... — Il faut encore monter quelques marches, dit-elle. Au moment où ils passaient le seuil de la maison, les jambes de l’homme se dérobèrent sous lui et il tomba, entraînant Erin dans sa chute. — Lâchez-moi ! s’écria-t-elle avec colère. Elle se redressa aussitôt, prête à laisser libre cours à sa mauvaise humeur. Mais aucun son ne franchit ses lèvres. L’image qu’elle avait sous les yeux était saisissante. L’inconnu gisait, allongé sur le côté, dos à elle. Un dos nu, strié de griffures, dont certaines, assez profondes, saignaient. Ses cheveux épais, noirs comme le jais, étaient tout ébouriffés. Erin avala sa salive. Elle regrettait de plus en plus de ne pas être armée. Rien ne lui prouvait que cet homme n’était pas dangereux. S’il se réveillait furieux, ses premières cibles seraient Max et elle... La gorge nouée, elle toussota et s’efforça de se calmer. — Allez, il faut essayer de vous relever. Comme il ne répondait pas, Erin se demanda quelle attitude adopter. Après avoir longuement hésité, elle contourna la forme toujours inerte, et s’agenouilla. — Ça va? chuchota-t-elle, tout en repoussant les mèches de cheveux qui cachaient le

visage de l’inconnu. A cet instant, Erin eut la terrible impression que son sang se glaçait dans ses veines. Elle ne recouvra l’usage de la parole qu’au bout de quelques interminables secondes. — Seigneur! souffla-t-elle d’une voix rauque. Comment avez-vous pu être assez fou pour venir à Memphis ? Elle avait à peine prononcé ces mots qu’elle en saisit l’absurdité. C’était tout bonnement impossible que cet homme soit... — C’est Elvis, hein, m’man? murmura alors Max derrière elle. Erin sursauta. — Non, bien sûr! répliqua-t-elle d’un ton ferme. Max avança d’un pas. — Si, c’est lui, insista-t-il. Toujours agenouillée, elle se tourna vers son fils et fixa son petit visage au teint pâle. Il lui sembla que l’enfant avait de plus en plus de taches de rousseur. Max affichait cet air anxieux qu’avait toujours Lou, sa grand-mère, quand elle se trouvait en présence d’une super-star. Erin baissa les paupières et prit une profonde inspiration. — Il saigne, Max, fit-elle d’une voix pondérée. Les apparitions ne saignent pas. Le garçonnet se rapprocha encore. — Ce n’est pas un fantôme. D’abord, je ne crois pas aux fantômes. Certains journaux racontaient qu’il se cachait quelque part, et je pense qu’ils avaient raison. C’est bien lui qu’ils ont aperçu dans le Michigan, et maintenant il a décidé de revenir ici, chez lui. Erin posa de nouveau les yeux sur l’inconnu. Elle était tentée de laisser son imagination vagabonder. Ces épais cheveux bruns, ces favoris ressemblaient tant à ceux d’Elvis ! Ainsi que ce nez droit. Et ces cils, si fournis qu’ils semblaient noircis au mascara... Elle secoua cependant la tête. — Ce type n’est qu’un des nombreux imitateurs d’Elvis Presley, Max. Un bon imitateur, certes, mais un imitateur quand même. Tu comprends?

Max ne lui répondit pas. Jamais son fils ne lui avait paru aussi ébranlé. Elle lui posa la main sur le bras.

— Max... Tu en as vu des centaines avec ta grand-mère. Il en arrive de partout au mois d’août, tu le sais bien. En plus, ce type est trop jeune.

Mais ces arguments n’avaient apparemment aucun effet sur l’enfant.— Viens, aide-moi. Nous allons essayer de l'emmener dans la chambre de Lou, et

ensuite nous nettoierons ses plaies.Elle se redressa, et ils restèrent quelques instants debout devant l’homme, hésitant à le

toucher. Erin avait beau savoir qu’il n’était qu’un sosie d’Elvis, sa ressemblance avec le chanteur était si frappante qu’elle ne pouvait s’empêcher d’en être, elle aussi, retournée.

Parvenant à se maîtriser, elle prit l’homme par un bras et donna des instructions à Max afin qu’il lui porte secours. Ensemble, ils réussirent tant bien que mal à installer l’inconnu sur le lit qu’occupait habituellement Lou.

Ce décor rose et noir semblait fait pour lui, songea Erin. Mais, chassant bien vite cette pensée, elle imbiba un coton d’une lotion antiseptique et nettoya les blessures infligées à l’homme par ses admiratrices en délire. Pas les siennes! rectifia-t-elle. Celles d’Elvis.

— C’est bizarre qu’il ne se réveille toujours pas, m’man?— Hmm... Oui, tu as raison. D’autant plus que le coup qu’il s’est donné à la tête

n’était quand même pas si fort. Nous devrions appeler un médecin.— On va attendre encore un peu. Il a tellement couru qu’il est peut-être juste fatigué.Max marqua une pause et agita la main.— J’imagine la tête que ferait grand-mère si elle le voyait dans son lit... Il faut qu’on

la prévienne.— Ah non, surtout pas ! Encore heureux qu’elle ne soit pas là. Nous ne pouvons pas

nous permettre d’assumer une de ses nouvelles idées de génie...Elle souleva le menton du jeune garçon.— En plus, on ne sait pas comment réagirait Lou. Soit elle tuerait cet homme pour

avoir osé être la réplique exacte du King, soit elle déciderait de le garder avec toutes ses autres pièces de collection ! Évitons de courir ce genre de risque, mon fils.

Ensemble, ils balayèrent du regard cette pièce décorée aux couleurs favorites d’Elvis Presley. Les murs étaient couverts de photos et d’affiches de la star du rock’n roll. Lou Weller exposait dans sa maison, et plus particulièrement dans sa chambre, de multiples objets ayant appartenu au King.

La jeune femme réprima un soupir. Cette maison était également la sienne désormais puisque, profitant du départ de Lou pour Hawaï, où elle était allée rendre hommage à la mémoire de son idole, Erin s’y était installée avec Max. Cet arrangement devait leur permettre de garder le petit studio de musique situé dans Poplar Avenue. Erin et Lou avaient en effet investi trop de temps et d’argent dans Music Star Studio pour le perdre.

Un gémissement provenant du lit la ramena à la réalité. L’homme commençait à reprendre ses esprits. Elle s’écarta de lui tandis que Max, au contraire, se penchait au-dessus de la silhouette immobile.

— Ça va? chuchota-t-il.— Chez moi..., marmonna l’inconnu. Il faut que je rentre chez moi...L’enfant lui posa la main sur l’épaule.— Vous y êtes, m’sieur. On n’est pas loin de Graceland, ici.— Max !L’enfant adressa un sourire penaud à sa mère et haussa les épaules. Elvis avait vécu à

Graceland.— Je le testais, m’man. C’est tout.

— Épargne-moi ce numéro, je t’en prie! Ta grand-mère me l’a infligé bien assez souvent.

Rassemblant son courage, Erin se rapprocha du lit et se baissa à son tour vers l’homme. Il avait une carrure athlétique, la peau hâtée, et elle n’avait aucun mal à l’imaginer travaillant comme un forçat. Seraient-ils en présence d’un évadé de prison? Elle décida de lui accorder, pour le moment du moins, le bénéfice du doute.

— Reposez-vous. Nous vous conduirons chez vous plus tard.Ces paroles eurent sur l’inconnu un effet apaisant. Il poussa un petit soupir et ferma de

nouveau les paupières. Erin et Max quittèrent la chambre sur la pointe des pieds.— Qu’est-ce qu’on va faire de lui? demanda Max alors qu’ils entraient dans le salon,

où trônait un téléviseur à écran géant.Tout en parlant, il prit la télécommande et appuya sur une touche. L’image apparut

aussitôt, mais il coupa le son afin de ne pas réveiller le blessé.— Nous n’allons rien faire du tout, répliqua Erin. Du moins, dans l’immédiat.Elle ne souhaitait qu’une chose : profiter de quelques instants de calme. Mais Max en

avait décidé autrement. Comme elle se laissait tomber sur le canapé, il vint s’installer à ses pieds.

— Les journaux avaient raison. Il était quelque part, en train de se remettre d’une mystérieuse maladie, et maintenant...

Le regard que lui lança Erin l’incita à ne pas poursuivre sur cette voie.— Bon, d’accord m’man. Alors, comment expliques-tu cette histoire?La jeune femme leva les yeux au ciel et soupira.

— Sur quel ton faudra-t-il que je te répète que ce type n’est qu’un imitateur? C’est quand même simple, non? Les femmes qui le poursuivaient étaient sans doute descendues de l’autobus de tourisme à côté duquel nous nous sommes garés. Tu te rappelles de ce grand car, rouge et noir? Elles allaient probablement visiter la demeure d’Elvis, à Graceland. Et c’est le moment qu’a choisi ce pauvre type pour avoir envie d’un hamburger. Voilà! Point final. Apparemment peu séduit par cette hypothèse, Max retroussa les lèvres en une moue boudeuse. — Grand-mère raconte qu’on a congelé son corps et que... — Ta grand-mère a une très nette tendance à dire n’importe quoi quand il s’agit d’Elvis ! rétorqua Erin d’un ton tranchant. — Mais elle a quand même des bonnes idées, m’man. — Quelquefois. Pas assez souvent, en tout cas, puisque, en ce moment nous sommes au bord de la faillite ! Si nous n’arrivons pas à redresser la situation, il va falloir vendre le studio et la maison, et nous en serons réduits à vivre tous les trois dans la camionnette ! Sceptique, Max haussa un sourcil.

— Si c’était si terrible, elle ne serait pas partie pour Hawaï. Erin soupira. Elle n’avait pas eu le courage de priver sa mère de ce pèlerinage annuel. Mais c’était là le dernier voyage de la vieille dame. — Elle n’y retournera pas, dit-elle simplement. L’enfant redressa le menton. — Grand-mère sait ce qu’elle fait. On va devenir riches. Erin soupira de nouveau. — La discussion est close, Max. Puis elle lui ébouriffa les cheveux. — Avec toutes ces mésaventures, nous n’avons pas dîné. Veux-tu que nous allions dans la cuisine et que nous finissions les restes? L’enfant grimaça. — Ça fait trois jours que tu nous sers la même chose... De toute façon j’ai pas faim. Je vais attendre et je grignoterai plus tard un morceau avec El... Il s’interrompit et lança un regard à sa mère. — Avec l’inconnu, rectifia-t-il. Erin acquiesça d’un geste sec, puis s’adossa au canapé. Elle non plus n’avait pas faim. Les paupières closes, elle revécut les événements de la soirée. — M’man, regarde! Tout excité, Max pointait le doigt vers l’écran. Il appuya sur la télécommande afin de rétablir le son. — Oh, non..., gémit Erin. La voix du présentateur emplit aussitôt la pièce. Devant eux, défilait la scène à laquelle ils avaient assisté une heure à peine auparavant, sur le parking du restaurant. — A l’inverse de ce qui s’est produit dans le Michigan, déclarait le commentateur, ce soir, les fans n’étaient pas démunis. Ils venaient d’arriver de Tuscson, Arizona, dans un car de tourisme, et avaient apporté leurs appareils photo et leurs caméras vidéo, comme le prouve le film d’amateur que vous êtes en train de voir. Erin gémit de nouveau. — ... quand soudain une camionnette blanche a surgi et a volé au secours d’Elvis qui... — C’est nous ! s’écria Max, n’en croyant pas ses yeux. Le vidéaste avait utilisé le zoom de sa caméra, et le visage de Max apparut sur l’écran. — C’est moi ! Horrifiée, Erin vit la botte rouge traverser l’écran et heurter l’inconnu au moment où il grimpait sur le siège arrière. La portière se referma, le véhicule démarra, et le caméra-man fit un gros plan sur la plaque d’immatriculation.

— Seigneur..., articula Erin d’une voix à peine audible. Ils nous tiennent, maintenant !

2

Travor ouvrit un œil. Puis il le referma, serra très fort les paupières, et l’ouvrit de nouveau. Debout devant lui, Elvis Presley le fixait.

Il soupira, se redressa sur un coude et promena le regard autour de lui. Jamais de sa vie il n’avait vu une chose pareille. Dans cette pièce, Elvis était omniprésent. Cartes postales, photos, posters. Pris de frissons, il s’empressa de refermer les yeux. Cet épouvantable décor rose et noir lui donnait la nausée.

Il inspira profondément à plusieurs reprises, puis s’assit sur le lit et garda les yeux rivés sur le sol afin de ne pas être confronté à ces centaines d’Elvis.

Une violente migraine lui martelait les tempes, et il ressentait des pointes de douleur au dos. Il se tourna tout doucement, et, éberlué, vit des traces de griffures recouvertes d’un produit rouge. A ce moment précis, il se rappela la terrible scène qui s’était produite devant le restaurant. Ces femmes qui le poursuivaient en hurlant... Il frissonna de nouveau et se passa la main dans les cheveux.

Puis il se hasarda à regarder encore une fois autour de lui. Rien ne paraissait réel dans cette chambre. A vrai dire, rien ne paraissait réel depuis qu’il était arrivé à Memphis ! Il se demanda s’il ne voguait pas en plein cauchemar.

L’image de ces femmes lui revint à la mémoire, et il sentit le rouge lui monter aux joues. Il n’imaginait que trop le spectacle qu’il devait offrir, fuyant le restaurant, une telle meute à ses trousses ! Pourquoi avait-il fallu qu’il s’engage sur ce maudit boulevard qui portait le nom d’Elvis Presley?

Travor grimaça et porta la main à sa nuque. A ce moment-là, un bruit provenant du fond de la maison attira son attention. Il tendit l’oreille et distingua des voix.

Toujours un peu hébété, il se leva et fouilla la pièce du regard, cherchant sa chemise. Pas de chemise. Il hésita quelques secondes, puis haussa les épaules et sortit dans le couloir. Là, il se laissa guider par le bruit des voix, s’arrêta sur le seuil du salon et retint son souffle.

Agenouillé sur un tapis, un garçon d’une dizaine d’années avait le doigt pointé sur un grand téléviseur. Derrière lui, une jeune femme assise sur le rebord du canapé fixait l’écran, les yeux écarquillés. Elle paraissait tendue. Travor se tourna vers la télévision, mais ne vit qu’un homme qui brandissait une boîte de nourriture pour chiens. Le son

était coupé.Ni l’enfant ni la femme n’avaient remarqué sa présence. Apparemment soucieuse, cette

dernière glissait les doigts dans ses cheveux d’un blond très pâle, coupés au carré. Tout à coup, elle se leva, prit son sac et en retira un trousseau de clés. Son jean délavé lui moulait les hanches. Son buste menu disparaissait dans une ample chemise blanche.

L’enfant lui prit les clés des mains.— Je vais la mettre dans le garage, m’man. Ne t’inquiète pas, ils ne nous trouveront

pas.M’man? Travor aurait pourtant cru qu’ils étaient frère et sœur. Il fronça les sourcils.

S’il y avait un enfant, il y avait aussi un père...Les mots que venait de prononcer le gamin le frappèrent soudain. Ils ne nous

trouveront pas. Avait-il affaire à des fugitifs? Seigneur, il s’était encore mis dans de beaux draps !

— N’allume pas les phares, Max, pour ne pas attirer l’attention des voisins. Ils ont sûrement regardé eux aussi le journal télévisé...

Elle avait du mal à contrôler les tremblements de sa voix, et Travor sentit son estomac se nouer.

Le petit garçon grimaçait.— M’man, Mme Tillotson, qui habite juste à côté de chez nous, elle sait bien qu’on a

une camionnette blanche. Et tous les autres voisins aussi.Une camionnette blanche..., songea Travor. Ça lui rappelait quelque chose. Montez!

Dépêchez-vous, m’sieur! Il cligna des paupières, et la scène lui revint soudain à la mémoire. C'étaient donc eux qui l’avaient secouru...

Il franchit le seuil du salon en toussotant. La mère et l’enfant sursautèrent, comme si une bombe avait explosé dans la pièce. Le gamin laissa même tomber les clés et, d’un geste nerveux, se baissa pour les ramasser.

Leur réaction le surprit. Sans doute avait-il une allure bizarre, torse nu, le cheveu en bataille, mais était-ce une raison pour que tous deux le fixent ainsi? Il n’avait pas l’habitude de se promener aussi peu vêtu devant des inconnus. Il ne lui restait plus qu’à espérer que le mari de la jeune femme ne paraisse pas soudain...

Comme la mère et le fils restaient muets, Travor fit un pas en avant, puis se balança d’un pied sur l’autre.

— Excusez-moi.., commença-t-il d’une voix mal assurée, quelqu’un pourrait-il m’expliquer ce qui se passe, au juste?

Erin avala sa salive. Cet accent du Sud, à la fois chantant et traînant, ne lui était que trop familier. Elle se tourna vers son fils, qui hocha la tête et lui adressa un regard condescendant. « Je te l’avais bien dit... », lut-elle dans les yeux vifs de Max. Ce dernier avança vers l’homme. — Bien sûr, m’sieur. Vous étiez poursuivi par vos fans, et on vous a tiré de ce mauvais pas, m’man et moi.

Travor fronça les sourcils. — Des fans? Ils restèrent quelques instants à se dévisager tous les trois, puis Travor se détourna et regarda autour de lui. Si la présence d’Elvis était moins étouffante que dans la chambre qu’il venait de quitter, cette pièce comportait néanmoins de nombreux portraits à son effigie. — Vous êtes, me semble-t-il, de fervents admirateurs d’Elvis? observa-t-il, désignant du menton un poster du chanteur. Erin frémit. Tout dans l’attitude de cet homme lui rappelait la super-star. Aucun imitateur n’avait jamais réussi pareille performance. Elle avait l’impression qu’une équipe de télévision allait soudain jaillir de derrière les rideaux. Cette histoire ressemblait à une plaisanterie. D’ailleurs, c’était sûrement une plaisanterie... Elle se tourna alors vers Max et, les poings sur ses hanches, le fusilla du regard. — Je vois ! Encore l’une des excellentes blagues de ta grand-mère? Je suppose qu’elle est à l’origine de toute cette mise en scène, et que tu l’y as aidée avec grand plaisir ! Je comprends mieux maintenant pourquoi elle nous a donné des bons gratuits pour ce restaurant, et pourquoi tu tenais tant à y aller ce soir, mon garçon... Elle se rapprocha de l’enfant en riant et lui posa la main sur l’épaule. — Vous aviez décidé de me jouer un tour, n’est-ce pas? Eh bien, c’est réussi! J’ai marché jusqu’au bout. Travor avança vers eux. — Une petite seconde, madame. Je crois que vous vous trompez. Si on s’est moqué de quelqu’un ici, ce n’est pas de vous, mais de moi.La mère et l’enfant ne lui prêtèrent aucune attention.— Tu sais bien que grand-mère ne plaisante jamais quand il s’agit du King, répliqua

Max d’un air solennel.Travor les regarda tour à tour, les sourcils froncés.— Mais de quoi diable parlez-vous?Erin continua de l’ignorer et se laissa tomber dans un fauteuil en soupirant. Max avait

raison. Lou Weller vénérait Elvis Presley. Elle possédait tous les ouvrages écrits sur lui, et obligeait ses proches à les lui lire, insistant pour qu’ils sautent les paragraphes «blasphématoires» — selon sa propre expression. Par ailleurs, elle n’aimait pas les imitateurs d’Elvis, à moins qu’ils ne soient très bons. Vraiment très bons.« Et ce type est un sosie parfait », songea la jeune femme. Lou elle-même en resterait

médusée.Debout au milieu de la pièce, Travor ne savait que faire. Il était de plus en plus certain

d’avoir été secouru par deux illuminés. Serait-ce héréditaire, dans cette famille? Perplexe, il les examinait en se frottant le menton.Il toussota.

— Je voudrais vous remercier de m’avoir sauvé. Vous êtes vraiment arrivés au bon moment, tous les deux. Qui sait, ces folles m’auraient peut-être tué...Max haussa les épaules.— Mais non, elles voulaient juste vous toucher ou arracher un morceau de vos

vêtements pour le mettre dans leur album de souvenirs. Si vous voyiez le cahier de ma grand-mère, vous comprendriez !Seigneur, que s’imaginaient-ils? En plus, ils paraissaient sérieux! Mieux valait mettre

bon ordre à cette affaire.— Écoutez, reprit-il, je crois que vous commettez une erreur sur ma personne. Je suis

un gars de la campagne. J’arrive du fin fond du Texas, mais il se trouve que je ressemble à...

Devant leurs yeux ébahis, il s’arrêta.— Je crois que vous connaissez la suite, ajouta-t-il avec un soupir.Cette remarque fut suivie d’un silence.— Vous voulez dire que vous n’êtes pas un imitateur d’Elvis? s’enquit Erin, un

sourcil levé.— En effet.Max fixait toujours Travor d’un air stupéfait.— Alors, vous n’êtes pas Elvis?Travor en resta bouche bée. Il avait certes changé d’allure depuis qu’il avait perdu du

poids, et ce n’était pas la première fois qu’on faisait allusion à sa ressemblance avec le défunt chanteur... Mais de là à le confondre avec lui ! Effaré, il préféra néanmoins prendre cette affaire à la légère.

— Tu plaisantes, mon bonhomme? répliqua-t-il en riant. Elvis Presley, moi? Allons donc...

Erin eut la sensation vertigineuse que les murs de la pièce se mettaient à tanguer autour d’elle. Le rire de cet homme était pareil à celui d’Elvis. Et ses mimiques aussi.

Lorsqu’ils eurent procédé aux présentations, la tension se dissipa un peu. Travor soupçonnait toutefois l’enfant de continuer à voir en lui la réincarnation du King. Sa mère, en revanche, semblait beaucoup plus sereine, bien qu’elle gardât envers lui une attitude assez froide. Cette réserve ne manquait pas de l’intriguer. La camionnette était à l’abri dans le garage, et ils se trouvaient à présent tous les trois dans la cuisine, où ils finissaient les restes de divers repas.

— Vous avez donc décidé de vous arrêter d’abord à Memphis? lança Erin, tout en mordant dans un toast beurré.

Il s’essuya la bouche et acquiesça.— Vu l’accueil qu’on m’y a réservé, ce n’était apparemment pas un très bon choix.

Mais je ne pouvais pas le deviner! Comme je n’avais pas quitté le Texas depuis mon enfance, j’ai pris ma moto et je suis parti. Au retour, j’aimerais faire une halte à La

Nouvelle-Orléans.— Vous n’aviez jamais voyagé? s’enquit Max, sidéré.— Il y avait longtemps que je n’avais pas bougé. Cela va changer. Je dois retourner

chez moi pour régler quelques affaires et, ensuite, je reprendrai la route. Il y a tellement de lieux à visiter dans ce pays...

— J’ai onze ans à peine, et je connais déjà plein d’endroits.— Ne joue pas les prétentieux, Max ! intervint Erin.Travor sourit.— J’avais sept ans quand j’ai commencé à travailler dans l’atelier de mon père, qui

était électricien. Il m’avait aménagé un coin à moi et je réparais les grille-pain, les fers à repasser, toutes ces petites choses.

— Wouahouh ! Vous gagniez votre argent à sept ans? Tu vois, m’man... Pourquoi je pourrais pas travailler, moi aussi ?

Travor leva la main pour l’interrompre.— Tu te trompes, mon garçon, l’argent que je gagnais était destiné à toute la famille.

Même si nous possédions quelques terres, nous avions la plus grande difficulté à joindre les deux bouts.

Erin l’écoutait, pensive. Elle avait du mal à imaginer que cet homme n’ait quasiment jamais quitté son Texas natal. Et plus de mal encore à voir en lui un enfant de sept ans, subvenant aux besoins de sa famille.

— Votre vie aurait certainement été différente si vous aviez eu Lou pour mère..., ne put-elle s’empêcher d’observer. Max hocha la tête avec vigueur. — Ah ça, oui ! Raconte-lui, m’man. D’un haussement de sourcils, elle l’incita à se calmer. Puis elle prit la parole. — J’ai peine à concevoir qu’on puisse passer toute sa vie au même endroit. Je suis née à Tulsa et, à l’âge de neuf mois, je connaissais déjà Louisville, Kentucky; Boulder, Colorado; Houston, Texas; Mobile, Alabama. Et ce n’était qu’un début... — Je suppose que votre père voyageait beaucoup à cause de sa profession? Erin éclata de rire. — En quelque sorte ! A ma naissance, mon père jouait dans un groupe de rock. Mais j’ai surtout commencé à voyager après le divorce de mes parents. — Elle est vraiment géniale, grand-mère Lou! s’exclama Max. Elle prétend elle-même qu’elle est la reine des groupies. Gênée par l’enthousiasme de son fils, Erin s’éclaircit la voix. — Elle l’était, Max. Depuis, elle s’est quand même rangée. Comme le gamin grimaçait, peu convaincu, elle préféra changer de sujet.

— Quel dommage que vous deviez changer vos projets. Memphis est une ville très intéressante. Elle s’aperçut qu’elle gardait les yeux fixés sur la table en parlant. Sans trop savoir pourquoi, elle avait beaucoup de mal à regarder cet homme en face. — Je n’ai pas du tout l’intention de changer mes projets, rétorqua-t-il. La jeune femme leva alors vers lui son ravissant visage, et il ressentit un curieux pincement au cœur. Comment réagirait-elle s’il lui avouait qu’elle n’était pas étrangère à cette décision? D’autant qu’il avait remarqué qu’elle ne portait pas d’alliance...

— Vous allez rester? demanda le garçonnet, aux anges. Super ! Justement, la chambre de grand-mère est libre. Mon Dieu, il me tarde qu’elle revienne! Elle va faire une de ces têtes quand elle vous verra...

Erin, elle, ne paraissait pas transportée de joie.— Voyons, Travor ne peut pas rester ici !Puis elle se tourna vers l’intéressé.— Vous plaisantez, n’est-ce pas? Vous n’envisagez quand même pas sérieusement de

visiter Memphis, surtout à cette période de l’année? En plein mois d’août, au moment de l’anniversaire de sa mort, ce serait pure folie ! La ville est en ébullition à ce moment-là. Des foules d’imitateurs arrivent de toute part et, croyez-moi, ils ne prennent pas leurs jambes à leur cou quand des fans les repèrent. C’est d’ailleurs ce qui vous a perdu. Vous vous êtes enfui en les voyant...

— Désolé, mais ce n’est pas très facile de demeurer impassible quand on est poursuivi par une horde d’hystériques !

Erin secoua la tête en soupirant.— Vous ne comprenez donc pas que, dans une quinzaine de jours, Graceland sera

envahi par des milliers de personnes venues là pour célébrer la disparition de leur idole? Si vous restez dans les parages, vous n’avez pas fini d’avoir des ennuis.

— Allez, m’man..., insista Max. Il peut bien rester jusqu’au retour de grand-mère, quand même.

Puis, s’adressant à Travor :— Lou aime bien qu’il y ait des gens chez elle. Elle découvre des vedettes et des

chanteurs. Elle enregistre des disques, et on va aussi commencer à réaliser des clips. En plus...

