Résumé :

Enfin libre. N'est-ce pas ce que devrait se dire Paolo en apprenant que le cheikh

Khaled s'est marié ? Car le voilà à présent libéré de son engagement auprès d'Helene, la

jeune femme qu'il a épousée douze ans plus tôt pour qu'elle échappe à une union

arrangée avec Khaled. Désormais amoureux d'une autre, celui-ci ne cherchera plus à

récupérer la jeune femme, ni à se venger d'elle.

Pourtant, Paolo est loin de ressentir un quelconque soulagement à l'idée de pouvoir

divorcer d'Helene après toutes ces années. Il éprouve au contraire un intense désespoir à

l'idée de perdre celle qu'il aime depuis toujours…

1

Un martèlement sourd et insistant parvint à la conscience d'Helene Grainger, dissipant ses

rêves. Encore ensommeillée, elle ouvrit péniblement les yeux et fut prise d'une angoisse. Avait-

elle oublié l'heure?

Le réveil électronique affichant minuit la rassura : avant que le taxi ne vienne la chercher au

petit matin, il lui restait toute la nuit pour se reposer.

Ses paupières retombaient déjà, lorsque le martèlement reprit.

Helene tressaillit : elle n'avait pas rêvé ! Comme un automate, elle se leva, passa son déshabillé

et se dirigea vers la porte.

— J'arrive ! lança-t-elle en haussant la voix pour être entendue du palier.

Peu à peu, malgré la fatigue, elle recouvrait son habituelle lucidité. Si ce n'était pas le chauffeur

de taxi, craignant de perdre sa course jusqu'à l'aéroport Charles de Gaulle, qui pouvait frapper à

sa porte au beau milieu de la nuit ? Son voisin, sûrement, dont la femme était de santé fragile. A

son âge, le pauvre Eugène ne pouvait faire face à une urgence tout seul.

Négligeant les précautions habituelles, elle ouvrit la porte en grand... et recula d'un pas.

Rêvait-elle encore ? Ce qu'elle voyait, en tout cas, son esprit se refusait à l'admettre.

— Paolo, murmura-t-elle, sidérée.

Son visiteur la dévisageait d'un regard tourmenté. Il avait l'air harassé. Sa veste en cuir de

grande marque bâillait sur une chemise fripée. Ses cheveux noirs en bataille, qu'il avait dû

ébouriffer à plusieurs reprises, trahissaient sa nervosité.

Elle remarqua le porte-documents qu'il portait sous son bras et le poids des années passées

s'abattit sur elle. Elle avait toujours su qu'il reviendrait.

Oui, mais pas au milieu de la nuit, ni dans cet état ! Il n'était pas rasé, et le regard intense dont il

la dévisageait avait quelque chose d'effrayant.

Elle réprima un frisson.

— Que se passe-t-il, Paolo?

L'homme inspira profondément. Prenant visiblement sur lui, il parvint à afficher une ébauche de

sourire, une crispation qui tenait pour moitié de la grimace. Le contrôle même de sa respiration

semblait lui coûter, et, lorsqu'il relâcha son souffle, elle perçut l'effluve de son parfum. Ce

parfum, c'était l'essence ensoleillée de Paolo, du passé, de ce qu'ils avaient partagé. Les souvenirs

l'assaillirent tandis qu'il la fixait avec, au fond des yeux, cette souffrance qu'elle ne s'expliquait

pas.

Doucement, presque imperceptiblement, il hocha la tête.

— C'est terminé en ce qui nous concerne, Helene.

Glacée par cette déclaration, elle eut l'impression qu'une porte se refermait sur un reste d'espoir.

Pourtant, ne venait-il pas de lui annoncer qu'elle était libre ? Elle avait attendu cet instant la

moitié de sa vie, elle aurait dû sauter de joie. Pourquoi alors le choc la clouait-il sur place, tête

vide et membres gourds? Aujourd'hui que sonnait l'heure de sa délivrance, curieusement, celle-ci

résonnait comme un glas.

Paolo semblait à vif, tout aussi à cran qu'elle.

C'était incompréhensible. Elle avait devant les yeux un homme enfin libre, lui aussi. D'où

provenait le tourment qu'elle lisait sur son visage?

— Tu ferais mieux d'entrer avant que nous n'ayons réveillé les voisins, lâcha-t-elle enfin,

frémissant sous le regard sombre de son visiteur.

C'était la raison qui lui dictait cette invite, car son cœur défaillait à l'idée du tête-à-tête qui allait

suivre.

— Je peux revenir demain, répondit Paolo d'un ton soudain désolé, comme s'il se rendait

compte tardivement l'importunité de sa visite au milieu de la nuit. Je ne veux déranger personne.

— C'est un peu tard, constata-t-elle ironiquement. De toute façon, je pars demain matin.

Puisque tu es là, autant en finir.

Paolo entra, et, sans réfléchir, elle lui posa la main sur le bras en un geste d'accueil.

Le toucher, sentir vibrer les muscles sous le cuir de la veste, créa en elle comme une

déflagration. Elle retira la main aussi vivement que si elle s'était brûlée.

Elle ne pouvait pas se permettre le moindre contact avec cet homme, pas plus aujourd'hui

qu'hier. Il n'avait jamais été à elle autrement que sur le papier. Dommage qu'elle n'ait jamais pu

s'empêcher de le désirer.

Voyant Helene tressaillir, Paolo s'écarta pour lui laisser le passage.

Elle semblait sur le qui-vive, au moins aussi tendue que lui. Mais, à y réfléchir, cela n'avait rien

de surprenant. Comment n'aurait-elle pas été choquée de le trouver en pleine nuit sur le pas de sa

porte, après toutes ces années?

Dio ! Il avait fait de son mieux pour rayer cette femme de sa mémoire. Et il y était à peu près

parvenu — jusqu'à ces derniers temps. Ces jours-ci, le passé l'avait rattrapé, les souvenirs lui

étaient revenus jusque dans les moindres détails.

Il était peut-être encore temps de renoncer? se dit-il en suivant des yeux la souple silhouette de

la jeune femme. Il pouvait revenir plus tard, à une heure décente. Ou traiter l'affaire par fax.

N'était-il pas avocat ? Pourquoi une banale rupture de contrat lui causait-elle une pareille

émotion ?

Il faillit repartir, mais le simple fait de regarder Helene l'en dissuada. Elle le précédait, et le

mouvement de ses hanches sous le peignoir de soie lui faisait presque oublier sa douleur, comme

la raison de sa venue. Elle le retenait sans en avoir conscience, rien que par le charme qu'elle

dégageait. Les vagues désordonnées de ses cheveux cendrés évoquaient leur abandon sur

l'oreiller qu'elle venait de quitter, ses beaux yeux lourds encore de sommeil semblaient renfermer

toute une vie de secrets, ses lèvres pleines rougissaient sous la morsure nerveuse de ses dents.

Elle était toujours celle qu'il avait connue douze ans plus tôt. Même accent britannique, même

attitude fière et vulnérable à la fois. Pourtant, elle avait changé : il pressentait en elle une

maturité nouvelle, une forme de détermination qu'il avait du mal à définir. La mignonne

étudiante était devenue une femme d'une resplendissante beauté. Etait-elle moins ensorcelante

douze ans plus tôt? Leurs problèmes étaient-ils si prégnants qu'ils lui aient caché cette beauté ?

Mais peut-être était-ce tout simplement le temps qui l'avait épanouie.

Il se mit soudain à désirer bien plus qu'il n'était venu chercher. Mais ce plus-là, il ne pouvait y

prétendre. Il était bien temps d'apprécier la féminité d'Helene, alors qu'il venait pour conclure

leur divorce !

Il ferma les yeux. Exerçant toute la force de sa volonté, il se contraignit à la raison et, réfrénant

un soupir, il la suivit dans le salon.

Allumant une lampe d'ambiance, Helene invita d'un geste son visiteur à s'asseoir. La lumière

était douce, confortable, et très suffisante en ce qui la concernait. Elle n'avait pas besoin d'un

éclairage plus brutal pour voir la vérité, celle-ci sautait aux yeux.

— Veux-tu boire quelque chose? demanda-t-elle.

La courtoisie n'entrait pas uniquement en compte dans cette proposition. Elle la formulait pour

gagner du temps. Quelques instants de solitude lui étaient nécessaires pour se reprendre. Durant

douze ans, elle s'était préparée à cette issue. Cela ne l'empêchait pas d'en accuser le choc : Paolo

était ici pour se débarrasser d'elle.

Elle se raidit pour empêcher ses mains de trembler.

La présence de Paolo emplissait la pièce, rendant le spacieux salon curieusement exigu. Etait-ce

la chaleur de son corps qui rayonnait? Elle avait l'impression d'étouffer. Il ne la quittait pas du

regard. Il devait la trouver gênée, rougissante comme une adolescente prise en défaut. D'ailleurs,

elle se sentait effectivement en faute, n'ayant passé pour aller ouvrir que ce déshabillé fluide sur

son slip de coton rose !

— Un café me conviendra, si ça ne te dérange pas, répondit Paolo au bout d'un trop long

moment.

Soulagée, elle courut se réfugier dans la cuisine. Si le silence s'était prolongé encore une

minute, elle aurait craqué! Elle brancha la bouilloire électrique, sortit les tasses et le sucre, mais

son esprit refusait de se fixer sur sa tâche.

Comme Paolo avait changé en douze ans ! Le svelte étudiant s'était transformé en un homme

sculptural. Il semblait taillé dans la pierre. Même dans l'état de fatigue qui semblait être le sien à

cette heure avancée, même décoiffé et arborant une barbe naissante, il dégageait un charisme

étonnant. Elle avait vu récemment des clichés de lui dans la presse, mais aucun ne lui rendait

justice, car il adressait toujours un regard furieux aux paparazzi !

Sur la dernière photo qu'elle avait vue, la femme qui l'accompagnait était tout sourires,

contrairement à lui. N'était-ce pas compréhensible ? Elle avait décroché le gros lot ! Helene

n'avait pas eu besoin de lire son nom sous la photo pour reconnaître celle qui, selon le magazine,

allait devenir très vite Mme Paolo Mancini. Sapphire Clemenger s'était elle-même construit une

solide carrière en dessinant des collections de mode pour la célèbre maison Bacelli sise à Milan.

La prospérité attirait la prospérité. Et elle avait su attendre son heure.

Voilà ce qui expliquait la visite si tardive de Paolo. Il lui fallait se libérer en hâte pour nouer

d'autres liens.

— Tu ne sembles pas ravie de me voir, lança une voix derrière elle.

Helene tressaillit et prit le temps de verser l'eau sur le café avant de se retourner vers Paolo.

Celui-ci se tenait sur le seuil de la cuisine, une main appuyée au chambranle. Il avait ôté sa

veste, et sa chemise blanche soulignait la largeur de sa poitrine.

Elle se rendit compte qu'elle avait la bouche sèche.

— Je ne m'attendais pas à une visite aussi tardive, expliqua-t-elle en hâte. J'ai craint que mes

voisins n'aient un problème. A leur âge. Ils savent qu'ils peuvent m'appeler même... Même la

nuit.

Ses balbutiements embarrassés parurent se dissoudre sous le regard de Paolo.

— Tu devines pourquoi je suis ici, bien sûr, avança-t-il.

Elle hocha la tête, luttant pour ne pas flancher. Surtout, il ne fallait pas montrer combien tout

ceci l'affectait.

— Je présume que Khaled s'est marié?

— Exactement.

La réponse de Paolo la transperça comme un poignard. Cela confirmait ce dont elle se doutait,

mais elle ne trouva aucun réconfort dans cette certitude. Seulement de la détresse.

N'était-ce pas paradoxal ? Elle aurait dû exulter de joie à l'idée d'échapper définitivement aux

griffes de Khaled Al-Ateeq, l'homme auquel on l'avait promise alors qu'elle avait à peine dix-sept

ans. Son propre père l'avait considérée comme une monnaie d'échange dans les affaires qu'il

traitait avec celui de Khaled, il espérait ainsi augmenter ses parts dans la société pétrolière du

cheik.

Pour contrer les projets de son père, elle avait dû fuir. Ce mariage arrangé l'horrifiait. La seule

manière de l'éviter avait été d'épouser au plus vite Paolo Mancini. Une courte cérémonie civile

avait conclu leur union, sonnant le glas des espoirs familiaux.

En dépit de la sécurité que lui offrait son nouveau statut d'épouse, elle craignait que Khaled ne

la poursuive de sa vengeance. Pour la tranquilliser, Paolo s'était engagé à ne pas divorcer tant que

Khaled resterait célibataire.

C'était un plan simple : ils restaient liés par mariage jusqu'à ce que Khaled le soit à son tour.

Qui aurait pu imaginer que ce dernier attendrait douze ans pour prendre femme?

La menace qui pesait sur Helene s'était transformée en attente, et cette entrave avait

empoisonné leur vie à tous deux, la dissuadant de nouer toute relation sérieuse avec un homme et

empêchant Paolo de fonder une famille. Jusqu'à ce soir.

Khaled enfin marié, ils redevenaient libres. Malheureusement pour elle, cette liberté signifiait la

rupture avec le seul homme qui ait jamais compté dans sa vie. Le seul qu'elle voulait.

— Eh bien, notre ami Khaled a pris son temps ! répondit-elle en un vain effort pour détendre

l'atmosphère.

Un muscle se crispa dans la mâchoire de Paolo.

— Dorénavant, il ne te causera plus aucun ennui, conclut-il d'une voix tendue sous laquelle

affleurait l'émotion.

Cette émotion était si perceptible qu'Helene leva les yeux vers lui.

La culpabilité lui taillada le cœur comme une lame : pendant douze ans, Paolo avait respecté sa

promesse, renonçant à se marier et à avoir des enfants. Que n'avait-il rompu plus tôt, au lieu de

s'embarrasser d'elle, dont il ne voulait pas pour femme ? Comment aurait-il pu imaginer,

d'ailleurs, qu'il s'engageait pour une si longue période ? Pas étonnant qu'au bout de douze ans il

soit pressé d'en finir !

Elle passa devant Paolo, les tasses fumantes sur un plateau. Il lui fut difficile de ne pas respirer

le parfum qui émanait de son corps. Il était si grisant... Pourtant, il lui faudrait l'oublier. Alors

que ses sens en avaient gardé le souvenir jusqu'à aujourd'hui.

— Tu m'as apporté les papiers à signer? demanda-t-elle d'un ton qu'elle espérait détaché.

Paolo hocha la tête.

— Ils sont dans mon porte-documents.

— Alors, voyons cela sans tarder ! conclut-elle d'un ton aimable pour essayer de donner le

change.

Il sortit les documents pendant qu'elle versait le café.

Elle aurait dû se préparer une infusion. Il faudrait dormir après le départ de Paolo, car le

lendemain elle avait un avion à prendre. Et ce café allait la tenir éveillée jusqu'au matin. De toute

manière, s'avoua-t-elle honnêtement, dormir était maintenant hors de question, avec ou sans café.

Une fois qu'elle aurait mis un point final à leur aventure, l'insomnie s'imposerait, de toute façon.

Elle s'assit sur le sofa, et Paolo s'installa à côté d'elle. Dans le mouvement qu'il fit pour

s'asseoir, il lui effleura la cuisse, et un pan du déshabillé de soie se retrouva coincé sous sa

jambe.

Quand elle chercha à dégager son peignoir, elle ne réussit qu'à en agrandir l'ouverture, exposant

sa jambe nue jusqu'au minuscule slip rose. De son mieux, elle se couvrit du pan qui restait,

regrettant amèrement de ne pas s'être habillée quand elle avait entendu frapper.

Paolo leva les yeux de ses papiers, et son embarras crût sous son regard scrutateur. Avec une

lenteur exaspérante, il détailla le contour de sa jambe à demi nue. A l'endroit où la peau

disparaissait sous le tissu, son regard s'arrêta. Elle crut le voir fermer brièvement les yeux. Mais

il reprit rapidement son examen, remontant vers son visage, non sans marquer une pause au

niveau de ses seins. Comment n'aurait-il pas vu que leurs pointes saillaient avec insistance sous

la soie? Un éclair jaillit dans ses yeux, brûlant, dangereux.

Cet homme dégageait un magnétisme intense. Helene sentit son cœur s'affoler et le sang battre

plus fort à ses tempes. Le regard incandescent de Paolo transformait son embarras en autre chose

de bien plus primal.

Mais soudain l'atmosphère changea du tout au tout, et le regard de Paolo n'exprima plus que du

regret.

— Je suis désolé, murmura-t-il d'une voix rauque en se levant.

Il s'éloigna de quelques pas et parut s'intéresser aux bibelots qui décoraient la pièce.

Helene, brûlant de honte, se drapa dans le pan libéré de son déshabillé.

Ces mots, elle les avait déjà entendus dans la bouche de Paolo, et ce regard gêné, tellement

humiliant, elle l'avait déjà subi. Aujourd'hui cependant, elle n'était plus la jeune mariée naïve de

dix-sept ans, et cette nuit n'était pas leur nuit de noces. Impitoyable, sa mémoire lui rejoua la

scène comme un vieux film trop souvent visionné. Douze ans s'étaient écoulés mais elle se

rappelait le moindre détail.

« Je suis désolé, avait dit Paolo en dénouant le collier de ses bras amoureux, ce mariage n'a rien

à voir avec le sexe. »

Paolo n'avait pas voulu d'elle à l'époque, et ce soir il gardait soigneusement ses distances. La

croyait-il assez folle, ou assez entichée de lui pour se jeter de nouveau à son cou au risque d'une

nouvelle humiliation ? Il aurait été bien présomptueux de nourrir pareilles idées. Elle s'était juré

d'oublier cet homme. Comment aurait-elle pu conserver des sentiments pour lui, après douze ans

sans autre contact qu'une carte de nouvel an qu'il faisait envoyer par son cabinet?

Pourtant...

Pourtant, le temps n'avait pu effacer ce qu'elle ressentait pour lui. Au contraire, l'éloignement

avait attisé le manque, et, quand elle avait découvert Paolo sur le seuil de sa porte, elle avait eu

l'impression qu'un gouffre béant s'ouvrait sous ses pas. Un désespoir aigu lui avait vrillé le cœur.

Comment pouvait-il la bouleverser à ce point? D'autant qu'il ne venait que pour trancher leurs

liens.

Même si elle devait en souffrir, il méritait cette liberté. L'honnêteté commandait à Helene de

signer les papiers sans discuter. Si Paolo voulait épouser quelqu'un d'autre, la moindre des choses

qu'elle lui devait n'était-elle pas son aide? Après tout, il avait tenu parole douze longues années.

— Tu n'as pas besoin de t'excuser, fit-elle d'une voix claire pendant qu'il s'absorbait dans la

contemplation du bouquet qui ornait sa cheminée. Je suis sûre que tu es pressé de tout régler.

Donne-moi ce que je dois signer pendant que tu prends ton café.

A défaut d'une boisson plus forte, il avait en effet bien besoin de ce café, s'avoua Paolo.

L'embarras d'Helene lui avait laissé le temps de décompresser, et au moins pouvait-il se retourner

vers elle sans risque. Car pour rien au monde il n'aurait voulu qu'elle le croie venu pour autre

chose que cette signature.

Il y avait des mois qu'il n'avait plus couché avec une femme. Cela ne lui avait pas manqué,

jusqu'à ce dernier instant où le désir avait surgi, difficile à dissimuler, parfaitement incontrôlable.

Et d'autant moins contrôlé qu'Helene était extrêmement séduisante dans l'éclairage tamisé du

salon. Ses yeux verts brillaient d'intelligence et de chaleur, le menton décidé qu'elle tenait de son

père s'était adouci, et sa bouche aux lèvres pleines invitait au baiser.

Tandis qu'il se penchait pour lui tendre les papiers, il sentit l'effluve d'un parfum mêlé à l'odeur

de son corps. Le tout formait la plus féminine des fragrances, une note fleurie qui n'appartenait

qu'à elle et qui l'enivrait. Oui, Helene était diablement attirante. Elle s'était affirmée, elle irradiait.

Peut-être aurait-il pu résister à tant de charme si le destin ne s'en était mêlé, lui dévoilant sa

peau satinée dans l'entrebâillement du déshabillé. Elle ne portait pas grand-chose sous la soie

fluide du peignoir, et l'envie l'avait empoigné de lui faire l'amour. De la prendre, à l'instant, sur le

lit qu'elle venait de quitter.

Une pensée le traversa, dérangeante. Et si Helene n'était pas seule dans ce lit? Il brûla tout d'un

coup d'en savoir plus sur sa vie. Qu'avait-elle fait pendant douze ans ? Avec qui ?

Le salon ne révélait aucune présence masculine. Pourtant, il lui fallait une certitude. Un homme

attendait-il Helene, dans ce lit ou ailleurs?