— Vous ne vous êtes donc pas regardé dans une glace? lui lança Erin, excédée.Travor avait envie de poser à l’enfant toutes sortes de questions sur sa grand-mère et

sur sa mère, mais la façon dont cette dernière le fixait l’en dissuadait.— Si, répondit-il. Et j’y ai vu Travor Steele, un gars originaire de Rattan, Texas.

Jusqu’à aujourd'hui, personne ne m’a jamais confondu avec Elvis Presley !Ce n’était là qu’un petit mensonge, car il devait bien admettre qu'il avait beaucoup

changé physiquement, ces derniers temps.

— Vous ne pensez donc qu’à lui, ici, à Memphis? reprit-il avec humeur.Il regrettait qu’Erin le pousse ainsi à partir. N’était-elle donc pas, elle, sensible au

magnétisme qui s’exerçait entre eux? Pourtant, certains regards appuyés dont elle l’enveloppait lui auraient laissé penser le contraire.

Max pouffa de rire et, câlin, vint s’asseoir sur les genoux de sa mère.— Allez, m’man, sois sympa! On va bien s’amuser. Travor pourrait enfiler l’un de

ces costumes d’Elvis que grand-mère a fait fabriquer. Il pourrait même participer à un concours d’imitateurs... Je suis sûr qu’il gagnerait! Mon Dieu, quand grand-mère le verra...

— Ça suffit! coupa Erin d’un ton sévère.Les lèvres pincées, elle rassit Max sur son siège et se tourna vers Travor.— Vous ne pourrez même pas sortir de la maison sans être assailli, monsieur Steele.

Il y a un peu moins d’une heure, le présentateur du journal télévisé local a annoncé le retour d’Elvis ! Au cas où vous ne l’auriez pas encore compris, voilà qui prouve à quel point vous lui ressemblez...

— C’est parfaitement ridicule ! Elvis est mort et enterré depuis des années.— Vous l’ignorez peut-être, mais certains de ses fans ont toujours pensé qu’il était

atteint d’une mystérieuse maladie, et qu’il se cachait quelque part pour se soigner. — Si tel était le cas, il serait en tout cas plus vieux que moi, protesta-t-il. — Les fans ne se plient pas toujours aux règles de la logique. Quoi qu’il en soit, vous voilà dans une situation critique... et nous aussi, puisqu’on nous a filmés au moment où vous montiez dans notre camionnette ! Je suis d’ailleurs très étonnée que nous n’ayons encore reçu aucun appel... A ce moment-là, la sonnerie du téléphone retentit, et Erin quitta la pièce en levant les bras au ciel. — C’est bien ce que je craignais ! gémit-elle. Max se pencha en avant et posa les coudes sur la table. — Elle va débrancher le téléphone. Comme ça, personne ne pourra nous appeler. Et grand-mère sera furieuse. — Pourquoi? — Parce que, quand elle apprendra par la télé que vous êtes là, elle sautera sur le téléphone pour nous donner des consignes. Quand elle revint, Erin resta debout au milieu de la cuisine. Puis elle enfouit les doigts dans ses cheveux blonds, et reprit la conversation là où elle l’avait laissée quand le téléphone l’avait interrompue. — Je ne sais vraiment pas quoi faire, dit-elle avec un soupir. — Appelons la télé, suggéra Max. — Et les journaux, ajouta Travor, avec un clin d’œil à l’adresse de l’enfant.

— Pourquoi pas les pompiers ou la police, tant que nous y sommes ! — Ce ne serait pas une si mauvaise idée, observa Travor. La police pourra peut-être nous dire où se trouvent à l’heure actuelle ma moto et le sac qui y était fixé. — Une moto? s’exclama Max. Wouah, super! — Oui. Une Harley toute neuve. Quant au sac, il contenait mes vêtements et une cassette de...

— Une cassette? l’interrompit la jeune femme, soudain sur le qui-vive. Une cassette de votre chanteur favori... Non, ne me dites pas que vous chantez..., ajouta-t-elle d’un air abattu.

— D’accord, je ne vous le dirai pas.— Incroyable! s’exclama Max qui, à l’inverse de sa mère, semblait aux anges.La mine défaite, Erin se laissa tomber sur sa chaise.— Mon Dieu, pourquoi fallait-il que ce soit à moi que cela arrive?— D’habitude elle est pas de si mauvaise humeur... Je pense qu’elle est énervée

parce que notre numéro d’immatriculation est passé à la télé. Mais elle ne voulait sûrement pas se montrer désagréable avec vous.

— Tout va bien, ne t’inquiète pas, lui répondit Travor.Pourtant, il était déçu. Lorsque Erin avait finalement accepté de l’héberger, il s’était

pris à espérer que l’enfant irait se coucher et qu’il resterait un moment seul avec elle. Il avait envie de l’entendre parler d’elle. Peut-être arriverait-il ainsi à comprendre pourquoi il avait l’estomac noué chaque fois qu’il la regardait... Il n’avait pas une grande expérience en matière de femmes, mais aucune de celles qu’il avait connues ne lui avait produit pareil effet.

Toutefois c’était Max qui lui tenait compagnie, tandis qu’Erin s’était réfugiée dans sa chambre.

— Max, tu donneras à M. Steele ce dont il a besoin pour la nuit. Je vous défends à tous les deux d’utiliser le téléphone, d’allumer la télévision ou d’ouvrir la porte. Je ne tiens surtout pas à savoir ce qui se passe hors de cette maison...

Et, sur ces mots, elle les avait quittés. A présent, Travor se trouvait avec Max dans cette chambre au décor d’un goût plutôt douteux.

— Grand-mère a cousu elle-même ces habits, qui sont les répliques exactes des costumes qu’EIvis portait sur scène.

Max s’était exprimé avec fierté, le doigt pointé vers l’armoire.— Et pourquoi diable a-t-elle fait cela? s’enquit Travor.— Je sais pas trop. Elle adore le clinquant. Mais attendez de la voir et vous

comprendrez ! Elle porte un bandeau, comme les borgnes, parce qu’elle trouve ça drôle. Et c’est une fan d’Elvis.

— Aucun doute là-dessus ! Ta mère est-elle aussi une groupie?— Ah non, pas du tout! La moitié du studio de musique lui appartient, et elle menace

régulièrement Lou de tout abandonner. Selon elle, il faut qu’on devienne des gens normaux.

Travor ne put réprimer un sourire.— Et ton père, que pense-t-il de tout cela?— Je n’ai pas de père. Hé, regardez un peu ça! s’écria-t-il en brandissant un tube de

rouge à lèvres. C’est la ligne de maquillage qui a été lancée l’année de « Love me tender ». Grand-mère a tous les...

Travor en savait assez sur Lou Weller. Il aurait préféré que Max lui parle de son père, mais il ignorait comment s’y prendre. Le gamin avait changé si vite de sujet...

— Je n’ai pas de père moi non plus, déclara-t-il, la main posée sur l’épaule de l’enfant. Le mien est mort quand j’étais tout jeune et je...

— Le mien aussi est mort. Il revenait ici en bus pour se marier avec ma mère. Il était bassiste dans le groupe des Roughhousers. M’man dit que c’était le meilleur bassiste du monde, et que les Roughhousers seraient devenus un jour très célèbres. Un camion leur est rentré dedans et ils sont morts. Elle est toujours triste, m’man, quand on parle de cet accident. Bon, maintenant, voyons dans quoi vous allez dormir.

— Eh bien, je...— Je ne suis pas sûr que grand-mère ait des pyjamas d’homme dans ses affaires.

Mais demain matin, vous pourriez mettre un des costumes qu’il y a dans l’armoire. Wouah, vous allez avoir une dégaine d’enfer !

Travor fut étonné par le peu d’émotion que manifestait Max en évoquant son père. Fixant sa petite silhouette dégingandée, il décida de ne plus s’immiscer dans sa vie. Pour l’instant, du moins.

— Je crois qu’il est temps que tu ailles te coucher, mon garçon. Tu as eu une soirée fertile en événements. Après avoir capturé Elvis, tu es même passé aux informations régionales !

Le visage de l’enfant se fendit d’un sourire.— C’était super! Je me suis presque autant amusé que le jour où grand-mère m’a

entraîné derrière les coulisses pour voir les Rolling Stones. Au début, les gardiens ne voulaient pas nous laisser passer. Et puis, ils ont dû être impressionnés de voir une groupie de l’âge de grand-mère, et on a pu y aller. Elle a sûrement assisté à des milliers de concerts !

— Sûrement, en effet, murmura Travor. Ta grand-mère semble être un drôle de phénomène.

— Ah ça, oui ! J’ai hâte que vous la rencontriez.— Je doute que cela se produise, répliqua Travor en poussant gentiment le garçonnet

vers la porte. Ta mère a dit qu’elle ne rentrerait que dans une semaine, et...— Tu parles! Quand grand-mère apprendra qu’Elvis est à Memphis, elle sautera dans

le premier avion pour revenir. Elle est bien partie pour le Michigan quand elle a su qu’on vous y avait vu ! Enfin... euh...

Un sourcil levé, Travor ouvrit la porte.— N’en parlons plus, déclara-t-il à voix basse. Et maintenant, au lit !Dès que l’enfant eut disparu dans le couloir, il referma le battant et s’y adossa.— Je suis tombé dans une maison de cinglés !Puis il prit l’un des portraits du célèbre chanteur et, le tenant à côté de son visage, se

planta devant un miroir. A quoi bon le nier? La ressemblance était frappante. Il grimaça. Sa mère ne lui avait-elle pas affirmé que, s’il perdait du poids, il serait aussi beau qu’Elvis Presley? Travor n’avait cependant jamais accordé trop d’importance à ces paroles, souvent formulées sur le ton de la plaisanterie.

Chez lui, personne n’avait jamais fait allusion à cette similitude. Et il savait très bien pourquoi. A Rattan, Texas, village de sept cents habitants, il était considéré comme un gamin joufflu. On verrait toujours en lui le petit garçon dodu de Dorothy Steele.

Quand Dorothy avait été atteinte d’un cancer, Travor était resté auprès d’elle. Il l’avait soignée tout au long de cette terrible maladie qui avait fini par l’emporter. A ce moment-là, il avait commencé à perdre du poids. Non seulement il n’avait plus d’appétit mais, pour se détendre, il faisait aussi de l’exercice quand il n’était pas au chevet de sa mère.

Puis Dorothy était décédée, il avait vendu la petite entreprise familiale et, suivant son instinct, avait investi cet argent dans des puits de pétrole que gérait un lointain cousin. Alors, comme par miracle, l’argent s’était mis à affluer. La vie était décidément une drôle d’aventure, songea-t-il. Pourtant, il était sacrément déprimé, à cette époque-là. Était-ce pour cette raison qu’il s’était entiché de Céleste Fillmore? Céleste... Il n’avait aucune envie de penser à elle ! C’était à cause d’elle qu’il avait quitté Rattan et pris la route. Il voulait s’enfuir... pour essayer de se reconstruire ailleurs.

« Et pour l’instant, tout se déroule à merveille! », se dit-il avec ironie.Il reposa le portrait d’Elvis et, mû par la curiosité, ouvrit la porte de l’armoire. Il en

resta bouche bée. D’étonnants costumes de scène — en lamé, de cuir, en satin — étaient pendus aux cintres...

Les sourcils froncés, il referma doucement la penderie et sortit de la pièce, résolu à dormir dans le salon. La chambre de Lou Weller le mettait mal à l’aise. Tout en s’installant sur le canapé, il décida de rester le moins longtemps possible à Memphis.

3

Erin regarda les premières lueurs du jour filtrer à travers les persiennes. Elle n’avait quasiment pas dormi de la nuit, guettant le bruit de coups frappés à la porte, ou même le hurlement de sirènes... Mais l’aube pointait et personne ne s’était manifesté. Que se passait-il? Comment était-ce possible que nul n’ait encore retrouvé leur trace?

Une « apparition » d’Elvis était toujours un événement à Memphis, surtout au mois d’août. Les chaînes de télévision commémoraient la mort du chanteur en diffusant de multiples programmes sur sa vie, ses concerts, ses films. Et bien sûr, rien ne plaisait davantage aux médias qu’un coup de théâtre comme celui qui s’était produit la veille, sur le parking du restaurant !

Erin fit une grimace et se leva. Craignant de devoir partir précipitamment au beau milieu de la nuit, elle s’était couchée habillée. En plus, avec un étranger sous son toit, elle préférait éviter toute tenue affriolante ! Elle avait l’impression que la présence de cet homme chargeait l’air d’électricité... Les sourcils froncés, elle se demanda si son imagination ne lui jouait pas des tours. Car elle ne gardait pas le souvenir d’avoir été ainsi troublée par le père de Max. Elle ne se rappelait pas avoir eu le cœur qui battait aussi vite. Sans doute parce qu’elle l’avait vraiment aimé. Elle n’allait tout de même pas comparer un sentiment aussi fort à des émois d’adolescente !

C’était étrange. Elle n’avait jamais été attirée par quiconque ayant une ressemblance avec Elvis Presley. En fait, elle fuyait comme la peste toute personne liée de près ou de loin à l’industrie du spectacle! Une relation de ce genre était, à ses yeux, forcément vouée à l’échec. Et pourtant, quand Travor Steele la fixait, ce n’était pas du tout pareil que lorsque Tommy, le serveur du restaurant où elle déjeunait tous les jours, la regardait ! Et Dieu sait si Tommy était séduisant. Mais Travor avait une façon de lui sourire qui mettait tous ses sens en éveil et...

— Cesse de te comporter comme une midinette ! marmonna-t-elle.D’un geste machinal elle lissa sa chemise froissée avant de se poster à la fenêtre. Tout

paraissait tranquille alentour. Sans même s’en apercevoir, elle fredonna les premières notes de Love me tender et se tut, excédée. Que lui arrivait-il ? Elle détestait cette chanson mièvre !

Résolue à chasser Travor Steele de son esprit, elle baissa les yeux, et vit Mme Tillotson sortir de chez elle en robe de chambre à fleurs. Cette dernière longea l’allée de son jardin, qui jouxtait le leur.

Elle sait pertinemment que nous avons une camionnette blanche, et il y a de fortes chances pour qu'elle ait regardé le journal télévisé hier soir...

Au moment même où Erin descendait les marches du perron, elle aperçut la voisine, qui s’approchait de chez eux en regardant furtivement autour d’elle.

— Bonjour, madame Tillotson! lança-t-elle avec entrain.— Oh... Bonjour, Erin. J’allais justement chercher... euh... le journal.

— Votre journal ou le nôtre, madame Tillotson? — Le mien, bien sûr! Pourquoi prendrais-je le vôtre? Erin afficha un sourire angélique. — Aucune idée. Mais vous êtes dans notre jardin... Mme Tillotson regarda autour d’elle, feignant la surprise. — Vous savez, je suppose, qu’Elvis est en ville? poursuivit Erin d’un ton très naturel. — Non... enfin... — On l’a vu hier soir dans un restaurant populaire de Memphis. Il a toujours eu un faible pour les hamburgers, c’est bien connu. Évidemment, il s’est tout de suite fait repérer! Grâce à des gens qui conduisaient une camionnette blanche, il a réussi à échapper à la horde d’admiratrices qui le poursuivait. C’est incroyable, non? — Une camionnette blanche? répéta Mme Tillotson. L’air ébahi, elle fixait à présent le rideau du garage, qui était bien entendu fermé. — Vous n’envisagez pas, j’espère, de vérifier notre numéro d’immatriculation? La voisine s’empourpra. — Je ne pense pas que ce soit la peine, vu ce que vous pensez des superstars ! Malgré tout... — Maintenant, vous pouvez rentrer chez vous. Elvis n’est pas ici. — Mais je n’ai jamais... — Tant mieux, cela vous évitera d’être déçue ! Mme Tillotson s’éloigna, les lèvres pincées, et Erin hocha la tête d’un air satisfait. — Que se passe-t-il? s’enquit alors une voix derrière elle. La jeune femme se retourna. Le spectacle qui s’offrait à elle lui coupa le souffle. Travor Steele se tenait debout sur le perron, vêtu de son jean délavé et d’un blouson de cuir noir, ouvert sur son torse nu. — Qui vous a permis de vous servir dans l’armoire de ma mère? s’enquit-elle d’une voix altérée. — Max.

— Max...Elle monta les marches du perron quatre à quatre, passa à côté du bel apollon sans lui

lancer un regard et, raide comme la justice, se dirigea vers la cuisine.Travor lui emboîta le pas.— Hé, inutile de vous fâcher! J’avais envie de m’amuser un peu. J’ai enfilé ces

vêtements pour le gosse. Comme il avait vraiment l’air de me prendre pour Elvis, hier soir, j’ai pensé que...

— J’ai bien peur que vous n’ayez pensé à rien du tout ! Si vous aviez un tant soit peu réfléchi, vous ne vous seriez pas présenté aujourd’hui dans cet accoutrement.

Furieuse, elle prit du café et des filtres dans un placard dont elle claqua la porte.— Détrompez-vous, j’ai beaucoup pensé... à vous.Il s’était exprimé d’une voix basse, chaude et sensuelle. Erin eut conscience que ses

joues viraient à l’écarlate. Il ne fallait surtout pas qu’elle se retourne, sans quoi Travor devinerait son trouble.

Mal à l’aise, elle s’efforça de concentrer toute son attention sur la machine à café. Derrière elle, elle entendit une chaise racler le sol. Travor venait de s’asseoir, et elle sentait son regard peser sur elle. Tendue, elle continua donc de s’affairer. Le silence qui régnait dans la pièce était dense, presque palpable.

Travor caressait des yeux la silhouette menue, féminine en diable. Il éprouvait des sensations si intenses qu’il avait presque l’impression de tenir Erin serrée contre lui.

Il remarqua que sa chemise était froissée, et en déduisit qu’elle avait probablement dormi avec, ce qui lui arracha un sourire. Se méfiait-elle de lui à ce point? Pourtant, il avait toujours été plutôt timide avec les femmes.

A une exception près, cependant. Seigneur, quelle folie! Au souvenir de la scène, il blêmit et ressentit pour la énième fois une terrible humiliation. Debout devant l’autel il avait attendu... attendu... En vain. La mariée n’était jamais venue. A en croire la rumeur, elle aurait quitté la ville avec un voyageur de commerce, mais Travor n’en avait jamais été certain. A vrai dire, cela lui était complètement égal. Il voulait l’oublier. Oublier, surtout, ce pitoyable épisode de son existence.

— Puis-je vous aider? murmura-t-il.Le son de sa voix grave fit sursauter Erin, et il s’en réjouit. Elle fit alors volte-face

pour le fusiller du regard.— Vous me rendriez en effet un immense service si vous vouliez bien ôter ce

blouson !Comme il s’apprêtait à protester, elle tendit la main.— Je sais, l’idée vient de Max. Je prétends connaître mon fils, et croyez-moi, il peut

se révéler aussi redoutable que les médias. Cette affaire est pour lui une aubaine. Vous rendez-vous compte ? Héberger « Elvis » chez lui ! Il n’a pas dû en dormir de la nuit. Mais je crains le pire...

— Pourquoi ? A part Max et vous, personne ne m’a vu ici.— Supposons qu’un journaliste sonne à la porte et vous découvre dans cette tenue ?Travor haussa les épaules.— Personne ne va sonner à la porte. Mes papiers d’identité se trouvent dans le sac

qui est resté sur la moto. Il y a aussi mon permis de conduire, avec mon nom et ma photo. En plus, quand ils écouteront la cassette...

Il secoua la tête en riant, ce qui eut le don d’agacer encore un peu plus Erin.— Vous arrivez bien tout droit de la campagne, pas de doute là-dessus! Et vous

ignorez l’ampleur que prend un événement pareil à Memphis... Bien sûr, nous avons vu défiler des tas de gens qui ressemblaient à Elvis, des centaines d’imitateurs, mais aucun

d’entre eux n’a jamais pris la fuite devant des fans ! C’est ce qui vous a perdu. Donc, même si on apprend que vous êtes Travor Steele, originaire de Rattan, Texas, cela ne changera pas grand-chose au problème.

Il rit de plus belle, et Erin sentit de délicieux fourmillements lui parcourir tout le corps. Affolée, elle s’aperçut qu’elle avait envie de se précipiter dans les bras de cet homme. De le toucher. Cette réaction était pour elle quelque chose de nouveau, et elle s’empressa de l’attribuer à de longues années de célibat. A ce moment-là, elle en voulut terriblement à Kyle Duncan. Pourquoi l’avait-il abandonnée? Pourquoi avait-il fallu qu’il meure au moment où ils avaient, Max et elle, tant besoin de lui? Et pourquoi n’avait-il jamais suscité un tel désir en elle?...

Elvis Presley non plus, d’ailleurs. Elle avait vu et revu les films dans lesquels il jouait, ainsi que les reportages tournés lors de ses concerts les plus importants, mais elle n'avait jamais ressenti le moindre émoi face au célèbre chanteur. Pourquoi diable Travor Steele, qui lui ressemblait tant, éveillait-il en elle des sensations aussi troublantes ?

A cet instant, Travor toussota et se leva, replongeant Erin dans la réalité.— Écoutez, je suis conscient d’être pour vous une source d’ennuis...Toujours tournée vers le mur, elle l’entendit approcher d’elle.— ... et j’en suis désolé. Ce n’était vraiment pas là mon intention.Il posa les mains sur ses épaules, et elle frémit.— Pourquoi refusez-vous de me regarder?Comme elle ne répondait pas, il accentua la pression de ses mains, jusqu’à ce qu’Erin

fasse enfin volte-face. Il lui souleva alors doucement le menton.— Je suis désolé, répéta-t-il. Puisque je vous ai mis dans une situation délicate, je

suis prêt à suivre vos directives, quelles qu’elles soient.Mais le sens de ces mots restait flou pour Erin. Elle était suspendue au mouvement de

ces lèvres pleines, si tentantes. Comme en état d’hypnose, elle ne bougea pas lorsqu’il rapprocha sa bouche de la sienne, puis la frôla. Son souffle était si chaud. Contre sa poitrine, elle sentait la peau brûlante de son torse.

— Mon Dieu, Erin... j’ai rêvé toute la nuit de ce moment...Elle n’osait pas bouger, de crainte qu’il ne s’enhardisse ou, au contraire, qu’il ne

s’écarte d’elle et rompe ainsi le charme. Elle avait l’impression que les battements de son cœur retentissaient dans toute la pièce. A moins que ce ne soit celui de Travor, qui résonne aussi fort?

Seigneur, il fallait qu’elle trouve la force de s’arracher à cette étreinte. Mais elle était si bien, blottie contre lui.

Finalement, Erin parvint à reculer. Évitant le regard de son compagnon, elle ouvrit le placard, en sortit des tasses et les remplit de café fumant. Elle en tendit une à Travor, certaine qu’il remarquerait le léger tremblement de ses mains.

Il ne souriait pas. Il paraissait presque aussi gêné qu’elle. Parfait. Voilà qui l’inciterait à se tenir tranquille, désormais !

Elle manqua pouffer de rire quand elle le vit plonger le nez dans sa tasse. Il ne valait guère mieux qu’elle!

La situation n’était décidément pas simple... Sur le point de se réfugier dans sa chambre, Erin songea qu’elle ferait mieux de quitter la maison sous un quelconque prétexte.

Elle cherchait une excuse pour s’esquiver quand la porte d’entrée claqua.— Bonjour, m’man, bonjour Travor! lança Max avec un grand sourire. Voici Peter. Il

habite juste en face. On va dans ma chambre.Les deux enfants passèrent devant la porte de la cuisine sans quitter Travor des yeux.— Je croyais qu’il dormait encore..., observa ce dernier.Erin fronça le nez.— Moi aussi, répliqua-t-elle à voix basse. Mais j’aurais dû me méfier. Il est le digne

petit-fils de Lou Weller!Travor se rappela alors l’entretien qu’il avait eu la veille au soir avec le jeune garçon.

Max lui avait avoué n’avoir jamais connu son père. Travor décida alors de calmer ses ardeurs. Qui sait, s’il arrivait à se concilier les bonnes grâces de l’enfant, peut-être Erin l’accepterait-elle plus facilement...

Il en était là de ses réflexions lorsque Max et Peter passèrent une deuxième fois devant la porte de la cuisine. Ils s’arrêtèrent quelques instants sur le seuil, le fixèrent avec attention, puis repartirent.

— Vous voyez bien! s’écria-t-il en se rasseyant. Ma ressemblance n’a rien de frappant, puisque ce gamin semble n’avoir rien remarqué.

Erin leva les yeux au ciel. Cet homme était d’une naïveté... Au moment où elle s’apprêtait à lui répondre, la porte d’entrée s’ouvrit de nouveau. Max et un enfant blond, que la jeune femme n’avait jamais vu jusque-là, entrèrent, s’arrêtèrent devant la cuisine, puis poursuivirent leur chemin.

Travor s’apprêtait à prendre la parole quand Erin lui imposa le silence d’un geste de la main. Quelques instants plus tard, les deux garçonnets ressortaient, non sans avoir marqué une halte sur le seuil de la pièce.

Lorsque la porte s’ouvrit pour la troisième fois en l’espace de quelques minutes, Erin se précipita dans le couloir.

— Max! appela-t-elle d’un ton sévère. Combien d’argent as-tu gagné jusqu’ici?— Euh... Neuf dollars.

Travor, qui n’avait rien perdu de cet échange de propos, eut du mal à s’empêcher de rire. Ainsi donc, ce petit chenapan se servait de lui pour remplir sa tirelire! Voilà qui était rusé... . — Six ! rectifia le camarade de Max. Pour l’instant je n’ai encore rien vu. Tu dois me rendre mes trois dollars... Ah-ah... Un client mécontent ?

Travor jugea qu’il était temps d’entrer en scène. Lorsqu’il l’aperçut, le gamin en resta bouche bée. — Mon Dieu..., souffla-t-il avant de prendre ses jambes à son cou. Max partit d’un grand éclat de rire. — Il ne peut plus se plaindre, maintenant. Merci, Travor! Ce dernier adressa un clin d’œil à l’enfant, puis se tourna vers Erin, l’air innocent. Cette dernière bouillonnait de rage. Elle fondit droit sur son fils, lui posa les mains sur les épaules et le secoua. — Bravo! Je te félicite pour ta brillante initiative... Cela ne suffisait donc pas qu’on ait repéré notre camionnette ? Il fallait que, en plus, tu organises des visites guidées? Pourrais-tu m’expliquer d’où viennent ces gosses? Il est à peine 8 heures du matin... Max la fixa, ahuri. — Mais regarde par la fenêtre, m’man! Le jardin était bondé. Parmi les gens qui se pressaient devant la maison, Erin reconnut, au premier rang, Mme Tillotson. Elle se passa la main sur le front et laissa échapper un long gémissement. En voyant cette foule, Travor, lui, manqua s’étrangler. Quant à Max, il était radieux. — Je croyais que tu le savais, m’man ! Erin lui décocha un regard noir. — Et comment aurais-je pu le savoir? Je m’occupais de notre superstar ! Toujours sidérée, ladite superstar se tenait derrière les vitres du salon. — Vous voulez bien refermer les rideaux? rugit-elle. S’ils vous voient dans cette tenue, ils n’hésiteront pas à défoncer la porte ! — Il est génial, hein, m’man? — Ridicule, oui ! Mais c’était faux. Même dans cet accoutrement, Travor Steele ne parvenait pas à être ridicule. Poussant un soupir, il prit place dans l’un des fauteuils. Max s’assit aussitôt à ses pieds. — Bien, que suggérez-vous ? murmura-t-il, accablé. Jamais je n’aurais pensé qu’une telle émeute puisse se produire... Hier soir, j’étais persuadé que vous exagériez. Les yeux bleu pâle d’Erin avaient presque viré au marine. Elle eut un rire dénué de gaieté. — Je n’ai pas tendance à dramatiser, croyez-moi ! Puis elle reporta son attention sur Max. — D’où sortent ces gens? Est-ce toi qui es à l’origine de ce rassemblement ? — Non, m’man, je te le jure. Ils habitent presque tous le quartier. Peter m’a raconté qu’ils avaient regardé la télé hier soir, et qu’ils m’avaient reconnu dans la camionnette.