— Les passages où tu dois apposer ta signature sont marqués, commença-t-il d'un ton

dégagé. Mais je peux repasser plus tard si je dérange quelqu'un. Un colocataire ? Un ami ?

— Ne te donne pas cette peine. Tu ne déranges personne.

Paolo étouffa un juron. La réponse ne lui disait rien de plus que ce qu'il avait deviné en

observant le salon.

— Cela veut-il dire qu'il n'y a personne dans ta vie, ou simplement qu'il habite ailleurs?

Helene reposa son stylo et leva vers lui un regard perçant.

— Je n'avais pas saisi le sens de ta question. Il n'y a personne dans ma vie, si tu veux

vraiment le savoir, ni ici ni ailleurs. Je n'ai d'autre mari que toi ! Et ce détail sera d'autant plus

vite réglé que nous en finirons avec ces papiers.

Etait-elle si pressée de se débarrasser de lui ?

— J'aurais cru que les hommes se bousculaient à ta porte, laissa-t-il échapper entre ses dents

serrées.

Helene le fixa d'un air furieux.

Il se détourna, et son regard tomba sur une photo posée sur la cheminée.

Celle-ci représentait les parents d'Helene. Caroline Grainger, épouse accomplie en tailleur

immaculé et collier de perles, souriait avec fierté à l'objectif, tandis que Richard Grainger le

fixait avec l'autorité de ceux qui pensent posséder le monde. C'était d'ailleurs pratiquement le

cas, en ce qui le concernait.

— Comment vont tes parents ? reprit-il pour détourner la conversation du sujet brûlant qu'il

avait abordé.

— Je ne sais pas.

Il se retourna vers Helene. La voix tendue de la jeune femme l'avait alerté autant que l'étrangeté

de sa réponse.

— Comment ça, tu ne sais pas ?

D'un mouvement las, elle enfouit les mains dans ses cheveux.

Fasciné, il observa la masse blonde obéir aux doigts qui la disciplinaient. Ses boucles souples

effleuraient ses épaules. Il aimait sa chevelure. On aurait pu se perdre dans sa luxuriance.

— La dernière fois que j'ai entendu parler de mon père, c'était un mois après notre mariage,

lui répondit Helene. Tu étais reparti pour Milan, et je venais de trouver un appartement à Paris.

Les avocats de mon père ont déniché mon adresse. J'ai reçu un courrier stipulant que Richard

Grainger ne me considérait plus comme sa fille et qu'il était inutile que je cherche à le contacter,

lui ou ma mère.

— Il a coupé les ponts. Je ne savais pas.

Helene haussa les épaules.

— Je m'attendais à sa colère. J'avais causé l'échec de ses projets, il avait perdu des milliards.

Je me doutais qu'il n'était pas près de me pardonner !

— Mais se priver de toi ainsi ! Et te séparer de ta mère.

— Oh, ça n'a plus d'importance, lâcha Helene, trop précipitamment pour qu'il puisse croire à

sa sincérité. J'ai la vie que je voulais, un métier passionnant au Bureau international des femmes,

et je me sens bien à Paris. Tout cela grâce à toi.

Elle avait accompagné ces derniers mots d'un faible sourire.

— Ne parle pas ainsi, répliqua-t-il vivement. Je ne suis pour rien dans ta réussite. Tu as

construit ta vie toute seule.

— Je n'aurais rien eu à construire sans ton intervention ! Personne ne s'intéressait assez à

moi pour m'aider. Et si quelqu'un avait remarqué ma détresse à l'idée de ce mariage, la peur des

représailles l'aurait retenu d'agir. Tu as été le seul à me défendre de mon père.

Paolo hocha la tête. Il aurait aimé envisager ses propres actes sous un jour aussi noble. A

entendre Helene, il avait agi en vaillant chevalier. Mais ce qui l'avait déterminé, c'était son

impétueux caractère et la fureur de voir une amie, étudiante avec lui, se faire manipuler comme

un pion par sa famille. L'inconscience de la jeunesse alliée à la certitude d'être dans son droit

avaient joué plus qu'une quelconque noblesse de sentiments. Le sang qui bouillait dans ses

veines n'avait fait qu'un tour.

Il prit une profonde inspiration. S'il devait aider Helene aujourd'hui... Avec le recul, à voir la

suite d'événements qu'ils avaient déclenchés par leur union précipitée, il serait moins pressé de

voler à son secours. Peut-être aurait-il mieux valu qu'il la laisse à Khaled.

— Ne comprends-tu pas, reprenait Helene, que tu m'as rendue libre aux dépens de ta liberté?

Je ne pourrai jamais rembourser une dette aussi lourde, mais je peux t'assurer que je n'oublierai

jamais ton sacrifice. Tu auras toujours droit à ma reconnaissance.

Elle sourit encore, mais il vit des larmes qui perlaient dans son regard et sentit son estomac se

nouer.

Le cynisme de sa réflexion précédente s'évanouissait devant l'émotion. Comment aurait-il pu

abandonner Helene à son sort alors qu'il lui était à peine possible, à l'instant, de rester impassible

devant ses pleurs? Il mourait d'envie de la prendre dans ses bras et de la consoler, d'effacer tout

ce chagrin que la vie faisait peser sur elle. Pourtant, il n'osait bouger. Déjà, il avait failli perdre le

contrôle de lui-même, et s'il posait ses lèvres sur elle, il ne pourrait plus se réfréner. Ce serait

trop bon, trop doux, comme un baume sur sa propre douleur. Il se sentait à vif, le terrain devenait

trop risqué. Il lui fallait mettre un terme à leur entrevue, en finir et partir.

Il se forgea donc un sourire de circonstance, tâchant de se rappeler ce qu'Helene lui devait.

Il l'avait sauvée. Bien. Mais cela remontait à douze ans. En avait-il fait autant pour Sapphire, lui

avait-il épargné le sort odieux qui l'attendait? On pouvait plutôt dire qu'il l'avait livrée à Khaled

sur un plateau d'argent. Il n'y avait là rien dont il puisse être fier.

— Allons, ne me remercie pas, c'était la moindre des choses, conclut-il en se détournant

avant qu'Helene ne voie le trouble marquer ses traits. J

Quelques instants, il n'y eut plus dans la pièce d'autre bruit que celui des pages du document

dont la jeune femme avait entamé la lecture.

C'était une idée folle d'être venu chez elle à l'improviste ! Il aurait dû lui faire parvenir les

papiers par la poste plutôt que de lui infliger le spectacle de son désarroi. Ce tête-à-tête lui

donnait l'impression de mettre son âme à nu, comme s'il venait d'arracher le bandage d'une plaie

encore saignante, refusant obstinément de cicatriser, et qu'il exposait aux yeux de tous.

— Je ne comprends pas, fit soudain Helene, l'arrachant à ses réflexions. Pourquoi ces

papiers concernent-ils une procédure de divorce habituelle ? J'avais imaginé que tu proposerais

une... une annulation de mariage.

Elle avait rougi sur ces derniers mots, détail qui n'échappa nullement à Paolo.

— Parce que nous ne l'avons pas consommé? précisa-t-il en s'approchant, cherchant à

identifier les émotions qui se succédaient sur le visage d'Helene.

Décidée sans doute à faire bonne figure, celle-ci redressa le menton d'un air de défi.

Courageuse, comme douze ans plus tôt.

Le mouvement tendit sur son buste la soie du peignoir, et le regard de Paolo voyagea sur le

triangle de peau que délimitait la croisée du tissu. Une peau lisse, crémeuse, comme celle de sa

jambe qu'il avait aperçue tout à l'heure. Comment avait-il pu s'interdire de consommer leur union

? A l'époque, les choses étaient différentes, bien sûr.

Helene, elle, voulait aller jusqu'au bout, il s'en souvenait parfaitement.

Après les jours éprouvants qu'ils avaient passés à se cacher jusqu'à ce que soient réglées les

formalités du mariage et qu'ils puissent enfin s'unir, ils avaient laissé éclater leur joie, exaltés par

leur réussite. Jeunes et sans appui, ils avaient déjoué les plans d'une famille puissante, d'un père

décidé à vendre sa fille au plus offrant. Par la même occasion, ils avaient rivé son clou à l'héritier

d'une principauté arabe ! Qui aurait misé sur le succès de leur entreprise ? Personne. Cependant,

ils avaient gagné ! Tard dans la nuit, dans la chambre de bonne prêtée par un ami, ils avaient

célébré leur victoire comme deux étudiants après un concours, avec une bouteille de mousseux à

deux sous. Comme ils s'étaient félicités alors, dansant de joie dans la chambrette ! Puis Helene

l'avait embrassé et lui avait fait comprendre qu'elle souhaitait qu'ils fassent l'amour ensemble.

Soudain, toute joie s'était dissipée pour Paolo. Il aurait pu tirer parti de la situation, mais sous

aucun prétexte il ne voulait profiter d'elle alors qu'elle était grisée par le succès et quelques

coupes de vin mousseux. Elle aurait pu croire qu'il se payait pour service rendu. Il avait tenté de

le lui expliquer, mais était-ce la fatigue, la tension de ces jours difficiles? Ses explications lui

avaient paru à lui-même maladroites, embrouillées. Par quel miracle Helene aurait-elle pu les

comprendre ? Cependant, elle ne s'était plus approchée de lui, et il en avait conclu que son refus

la soulageait. Peut-être s'était-elle crue obligée de se proposer à lui ? Il avait alors éprouvé un

curieux sentiment, peut-être du soulagement lui aussi, mais c'était si loin qu'il ne se rappelait plus

précisément.

Aux expressions fugitives qui se succédaient sur le visage de son visiteur, Helene comprit qu'il

se souvenait du passé aussi bien qu'elle. Les pupilles sombres de Paolo, aux chauds reflets

chocolat, étaient comme un écran sur lequel ses pensées se déroulaient et qu'elle déchiffrait

d'autant mieux que les siennes étaient identiques. Comme elle s'était conduite stupidement à

l'époque ! Aujourd'hui, d'ailleurs, ce n'était guère mieux.

Paolo secoua la tête en réponse à sa question.

— Tu es mal informée, comme la plupart des gens. L'absence de consommation n'est pas

une base suffisante pour annuler un mariage.

Ces mots donnèrent le frisson à Helene. Toutes ces années, elle s'était convaincue qu'il la

repoussait pour ne pas compromettre ses chances d'annuler le mariage. Mais si, légalement, ce

point se révélait insuffisant, Paolo lui avait tourné le dos pour une raison beaucoup plus simple :

il n'avait pas envie d'elle.

Elle se mordit la lèvre, consternée. Décidément, sa propre naïveté l'étonnerait toujours.

Comment avait-elle pu se leurrer toutes ces années ?

— Le motif du divorce est la séparation de corps par consentement mutuel, termina Paolo.

Helene reprit le stylo et le serra avec une telle force que ses jointures blanchirent.

« Signe, s'ordonna-t-elle, et qu'on en finisse ! » Qu'y avait-il de si surprenant dans la déclaration

de Paolo ? Jamais il n'avait été à elle parce qu'il ne l'avait jamais voulue à lui.

Sans lire plus avant, elle commença à apposer son paraphe à la fin de chaque page.

— Tu ne veux pas terminer la lecture?

— J'en sais assez comme cela. D'ailleurs, en tant qu'avocat, tu dois savoir ce que tu fais.

La sonorité de sa voix attira l'attention de Paolo. Celui-ci s'approcha d'elle et dut voir le

brouillard qui noyait son regard.

— Helene, tu pleures ? Je pensais que tu serais heureuse de voir enfin Khaled marié.

— Bien sûr que j'en suis heureuse ! mentit-elle, signant la dernière page avant d'essuyer

vivement ses yeux. Je pleure de joie. Tu dois être soulagé aussi. Et qui est l'heureuse épouse de

Khaled ? Je la connais ?

Elle vit Paolo se crisper presque douloureusement à cette question. Ce mariage n'avait rien

d'anodin pour lui, comprit-elle. Son regard s'était vidé de toute expression. Toutes ses pensées

allaient à quelqu'un d'autre. A une autre !

— Qui est-ce? insista-t-elle.

— Khaled avait promis de se venger de moi, et c'est ce qu'il a fait. Il m'a pris quelqu'un de

proche, pour qui j'ai beaucoup d'affection. Fidèle à sa parole, lui aussi.

Le sang d'Helene se glaça. Le tourment qui agitait Paolo la gagna à son tour.

— Il a épousé une amie à toi ?

— Tout comme je t'ai épousée en te volant à lui, rétorqua Paolo avec un sourire sans joie.

— Dis-moi son nom, fit-elle en un souffle, bouleversée de le voir souffrir autant.

— Je ne sais pas si tu as entendu parler d'elle, elle dirige une collection de vêtements pour la

maison Bacelli. Il s'agit de Sapphire Clemenger.

2

— Oh, mon Dieu, non ! Sapphire. J'avais entendu dire que vous... Quelle horreur !

Helene se leva pour arpenter la pièce en tout sens, serrant ses bras autour d'elle comme pour se

protéger du désastre dont elle était la cause.

Ce qu'elle venait de comprendre lui était insupportable. Toutes les pièces du puzzle s'ajustaient.

Si Paolo avait tambouriné à sa porte en pleine nuit au bout de douze années de silence, la raison

en était simple : il était fou de chagrin. On lui avait volé sa future femme, et elle-même portait la

responsabilité de cette catastrophe.

— C'est ma faute.

— Helene, ne dis pas une chose pareille !

— C'est pourtant la vérité ! Ne comprends-tu pas ? lui jeta-t-elle avec désespoir. Si tu ne

m'avais pas épousée, rien de tout cela ne serait arrivé !

Paolo s'était levé à son tour. Ses yeux lançaient des éclairs.

— Y avait-il une alternative possible, à moins de céder à Khaled? Je ne t'aurais jamais laissé

faire, et tu le sais.

— Mais vois les conséquences ! Douze années pendant lesquelles ta vie a été en suspens, et

aujourd'hui... Pauvre Sapphire ! Je n'aurais jamais dû t'appeler à l'aide, je n'en avais pas le droit.

Le prix est trop lourd.

Elle ployait sous le poids de ses responsabilités. Douze ans de la vie d'un homme ruinés par sa

faute, douze ans à se voir refuser toute chance de fonder un foyer. Et, comme si cela ne suffisait

pas, Paolo se voyait privé de celle qu'il comptait épouser par la faute de Khaled !

Elle se mit à trembler de tout son corps.

— Je suis navrée, Paolo. Les mots sont trop faibles pour...

Les sanglots l'interrompirent, secouant sa poitrine, et elle ne se rendit pas compte que Paolo

approchait. Soudain, elle se sentit entourée par deux bras puissants. Paolo l'attira à elle, et elle

accueillit son geste avec gratitude, heureuse de pleurer sur son épaule.

— Laisse-toi aller, murmura-t-il, ça te fera du bien.

Qu'aurait-elle pu faire d'autre? Elle n'avait plus l'énergie de combattre ses larmes. Tout le

chagrin qu'elle avait accumulé au fil des ans et trop longtemps enfoui au plus profond d'elle-

même déferlait en un torrent d'émotions.

Pêle-mêle lui revenaient le choc ressenti quand son père lui avait froidement exposé ses plans,

son désespoir lorsque sa mère s'était détournée d'elle, insensible à ses suppliques, sa peur et sa

recherche frénétique d'une échappatoire pour fuir l'avenir qu'on lui avait tracé.

C'était Paolo qui lui avait offert une solution et elle en avait pleuré de reconnaissance : il lui

sauvait la vie. Du fond de sa détresse, n'avait-elle pas envisagé les pires extrémités pour se

soustraire à son sort?

Et ses pleurs, aujourd'hui, coulaient pour lui qui lui avait sacrifié son avenir.

Ses larmes étaient loin d'avoir tari quand elle se rendit compte que doucement, les bras refermés

autour d'elle, Paolo la berçait. Il avait posé le menton sur ses cheveux et la rassérénait par ce

balancement vieux comme le monde.

C'était bon d'être contre lui. A travers la chemise de Paolo humide de ses pleurs, elle sentait le

battement régulier de son cœur. La chaleur musquée qui émanait de lui lui donnait envie

d'enfouir son visage contre sa poitrine. A chaque bouffée d'air, elle inhalait un peu de lui, de son

essence. Sa force la nourrissait, calmait son désarroi. Et pourtant elle usurpait la place d'une autre

dans ses bras. Elle devait le laisser poursuivre sa vie, quoi qu'il lui en coûte.

A regret, elle redressa la tête et essuya ses joues d'un revers de main. Quand elle regarda Paolo,

elle vit que ses yeux à lui aussi brillaient d'humidité. Cela ne dura qu'un instant. Il cilla, et il ne

resta qu'une trace luisante sur ses longs cils bruns.

— Oh, Paolo, chuchota-t-el le, le cœur brisé de ce chagrin dont elle était la cause. Je

m'excuse pour... Pour tout.

Paolo s'écarta, mais maintint une main au creux de ses reins. De l'autre, il lui releva le menton.

— Assez d'excuses, la rabroua-t-il.

— Mais, Paolo...

— Cela suffît, j'ai dit.

Il posa un doigt sur ses lèvres pour la faire taire, et l'atmosphère entre eux sembla s'embraser.

La chaleur de Paolo était contagieuse. Helene brûlait soudain comme si une lave liquide se

déversait à chaque endroit où son corps touchait celui de Paolo. Ses seins aux pointes durcies

s'écrasaient contre lui, ses cuisses se pressaient aux piliers des siennes.

Tout avait changé en l'espace d'un instant. Paolo cessait d'être l'ami réconfortant, le havre dans

la tempête, il redevenait un homme de chair et de sang dont le corps trahissait la montante

excitation.

Le cœur d'Helene s'arrêta. Ou était-ce son souffle ? En tout cas, l'univers entier semblait

suspendu dans l'attente de ce qui allait se passer.

Puis la bouche de Paolo fut sur la sienne, et elle n'eut plus de respiration à reprendre, plus de

questions à se poser. Tout ce qu'elle avait pu désirer, elle le trouvait dans la douceur de ce baiser.

La bouche de Paolo effleurait la sienne, la tiédeur de ses lèvres était comme un baume sur ses

plaies, sa joue râpeuse une caresse qui effaçait tout chagrin.

Elle se détendit d'un coup. Ses doigts auparavant crispés par la détresse se déployèrent pour

explorer son torse sous le léger tissu de la chemise.

La réaction de Paolo fut immédiate. Il approfondit leur baiser, exigeant plus, prenant tout ce

qu'elle offrait. Le désir la consuma et elle en oublia toute raison.

Pourquoi était-il venu à elle après toutes ces années ? Elle ne s'en souciait plus, grisée par le

souffle qui effleurait sa joue, tiède encore de leur baiser, lourd de désir. Rien d'autre ne comptait.

De tout son être elle voulait cet homme.

La chaleur des mains qui couraient sur elle pénétrait le fin rempart de son déshabillé. Celui-ci

lui semblait soudain inexistant, et la bouche de Paolo, descendue sur sa gorge, allumait de

nouveaux foyers de désir sous sa peau. Il repoussa le haut de son peignoir, dégageant son épaule,

et elle s'offrit à ses baisers, chaque centimètre de sa peau brûlant d'être celui qu'il embrasserait.

Ce fut au tour de l'autre épaule d'être dénudée, et elle frissonna. Ses jambes devenaient faibles

et ne la portaient plus, alors elle s'accrocha à Paolo, sachant qu'il la soutiendrait et qu'elle

pourrait tout oublier sauf la magie de sa bouche qui voyageait jusqu'à ses seins.

Il prit possession d'un bourgeon durci, et sa langue en traça le contour. Le plaisir vrilla le ventre

d'Helene. Son désir devenait insupportable, une soif aiguë qu'il lui fallait étancher. Son corps se

liquéfiait, prêt à accueillir celui qu'elle avait attendu si longtemps.

Paolo délaissa la pointe de son sein pour le contempler intensément, et un grondement rauque

monta de sa gorge. Enfin il releva les yeux vers elle, des yeux sombres et profonds, emplis d'un

désir passionné.

Pour rien au monde elle n'aurait voulu se dérober à ce regard où elle lisait le besoin que Paolo

avait d'elle. Mais lui, n'allait-il pas trop deviner à la scruter ainsi ?

Quoi qu'il ait vu, cela sembla le satisfaire, car il tira sur la ceinture du déshabillé de soie qui

s'effondra à leurs pieds. Un éclair admiratif passa dans le regard de Paolo alors qu'il découvrait

sa nudité. En réponse, ses seins pointèrent fièrement vers lui, rigides, électrisés par l'anticipation.

Un frisson la parcourut.

— Perfezione..., souffla Paolo, retrouvant son idiome maternel pour murmurer son

adoration.

Tout parut alors se précipiter. Paolo repoussa du pied le peignoir, et sa bouche fut partout sur

elle, explorant chaque courbe de son corps, tandis que son érection devenait le plus pressant des

impératifs.

L'envie qui la torturait la poussa à se serrer contre lui, et les mains de Paolo s'arrondirent sur ses

fesses avant de glisser sous l'élastique de son slip. D'un geste ferme, il la cala étroitement contre

l'intensité de son désir.

Helene crut qu'elle allait manquer d'air. Haletante, elle avait l'impression qu'un feu

inextinguible la ravageait et portait au paroxysme le besoin qu'elle avait de lui.

Toucher Paolo, sentir sa peau contre la sienne. L'accueillir en elle.

C'était l'alpha et l'oméga de son désir.

Que Paolo la possède, qu'il soit en elle et comble enfin le vide de toutes ces années.

Frénétique, elle s'attaqua aux boutons de sa chemise, se souciant peu de les arracher dans son

besoin d'aller vite, plus vite, pour pouvoir enfin caresser sa peau. Ses mains découvrirent le torse

satiné de Paolo et elle suivit les contours de ses muscles, effleurant la toison qui frisait entre les

lunes dures de ses seins.

Puis elle refit le chemin à l'envers, poursuivant son exploration, heureuse de sentir le souffle de

Paolo se nouer et son abdomen se crisper sous sa main. Elle atteignit la ceinture de son pantalon

et glissa deux doigts par-dessous, avant qu'une étreinte d'acier n'arrête ses poignets. Elle sentit la

bouche de Paolo tout contre son oreille.

— Aie pitié, fit-il d'une voix rauque. Cela fait longtemps que ça ne m'est plus arrivé.

A lui ? Elle avait l'impression, de son côté, que cela n'était jamais arrivé !

Elle avait eu deux amants en douze ans, deux aventures tièdes qui l'avaient laissée sur sa faim et

persuadée d'avoir un problème avec les hommes. Peut-être en avait-elle un ! En tout cas, aucune

caresse n'avait provoqué chez elle le centième de ce qu'elle éprouvait en cet instant dans les bras

de Paolo. Rien n'avait jamais réussi à la faire brûler aussi intensément. Ces hommes n'avaient pas

compté pour elle et leur souvenir s'effaçait de lui-même, emportant jusqu'à leurs prénoms.

Et c'était Paolo qui lui demandait d'arrêter?

Elle s'arracha à son étreinte pour modeler sa paume à la forme du désir qui tendait son pantalon.

Puis, doucement, elle referma la main sur lui.

— Pitié ? murmura-t-elle. Je ne vois pas ce que tu veux dire.

Le corps de Paolo se figea, et pendant une interminable seconde elle crut être allée trop loin.

Jamais elle n'avait tenté un mouvement aussi audacieux, car elle n'en avait jamais ressenti

l'envie. C'était la première fois que le désir dirigeait ses actes. Peut-être le jeu de la tentation lui

seyait-il mal ? Peut-être Paolo répugnait-il à lui laisser l'initiative?

Mais il gronda de plaisir, et le son guttural échappé de sa gorge la fit vibrer à l'idée de ce qu'il

annonçait.

Paolo la prit dans ses bras, la porta jusqu'à la chambre et la déposa sur le lit avec une douceur

presque révérencieuse. En un tournemain, il ôta chaussures, pantalon et slip. Le petit triangle de

tissu rose qu'elle portait encore ne résista pas à son assaut.

— Tu es magnifique, bella donna, fit-il en s'allongeant près d'elle sans la quitter du regard.

Helene battit des paupières.

La voix profonde de Paolo se coulait jusqu'à ses sens, noyant sa perception du réel. Elle n'était

plus disponible que pour lui et pour les sensations que lui transmettaient ses caresses. Et sa

bouche. Oh, sa bouche déversait un élixir magique qui l'enflammait, sa langue dessinait de

sinueux chemins sur sa peau, accomplissait d'étranges sortilèges. C'était un enchantement, une

manœuvre de séduction qui tenait de la magie et la laissait pantelante et captive.

C'était la plus délicieuse des tortures que d'être soumise au caprice de Paolo, mais cela devint

pire encore quand les doigts de celui-ci glissèrent au cœur de sa toison bouclée.

La respiration d'Helene se bloqua alors qu'il introduisait ses doigts en elle, explorant son

intimité comme si de tout temps elle lui était destinée. Et ne l'était-elle pas ?

Elle s'ouvrit à son assaut passionné alors que la bouche de Paolo reprenait la sienne.

Très vite, avec un grondement rauque, il fut sur elle, et elle sentit contre ses jambes son érection

dressée, chaude, insistante.

— Je te veux, souffla-t-il, les yeux embrasés de désir.

Elle aurait presque pu y croire, mais, derrière l'expression passionnée du visage de Paolo, elle

lut une tension incongrue. Comme si, pour la prendre, Paolo devait batailler avec ses démons

intérieurs. Soudain elle eut un éclair de lucidité. Sapphire... C'était elle que Paolo voyait en la

regardant, c'était avec elle qu'il aurait voulu faire l'amour !

Comment pouvait-elle lutter? En aidant Paolo à oublier. Peut-être, pendant quelques instants,

parviendrait-elle à atténuer la douleur de sa perte.

Elle ferma les yeux et savoura contre son sexe la chaleur de son membre au fourreau lisse, tout

de force et de douceur mêlées. Elle se contracta spasmodiquement, en une invite qu'il dut

ressentir, car il entra en elle d'un long coup de reins, tandis que sa langue dardée au fond de sa

bouche en recueillait toutes les saveurs. La tête d'Helene tournait sous l'afflux des sensations.

Elle se cambra pour laisser à Paolo le meilleur accès, mais à cet instant il se retira d'elle.

Désemparée, elle chercha son regard, mais il ne la quittait que pour mieux revenir, et cette fois il

s'engagea jusqu'à la garde.

Elle suivit le rythme qu'il impulsait, basculant ses hanches, se resserrant autour de lui pour

accroître leur plaisir. Car elle voulait lui en donner, l'aider à oublier, lui rendre un peu de ce

qu'elle lui avait pris. Les mouvements puissants de Paolo l'entraînaient dans son sillage, et

bientôt elle ne pensa plus à rien, même plus à lui. Tout lui échappait ! Perdre contrôle n'était pas

dans ses habitudes, mais qu'y pouvait-elle ? Elle se sentait comme un volcan au bord de

l'explosion.

La bouche de Paolo s'empara de nouveau d'un de ses seins, ses dents cernèrent le bouton durci,

sa langue s'enroula autour, le cajola. C'est à ce moment que la jouissance la submergea. Elle se

sentit partir en mille éclats, comme dans un feu de bengale d'une précision et d'une intensité

aveuglantes, les étincelles colorées semblables à des lucioles planant au-dessus d'elle.

La délivrance de Paolo vint prolonger la sienne, et les vagues de plaisir se succédèrent à l'infini

jusqu'à ce que son corps tremblant se calme et revienne doucement sur terre.

Ils s'effondrèrent ensemble sur les oreillers, la respiration haletante, encore frémissants des

incroyables sensations qui I les avaient secoués. Elle était bien, au chaud contre lui, et elle dut

perdre conscience un bref instant, car elle n'entendit que l'écho de la voix de Paolo.

— Tu disais? murmura-t-elle d'une voix alanguie.

— Je disais que j'étais désolé.

Un froid pénétrant s'insinua en elle, dissipant son bien-être.

— Pourquoi le serais-tu ? J'étais consentante, il me semble.

Il secoua la tête, lui montrant qu'elle se méprenait.

— Je suis désolé de ne pas avoir mis de préservatif. C'est la première fois que ça m'arrive.

Les mots de Paolo la ramenèrent brutalement au sens des réalités.

Ils avaient fait l'amour sans préservatif! A quoi avaient-ils pu penser? Aucun d'eux n'avait gardé

la tête assez froide pour se protéger ! Rien n'avait plus existé que l'absolue nécessité de leur

fusion.

— Dois-je m'inquiéter ? hasarda Helene. En tout cas, je peux te garantir que, de mon côté, tu

ne risques rien.

— Je ne pensais pas seulement à cela. Que se passerait-il si nous devions avoir un enfant au

moment de divorcer?

— Evidemment...

Le divorce. Elle se mordit la lèvre, cette lèvre encore moite des baisers de Paolo. Alors qu'il

venait pour rompre tout lien entre eux, il ne tenait pas à s'en forger d'autre d'une nature encore

plus contraignante !

Ce qui s'était passé n'était qu'une flambée de désir entre adultes consentants. Cela ne signifiait

nullement qu'elle comptait pour lui.

— Es-tu sous contraception ?

Elle allait dire oui, car elle avait passé des années sous pilule pour combattre des règles

irrégulières et douloureuses. Jusqu'au mois dernier. Son médecin lui avait recommandé une

pause. Mais elle ne pouvait pas tomber enceinte si vite. Les femmes mettaient des mois à

concevoir après l'arrêt de la pilule ! De toute façon, son cycle était déjà trop avancé. Elle

attendait ses règles d'ici à quelques jours.

— Tu n'as rien à craindre de ce côté-là non plus, répondit-elle avec une sincère assurance.

Il l'attira à lui et l'embrassa tendrement.

— Je savais que je pouvais me fier à toi.

*

* *

Helene voulait à toute force mettre à profit ce trajet en avion pour rattraper les heures de

sommeil perdues. Oublier. Cesser de souffrir, de ressasser des pensées inutiles, ne plus revivre

les détails de leur nuit! Mais le vrombissement des moteurs était trop présent pour qu'elle puisse

se détendre, et encore moins dormir.

Combien de fois avaient-ils fait l'amour ? Elle en avait perdu le compte, ne se remémorant que

les sensations électriques qui naissaient chaque fois sous les doigts de Paolo.

Heureusement, celui-ci ne s'était pas réveillé quand elle avait quitté le lit. Que lui aurait-elle dit

au moment de partir, elle n'en avait pas la moindre idée. Ecrire lui avait paru plus facile, bien

qu'elle ait jeté une demi-douzaine de feuilles avant de parvenir à un résultat. Bien sûr, avant de

quitter l'appartement, elle s'était assurée d'avoir signé tous les papiers. Ainsi, tout était en règle, il

ne pourrait rien lui reprocher. Ce qu'il venait chercher, il l'avait obtenu. Avec un bonus.

Et elle ? Qu'obtenait-elle ?

Helene soupira, bougea, se rassit. Malgré le confort de la classe business, elle ne parvenait pas à

rester en place.

La mémoire des instants passés resterait gravée dans son cœur, se dit-elle. Elle avait vécu la

nuit la plus extraordinaire de sa vie, la seule où sa relation avec Paolo avait dépassé le simple

engagement contractuel. Engagement auquel elle avait soigneusement mis fin avant de partir.

Elle avait signé leur rupture. De sa propre main. Car elle ne voulait pas causer à Paolo d'autres

torts que ceux du passé. Il avait raison, entre eux, c'était terminé.

Du côté d'Helene, le lit était froid, et Paolo ne put trouver trace de son parfum quand il s'éveilla

enfin. Elle avait disparu. L'appartement était étrangement calme, la porte du salon ouverte, les

lumières éteintes. Aucun bruit, aucune odeur de petit déjeuner ne provenaient de la cuisine.

Il regarda sa montre, et ses yeux s'écarquillèrent : il était presque 1 heure de l'après-midi ! Leur

nuit sans sommeil était sûrement responsable de cette grasse matinée inhabituelle. En tout cas, il

ne se rappelait pas avoir si bien dormi depuis des mois.

Mais Helene, où était-elle ?

Il tenta de se rappeler leur conversation de la veille, à la recherche d'un indice qui puisse le

mettre sur la voie. Tout ce qui lui revint, ce fut non pas des mots, mais les gémissements

d'Helene quand elle avait joui dans ses bras. Elle avait été si réactive, si douce, elle s'était donnée

à lui si totalement !

Après qu'ils eussent maintes fois fait l'amour, il l'avait portée jusqu'à la douche et ils s'étaient

mutuellement savonnés, entreprenant une autre découverte. L'eau cascadait sur eux, dessinant

des coulées sur la peau d'Helene, des ruisselets entre ses seins, butant sur les pointes pour former

de minuscules torrents qu'il avait avidement lapés.

La bouche d'Helene à son tour avait enflammé sa peau, alimentant le feu qu'elle faisait naître

par de nouvelles audaces, jusqu'à ce que le besoin fût devenu insupportable. Leurs corps avaient

fusionné dans cet univers liquide.

Dio! jura-t-il entre ses dents, alors que ces images éveillaient en lui la même réponse virile que

la veille. Ce n'était pas à cela qu'il devait penser actuellement !

Helene n'avait-elle pas dit, quand ils se trouvaient encore dans le couloir, qu'elle se rendait

quelque part aujourd'hui ? Mais où ?

Elle ne pouvait l'avoir déjà quitté, pas sans lui dire au revoir !

Il appela, espérant entendre sa voix douce en écho, mais seul le silence lui répondit. Les draps

gardaient la trace de son corps, et l'oreiller la marque de sa tête, c'était tout.

Non. Quelque chose de léger venait de glisser au pied du lit. Les papiers.

Il se redressa. Elle les avait tous signés, s'aperçut-il en feuilletant le document. Et déposés sur

les draps en partant, afin qu'il ne puisse les manquer !

Quelque chose en lui se brisa. Il n'aurait pas cru Helene capable d'une telle froideur.

La veille, pourtant, ne l'avait-il pas sentie presque attristée à l'idée de rompre cette union de

convenance ? Elle lui avait fait l'amour comme une déesse, se laissant adorer, mais elle avait

montré la générosité d'une femme car elle avait tout donné en retour. Comment faire cadrer son

attitude avec ce départ précipité, qui révélait une tout autre personne que celle qu'il avait tenue

dans ses bras la veille ? Le quitter ainsi après ce qu'ils avaient partagé !

Et cette façon de lui laisser les papiers ! Ils auraient pu attendre son retour, rien ne pressait.

Plutôt que de signer précipitamment, elle aurait pu prendre le temps de les lire tranquillement, de

s'assurer que tout correspondait à ce qu'ils avaient décidé douze ans plus tôt. Mais non. Elle

n'avait eu besoin d'aucun délai, d'aucune réflexion. Ses intentions, elle les avait exprimées en

signant puis en laissant la liasse bien en vue. Il était clair qu'elle brûlait de recouvrer sa liberté.

Paolo se rejeta sur l'oreiller, découvrant dans le même mouvement le petit mot qu'elle lui avait

laissé et qui était tombé sur le tapis.

Elle lui transmettait quand même un message. Peut-être un numéro de téléphone, une adresse

où la joindre ? Pourquoi ne resteraient-ils pas amis?

Il sourit en ramassant la petite note. L'instant d'après, pourtant, la colère lui montait à la gorge.

« Paolo, avait-elle écrit de son écriture ronde et serrée, fais comme chez toi, sers-toi de ce qui te

fait plaisir. Contente-toi de tirer la porte en partant, la femme de ménage doit passer. Helene. ».

Et c'était tout.

Il poussa un long soupir, comme un boxeur sonné.

Helene ne prévoyait pas de le revoir. Elle rompait volontairement tout contact.

Il froissa la note et la jeta rageusement par terre. La femme de ménage allait passer, non?

Cinq minutes après, il était parti.

3

Le médecin avait un regard si doux qu'Helene se détendit. Il était plus âgé que celui qu'elle

consultait à Paris, et ses yeux bleus, tranquilles, lui donnèrent immédiatement confiance.

Quand elle se fut rhabillée, il revint s'asseoir à son bureau, souriant.

A le voir si rassurant, Helene regretta de ne pas avoir consulté plus tôt. Elle avait préféré

attendre. Son séjour de travail à New York, prévu pour trois mois, allait bientôt s'achever, et dans

quinze jours elle serait de retour à Paris. Cependant, les malaises commençaient à affecter son

travail et elle avait dû s'absenter plusieurs fois, sans parler de ses règles qui devenaient

irrégulières. Heureusement, le docteur allait lui represcrire la pilule, et les désagréments dont elle

souffrait prendraient fin.

Le médecin prit ses lunettes sur le bureau et, sans les déplier, jeta un coup d'œil à ses notes.

— Donc, vous ne retournez pas à Paris avant une quinzaine de jours ?

— Effectivement. Voulez-vous dire que je dois attendre mon retour pour me faire délivrer

une nouvelle ordonnance ?

— Disons que je préférerais vous faire passer quelques examens, puisque nous disposons

d'un peu de temps.

— Pourquoi donc ? s'alarma-t-elle.

Le docteur leva une main apaisante.

— Cela n'a rien de pathologique, mais, ne connaissant pas la situation dans laquelle vous

vous trouvez, je ne sais pas si ce sera une bonne ou une mauvaise nouvelle pour vous,

mademoiselle Grainger.

— Je ne comprends pas.

— N'avez-vous pas pensé que vous pourriez vous trouver enceinte ?

Par quel miracle elle avait regagné son appartement, Helene n'en avait pas la moindre idée. Elle

avait l'impression d'avoir marché comme un automate, totalement absorbée par ce qu'on venait

de lui annoncer.

Elle était enceinte.

Dans son esprit, c'était impossible, et elle avait failli le rétorquer au praticien. Mais l'analyse de

l'échantillon d'urine confié à l'infirmière avait confirmé le diagnostic.

Elle allait donc avoir un enfant. Un bébé ! Emerveillée, elle plaça la main sur son ventre, à

l'endroit où, tout au fond d'elle, la petite vie grandissait. Et d'ici à quelque six mois, cet enfant

serait dans ses bras.

C'était trop inimaginable, trop soudain, et elle avait peine à s'accommoder à l'idée.

Bien sûr, ses règles ne ressemblaient en rien à ce qu'elles étaient d'habitude mais, aussi

irrégulières qu'elles fussent, elle avait quand même perdu un peu de sang. Elle s'y attendait, son

médecin parisien l'ayant prévenue que son cycle mettrait un moment à se stabiliser à l'arrêt de la

contraception. Elle se mordit la lèvre, effarée par l'étendue de son insouciance.

Et dire qu'elle avait affirmé à Paolo qu'il n'avait rien à craindre !

Avec un gémissement de désespoir, elle s'effondra sur le sofa, la tête dans les mains. Elle

portait un enfant, ce qui était en soi invraisemblable, et de plus il s'agissait de celui de Paolo !

Que pouvait-il survenir de pire ? Il serait furieux. Ne s'était-il pas montré très clair sur la

question, faisant preuve d'une prudence qui l'avait glacée? Elle l'entendait encore : « Que se

passerait-il si nous avions un enfant au moment de divorcer? ».

Eh bien, ils n'allaient pas tarder à le savoir! La crainte de Paolo s'était matérialisée, créant entre

eux un lien bien plus fort que celui qu'ils venaient de trancher.

L'ironie de la situation était confondante. Elle aurait pu en rire si elle n'avait pas eu autant envie

de pleurer. Elle avait tout gâché par sa stupide insouciance, et il n'y avait aucun moyen de revenir

en arrière. Il lui fallait d'abord accepter l'idée de cette maternité, et, pire encore, elle devrait

ensuite l'annoncer à Paolo.

Le laisser dans l'ignorance était hors de question, quelle que soit la réaction qu'elle doive

affronter. Ce ne serait pas facile de le joindre, mais elle retrouverait ses coordonnées par

l'intermédiaire de son cabinet d'avocats. Après... Eh bien, elle lui parlerait, quoi qu'il lui en coûte.

Elle retrouva au fond de son sac la carte où était noté son rendez-vous pour l'échographie. Cela

aurait lieu dès le lendemain, car le gynécologue préférait ne pas attendre pour identifier la source

des saignements qu'elle avait confondus avec des règles. Pourvu que cela n'ait pas mis le bébé en

danger, pensa-t-elle soudain avec une bouffée d'angoisse.

Elle attendrait les résultats de l'examen pour prévenir Paolo. Ce n'était pas la peine de l'appeler

si, au bout du compte, rien ne devait changer.

Elle ferma brièvement les yeux, terrorisée à l'idée des conséquences possibles de ces

saignements. Si jamais...

Mais non, elle n'allait pas se laisser gagner par la crainte. Ce qui importait, c'était de s'entendre

dire que le bébé allait bien, et elle en serait sûre dès le lendemain. Elle ne voulait rien envisager

d'autre, et surtout pas un avortement. Ce petit être avait besoin de tout son amour. Même si elle

ne se savait future mère que depuis peu, elle ressentait très fort le besoin de le protéger. Elle ne

l'abandonnerait jamais, au contraire de ce que ses propres parents avaient pu faire. Ce bébé

n'avait pas été désiré, mais il serait aimé.