Lui voulait même venir tout de suite, mais sa mère l’en a empêché. Elle lui a même dit qu’on était une « famille de fous »... Erin pinça les lèvres. — Nous devrions peut-être appeler la police, proposa Travor. Je regrette sincèrement de vous causer tous ces ennuis, mais je n’aurais jamais imaginé que... — Taisez-vous. Laissez-moi réfléchir. Erin traversa la pièce et s’installa à son tour dans un fauteuil. Elle se félicitait d’avoir débranché le téléphone la veille au soir. Mais que faire, à présent? Comment aurait réagi Lou en pareilles circonstances? La jeune femme ne connaissait que trop la réponse : Lou aurait tiré profit de la situation !

Ils restèrent assis en silence. Travor fixait Erin, toujours perdue dans ses pensées. Elle se frottait le menton, repoussait ses cheveux en arrière. Il avait hâte qu’elle trouve une solution. Ce blouson de cuir lui tenait très chaud. En dépit de la climatisation, il commençait à suer à grosses gouttes. Comment le King pouvait-il se produire sur scène vêtu de cuir noir, avec des dizaines de projecteurs braqués sur lui ?

Il se passa la main sur le visage et réprima un soupir.Toujours assis par terre, Max commençait à s’agiter.A ce moment-là, la porte d’entrée s’ouvrit, et un visage auréolé de cheveux blond

platine parut. Un œil bleu clair s’arrondit de surprise. Un seul, car l’autre était recouvert d’un bandeau de satin violet. Suivit une silhouette juvénile, en caleçon léopard et T-shirt moulant noir.

— Grand-mère! s’exclama Max en accourant vers elle, les bras tendus.Mais Lou Weller resta figée sur le seuil, médusée.— C’est lui... C’est Elvis..., murmura-t-elle.Puis, sous l’œil effaré de Travor, elle perdit connaissance.— Elle a eu une crise cardiaque, déclara Max d’un ton sentencieux.Néanmoins, personne ne lui prêta attention, car les gens amassés au-dehors entraient

maintenant dans la maison.— C’est bien lui ! s’écria une femme.— Attrapez-le, et ne le lâchez surtout pas ! hurla une autre femme, à quelques mètres

derrière elle.Travor avait l’impression de vivre un cauchemar. La même scène que la veille se

reproduisait. II se retrouvait de nouveau lâché en pâture à ces fanatiques, qui allaient l’écharper!

La voix d’Erin parvint alors jusqu’à lui.— Fuyez! Vite !Comme il hésitait, encore sous le choc, elle le rejoignit et le poussa vers le couloir.— Allez vous réfugier dans la chambre !

Cette fois, il ne fut pas long à réagir. Il traversa le couloir au pas de course, conscient qu’on le suivait, s’engouffra dans la pièce et referma derrière lui la porte à double tour.

Adossé au mur, il poussa un soupir de soulagement. De l’autre côté de la cloison retentissaient les coups des prétendus amis et voisins. Il fut alors pris d’un violent accès de colère.

Décidément, ils poussaient un peu trop loin la plaisanterie ! Les épaules redressées, il tendit la main vers la poignée de la porte. Il allait enfin dissiper ce malentendu...

4

Tandis que Max l’aidait à installer Lou sur le canapé, Erin eut l’impression que sa tête allait exploser. Cette situation était vraiment insoutenable. Les gens qui criaient, sa mère évanouie... Elle avait l’impression de revivre la scène épouvantable qui s’était déroulée à l’Astrodome de Houston. A la différence près que Lou ne s’était pas évanouie ce jour-là. Elle avait simplement perdu l’équilibre, était tombée, et avait été piétinée par des fans. Elle s’en était tirée avec trois côtes fêlées et une clavicule cassée.

Erin frissonna. Elle n’oublierait jamais cette terrible expérience qui avait failli se transformer en tragédie. Bien sûr, Lou s’était arrangée pour tourner la situation à son avantage. Depuis, en souvenir de cet événement, elle feignait d’être borgne et se couvrait un œil de scintillants morceaux d’étoffe !

Max agitait énergiquement un magazine au-dessus du visage de Lou.— Hé, grand-mère! Ça va?Elle se souleva sur un coude, grimaça et lui tapota la joue.— Oui, mon chaton, ne crains rien. Mais qui est ce type?Elle se tourna vers Erin.— J’ai entendu parler de cette affaire à Hawaï, continua-t-elle, et je me suis dépêchée

de rentrer! L’as-tu interrogé? Que t’a-t-il dit au juste?La jeune femme serra les mâchoires. L’excitation de sa mère était évidente, et elle sentit

la colère l’envahir.

— En tout cas, je sais qui il n’est pas !Puis, regrettant de s’être emportée, elle adressa un sourire contrit à Lou.— Tu es sûre que ça va? Pourquoi t’es-tu évanouie?Lou posa une main sur son cœur.— Cette scène m’a rappelé le bon vieux temps. J’ai senti qu’il le fallait...— Tu veux dire que tu as fait semblant de perdre connaissance? s’exclama Erin,

outrée. Et pendant ce temps-là, nous nous inquiétions pour toi ! Tu devrais...Un fracas provenant du couloir l’interrompit. Les gens commençaient à s’énerver.

Quelques-uns donnaient de violents coups de pied dans la porte qui s’était refermée sur eux.

— Il faut qu’on aille l’aider, m’man, dit Max, le visage sérieux.Erin avala sa salive. Si elle souhaitait prêter main-forte à Travor, elle n’avait en

revanche pas le courage d’affronter cette meute... Elle avait toujours eu horreur des bains de foule. Et pour cause! Vu ce que Lou lui avait fait endurer...

Pourquoi le destin l’avait-il placée, la veille, aux abords de ce restaurant ?— Il est assez grand pour se débrouiller seul, répliqua-t-elle. En plus, je ne vois pas

très bien ce que nous pourrions faire. S’il a un soupçon d’intelligence, il sortira par la fenêtre de la chambre et courra d’une traite jusqu’au Texas !

— Au Texas ? répéta Lou. Il est donc texan ! Pourquoi est-il venu à Memphis? A-t-il préparé un numéro?

— Un numéro?— Oui, un sketch ! s’écria Lou avec impatience. Tu ne l’as donc pas regardé? Il a

une telle allure... De toute évidence, c’est moi qu’il cherchait ! Il veut se faire un nom dans le spectacle.

Cette idée n’avait pas même effleuré l’esprit d’Erin, et elle se sentit soudain ridicule. L’idée que Travor Steele puisse être l’un des multiples imitateurs d’Elvis lui était intolérable. Elle désirait qu’il soit ce qu’il prétendait être : un homme de la campagne. Sans même s’en apercevoir, elle avait écarté l’explication qui paraissait pourtant la plus logique.

Bien sûr... Comment n’y avait-elle pas songé plus tôt? Il avait préparé un sacré numéro !

Soudain, le bruit d’une porte qui se rabattait contre un mur mit un terme à ses réflexions.

— Reculez ! Je ne veux blesser personne, et je ne veux pas non plus être blessé...Les gens commencèrent à refluer dans le couloir, pas à pas, puis Travor parut. Il tenait

à la main une guitare, jusque-là suspendue au mur de la chambre de Lou, et s’en servait comme d’un bouclier.

Erin passa la langue sur ses lèvres sèches. Les cheveux rejetés en arrière, le visage couvert de sueur, il ressemblait trait pour trait à Elvis en concert. Avec ce blouson de cuir

ouvert sur sa poitrine, cette guitare... Apparemment, elle n’était pas la seule à le penser. Les personnes rassemblées là le fixaient, elles aussi, éberluées. A tout moment, elles risquaient de se ressaisir et de se jeter sur lui, comme cela s’était déjà produit la veille.

Mais Travor ne leur en laissa pas le temps.— Vous devriez avoir honte de vous ! s’exclama-t-il, irrité. Quel genre d’amis êtes-

vous donc?La guitare pointée sur Lou, il ajouta :— Vous avez envahi la maison de cette femme, et vous avez même failli la piétiner.

— Seigneur Jésus..., chuchota Lou, à l’adresse de sa fille. Ce type est un acteur hors pair! Erin ne put s’empêcher de sourire. — Je pense donc que vous devez tous des excuses à la famille Weller, reprit Travor. Erin, Lou et Max observaient la trentaine de voisins agglutinés dans le salon. La jeune femme remarqua qu’ils n’avaient pas du tout l’air penauds. — Des excuses, c’est vous qui nous en devez! lança Mme Tillotson, la mine butée. Elle avait le doigt pointé sur Travor. — Moi? s’enquit-il, interloqué. — Oui, vous. On voudrait bien savoir pourquoi vous vous êtes caché pendant toutes ces années, et pourquoi vous avez fait semblant d’être mort... Les autres hochèrent la tête, approuvant ainsi les propos de Mme Tillotson. — Toutes ces larmes, cette tristesse... Pour rien ! poursuivit celle-ci sur un ton de reproche. Horrifié, Travor les vit se rapprocher de lui. — Mais je ne suis pas Elvis Presley ! s’écria-t-il. Murés dans le silence, ils le dévisageaient toujours. Manifestement, ils le soupçonnaient de leur jouer un vilain tour. — Écoutez, reprit-il, radouci, je sais combien vous aimeriez le revoir vivant, mais je vous jure que je ne suis pas le King. Personne ne lui répondit. Apparemment, nul ne le croyait. — Réfléchissez un peu. Regardez-moi, bon sang ! J’ai trente et un ans... Quel âge aurait Elvis aujourd’hui? — Excellente question, murmura Erin. Lou secoua la tête, peu convaincue. — Cela ne servira à rien, répliqua-t-elle avec un soupir. Les fans d’Elvis gardent en eux l’image d’un homme jeune, en dépit de l’âge qu’il aurait aujourd’hui. Désespéré, Travor comprit alors qu’aucun de ses arguments n’aurait d’impact sur les admirateurs de l’idole disparue. Ils réclamaient leur chanteur, et rien d’autre ne comptait

à leurs yeux. Pas même la réalité. — Très bien, déclara-t-il. Je vais vous fournir les explications que vous exigez. Il s’arrêta à quelques centimètres à peine de Mme Tillotson et la regarda droit dans les yeux. L’expression de son visage s’était durcie. Les épaules redressées, les muscles tendus, il dégageait une incroyable impression de puissance. — Vous recommencez! lança-t-il d’un ton cinglant. Vous ne me laisserez donc jamais aucun répit... Erin écarquilla les yeux. Lou soupira. Un murmure parcourut l’assemblée. Il s’exprimait d’une voix plus rauque, plus chaude, aux intonations un peu traînantes. La voix d’Elvis. L’assistance au grand complet en resta pétrifiée. — Ce type est une vraie bête de scène ! souffla Lou à l’oreille de sa fille. — Je ne pouvais même pas me promener dans mon propre jardin ! Il y avait tout le temps des gens en train d’essayer d’escalader la clôture... — Mais vous avez toujours aimé vos fans! riposta Mme Tillotson. — Jusqu’à ce qu’ils commencent à me harceler... Il y a eu un moment où je ne les ai plus supportés. Erin se pencha vers sa mère. — Tu avais raison. Nous avons affaire à un imitateur. Un de plus ! Lou roula les prunelles. — Et pas n’importe lequel, crois-moi. Ce Texan a un talent fou. Il dirige la situation de main de maître ! Max leva les yeux vers sa grand-mère. — Il est génial, hein? Sidérés, tous trois observaient la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Mme Tillotson paraissait consternée par les déclarations d’« Elvis ». Les autres s’agitaient, visiblement mal à l’aise. Travor pointa alors la guitare vers la porte, leur donnant ainsi congé. Les épaules basses, ils sortirent un à un, sans prononcer le moindre mot d’excuse. Le dernier intrus parti, il claqua la porte derrière lui. Erin laissa échapper un soupir. — Il ne pourra pas quitter cette maison... Lou lui adressa un clin d’œil. — Bien sûr que si. Aie confiance en ta mère ! La jeune femme secoua vigoureusement la tête. — Je vois où tu veux en venir... Et il n’en est pas question ! La dernière fois que tu t’es lancée dans l’une de ces aventures, nous avons perdu beaucoup d’argent. Nous n’avons plus les moyens de financer tes extravagances !

Elles se défièrent du regard. — Cette fois, ce sera différent. Il correspond exactement à ce que je cherche depuis longtemps. — Il ne nous reste plus un cent, Lou ! Sur quel ton faudra-t-il que je te le dise? — Nous trouverons de l’argent, d’une manière ou d’une autre. Ne t’inquiète pas. Elle se frotta les mains, un sourire satisfait aux lèvres, et répéta : — Cette fois ce sera différent ! Je le sens. — De grâce... La situation ne te semble donc pas assez compliquée comme cela? Ignorant sa fille, Lou tourna la tête vers Travor qui, adossé à la porte, n’avait rien perdu de leur conversation. — Je suis prête à aller jusqu’au bout ! déclara-t-elle en souriant. Puis elle reporta son attention sur Erin, et souleva le bandeau qui lui couvrait l’œil.

— C’est ma dernière chance, chuchota-t-elle. J’en suis consciente.Elles échangèrent un long regard et, à ce moment-là, Erin sut qu’elle devrait soutenir

sa mère, quoi que celle-ci décide d’entreprendre. Lou semblait avoir enfin compris qu’elle n’avait plus droit à l’erreur.

Travor toussota.— Au cas où vous seriez intéressés, je vous signale qu’il y a une équipe de télévision

dehors...Erin se précipita vers la fenêtre, au moment même où Mme Tillotson avançait vers un

journaliste qui lui tendait un micro.— De mieux en mieux, grommela-t-elle. Décidément, vous nous gâtez !Il haussa les épaules et repoussa en arrière ses épais cheveux noirs.— Je ne savais plus quoi faire pour me débarrasser d’eux !Il posa la guitare sur la table basse puis s’installa en soupirant dans un fauteuil. Il avait

besoin de calme. Le café qu’il avait bu lui donnait maintenant la nausée.— Vous vous êtes comporté comme si vous étiez vraiment Elvis, observa Max. Il va

y avoir des retombées, c’est sûr...L’enfant vint s’asseoir à ses pieds et leva vers lui son petit visage, sur lequel se lisait

une sorte d’adoration.Travor baissa les paupières et se passa la main sur le front. Il éprouvait une profonde

lassitude. Il en avait assez que les gens le regardent ainsi. Si seulement il avait pu effacer de son existence les dernières vingt-quatre heures... Oublier Elvis Presley, Memphis, et la famille Weller. Il n’osait imaginer la réaction des habitants de Rattan, si cette affaire parvenait jusqu’à eux !

Soudain, il sentit une main posée sur son épaule. Il leva la tête et fut confronté à un carré de satin violet.

— Vous vous trompez, déclara Lou d’un ton ferme.— Ah bon ? A quel sujet ?— Au sujet d’Elvis et de ses fans. Il les aimait.Travor referma les yeux.— Désolé. Je n’avais pas l’intention de donner une mauvaise image du chanteur.

D’ailleurs, je ne sais pratiquement rien de votre idole.— Vraiment? intervint Erin. Dans ce cas, comment avez-vous deviné que sa maison

était entourée d’une clôture?Travor secoua la tête.— Un homme aussi célèbre n’allait quand même pas laisser entrer chez lui le tout-

venant ! Et je cherchais un moyen, n’importe lequel, pour les faire partir.Erin accueillit cette explication par une moue sceptique, mais il s’en moquait. Toujours

postée à côté de lui, Lou lui souriait.— Je suis la mère d’Erin...— Je l’avais deviné ! répliqua-t-il, incapable de ne pas sourire à son tour à ce visage

espiègle.Pourtant, il devait se montrer très prudent envers cette fervente admiratrice d’Elvis, qui

semblait avoir aussi le sens des affaires.« Voilà donc la grand-mère de Max... », songea-t-il, amusé. Lou Weller n’avait

cependant rien d’une grand-mère. A vrai dire, elle aurait pu être la sœur jumelle d’Erin. Si ce n’est qu’elle paraissait beaucoup plus effrontée et audacieuse que sa fille. Elle était petite, menue, et portait des vêtements ultra-sophistiqués. Ses cheveux blond platine étaient dressés sur sa tête en une coiffure néo-punk, et elle avait trois anneaux à l’oreille droite. En revanche, à l’exception d’un rouge à lèvres éclatant, elle n’était pas du tout maquillée.

Vu la façon dont elle le fixait, elle semblait avoir de grands projets pour lui... Erin s’approcha de lui, d’un air qui lui parut protecteur. A moins que ce ne fût là un effet de son imagination? Elle ne souffla mot. Toujours assis par terre, Max n’avait cessé de le contempler. Ce fut Lou qui brisa le silence. — Bien, passons aux choses sérieuses. Elle alluma le téléviseur, puis s’adressa à son petit-fils. — Max, nous reste-t-il une cassette vierge? Je voudrais que tout soit enregistré. Travor vit l’enfant se pencher vers le magnétoscope et y introduire une cassette. Erin se rapprocha davantage encore. — Il possède une moto avec un sac contenant ses affaires. Elle est peut-être toujours garée devant le restaurant, à moins que la police ne l’ait récupérée. — Je la retrouverai, déclara Lou, les yeux toujours rivés sur l’écran.

La jeune femme enveloppa sa mère d’un regard lourd de reproches avant d’ajouter : — Et... il chante. Lou se tourna aussitôt vers lui. En dépit de ses efforts pour ne rien dévoiler de ses sentiments, son visage trahissait une excitation intense. Travor ne put s’empêcher de sourire. Si Erin et sa mère avaient su ce que contenait cette cassette... Mais à quoi bon le leur dire? Elles refuseraient de l’écouter ou, pire encore, ne le croiraient pas. Il ferma de nouveau les yeux, et s’efforça de penser à l’endroit paisible où il avait grandi. Deux possibilités s’offraient à lui. Ou bien il partait sur-le-champ, au risque de prendre quelques coups en traversant le jardin, Ou bien il demeurait là, jouait le jeu, et attendait de voir ce que lui réserverait l’avenir. La voix d’Erin, qui s’adressait à sa mère, retentit alors tout près de lui. Il se rappela le bref baiser qu’ils avaient échangé moins d’une heure auparavant.

Et à ce moment-là, Il décida de rester. Après tout, qu’avait-il à perdre?

Erin ferma le robinet de la douche et s’enveloppa dans un drap de bain. Les sourcils froncés, elle se demanda ce ; que faisait Travor. Était-il toujours assis devant la télévision, ou bien regardait-il par la fenêtre, dissimulé derrière les rideaux?

Elle soupira. Lou et Max étaient partis essayer de récupérer la moto et les affaires de Travor. Lou lui avait promis qu’ils seraient de retour dans une heure tout au plus, et Erin s’en félicitait. Ce laps de temps était trop ; court pour que sa mère ne commette une quelconque folie.

Alors qu’Erin était réfléchie, posée, prudente, Lou se laissait guider par ses impulsions. Elle agissait d’abord, et réfléchissait ensuite. Ses idées n’étaient pas toujours mauvaises, loin de là, mais elle prenait rarement le temps de les développer. Lou fonçait tête baissée.

Erin soupira de nouveau. Il ne lui restait plus qu’à espérer que Lou ne profite pas de cette petite escapade pour prendre rendez-vous avec des journalistes. Elle avait certes demandé à Max de surveiller sa grand-mère, mais elle savait que c’était peine perdue. Le gamin vouait une telle admiration à Lou, qu’il ne ferait qu’approuver ses ! décisions. Tous deux s’entendaient comme larrons en foire.

Les pensées d’Erin s’orientèrent alors de nouveau vers Travor Steele. Comment était-il possible qu’elle n’ait pas percé à jour ses intentions? Qu’elle n’ait pas remarqué qu’il cherchait à se faire connaître? Sans doute parce qu’il l’attirait trop pour qu’elle soit lucide! Non. En réalité, elle n’avait rien soupçonné parce que Travor s’était conduit avec elle de manière très naturelle. En sa présence, il ne s’était livré à aucun numéro d’acteur.

Bon nombre d’artistes en herbe défilaient dans la maison et au studio des Weller, parmi lesquels se trouvaient beaucoup d’imitateurs d’Elvis. Jusque-là, Erin n’en avait cependant vu aucun de la trempe de Travor. Ils étaient trop petits, ou bien trop grands, trop minces, ou encore trop gros. Mais ils avaient un dénominateur commun : leur passion pour l’idole disparue. Et Lou les avait tous utilisés à des fins diverses. Elle leur

avait permis de signer des contrats pour des quinzaines commerciales, des soirées privées, des inaugurations, des spots publicitaires. Pour être honnête, elle ne s’était pas servie d’eux : elle les avait plutôt aidés. Aidés à entrer dans le monde du spectacle, ne serait-ce que pour quelques heures.

Au moment où elle ouvrait son armoire pour s’habiller, Erin se mordit les lèvres.— Mon Dieu, j’ai complètement oublié notre petite dernière !Elle rebrancha le téléphone et composa en hâte le numéro du studio.— Allô Béa? Erin à l’appareil. Je vais te demander de me rendre un grand service...

Et crois-moi, je sais que ce ne sera pas facile pour toi !La jeune femme écouta son interlocutrice pendant les secondes qui suivirent, puis

éclata de rire.— Tout juste ! Il faut en effet que tu appelles Kimbie Ixwe, et que tu lui expliques

que je suis obligée d’annuler le rendez-vous que j’ai aujourd’hui avec elle. Essaie de le reporter... Si toutefois c’est possible. Merci mille fois, Béa. Je te le revaudrai.

Elle reposa l’appareil en grimaçant. Kimbie Love n’était pas du tout commode, et elle savait que Béa aurait droit à une explosion de colère. La jeune chanteuse avait beaucoup de talent, mais elle était aussi dotée d’un caractère exécrable. Erin était persuadée que, si elle parvenait à canaliser la fougue qui habitait Kimbie, elle franchirait un grand pas vers le succès... Par moments, elle regrettait presque de lui avoir fait signer un contrat.

Elle haussa les épaules, puis enfila un ample short kaki et un débardeur noir. Lou affirmait, à juste titre, que Kimbie Love était « spéciale ». Qui sait, peut-être relancerait-elle le studio Star Music !

Lou avait aussi déclaré que Travor Steele était « différent », ce qu’Erin avait déjà deviné. Pourtant, elle aurait été bien en peine d’expliquer la nature de cette différence.

Tout comme elle ignorait pourquoi il mentait. Car il mentait, c’était certain. La scène qui s’était déroulée dans le salon en était la preuve. Il avait endossé le personnage d’Elvis avec une aisance remarquable. Travor était, à n’en pas douter, un imitateur du célèbre chanteur. Pour quelle raison refusait-il de l’admettre?

Erin aurait pourtant préféré le croire, quand il affirmait être un brave gars venu du fin fond du Texas...

Les yeux rivés sur le téléphone, elle se mordit les lèvres. Après avoir hésité quelques secondes encore, elle décrocha et appuya sur les touches du combiné.

— Le service d’informations? Oui, je voudrais un numéro à Rattan, Texas. Au nom de Travor Steele.

L’attente ne fut pas longue. S’agissait-il bien, toutefois, du Travor Steele qu’elle connaissait? Le cœur battant, Erin composa le numéro que venait de lui fournir la standardiste.

— Allô?Elle tressaillit en entendant une voix de femme. Travor était-il marié?— Bonjour. Je voudrais parler à Travor Steele, s’il vous plaît.

Un bruit de fond se fit entendre. Erin crut distinguer des aboiements.— Une petite seconde. Ces chiens sont devenus fous depuis qu’un chat est entré dans

la maison hier..., ajouta son interlocutrice avec un soupir, comme si Erin avait su de quoi elle parlait.

Des cris retentirent alors sur la ligne, suivis d’un claquement de porte. Puis la femme reprit le combiné.

— Travor n’est pas là. Oh, il est parti depuis un petit bout de temps, maintenant. Voulez-vous que je lui laisse un message?

— Êtes-vous... Est-ce qu’il...Erin avait du mal à trouver une formule polie pour demander à son interlocutrice quels

étaient ses liens avec Travor. Fort heureusement, celle-ci lui facilita la tâche.— Je suis Nellie, sa voisine. Il m’a demandé de passer de temps en temps chez lui

pour voir si tout allait bien, et pour nourrir les chiens. Ce garçon est complètement dingue! Partir si loin, sur sa moto...

Elles parlaient donc bien du même homme !— Il risque de se tuer! continua la femme. Sa mère n’apprécierait pas beaucoup son

comportement.Comme la dénommée Nellie se montrait très loquace, Erin décida d’en profiter.— Ah ? Et pourquoi ?— Dorothy Steele, Dieu ait son âme, était une sainte femme. Une chrétienne comme

il n’en existe plus beaucoup. Elle pensait qu’il ne fallait pas tenter le diable en utilisant tous ces nouveaux engins. Elle n’aurait sûrement pas aimé que son fils achète une moto ! Et cette grande télé... Seigneur, chaque fois que je passe devant, j’ai l’impression d’être au cinéma! Drôle d’idée, mais après tout, ça le regarde.

Amusée par les propos de Nellie, Erin se contenait pour ne pas rire.— Sans doute. A votre avis, quand M. Steele devrait-il rentrer?— Alors là, aucune idée. Quand je lui ai posé la question, il m’a dit qu’il reviendrait

quand il reviendrait! Vous trouvez que c’est une réponse, vous? Pfff ! Ce garçon a perdu le sens des responsabilités depuis qu’il a investi son argent dans le pétrole. Il se moque bien de son village natal, maintenant. J’y ai réfléchi, bien sûr, et je pense que c’est son physique qui l’a fait changer.

Erin avala sa salive.— Son physique?— Bien sûr! Avant, il prenait souvent ses repas au Chicken Hut, le restaurant que

tient Herm, mais maintenant il ne veut plus ingurgiter d’aliments gras! J’ai dit à Herm que, s’il cuisinait autrement, Travor reviendrait, mais il m’a répondu qu’il ne pouvait quand même pas changer ses habitudes juste pour faire plaisir à Travor. De ma fenêtre, je le vois tous les matins faire du sport, avec ce short bleu et ce débardeur jaune vif. Du temps de sa mère, il n’aurait jamais osé s’attifer ainsi ! Pauvre Dorothy, elle doit se retourner dans sa tombe...