De son appartement surplombant Central Park, Helene voyait la cime des arbres agitée par la

brise. Cette journée de printemps s'annonçait belle. On lui avait accordé vingt-quatre heures de

congé, et elle en était reconnaissante. Quel que soit le résultat de l'échographie, elle serait seule

et tranquille pour y faire face.

Elle enfila un court gilet sur sa robe de lin, tâchant d'oublier la gêne que lui causait le litre d'eau

absorbé en vue de l'examen. Il était temps d'y aller. Elle prit son sac, ouvrit la porte.

Sous l'effet de la surprise, le sac lui échappa des mains.

— Paolo!

— Décidément, ma venue te surprend toujours autant, fit-il avec un demi-sourire en

ramassant le sac.

— Que fais-tu ici ? Comment m'as-tu retrouvée ?

— Moi aussi, je suis ravi de te voir ! rétorqua Paolo d'un ton moqueur, l'œil pétillant. Ne

m'invites-tu pas à entrer?

— Comment as-tu passé la sécurité de l'immeuble?

Sans attendre son invitation, il pénétra, dans l'appartement.

— Et toi, comment se fait-il que tu ne sois pas au bureau ? On m'a dit que tu avais encore

pris un jour de congé pour raison de santé. Mais tu n'as pas l'air bien malade, constata Paolo en la

fixant d'un regard perçant. Est-ce pour retrouver un homme que tu t'absentes de ton travail ?

Helene n'avait pas bougé du seuil. Le choc causé par la soudaine apparition de Paolo se muait

subrepticement en colère.

— Paolo, évite ce genre de discours et sors de chez moi, s'il te plaît. Je ne t'ai pas invité à

entrer, il me semble ! Et pour commencer, si tu me disais la raison de ta venue? Aurais-je oublié

d'apposer ma signature quelque part?

Les yeux de Paolo la jaugèrent avec froideur.

— Oh non ! Rassure-toi. Tu as signé plutôt deux fois qu'une.

Cette réponse plongea Helene dans la perplexité. Si tout était en règle, pourquoi Paolo s'était-il

déplacé ? Et pourquoi semblait-il si furieux ?

— Alors, explique-moi la raison de ta venue.

— Tu ne m'avais pas dit que tu partais pour New York !

L'exaspération submergea Helene. Un afflux de sang lui monta au visage.

— Tu ne me l'as pas demandé.

— Encore eût-il fallu que j'en aie l'occasion ! Tu es partie comme une voleuse.

— J'ai laissé un petit mot !

— Quelques consignes pour faciliter mon départ, rien de plus.

— Et que voulais-tu que j'ajoute ? Joyeux divorce ?

Helene prit une profonde inspiration pour calmer le malaise qui commençait à la saisir. Faire

monter sa tension était inutile, voire dangereux. Et sa vessie commençait à la faire sérieusement

souffrir.

— Que se passe-t-il, Paolo ? Que fais-tu chez moi ?

Il se rapprocha, visage fermé.

— Je venais te voir. J'ai su par hasard que tu travaillais ici, et je passais dire bonjour. Cela se

fait entre amis, non ? Je ne pensais pas te trouver si occupée, ajouta-t-il, remarquant le coup d'œil

qu'elle avait jeté à sa montre. Un rendez-vous ?

— Je dois partir.

— Et tu crois que je vais te laisser y aller?

— Je ne me pose même pas la question. En fait, il me vient une idée. Je crois qu'il serait bon

que tu m'accompagnes, reprit-elle sans s'expliquer plus avant, savourant le trouble où elle le

jetait.

Pour une fois qu'elle parvenait à lui rabattre son caquet ! Son arrogance commençait à la

fatiguer !

— Mais pourquoi ? interrogea Paolo, sourcils froncés. Où vas-tu donc ?

— Comment? Tu ne viens pas de le dire? Je croyais que j'allais retrouver un homme. Ce

n'est pas faux, si tu veux le savoir. Et l'homme en question, je pense qu'il faut que tu le

rencontres aussi. Ne t'affole pas s'il me demande de me déshabiller.

Paolo couvrit en une enjambée la distance qui les séparait et l'agrippa aux épaules avec force.

— De quoi parles-tu? Explique-toi ! la somma-t-il.

Il dégageait une puissance, une énergie dominatrice qui devait sûrement faire son effet au

tribunal. Ses yeux brillaient, sa mâchoire se serrait et l'odeur de son corps titillait ses sens. Ce

n'était pas pour cela qu'elle céderait. Elle avait craqué une fois, à Paris, mais plus jamais elle ne

s'autoriserait la même erreur.

Elle affronta directement son regard, une expression de défi sur le visage.

— Je vais passer une échographie.

— Pourquoi ? Que t'arrive-t-il ?

A la soudaine fixité de son regard, Helene comprit que l'esprit de Paolo fonctionnait à la vitesse

de la lumière, cherchant et trouvant les implications de sa déclaration. Sur son visage se

succédèrent une expression d'incertitude, puis d'incrédulité.

— Tu ne veux pas dire que...

A cet instant, les yeux sombres de Paolo s'éclairèrent : le résultat venait de se cristalliser dans

son esprit.

— Bravo, Paolo. Tu as deviné.

Il recula, la lâchant si brusquement qu'elle faillit tomber.

— Tu es enceinte !

Hélene vacilla, toute assurance détruite par le ton accusateur de Paolo. Il se détournait d'elle.

Bien sûr, elle ne pouvait le blâmer.

— Exactement. L'échographie va vérifier les progrès de la grossesse.

Paolo ne bougeait pas, comme tétanisé. Pour autant, Helene ne pouvait manquer son rendez-

vous, et sa vessie lui rappelait douloureusement l'heure qui tournait.

— Je sais que c'est une nouvelle difficile à admettre, mais, quoi qu'il en soit, je dois y aller.

Le médecin m'attend.

Helene, enceinte ! Dio, juste au moment où...

Paolo tenta une nouvelle fois d'écarter les images qui le hantaient depuis Paris. Il avait voulu

tout effacer de sa mémoire et n'y était pas arrivé. Il s'était passé quelque chose cette nuit-là qui le

poussait à revivre ces instants, et leur souvenir l'obsédait, chaque fois plus vivace.

Finalement, une chance de retrouver Helene s'était présentée à lui : un collègue avocat avait

mentionné le fait que le siège du Bureau international des femmes était établi à New York.

D'instinct, il avait deviné qu'Helene s'y rendait le jour où elle l'avait quitté. Lui aussi travaillait à

New York ! Pendant ces dernières semaines, ils avaient vécu dans la même ville sans se savoir

aussi proches.

Cette pensée avait donné des ailes à ses rêves. Ses désirs s'étaient faits plus pressants. Après

tout, pourquoi ne pas chercher à la revoir? Y avait-il une règle qui l'en empêchait?

Et aujourd'hui qu'il avait enfin retrouvé sa trace, il était trop tard !

Helene était enceinte. Elle portait l'enfant d'un autre, avait partagé le lit de cet homme. Lui qui

avait mal supporté l'innocente plaisanterie d'Helene sur celui qui lui demanderait de Se

déshabiller, voilà qu'il était confronté à une réalité bien pire !

Elle allait être mère. Il l'imaginait déjà avec l'enfant, une petite fille tirant sur la jupe de sa mère,

avec les mêmes yeux verts et les mêmes cheveux blonds.

Un goût amer lui monta à la bouche. Elle n'avait pas perdu son temps à New York.

— Paolo ? Je vais être en retard.

Il pivota sur lui-même, poussant un soupir furieux, et passa devant elle pour rejoindre le hall de

l'immeuble.

— Parfait. Je ne voudrais surtout pas te retarder.

Négligeant l'ascenseur, il se dirigea droit vers l'escalier de service. Dans l'humeur où il se

trouvait, attendre à son côté lui était insupportable.

— Paolo.

L'émotion de sa voix l'arrêta. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et vit la jeune femme

figée sur le seuil de l'appartement, bien plus bouleversée encore que lorsqu'elle l'avait découvert

à sa porte.

— Tu... Tu ne m'accompagnes pas ? reprit-elle.

L'accompagner ? Est-ce qu'elle se moquait de lui ? Pourquoi ce jeu cruel?

— Je devrais? répliqua-t-il d'une voix incisive. Pour le plaisir de te voir ôter tes vêtements à

l'intention d'un autre ?

Elle dut se raidir en l'écoutant, car elle se tint très droite tout d'un coup, comme transformée par

une colère froide. Il y avait du défi dans le regard glacé qu'elle jeta sur lui.

— C'est à toi de décider. Ça m'est parfaitement égal. J'avais simplement pensé que, te

trouvant là, tu serais intéressé.

Paolo crispa la main sur la poignée de la porte qui menait aux escaliers. Il aurait dû partir,

oublier Helene et tous les fantasmes que leur rencontre avait suscités. Mais quelque chose le

retenait. Quelque chose qui venait de se produire et qui électrisait l'air entre eux.

— Donne-moi une seule bonne raison pour cela, demanda-t-il quand le silence glacial lui fut

devenu intolérable.

Elle le regarda un instant sans répondre. Ses yeux étaient comme deux océans verts dans l'ovale

parfait de son visage.

— Parce qu'il s'agit de ton enfant, Paolo. Tu es le père de mon bébé.

4

Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent sur une mère et ses enfants, et le palier s'emplit d'un

joyeux brouhaha, incongru après le silence pesant qui avait suivi la déclaration d'Helene.

Leur réflexe fut le même : tous deux se réfugièrent dans le sanctuaire de l'appartement, dont

Paolo referma soigneusement la porte.

— Que veux-tu dire ? lança Paolo d'un ton brusque, presque agressif.

Elle lui lança un regard plein d'éclairs.

— Je ne vois pas ce qu'il y a de si difficile à comprendre. Je vais avoir ton enfant !

— Tu mens. Comment peux-tu en être sûre ?

— Parce que nous avons fait l'amour, Paolo. Cela te suffit, comme préalable à la

conception?

— Tu ne me réponds pas. Comment puis-je être sûr que ce n'est pas l'enfant d'un autre?

Helene fut estomaquée.

— Quelle sorte de femme crois-tu donc que je suis ? Le genre à coucher avec n'importe qui ?

— Je ne te connais qu'assez mal. Il me semble naturel d'émettre un doute !

— C'est bien ton enfant, Paolo, répondit-elle d'une voix blanche, le visage crispé. Tu ferais

mieux de t'y accoutumer, car c'est la pure vérité.

— Et il ne t'est pas venu à l'idée de me révéler cette « vérité » autrement qu'au débotté, parce

que le hasard m'a fait passer au bon moment ! N'aurais-tu pas attribué cette paternité au premier

type franchissant le seuil de ta porte ? Après tout, je fais l'affaire aussi bien qu'un autre, non ?

— Je ne cherche pas de père pour cet enfant, Paolo ! s'indigna-t-elle. Je sais que c'est le tien!

— Dans ce cas, quand comptais-tu me l'annoncer? vociféra Paolo. Cela fait trois mois que

nous avons passé cette nuit ensemble! Mais peut-être aurais-tu préféré garder le secret? Me

couper de mon enfant ?

— Pourquoi agirais-je aussi égoïstement?

— Parce qu'à Paris tu étais ravie de te débarrasser de moi ! Tu ne m'as laissé ni adresse ni

numéro de téléphone. Tu ne voulais plus aucun contact avec moi, et je crois que la venue du bébé

ne fait aucune différence !

Helene secoua la tête, malheureuse comme elle n'aurait pas cru possible de l'être.

— Tu dis n'importe quoi. Je viens seulement d'apprendre que je suis enceinte. Je ne le sais

que depuis hier et je comptais t'appeler, mais après les résultats de l'échographie.

— Tu crois que je vais avaler ça ?

— A ta guise. C'est la vérité, à prendre ou à laisser.

Paolo marcha jusqu'à la fenêtre, passant une main nerveuse dans ses cheveux.

— Je ne comprends pas comment c'est arrivé, murmura-t-il. Tu m'avais dit que je n'avais

aucun souci à me faire.

— Je le sais bien, murmura-t-elle d'une voix tremblante. Je le croyais, à ce moment-là.

— Tu le croyais ?

— Ne monte pas sur tes grands chevaux ! C'est bien à toi de te plaindre, alors que tu n'as

pensé à me protéger qu'après m'avoir fait l'amour ! Et par la suite je ne t'ai pas vu utiliser de

préservatif.

— Parce que je nous pensais en sécurité !

— Je suis désolée. Je m'étais trompée.

— Tu en vois les conséquences.

— Aussi bien que toi, répliqua-t-elle froidement. A t'entendre, je commence à penser que ce

n'est pas la seule erreur que j'ai commise cette nuit-là. Il faut que j'y aille, à présent. Si tu veux

bien m'excuser.

Au moment où elle passait devant lui, la main de Paolo l'arrêta, encerclant son bras d'une

poigne de fer.

— Pas si vite, lâcha-t-il entre ses dents, tandis que son regard de granit la transperçait. S'il

s'agit de mon enfant...

— Il n'y a aucun doute là-dessus ! Et je prie pour qu'il ne te ressemble pas !

L'acidité de sa remarque fit ciller Paolo.

— Si tu dis vrai, fit-il au bout d'un moment, le visage fermé, alors je viens avec toi.

— J'avais cru bien faire en te mettant au courant, mais maintenant je le regrette. J'aurais dû

te laisser partir tout à l'heure. Parce que, réellement, je ne veux plus rien avoir affaire avec toi. Et

je ne veux plus que tu m'accompagnes.

— C'est trop tard, fit-il en la menant vers l'ascenseur. Si tu tiens à bouleverser ma vie avec

des révélations de ce genre, il faut être prête à en payer les conséquences et à me supporter à tes

côtés !

Il la tenait toujours par le bras quand ils atteignirent le hall d'entrée.

Le portier claqua des talons dès qu'il les aperçut.

— Winston, fit Paolo avant qu'elle ait pu ouvrir la bouche, il nous faut un taxi.

— A vot'service, m'sieur Mancini. J'vous en commande un tout de suite.

Le taxi arriva en un temps record, et Winston les y installa avec un grand sourire.

— Bonne journée, mademoiselle Grainger. A vous aussi, monsieur Mancini. Ça a été un

plaisir de vous voir. Soignez bien mon p'tit-fils, il va devenir un sacré bon avocat dans

vot'cabinet.

— J'en suis certain, répondit Paolo en donnant un généreux pourboire au portier. C'est une

de nos meilleures recrues.

Une fois dans le taxi, il lâcha enfin le bras d'Helene, qui frotta la marque rouge imprimée par

son étreinte.

— Je me demandais comment tu avais passé la sécurité.

Paolo eut un demi-sourire.

— J'aurais réussi d'une manière ou d'une autre, même si Winston n'avait pas été là.

Elle n'en doutait pas. Si un jour elle voulait vraiment se couper de lui, comment se mettrait-elle

hors d'atteinte? Rien de ce qui arrêtait les autres n'était suffisant pour lui.

Paolo cessa toute conversation, et elle se garda bien de troubler le silence. Il y avait tant à

craindre des réactions de Paolo ! Il voulait une famille, elle en était certaine, mais cela ne

signifiait pas qu'il accueillerait avec joie un enfant illégitime mis au monde par une femme dont

il venait de divorcer.

— Tu peux m'attendre en bas, lança-t-elle quand ils arrivèrent dans le hall de la clinique.

— Pas question. Je viens.

Paolo avait repris son bras et Helene, furieuse, s'arracha à son étreinte.

— Je ne compte pas te dissimuler les résultats !

— Je préfère juger par moi-même. Sans compter que j'aurai quelques questions à poser.

Elle serra les dents. Elle imaginait fort bien que sa première question porterait sur la

confirmation de sa paternité. Elle n'aurait jamais dû lui demander de venir. Les premières images

de son enfant allaient être gâchées par la présence de cet homme qui lui cherchait querelle !

— Très bien. Mais cesse de me diriger comme si j'avais quatre ans, je ne l'accepterai pas.

Deux éclairs de fureur jaillirent des yeux de Paolo, et son visage bronzé se durcit. Il parvint

néanmoins à se contenir, et ensemble ils montèrent les quelques marches qui les séparaient du

cabinet médical. Helene s'accrocha à la rampe.

— Que se passe-t-il ? interrogea Paolo en la voyant peiner.

— J'ai mal, figure-toi.

— Mal ? Qu'est-ce qui ne va pas ? Tu as besoin d'un médecin ?

— Je vais en voir un, ironisa-t-elle. Mais après avoir absorbé plus d'un litre d'eau, ce n'est

pas vraiment d'un médecin dont j'ai besoin ! Avançons, veux-tu ?

Paolo ne voulut pas lui laisser faire un pas de plus. Lançant des ordres brefs à un personnel

immédiatement attentif, il demanda une chaise roulante.

— Je peux marcher! s'indigna Helene, expliquant à qui voulait l'entendre qu'elle n'avait

aucun besoin d'aide.

Mais, occupés comme ils l'étaient tous à exécuter les ordres de Paolo, personne n'avait le temps

de l'écouter !

Elle fut donc amenée en fauteuil roulant jusqu'à la salle d'échographie. On l'installa dans une

cabine pour qu'elle puisse passer un peignoir, et quand le praticien vint la chercher, Paolo

s'avança.

— Je suis désolé, monsieur, mais je reste seul avec la patiente. Je vous donnerai des

nouvelles dès que j'aurai confirmation que tout va bien.

— Que voulez-vous dire ? s'enquit Paolo. Quelque chose pourrait aller mal ?

— Ne vous inquiétez pas.

— Vous m'inquiétez en ne me répondant pas, déclara fermement Paolo.

— Ce n'est rien, intervint Helene d'une voix calme. Quelques saignements, et le médecin

préfère s'assurer que la grossesse suit un cours normal.

— Dès que ce point est établi, je viens vous chercher pour que vous puissiez voir les images,

l'assura le radiologue.

Paolo fit demi-tour à contrecœur, visiblement vexé qu'on l'éloigné de ce qu'il considérait

comme son affaire.

— C'est le premier? demanda le praticien en préparant Helene pour l'examen. Le papa

semble un peu tendu.

Tendu était sans doute un terme faible pour décrire l'état de Paolo. Elle avait eu toute une

journée pour s'habituer à l'idée d'une naissance, mais lui n'avait eu qu'une heure !

— Il a pas mal de préoccupations, répondit-elle évasivement.

Lorsque, dix minutes plus tard, le radiologue ouvrit de nouveau la porte, Paolo se précipita, tel

un taureau furieux.

— Alors?

Le radiologue le fit entrer.

— Voyez vous-même.

Il promena le capteur sur l'abdomen d'Helene.

Paolo savait qu'il était censé regarder l'écran, mais à voir le praticien déplacer l'appareil sur la

peau nue d'Helene, quelque chose en lui se convulsa. Il avait touché cette peau crémeuse, il en

avait goûté chaque centimètre et il rêvait d'y goûter encore. Pas une nuit où il n'y eût pensé.

Il la désirait comme un fou, enceinte ou pas.

— Vous distinguez le bébé sur l'écran ?

Les mots du radiologue le ramenèrent au réel, et il se focalisa sur les images en noir et blanc. Il

fut immédiatement captivé. Le bébé était... incroyablement présent, clairement visible avec ses

petites jambes croisées et une main reposant sous la joue.

— C'est bouleversant, murmura Helene.

— Depuis combien de temps est-il là? interrogea Paolo, le souffle court.

Inconscient de la tension d'Helene, pour qui la question prenait un autre sens, le radiologue se

pencha sur les mesures affichées à l'écran.

— Je dirais douze semaines environ. Cela vous paraît possible ?

— C'est exactement cela.

Paolo vit les lèvres d'Helene prononcer les mots, mais il ne les entendit pas car le sang lui était

monté aux tempes.

C'était son enfant. Il ne pouvait en être autrement. La minuscule créature dont on voyait les

jambes translucides, les tout petits doigts et la tête penchée, ce petit bout d'humain était son

bébé!

— Qu'est-ce que c'est? s'enquit-il d'une voix étranglée, pointant une zone mouvante sur

l'écran.

— Oh... Cela, c'est son cœur qui bat, annonça tranquillement le praticien.

— Dio, souffla Paolo émerveillé, d'un ton de révérence presque sacrée.

Le cœur de son bébé. Déjà plein de vie. C'était trop beau, presque inimaginable.

— Monsieur Grainger, seriez-vous heureux d'emporter une photo du bébé ?

— Vous faites erreur ! intervint Helene. Nous ne sommes pas...

— Ce que ma femme veut dire, s'empressa Paolo, tapotant gentiment la main d'Helene, c'est

qu'elle a gardé son nom de jeune fille quand nous nous sommes mariés. N'est-ce pas, chérie ?

Mon nom est Mancini.

*

* *

— Qu'est-ce que tu as raconté, dans le cabinet du médecin ? demanda Helene une demi-

heure plus tard, quand ils eurent refermé la porte de l'appartement. Pourquoi prétendre que nous

sommes mariés ?

— Nous l'avons été pendant des années.

— Et nous venons de divorcer. J'ai signé les papiers il y a trois mois, la procédure devrait

être achevée.

— Elle pourrait l'être, confirma Paolo évasivement.

— Pourrait ? Tu as envoyé ces papiers au tribunal, ou non ?

Paolo laissa le silence répondre à sa place. Helene secoua la tête, peinant à croire à ce que ce

mutisme impliquait.

— Pourquoi ? Pourquoi n'as-tu pas mené la procédure à son terme ? demanda-t-elle enfin.

Les yeux de Paolo la scrutaient avec froideur, sans qu'elle pût comprendre pourquoi. Ce n'était

pas elle qui s'était présentée au milieu de la nuit pour en finir avec leur mariage !

— Pas eu le temps, fit-il en haussant les épaules. Je devais venir aux Etats-Unis boucler une

affaire.

— Cela veut donc dire que... légalement, nous sommes toujours mari et femme ?

— Légalement, oui.

Helene marcha jusqu'à la baie vitrée, laissant son regard se perdre dans la verdure de Central

Park et le spectacle de la rue.

Encore mariés. Pourtant, Paolo lui avait paru tellement pressé d'en finir !

Elle humecta ses lèvres sèches.

— Donc, quand comptes-tu rendre ce divorce effectif?

En bas, c'était un tourbillon d'activité. Les gens couraient plus qu'ils ne marchaient, et la file

jaune des taxis semblait ne jamais devoir s'interrompre. Pourtant, le monde d'Helene, lui,

marquait une pause. Le temps lui parut s'étirer, indéfiniment.

Sans avoir besoin de se retourner, elle sut l'instant précis où Paolo s'approcha d'elle. Le reflet de

son visage s'inscrivit sur la vitre, et elle vit ses mains hésiter. Il semblait vouloir les poser sur ses

épaules. Finalement, elles retombèrent à ses côtés.

— Quels sont tes projets? demanda-t-il.

Elle se retourna vers lui, sidérée par la question.

— Dans quel domaine?

— Ton travail, par exemple. Tu vas l'arrêter, je pense.

— Pourquoi donc ? J'adore ce que je fais !

— Tu veux cet enfant, ou pas ?

Sous cette question apparemment innocente, Paolo dissimulait un message à peine voilé : il

mettait en doute sa capacité à trancher dans l'intérêt de leur enfant !

Elle répondit avec une irritation indignée.

— D'abord, tu méjugés capable de coucher avec n'importe qui, puis tu me crois prête à tous

les mensonges pour trouver un père à cet enfant. Pour finir, tu imagines que je pourrais risquer

l'incroyable promesse de vie que nous venons de découvrir ! Tu l'as vu comme moi, Paolo, ce

bébé existe déjà, il a des mains, des pieds, un cœur. Peux-tu me croire un instant capable de

menacer sa vie, même par inadvertance ? Tu as une bien piètre opinion de moi, conclut-elle en

soupirant.

Il balaya sa protestation d'un geste agacé de la main.

— Quoi qu'il en soit, tu comptes continuer à travailler.

Elle s'éloigna de quelques pas avant de lui répondre, ressentant la nécessité d'une distance entre

eux. L'autorité qu'il exsudait était si forte qu'elle en ressentait péniblement l'impact.

— Aussi longtemps que je le pourrai, oui. Je suis enceinte, Paolo, pas malade. La plupart des

femmes travaillent sans problème jusqu'à sept ou huit mois.

— Tu n'es pas « la plupart des femmes ». Tu es celle qui portes mon enfant !

— On dirait que tu n'as jamais...

Les mots lui avaient à peine échappé de la bouche qu'Helene en comprit la méchanceté.

Comment aurait-il pu avoir des enfants, alors qu'il était lié par son engagement auprès d'elle? Il

l'avait protégée de Khaled au lieu de fonder un foyer. Elle couvrit brièvement son visage de ses

mains et inspira profondément avant de reprendre :

— Je suis navrée, Paolo, je ne voulais pas dire cela. Mais, honnêtement, je peux travailler

sans me surmener.

— Pourtant, tu as eu des saignements ?

— Cela ne devrait pas poser problème. Le docteur les attribue à une fluctuation hormonale.

Mais l'échographie était tout à fait rassurante.

— Et quand le bébé sera là? Comment vas-tu faire toute seule ?

— Je... je ne sais pas encore, répondit-elle d'un ton hésitant. Prendre un congé, me

débrouiller. Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour y réfléchir.

— Alors tu peux t'en dispenser, parce que j'ai une solution, annonça triomphalement Paolo.

Une véritable bouffée d'angoisse monta à la gorge d'Helene. Elle sentait le contrôle de la

situation lui échapper. Paolo avait l'air si sûr de lui.

— C'est ton enfant aussi bien que le mien, reconnut-elle aussi calmement qu'elle le put.

Nous pouvons trouver des solutions ensemble.

— Je te dis que j'en ai déjà une, toute prête !

— Comment cela?

— Il suffit que tu viennes vivre avec moi à Milan. Le domaine est bien assez grand. De mon

côté, j'ai pratiquement terminé les affaires qui m'amenaient ici. Je compte repartir sous peu. Là-

bas, tu auras tout ce que tu peux souhaiter. Je m'occuperai de toi et du bébé.

— Mais Paolo, ce n'est pas possible. J'habite Paris, et notre divorce sera prononcé dès que

les papiers seront sur le bureau du juge.

— Ils n'y parviendront pas, vu que je ne les enverrai pas.

— Pourquoi ? Je n'y comprends plus rien...

Paolo s'approcha, un sourire victorieux aux lèvres et ses yeux chocolat brillant de satisfaction.

D'une main, il lui caressa la joue.

— C'est pourtant simple, murmura-t-il, si proche d'elle qu'elle sentit son souffle effleurer sa

tempe. D'après la loi, nous sommes mariés. Et pour le moment nous allons le rester.

5

Helene secoua la tête.

— Que dis-tu?

La main chaude de Paolo sur sa joue, ses paroles inattendues, tout cela faisait jaillir au fond de

son cœur l'étincelle d'un espoir fou et peut-être dangereux.

— C'est toi qui avais pris l'initiative du divorce, lui rappela-t-elle. Tu as changé d'avis?

— Nous devons tenir compte d'un nouveau facteur, à présent. Je ne veux pas que mon fils

soit un bâtard. Il nous faut rester mariés au moins jusqu'à la naissance de l'enfant.

Il fallut une seconde à Helene pour comprendre : la décision de Paolo n'avait rien à voir avec

elle, il voulait protéger son enfant. Ses intentions restaient les mêmes, il retardait le divorce par

convenance, rien de plus.

Elle étouffa dans l'œuf le désespoir qui la menaçait. Sa naïveté était confondante ! Espérer que

Paolo se soit ravisé en pensant à elle? Quand parviendrait-elle à raisonner logiquement, au lieu

de divaguer? S'il s'était intéressé à elle, ne l'aurait-il pas manifesté plus tôt?

— A quoi penses-tu ?

La question de Paolo la ramena au présent.

— Je réfléchissais. Cela me demande beaucoup : abandonner mon travail, ma vie à Paris...

Paolo haussa un sourcil.

— Parce que ce n'était pas beaucoup me demander, rétorqua-t-il d'une voix peu amène, que

de t'épouser pour t'épargner un mari comme Khaled?

— Ne cherche pas à me culpabiliser, Paolo. Cela n'a rien de comparable ! Tu as pu continuer

ta vie, je n'exigeais pas que tu viennes vivre avec moi.

— La différence ne me paraît pas essentielle. Ne crois-tu pas que je t'ai bel et bien donné ces

douze ans? J'aurais pu mener une tout autre vie, si je n'avais pas été ton mari.

Oh, Seigneur, songea Helene en fermant les yeux. Bien sûr. Se marier, garder Sapphire. Pour

elle, il avait sacrifié son avenir, et elle osait se poser en victime ! De plus, elle lui imposait cet

enfant. Il s'était assuré qu'il n'y avait pas de risque de grossesse et elle l'avait induit en erreur.

Pouvait-elle vraiment se permettre cette attitude moralisatrice ?

— Désolée, murmura-t-elle. Je ne me rends pas compte de ce que je dis. Je devrais...

— Ce que tu devrais faire, c'est rester avec moi, interrompit Paolo. Pour notre enfant. Dans

six mois, lorsque le bébé sera venu au monde, tu pourras avoir ton divorce.

Ces derniers mots, Paolo les avait proférés entre ses dents. Ils ressemblaient à une menace, et

Helene frissonna.

— Et si je refuse d'obtempérer?

— Je te poursuis en justice pour obtenir la garde de l'enfant.

Il en était parfaitement capable. Avec les cerveaux dont disposait son cabinet d'avocats et la

richesse de sa famille, elle savait sa cause perdue d'avance. Cyniquement, Paolo jouait de tous

ses atouts. Comment pouvait-il faire preuve d'une telle cruauté?

— Tu ne m'enlèverais pas mon enfant !

— Nul besoin d'en arriver à de telles extrémités, rétorqua froidement Paolo. Il suffit que tu

acceptes de jouer ton rôle en prétendant que nous sommes une vraie famille. Jusqu'à la naissance,

ce n'est pas trop exiger de toi, tout de même?

« Une vraie famille ».

Ces mots semblaient étrangers à Helene. Longtemps auparavant, elle avait cru appartenir à une

famille. Mais cette illusion avait volé en éclats quand elle avait percé à jour les projets de son

père. Elle ne faisait pas partie d'une famille, mais d'un portefeuille : on pouvait la troquer, la

vendre comme une action en Bourse. Depuis lors, la solitude avait été sa plus fidèle compagne.

Mais elle n'avait jamais pu étouffer la nostalgie d'un foyer. Elle se sentait inexorablement attirée

par la proposition de Paolo, même si elle en connaissait les limites.

— Pourquoi veux-tu que nous jouions à être une famille?

— Ma mère vieillit. Elle voudrait me voir marié, installé. Elle désire d'autres petits-enfants.

Je peux lui en donner un aujourd'hui, et, si elle me sait marié, sa joie sera complète.

— Et... Après que le bébé sera né ?

Le cœur d'Helene tambourinait dans sa poitrine. Paolo n'exigerait tout de même pas qu'elle lui

laisse l'enfant ? Aucun homme ne serait aussi impitoyable !

— Bien entendu, ma mère sera déçue que le mariage ne dure pas. Mais elle aura l'enfant

pour se consoler et le chagrin se résorbera rapidement.

Et son chagrin à elle ? songea-t-elle, atterrée. Qui s'en souciait? Sa vie se résumait à une suite

de rejets. Son père l'avait reniée, Paolo l'avait rejetée par deux fois. Et maintenant, il envisageait

de garder l'enfant !

— Tu assumerais la garde du bébé?

— Evidemment. Tu aurais un droit de visite et de garde alternée pendant les vacances.

Songe qu'un enfant à domicile compromettrait ta précieuse carrière. Au moins, à Milan, quand je

m'absenterai, ma mère s'occupera du bébé, et il aura ses nombreux cousins autour de lui. Ne

vois-tu pas que c'est le mieux pour lui?

— Tu ne me laisses pas grand choix.

— Tu n'en as pas, puisque c'est la meilleure solution.

— Pour toi peut-être, mais pas pour moi ni pour l'enfant !

— C'est le mieux pour nous tous, répliqua Paolo, froid et déterminé. Je te demande six mois

en compensation de ces douze ans. Tu me les dois.

Elle les lui devait, à l'évidence, mais laisser l'enfant à Paolo, Helene ne pouvait le supporter.

Pas plus que le contrôle que celui-ci cherchait à prendre sur sa vie.

Plus la date de leur départ approchait, plus la tactique de son « mari » devenait claire à ses

yeux. Il prenait tout en charge, le voyage, son déménagement de Paris, son arrivée à Milan, et

même les rendez-vous chez les spécialistes !

Il ne lui restait qu'à empaqueter quelques objets personnels, ceux qu'elle garderait de son séjour

à New York.

Les bras pleins de livres, elle fit une pause dans ses rangements pour regarder le parc qui

s'étendait à ses pieds.

Avant que Paolo ne la retrouve, elle avait été tranquille ici. Son travail pour le Bureau

international des femmes lui plaisait, car elle le savait utile. Paolo l'avait obligée à prendre congé.

Un congé sans solde. Ce n'était pas une démission, mais elle ne retrouverait pas forcément son

poste.

Et d'ici à deux jours elle serait partie pour Milan. Là, elle devrait vivre les six prochains mois en

sa compagnie et celle de sa famille, dans la villa Mancini. En faisant croire à tous qu'elle était

vraiment la femme de Paolo.

C'était un pari risqué, qu'elle n'était pas sûre de tenir.

Elle n'était même plus sûre de ce qu'elle ressentait pour Paolo. Son attitude distante et la

mainmise qu'il opérait sur sa vie avaient effacé tous les souvenirs heureux. Elle ne voyait plus en

lui qu'un homme en colère qui la tenait pour responsable de tout : la perte de Sapphire, l'enfant

non désiré...

Helene rangea ses livres dans un carton.

Après tout, il avait peut-être raison en lui attribuant cette responsabilité, et six mois n'étaient pas

une peine si lourde, au regard de ce qu'il avait endossé pour elle. A bien y réfléchir, n'allait-elle

pas le payer sa vie entière ?

Elle retourna dans sa chambre chercher ses bijoux. Pour les transporter, elle avait ressorti une

petite boîte en émaux cloisonnés qu'elle avait depuis l'adolescence. En y plaçant des boucles

d'oreilles, elle découvrit, cachée dans le fond, la bague que Paolo lui avait donnée le jour de leur

mariage. Il s'agissait d'une chevalière d'homme ornée d'une pierre carrée d'onyx. Elle la passa

machinalement et sourit en la voyant tourner sur son doigt. La bague était trop grande, elle l'avait

toujours été. Paolo et elle étaient si anxieux d'échapper aux poursuites de son père qu'ils en

avaient oublié les alliances, et Paolo avait dû improviser une solution pendant la brève

cérémonie. Il avait arraché la chevalière de son doigt pour la passer au sien, encore tiède...

Après le mariage elle avait voulu la lui rendre, mais Paolo avait refusé de la reprendre, disant

qu'elle lui appartenait. Helene l'avait alors chérie comme le plus précieux des trésors, la portant

même la nuit. Mais, comme la bague lui glissait du doigt, elle avait renoncé à la porter par

crainte de la perdre et l'avait reléguée dans la boîte en émaux où elle était sûre de ne pas l'égarer.

En soupirant, elle replaça la chevalière dans la boîte.

Le bijou représentait une époque révolue, celle où Paolo était son chevalier servant, mais

aujourd'hui il lui rappelait sa dette. Cette union de convenance était le prix à payer pour avoir

évité un mariage d'argent.

Un bruit de clé tournant dans la serrure la fit tressaillir de colère. Winston avait donné sans

ciller à Paolo un double de son trousseau ! Il n'était même pas venu à l'idée du gardien

d'immeuble qu'elle puisse s'y opposer. D'ailleurs, personne ne disait non à Paolo Mancini.

L'instant d'après celui-ci était devant elle, immense, carré, bloquant la lumière qui venait du

parc.

— J'aimerais que tu cesses, fit-elle en rangeant la boîte à bijoux dans le carton.

— Que je cesse quoi?

— D'entrer sans frapper.

— Et s'il t'arrivait quelque chose, que tu sois dans l'incapacité d'ouvrir? Tu serais bien

contente que je puisse entrer!

— Il ne m'arrivera rien, mets-toi cela dans la tête.

— Tu es enceinte, on ne sait jamais.

— Ecoute, Paolo, des milliers de femmes de par le monde ont des enfants sans qu'il ne leur

arrive rien.

— Je ne vois pas la nécessité de courir le moindre risque.

Elle poussa un soupir exaspéré. A quoi servait d'argumenter ? Paolo aurait toujours le dernier

mot. N'avait-il pas décidé qu'elle était moins qualifiée que lui pour gérer sa propre grossesse?

Maintenant, il vérifiait le contenu de sa garde-robe.

— Il te reste pas mal de vêtements à emballer.

— Cela ne me prendra pas longtemps.

— C'est fatigant, je vais appeler quelqu'un pour t'aider.

Avant qu'elle ait pu protester, il avait sorti son portable et donnait des ordres.

Helene sentit la moutarde lui monter au nez.

— Tu n'es pas obligé de réglementer ma vie !

— Tu es trop lente, et d'ailleurs tu as mieux à faire qu'à plier des robes. J'ai besoin que tu

m'accompagnes.

— De quoi s'agit-il?

— Tu verras. Mets ta veste, je ne veux pas que tu prennes froid.

Il lui tendit le vêtement d'autorité, et Helene serra les dents pour retenir sa colère.

Comment avait-elle pu s'imaginer amoureuse de lui ? A présent, elle ne souhaitait qu'une chose

: qu'il la laisse tranquille. Paolo était devenu insensible, et rien ne semblait l'adoucir, pas même la

perspective d'une nouvelle vie à protéger. Elle ne savait plus très bien si elle devait se réjouir

d'attendre cet enfant.

— Où allons-nous? l'interrogea-t-elle alors que Winston refermait sur eux la porte du taxi.

Mais Paolo resta muet tandis qu'ils longeaient Central Park. Rapidement, ils prirent la

Cinquième Avenue sur une courte distance, puis le taxi s'arrêta.

— Si près ? Nous aurions pu y aller à pied, protesta-t-elle.

— Je ne tiens pas à te faire courir de risque, trancha Paolo.

— Pour quelques pas...

Paolo n'écoutait même pas. Et il l'entraîna vers un imposant immeuble de pierre taillée. Deux

oriflammes gonflées par la brise encadraient la vaste entrée, et Helene vit le nom de la boutique :

Tiffany.

— Que faisons-nous ici ? demanda-t-elle en suivant Paolo à l'intérieur.

— Nous avons besoin d'un petit accessoire pour avoir l'air mariés. Ma mère ne comprendrait

pas, sans cela.

C'était donc ce qui le tracassait? Croyait-il qu'il suffisait des apparences pour tromper tout le

monde ?

— Tu imagines que quelques grammes d'or vont nous métamorphoser en couple aimant?

Il grommela en signe de désapprobation et l'entraîna dans le hall.

On devait les attendre, car à peine étaient-ils entrés qu'on les conduisit vers un salon particulier

à l'ambiance feutrée.

— Quelle sorte de bague de fiançailles cherchez-vous? demanda à Helene un conseiller très

attentionné.

Paolo lui laissait donc le choix? Vu son humeur de ces derniers jours, ce détail l'étonna. Elle

s'attendait presque à ce qu'il lui fasse livrer la bague sans la consulter !

De toute façon, une bague était superflue. Ils n'avaient jamais été fiancés.

— Une alliance suffira.

Mariés, ils l'avaient été. Et encore aujourd'hui. Cela avait un sens de porter une alliance.

Le conseiller leva un sourcil interrogateur vers Paolo.

— Ma fiancée est trop modeste. Montrez-nous donc ces solitaires, fit ce dernier en désignant

une vitrine.

Helene écarquilla les yeux quand elle vit ce qu'on plaçait devant elle. Les plus beaux joyaux de

la planète semblaient rassemblés sous ses yeux.

Paolo pointa une bague du doigt.

— Essaie celle-ci.

Le bijou était magnifique, constata-t-elle, saisie d'admiration. Un fabuleux diamant, brillant

comme la source la plus limpide, trônait au centre de l'anneau, flanqué par deux autres qui

auraient fait à eux seuls de jolis solitaires. L'ensemble était époustouflant. Comme le prix, sans

aucun doute.

— Ce n'est pas raisonnable, protesta-t-elle. Montrez-moi quelque chose de plus simple.

— Passe-la, insista Paolo, et le conseiller s'empressa de sortir la bague du présentoir.

Paolo la lui glissa au doigt avant qu'elle eût pu l'en empêcher. La bague jetait des feux

merveilleux, accompagnant chaque mouvement de sa main.

Quelque chose d'aussi exceptionnel convenait pour une femme amoureuse, songea-t-elle. Et

cela devait être offert par l'homme qui l'aimerait. Porter un bijou pareil pour corroborer un

mensonge lui paraissait une trahison.

— Pouvez-vous me montrer autre chose ? demanda-t-elle avec l'ombre d'un regret. Celle-

ci...