Cette fois encore, Erin réprima son envie de rire. Apparemment, les habitants de cette petite bourgade étudiaient les moindres faits et gestes de Travor.

— Dites-moi, madame Nellie... Trouvez-vous que Travor ressemble à Elvis Presley?Cette question fut accueillie par une sorte de gloussement qui surprit Erin. A croire

qu’une poule s’était glissée devant le combiné ! Puis il y eut un silence.— Nellie? Vous êtes toujours en ligne?— Oui, oui... Elvis Presley. Doux Jésus ! Je me disais bien que ce garçon me

rappelait quelqu’un.Visiblement plongée dans ses pensées, elle poussa un gros soupir.— Travor a vraiment eu le béguin pour la petite Céleste Fillmore, qui logeait chez les

Marple. Sans l’intervention de Dieu, elle ne serait jamais partie avec ce voyageur de commerce. Enfin bref, quoi qu’il en soit. Céleste a invité tout le village à ce mariage... et elle n’est jamais venue ! Grâce au ciel. A ce moment-là, elle travaillait chez Herm, au Chicken Hut. Travor passait la voir tous les soirs, après le travail. Même s’il n’y mangeait plus, il buvait un verre et tous deux bavardaient ensemble. Cette histoire a duré un peu plus d’un an. Bien sûr, on savait tous qu’elle se moquait de lui. Mais il commençait à être riche, et elle profitait de tous les beaux cadeaux dont il la couvrait. Il lui a même offert un diamant de la taille d’un caillou ! Cette bague-là, il ne l’a pas achetée à Rattan, c’est sûr.

Erin ne désirait pas en entendre davantage. Elle était choquée que cette Céleste Fillmore se soit comportée avec aussi peu de délicatesse envers Travor. Comment avait-elle osé le tourner en ridicule aux yeux de tout le village?

— Hmm..., reprit Nellie. Elvis Presley, hein? Cela ne m’avait jamais traversé l’esprit, mais maintenant que vous le dites... C’est sûrement à cause de tous ces kilos qu’il a perdus. On ne l’avait jamais vu aussi mince, vous comprenez? Pour nous c’était un costaud. Depuis toujours, on l’a considéré comme un costaud.

Erin haussa les sourcils.— Il a donc beaucoup maigri ?Soudain, Nellie devint méfiante, comme si elle s’était aperçue qu’elle parlait à une

étrangère.— Qui est à l’appareil, au juste? demanda-t-elle, beaucoup plus froide. Vous ne

feriez pas partie, par hasard, d’un gang de voleurs? Je sais qu’il y en a qui téléphonent pour être sûrs qu’il n’y a personne à la maison !

— Non, je...Nellie ne la laissa cependant pas poursuivre.— Je crois que je vais appeler tout de suite le shérif Bames. Il postera ses hommes

devant chez Travor pour dissuader les cambrioleurs...Erin raccrocha doucement avant de débrancher de nouveau le téléphone. Ainsi donc,

Travor Steele était bel et bien un gars de la campagne, qui, par le plus grand des hasards, ressemblait à Elvis !

Journalistes et fans se pressaient toujours dans le jardin. Assis dans le salon, Travor regardait le journal télévisé régional, qui retransmettait la scène en train de se dérouler à quelques mètres de lui. Il avait l’impression d’être pris en otage.

Lou et Max étaient partis depuis plus d’une heure sans lui dire où ils allaient. Avant de quitter les lieux, Lou lui avait recommandé de n’ouvrir à personne et de ne pas répondre au téléphone. Suite à quoi, elle avait manifesté son étonnement face au silence de l’appareil. Après avoir haussé les épaules, elle avait ordonné à Travor de n’accorder aucune interview aux journalistes.

Comme s’il en avait eu l’intention !Erin avait disparu à l’arrière de la maison. Il regrettait qu’elle ne soit pas restée là, à

bavarder avec lui. Il avait tant de questions à lui poser... Il aurait, par exemple, voulu lui demander quel sort lui réservait Lou Weller. Ou encore, combien de temps les médias resteraient-ils à l’affût?

Pourquoi diable ne prenait-il pas ses jambes à son cou ? Était-ce à cause de la jeune femme? Cette comédie commençait pourtant à l'insupporter.

Absorbé par ses pensées, il quitta son siège et s’allongea sur le sol. Là, prenant appui sur ses mains, il se mit à faire des flexions. Cela l’aidait toujours à mettre de l’ordre dans ses idées.

Tout en accomplissant cet exercice, il songea à Rattan. Jusqu’ici, son village et sa maison ne lui avaient pas trop manqué. Nellie s’occupait-elle bien des chiens, comme elle le lui avait promis? Doc avait-il hâte de récupérer sa cassette ?

Un... deux... trois... quatre... Le blouson de cuir se soulevait au rythme de ses mouvements, mais il n’y prêtait aucune attention.

Debout sur le seuil, Erin l’observait en silence. Étonnée, elle se remémorait les propos de Nellie. Pas une once de gras dans ce corps athlétique. Était-ce bien possible que Travor Steele ait un jour été « costaud »?

— Et cent !Il laissa échapper un long soupir et se releva.Soudain tirée de sa rêverie, Erin entra et s’installa sur le canapé. Elle regrettait à

présent d’avoir mis un short plutôt qu’un pantalon. Les regards appuyés que lui décochait Travor la plongeaient dans l’embarras. Elle décida de les ignorer, mais ne parvint cependant pas à ignorer les battements accélérés de son cœur.

Après avoir essuyé d’un revers de main son front couvert de sueur, Travor prit place dans un fauteuil et sourit à Erin. Les yeux rivés sur l’écran de télévision, cette dernière fit mine de ne rien remarquer. Apparemment, elle ne souhaitait pas engager la conversation. Lui, en revanche, avait envie de parler.

— Jusqu’ici, toutes vos prédictions se sont réalisées, déclara-t-il. D’après vous, que devrait-il se passer dans les heures à venir?

Elle fronça les sourcils. Les trois garnements auxquels Max avait fait payer des « droits de visite » ce matin-là venaient de paraître sur l’écran. Ils étaient interrogés par des journalistes.

— La prochaine fois que vos fans franchiront le seuil de cette maison, ils vous réduiront en charpie! s’écria-t-elle avec hargne.

Travor s’agita sur son siège.— Merci beaucoup. C’est rassurant de savoir ce que nous réserve l’avenir!Il était surpris par l’hostilité qu’elle lui manifestait.

Erin aussi, d’ailleurs. Pourquoi ressentait-elle une telle colère à son égard? Une image se forma alors dans son esprit. Assis dans un petit restaurant, Travor tendait une bague ornée d’un énorme diamant à la serveuse, une blonde décolorée aux allures vulgaires. Fallait-il qu’elle soit sotte? Voilà qu’elle cédait maintenant à la jalousie! L’attirance qu’elle éprouvait pour cet homme l’horripilait. Tout comme l’agaçaient les projets de Lou. Sans parler de cette Nellie ! Pourquoi avait-elle jugé utile de lui raconter la vie de Travor?

— Je suppose que ma prestation n’a fait qu’aggraver la situation, reprit-il en soupirant.

Sa voix chaude interrompit le cours des pensées de la jeune femme. Elle comprit néanmoins qu’il faisait allusion à la façon dont il s’était comporté avec « ses » fans.

— Vous avez agi en connaissance de cause. Et maintenant, vous récoltez les fruits de ce que vous avez semé ! Êtes-vous content?

Confus, il se passa la main sur le front.— Je voulais juste qu’ils s’en aillent ! Je ne sais même pas pourquoi j’ai fait ce

numéro. C’est venu tout naturellement...Erin le fixa, un sourcil levé.— Vous ne m’aimez pas, n’est-ce pas? reprit-il. A moins que ce ne soit Elvis que

vous détestiez?Elle sentit ses joues s’enflammer. Apparemment, Travor n’avait pas deviné combien il

l’attirait. Parfait. Elle n’avait pas besoin du sosie d’Elvis Presley dans sa vie! Ils seraient sans cesse harcelés par des admirateurs, des journalistes...

S’apercevant que Travor ne l’observait plus, elle décida de l’affronter.— Je voudrais que vous m’expliquiez à quoi vous jouez, déclara-t-elle sans l’ombre

d’une hésitation.Il ouvrit grands les yeux.— A quoi je joue?— Exactement ! Je ne suis pas dupe. Chaque inflexion de votre voix, chacun de vos

gestes ressemblent à Elvis. Que voulez-vous, au juste?Travor se leva et vint se planter en face d’elle.— Vous croyez donc qu’il s’agit d’une mise en scène de ma part... Vous êtes

drôlement futée!Elle toussota. Ses accusations lui paraissaient un peu démesurées, à présent. D’autant

que, dressé devant elle, Travor lui semblait impressionnant.— Disons que... je me laisse difficilement berner.Elle aurait voulu ajouter qu’elle savait combien il avait maigri, qu’il avait dû beaucoup

travailler pour ressembler à ce point à Elvis. Mais elle ne souffla mot. Elle préférait ne pas lui avouer qu’elle avait eu une conversation téléphonique avec Nellie.

« Il m’en parlera, songea-t-elle. S’il est vraiment loyal, il me racontera tout. »Les yeux toujours posés sur la jeune femme, Travor se frotta le menton.— Écoutez, c’est quand même bizarre, non? reprit-elle. Vous arrivez à Memphis en

plein mois d’août, et vous ne seriez pas conscient de ressembler comme deux gouttes d’eau à Elvis Presley? C’est un peu fort... Nous avons travaillé, Lou et moi, avec bon nombre d’imitateurs d’Elvis. La plupart d’entre eux devaient se maquiller pour obtenir un effet qui est, chez vous, tout naturel.

— Vous pensez donc que j’ai une idée en tête?De nouveau en proie au doute elle hésita, puis finit par acquiescer.— Eh bien, oui. J’imagine que vous avez entendu parler de Lou. Elle est assez

connue dans le milieu du spectacle. Un long article évoquant son travail est même paru, il y a quelques mois, dans Spécial Reports. Elle a aidé bon nombre de chanteurs ou d’acteurs débutants à se faire un nom.

— Désolé, mais c’est hier seulement que j’ai découvert l’existence de Lou Weller.Erin soupira.— Ce n’est pas un crime de chercher à devenir célèbre. En revanche, la façon dont

vous vous y prenez ne me plaît pas.Comme il s’apprêtait à riposter, elle leva la main, lui signifiant ainsi qu’elle n’avait pas

terminé son discours.— A Memphis, les gens sont prêts à n’importe quoi pour voir leur nom en haut de

l’affiche. Il se trouve cependant que je n’aime pas beaucoup les intrigues, donc...Travor s’approcha d’elle, et lui intima le silence en lui posant la main sur l’épaule.— Je vous certifie que je n’ai aucune idée derrière la tête. En fait, j’ignorais que je

ressemblais autant à Elvis, jusqu’à ce que...— Lui ressembler? C’est un euphémisme! Vous n’essayez quand même pas de me

faire croire que vous êtes aussi naïf...— Je n’ai pas l’intention de vous faire croire quoi que ce soit !Après avoir embrassé la pièce du regard, il ajouta :— De toute évidence, votre mère et vous vouez à cet homme une passion hors

norme. Vous n’êtes pas de simples fans.Les bras croisés sur sa poitrine, Erin releva le menton en signe de défi. A ce moment-

là, elle s’aperçut qu’elle avait sans doute la même expression que sa mère...— Nous ne sommes pas de simples fans, monsieur Steele ! Nous ne l’avons

d’ailleurs jamais été. Nous étions ses amies. Ou tout au moins, Lou l’était. Depuis sa disparition, elle s’efforce, d’une certaine façon, de le faire « revivre ».

Elle fut prise d’une brusque envie de rire. Voilà qu’elle s’exprimait comme sa mère, la défendait, même ! — Ainsi que je vous l’ai dit, reprit-elle, nous avons vu défiler bon nombre d’imitateurs depuis que nous dirigeons ce petit studio d’enregistrement. Mais aucun ne possédait votre talent inné. Vous avez la même voix qu’Elvis, le même regard, parfois, et la même façon de bouger. A vous voir, on croirait que vous vous êtes entraîné pendant des mois... Travor eut un mouvement d’humeur. — Vous ne valez guère mieux que les gens assis dans le jardin ! Pour votre gouverne personnelle, sachez que je ne m’intéresse pas du tout à votre sacro-saint monde du spectacle. J’ai investi de l’argent dans des puits de pétrole. Voilà d’où je tire mes revenus ! La tête penchée en arrière, Erin éclata de rire. — J’aurais dû m’y attendre! — Et pourquoi donc? — C’est typiquement texan ! Travor accusa le coup. Ses épaules s’affaissèrent, et elle eut l’impression qu’il cherchait ses mots pour lui répondre sur le même mode. A ce moment-là, elle se demanda pourquoi elle se montrait aussi désagréable envers lui. — Très bien, vous travaillez donc dans le pétrole, reprit-elle d’un ton radouci. Cela ne m’explique pas pourquoi vous avez décidé d’imiter Elvis. Désolée, mais je refuse d’admettre que tout est arrivé par hasard. Vous avez même réussi à séduire Lou... — Ce n’était pas là mon intention. — Et j’ai moi-même failli me tromper, insista-t-elle avec un soupir. — Vous vous êtes trompée, puisque vous me considérez comme un imitateur, ce qui est faux. — C’est vous qui le dites ! — Ma parole ne compte donc pas, pour vous? Il l’enveloppa alors de ce regard charmeur, presque tendre, qu’elle trouvait irrésistible, et le doute s’installa de nouveau dans son esprit. Qui était donc Travor Steele? A ce moment-là, des coups retentirent à la porte arrière de la maison. Aussitôt sur leurs gardes, ils se dirigèrent tous deux vers la cuisine. Erin souleva prudemment le rideau, et vit un homme en livrée qui attendait. Dès qu’il l’aperçut, il avança vers elle, l’air gêné. — Je viens de la part de Lou Weller, cria-t-il, afin qu’elle l’entende à travers le vitrage.

— Mon Dieu..., soupira la jeune femme en entrouvrant la fenêtre. Qu’a-t-elle encore fait? Et pourquoi vous envoie-t-elle? — Pour livrer la limousine au... Il fixa Travor, avala sa salive, puis balbutia : — Au King.

5

— Je comprends que votre mère ne veuille pas qu’on oublie Elvis, mais ne pourrait-elle pas se contenter de porter un T-shirt à son effigie?

Erin rit nerveusement tandis qu’ils se frayaient un chemin parmi les gens toujours assemblés devant la maison. Malgré sa grande taille, Travor paraissait minuscule, comparé aux quatre gardes du corps mandatés par Lou. Erin devait presque courir pour se maintenir à leur hauteur.

Lorsqu’ils atteignirent la limousine blanche, les quatre hommes encadrèrent leur protégé et sa compagne afin qu’ils puissent monter sans encombre dans le véhicule. La longue voiture démarra, et Erin se tourna, juste à temps pour voir des fans se précipiter vers leurs propres voitures afin de les suivre. Elle soupira. La journée s’annonçait éprouvante.

— Travaillez-vous avec les services de sécurité Phillips? s’enquit-elle auprès de l’homme assis à sa gauche.

— Oui. Nous resterons avec vous aussi longtemps qu’il le faudra.— Le moins possible, je l’espère..., marmonna-t-elle.Elle savait que Lou avait dû dépenser une fortune pour la location de la limousine et de

ces molosses. Une fortune qu’elles ne possédaient pas ! Lou était-elle devenue folle? Quel besoin avaient-ils d’une limousine et de gardes du corps ? A cet instant, Travor formula la même question à voix haute. Et la réponse d’Erin ne se fit pas attendre. — Croyez-moi, tant que vous resterez dans les parages, il est plus prudent de ne pas vous promener seul. A moins que vous ne teniez à être de nouveau assailli par vos admiratrices, comme hier soir... Voilà qu’elle défendait de nouveau sa mère, alors qu’elle partageait l’avis de Travor!

— Ah non! se récria-t-il. Où allons-nous maintenant? — Au studio, j’imagine. Détendez-vous donc... — Me détendre? Je suppose que vous plaisantez ! Fulminant, il croisa les bras et regarda par la fenêtre. Ces femmes se figuraient-elles qu’il allait devenir un deuxième Elvis Presley? C’était hors de question! Il prit une profonde inspiration et se tourna vers Erin. — Je ne voudrais pas jouer les trouble-fête... D’autant qu’il s’agit vraiment d’un détail sans importance... Elle posa sur lui son beau regard bleu, et il faillit perdre le cours de ses pensées. — Mais, poursuivit-il néanmoins d’une voix doucereuse, si mes souvenirs sont exacts, personne ne m’a demandé si je désirais participer à ce projet... Puis il se détourna, ravi de son effet de surprise. Le studio ne ressemblait pas à ce qu’il avait imaginé. Il était certes décoré en rose et noir, mais avec beaucoup de goût. Et à côté de photos d’Elvis, se trouvaient celles d’autres artistes connus, qui les avaient dédicacées à Lou Weller. — Vous voilà enfin ! s’exclama cette dernière d’un ton jovial. J’ai réussi à récupérer vos affaires, Travor. Pas la moto, malheureusement, parce qu’il fallait payer une amende et que je n’avais pas assez d’argent sur moi.

Il saisit le sac qu’elle lui tendait.— Parfait, madame Weller. Je vous remercie de...— Appelez-moi Lou, voyons.Elle le prit par le bras et se dirigea vers deux jeunes femmes, qui étaient sans doute des

employées. Travor se laissa guider à contrecœur. Erin, quant à elle, avait disparu dans l’un des bureaux sans adresser la parole à quiconque.

— Très bien, Lou. Je suis content d’apprendre que ma moto n’a pas été volée. Quand nous partirons, si vous pouviez me déposer à la fourrière, je...

Mais elle l’interrompit de nouveau.— Alors, que pensez-vous de vos gardes du corps? Ils sont impressionnants, n’est-ce

pas? Venez, je vais vous présenter. Travor Steele, et voici...Erin sortit du bureau dans lequel elle s’était engouffrée. Elle avait échangé son short

contre une jupe courte en coton imprimé. Prêtant une oreille distraite au babillage de sa mère, elle prit la pile de courrier et, à l’en-tête des enveloppes, en déduisit qu’il n’y avait là que des factures. Où diable Lou avait-elle trouvé l’argent pour louer une limousine, et comment avait-elle réussi à convaincre Lyon Phillips de lui céder quatre gardes du corps? Elle ne manquait pas de ressources, quand elle souhaitait obtenir quelque chose ! Mais cette fois, elle jouait gros. Un nouvel échec, et elles seraient à la rue.

Les ennuis avaient commencé le jour où, deux ans auparavant, Lou avait décidé d’investir leur argent dans un long métrage évoquant la vie d’une fan d’Elvis. Hélas, ce

film avait été un véritable fiasco. Depuis lors, malgré de nombreux succès, elles n’avaient jamais réussi à remonter la pente. Il aurait fallu un miracle pour qu’elles se remettent à flot, et Erin ne pensait pas que Travor Steele puisse être considéré comme un miracle... Comment le magnifique sosie d’Elvis Presley parviendrait-il à les tirer de ce marasme? Un tel miracle relevait de l’impossible.

S’asseyant sur le rebord du bureau, Erin posa les yeux sur Travor. Il portait toujours ce blouson de cuir noir, dans lequel il semblait finalement très à l’aise, et bavardait avec tout un chacun, comme le faisait autrefois Elvis avec ses fans.

Soudain il leva la main, et elle l’entendit déclarer qu’il aimerait bien échanger sa tenue contre des habits plus « respectables ». Ces mots furent accueillis par des éclats de rire, et Max le conduisit au fond du couloir.

Lou vint alors se placer à côté de sa fille. Elle avait les joues roses d’excitation.— Je le verrais bien dans un vidéoclip. Qu’en penses-tu?— Nous n’avons pas les moyens de nous permettre une telle folie, ma chère mère!

rétorqua Erin d’un ton cinglant. Pas plus que de nous offrir une limousine et des gardes du corps. Que t’est-il donc passé par la tête?

— Quelle question, ma chérie! Il faut absolument attirer l’attention sur lui. Nous avons besoin de publicité. Rater une occasion pareille serait de la folie.

Elle souleva son bandeau et regarda sa fille droit dans les yeux.— Les vidéoclips remportent un grand succès en ce moment. Nous pourrions faire un

montage étonnant, avec Elvis et Travor. Ce serait...— Ça suffit! s’écria Erin en portant les mains à ses oreilles.Un vidéoclip... L’idée aurait été bonne, si elles avaient eu de l’argent.

Malheureusement, ce n’était pas le cas!Elle soupira.— Lou, ce domaine nous est complètement étranger. Pour réaliser un clip, il nous

faudrait un metteur en scène, un chorégraphe, un caméra-man... Comment comptes-tu rémunérer tous ces gens? Et puis je te rappelle que Travor n’a pas donné son accord!

Lou n’était cependant pas disposée à se laisser décourager.— Il acceptera! répliqua-t-elle dans un grand éclat de rire. Et cette fois, je ne lâcherai

pas prise. Elvis mérite bien cela... Je ne supporterai pas qu’on l’oublie.Erin leva les yeux au ciel.— Seigneur, comment pourrait-on l’oublier? Il est entré dans la légende, maintenant.Mais rien ni personne n’aurait pu faire entendre raison à sa mère quand le souvenir

d’Elvis était en jeu, aussi décida-t-elle de changer de tactique.— Bien. Abordons le problème sous un autre angle. Nous avons entre les mains un

homme de la campagne, qui nous arrive tout droit de Rattan, Texas. Certes, il ressemble trait pour trait à Elvis, mais comment sais-tu qu’il aura assez de talent pour jouer la comédie? En plus, si nous voulons connaître un grand succès, il ne nous faudra pas

lésiner sur les moyens. Et nous n’avons plus d’argent.Lou surprit sa fille en poussant un profond soupir.— Je vais avoir besoin de ton aide, Erin, sans quoi, je ne m’en sortirai jamais... Pour

l’instant, je n’ai pas l’ombre d’une idée!La jeune femme fut alors partagée entre l’envie de rire et de pleurer. C’était cet aspect

vulnérable de sa mère qui l’incitait toujours à céder.— Oh, Lou... Cette affaire est complètement ridicule !— Crois-en ce que tu veux, ma chérie, et traite-moi de folle si tu le souhaites, mais je

sais reconnaître une star. Ce Texan a l’étoffe d’une grande vedette...— Est-ce de moi dont vous parlez?Elles se tournèrent d’un seul geste vers la porte. Superbe dans un jean délavé et une

chemise rouge, Travor les regardait en souriant.Lou le rejoignit et le prit par le bras.— Venez dans mon bureau, je vais tout vous expliquer.Songeuse, Erin les suivit des yeux. Lou avait raison. Travor Steele serait magnifique à

l’écran. A condition qu’elles disposent d’une solide mise en scène, et d’une chanson digne du King...

L’aventure était tentante. Mais Travor était-il disposé à les suivre sur cette voie?Une voix suraiguë la tira soudain de sa rêverie.— Ah, je comprends maintenant pourquoi vous avez annulé notre rendez-vous ! Vous

avez déniché un nouveau talent? Sait-il que vous êtes au bord de la faillite?Erin lança un regard d’avertissement à sa mère, qui s’empressa de faire entrer Travor

dans son bureau. Parfait. Il ne lui restait plus, maintenant, qu’à essuyer l’un des accès de fureur de Kimbie Love... Comme si elle avait eu besoin de cela !

— Écoutez, Kimbie...— Non, c’est vous qui allez m’écouter! J’ai entendu beaucoup de rumeurs sur

l’avenir de votre studio. Or, il n’y a pas de fumée sans feu. Vous êtes ruinées, n’est-ce pas? Voilà pourquoi vous ne vous donnez plus aucun mal pour moi !

— Nous ne...— Et maintenant c’est trop tard ! coupa la jeune chanteuse en secouant sa crinière de

feu. Je n’envisage pas de perdre une minute de plus avec vous. Je pensais, en m’adressant à un petit studio, qu’on me prendrait davantage en considération, mais je me suis sacrément trompée.

— Kimbie...— Il n’y a pas de Kimbie qui tienne! Vous pouvez aller au diable, vous, votre mère,

et ce studio minable...Ivre de rage, elle sortit de son sac un papier qui était apparemment le contrat signé avec

Music Star. Elle s’apprêtait à le déchirer quand Erin l’arrêta d’une main ferme.

— Une seconde, Kimbie. Je crois que vous êtes sur le point de commettre une lourde erreur. D’un geste de la tête, elle désigna la porte vitrée du bureau dans lequel avaient disparu Lou et Travor. — Vous voulez dire qu’il est là pour... — Pour l’instant, nous n’en sommes qu’aux prémices. Mais si tout se passe comme nous l’espérons... eh bien, je pense que nous serons tous tirés d’affaire. La jeune chanteuse tendit le cou pour avoir un meilleur aperçu de leur sauveur présumé. — Vu d’ici, j’avoue qu’il a beaucoup d’allure. C’est bizarre, il me semble l’avoir déjà vu quelque part... — Il vient tout juste d’arriver. Compte tenu des circonstances, vous ne m’en voudrez pas si je ne vous le présente pas... — Non, bien sûr! Mon Dieu, j’espère que je n’ai pas tout gâché. Je suis désolée, Erin. Si seulement je savais tenir ma langue... mais vous savez comme je suis impatiente. La plupart du temps, je parle avant même de réfléchir. Erin la guida vers la porte et lui sourit. — Il faudra essayer de vous corriger. La patience est une vertu indispensable dans ce métier. Vous aurez tout à gagner si vous apprenez à vous modérer. Kimbie soupira. — Je ne suis pas au bout de mes peines... « Moi non plus ! » songea Erin en refermant la porte sur elle. Comment diable devrait-elle s’y prendre pour lancer la jeune artiste? Kimbie Love avait une voix superbe, un peu rocailleuse et très sensuelle, mais un caractère beaucoup trop emporté. Plongée dans ses pensées, elle n’entendit pas Lou arriver derrière elle.

— Telle mère, telle fille! lança celle-ci, amusée par son air préoccupé. J’ai observé la scène de loin... et nous avons aussi eu droit à quelques éclats de voix. Il me semble que tu t’en es très bien tirée.

— Merci pour le compliment. Mais je préférerais que tu m’aides à résoudre ce problème au lieu de t’amuser avec « Elvis » !

— C’est ta découverte, pas la mienne.— Je sais bien. Je te rappelle quand même que nous sommes associées ! Et cette

chanteuse a un réel talent.Lou haussa les épaules avec désinvolture, puis adressa un clin d’œil à sa fille.— Nous avons une mine d’or entre les mains.Elles se tournèrent vers Travor. Adossé au mur dans une pose nonchalante, il était

superbe.— Travor..., dit Erin.

Elle ne lui posait aucune question, et n’attendait d’ailleurs pas de réponse. Elle avait prononcé son nom pour le simple plaisir de l’entendre, comme une formule magique qui rendrait possibles les espoirs fous de Lou.

Un sourire aux lèvres, il secoua doucement la tête.— Ne me regardez pas ainsi, mon cœur... Je ne suis au courant de rien !