— ... conviendra très bien, la coupa Paolo. Nous la prenons. Avec une alliance.

— Mais tu ne peux pas m'imposer...

— C'est décidé, trancha-t-il fermement.

— Monsieur ne désire rien pour lui-même ? s'enquit le conseiller, plaçant la bague dans un

superbe écrin.

— Non, ce ne sera pas nécessaire, merci.

Helene sentit un flot d'amertume lui monter à la gorge : Paolo jugeait nécessaire de la faire

parader avec plusieurs carats de diamants à son doigt, mais il refusait tout signe extérieur de son

union avec elle !

Surmontant sa frustration, elle se leva et fit quelques pas impatients dans le salon, sans prêter

attention aux bijoux somptueux dont regorgeaient les vitrines. Soudain, un éclair de couleur

attira son attention. Le rouge profond du cristal brillait d'un feu sombre. La taille de la pierre, en

forme de cœur stylisé, reprenait un des thèmes favoris de son créateur, Christian Lacroix. D'où

qu'on le contemple, le cœur semblait vibrer grâce à l'éclat merveilleux de ses facettes. Chaque

fois la couleur variait, déclinée du rouge carmin au grenat le plus intense. En dépit de sa

signature prestigieuse, il s'agissait sûrement d'un des articles les moins chers de la boutique, mais

elle ne pouvait en détacher les yeux.

Paolo observait Helene à la dérobée.

Il savait que se rapprocher d'elle était dangereux pour lui. En maintenant la distance, en gardant

sa colère, il parvenait à contrôler le désir qui l'étreignait. Un désir de possession vital et absolu.

Mais, comme elle semblait absorbée dans la contemplation d'un bijou, il s'autorisait à laisser son

regard voyager sur elle.

Il admira la façon dont les premiers mois de grossesse arrondissaient sa silhouette. Le

changement était subtil : les seins d'Helene étaient un peu plus lourds, ses courbes plus pleines,

et cela lui donna une irrésistible envie de lui arracher son T-shirt et de soupeser à pleines mains

les globes crémeux. Il sentait déjà dans sa bouche la sensation de leur pointe.

A regret, il ravala son désir.

Il avait toujours envie d'elle, et le fait qu'elle porte un enfant n'y avait rien changé. Mais il

saurait attendre. Quand le médecin aurait donné son feu vert et qu'il serait certain que le bébé

n'en pâtirait pas, il prendrait sa revanche sur ces mois de frustration. Il aurait six mois à vivre

avec elle, et pendant ce temps elle serait sa femme dans tous les sens du terme.

Il fit quelques pas vers Helene sous le prétexte de s'intéresser à ce qu'elle contemplait. L'effluve

de son parfum, frais et subtil comme une brise de printemps, vint titiller son odorat. Il aurait

voulu plonger les mains dans sa chevelure odorante, attirer Helene à lui pour prendre sa bouche...

Il se contenta de regarder le présentoir qu'elle fixait avec intensité.

A première vue, l'objet qui captivait Helene n'était qu'un simple presse-papier, mais il ne fut pas

long à y voir autre chose. Ce ne fut qu'une impression au début, puis très vite une évidence. Le

cœur sombre, presque mouvant sous la lumière, était le reflet de celui qu'ils avaient découvert sur

l'écran, palpitant doucement.

Le cœur de leur enfant.

— Il cuore del nuestro bambino, souffla-t-il contre la tempe d'Helene.

La jeune femme sursauta en se retournant, surprise de le trouver si proche d'elle. Ses lèvres

s'écartèrent légèrement, ses yeux s'agrandirent, et pour la première fois il remarqua l'ombre qui

les cernait. La fatigue tirait ses traits.

Il fronça les sourcils en se rappelant qu'il devait veiller sur elle.

Le conseiller interrompit d'un signe discret le cours de ses pensées. La transaction attendait sa

conclusion.

Sans un mot de plus à l'adresse d'Helene, il le rejoignit.

Helene peinait à retrouver sa respiration. Paolo s'était approché si près... Trop près. Le regard

qu'il lui avait jeté était empreint d'une passion, d'un désir qu'il n'avait plus montrés depuis leurs

retrouvailles. L'espace un instant, l'éclair sombre de ses yeux avait ressuscité leur nuit torride,

dissipant la froideur et l'hostilité qui la glaçaient. Ce soudain changement d'humeur la prenait par

surprise. A quoi pensait Paolo en la regardant ainsi?

Elle poussa un soupir et plaça une main protectrice sur son abdomen.

S'ils devaient se séparer dans six mois, mieux valait ne pas ranimer la passion. Car pour Paolo

ce n'était visiblement que physique, il pourrait tourner la page sans souffrir. Pour elle, le prix

serait bien plus élevé. Elle aurait préféré qu'il la déteste, ce qui lui aurait permis de lui en vouloir

en retour. Partir la tête haute était la seule sortie digne pour elle, et elle aurait déjà tant de mal,

puisqu'il s'attendait à ce qu'elle lui laisse le bébé !

Elle frémit. Tout son être se tétanisait à cette idée.

Comment pourrait-elle s'y résoudre? Personne ne pouvait exiger cela d'une mère. Ce serait

abominable, inhumain.

Elle cilla en voyant Paolo revenir vers elle. Celui-ci lui tendit sa veste qu'elle l'enfila

machinalement.

Paolo en avait donc terminé avec l'affaire du diamant. Cette bague, quelle extravagance ! La

signora Mancini serait certes favorablement impressionnée par l'éclat des joyaux dont il parait «

sa femme ». Et elle serait d'autant plus peinée de voir la chère enfant abandonner mari et bébé

pour retourner à sa vie parisienne en emportant les diamants.

Soudain, la motivation de Paolo lui apparut dans toute sa clarté : s'il avait insisté pour lui offrir

un tel bijou, c'était pour mieux la perdre aux yeux de sa famille ! Pour tous, il serait le mari

généreux, et elle l'épouse cupide et égoïste.

Elle ne voulait pas de ce diamant, décida-t-elle, un goût amer dans la bouche. Comment le

porter en sachant ce qui se tramait derrière ? D'ailleurs, elle avait déjà une bague, la chevalière

qu'il lui avait offerte douze ans auparavant, et elle n'avait besoin de rien d'autre. Bien sûr, cela

n'avait aucune valeur marchande comparé à ce que Paolo venait d'acheter, mais au moins ce

bijou lui avait été donné sincèrement, du fond du cœur. Il représentait bien plus qu'une liasse de

dollars.

Elle gagna la sortie en coup de vent, heureuse de retrouver l'animation de la rue après

l'étouffante atmosphère du magasin. Elle avait besoin de marcher un peu et, sans demander son

avis à Paolo, elle se dirigea vers le parc.

Il lui saisit aussitôt le bras, mais elle s'arracha à son étreinte d'un mouvement vif.

— J'ai besoin d'air, déclara-t-elle d'un ton sans réplique, partant en direction de son

appartement.

Tout plutôt que de se retrouver enfermée avec lui dans l'espace clos d'un taxi ! La liberté dont il

semblait décidé à la priver, elle la regagnerait coûte que coûte.

Comme elle s'y était attendue, Paolo la suivit. Il n'allait certainement pas laisser échapper celle

qui portait son enfant ! En deux enjambées il l'eut rejointe.

— Où vas-tu de ce pas pressé ?

— Partout où tu ne te trouves pas, lui jeta-t-elle sans le regarder.

Elle savait bien qu'elle prenait ses rêves pour des réalités. Paolo ne la lâcherait pas si

facilement. Mais l'obliger pour une fois à la suivre était en soi réconfortant, après toutes ces

journées passées à exécuter ses volontés.

— J'appelle un taxi, décréta Paolo.

— Si tu veux. Moi, je rentre à pied.

Elle traversa et rejoignit la foule qui longeait Central Park, principalement des touristes à cette

heure-ci. Au milieu des hordes de badauds en short, Paolo paraissait encore plus dominateur qu'à

l'ordinaire. Bien sûr, son costume Armani tranchait sur l'uniforme des touristes, mais il était

homme à être naturellement remarqué, quels que soient le lieu ou les circonstances.

Une rangée d'attelages attendait les clients pour une balade romantique dans le parc. Les

chevaux pomponnés poussaient parfois un hennissement, calmés par les voix chantantes de leurs

conducteurs, généralement d'origine irlandaise. Claquant rythmiquement sur le pavé, les sabots

des chevaux avaient un effet apaisant sur elle. Insensiblement, elle se rapprocha des attelages.

Soudain, elle eut envie d'une balade en calèche. Elle ne s'était jamais offert de promenade à

Central Park, et demain, dans l'avion pour Milan, il serait trop tard.

Un coup d'œil à Paolo lui confirma qu'il n'avait même pas remarqué les attelages. Une ride

soucieuse lui barrant son front, il devait être en train de mettre mentalement en place le dispositif

pour s'assurer la garde de l'enfant !

Le conducteur en tête de file les vit arriver et, resplendissant dans son costume vert, s'avança

vers eux.

— Monsieur, lança-t-il avec un fort accent irlandais, un tour du parc avec la jolie dame*?

Ce fut Helene qui s'arrêta en souriant.

— Je pense que nous pouvons nous l'offrir.

Et elle tendit la main au conducteur qui l'aida à monter.

Du haut de la banquette, elle toisa Paolo qui la fixait d'un œil étonné. Le surprendre lui procura

un bref plaisir. D'habitude, c'était elle qui devait suivre le rythme qu'il imposait. Pour une fois, ce

serait le contraire !

— Je croyais que tu voulais marcher.

— J'ai dit que j'avais besoin d'air. Ici, j'ai l'air, et l'amusement en prime. Grimpe, l'invita-t-

elle. Tu as l'air gai comme un croque-mort. Un peu de détente ne te fera pas de mal à toi non

plus.

Un éclat de rire accueillit cette déclaration, mais il ne venait pas de Paolo.

— La jeune dame ne s'en laisse pas conter, lança le conducteur avec un clin d'œil en

direction de Paolo. Vous en avez trouvé une qui a du cran !

Paolo ne répondit rien, se contentant de déboutonner sa veste et de monter à son tour. Le

conducteur s'installa à l'avant.

— Hue, cocotte !

Une sollicitation des rênes suffit aux chevaux pour se mettre en route. D'un pas trottinant, ils se

dirigèrent vers les grilles en fer forgé qui donnaient accès au parc.

Bientôt, calèche et passagers furent dans la verdure. Les bruits de la ville s'atténuèrent alors

qu'ils circulaient sous l'ombre légère des arbres. Pour un peu, ils auraient pu se croire à la

campagne. Gratte-ciel et bâtiments disparaissaient derrière les majestueuses voûtes de verdure,

les rumeurs de la circulation laissaient place aux chants des oiseaux. Le conducteur fredonnait

une ballade mélodieuse. Des écureuils sautaient d'arbre en arbre, petites flèches blanches et

noires dans les trous de lumière que découpait le feuillage printanier.

Pour la première fois sans doute depuis qu'elle se savait enceinte, Helene se sentit

merveilleusement détendue malgré la présence de Paolo. Elle ferma les yeux et s'adossa à la

banquette, respirant à pleins poumons, se laissant bercer par le rythme de l'attelage. La sérénité

du lieu lui faisait du bien. C'était bon de ne penser à rien !

— Nous avons quelques détails à mettre au point.

La voix profonde de Paolo satura son environnement sonore, mais elle se refusa à lui prêter plus

qu'une attention distraite. Le moment était bien trop agréable pour être gâché.

— Je t'écoute, fit-elle sans daigner ouvrir les yeux. Si tu ne parles pas trop fort, je pourrai

peut-être continuer d'entendre la chanson du conducteur en même temps.

Paolo émit un soupir de mécontentement, qui la fit sourire intérieurement. Sa petite pique avait

fait mouche ! Elle l'entendit prendre une grande inspiration pour se calmer, et il glissa son bras le

long du dosseret, juste derrière elle.

— J'ai appelé ma mère pour la prévenir de notre arrivée. Et je lui ai dit, pour le bébé...

— Très bien, murmura-t-elle, les yeux toujours clos. Comment a-t-elle accueilli la nouvelle?

Elle sentit le mouvement surpris qui suivit sa question.

— Avec grand plaisir, naturellement ! Cependant, elle aurait préféré nous voir mariés avant

d'être parents.

— Je croyais que nous étions mariés, objecta Helene, ouvrant tout grands les yeux sous

l'effet de la surprise.

— Inutile de lui raconter l'histoire de ces douze années. J'ai simplifié en disant que nous

nous étions unis la semaine dernière, ici même.

— Donc, elle doit penser que j'ai été assez insouciante pour me trouver enceinte et que, dans

ta grandeur d'âme, tu as accepté de régulariser la situation.

— N'est-ce pas un peu le cas ?

— Pas de mon point de vue, non !

Elle voyait fort bien le tableau : le mariage ruiné par celle-là même qui en bénéficiait, et qui

avait en outre le culot d'emporter les diamants ! Paolo lui donnait le rôle d'une écervelée

préoccupée uniquement de ses intérêts immédiats. Il préparait bien le terrain pour la suite.

Personne ne serait surpris du départ de la pin-up vaniteuse. Mais pourquoi s'étonnait-elle ? Paolo

était fin stratège.

— Y a-t-il autre chose que je doive savoir ? reprit-elle, s'attendant au pire.

— J'ai dit à ma mère que tu étais très belle.

Avec ce détail, il mettait la touche finale. Vaine, égoïste, cupide... et belle ! Au vu des

circonstances, cette remarque pouvait difficilement passer pour un compliment. Au contraire,

cela aggravait presque le tableau !

— Je ne suis pas certaine de tenir le coup, murmura-t-elle, cherchant un semblant de

réconfort dans l'apaisant paysage.

— Tu tiendras, déclara Paolo en la prenant par le menton et en l'obligeant à le regarder.

Parce que tu me le dois.

La gorge d'Helene se serra alors qu'il sondait son regard : elle savait qu'il avait raison. Pour

honorer sa promesse envers elle, il avait renoncé jusqu'ici à fonder une famille. Aujourd'hui, il

venait solder le compte, exiger son dû. Elle comprenait. Mais pourquoi fallait-il qu'il prenne en

main sa vie comme si elle lui appartenait ? Et leur enfant, allait-il s'en considérer comme le seul

responsable ?

Elle fixa désespérément Paolo, cherchant au fond de ses yeux une raison d'espérer, un éclair de

compréhension. Ne voyait-il pas qu'il abusait de sa position ?

Mais les réponses qu'elle trouva étaient d'une nature différente. La main qui tenait son menton

n'était plus aussi dure, les doigts de Paolo se mouvaient doucement, caressant subtilement sa

peau. Elle frissonna sous le regard brun qui la brûlait, comme si Paolo cherchait lui aussi des

réponses. Le souffle qui voyageait sur sa joue était tiède, et elle sut, par la réaction instinctive de

son propre corps, que Paolo pensait à leur nuit d'amour à Paris.

Ce fut un instant presque magique. Que Paolo brisa en détournant les yeux.

D'un geste nerveux, il interrompit sa caresse pour se passer la main dans les cheveux.

Helene devina le conflit qui l'agitait. Gagnée par l'embarras, elle voulut s'absorber dans la

contemplation du parc, mais la sérénité qu'elle y cherchait était définitivement hors d'atteinte.

Quand Paolo s'éclaircit la gorge, elle eut l'impression qu'il tentait de s'éclaircir aussi les idées.

— Tu vas aussi rencontrer ma sœur, reprit-il. Maria est ma cadette, elle a épousé Carlo et ils

ont deux jeunes enfants.

— Et ton père ?

— Il est mort.

La brièveté de la réponse et le visage fermé de Paolo indiquaient clairement que le sujet était

clos. Malgré son envie d'en savoir plus, elle comprit qu'il n'était pas prêt à être interrogé.

Pourtant, n'était-ce pas normal qu'elle veuille connaître sa famille? Ils savaient si peu de choses

l'un de l'autre, et s'ils voulaient passer pour d'heureux jeunes mariés... Les traits douloureux de

Paolo la dissuadèrent cependant de poursuivre.

— Je suis désolée.

— C'est à ma mère que je pense. Elle est triste d'avoir manqué notre soi-disant mariage.

— Quels parents ne le regretteraient pas ?

Les siens, songea-t-elle amèrement, en écho à sa propre question.

Le mariage de leur fille ? Ses parents ne s'en seraient nullement souciés. Ils l'avaient rayée de

leur existence. Elle aurait pu tout aussi bien être morte ! Elle soupira intérieurement : la vie aurait

pu être si différente. Ils ne sauraient jamais qu'elle allait devenir mère, et ils ne connaîtraient

jamais l'enfant.

Un haut-le-cœur la saisit, et les larmes lui montèrent aux yeux, menaçant de déborder.

Rapidement, elle tira un mouchoir de sa poche pour y mettre bon ordre. Cela faisait des années

qu'elle n'avait plus pleuré au sujet de ses parents. La grossesse devait lui valoir ce surcroît

d'émotion. Depuis quelques heures, elle passait d'un extrême à l'autre, de la colère à

l'enthousiasme, et voilà qu'à présent elle menaçait de sombrer dans le sentimentalisme !

— Tu vas prévenir tes parents, pour l'enfant?

Elle se retourna vers Paolo avec un sursaut de surprise. Celui-ci lisait-il dans ses pensées?

— Je ne vois pas pourquoi. Ils n'ont jamais cherché à reprendre contact avec moi durant ces

douze dernières années.

— Ce sont quand même tes parents. Ils ont le droit de savoir qu'ils ont une descendance.

Elle aurait tant voulu le croire !

— Sans doute. Dans un monde idéal, tu aurais raison. Mais je n'ai pas les mêmes relations

avec ma famille que toi avec la tienne. Dans le monde d'où je viens, les dettes se paient. L'argent

prime sur les sentiments.

— Ton père a eu grand tort de te traiter comme l'une de ses possessions. Il exigeait trop de

toi.

L'ironie de la situation la frappa. C'était Paolo qui parlait ainsi, lui qui exigeait d'elle

l'impensable?

— Ravie que tu sois de mon avis. Mais ne crois-tu pas faire un peu la même chose ? Oh,

poursuivit-elle en secouant la tête, tout ça n'a pas d'importance, ni de leur côté ni du tien. Je ne

veux pas les mettre au courant, car, s'ils affichaient encore une fois leur indifférence, j'en

souffrirais et m'en voudrais d'y avoir prêté le flanc. Je ne veux pas leur donner la moindre

occasion de me rejeter encore.

— Ils devraient être émus par la nouvelle, avança Paolo.

— C'est bien possible. Mais, en admettant que ce soit le cas, je ne vois pas ce que cela

changerait pour eux. Quand pourraient-ils voir l'enfant? Tu comptes garder la haute main sur lui,

n'est-ce pas ?

Elle remarqua l'éclair furieux qui traversait le regard de Paolo, et fut surprise de l'effet

qu'avaient sur lui ses paroles. Elle n'avait pas prémédité cette attaque, mais après tout elle ne

disait que la vérité. De toute façon, la décision de Paolo ne modifiait en rien sa position : son

bébé ne connaîtrait pas une famille qui traitait si mal ses propres membres.

Quant à elle... Si Paolo tenait parole et obligeait l'enfant à grandir séparé d'elle, elle aurait juste

droit à la souffrance. Jamais il ne l'avait consultée là-dessus, ce qu'elle pouvait ressentir ne

paraissait pas l'intéresser.

— Tu m'en veux de vouloir le meilleur pour l'enfant? marmonna Paolo.

— Et moi, ne crois-tu pas que je fasse partie de ce meilleur? Pourtant, tu entends le garder.

— Tu seras toujours sa mère, je ne te retire pas cela, mais il est hors de question que je te

laisse emmener l'enfant. Il reste avec moi, décréta Paolo d'une voix dure.

Helene détourna le visage. Il voulait l'enfant. Sans elle. Son souhait n'aurait pu s'exprimer plus

clairement s'il lui avait demandé de faire ses valises une fois l'accouchement terminé.

Ses jointures blanchissaient sous la crispation de ses mains. Elle aurait voulu hurler. Lui faire

comprendre qu'il agissait mal, qu'il n'avait pas le droit !

Mais le droit était sa spécialité, hélas. Il aurait toujours raison contre elle. Jamais de simples

mots, ni la violente émotion qu'elle ressentait, n'auraient su l'ébranler. Il ne pouvait se

débarrasser d'elle ainsi ! Elle devrait réfléchir, trouver un moyen de le lui faire comprendre.

L'attelage quitta la voûte ombreuse des arbres et la pleine lumière qui les éclaboussa la fit ciller.

Paolo se pencha vers elle.

— Helene, je voulais te donner ceci.

De sa veste, il sortit une ravissante petite boîte fermée par un ruban.

Helene secoua la tête. La bague pouvait attendre leur arrivée à la villa Mancini. Vu l'usage qui

en était prévu, il lui suffirait de la glisser à son doigt deux minutes avant de rencontrer sa belle-

mère !

— Plus tard, ne crois-tu pas ? fit-elle en détournant les yeux.

— Maintenant, je t'assure, insista Paolo.

Il déposa la boîte dans sa paume, et elle la regarda fixement. Une fois qu'elle aurait accepté

cette bague, son sort serait scellé et Paolo déciderait de tout. Elle ne se sentait pas encore prête à

ce renoncement.

— Ouvre-la ! ordonna-t-il.

La voix grave de son compagnon l'arracha à ses tristes pensées. Elle regarda enfin Paolo : ses

yeux sombres parlaient un autre langage. Il n'y avait plus rien d'abrupt en eux, pas de colère non

plus. Au contraire, Paolo semblait l'encourager à obtempérer, et son regard devenait presque une

supplique pour qu'elle lui fasse confiance.

Encore réticente, elle tira sur un des pans du ruban, et le nœud se défit. Soulevant le couvercle,

elle aperçut plusieurs couches de papier de soie. Ce n'était pas la bague attendue. Du regard, elle

interrogea Paolo qui ne répondit pas, la pressant d'ouvrir, toujours sans un mot.

Elle écarta le papier de soie et eut un sursaut de surprise.

Le presse-papier !

Le cristal taillé en cœur brillait de tous ses feux à la lumière du jour, ses reflets écarlates

éclaboussant le papier de soie sur lequel il reposait. Helene le retira de son écrin, caressa

doucement sa surface au contact presque sensuel. C'était un objet magnifique, le plus beau dont

on lui ait jamais fait cadeau.

Et c'était Paolo qui le lui offrait.

Elle sourit et, le soulevant, le pressa contre son cœur.

— Merci. Il est superbe.

Un sourire détendit les traits de Paolo.

— Buono. Je suis heureux qu'il te plaise.

Qui aurait pu l'empêcher, en cet instant d'émotion, alors que Paolo la couvrait d'un regard

tendre, de se pencher pour déposer un baiser sur sa joue ? N'était-ce pas un remerciement tout

naturel ?

Mais, au dernier instant, Paolo inclina la tête et ce furent ses lèvres chaudes que la bouche

d'Helene trouva.

Le contact fut électrique. A cet instant, la calèche s'immobilisa, et la secousse les sépara.

Helene regarda autour d'elle, déphasée : ils étaient de retour à leur point de départ, à la suite des

autres attelages. Le conducteur sauta à terre et leur ouvrit la calèche avec un grand sourire,

portant deux doigts à sa casquette.

— Alors, la balade vous a plu ?

6

La voiture s'était à peine arrêtée devant le portique à colonnes de l'élégante villa que

l'imposant vantail s'ouvrit : une femme à la mise raffinée apparut sur le seuil. Immédiatement,

elle se porta à leur rencontre, et Helene, mal à l'aise, fit tourner à son doigt la bague qu'elle

portait depuis si peu de temps. A n'en pas douter, car la ressemblance était frappante, la personne

qui s'avançait vers eux était la mère de Paolo. Carmela Mancini.

— Casa benvenuta, dit cette dernière en ouvrant tout grands les bras, un sourire relevant les

coins de sa bouche généreuse. Bienvenue à vous deux !

Helene prit une bouffée d'air frais pour se rasséréner. La mère de Paolo semblait aussi fragile

que son fils était fort, mais ils avaient en commun ce regard intense aux chaudes tonalités

chocolat, frangé d'épais sourcils.

— Mamma, lança joyeusement Paolo, embrassant la vieille dame sur les deux joues. Je te

présente Helene.

— Je suis enchantée de faire votre connaissance, signora Mancini, dit gentiment Helene.

En retour, Carmela Mancini lui prit les deux mains et les serra fortement entre les siennes,

tandis que son regard perçant évaluait la nouvelle venue. Son sourire, cependant, n'avait rien

perdu de sa chaleur.

— Voilà donc celle qui a converti mon célibataire de fils au mariage !

Elle eut un hochement de tête entendu et poursuivit avec un petit clin d'œil en direction

d'Helene :

— A vous voir, je comprends qu'il ait été impatient de vous épouser, mais cela n'explique

pas que mon fils ait oublié d'inviter sa pauvre mère à la cérémonie, à moins qu'il ne soit qu'un

écervelé.

— Mamma ! protesta Paolo.

La signora Mancini avait fait cette déclaration sur le mode plaisant, mais Helene comprit qu'au

fond elle avait été réellement blessée. Quelle mère n'aurait pas réagi ainsi ? En temps normal, un

mariage était une fête de famille, pas une célébration à la sauvette, comme si les nouveaux époux

éprouvaient de la honte.

— Je suis navrée que la cérémonie ait eu lieu dans ces conditions, mais tout cela est arrivé si

vite.

Ce qui avait au moins le mérite d'être vrai.

— Je comprends, fit la vieille dame en passant son bras sous le sien pour la conduire vers la

maison. Moi aussi, à mon époque, j'ai été jeune et impétueuse. Et bien sûr je vous pardonne

puisque vous êtes porteuse d'une si merveilleuse nouvelle. Il y a trop longtemps que nous n'avons

pas eu de bambino dans cette maison. Les enfants de Maria grandissent tellement vite.

Elle se tourna vers son fils dont elle caressa la joue, les yeux embrumés de larmes.

— Ton père serait si fier !

Une profonde inspiration l'aida à reprendre ses esprits et elle sourit largement avant de

continuer :

— Vous devez être tous deux fatigués après un si long voyage. Venez donc vous reposer à

l'intérieur.

Helene se laissa emmener par la vieille dame, consciente qu'elle venait de passer une sorte

d'examen.

Carmela avait cherché quelque chose sur son visage, elle en était persuadée. Et la vieille dame

ne semblait pas aussi hostile qu'elle l'avait craint. Celle-ci ne semblait pas non plus possessive

envers son fils. Elle était simplement heureuse de revoir celui qu'elle avait mis au monde,

soulagée de le savoir marié et prête à oublier les circonstances un peu particulières de leur union.

C'était pour Helene une plaisante surprise. Elle ne s'attendait pas à un accueil aussi chaleureux, et

il lui apparaissait clairement que toutes deux allaient bien s'entendre.

Discrètement, elle jeta un coup d'œil à Paolo pour vérifier s'il était aussi soulagé qu'elle, mais ce

qu'elle découvrit sur ses traits la glaça : ce n'était pas une expression de plaisir qui s'y peignait, ni

même de satisfaction. Non, chaque angle de son visage fier accentuait le message que délivraient

ses yeux : Paolo était profondément en colère.

Elle détourna les yeux, paniquée. Qu'avait-elle bien pu faire de mal ?

Paolo secoua la tête, soulagé et contrarié à la fois par le spectacle qu'il avait sous les yeux.

Helene avait dû atteindre le lit fatiguée au point de ne pas même ôter sa veste. Elle s'était

apparemment débarrassée de ses chaussures à la va-vite et endormie à peine la tête posée sur

l'oreiller. Pas dans la grande suite qui leur avait été attribuée par sa mère, mais au contraire dans

la plus modeste des chambres.

Epuisée par le voyage, elle s'était retirée bien longtemps avant lui, et, quand il avait finalement

décidé de la rejoindre, il ne l'avait pas trouvée dans le grand lit.

Et voilà qu'il la découvrait à l'écart, blottie sous la petite couette comme une bonne ou comme

la gouvernante de ses neveux.

Helene cherchait-elle à le fuir? Etait-elle si anxieuse de l'éviter qu'elle prenait délibérément une

autre chambre? Pensait-elle lui échapper ainsi pendant les six prochains mois qu'elle lui avait

promis?

Jamais. Jamais il ne la laisserait faire.

Il la regarda longuement, contemplant le visage détendu, la bouche à peine entrouverte, les

cheveux répandus sur l'oreiller.

Il s'approcha doucement et dessina du doigt une mèche enroulée. Soyeuse. Il avait adoré les

cheveux d'Helene, le contact de leur somptueuse masse sur sa joue, leur parfum de fruit et de

fleur. Soudain, il brûla d'y enfouir son visage de nouveau.

Ce serait pour bientôt, dès que les médecins lui auraient confirmé que cela ne posait pas de

problème. Bientôt, mais pas maintenant.

Il retira sa main à regret.

Mais pouvait-il la laisser dormir ainsi, toute habillée ? Il songea à la couvrir avec le drap. Ce

qui voulait dire la dévêtir avant.

A cette idée, le sang lui bourdonna aux tempes.

Depuis des semaines, il ne pensait qu'à cela. Et maintenant que l'occasion se présentait... Non.

Demain, le médecin lui dirait s'il avait le feu vert. D'ici là, il lui faudrait patienter. Mais ces

précautions n'exigeaient pas qu'il la laisse dormir dans cet état d'inconfort.

Elle allait certainement bouger quand il la manipulerait pour la déshabiller, mais elle semblait

dormir si profondément qu'il pouvait courir ce risque. D'ailleurs, il n'en aurait pas pour

longtemps.

Il tira les draps de l'autre côté du lit pour n'avoir plus qu'à y déposer Helene et s'agenouilla à son

chevet, surveillant ses paupières closes, à l'affût du moindre signe trahissant un éveil. Puis il

descendit doucement la fermeture Eclair du pantalon qu'elle portait, retenant sa respiration. Le

souffle égal d'Helene ne marqua qu'une hésitation alors qu'elle changeait de position, et dans le

mouvement l'échancrure de son pantalon se creusa de chaque côté de la fermeture, découvrant un

triangle de chair rose ponctué d'un ruban de dentelle.

Paolo ne put détourner le regard. La gorge sèche, il eut du mal à déglutir.

Le rêve revenait, celui qui hantait Helene depuis sa nuit avec Paolo à Paris. Cette fois,

pourtant, il lui apparaissait plus vivace, presque réel. Elle savait qu'elle ne quitterait pas son

amant à la fin, contrairement à ce qui s'était passé dans la réalité. D'ailleurs, l'aube était encore

loin, et elle était si fatiguée qu'elle ne pouvait qu'accepter l'apaisant réconfort de ses caresses.

Elle sentait ses mains sur elle, la débarrassant du carcan de ses vêtements, faisant glisser son

pantalon le long de ses jambes. Elle eut presque froid quand l'air frais caressa ses cuisses, mais la

sensation fut bientôt remplacée par une vague de chaleur qui naissait sous les mains douces de

Paolo, voyageant de sa taille à ses chevilles.

Les manches de sa veste furent retirées, son T-shirt relevé. Machinalement elle se laissait faire,

levant un coude puis l'autre pour que son merveilleux amant de rêve puisse lui ôter le vêtement.

Un souffle d'air léger autour de sa tête la prévint que son T-shirt venait de lui être enlevé.

Elle aurait voulu le toucher, le prendre dans ses bras, attirer son visage à elle pour un long

baiser, mais ses membres étaient de plomb. Une somnolente léthargie la paralysait, et de toute

façon elle savait bien qu'il n'y avait personne auprès d'elle. Que si elle tendait la main elle ne

rencontrerait que du vide. Son bel amant s'évanouirait avec son rêve, et une fois de plus elle se

retrouverait seule et frustrée.

L'attache de son soutien-gorge sauta, les bretelles glissèrent de ses épaules, et il lui sembla

entendre la respiration rauque de son amant rêvé. Elle savait qu'il ne s'agissait que d'un songe, et

pourtant tout son corps brûlait dans l'attente de ce qui allait suivre.

Ses seins s'éveillèrent sous un souffle chaud — son souffle, celui de l'homme qui la désirait.

Puis ce fut sa bouche douce sur la pointe déjà dressée de son sein, la sollicitation de sa langue

humide, excitante. Elle se cambra, cherchant à prolonger la délicieuse sensation, et gronda

presque de dépit quand son merveilleux amant releva la tête. Bientôt, ses lèvres la touchèrent de

nouveau pour la plus légère des caresses sur le ventre, alors que ses mains s'affairaient à la

défaire de ses derniers vêtements. Il effleura ses cuisses au passage, lui faisant désirer plus

encore.

Elle soupira. S'il la prenait, elle aurait enfin tout ce qu'elle pouvait souhaiter. Ce serait

merveilleux. Mais son amant rêvé s'évanouit une fois encore, et elle dériva entre veille et

sommeil, se laissant porter par le souvenir de ces instants si doux. La vie n'aurait-elle pu être

aussi heureuse, aussi parfaite que l'univers des songes ?

Vaguement, elle eut conscience qu'on la déplaçait, mais elle se trouvait si bien contre l'homme

de son rêve, enveloppée de sa chaude étreinte, qu'elle se laissa faire sans protester.

La respiration d'Helene était de nouveau régulière : elle avait retrouvé un sommeil profond.

Paolo l'enviait. Sa nuit à lui serait moins sereine. Il était peu probable qu'il ferme l'œil avec le

souvenir de son corps qui se moulait ni naturellement au sien, les sens saturés du frais parfum de

ses cheveux et de cette fragrance subtile qui n'appartenait qu'à elle.

Il avait joué avec le feu à s'approcher si près, quand le besoin qu'il avait d'elle était si grand.

C'était pure folie. Mais la tenir dans ses bras, même un bref instant, le dédommageait amplement

de la torture éprouvée. Même dans son sommeil, elle avait réagi à sa présence, au point qu'il

l'avait un instant crue éveillée. Sa chair répondait si bien à ses caresses. Mais les petits soupirs

qu'elle poussait évoquaient la semi-conscience de ceux qui parlent en rêve, et ses murmures

restaient incohérents.

La prochaine fois, se promit-il, elle serait pleinement consciente. Elle saurait qu'il s'agissait de

lui et non de quelque fantasme. Elle aurait les yeux grands ouverts alors qu'il lui ferait l'amour. Il

voulait qu'elle le voie faire. Il voulait plonger son regard dans les vertes profondeurs du sien

quand il entrerait en elle. Et il voulait voir ses pupilles se dilater quand elle exploserait de plaisir

dans ses bras.

Il soupira, priant intérieurement pour que les médecins le rassurent. Helene consulterait dans la

matinée. Jusqu'à cet instant, jusqu'à ce qu'il obtienne l'aval des sommités médicales, il lui

faudrait ravaler son dévorant désir. Ne pouvait-il supporter une nuit de torture, s'il avait devant

lui la promesse des six mois à venir? Elle serait tout à lui alors...

Mais six mois, cela lui suffirait-il ?

Il repoussa délibérément cette question. Il faudrait bien que cela lui suffise, il n'avait pas le

choix.

Le sommeil emprisonnait encore Helene, mais petit à petit elle s'en évadait, partagée entre le

désir d'ouvrir les yeux et le confort que lui procuraient ses rêves. Chaque seconde la rapprochait

du seuil de la conscience. Elle se sentait bien, enrobée d'un cocon de chaleur, comme si elle se

trouvait entre les bras d'un homme.

La pièce était sombre encore, mais de petits rais de lumière filtraient à travers les rideaux. Elle

entendait une respiration, juste derrière elle.

Les paupières d'Helene se dessillèrent.

Paolo !

Elle se crispa, et le bras qui l'entourait bougea légèrement, puis une main caressa sa peau nue.

Nue?

La surprise chassa toute trace de sommeil. Elle ne se rappelait pas s'être glissée entre les draps,

ni même s'être déshabillée ! Et quand donc Paolo l'avait-il rejointe? En tout cas, elle ne s'était pas

réveillée.

Une sensation de panique la saisit, lui donnant la chair de poule : qu'y avait-il encore dont elle

avait perdu le souvenir?

Des images floues se mirent à danser dans son esprit, des réminiscences incohérentes qui

refusaient de s'accorder entre elles. Elle avait rêvé une fois de plus de Paolo, mais cela semblait

si réel. Elle retrouva des bribes de sensations : ses vêtements ôtés, des mains tendres caressant sa

peau, une bouche tiède sur son sein.

Avec la violence d'un coup de fouet, la réalité la frappa en plein visage. Elle n'avait pas rêvé !

Ce qui l'inquiétait le plus, c'était ce dont elle ne gardait aucun souvenir. Le reste. Fébrilement,

son esprit se repassa le film de la nuit, à la recherche d'un indice. Elle allait bien se rappeler

quelque chose, si Paolo lui avait fait l'amour ! Et pourtant rien ne lui revenait, il n'y avait aucune

trace, physique ou autre, rien qui rappelât une étreinte.

Alors que faisait-il à son côté?

Elle ne comprenait plus.

Il ne l'avait pas touchée depuis qu'il avait réapparu à New York. Même s'il avait établi le

contrôle sur sa vie, il était resté physiquement à distance. Rien, à part de fugitives lueurs dans

son regard, ne rappelait ce qui s'était passé entre eux à Paris. Elle n'attendait d'ailleurs pas autre

chose : cette nuit avait été une aberration pour l'un comme pour l'autre. Paolo ne voyait en elle

que la mère porteuse de son enfant. Un incubateur, une simple machine dont il pourrait se

débarrasser dès que l'enfant serait né.

Dans ces conditions, que faisait-il dans son lit? Quel sens donner à sa présence ?

N'était-il pas vain de frémir en le sentant si proche ? Pourquoi sentait-elle chaque cellule de son

corps en alerte ? Aux endroits où le bras de Paolo la touchait, sa peau lui transmettait mille

piqûres, une myriade d'étincelles, comme celles qui pleuvaient sur sa main quand, petite, elle

jouait avec les fontaines lumineuses. Mais ces étincelles-là propageaient une flamme à travers

tout son corps, la rendant délicieusement consciente de la nudité virile de Paolo.

Paolo qui dormait encore. Sa chaleur tiédissait le lit, réchauffait sa peau, se coulait en elle.

Il bougea, et elle retint son souffle. Comment quitter le lit sans le déranger, puisqu'il avait son

bras autour d'elle? Et une fois qu'elle serait levée, où dénicher un peignoir?

La main de Paolo glissa autour de sa taille, inconsciemment caressante, et elle tressaillit.

— Tu as dormi longtemps, murmura sa voix derrière elle. Le voyage a dû te fatiguer plus

que je ne le pensais.

Cette voix était encore rauque de sommeil, et sa rugosité même en appelait à ce qu'il y avait de

plus féminin en elle. Elle n'avait pas besoin de se retourner pour savoir à quoi ressemblait Paolo

à cet instant. Au timbre de sa voix, elle devinait ses yeux encore voilés de paupières lourdes, sa

mâchoire ombrée d'une barbe naissante. Elle l'imaginait avec une précision diabolique.

Cent pour cent viril.

Incroyablement sexy.

Et beaucoup trop dangereux.

— Qu'est-il advenu de mes vêtements ? s'enquit-elle, tâchant de prendre un ton naturel

malgré l'incongruité de sa demande. Qui m'a déshabillée?

— Moi, répondit tranquillement Paolo. Cela te pose problème ?

Helene humecta ses lèvres. Elle aurait mieux fait de ne rien dire.

Paolo se dressa sur un coude.

— Tu ne réponds pas ? Regarde-moi.

Elle hésita.

— Pourquoi?

— Ne te pose pas tant de questions. Regarde-moi.

Resserrant le drap autour d'elle, elle obtempéra. Paolo était exactement comme elle l'avait

imaginé une seconde plus tôt, avec en plus une lueur très déterminée dans le regard.

— Pas besoin de te cacher, ironisa-t-il. Je t'ai vue sans rien, hier. Sans parler d'une certaine

fois à Paris. Ton corps n'a pas de secrets pour moi.

Une rougeur immédiate envahit les joues d'Helene.

— Qu'est-ce qui te donne le droit... ?

— Je suis ton époux.

— C'est une plaisanterie, j'espère !

Elle se redressa, s'enroulant dans le drap. Impossible d'argumenter avec lui si elle restait

allongée à son côté.

— Tu es mon geôlier et tu me tiens prisonnière tant que je n'aurai pas accouché. Quant à être

mon mari, laisse-moi rire ! Il faudrait d'abord que tu comprennes ce mot.

— Je comprends la loi : à ses yeux, tu es ma femme.

— Dans ce cas, c'est la loi qui est une plaisanterie.

— Quoi que tu en penses, rétorqua-t-il avec une fureur mal dissimulée, cela ne change rien.

Je reste ton mari, et je te déshabillerai si cela me convient.

— Dois-je comprendre que tu n'as fait que cela, cette nuit ? Me déshabiller?

La question avait échappé à Helene, et elle le regretta. Il eût été plus judicieux de jouer

l'indifférence.

Une curieuse expression passa dans le regard de Paolo, mais ce n'était pas de l'amusement.

— Cela aurait-il une quelconque importance?