Le retour chez les Weller se déroula dans un silence presque solennel. La mine sombre, Erin regardait obstinément par la fenêtre, et Travor se demanda si elle pensait encore à son entretien houleux avec Kimbie Love. En tout cas, lui, il y avait songé plus d’une fois. Jusque-là, il n’aurait jamais imaginé qu’Erin puisse se montrer aussi rusée et habile que sa mère. Il n’était d’ailleurs même pas sûr qu’elle en soit elle-même consciente. Pourtant, à en juger par ce qu’il avait vu et entendu, elle avait mené l’opération de main de maître. Music Star Studio avait donc de sérieux problèmes Financiers... D’après la chanteuse, l’affaire était même au bord de la faillite. Contrairement à ce qu’il avait affirmé un peu plus tôt, Travor avait très bien saisi la situation. Lou et sa fille avaient besoin de lui. Mais, malgré son attirance pour Erin, sa sympathie pour Max et pour son étonnante grand-mère, il n’était pas du tout certain de vouloir les suivre dans cette entreprise farfelue. Peut-être pourrait-il leur prêter de l’argent, puis s’en aller... avant qu’il ne soit trop tard. Les assiettes du dîner empilées dans l’évier, Travor, Lou, Erin et Max se rendirent dans le salon pour « parler affaires », selon l’expression de Lou. — Si nous allions droit au but? déclara Travor. Qu’attendez-vous de moi, au juste? Lou prit une profonde inspiration, puis se pencha en avant, les mains posées sur les accoudoirs du fauteuil. — Eh bien, j’aimerais que nous réalisions ensemble une série de vidéoclips de grande qualité. — Wouah ! Génial, grand-mère..., s’exclama l’enfant avant de leur fausser compagnie pour regagner la cuisine, où il avait repéré une tablette de chocolat. Lou sourit. — Il a raison. Je pense que c’est en effet une idée « géniale ». Comme Travor soupirait, elle poursuivit : — Inutile de paniquer, mon garçon. Je ne connais rien de pire qu’un mauvais imitateur d’Elvis. Or il se trouve que vous êtes excellent. Vous avez tout ce qu’il faut pour réussir. — Excepté l’expérience, observa Erin. — D’accord, je te le concède. Puis, s’adressant de nouveau à Travor : — Mais c’est précisément là que réside tout votre charme. Ce qui m’intéresse en

vous, c’est votre spontanéité, votre fraîcheur. Erin haussa un sourcil. — Tu as bien dit une série de vidéo clips, Lou? Je croyais que tu étais à court d’idées... — C’est exact. Pour l’instant, je me contente d’ébaucher le projet, mais je n’ai encore rien décidé de précis. Travor se leva et vint se placer en face d’elle. — Vous voudriez frapper un grand coup sans avoir la moindre idée en tête? s’exclama-t-il. Je trouve cette méthode un peu risquée ! Surtout si vous êtes au bord de la faillite, comme le prétend votre Kimbie Love. Eh oui, j’ai tout entendu... — Nous ne sommes pas encore ruinées, répliqua Lou d’un ton calme. Il l’enveloppa d’un regard aigu. — Mais cela ne saurait tarder, n’est-ce pas? — Écoutez, les clips représentent en ce moment une valeur sûre. Travor leva la main pour l’interrompre. — Je ne dis pas le contraire. C’est plutôt votre manque d’idées qui me gêne... D’après ce que j’ai cru comprendre, Kimbie Love n’avait pas l’air très satisfaite de vos services. — Je ne me suis pas occupée d’elle. C’est Erin qui lui a fait signer un contrat. — Kimbie Love a beaucoup de talent, intervint la jeune femme. Malheureusement, elle est un peu caractérielle ! Travor fronça les sourcils et les regarda tour à tour. — Attendez, il y a quelque chose qui m’échappe... Vous êtes bien associées, non? — En effet, répondit Erin. Mais nous ne sommes pas d’accord sur tous les points.

— C’est peut-être pour cette raison que votre studio bat de l’aile? Parce que vous ne conjuguez pas vos efforts.

— Détrompez-vous, rétorqua Lou. Nous avons simplement une vision différente du métier. Erin étudie de façon scrupuleuse chaque cas avant de signer un contrat, tandis que moi, je fonctionne à l’instinct. Je signe d’abord le contrat, et je réfléchis après. En d’autres termes, c’est moi qui prends tous les risques! conclut-elle, non sans fierté.

Travor se tourna vers Erin, attendant confirmation. Comme elle se bornait à hausser les épaules, il s’adressa de nouveau à Lou.

— Je n’ai pas l’habitude de traiter des affaires dans ces conditions.— Mais ce sera un succès ! s’exclama-t-elle avec fougue. Nous avons déjà connu de

nombreux succès...Erin se leva à son tour.— Désolée, Lou, mais nous n’avons plus droit à l’erreur. Si nous ne planifions pas ce

projet de manière très stricte, comme de vraies professionnelles, nous perdrons tout...— Impossible! protesta la pétulante quinquagénaire. Si nous...— Une seconde, intervint Travor. Je ne suis pas certain qu’Elvis arriverait à percer

aujourd’hui. D’après ce qu’on entend à la radio, les goûts en matière de musique ont beaucoup changé.

Lou fut prompte à répondre.— Elvis est toujours le King ! Les gens continuent à acheter ses disques. Il aurait

sans aucun doute réussi aujourd’hui... et je vais d’ailleurs le prouver avec vous.Travor grimaça.— Pour tout vous avouer, la perspective de me couvrir de ridicule ne me tente

guère...Du regard, Lou quêta l’aide de sa fille avant de reporter son attention sur Travor.— Laissez-nous diriger les opérations, mon garçon. Vous êtes capable de faire des

merveilles. Je vous ai vu à l’œuvre. Tout le monde vous a vu à l’œuvre! Vous avez les mimiques du King. Votre voix est presque identique à la sienne. Et vous êtes sexy. N’est-ce pas, Erin, qu’il est sexy?

A cette question, la jeune femme rougit sans répondre. Travor s’empourpra lui aussi.— J’ai là tout ce qu’il vous faut, reprit Lou, la main tendue vers les étagères qui

couvraient un pan de mur. Les livres qu’on a écrits sur lui, les vidéos des films dans lesquels il a joué, des reportages. Etudiez ces documents avant que nous ne commencions. Erin pourrait vous aider à entrer dans la peau du personnage. Quand elle en aura fini avec vous, vous ne saurez plus si vous êtes Travor Steele ou Elvis Presley...

— C’est impossible, Lou ! protesta la jeune femme.Elle refusait d’entrer dans ce jeu. Comment pourrait-elle guider Travor dans ce travail,

alors qu’il suffisait qu’il la regarde pour qu’elle perde ses moyens? Grâce au ciel, ce Texan avait les pieds sur terre et il n’accepterait pas de suivre les conseils extravagants de Lou.

— A votre avis, combien de temps faudrait-il à Erin pour mener à bien cette tâche?Accablée, cette dernière baissa les paupières.— Si vous êtes capable d’imiter aussi bien Elvis sans vous être exercé, je dirais que

vous avez déjà parcouru la moitié du chemin !Travor se passa la main dans les cheveux, puis s’approcha de Lou et s’assit sur le bord

du canapé.— Écoutez, madame Weller... Lou. Je tiens à vous préciser que je ne suis pas venu à

Memphis dans le but d’entamer une carrière artistique, et que vos propositions ne soulèvent donc pas mon enthousiasme. Toutefois, ajouta-t-il en se tournant vers Erin, je dois admettre que, par certains côtés, ce projet ne me laisse pas indifférent... La jeune femme manqua s’étrangler d’indignation. — En revanche, j’ai du mal à m’imaginer devant une caméra !

Lou balaya cette objection d’un geste désinvolte de la main. Elle s’apprêtait à le rassurer quand Max parut à la porte du salon. — Il y a un homme, dehors, qui voudrait savoir quand on va rebrancher le téléphone. Lou bondit de son siège. — Ah, je me demandais aussi pourquoi cet appareil restait muet! Bien joué, Erin. Cela nous aura permis de gagner un peu de temps. Puis elle se tourna vers Max. — Réponds-lui dans une heure environ. Dès que l’enfant eut disparu, elle poussa un petit soupir d’aise. — Cela nous laisse encore un peu de répit. Pour commencer, Travor, je souhaiterais... — Attendez, je dois d’abord vous prévenir. Il faut que je rentre au Texas dans un jour ou deux. Un sourire radieux illumina le visage de Lou, qui souleva son bandeau et s’en servit de serre-tête. — Parfait. Cela ne pose aucun problème. Emmenez Erin avec vous, ainsi elle pourra vous apprendre tout ce ce vous devez savoir. — Certainement pas ! rétorqua la jeune femme. Je ne peux pas m’absenter en ce moment. Max suit un cours de rattrapage en mathématiques, et je n’ai pas terminé les spots publicitaires pour la pâtisserie Jan’s. Par ailleurs, je suis toujours en train de négocier la promotion de... — Tsss, tsss ! intervint Lou. Je m’occupe de tout. Elle avança vers Max, qui les avait rejoints, et lui passa le bras autour des épaules. — Qu’en penses-tu, mon bonhomme? Nous sommes capables de nous passer de ta mère pendant quelques jours, n’est-ce pas? — Bien sûr, grand-mère! Ils échangèrent un clin d’œil complice et s’éloignèrent dans le couloir en fredonnant un air langoureux du King.

6

— Je n’aime pas beaucoup que tu joues les entremetteuses avec moi, Lou ! Je suis tout à fait capable de choisir seule mes relations.

— Quelles relations? Ta vie est un désert amoureux... Tu ne vas pas rester célibataire jusqu’à la Fin de tes jours parce que tu as connu une mauvaise expérience !

— Je n’ai pas envie d’aborder ce sujet maintenant! Es-tu bien sûre d’avoir rangé Viva Las Vegas avec les autres cassettes vidéo? Je ne l’ai pas vue. Et je voudrais aussi emporter l’enregistrement de Kimbie Love. A ce propos, si elle...

— De grâce, Erin, calme-toi. Tu me donnes le tournis ! Les cassettes dont tu as besoin sont empaquetées. Et ne te tracasse pas, tout ira bien.

La jeune femme poussa un long soupir et s’adossa au mur.— Ce ne sont pas les répétitions qui m’inquiètent, mais...Elle en resta là. Comment avouer à Lou que ce tête-à-tête prolongé avec Travor Steele

l’effrayait? Que chaque lois qu’il lui souriait, elle avait l’impression de perdre tout contrôle d’elle-même? Une Fille ne racontait pas de telles choses à sa mère. Même à une mère comme Lou.

— Il te plaît, n’est-ce pas?Erin observa Lou, se demandant si elle n’avait pas pensé à voix haute.— Ce n’est pas du tout ce que tu imagines.— Il te plaît, répéta Lou, d’un ton plus ferme cette fois. Et pourtant, tu refuses de

l’admettre. Il est temps que tu relègues Kyle Duncan au fond de ta mémoire. J’aurais pu dire « au fond de ton cœur », mais il n’y a jamais été. Il faudrait d’ailleurs que tu finisses par t’en apercevoir.— J’aimais Kyle. Et il m’aimait.— Ce n’était qu’un amour d’ado...— Regarde, grand-mère !Erin et Lou échangèrent un regard en coin et, d’un commun accord, décidèrent de se

taire.Max venait d’entrer dans la pièce, suivi de Travor, qui portait un jean délavé, un T-shirt

blanc et des chaussures de tennis. Erin et sa mère avaient commencé leur inspection par le bas. Lorsqu’elles arrivèrent au visage, elles poussèrent un petit cri de surprise. Travor avait rasé ses favoris, et devant elles se tenait un homme jeune qui aurait très bien pu jouer le rôle principal dans King Creole ou Love Me Tender.— Je le lui avais déconseillé..., soupira Max.Erin fut prise de fou rire.— Hé, que se passe-t-il? Ai-je l’air d’un clown? demanda Travor, davantage amusé

que vexé. Je pensais que ce serait plus facile de quitter la ville ainsi. Il est hors de question que nous emmenions les gardes du corps !

Riant toujours, Erin se tourna vers Lou qui, livide, secouait la tête.— C’est incroyable..., murmurait-elle. Incroyable!— Vous ressemblez trait pour trait à Elvis quand il était jeune, expliqua Erin. Travor

est vraiment étonnant, ajouta-t-elle à l’adresse de sa mère. Quoi qu’il fasse, on a toujours l’impression d’être en présence du sosie d’Elvis, à différentes époques de sa vie. Perplexe, Lou soupira. — Je ne suis pas sûre, en tout cas, qu’il vous soit plus facile de passer inaperçu de cette façon... Allons prendre le petit déjeuner pour que vous puissiez partir au plus vite. Deux heures plus tard, Erin roulait plein sud sur l’autoroute 55. Tandis qu’elle appuyait sur la pédale d’accélérateur, elle se traita une fois de plus de folle. Elle éprouvait une forte attirance pour Travor, et voilà qu’elle s’apprêtait à traverser trois Etats avec lui ! Jamais elle ne pourrait résister à son charme... — A quoi songez-vous? demanda-t-il alors. Travor était assis sur le siège du passager, et, malgré la distance qui les séparait, elle avait l’impression de sentir la chaleur de son corps viril. Mais ce n’était sûrement qu’un effet de son imagination. Les sourcils froncés, elle chassa cette pensée de son esprit. — Je me disais que rien de tout cela ne serait arrivé si j’avais eu une mère normale ! — Vous avez sans doute raison, rétorqua-t-il en riant. Seulement, vous menez avec elle une vie excitante. — Très excitante, en effet. Avec Lou, on ne sait jamais de quoi demain sera fait... — Au moins, vous échappez à la routine. — Si vous voulez, on échange les rôles ! La tête rejetée en arrière, il partit d’un grand éclat de rire. A ce moment-là, elle songea qu’il ne ressemblait plus du tout à Elvis. Lou aurait-elle commis une grave erreur, malgré son instinct légendaire?Elle soupira. — Je ne devrais pas quitter Memphis. — Pourquoi? — Je n’aime pas beaucoup laisser Lou livrée à elle-même. Vous avez vu de quoi elle était capable. Il ne lui a pas fallu plus d’une heure pour nous envoyer une limousine et quatre malabars ! Je crains le pire... Calé contre le dossier de son siège, Travor se tourna vers elle. — Que pourrait-elle bien faire? — Tout et n’importe quoi ! Ne vous imaginez pas qu’elle va rester tranquillement assise en attendant notre retour... Erin avait demandé à Max de la tenir au courant du moindre agissement suspect de Lou, car elle redoutait que cette dernière ne contacte les médias. Elle avait aussi interdit à sa mère de souscrire un emprunt bancaire ou de vendre la maison pendant son absence.

Mais ces précautions ne suffisaient pas à l’apaiser. Lou était capable de tout pour parvenir à ses fins. Travor haussa les épaules. — Je préfère ne pas y penser, dit-il. Changeons de sujet. Connaissez-vous La Nouvelle-Orléans? — Je suis allée à plusieurs reprises au Superdome pour assister à des concerts, mais je n’ai jamais poussé jusqu’au quartier français. — Vous ne connaissez pas le quartier français? s’étonna-t-il. — Bien que j’aie beaucoup sillonné les routes, je n’ai jamais fait de tourisme. — Dans ce cas, nous y passerons la nuit. Vous deviendrez une touriste l’espace de quelques heures. Erin s’éclaircit la voix. — Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée... — J’avais de toute façon l’intention de m’y arrêter sur le chemin du retour, pour visiter les coins dont j’ai entendu parler. Puisque nous rejoignons le sud-est du Texas, c’est sur notre route. — Je croyais que vous aviez une affaire urgente à traiter? — Je ne suis pas à un jour près. Erin lui décocha un regard suspicieux.

— Il m’a pourtant semblé que vous étiez très pressé. C’est en tout cas ce que vous avez laissé entendre à Lou...

— Je suis effectivement pressé, mais cela ne nous empêche pas de nous amuser un peu !

La jeune femme garda le silence. A quoi bon le nier? Ce projet la tentait. Une image s’insinua alors dans son esprit : une chambre d’hôtel avec un grand lit, un homme et une femme enlacés...

Elle cligna des paupières, et une deuxième image succéda à la première. Celle d’une jeune fille de dix-sept ans, allongée dans la salle de travail d’une maternité, à l’hôpital St. Joseph d’Albuquerque, Nouveau-Mexique. En proie à une brusque vague d’appréhension, elle leva le pied de l’accélérateur.

Travor la regarda, fronça les sourcils et reporta son attention sur le ruban d’asphalte qui défilait devant eux. Erin conduisait à vive allure depuis leur départ de Memphis. Il avait suffi qu’il fasse allusion à cette halte à La Nouvelle-Orléans et, aussitôt, elle avait ralenti. Pour quelle raison? Parce qu’elle ne voulait pas perdre de temps... ou bien parce qu’elle redoutait de passer du temps en sa compagnie?

Il réprima un soupir. A vrai dire, cette peur, il la partageait. Il lui faudrait veiller à se montrer prudent, et à ne surtout pas reproduire les erreurs qu’il avait commises avec Céleste Fillmore. Cette histoire avait viré à la catastrophe; il ne l’oublierait pas de sitôt. Désormais, il ne s'attacherait plus à aucune femme.

Son regard se posa sur le profil délicat d’Erin, et il pesta intérieurement. Pourquoi diable avait-il accepté de l'emmener chez lui? Lorsqu’il avait annoncé à Lou qu’il devait repartir, il était presque sûr qu’elle renoncerait à son projet fantasque. C’était mal la connaître ! Et quand elle avait suggéré qu’Erin l’accompagne, il n’avait pas trouvé le courage de refuser. Ils seraient ensemble, tous les deux seuls...

Il avait cependant toujours du mal à s’imaginer entrant dans la peau d’Elvis Presley. En était-il vraiment capable? Devait-il tenter l’expérience? Il décida de ne plus y songer. Pour l’instant, il n’avait envie de penser ni à Lou ni à Elvis, et moins encore à une hypothétique carrière artistique.

Le reste du trajet se déroula dans la bonne humeur. Travor se révéla un agréable compagnon de route. Il faisait des commentaires intéressants et amusants sur les villes qu’ils traversaient, les fermes, les champs, et elle ne vit pas le temps passer.

En début d’après-midi, ils s’engagèrent sur l’autoroute 10, qui conduisait à La Nouvelle-Orléans. Travor était au volant, pendant qu’Erin consultait des brochures prises dans un office de tourisme, lors de leur dernière halte.

— Nous arriverons dans une demi-heure environ, déclara-t-il. Préférez-vous d’abord visiter la ville, ou chercher un hôtel pour la nuit?

— Visiter la ville, répondit-elle en hâte.Travor se tourna vers elle et lui sourit. Elle lui rendit son sourire, cherchant à cacher sa

nervosité. L’image d’une chambre avec un grand lit se faisait de plus en plus précise dans son esprit. Travor avait-il lui aussi la même vision ?

Ils entrèrent dans La Nouvelle-Orléans, où régnait une circulation intense. Travor conduisait avec habileté et, un quart d’heure plus tard ils s’engagèrent dans les ruelles qui menaient au centre-ville. Ils se garèrent dans un parking payant.

— Je renonce à conduire avec cette circulation, déclara Travor. Marchons, ce sera beaucoup plus agréable. Nous chercherons ensuite un endroit où passer la nuit.

Après avoir fermé les portières de la camionnette, ils restèrent quelques instants sur le trottoir à inspecter les alentours. Puis Travor prit Erin par la main.

— Venez, suivons ces gens. Ils portent des T-shirts de New York. J’en déduis donc que ce sont des touristes et qu’ils devraient nous guider jusqu’au quartier français. Du moins, je l’espère !

La foule était dense. Tandis qu’ils avançaient, Travor commentait le style architectural de la ville, pour l’essentiel français et espagnol, et citait les faits historiques les plus marquants de La Nouvelle-Orléans. Enchantée, Erin prêtait une oreille attentive à ses explications.

Ils arrivèrent bientôt dans une zone encore plus fréquentée et, d’instinct, elle se rapprocha de Travor. Elle n’aimait pas être entourée par tant de gens. Cette situation lui rappelait la foule des concerts, où l’entraînait autrefois Lou. Ils étaient alors tellement serrés les uns contre les autres qu’elle sentait les odeurs de transpiration de ses voisins.

— Nous devons approcher de Jackson Square! s’exclama soudain Travor, aussi excité qu’un enfant. Allons nous y promener. Nous avons tout le temps de trouver un

hôtel.Il lui posa la main sur les épaules et se plaça derrière elle, la guidant à travers la foule.

Elle se sentit aussitôt plus en sécurité.Le square était rempli d’artistes de rue et de touristes qui déambulaient dans les allées.

Tous ces gens formaient mi ensemble hétéroclite, très coloré et vivant, qui plut beaucoup à Erin. Us flânèrent une bonne demi-heure, s'arrêtant çà et là pour écouter de la musique ou regarder dos saltimbanques se livrer à quelque exercice de leur invention.

— Je meurs de soif, déclara alors la jeune femme, désignant du doigt une brasserie.— Bon choix. Le Café du Monde est très connu, répliqua Travor avec l’accent de la

région.Ils traversèrent Decatur Street, puis s’installèrent sur la grande terrasse, où une

serveuse approcha aussitôt de leur table. — Deux portions de beignets et deux cafés crème, commanda Travor. Puis, s’adressant à sa compagne : — A La Nouvelle-Orléans, les touristes prennent toujours des beignets et du café crème. C’est une tradition. Elle lui sourit. — Je préférerais quand même une boisson fraîche. Apportez-moi un jus de fruits, s’il vous plaît. La serveuse s’éloigna, et Erin se laissa aller contre le dossier de son siège. Une légère brise soufflait, atténuant les effets de la chaleur humide. Comme elle passait la main sur son front moite de sueur, elle remarqua que Travor paraissait supporter à merveille cette température. La serveuse revint et posa devant eux une assiette contenant six gros beignets couverts de sucre glace. Travor afficha un air gêné. — Cela me semble énorme. Nous n’avons commandé que deux portions... — Ce sont bien deux portions, monsieur, dit la jeune fille avant de tourner les talons. — Deux? Je jurerais qu’il y a là à manger pour quatre... s’exclama-t-il d’une voix légèrement nasillarde. Erin, qui souriait jusque-là, le fixa, soudain interloquée. — J’ai vraiment cru entendre Humphrey Bogart! Vous êtes un... Elle marqua une pause, se remémorant tout ce que Travor avait dit et fait au cours des dernières quarante-huit heures, puis plissa les yeux. — Vous êtes un imitateur! Voilà pourquoi vous ressemblez autant à Elvis... Elle était de nouveau en proie aux soupçons, et sa méfiance se lisait sur son visage. — Hé, du calme ! s’exclama Travor. Je ne suis pas un professionnel, et je ne tiens pas du tout à faire carrière. C’est un don que j’ai toujours eu.

Mais Erin ne paraissait guère convaincue. — Personne ne peut réussir des imitations de but en blanc. Cela demande beaucoup de travail... Pourtant, au fond d’elle-même, elle savait que Travor ne mentait pas. Visiblement, ce gars du Texas s’intéressait assez peu au King. — Bien, reprit-elle avec un soupir. Expliquez-moi tout. — D’accord. Je le ferai un jour... — Non, maintenant! Vous m’avez dit que vous chantiez. — Erreur, c’est vous qui l’avez dit. Moi je me suis borné à mentionner la présence d’une cassette dans mon sac, et vous en avez déduit que je chantais.Elle se redressa sur son siège. — Soit. Et qu’y a-t-il donc sur cette cassette, si ce ne sont pas des chansons? Travor mordit dans l’un des beignets, et du sucre glace vola sur son visage. Erin éclata de rire, puis tendit la main vers sa joue pour l’essuyer. Ce geste spontané, et a priori anodin, eut sur elle un effet immédiat. Elle retira la main, tomme si elle s’était brûlée au contact de sa peau. — Alors, qu’y a-t-il sur cette cassette? insista-t-elle, s'efforçant de cacher son trouble. Travor lui sourit d’un air entendu. Il ne semblait pas dupe de ce petit manège. — Elle est destinée à un ami cloué dans un fauteuil roulant. Comme il ne peut pas voyager, durant mon périple, j’ai enregistré mes impressions en imitant des voix célèbres. — Oh... Erin rougit. Elle avait cru qu’il cherchait à devenir célèbre, uniquement parce qu’il ressemblait à Elvis, alors que, de toute évidence, ce n’était pas là son objectif.

— Désolée, dit-elle en baissant les yeux. Vous devez me prendre pour une idiote...La main tendue vers elle, Travor lui souleva le menton.— Non, Erin. Seulement, vous aviez l’air si sûre de vous que je voulais voir jusqu’où

vous iriez...— Et je suis allée assez loin, non?— Assez, en effet. Mais c’était amusant.Elle tourna la tête et, à ce moment-là, vit un homme muni d’un appareil photo, qui se

tenait à quelques mètres d’eux. Il prit plusieurs clichés, ce qui la mit mal à l’aise. Travor, lui, n’avait rien remarqué, tout occupé qu’il était à finir son beignet sans se couvrir de sucre glace.

Elle saisit à son tour un beignet et sourit. Elle se réjouissait que Travor Steele soit un homme simple, qui ne recherche pas la gloire.

Après avoir quitté le café, ils sillonnèrent les rues du Vieux Carré. Travor, qui avait

oublié son appareil photo dans la camionnette, en acheta un jetable, avec lequel il prit de multiples clichés d’Erin. De temps en temps, des touristes venaient les trouver et leur demandaient si « Elvis » voulait bien poser avec eux. Celui-ci se prêtait au jeu de bonne grâce, et Erin fut bien forcée de constater, une fois de plus, qu’il possédait un réel talent.

Travor était curieux, ouvert, drôle, et plus le temps passait, plus elle s’apercevait, non sans une certaine frayeur, qu’elle se sentait merveilleusement bien à son côté. De manière spontanée, ils abandonnèrent le vouvoiement, trop guindé à leurs yeux, pour se tutoyer.

Chaque fois que Travor la touchait, Erin éprouvait un délicieux frisson. Il l’attirait de façon irrésistible. D’ailleurs, pourquoi aurait-elle dû résister? Le passé était révolu. Désormais, elle était une femme, et non plus une jeune fille rebelle de dix-sept ans. Elle connaissait la vie.

Malgré la chaleur de ce mois d’août en Louisiane, elle ne put réprimer un frisson.Erin s’écarta du bureau de réception de l’Hôtel French Market tandis que Travor

inscrivait leurs noms sur le registre. Il lui avait dit qu’il préférait loger dans un vieil hôtel, plein de charme, plutôt que dans un établissement ultra-moderne et dénué de personnalité.

L’Hôtel French Market correspondait tout à fait à son attente, songea-t-elle en entrant dans le délicieux patio ombragé. Il y avait là quelques chaises longues inoccupées. Elle s’arrêta et inspira une bouffée d’air tiède. La Nouvelle-Orléans avait une odeur particulière, et un attrait très particulier aussi. Elle leva les yeux vers l’édifice de quatre étages, et s’imagina sur l’un des balcons de bois, au clair de lune, dans les bras de Travor...

Son désir pour lui s’était accru tout au long de l’après-midi. Et il ne s’agissait pas seulement d’un désir physique. Elle se sentait proche de lui. Aussi illogique que cela puisse paraître, cet homme représentait à ses yeux cette « moitié » qu’elle n’avait jamais eue. Il suscitait en elle des émotions si fortes qu’elle était certaine de les porter sur son visage. Pourtant, cela lui était égal. Elle ne souhaitait rien d’autre que se réfugier dans les bras de Travor, l’embrasser, se laisser griser par ses caresses.

Un bruit de pas résonna derrière elle. En souriant, elle se tourna vers son compagnon. Il sourit à son tour, puis lui tendit la main. Une main ouverte dans laquelle brillait une clé.

Le cœur d’Erin se mit à battre la chamade.— Ta chambre est juste en face de la mienne, dit-il.Stupéfaite, elle se demanda si elle avait bien entendu.

— Hé... quelque chose ne va pas? s’enquit-il, étonné par la brusque pâleur de son teint. Il avançait vers elle, les bras tendus, mais elle recula afin de l’éviter. — Ce doit être les beignets. Certaine néanmoins qu’il avait deviné ses pensées, elle rougit et s’empressa de prendre la clé de sa chambre.

— Quel étage? demanda-t-elle, d’une voix glaciale. De plus en plus perplexe, Travor fronça les sourcils. — Deuxième. Erin appela l’ascenseur en se reprochant sa naïveté et son imagination débordante. Mais après tout, Travor n’était responsable de rien. Elle se força donc à lui sourire. — J’ai passé un excellent après-midi. Je suppose que nous nous lèverons tôt, demain matin, pour reprendre la route ? — Oui. Cependant, il est à peine 6 heures. Je pensais que nous pourrions nous rafraîchir avant de sortir dîner, puis boire un verre quelque part. Les touristes se doivent d’aller chez Pat O’Brien, ajouta-t-il avec un sourire. C’est un bar mondialement connu, où l’on joue de la musique. Elle secoua la tête. — Je suis vraiment fatiguée, Travor. Mais rien ne t’empêche d’y aller, toi. Il parut si déçu qu’elle en éprouva un sentiment de culpabilité. Réflexe qu’elle se reprocha aussitôt. — Allons, insista-t-il de cette voix sensuelle qui la faisait fondre. Ce ne serait pas pareil sans toi... — Appelle-moi dans une heure. Elle déclinerait sa proposition par téléphone. Ce serait plus facile. Ils entrèrent dans l’ascenseur et n’échangèrent pas un mot jusqu’au deuxième étage. Toujours en silence, ils traversèrent le couloir. Au fond, face à face, se trouvaient les chambres 219 et 220. Le bruit métallique des clés retentit, puis les portes s’ouvrirent en même temps.

— Je te ferai signe tout à l’heure, dit Travor.Il s’était tourné vers elle et la fixait. Pour toute réponse, elle hocha la tête et referma

doucement la porte derrière elle.

Travor arpentait la pièce de long en large, lançant des regards meurtriers au téléphone posé sur la table de nuit. Il avait attendu une heure, comme Erin le lui avait demandé, avant de l’appeler. Et elle avait refusé de sortir. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’elle change brusquement d’attitude? Tout semblait pourtant se dérouler à merveille... Aurait-il dit quelque chose qui l’avait blessée? Aurait-elle déjà eu envie de retourner à Memphis? Il étouffa un juron et se passa la main dans les cheveux. Si elle souhaitait rentrer chez elle il la raccompagnerait, mais ce n’était pas lui qui le suggérerait.

Au téléphone, elle s’était montrée distante, presque froide.— Je suis fatiguée, Travor. Et j’ai la migraine. Pourquoi n’essaies-tu pas de trouver

quelqu’un d’autre pour te distraire?Ces mots résonnaient encore en lui. Pour te distraire... Ce n’était pas de distraction

dont il avait besoin !

Il se laissa tomber sur le lit, et les ressorts du sommier manifestèrent bruyamment leur désapprobation.

Ils partiraient tôt le lendemain. Tout rentrerait dans l’ordre dès qu’ils arriveraient à Rattan. La campagne avait toujours un effet apaisant sur les gens. Il lui tardait d’ailleurs de retrouver sa maison, son jardin, la nature...

Mais le souvenir d’Erin lui traversa de nouveau l'esprit, et il se rembrunit. Elle avait changé d’attitude dans le patio de l’hôtel. Que lui était-il donc passé par la tête à ce moment-là? Aurait-elle été en proie à quelque pénible souvenir? Pourtant, il aurait juré qu’il lui plaisait. Il n’y avait qu’à voir la façon dont elle réagissait chaque fois qu’il la touchait. Et Dieu sait s’il avait du mal à s’en empêcher !

Il s’assit sur le lit. Elle avait de la chance qu’il n’ait pas suivi son instinct, sans quoi il lui aurait montré comment il aimait se distraire !

De l’autre côté du couloir, Erin elle aussi était allongée sur son lit. Elle s’en voulait d’avoir été sur le point de se jeter dans les bras de Travor. Elle avait failli reproduire l’erreur commise plus de onze ans auparavant!

Une erreur? Non, elle ne regrettait pas d’avoir rencontré Kyle Duncan. Parce que, maintenant, elle avait Max, et que cet enfant représentait ce qu’elle avait de plus précieux au monde. Kyle aussi, d’ailleurs, lui avait été très cher. Et c’était par sa faute qu’il était mort! S’il ne s’était pas dépêché de rentrer pour l’épouser... Si elle n’avait pas été enceinte...

L’image de Travor surgit de nouveau dans son esprit, et elle rougit dans l’obscurité, terriblement gênée. Elle enfouit le visage dans l’oreiller, qui fleurait bon le citron, et se demanda si, en ce moment même, il sentait lui aussi cette odeur fraîche.

Et, sur cette pensée, elle sombra dans le sommeil.

7

Travor conduisait dans l’obscurité. Il ne leur restait plus beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver. Retrouver ces routes familières lui réchauffait le cœur, et il en fut étonné. Jusque-là, il ne s’était pas rendu compte à quel point le Texas et la maison familiale lui manquaient. Il s’était senti si longtemps prisonnier de Rattan, convaincu qu’il ne parviendrait jamais à s’en échapper... Certes, ce n’était pas la faute de sa mère si elle était tombée malade. Et puisqu’elle n’avait plus que lui au monde, il était tout naturellement resté auprès d’elle.

Au souvenir de cette triste période, il crispa les mains sur le volant. Cela n’avait pas été facile, même avec l’aide des infirmières. Voir sa mère s’éteindre jour après jour, dans la douleur, lui avait été insupportable. Il secoua la tête pour chasser ces pénibles images de son esprit, et regarda dans le rétroviseur.

Allongée sur la banquette arrière de la camionnette, Erin dormait paisiblement. Ce matin-là, ils s’étaient retrouvés dans le patio de l’hôtel, où ils avaient pris un copieux petit déjeuner. La jeune femme avait semblé mal à l’aise, évitant de poser sur lui ses yeux cernés, et il avait remarqué qu’elle lui manifestait de nouveau la méfiance des débuts.

Travor avait insisté pour qu’ils s’arrêtent à Bâton Rouge et visitent le Capitole. Ils n’avaient donc repris la route que tard dans l’après-midi et, à présent, il le regrettait. Il avait essayé de retrouver leur complicité de la veille, sans toutefois y parvenir.

Les sourcils froncés, il fouilla une fois de plus sa mémoire. Qu’avait-il bien pu dire ou faire pour qu’Erin se tienne ainsi sur ses gardes ? De guerre lasse, il haussa les épaules et reporta son attention sur la route.

Il était un peu plus de minuit lorsqu’il s’engagea dans l’allée de la maison. Comme il coupait le moteur et éteignait les phares, il s’aperçut qu’il avait du mal à contenir sa joie. Il resta quelques instants assis sur son siège, espérant qu’Erin allait se réveiller et lui adresser la parole. Mais elle ne bougea pas, et il se tourna vers la vieille demeure.

S’il avait pris un indéniable plaisir à voyager, il devait admettre qu’il appréciait de rentrer chez lui. Il aimait ses voisins et amis, qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance. Il aimait se rendre à l’épicerie ou à la banque et bavarder avec tous les gens qu’il rencontrait en chemin. Ce qui lui avait le plus déplu au cours de ce bref périple, c’était précisément l’anonymat. Personne ne s’arrêtait pour le saluer, lui demander de ses nouvelles. Il sourit dans l’obscurité. Au fond, il était un vrai gars de la campagne.

Après être sorti du véhicule tout doucement, pour ne pas faire aboyer les chiens, il ouvrit la portière arrière. Erin dormait toujours d’un sommeil de plomb.

— Nous sommes arrivés, murmura-t-il.Aucune réponse. Il lui posa la main sur l’épaule, et elle changea de position en

poussant un petit gémissement. Il la souleva alors dans ses bras. Elle était légère, toute tiède, et quand elle se blottit d’instinct contre lui, il se fit violence pour ne pas l’embrasser. La lune accrochait des reflets d’argent dans ses cheveux. Elle était si belle, si attirante.

Il traversait la cour quand il manqua trébucher sur deux chiens, qui accouraient vers lui en jappant.

— Reculez, laissez-moi passer! chuchota-t-il. Je suis moi aussi très content de vous revoir, mais je n’ai pas le temps de m’amuser pour l’instant. On jouera demain.

Au moment où il entrait dans la maison, une forte odeur de pin monta jusqu’à lui. Il grimaça. Nellie et ses produits d’entretien... Elle avait sans doute fait le ménage l’après-midi même. Cette femme était infernale! Il était prêt à parier qu’elle était venue tous les jours mettre de l’ordre. Sinon pour lui, du moins en souvenir de sa mère.

— Je lui avais simplement demandé de garder un œil sur la maison et de nourrir les chiens ! grommela-t-il.

Après avoir traversé le couloir, Travor s’arrêta devant l’une des portes. Il avait envie de coucher Erin dans son propre lit. Envie de la tenir toute la nuit dans ses bras. Après avoir longuement hésité, il se résolut à entrer dans la plus petite des chambres. Là, il plaça la jeune femme entre les draps et la contempla en silence.

Il lui enleva ses chaussures, puis se demanda s’il devait la déshabiller. Finalement, il jugea plus sage d’y renoncer. Il remonta sur elle la couverture légère et se redressa. Dieu, qu’il lui en coûtait de ne pas s’étendre à ses côtés ! Il se traita de fou. Pourquoi avait-il fallu qu’il loue deux chambres au lieu d’une seule, la veille, à La Nouvelle-Orléans ?

Lorsqu’elle dormait, elle semblait à la fois fragile, et terriblement tentante. Les jours et les nuits qui suivraient ne seraient pas de tout repos pour Travor...

Erin souleva les paupières et fixa le plafond. Puis elle promena le regard sur cette pièce inconnue : la tapisserie jaune pâle, la commode et l’armoire, toutes deux anciennes. Elle se redressa en se frottant les yeux.

Elle avait dormi tout habillée, et ses vêtements étaient fripés. Les bruits du matin s’infiltrèrent dans son esprit encore embrumé.

Elle distingua le gazouillis des oiseaux, des aboiements de chiens. Sans doute y avait-il un chenil non loin de là. Elle se leva aussitôt et avança vers la fenêtre, dont elle tira les rideaux. Des vaches paissaient dans un champ inondé de soleil. Les rondeurs des collines verdoyantes se découpaient sur l’azur étincelant du ciel. Un chemin de terre passait devant la maison.

Elle se sentit soudain grisée par ce paysage champêtre, qui respirait la douceur de vivre. Dans la lumière dorée du matin, les couleurs paraissaient chanter un hymne d’une harmonie parfaite.

Erin traversa alors la petite chambre et ouvrit la porte. Le silence régnait dans la maison. D’un geste de la main, elle repoussa ses cheveux en arrière, et avança sur la pointe des pieds jusqu’à un grand salon très clair. Le sol était presque entièrement recouvert d’un tapis fleuri, et une cheminée occupait le mur du fond. Cette pièce, peu meublée, était très agréable, et la jeune femme s’y sentit aussitôt à l’aise. Jusque-là, elle

n’avait pas imaginé le décor dans lequel vivait Travor, mais force lui était d’admettre qu’elle trouvait cet intérieur très à son goût. Il n’avait aucun rapport avec celui de Lou, imprégné de souvenirs d’Elvis, et beaucoup trop clinquant.

Au grand dam de sa mère, Erin adorait feuilleter les magazines de décoration, et elle découpait même certaines photos qu’elle conservait dans un classeur. En attendant de posséder son propre foyer. Or, la maison de Travor correspondait tout à fait à ce qu’elle aimait. Cette demeure était simple, confortable, sans artifices.

Soudain, des bruits provenant du dehors attirèrent son attention, et elle se dirigea vers les portes-fenêtres. Son regard scruta le jardin avant de se poser sur Travor, qui était à demi caché par les arbres. Installé sur une vieille balançoire en fer forgé blanc, il riait à gorge déployée, entouré d’une douzaine de chiens qui saluaient chacun de ses mouvements d’un concert d’aboiements.

Erin ne put s’empêcher de sourire en contemplant ce délicieux spectacle. Ce n’était pas tous les jours qu’elle voyait un homme s’amuser comme un gamin!

Certains des chiens tendirent alors l’oreille, puis se tournèrent dans sa direction et coururent vers la maison. Elle recula, impressionnée par la taille de leurs pattes posées contre les vitres.

A cet instant, Travor descendit de la balançoire et rejoignit les animaux au pas de course.

— Bonjour! lança-t-il à Erin avec un salut de la main. Descends de là, Rachel... Et toi aussi Harry. Calmez-vous un peu !

Légèrement rassurée, la jeune femme entrouvrit la fenêtre.— J’ai oublié de te parler d’eux, dit-il alors d’un air contrit. J’espère que tu n’as rien

contre les chiens...Elle ne répondit pas, tout occupée qu’elle était à le regarder. Il portait un jean coupé en

short et un ample débardeur jaune, qui rehaussait son teint hâlé. « Quel bel homme ! » songea-t-elle.

Comme s’il avait lu dans ses pensées, Travor lui adressa un grand sourire.— Il y a du café frais dans la cuisine. Sers-t’en une tasse et viens la boire dans le

jardin, reprit-il en désignant une grande table de bois peint, entourée de fauteuils.— Pas question! Tes chiens ont l’air affamé...Travor salua sa remarque d’un grand éclat de rire, et elle resta quelques secondes à le

fixer. Il semblait si différent dans cet environnement, tellement plus détendu et naturel, qu’elle n’avait pas l’impression d’avoir affaire au même homme.

Elle passa la main dans ses cheveux emmêlés et grimaça. — Accorde-moi quelques minutes, et nous discuterons ensuite de l’endroit où je boirai mon café. Travor prit Erin par le bras et ils traversèrent ensemble la véranda, avant de se diriger vers le jardin. — Reste calme. Ils vont te renifler, mais ils ne te feront aucun mal.

Erin ne demandait qu’à le croire. Dès que les animaux accoururent vers eux, elle s’agrippa néanmoins à Travor, comme si sa vie en dépendait. — Merci, les chiens! s’exclama-t-il en riant. J’ai toujours su que je pouvais compter sur votre aide... Elle rit à son tour et fit mine de le frapper. Son comportement l'étonnait elle-même. Pourtant, elle ne voulait pas jouer les séductrices. Pas plus qu’elle ne voulait se sentir si bien dans les bras, la maison, la vie de Travor. — D’où viennent tous ces chiens? demanda-t-elle, mettant ainsi un terme à cette introspection. La tenant toujours par le bras, il avança vers la balançoire. — Puisqu’il n’y a ni fourrière ni S.P.A. à Rattan, les gens les déposent chez moi. — Pourquoi les gardes-tu ? — Ma mère est à l’origine de cette... institution! Elle adorait les animaux, et recueillait tous les chiens errants. Après sa mort, j’ai perpétué la tradition. Sans même s’en apercevoir, Erin s’assit sur la balançoire. — Nous n’avons jamais eu d’animaux domestiques. Lou est allergique aux chats, et elle prétend que les chiens sont une source d’ennuis. — Bien sûr, il faut s’en occuper... Je les emmène régulièrement chez le vétérinaire pour les vaccins. Mais tous ne restent pas ici. Lorsque les gens des environs veulent un animal de compagnie, ils s’adressent à moi. J’avoue que c’est parfois dur. — Je m’en doute, tu dois les nourrir, les soigner... Travor afficha un air étonné. — Oh, ce n’est pas le plus difficile! Ce qui me coûte le plus, c’est de m’en séparer. Parce que, forcément, je finis par m’attacher à eux ! La tête penchée de côté, Erin l’observa, mi-amusée, mi-attendrie. Travor Steele était vraiment un drôle de personnage. A ce moment-là, il poussa la balançoire et, alors qu’elle s’envolait dans les airs, elle lâcha un cri de surprise. — Travor! Es-tu fou? Les cordes vont se casser... — Cela m’étonnerait, vu qu’elles résistent à mon poids ! — Arrête... J’ai peur! Il s’exécuta en riant. — Ah, ces filles des villes ! Elles ont peur des chiens, des balançoires... « Et des hommes... », ajouta Erin en son for intérieur. Comme la balançoire s’immobilisait enfin, Travor tendit la main pour aider sa compagne à mettre pied à terre. Mais, encore étourdie, elle perdit l’équilibre et tomba dans ses bras. Le temps parut se figer tandis qu’elle sentait contre elle la chaleur de son torse musclé. Elle frémit quand il l’enlaça, et lui passa les bras autour du cou. Leurs

lèvres se frôlaient déjà lorsqu’une voix retentit derrière eux. — Tiens, tiens! Qui voilà? Tu t’es finalement décidé à rentrer? Erin sursauta et s’écarta aussitôt de Travor pour se tourner vers la nouvelle venue. Elle devina tout de suite que cette femme d’une cinquantaine d’années, petite et boulotte, était Nellie. Travor avança vers cette dernière et lui planta un baiser sonore sur la joue.

— Eh oui ! Tu me manquais trop...— Je ne te crois pas, mon garçon ! Allez, présente-moi cette jeune dame. Je suppose

que la camionnette garée dans la cour lui appartient? C’est la plaque d’immatriculation du Tennessee qui a attiré mon attention. On t’a appelé de là-bas il y a...

Erin décida qu’il était grand temps d’intervenir. La main tendue en avant, elle s’approcha de la femme.

— Bonjour, je suis Erin Weller. Et vous?Du coin de l’œil, elle remarqua que Travor semblait un peu surpris, mais elle continua

à fixer Nellie, un sourire plaqué sur les lèvres. Les yeux plissés, celle-ci l’observait. Quelques secondes s’écoulèrent, puis Nellie prit un air entendu.

— Je suis Nellie, la voisine de Travor, déclara-t-elle enfin. C’est moi qui m’occupais de sa maison pendant son absence, mais je crois que je ne vous apprends rien...

Erin sentit ses joues virer au cramoisi. Cette femme s’apprêtait visiblement à la tourmenter, en lançant de petites insinuations. Étonné, Travor les fixait l’une après l’autre.

— Il y a eu une communication du Tennessee, Nellie? s’enquit-il.— Oui, oui. Oh, la personne qui appelait ne m’a pas dit où elle se trouvait... Mais, au

cours d’une émission de télévision, j’avais vu qu’on pouvait savoir d’où provenait un appel en passant par le standard. Ce que j’ai fait.

Ils se tournèrent tous deux vers Erin, qui rougit de nouveau.— C’est probablement Lou qui a essayé de te joindre, déclara Travor, les sourcils

froncés. Tu devrais la rappeler. La jeune femme ne souffla mot. Elle ne voulait pas avouer qu’elle avait appelé à son domicile pour obtenir des renseignements sur lui. A vrai dire, cela n’avait maintenant plus grande importance. Il lui pardonnerait sans doute d’avoir agi ainsi. Elle lui en parlerait plus tard, quand ils seraient seuls. — Allez-vous rester longtemps ? lui demanda Nellie. Puis, sans attendre de réponse, elle pointa le doigt sur Travor. — Ta mère n’apprécierait pas beaucoup qu’une femme passe la nuit ici avec toi, mon garçon. Rappelle-toi ce qu’elle disait : « Quand on perd sa réputation, il ne nous reste plus grand-chose ». Travor secoua la tête en riant, puis pinça affectueusement la joue de sa voisine. — Tu es un phénomène, Nellie ! Mais les temps ont changé et, de toute façon, Erin est ici pour affaires.

Pour affaires ? La jeune femme l’avait presque oublié... — Quel genre d’affaires? insista Nellie. — Des affaires privées ! répondit-il, un sourire canaille aux lèvres. Ravie, Erin réprima son envie de rire. La réponse de Nellie ne se fit pas attendre. — Libre à toi de faire ce que tu veux, Travor Steele! Mais quand la vieille Mme Lucas découvrira que tu héberges une fille chez toi, elle le répétera au révérend, et tu n’auras pas fini d’en entendre parler ! Erin regarda Travor raccompagner gentiment Nellie vers la sortie. Celle-ci avait sans doute raison. Dans une petite ville comme Rattan, les rumeurs devaient se répandre à toute vitesse. Lorsque Travor lui proposa de lui faire visiter la maison, Erin ne protesta pas. Ils étaient certes là pour travail-1er, mais elle avait envie de profiter le plus longtemps possible de la spontanéité de son compagnon, avant de lui faire répéter le rôle d’Elvis.

Avec fierté, il lui exposa les changements auxquels il avait procédé depuis le décès de sa mère, et elle ne manqua pas de le féliciter pour son bon goût. A la fin de cette visite, elle se sentait dans le même état d’esprit que l’avant-veille, à La Nouvelle-Orléans... Totalement séduite !

— Il est presque midi, déclara-t-il. Préfères-tu que nous déjeunions ou que nous nous mettions tout de suite à la tâche?

Elle cligna des paupières, replongeant soudain dans la réalité. Visiblement, il n’oubliait pas, lui, le but de sa présence à Rattan. Elle prit donc le sac dans lequel Lou avait rangé le matériel, en sortit une cassette-vidéo et se dirigea vers la télévision.

Quelques instants plus tard, un Elvis très jeune apparaissait sur l’écran, se déhanchant et gesticulant au son de That’s allright, marna.

Travor se laissa tomber dans le canapé et ouvrit des yeux ronds.— Oh, Seigneur... Est-ce vraiment ce que vous attendez de moi ?Erin rit aux éclats tandis que Travor se passait la main sur le front d’un air accablé.

Puis il se raidit soudain.— Mais c’est Lou ! s’exclama-t-il.L’image de cette toute jeune fille blonde qui restait immobile, buvant du regard son

idole, émouvait toujours Erin.— Elle n’a pas beaucoup changé, n’est-ce pas? A cette époque-là, elle avait treize

ans.— Une gamine en fait, murmura Travor, les yeux toujours écarquillés.Erin acquiesça.— Tu vois cette fille brune, à sa gauche? C’était sa sœur aînée. Elles s’étaient

rendues ensemble au concert. Dès que Lou a vu Elvis sur scène, elle a été subjuguée. Et comme tu as pu le constater, sa passion n’a pas faibli avec le temps...

Travor appuya sur la télécommande du magnétoscope afin de revoir ces images. L’adolescente semblait émerveillée. On avait l’impression qu’elle venait de rencontrer Dieu Lui-même.

— Impressionnant..., chuchota-t-il. Et sa sœur, qu’est-elle devenue?— Abbie est morte dans un accident de voiture peu après ce concert. Lou l’adorait.La jeune femme eut la gorge nouée. Elle s’était toujours demandé ce qu’il serait

advenu de Lou si Abbie avait vécu. Son existence aurait sans doute été très différente. Mais elle chassa cette pensée de son esprit. A quoi bon ressasser le passé?

— Il semblerait qu’elle ait beaucoup changé à partir de ce moment-là, et qu’elle ait commencé à vouer un culte à Elvis. Elle le suivait partout en tournée. Elle a même réussi à faire sa connaissance et à entretenir avec lui des liens d’amitié. Je suppose que c’était là une façon de rester proche de sa sœur...

— C’est une histoire bouleversante, murmura-t-il. Je la comprends à présent.Au souvenir de l’incident dont il avait été victime à Memphis, il fronça le nez.— Les femmes étaient prêtes à tout pour lui, n’est-ce pas? Et, à en juger par ce qui

m’est arrivé, elles le sont toujours !— Ce doit être assez extraordinaire d’être aimé à ce point, observa-t-elle, songeuse.— Cela te plairait-il qu’on t’idolâtre?— Je n’en sais rien... Je suppose que c’est à la fois merveilleux et effrayant. J’ai du

mal à l’imaginer.— Moi aussi.— Et puis, comment répondre à un amour pareil ?— Comme ça...Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, Travor l’avait attirée contre lui et la serrait

dans ses bras. Elle sentit un frisson la parcourir. Lorsqu’il chercha ses lèvres, elle répondit avec ardeur à son baiser. Cette étreinte était si parfaite qu’elle se demanda pourquoi elle avait essayé de lutter contre ses sentiments. Il était temps de tourner la page sur le passé, d’aimer de nouveau.

Grisé par le contact de ce corps frémissant contre le sien, Travor glissa les mains sous le T-shirt d’Erin. Sa peau était tiède et douce comme la soie. Elle vibrait à chacune de ses caresses et, de seconde en seconde, il sentait augmenter son désir pour elle. Mais avait-il le droit d’assouvir ce désir? Seigneur, pourquoi fallait-il qu’il se pose la question au lieu d’agir, tout simplement ?

Parce que, pour lui, faire l’amour n’était pas un acte anodin. Et parce qu’il ne voulait pas souffrir. Son instinct lui soufflait qu’Erin pourrait l’anéantir. Elle risquait de lui briser le cœur, de le rendre fou...

Éperdue de désir, Erin tentait de refouler les arrière-pensées qui se glissaient dans son esprit. A quoi bon s’interroger? Pourquoi songer au passé, ou même à l’avenir, au lieu de vivre l’instant présent?

Soudain, Travor s’écarta d’elle et la dévisagea.— C’est impossible, Erin, dit-il d’une voix altérée. Nous ne pouvons pas...— Mais pourquoi? s’exclama-t-elle, presque furieuse. Pourquoi, puisque tu en as

envie autant que moi ?Sa réaction le décontenança. Il hésita un instant avant de se lever.— Parce que... Je suis désolé, Erin.— Non, tu n’es pas désolé. Tu es mort de peur! asséna-t-elle d’un ton cinglant.

— Je t’en prie... Ne rends pas les choses plus difficiles encore. — C’est toi qui les rends difficiles! Tu ne vois donc pas où est le problème? — Non, répondit-il avec un soupir. — Eh bien, le problème se nomme Céleste ! Travor en resta stupéfait. Où diable Erin avait-elle entendu parler de Céleste? Ils n’avaient pas quitté la maison. Elle n’avait rencontré aucun habitant de Rattan, excepté... Face à son air médusé, la jeune femme décida qu’il était temps de lui rapporter sa conversation téléphonique avec Nellie. — Je ne t’espionnais pas, conclut-elle. Je voulais seulement m’assurer que tu ne nous mentais pas sur ton identité. Il lui sourit, fut sur le point de lui caresser la joue, puis se ravisa. Autant ne pas jouer avec le feu. — Je comprends. Tu aurais même pu me mettre à la porte le soir où nous nous sommes connus, au lieu de m'offrir l’hospitalité... — C’est Max, et non pas moi, qui en a eu l’idée. — Heureusement qu’il y a sur terre des aventuriers de onze ans ! Elle toussota. — Travor, en ce qui concerne Céleste... Il se rembrunit, et elle hésita, croisant nerveusement les doigts. Apparemment, il n’avait aucune envie d’évoquer son passé avec cette femme. D’ailleurs, elle ne le souhaitait pas non plus, mais il fallait qu’elle en ait le cœur net. Qu’elle sache s’il était toujours amoureux de Céleste. — Eh bien? insista-t-elle. — Eh bien, quoi ? — Ne veux-tu pas me raconter ce qui s’est passé? Il se mordit les lèvres, puis la rejoignit sur le sofa et pencha la tête en arrière. — J’étais tellement flatté par l’attention qu’elle me portait que je me suis laissé berner... C’était une mère célibataire qui avait le plus grand mal à joindre les deux bouts, et je me suis conduit comme un idiot. Je voulais l’épouser, élever ses enfants. J’étais persuadé qu’elle m’aimait vraiment. A tel point que je lui ai offert un magnifique

diamant! Nous avons fixé la date du mariage, invité toute la population de Rattan... et elle n’est jamais venue! Mais Nellie t’a sans doute déjà tout raconté. Il paraissait gêné d’avoir vécu une expérience pareille. Gêné surtout qu’elle le sache. — Je suis désolée, Travor. Comme je te l’ai dit, je n’avais pas l’intention de mener l’enquête, mais Nellie est très bavarde... — Aucune importance. Finalement, Céleste m’a rendu un immense service. Si nous nous étions mariés, j’aurais passé ma vie à Rattan, avec elle et ses enfants. J’aurais dû travailler d’arrache-pied pour nourrir tout ce petit monde. Il tendit la main et examina ses doigts écartés. — Et j’ai appris quelque chose de très important... Erin attendit qu’il poursuive. Toutefois, comme il gardait le silence, elle insista : — Quoi donc, Travor? Il l’enveloppa d’un regard dur. — Plus personne ne se moquera de moi. Un sourire flottant sur ses lèvres, il lui effleura la joue d’un geste tendre. — Pas même toi...

8

« Il se comporte comme un idiot », songea-t-elle, assise sous la véranda. Depuis qu’il lui avait parlé de Céleste, Travor se vantait à propos de ses puits de pétrole, jouait les séducteurs, se pavanait...

Avec un soupir, Erin se demanda ce qui pouvait être à l’origine de ce changement d’attitude. Regrettait-il de lui avoir dit que Céleste l’avait abandonné, le jour même de leur mariage? Cet après-midi-là, il avait également évoqué la mort de son père, la longue agonie de sa mère. Il lui avait confié ses angoisses, son chagrin, et avait ajouté qu’il s’efforçait de ne plus y penser à présent.

Puis il lui avait raconté son enfance solitaire. Il lui avait expliqué qu’il était trop gros pour pratiquer les sports auxquels se livraient ses camarades, et trop timide pour

participer aux activités scolaires.— Alors, pour m’amuser, j’ai commencé à imiter des gens célèbres...D’ailleurs, depuis cette conversation, c’était lui qui insistait pour qu’ils travaillent

ensemble le personnage d’Elvis. Erin n’y voyait aucun inconvénient. N’était-elle pas venue à Rattan dans ce but? En revanche, elle n’appréciait pas beaucoup les nouvelles manières de Travor. Et puis il agissait avec elle comme si rien ne s’était passé entre eux. Il se comportait tel un vulgaire play-boy ! Était-ce là sa vraie nature ou bien, pour une raison qu’elle ignorait, avait-il décidé de lui rendre la vie infernale?

C’était à n’y rien comprendre. En tout cas, elle en avait assez de ses clins d’œil et de son air vaniteux !

Chaque matin, ils prenaient le petit déjeuner ensemble, puis Travor partait courir. A son retour, il se douchait et regardait avec Erin des cassettes d’Elvis. Quelquefois, il se retirait dans son bureau pour s’occuper de ses affaires.

Déjà quatre jours qu’ils étaient arrivés à Rattan et partageaient le quotidien. Si Erin supportait mal la nouvelle attitude de Travor, elle appréciait toujours autant les moments passés en sa présence. Le simple fait de le regarder lui procurait un immense plaisir. Kyle ne lui avait jamais produit un tel effet. Pourquoi ? Après tout, au lieu de s’interroger, mieux valait profiter des moments agréables en toute simplicité !

— Coucou ! On est prié de redescendre sur terre, miss Weller...Erin tressaillit, et s’aperçut que Travor lui parlait.— Où étais-tu? s’exclama-t-il en riant. Au pied de la scène, en train d’acclamer les

exploits du nouvel Elvis?— A ce propos, il serait temps de s’y mettre. Allez, en piste !Une seconde plus tard, le King apparaissait sur l’écran avec son regard de velours, sa

voix vibrante et sa manière si provocante de bouger.Erin fit un arrêt sur image et posa les yeux sur Travor.— A toi, maintenant!Il grimaça et essaya de reproduire les gestes du chanteur.— Pas mal, mais cela manque un peu de tonus. Regarde...Sous les yeux ébahis de Travor, Erin se mit alors à danser avec une sorte de frénésie et

un sens du rythme qu’il n’aurait jamais soupçonnés en elle.— Mais tu es une vraie pro ! s’écria-t-il, médusé.Les joues roses de plaisir, elle le prit par la main et l’entraîna au milieu du salon.— Pourquoi crois-tu que je travaille dans ce milieu? Si je n’aimais pas la musique,

ce serait insupportable. Allez, Travor Steele! Un peu de dynamisme...Il s’efforça, sans grand succès, de l’imiter. Erin exécutait ses pas de danse avec une

souplesse incroyable, et il ne fut pas long à renoncer.— Tu es trop douée, déclara-t-il, essoufflé. Impossible de te suivre !

— Pardon ? Il est hors de question que tu abandonnes. Nous comptons trop sur toi pour que tu baisses les bras !

Erin s’arrêta, le temps d’appuyer sur la télécommande. Elvis revint alors sur l’écran, au son de Dont be cruel. Erin se plaça alors derrière Travor et lui posa les mains sur les hanches.

— Laisse-toi guider par le rythme. Allez, un petit effort. Ce n’est quand même pas si difficile...

Il fit soudain volte-face et l’attira contre lui.— Je préfère très nettement des exercices moins violents..., lui souffla-t-il à l’oreille

avant de l’embrasser.Surprise par la tournure des événements, elle se raidit, mais ne fut pas longue à se

laisser guider par ses sens. Tout en répondant à ce baiser enflammé, elle se reprochait sa propre stupidité. Elle l’avait taquiné exprès, sans doute pour lui faire payer les petits tourments qu’il lui infligeait depuis quelques jours, et voilà que la situation se retournait contre elle ! Il fallait qu’elle mette un terme à cette étreinte... avant qu’il ne le fasse, lui. Mais où trouver la force de s’écarter de ce corps qui l’embrasait tout entière? D’autant que, conscient du combat qu’elle se livrait à elle-même, Travor redoublait d’ardeur. Ses mains traçaient des sillons de feu sur son dos, ses hanches, et remontaient vers ses seins. — J’ai envie de toi, Erin, dit-il d’une voix rauque. Tellement envie de toi.,. Ces mots ne firent que renforcer le désir presque insoutenable qu’elle éprouvait. Tremblante, elle ne tenta pas de protester lorsqu’il déboutonna son chemisier, dégrafa son soutien-gorge et couvrit sa poitrine de baisers. Puis il se pencha et prit dans sa bouche la pointe de son sein. Incapable de se contrôler, Erin poussa alors un cri, qui décontenança Travor. — Depuis combien de temps... Il n’osa pas finir, mais elle comprit le sens de sa question et laissa échapper un soupir. — Depuis... le père de Max, chuchota-t-elle. Travor eut l’impression que son sang se glaçait dans ses veines. Il était partagé entre le désir de fuir et celui de garder la jeune femme blottie contre lui. La gorge serrée, il secoua la tête. — Mon Dieu, comment aurais-je pu le deviner? Je n’aurais pas dû... Incapable de trouver ses mots, il recula. — Je regrette... Humiliée, Erin reboutonna son chemisier d’un geste rageur. — Eh bien, moi, je ne regrette rien du tout ! Préférant ne pas lui répondre, Travor quitta la pièce. Elle le regarda s’éloigner dans le jardin et essuya ses joues couvertes de larmes. Pourquoi ne pouvait-il pas tomber amoureux d’elle?...

Travor avait perdu la bataille, il le savait. Il était même sur le point de perdre la guerre. Pris de panique, il accéléra l’allure sur le chemin de terre. Il rêvait de faire l’amour à Erin depuis le soir où elle l’avait recueilli. Combien de fois Pavait-il, en songe, tenue dans ses bras, embrassée, caressée, jusqu’à ce qu’ils connaissent tous deux l’extase? Mais il refusait de courir un si grand risque. Il ne voulait plus souffrir. Il ne voulait plus être la risée de tout le village!

Son expérience avec Céleste avait laissé en lui des traces indélébiles. Il aurait pourtant dû se méfier de cette femme. Tout l’y incitait. Nellie ne lui avait jamais caché qu’elle ne portait pas la jeune mère célibataire dans son cœur. Et Herm lui-même, le patron de l’établissement dans lequel elle travaillait, lui avait laissé entendre qu’il la trouvait un peu trop accorte avec les clients de sexe masculin. Ce à quoi Travor avait rétorqué que le caractère avenant de Céleste était une qualité plutôt qu’un défaut. Quel idiot il faisait!

Erin ne ressemblait pourtant pas à Céleste. Elle était sérieuse, réservée.Et n’avait pas eu de relation amoureuse depuis douze ans! Il n’en fallait pas plus pour

remplir Travor de frayeur. Son attente devait être telle, qu’il n’était pas du tout certain de pouvoir y répondre. Pas tout de suite, du moins. Les mains enfoncées dans les poches de son jean, il secoua la tête. La confusion qui régnait dans son esprit, le paralysant presque, lui était insupportable.

S’il parvenait à garder ses distances, il serait sauvé. Garder ses distances! Comme si c’était chose facile, quand elle lui souriait, posait sur lui ses grands yeux bleus...

5 heures du matin. Erin se réveilla en sursaut et s’agita sous le drap. Le drap de Travor. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû dormir dans son lit mais, ne le voyant pas rentrer la veille au soir, elle s’était installée dans sa chambre. Pour le simple plaisir de se sentir plus près de lui.

Apaisée par l’odeur de sa peau, elle avait fini par sombrer dans le sommeil. Il ne reviendrait pas, ce soir-là, parce qu’il essayait sans nul doute d’y voir plus clair dans son esprit.

Elle entendit un véhicule s’engager sur le chemin, et dressa l’oreille. Puis elle perçut le claquement d’une portière. Serait-ce Travor? Il fallait qu’elle se dépêche de retourner dans sa chambre. En dépit de ses efforts pour s’en persuader, elle ne parvenait cependant pas à bouger.

La porte d’entrée ne s’ouvrit pas, mais un bruit de pas résonna sur le plancher de la véranda. Il était désormais trop tard pour qu’elle parte. Il la verrait. Que faire? Comment réagirait-il lorsqu’il la trouverait couchée dans son lit? La rejoindrait-il? Probablement pas! Combien de fois faudrait-il qu’il la repousse pour lui faire comprendre qu’il ne voulait pas d’elle?

Une silhouette parut derrière le rideau. Travor entra dans la chambre, lança des journaux et du courrier sur une chaise, puis commença à se déshabiller. Le souffle court, Erin ne pouvait détacher le regard de ce corps qui se dessinait en contre-jour, dans les premières lueurs de l’aube. Il se glissa dans la salle de bains et, quand elle entendit le jet de la douche, elle songea qu’il était grand temps de quitter les lieux. Sans toutefois réussir à se mouvoir. Une force irrésistible semblait la river au lit.

Quelques minutes plus tard, Travor ressortait, une serviette nouée autour des hanches. Machinalement, il prit le journal et le déplia. Erin vit alors ses muscles se raidir.

— Bon sang ! rugit-il.La main tendue vers la table de nuit, il alluma la lampe de chevet. Erin remonta

aussitôt le drap sur elle, affolée.— Qu’y a-t-il? balbutia-t-elle.Sur son visage aux traits tendus, la surprise céda vite la place à la colère. D’un geste

sec, il lui plaça le journal sous les yeux. — Regarde! Elle obéit. Et vit, en première page, un portrait d’Elvis au faîte de sa gloire. « Le retour du King », titrait le quotidien. Et un peu plus bas, se trouvaient des photos de Travor entouré de ses gardes du corps ou bien entrant dans le studio de musique. Ainsi que quelques clichés montrant Travor et Erin ensemble, à La Nouvelle-Orléans. — Bravo ! s’exclama-t-il d’un ton tranchant. Une opération publicitaire très réussie. Je regrette seulement qu’on n’ait pas jugé utile de m’en informer... — Oh, Lou... Il lui arracha le journal des mains et le lança au milieu de la pièce. — Tu ne vas quand même pas accuser Lou! Elle le fixa, stupéfaite. — Mais c’est pourtant elle ! Tu ne vois donc pas que... — Je vois parfaitement, au contraire! Sur l’une des photos, tu fixes l’objectif, et on sent bien que tu es de mèche avec le photographe. Et moi, je suis tranquillement assis à côté, comme un parfait idiot... En proie au désarroi, Erin le regarda se lever et arpenter la pièce. Elle ne comprenait pas que cet étalage de photos le mette dans un tel état de rage. Vu les réactions soulevées à Memphis, il n’espérait tout de même pas rester éternellement dans l’anonymat... — Travor, je te jure que je ne suis pas responsable de ces parutions. Je n’aurais pas mis sur pied un tel battage sans te consulter. Tu ne me crois quand même pas capable de... Le regard glacial qu’il lui décocha l’empêcha de poursuivre. — Si, justement. Je commence à te croire capable de tout pour sauver Music Star. Ulcérée, elle s’enveloppa dans le drap et se leva. — Comment oses-tu affirmer une chose pareille?Maintenant que tu me connais mieux, tu sais bien que je ne ferais pas... — Je ne sais rien du tout! coupa-t-il d’un ton cinglant. Tu m’as ramassé sur un parking, tu m’as permis de passer la nuit chez toi, tu m’as suivi jusqu’au Texas et... Cette fois, ce fut elle qui l’interrompit.

— Tu me prêtes des intentions que je n’ai jamais eues ! — Cela reste à prouver. Voyons, que va-t-il se passer à présent? Vais-je découvrir des photographes tapis dans mon jardin, tout à l’heure, pendant que je prendrai le petit déjeuner ? Le menton relevé, elle se dirigea vers la porte. — Pour la dernière fois, je te certifie que je n’ai pas trempé dans cette affaire ! Il eut un rire sarcastique. — J’aurais dû me fier à mon instinct... Quand les gens verront ces photos ridicules, ils me prendront une fois de plus pour un imbécile. Les mâchoires serrées, il la fusilla du regard. — Mais je ne me laisserai plus manipuler par une femme. Plus jamais ! Excédée, elle fut à son tour gagnée par la fureur. — De grâce, Travor, épargne-moi ce genre de couplet ! En acceptant d’entrer dans le jeu du vedettariat, tu devais bien te douter qu’il y aurait une campagne publicitaire... N’importe quel « imbécile » l’aurait deviné! Sur ces mots, elle quitta la pièce et claqua la porte derrière elle.

Le téléphone sonnait, mais Travor refusait de décrocher. C’était sans doute le début d’une longue série de coups de fil... Comment s’y prendrait-il pour expliquer à ses amis et voisins la parution de ces photos en première page du journal local? Une fois de plus, il passerait pour l’idiot du village!

Une heure s’était écoulée depuis son altercation avec Erin, et il commençait à recouvrer son calme. Elle avait raison. La voie sur laquelle il s’était lancé impliquait forcément un certain battage. Il ne s’attendait cependant pas à y être confronté si tôt. Et surtout pas à Rattan...

En fait, il n’était pas certain d’avoir souhaité participer au tournage de ces clips. S’y était-il engagé, d’ailleurs? Il ne s’en souvenait même plus. Il se rappelait seulement qu’il lui suffisait de plonger le regard dans les grands yeux bleus d’Erin pour être prêt à tout. Quitte à se couvrir de ridicule de nouveau.

Maudit téléphone !— Allô?— Oh... J’ai bien peur d’arriver trop tard. Avez-vous lu le journal ?— Lou? demanda-t-il en se redressant.— J’espère qu’Erin n’est pas à côté de vous. Elle doit être folle de rage. Mais il faut

battre le fer pendant qu’il est chaud, Travor. Ici, à Memphis, les gens n’ont pas oublié votre passage, et puisque la semaine prochaine...

Il eut l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac.— C’était donc vous? s’écria-t-il. Erin n’était au courant de rien...Un grand rire retentit sur la ligne.— Erin? Mon Dieu, vous la connaissez donc bien mal ! J’ai dû offrir une fortune à ce

photographe pour qu’il vous suive tous les deux à la trace. Et à propos, si vous trouvez quelqu’un caché dans votre jardin, évitez de lui tirer dessus parce que...

Travor écarta le combiné de son oreille. Seigneur, comme il regrettait de s’être emporté ! Il avait insulté Brin, l’avait presque accusée de se prostituer pour sauver le studio... — Excusez-moi, Lou, il faut que je vous laisse. Je vous rappellerai plus tard. — Non, attendez ! Dites à Erin que... Il raccrocha. Il avait des choses d’une tout autre importance à dire à Erin.

9

Erin descendit du petit avion à six places qui l’avait conduite de Gilmer, Texas, à Memphis. Elle se demanda si Travor avait remarqué qu’elle était partie. Sans doute était-il trop furieux pour se lancer à sa recherche.

Après l’avoir quitté, elle s’était habillée, avait pris son sac et était montée dans la camionnette. Elle avait l’intention de rouler au hasard, pour se détendre. Mais, au moment où elle s’apprêtait à démarrer, Nellie était arrivée au volant de sa petite voiture.

— Vous faites une drôle de tête... Vous vous êtes enfin aperçue que vous viviez dans le péché, et cela vous gêne, hein?

Cette fois, c’en était trop ! Elle avait compris qu’il lui fallait quitter Rattan au plus vite. Elle en avait assez des rumeurs qui circulaient dans le village. Et elle en avait assez de ce pseudo-Elvis ! Elle avait exprimé le fond de sa pensée à Nellie qui, à son grand étonnement, avait salué sa tirade d’un tonitruant éclat de rire. Puis celle-ci l’avait invitée à monter dans sa voiture. Après avoir roulé quelques minutes, elle lui avait proposé d’appeler un cousin dont l’un des amis possédait un petit avion, lit c’est ainsi qu’Erin avait, pour la première fois de sa vie, voyagé dans un avion privé. Ce qui lui avait d’ailleurs coûté une somme considérable !

A l’arrivée, au lieu d’appeler Lou, elle avait pris un taxi. Én effet, elle n’avait aucune

envie de répondre aux multiples questions que sa mère ne manquerait pas de lui poser sur Travor.

Elle aurait certes pu rentrer à Memphis en camionnette, ce qui lui aurait évité de jeter l’argent par les fenêtres, mais elle avait décidé de laisser le véhicule à Travor. C’était là un principe qu’elle tenait de Lou : ne jamais couper les ponts avec quelqu’un, quel que soit le motif de la dispute. Si Travor pouvait leur envoyer par la poste les cassettes d’Elvis, elle savait en revanche qu’il devrait revenir à Memphis pour récupérer sa moto. D’autre part, elle préférait rentrer sans tarder car, si Lou avait lancé un photographe sur leurs traces, Dieu seul savait ce qui se tramait. Mieux valait être sur place pour éviter le pire. Surtout vu les circonstances...

Une fois à Memphis, Erin sentit la rage monter de nouveau en elle. Non seulement la rage, mais aussi la peine, les regrets, le désarroi.

C’était étrange de se retrouver là. La ville lui semblait presque inconnue. Elle avait beau tendre l’oreille, elle n’entendait pas le chant des oiseaux. Lorsqu’elle humait l’air, elle ne sentait aucune odeur de terre mouillée.

Et surtout... Travor n’était pas à son côté. Bien que furieuse contre lui, elle devait admettre qu’il lui manquait terriblement. Quelques jours avaient suffi pour qu’elle s’habitue à lui. A croire qu’ils avaient toujours vécu ensemble !

D’ailleurs, elle s’imaginait bien vivre à Rattan, passer ses jours et ses nuits avec Travor. Être sa femme. Serait-elle une bonne épouse pour lui ou, au contraire, se lasserait-elle vite de cette existence paisible? Et Max? Ressemblerait-il trop à sa grand-mère pour apprécier les charmes de la campagne? C’était fort possible. A vrai dire, cela n’avait plus grande importance, à présent. Elle se tourna alors vers la vitre et regarda défiler les rues de Memphis.

A cette heure-là, Max se trouvait sans doute à son cours de mathématiques. Et Lou au studio — du moins, l’espérait-elle. Car elle avait envie de prendre une douche très chaude, et de verser des larmes sur son bonheur enfui. Mais à quoi bon pleurer? Elle n’était pas plus faite pour devenir Mme Travor Steele que Lou pour devenir femme de pasteur ! Elles avaient toujours mené une vie marginale. Clignant des paupières, Erin essaya de chasser les images qui s’obstinaient à assaillir son esprit.

Quand le taxi s’engagea dans la rue où était située leur maison, Erin fronça les sourcils. Il y avait là une circulation inhabituelle.

— Désolé, ma p’tite m’dame, mais si je rentre là, j’ai peur de ne pas pouvoir en ressortir.

— Très bien, je vais descendre. De toute façon, je suis presque arrivée.Après avoir réglé la course, elle marcha le long du trottoir, intriguée par les gens qui

traversaient et avançaient dans la même direction qu’elle. Lorsqu’elle aperçut, de loin, la foule qui se pressait dans le jardin, elle poussa un gémissement.

— Mon Dieu, que se passe-t-il encore?Parvenue devant le portail, elle se fraya un chemin,

et vit enfin Max et Lou au pied du perron. Ils se tenaient de part et d’autre de son lit,

auquel était accrochée une pancarte : « Jerry Lee Lewis a dormi dans ce lit. 50 dollars ».Prise d’un fou rire incontrôlable, elle ne recouvra l’usage de la parole qu’au bout d’une

bonne minute, pendant laquelle son fils et sa mère ne cessèrent de la fixer. — Jerry Lee Lewis a dormi dans mon lit? s’exclama-t-elle enfin, entre deux éclats de rire. En quelle année, Lou? Comme elle riait de plus belle, Max et sa grand-mère échangèrent un regard étonné. — Qu’est-ce qui t’arrive, m’man? demanda enfin le garçonnet. — Oh, rien. Rien du tout ! Pourquoi pas les Beatles tous ensemble, ou encore les Rolling Stones? — C’est juste pour attirer les clients..., expliqua Max à voix basse. — Pas du tout ! répliqua Lou, les lèvres pincées. De toute façon, tu m’as dit que tu en avais assez de ce vieux lit! Mais qu’y a-t-il? Tu as l’air bizarre... — Bizarre? Pourtant tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes! Mon fils sèche les cours, ma mère vend nos meubles... et Travor est au Texas, fou de rage ! Sur ces mots, elle fondit en larmes. — Mais il n’y avait pas de contrôle aujourd’hui..., s’empressa de déclarer Max, affolé. Lou lui passa le bras autour des épaules. — Ne t’inquiète pas, mon ange. Ce n’est pas à toi qu’elle en veut. Sanglotant toujours, Erin grimpa les marches du perron. Elle refermait la porte derrière elle quand elle entendit Lou déclarer : — Max, ta mère est enfin tombée amoureuse ! Et j’ai bien peur d’avoir tout gâché... Postée à la fenêtre de sa chambre, Erin regardait Lou accrocher le panneau « A vendre » au portail de la maison. La veille, quand elle lui avait annoncé que Travor n’était plus du tout prêt à les suivre, sa mère avait déjà mis en vente son cabriolet décapotable. Cette voiture n’était plus de première jeunesse, mais Lou y tenait car le véhicule avait autrefois appartenu à un guitariste qu’elle adorait.

Erin soupira et se mordit les lèvres. La situation lui semblait de plus en plus critique. Elle aimait un homme qui la détestait, et sa famille en subissait les conséquences. N’y avait-il aucun moyen de réparer les torts et d’éviter la ruine?

Et puis, quand bien même elles repartiraient de zéro ! N’était-ce pas la maxime favorite de Lou? Elle racontait à qui voulait l’entendre que toute fin était suivie d’un nouveau début. C’était ce qu’elle lui avait dit quand Kyle était mort. Et Max avait en effet été pour Erin le début d’une nouvelle vie. Lou pratiquait elle-même cette philosophie. Elle parvenait toujours à se relever d’un coup dur.

Ainsi, elle ne paraissait pas du tout déprimée en ce moment. Erin ressentit une bouffée d’amour envers sa mère. Elle se prit à regretter de ne pas avoir hérité d’elle ce goût inné pour l’aventure, ce courage... Puis elle se rappela ce que lui avait un jour affirmé Travor :

« En fait, vous vous ressemblez, Lou et toi ! ».Il avait raison, admit-elle, un peu surprise. Comme sa mère, elle aimait la musique, le

monde du spectacle. Toutes deux avaient cru en Travor et avaient pris au sérieux son «entraînement». C’était donc là l’histoire de sa vie... Elle avait passé son temps à lutter contre Lou, alors qu’en réalité, elle avait foi en celle-ci.

Erin regarda son reflet dans la glace, redressa les épaules et se dirigea vers la porte d’un air résolu. Désormais, tout allait changer !

Les pieds dans la boue, Travor contemplait le derrick. Il était impressionnant, majestueux, aussi grandiose, sans doute, que la Statue de la Liberté. Dans son esprit, il appartenait à la même catégorie que l'apple pie, le football, les hamburgers. Une certaine image de l’Amérique.

Erin était partie trois jours auparavant, et depuis lors, il n’avait pas quitté le chantier. Tout lui rappelait la présence de la jeune femme dans la maison, et il ne supportait pas d’y être seul. Il poussa un long soupir. Même au milieu des puits de pétrole, il continuait à penser à elle ! Lui serait-il possible, un jour, d’oublier son rire cristallin, le bleu de ses yeux, les reflets d’or pâle de ses cheveux? D’oublier l’attention qu’elle lui avait prêtée quand il s’était confié à elle? D’oublier la douce tiédeur de son corps ?

Après l’appel téléphonique de Lou, concernant cette publicité à l’origine de leur dispute, il s’était précipité dans la chambre d’Erin pour lui présenter des excuses, la supplier de le pardonner. Il était prêt à tout pour qu’elle consente à rayer de sa mémoire les horreurs qu’il avait proférées. Mais elle avait disparu. La journée entière, il avait attendu son retour. Puis, en début de soirée, Nellie était arrivée et lui avait tout expliqué.

Avec le temps, il comprenait pourquoi la une de ce journal l’avait autant choqué. Cette grande photo d’Elvis lui avait fait l’effet d’une gifle. Il s’était senti dépossédé de sa personnalité, et surtout, ridiculisé ! Tout cela n’avait cependant plus grande importance aujourd’hui, car sa carrière de chanteur était terminée avant même d’avoir commencé... Il ne voulait plus entendre parler du King, et moins encore d’Erin Weller. Si elle avait tenu un tant soit peu à lui, elle serait restée à son côté. N’était-ce pas ainsi que se comportaient les personnes qui s’aimaient? Elles luttaient jusqu’à leur dernier souffle pour défendre et préserver leur amour.

Travor soupira de nouveau. Qu’en savait-il? Il n’avait jamais été amoureux. S’il avait souffert quand Céleste l’avait quitté, ce n’était rien, comparé à ce qu’il endurait en ce moment.

Fourbu et abattu, il se décida à rentrer chez lui ce soir-là. Comme il garait la camionnette à l’arrière de la maison, il fut surpris de trouver Nellie en train de balayer la cour.

— Eh bien ! s’exclama-t-elle, les mains sur ses hanches. Il était temps... Je me doutais que tu t’étais installé là-bas, sur le chantier, et je suis venue nourrir les chiens.

Il avança vers elle, s’efforçant de dissimuler sa mauvaise humeur. Nellie avait dû utiliser ses maudits produits, et il ne retrouverait plus le doux parfum d’Erin, qui lui

manquait tant. Mais il fallait qu’il prenne soin de ne pas se trahir, car sa voisine était très perspicace.

— Il y a une tarte aux légumes dans le four. Si tu as faim...— Merci, Nellie. Tu es adorable.Comme il s’en doutait, la maison embaumait le pin ! Mais c’était aussi bien, après tout.

Erin accaparait déjà suffisamment son esprit...— Assieds-toi, je vais te servir ton dîner. Si cela ne l’ennuie pas, j’aimerais rester un

peu. Il y a une émission de télévision qui m’intéresse, et je préférerais la regarder sur ton écran géant. C’est l’histoire d’une fille qui a été mariée à un imitateur d’Elvis et...

— Pour l’amour du ciel ! s’exclama-t-il. La terre entière ne penserait-elle donc qu’à Elvis?

Nellie haussa les épaules.— Oh, cela ne date pas d’aujourd’hui. Dans l’esprit •les gens, il n’est jamais

vraiment mort. On l’avait un peu oublié, par ici, mais grâce à toi... D’ailleurs, j’en ai discuté avec mes amies, et on a pensé créer un fan-club, ici, à Rattan. Nous avons déjà un imitateur de taille... On organiserait des soirées au cours desquelles tu chanterais, et...

— C’est une plaisanterie? s’écria-t-il. Tu ne t’imagines quand même pas que j’accepterais de faire le singe ! Pour être la risée de tout le Texas? Merci bien... Je me suis déjà couvert de ridicule grâce à Céleste, il est hors de question que je recommence.

Nellie avança vers lui, les sourcils froncés.— Qu’est-ce que tu racontes, mon garçon?La mine sombre, il fit quelques pas dans la pièce. Depuis le jour de son « mariage », il

n’avait parlé à personne de Céleste, excepté à Erin. D’ailleurs, personne ne lui en avait parlé non plus. Pas plus qu’on n’avait fait allusion aux photos publiées dans le journal.

— Je sais bien que tout le monde s’est moqué de moi, quand elle m’a laissé planté devant l’autel... Jamais je n’oublierai ce moment. Jamais! Tu étais assise au deuxième rang. Mme Lucas jouait du piano, et Mae Belle chantait. Tout le monde attendait la mariée. Quand Mae Belle a entonné le même air pour la troisième fois, j’ai vu que tu adressais un clin d’œil à Mme Lucas, qui en faisait un à Mae Belle, qui à son tour...

Il se passa la main sur le visage.— Vous l’aviez tous prévu, n’est-ce pas? Le village entier se doutait que Céleste ne

viendrait pas...Nellie tira une chaise et se laissa lourdement tomber dessus.— Doux Jésus... Voilà donc ce que tu as pensé? Qu’on savait tous quelque chose que

tu ne savais pas, toi ? C’est ce qui te tourmentait? Et c’est pour cela que tu t’es dépêché de quitter Rattan sur ta moto? — Je me suis senti complètement idiot. Nellie soupira puis se leva. — Personne, ici, n’a imaginé que tu étais aussi malheureux. Sinon...

Comme elle s’interrompait, il fronça les sourcils. — Que veux-tu dire, au juste, par « sinon... »? Nellie sourit. — Aurais-tu, par hasard, quelque chose à voir dans cette histoire? Elle haussa une épaule. — Peu de gens aimaient Céleste, ici. On ne te l’a jamais caché. — En effet, mais... — On se disait aussi que Dorothy Steele n’aurait pas été très contente de l’avoir pour belle-fille. Alors... — Alors, quoi? insista Travor. — Eh bien, tous ceux qui t’apprécient, à Rattan, ont demandé à Dieu qu’il intervienne pour que le mariage ne se fasse pas. Travor la dévisageait, bouche bée. Il avait du mal à croire ce qu’il venait d’entendre. — Voilà pourquoi on s’adressait des clins d’œil, Mae Belle, Mme Lucas, moi et tous les autres. Parce que Dieu nous avait écoutés et t’avait délivré de cette Céleste! Le village entier était au courant, et personne ici ne t’a considéré comme un idiot... excepté toi. Éberlué, Travor la fixait toujours. Était-ce possible que Nellie dise la vérité? Que lui seul ait monté cette affaire en épingle? Qu’il se soit torturé l’esprit inutilement? Car c’était surtout son amour-propre qui avait souffert, dans ce pseudo-mariage. — C’est quand même le plus grand miracle auquel ont ait jamais assisté, poursuivit Nellie avec fierté. Le révérend Perkins le pense lui aussi. Travor prit place à table et se servit une grosse part de tarte aux légumes. Il se sentait soudain affamé. Après avoir englouti trois bouchées, il éclata de rire, puis se leva, prit Nellie dans ses bras et se mit à danser.

— Veux-tu bien me lâcher, espèce de fou ?— Non !Finalement, il s’arrêta et la regarda droit dans les yeux.— Il faut que vous fassiez encore une prière pour moi, tes amis et toi. J’ai besoin

d’aide.— Cela aurait-il quelque chose à voir avec la fille de Memphis ?— Ne t’avise pas, cette fois, de la faire disparaître de mon existence... parce que je

l’aime.Nellie accueillit cette révélation par un sourire rayonnant.— Et elle ne le sait peut-être pas, mais j’ai bien l’impression qu’elle t’aime elle

aussi.

Le sol du salon était jonché de feuilles de papier roulées en boule. Installé sur le canapé, Travor pointa la télécommande sur le poste de télévision pour faire un arrêt sur image. Dans ce film, Elvis chantait devant un groupe d’enfants. Il inscrivit quelques phrases sur le calepin coincé entre ses genoux, puis appuya de nouveau sur la télécommande afin de revoir la scène.

Au fur et à mesure qu’il découvrait les cassettes laissées là par Erin, il avait l’impression que le King était un pur produit de l’Amérique. Au même titre que Yapple pie, le football et les hamburgers. Mais il y avait encore autre chose en cet homme, qu’il ne parvenait pas à définir. Pour une raison qui lui échappait, il se sentait devenir, à l’instar de Lou, un fan du chanteur.

— Comment réussir à commercialiser un Elvis des années 90? murmura-t-il.S’il trouvait une réponse à cette question, Erin et Lou verraient tous leurs problèmes

financiers résolus.Calé contre le sofa, il se remémora tous les films et documentaires qu’il avait

visionnés. Qu’avaient-ils en commun? La musique. Les filles. Les motos. L’amour. Les enfants. L’argent. Comme il se frottait le menton, une idée jaillit dans son esprit. Une idée qu’il s’empressa de noter sur le papier.

10

Erin claqua derrière elle la porte de la maison et lança son sac sur le canapé. — C’était un concours grotesque! s’écria-t-elle avec humeur. Ces types étaient minables avec leurs ceinturons en plastique, leurs costumes de scène flamboyants... Lou, qui se tenait derrière sa fille, poussa un soupir de lassitude et se laissa tomber dans un fauteuil. — S’ils ont la prétention d’imiter Elvis, ils pourraient se donner un peu plus de mal pour étudier leur modèle ! Erin hocha la tête en riant. — Quand je pense au septuagénaire qui s’est pris les pieds dans sa cape et s’est cassé la figure au beau milieu de la scène... Heureusement qu’il y avait un médecin dans

l’assistance ! Riant toujours, elle se déchaussa et s’allongea sur le sofa. — Bien qu’il m’en coûte de l’admettre, dit-elle avec une grimace, je reconnais que, si Travor avait été là, il aurait remporté ce concours haut la main ! Lou se redressa. — Ah ! Je suis ravie de te l’entendre dire. Pourquoi ne pas lui téléphoner? Juste pour avoir de ses nouvelles... — Non.

— J’aimerais bien qu’il me rende les livres et les cassettes d’Elvis. Cela va faire bientôt trois semaines...

— Erreur. Deux à peine.— C’est tout? J’aurais juré que cela faisait bien plus longtemps.— Parce que tu es d’une nature impatiente !Erin partageait cependant l’avis de sa mère. Il lui semblait que des siècles s’étaient

écoulés depuis qu’elle avait quitté Travor. Le reverrait-elle jamais? La nuit, il hantait ses rêves, et au matin elle se réveillait, surprise et malheureuse de ne pas le trouver endormi à son côté.

Elle l’aimait, et il lui serait très difficile de vivre sans lui. Mais elle y parviendrait. Avec l’aide de Max et de Lou. Grâce au ciel, ils la laissaient en paix, ce qui n’était pourtant pas dans leur habitude.

A son retour de Rattan, Erin leur avait parlé sérieusement. Elle leur avait expliqué que Travor craignait trop le ridicule pour mener à bien leur projet. Elle avait aussi essayé de leur faire comprendre que sa vie, dans cette petite ville du Texas, était fort différente de la leur. Que l’opinion des autres comptait beaucoup à ses yeux. Elle avait cependant passé sous silence le chapitre Céleste Fillmore, et s’était aussi bien gardée de leur dire qu’elle était tombée amoureuse de lui.

Max trouvait que la camionnette leur manquait beaucoup mais, tout comme Lou, il promit à Erin de laisser Travor tranquille.

Soudain, elle sursauta en entendant la sonnerie du téléphone.— Vas-tu décrocher, cette fois? demanda Lou.— Non. Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas lui parler. Mais vas-y, si tu veux. A

condition de ne pas mentionner une seule fois le nom d’Elvis !Lou fronça le nez.— Dans ce cas, j’aime autant ne pas le prendre. Je n’ai qu’une confiance très

modérée en moi... Au bout de deux phrases, je suis sûre que je le supplierai de revenir à Memphis ! Elles restèrent toutes deux à fixer le téléphone, qui sonnait toujours. Au bout de quelques secondes, n’y tenant plus, Erin sortit dans la cour et appela Max, qui jouait dehors avec des copains.

— Allez, dépêche-toi de répondre... au cas où... — Oh, m’man... Comment vous débrouillez-vous, quand je ne suis pas là? — Nous faisons basculer la ligne sur le standard du studio! Vite... Elle regarda Max soulever le combiné. — Allô?... Oui... Oui... D’accord... Je crois... Non... Au revoir... Puis il raccrocha et se dirigea vers la porte. — Hé! s’exclama Erin. Qui est-ce qui appelait? — En plus, tu voudrais le savoir! — Ne joue pas au petit malin avec moi, Max ! Était-ce... qui je pense? — Je ne comprends rien à ce que tu racontes... — Max Weller! Était-ce oui ou non Travor Steele? insista-t-elle d’une voix suraiguë. Si tu ne me réponds pas immédiatement, tu passeras ton week-end enfermé dans la maison ! Sidérée, Erin vit son fils regagner la porte de la maison et héler ses camarades. — Hé, les gars, je suis puni pour tout le week-end ! A lundi... Puis il se dirigea vers sa chambre, adressant au passage un clin d’œil à sa grand-mère. Travor baissa son Stetson sur le front et freina brusquement au feu rouge. Il venait tout juste d’arriver à Memphis, et il ne lui restait plus qu’un quart d’heure pour aller chercher Max à l’école. Il fallait qu’il se dépêche. Il ne comprenait rien à ce qui se passait, et ce gamin était le seul qui daigne lui parler dans cette maison de fous ! Parler était d’ailleurs un bien grand mot, mais ces monosyllabes valaient mieux que rien... Erin elle-même s’était montrée à peine plus loquace quand il l’avait appelée pour implorer son pardon. Elle avait accepté ses excuses, tout en restant assez froide. Suite à quoi elle n’avait plus jamais répondu au téléphone. Pas plus que Lou, d’ailleurs.

Il fronça les sourcils. Auraient-elles abandonné leur projet de clips? C’était étonnant que Lou ne lui ait pas demandé de revenir à Memphis, ou même de lui renvoyer le matériel qu’elle lui avait prêté. Sans parler de la camionnette !

Mais cela ne comptait plus désormais, parce qu’il allait leur soumettre une idée de génie. Une idée qui propulserait Music Star au zénith!

Il approchait de l’école quand il vit Max adossé à un arbre, les mains posés sur le guidon d’une bicyclette. Il klaxonna et le garçonnet agita la main dans sa direction. Après avoir installé le vélo à l’arrière du véhicule, il le fit monter à côté de lui.

— Salut ! lança Max. J’ai dit à m’man que j’avais un cours de soutien ce soir. Vous allez rester pour de bon, maintenant? Il paraît que vous avez plein de chiens? Hé... qu’est-ce que vous avez fait à vos cheveux? Vous ne ressemblez plus beaucoup à Elvis...

Travor éclata de rire et se retourna pour caler la bicyclette contre le siège arrière. Il souleva son chapeau.

— Alors, qu’en penses-tu? Un ami m’a prêté une bombe qui teint les cheveux en gris. Mieux vaut ne pas tenter le diable, à Memphis...

— C’est horrible! Je m’en suis mis l’an dernier pour Halloween. L’anniversaire d’Elvis est passé, mais il reste encore beaucoup de touristes dans le coin. D’après grand-mère, des tas de gens veulent l’imiter. Il y a même eu un concours, et il paraît qu’ils étaient tous nuls. M’man a affirmé que vous l’auriez gagné haut la main.

— Comment va ta mère? Pourquoi refuse-t-elle de me parler au téléphone ?Le visage de l’enfant se fendit d’un large sourire, que Travor jugea espiègle.— Elle est amoureuse.Travor se tourna aussitôt vers son jeune compagnon.— Comment ça? Et de qui?Max haussa les épaules avant de se tourner vers la fenêtre.— Aucune idée. Je le sais par grand-mère. De toute façon, je ne comprends pas

grand-chose à ces histoires, moi.Agrippé au volant, Travor sentait la peur s’insinuer en lui. Était-ce vrai? Erin était-elle

tombée amoureuse? Sa stupidité l’aurait-elle poussée dans les bras d’un autre homme? Pour la première fois, il s’imagina vivre sans elle. Une longue route désertique... Ce n’était pas là ce qu’il attendait de l’existence.

— Ta mère ne peut pas être amoureuse de quelqu’un d’autre..., déclara-t-il soudain.— Et pourquoi pas? De toute façon, vous n’avez pas l’intention de rester... Vous nous

avez dit que vous vouliez traverser tout le pays en moto!Max s’était exprimé d’une voix presque tremblante, et Travor distingua une ombre

dans le regard du gamin. Jusque-là, il n’avait jamais décelé l’aspect vulnérable de son caractère. L’idée de faire souffrir cet enfant ne lui plaisait pas du tout. Il voulait retrouver le sourire qui illuminait presque toujours son petit visage mutin.

— Les choses ont changé.— Ah bon ?— As-tu déjà vu un side-car? Tu sais, ces espèces de petites voitures qui sont fixées

au côté des motos?Max secoua la tête.— Moi non plus, mais je suis sûr qu’on peut en trouver facilement !Se mordant les lèvres pour ne pas rire, le garçonnet reporta son attention sur la vitre.

Selon Lou, leur plan était parfait et ne pouvait pas échouer. Il était temps, à présent, de passer à l’étape suivante.

— Elle est bizarre en ce moment, m’man. L’autre jour, elle a essayé l’un des bandeaux en satin de grand-mère, et elle a décidé qu’elle avait envie d’en porter un elle aussi.

— Comment ? Je ne voudrais pas paraître désagréable, Max, mais il me semble qu’il y a bien assez d’une dingue dans la famille !

Le gamin haussa de nouveau les épaules.— Elle prétend qu’elle ressemble de plus en plus à Lou. Moi je ne trouve pas.

Grand-mère est beaucoup plus drôle...Ces paroles réconfortèrent Travor. C’était lui qui avait fait remarquer à Erin qu’elle

ressemblait à sa mère et, apparemment, elle ne l’avait pas oublié. C’était plutôt bon signe.

Travor cacha sa déception lorsque Lou leur ouvrit la porte de la maison. Max l’avait pourtant prévenu qu’Erin risquait d’être encore au studio. Peu importait. Il traiterait donc l’affaire d’abord avec Lou.

Cette dernière l’examina de pied en cap, puis rit en pointant le doigt sur ses cheveux gris.

— Décidément, vous êtes un véritable caméléon ! A moins que ma fille ne soit responsable de ce vieillissement prématuré... Riant toujours de sa plaisanterie, elle s’effaça pour les laisser entrer, Max et lui. — Pourquoi n’avez-vous jamais répondu au téléphone quand j’appelais? demanda-t-il à brûle-pourpoint. — Nous avons conclu une sorte de marché avec Erin. Nous lui avons promis de ne pas nous mêler de cette affaire, et nous avons tenu notre promesse. N’est-ce pas, Max? — Hmm... oui. — Dommage! soupira Travor. Bref, allons droit au but. Voulez-vous toujours que nous travaillions ensemble? Elle écarquilla les yeux. — Mon Dieu... oui. Mais il ne faudrait pas que vous disparaissiez de nouveau dans la nature ! — N’ayez aucune crainte. Cette fois, nous irons jusqu’au bout! Lou souleva son bandeau qui, ce jour-là, était orange fluorescent, et sourit. — Jusqu’au bout de quoi? — Je vais tout vous expliquer dans votre bureau. Max, reste ici et, si ta mère arrive, empêche-la de nous rejoindre avant que nous n’ayons terminé. J’ai autre chose à lui proposer, à elle...

Erin arpentait le salon de long en large. Elle s’arrêta devant Max et le foudroya du regard. — Que se passe-t-il là-dedans ? Je suis sûr que tu sais quelque chose, espèce de petit monstre! Que t’a dit Travor à mon sujet? — M’man... J’ai l’impression d’entendre les filles de la classe! «Il t’a parlé de moi? Tu crois que je lui plais? ».

Il ponctua ses propos d’un éclat de rire, ce qui ne fit qu’ agacer un peu plus encore sa mère. — Tu te trompes, Max ! — Pourquoi? — Parce que c’est différent. — Grand-mère a déclaré que tu étais amoureuse. — J’espère que tu ne l’as pas répété à Travor? Comme le gamin ne répondait pas, elle vint s’asseoir à côté de lui et le secoua par les épaules. — Lui as-tu dit que j’étais amoureuse de lui ? — Quand même pas ! Pour qui me prends-tu ? Je lui ai juste dit que tu étais amoureuse. — Et alors? — Alors, il m’a demandé de qui. Erin leva les yeux au ciel. — Comme s’il ne le savait pas! — C’est vrai, m’man, que tu es amoureuse de Travor? J’espère, parce qu’il est vraiment génial. Je trouve qu’il... — Max, que lui as-tu raconté d’autre? — Eh bien... Faisant mine de réfléchir, il se frotta le menton. — Et puis, après tout, je ne vois pas pourquoi je resterais là, à suivre les ordres de monsieur ! s’écria soudain Erin. Je suis ici chez moi... Elle se leva d’un geste vif et se dirigea vers le couloir. — Je vais de ce pas lui... — Oui? La tête dans l’embrasure de la porte, Travor la dévisageait, souriant. Elle en eut le souffle coupé. Dieu qu’il était beau ! Même avec ces cheveux gris. — ... demander ce qui se trame ! acheva-t-elle, le menton relevé en signe de défi. — Tu arrives juste à temps, dit-il. Viens, poursuivons cette discussion tous les trois dans la cuisine. Ils s’assirent face à face et restèrent quelques instants à se regarder. A l’éclat de ses yeux, Travor devinait qu’elle était heureuse de le revoir, et se faisait violence pour ne pas la prendre dans ses bras. Plus tard, quand ils seraient seuls... — Je pense qu’il se moque de moi, Erin ! déclara Lou. Il veut s’associer. Mais je lui ai expliqué que j’avais déjà une associée. Deux, même, en comptant Max. — Vous ne voulez donc pas de moi pour associé?

Lou souleva son bandeau et observa longuement sa fille, qui la fixa à son tour. Il y avait une telle intensité dans leur regard, que Travor avait l’impression de les entendre parler. — Allons, vous savez bien toutes les deux que je suis un type honnête. Et votre plan a porté ses fruits. D’ailleurs, vous vous en doutiez sûrement... — Quel plan? s’enquit Erin. La tête penchée de côté, il rit. — A force de visionner des documentaires sur Elvis, j’ai fini moi aussi par devenir un fan! Je suppose que c’est là ce que vous espériez, mesdames? Elles échangèrent un regard interloqué. De toute évidence, cette hypothèse ne leur avait pas traversé l’esprit. — Soit, peu importe. En tout cas, l’idée que je viens vous soumettre est excellente. Je suis même étonné que personne ne l’ait eue avant moi. Elles étaient à présent suspendues à ses lèvres. — De quoi s’agit-il, Travor? insista Erin. — J’ai remarqué qu’Elvis était très souvent entouré d’enfants. Lou fronça les sourcils, mais Travor fut conscient du déclic qui se produisait dans l’esprit d’Erin. — Voyons, Lou. Votre seul but dans cette affaire est-il de gagner de l’argent? Celle-ci prit un air indigné. — Non, bien sûr ! Je veux avant tout montrer aux gens qu’Elvis est toujours présent parmi nous grâce à sa musique, ses films... — Parfait! C’est exactement ce que nous allons faire. Mais pour innover, j’ai pensé que nous devrions nous adresser à un public plus jeune... Il y a là un énorme marché à conquérir! conclut-il, enthousiaste. Toujours sceptique, Lou haussa un sourcil. — Et pourquoi personne n’y aurait songé jusqu’ici? Ce fut Erin qui se chargea de répondre. — Parce que les producteurs s’intéressent plutôt aux dessins animés ou aux dinosaures ! — Exactement, acquiesça Travor. Néanmoins, dans presque tous les films où joue Elvis apparaissent des enfants. — Nous pourrions réaliser des montages vidéo à partir de ces séquences, proposa Erin, maintenant aussi excitée que Travor. Ou encore... Lou se dressa, triomphante, et brandit le poing. — Attention, les dinosaures ! Elvis arrive... Travor se leva lui aussi.

— J’ai déjà contacté quelques personnes au Texas, qui travaillent en ce moment même sur le projet. Elles attendent mon feu vert pour venir à Memphis. Vous savez sans doute que nous devrons contacter ses héritiers pour les droits d’auteur, et... — Oui, je le sais. Mais il y a quand même une chose qui m’intrigue... Pourquoi tenez-vous à devenir notre associé, mon garçon ? Pourquoi ne pas vous contenter de nous prêter de l’argent? — Je me suis renseigné, Lou. Un bon clip revient très cher. Vous préférez emprunter de l’argent plutôt qu’avoir un riche associé... Lou soupira et se tourna vers sa fille. — Maman a peur que tu ne disparaisses de nouveau..., déclara Erin. — A croire que vous avez tous envie de me voir partir sur ma moto ! — C’est bien ce que tu veux, non? — Non. Ce que je veux, c’est m’offrir de temps en temps des petites escapades, le week-end, avec ma femme et mon fils. Il avança vers elle et l’enlaça. — J’ai compris que je fuyais, Erin, parce que je croyais être la risée de Rattan. Mais je me trompais. Je t’aime. Je veux faire partie de ta vie... même si je dois me déguiser en Elvis du matin au soir ! — Oh, Travor moi aussi je... Mais elle n’eut pas le temps de finir. La porte de la cuisine venait de s’ouvrir sur Max. — Moi, j’ai déjà accepté, m’man. J’aurai ma place sur la Harley, une cabane dans les bois, et tous les chiens que je voudrai ! — Et, moi, j’aurai un associé indulgent..., déclara Lou. Comme tous les regards convergeaient sur elle, elle esquissa un sourire moqueur. — Sincèrement, Travor, je pense que vous serez un meilleur mari, père, et gendre... si vous n’êtes pas obligé de vous affubler de cuir noir jusqu’à la fin de vos jours ! N’êtes-vous pas d’accord avec moi? — Certes oui !

11

Debout devant le miroir de la chambre, Erin tournoya, faisant virevolter autour d’elle sa robe de mariage ivoire. Elle la portait pour la seconde fois; — Dépêche-toi, Travor, nous allons arriver en retard. — Je n’arriverais jamais en retard à mon mariage, voyons ! répliqua-t-il en redressant son nœud papillon. Surtout pas au deuxième... Elle éclata de rire. — Les gens doivent nous prendre pour des fous ! Se marier deux fois à dix jours d’intervalle... — Il le fallait bien... Un mariage pour Lou et sa tribu de Memphis, un autre pour Nellie et ses amis. Tu imagines ce que nous aurions encouru, si nous ne leur avions pas fait plaisir à toutes les deux ? — Non, je préfère ne pas l’imaginer... — Et puis, ce n’est pas si désagréable d’avoir deux lunes de miel..., murmura-t-il en la prenant dans ses bras. A cet instant, le téléphone sonna, et Erin s’écarta de lui. — C’est sûrement Nellie qui nous rappelle à l’ordre. Vite, Travor! Il faut vraiment nous dépêcher. Tous les habitants de Rattan doivent être en train de nous attendre... Ils traversèrent le couloir au pas de course. Comme Travor se dirigeait vers la camionnette, Erin l’arrêta et, du menton désigna la moto désormais nantie d’un side-car flambant neuf. — Qu’en penses-tu? demanda-t-elle avec un sourire malicieux. Nous arriverions plus vite... Travor esquissa une grimace avant d’éclater de rire. — Voilà qui ne manquera pas de faire jaser tout le village ! — Oh, pas plus que tes bottines en daim bleu... Ils s’esclaffèrent puis entonnèrent d’une seule voix la célèbre chanson d’Elvis, Blue suede shoes. — Il fallait quand même bien rendre un hommage au King !

Lorsqu’ils arrivèrent sur le parvis, dans un vrombissement de moteur, Nellie adressa un clin d’œil à Mme Lucas, qui en fit un à Mae Belle, qui elle-même se tourna vers...

Fin