— Evidemment ! Je dormais, tu aurais abusé de moi !

Paolo leva un sourcil sceptique.

— Ne crois-tu pas qu'il est un peu tard pour jouer les vierges outragées ? On pourrait même

penser, étant donné la situation, que c'est toi qui abuses de ta position. Après tout, tu m'avais

affirmé que tu étais protégée, ce fameux soir.

— N'oublie pas que tu ne t'en es soucié qu'après ! Et je n'ai pas affirmé être protégée. Je

croyais la situation sans risque, et je n'en ai pas dit plus. De toute façon, même si j'ai fait erreur,

cela ne te donne pas libre accès à mon corps. Je m'appartiens encore, tout de même !

— Tu ne semblais pas si farouche hier, commenta Paolo. Au contraire, je t'ai trouvée très

coopérative.

— Mais nous n'avons pas...

Les yeux de Paolo ne livraient rien de ses pensées. On aurait dit deux fenêtres sombres ouvrant

sur la nuit.

— Malheureusement non, nous ne l'avons pas fait. Mais tu étais prête, je n'ai aucun doute là-

dessus.

— Tu te leurres, affirma-t-elle vigoureusement, en dépit des souvenirs enflammés qui lui

revenaient à la mémoire. Tout cela est très injuste. J'ai déjà du mal à supporter l'enfermement

auquel tu m'astreins, mais je n'imaginais pas que tu exigerais...

Elle ne put achever sa phrase.

— Nous sommes mariés, trancha Paolo, repoussant les couvertures et se levant sans paraître

le moins du monde gêné par sa nudité. Même si je ne corresponds pas à ta définition d'un mari, je

suis le tien. Et nous nous entendons plutôt bien au lit. Autant en profiter pendant que tu es ici.

L'aplomb de cette déclaration la désespéra.

Paolo pouvait-il se montrer à ce point cruel ? Se servir d'elle pour assouvir ses pulsions le temps

qu'elle demeurerait chez lui, et puis plus rien? Il la jetterait comme un objet dont il n'aurait plus

l'usage. C'était trop humiliant. Il ne pouvait vouloir cela.

Elle aurait voulu faire preuve de fermeté, détourner au moins les yeux alors que, nu, il se

dirigeait vers la salle de bains. C'eut été une forme mineure de protestation, une manière de lui

montrer qu'il ne l'attirait pas. Mais elle n'y parvenait même pas ! Sa démarche assurée de

prédateur et les formes harmonieuses de son corps, la virilité que dégageait sa nudité, tout

retenait son regard.

Qu'elle l'admette ou non, Paolo avait dit la vérité sur leur entente sexuelle. C'était bon de faire

l'amour avec lui. Cela pouvait l'être encore.

Mais pourquoi fallait-il en passer par ses conditions ?

Helene inspira profondément : une idée germait dans son esprit.

Peut-être y avait-il moyen de guider Paolo vers elle. Et peut-être ce miracle pouvait-il advenir

sans lutte.

Elle se sentit soudain résolue, confiante, presque rassurée. Paolo n'avait aucune idée de l'arme

qu'il venait de lui livrer. S'il avait pu deviner...

Car ce qu'il voulait d'elle, elle pouvait l'utiliser pour toucher enfin son cœur.

Elle y était parvenue, à Paris, elle en était absolument sûre. Sinon, pourquoi l'aurait-il

recherchée à New York ? Ce soir-là, il souffrait, déplorant la perte de Sapphire, dévoré par la

culpabilité, et elle avait su l'atteindre, partager sa peine. Ensemble, ils avaient trouvé le moyen

d'atténuer sa souffrance, de la faire reculer, au moins pour un moment.

Aujourd'hui, ils avaient bien plus en commun que le fil distendu du mariage qui les liait encore.

Ils avaient cette vie créée ensemble. Ils avaient l'enfant. Donc, elle pouvait peut-être se

rapprocher de lui. Et si faire l'amour l'y aidait, pourquoi s'y refuser?

L'homme qu'elle avait aimé ne pouvait avoir complètement disparu. Le Paolo de sa jeunesse,

celui qui s'était dressé contre l'un des puissants de ce monde pour la sauver, intègre, passionné,

épris de justice, ce Paolo n'était pas si loin. On ne changeait pas du tout au tout.

Il se dérobait, mais elle saurait le retrouver derrière le masque que la douleur avait plaqué sur

son visage. Il le fallait.

Et peut-être, si elle réussissait, une nouvelle chance naîtrait-elle pour eux deux.

7

Des rires enfantins les accueillirent à leur retour de la clinique. Les neveux de Paolo étaient

donc arrivés ainsi que leurs parents, Maria et Carlo. Carmela les avait invités pour un premier

repas de famille en commun, et déjà de fabuleux arômes s'échappaient des cuisines.

A peine étaient-ils descendus de voiture que Carmela se précipita à leur rencontre, les

submergeant d'embrassades et de questions sur le bébé.

— Tout va bien, assura Paolo. Les choses se présentent de la meilleure façon possible.

Helene jeta à celui-ci un regard en coin tandis que Carmela l'étreignait.

Paolo avait scrupuleusement demandé au médecin s'il n'existait aucun risque dans la reprise des

relations sexuelles : cela expliquait sa retenue de la veille. Ce n'était pas par respect pour elle ou

pour préserver son sommeil qu'il s'était abstenu. Simplement, il ne voulait rien faire qui puisse

nuire à l'enfant. A présent qu'il était pleinement rassuré, combien de temps durerait sa réserve ?

Une nuit?

Peut-être même pas.

Comment se conduire normalement, alors qu'au fond d'elle-même elle ne pensait qu'à ce qui se

produirait inéluctablement cette nuit ?

Pourtant, elle devait jouer le jeu, sourire, faire la connaissance de sa belle-sœur et du mari de

celle-ci, de leurs enfants Vincenzo et Annabella, s'intéresser, répondre aux questions.

Paolo avait fait monter Vincenzo sur ses épaules et le promenait en riant, tout au plaisir des

joies familiales. Son regard, pourtant, croisa le sien, et à cet instant elle sut. Le désir brasillait au

fond de ses yeux sombres : il pensait à la même chose qu'elle.

Elle détourna le regard, mais cela n'empêcha pas le désir de poursuivre son chemin en elle.

Malgré la dureté des paroles échangées entre eux le matin même, elle brûlait d'être au soir. Paolo

la voulait, et elle répondait de façon instinctive à sa sollicitation. Toute autre explication était

vaine.

Une fois le déjeuner terminé, elle fut chassée de la cuisine par Carmela et Maria : ordre lui était

donné de se reposer, personne ne voulait de son aide pour ne pas la fatiguer inutilement. Elle se

dirigea donc vers la terrasse d'où provenaient les rires de Paolo, de Carlo et des enfants.

Paolo jouait sur l'herbe avec ses neveux. Vincenzo, hardi pour ses quatre ans, se jetait

courageusement à l'assaut de son oncle qui roulait avec lui sur le tapis verdoyant. Annabella, plus

timorée à tout juste deux ans, hésitait encore à provoquer son oncle mais se laissait prendre dans

les bras.

— Les enfants semblent aimer beaucoup Paolo, remarqua-t-elle en s'approchant de Carlo.

— Il fera un excellent père, l'assura celui-ci en souriant. Pendant longtemps, il a désespéré

de fonder une famille. Mais heureusement vous êtes entrée dans sa vie.

Helene détourna les yeux, trop mal à l'aise pour répondre.

Carlo n'avait pas besoin d'être plus explicite, elle comprenait fort bien ses allusions : Paolo et

Sapphire étaient restés ensemble deux ans. Puis Sapphire s'était effacée du devant de la scène, et

elle-même était apparue, enceinte.

Aucun des Mancini ne soupçonnait la vérité, la véritable raison pour laquelle il n'avait jamais

épousé Sapphire. Celle qui l'avait retenu de fonder une famille plus tôt, qui s'était chargée de

rendre ce rêve impossible, c'était elle. Comment réagiraient-ils s'ils savaient? Lui en voudraient-

ils au point de soutenir Paolo quand il parlerait de garder l'enfant?

Sans doute, hélas.

A l'opposé de ce qu'elle avait connu chez ses parents, les Mancini cultivaient les valeurs

familiales. Dès les premières heures, elle s'était sentie entourée parmi eux d'un cocon de sécurité,

de chaleureuse affection. Mais, lorsqu'ils apprendraient son rôle dans la vie de Paolo, ils

jugeraient sans doute qu'elle méritait le traitement cruel qu'il lui réservait.

Elle frissonna.

— N'interprétez pas mal ce que je dis, lui suggéra gentiment Carlo, alerté par l'inquiétude

qui marquait son visage. Il est vrai que l'annonce de votre mariage nous a surpris, mais nous en

sommes heureux pour Paolo. Il semble bien plus épanoui qu'au cours de ces dernières années.

Lui ? Elle tourna son regard vers Paolo. Il chahutait avec les enfants. Son rire profond se

détachait sur les cris joyeux de ses neveux. A le voir si détendu, son cœur se serra.

Dans deux ou trois ans, leur propre enfant s'amuserait ici même avec son papa. Serait-elle avec

eux pour en profiter? Entendrait-elle leurs rires se mêler?

Elle souhaitait tant rester ! Paolo semblait curieusement pressé de la renvoyer, et elle n'en

comprenait pas la raison. Il demeurait si mystérieux, impénétrable. Elle avait du mal à cerner ses

motivations.

— Qu'est-il arrivé au père de Paolo ? demanda-t-elle soudain à son beau-frère. Lui-même

n'en parle jamais, et j'hésite à interroger Maria ou sa mère.

Carlo la fixa d'un air grave.

— Vous avez eu raison. Toutes deux souffrent encore beaucoup de sa disparition. Le père de

Paolo est mort juste avant la naissance de Vincenzo, c'est pour cela que l'enfant s'appelle comme

lui.

— Que s'est-il passé?

— Cancer. Vincenzo a subi une opération pour retirer la tumeur, puis chimiothérapie et

radiothérapie se sont succédé. Il a combattu vaillamment pendant des années, Carmela à ses

côtés, le soutenant sans jamais montrer la moindre lassitude. Ce fut une époque très pénible.

— Et finalement le cancer a triomphé ?

Carlo s'appuya sur la balustrade d'où il suivait les jeux de ses enfants.

— Aussi incroyable que ce soit, c'est l'inverse qui s'est produit. Les médecins venaient de

diagnostiquer une rémission. Tout le monde était soulagé, joyeux. La famille au grand complet

avait décidé de se rassembler pour célébrer la bonne nouvelle. Paolo tenait à être là, bien sûr,

mais il lui fallait revenir d'Allemagne où il travaillait sur une affaire difficile.

Carlo s'interrompit, et elle attendit patiemment qu'il reprenne le fil de son récit. Elle le

pressentait, cette histoire n'aurait pas le dénouement heureux que laissait présager cette belle

victoire sur la maladie.

— Il ne devait jamais revoir son père, reprit Carlo en soupirant. Après avoir regagné de

haute lutte son droit à la vie, Vincenzo l'a reperdu en une fraction de seconde sur l'autoroute. Un

camion fou a heurté sa voiture. Il n'avait aucune chance de s'en sortir.

— Oh, Seigneur, murmura-t-elle, bouleversée.

— Paolo ne s'en est jamais complètement remis. C'est lui que son père venait chercher en

empruntant l'autoroute. Il avait tenu à conduire lui-même pour montrer à son fils comme il avait

bien récupéré.

Helene frémit. L'horreur de ce drame dépassait l'entendement. Ce qui aurait dû être une

exceptionnelle réjouissance familiale s'était mué en affreuse tragédie.

— C'est la vie, reprit Carlo, ses traits crispés démentant le fatalisme de ses paroles. Paolo

s'est senti coupable et frustré tout à la fois. Au moment où il s'apprêtait à retrouver son père,

celui-ci lui était enlevé. Il a pensé que c'était sa faute. Si son père n'était pas parti le chercher à

l'aéroport, il n'y aurait pas eu de collision.

« Enlevé ».

Le terme employé par Carlo opéra un déclic dans l'esprit d'Helene. Soudain, les événements de

ces dernières semaines prenaient sens.

Depuis des années, Paolo se voyait privé des êtres auxquels il tenait le plus, comprit-elle avec

un frisson d'effroi. Son père lui avait été enlevé au moment même où il reprenait vie. Puis

Sapphire lui avait été volée par Khaled, qui avait juré de se venger après que Paolo lui eut pris

Helene. La vie avait frustré deux fois Paolo de ce à quoi il avait droit, lui prenant son père puis

celle qu'il aimait. A présent, il craignait de perdre son enfant. Le contrôle désespéré qu'il tentait

d'établir sur sa vie s'expliquait à la lumière de cette révélation.

Pourrait-elle compenser de si grandes souffrances avant qu'il ne la renvoie ? Il restait si peu de

temps avant l'accouchement. Pourrait-elle effacer un peu de cette affreuse douleur, réparer le tort

qu'elle lui avait causé ?

Elle devait essayer.

Non seulement elle en avait besoin autant que lui, mais leur futur à tous trois dépendait de sa

réussite.

Paolo avait cessé ses jeux et remontait vers la terrasse, un enfant à chaque bras. Mais alors qu'il

levait les yeux, ce ne fut pas son beau-frère qui attira son attention.

Helene se tenait appuyée à la balustrade près de Carlo, et sous la caresse du soleil ses cheveux

ondulés se muaient en cascade d'or pur. Comme une déesse antique, elle brillait de tous ses feux

au milieu des simples mortels de la famille Mancini, blonde parmi les bruns, réservée au sein

d'une tribu expansive.

Il comprit qu'elle le regardait depuis un moment et se demanda quelles émotions bouleversaient

son regard. Le désir frémit en lui, un désir qui ne cessait de se manifester depuis la visite

médicale du matin. Même l'énergie des enfants n'avait pas réussi à détourner ses pensées d'elle.

Ce qu'ils allaient faire tous deux le soir même — et qu'il brûlait de faire tout de suite —

continuait de hanter son esprit.

Ce matin, Helene avait manifesté tant de colère et d'indignation à cette idée... Elle n'attendait

sûrement pas la soirée avec autant d'impatience.

Pourtant, il y avait quelque chose dans son allure, dans ce qu'elle dégageait, qui lui soufflait le

contraire. Comme elle le regardait en cet instant ! La peau crémeuse de son cou appelait les

baisers, le tissu flottant de sa jupe n'attendait que d'être écarté pour offrir ses cuisses à ses

caresses. Tout en elle semblait le guider vers le cœur liquide de son désir féminin où il pourrait

se perdre.

La voix de Carlo interrompit sa rêverie. Dans ses bras, les enfants se trémoussaient pour

descendre.

— Paolo ! répéta Carlo d'une voix rieuse, reviens sur terre et lâche tes neveux ! Leur nonna a

des gelati pour eux.

— Des glaces ! reprirent en chœur les enfants, poussant des cris de joie.

Il les libéra, et tous deux filèrent vers la maison en compagnie de leur père, Vincenzo rapide

comme une fusée, et sa sœur trottinant derrière à la vitesse que lui autorisaient ses petites jambes.

Paolo les suivit un instant du regard, puis il se retourna vers Helene, franchissant en deux

enjambées la distance qui le séparait d'elle.

Celle-ci l'observait entre des cils à demi baissés, jouant distraitement avec son collier.

Il s'approcha si près qu'ils se trouvèrent face à face. La bouche d'Helene s'entrouvrit, et il vit le

mouvement rapide de sa langue humectant ses lèvres, laissant une trace brillante qu'il eut envie

de goûter. Que ne trouvait-il une remarque appropriée pour dissiper le silence qui s'installait

entre eux ! Fasciné par la beauté d'Helene, il restait muet.

— Ce sont de superbes enfants, fit-elle enfin. Ils adorent les glaces, à ce que je comprends !

— Tous les enfants aiment ça. En veux-tu une aussi ? Je suis sûre que leur nonna a prévu de

quoi régaler toute la famille !

Helene secoua la tête, et le mouvement agita ses boucles qui parurent animées d'une vie propre.

— Non, répondit-elle dans un souffle. Et toi ?

Prestement, il remit en place une boucle folle, effleurant légèrement son oreille au passage. Il

sentit la respiration d'Helene se bloquer, mais il ne retira pas sa main, prolongeant sa caresse

jusqu'au lobe rosé.

— Ce dont j'ai envie à l'instant n'a rien à voir avec une glace, murmura-t-il. C'est tiède au

contraire, et bien vivant.

Elle leva les yeux vers lui.

— Pardon? Tu dis...

Elle ne put continuer, et son regard se déroba, gagné par l'incertitude.

— Tu as très bien compris.

La main de Paolo voyagea vers la somptueuse masse de ses cheveux et s'y glissa, caressante.

Alors Helene reporta son regard sur lui, sur ses lèvres, incertaine encore, puis impatiente.

Il sourit. A l'évidence, elle avait compris. Posant les mains autour de sa taille, il l'attira, et quand

leurs bouches ne furent qu'à une fraction de seconde l'une de l'autre, quand il sentit son souffle

tiède se mêler au sien, il déclara :

— C'est toi que je veux.

8

Helene frémit, et Paolo goûta ce frisson sur ses lèvres. Sa bouche était ferme, docile et

légèrement entrouverte, comme prête à ce qu'il voulait d'elle. Elle avait anticipé leur étreinte.

Cette constatation enflamma son désir. Il respira son parfum, son odeur, sa tiédeur et, galvanisé,

l'attira plus près encore, entre ses jambes, approfondissant leur baiser.

Il n'eut pas à insister pour qu'elle lui offre l'élixir de sa bouche, avec une douceur passionnée

qui agit sur lui comme un sortilège. Il craignait de ne plus pouvoir s'en passer, jamais. Mais elle

était si palpitante entre ses bras qu'il avait envie de plus, d'une autre invite que celle de ses lèvres,

d'un paradis plus attirant encore.

Pressée contre son entrejambe, elle ne pouvait se méprendre sur ses intentions. La subtile

ondulation des hanches à laquelle elle se livrait en témoignait d'ailleurs, et ses seins durcissaient

contre sa poitrine. Chacun des frémissements de la jeune femme était pour lui une tentation de

plus, et il brûlait de libérer ses désirs après tant de semaines d'abstinence.

Sous sa robe, la peau nue d'Helene attirait ses mains comme un aimant, il sentait déjà entre ses

lèvres les pointes fermes des seins qui se tendaient contre son torse. Happer ces bourgeons

durcis, les sucer jusqu'à en faire gémir Helene, rien ne lui paraissait plus désirable.

Mais ce n'était pas le lieu pour autant, ses neveux pouvaient revenir d'une minute à l'autre.

Exerçant toute la puissance de sa volonté, il s'arracha à ses lèvres.

Ses yeux étaient si brillants, si pleins d'attente, sa bouche comme un fruit mûr, si belle, encore

gonflée de leur baiser, que c'était une torture de devoir s'écarter d'elle.

— Tu avais prévu quelque chose pour cet après-midi ? s'enquit-il d'une voix rauque,

persuadé de ne pas pouvoir tenir jusqu'au soir.

Les yeux verts d'Helene scintillèrent d'une passion à peine contenue.

— Rien, jusqu'à présent.

Il sut qu'il tenait sa victoire et reprit farouchement sa bouche.

Helene se moulait à lui sans l'ombre d'une résistance, ployable, ondulante comme une liane,

tentatrice. Dès qu'ils seraient seuls, il écarterait le tissu qui lui dérobait ses seins, et leur poids lui

emplirait enfin les mains, leur téton se hérisserait dans sa bouche, et sa langue goûterait

pleinement ce qu'il n'avait fait qu'effleurer la nuit dernière. Cette nuit-ci serait une fête.

Des bruits de pas les alertèrent, et il maudit son impatience : si seulement il avait pris le temps

d'entraîner Helene à l'écart ! Déjà les enfants les rejoignaient, la bouche maculée de glace au

chocolat.

Helene s'écarta en les entendant arriver et sourit devant leurs grands yeux sérieux contrastant

avec leur bouche couleur chocolat. Les enfants semblaient se demander pourquoi leur nouvelle

tante était si rougissante. Un rire frais lui échappa, qui résonna presque douloureusement dans la

tête de Paolo, exacerbant son désir.

— Que disent-ils ? lui demanda-t-elle après que Vincenzo se fut adressé à lui.

Il soupira.

— Ils me rappellent à mes devoirs. J'avais promis de les accompagner dans la piscine, et

j'étais en train de l'oublier.

Les deux petits le regardaient, pleins d'espoir et en même temps inquiets qu'il ait pu prévoir

d'autres activités.

— Il faut y aller, dans ce cas, trancha Helene. Allez, on file ! Le dernier à l'eau a perdu !

Les enfants ne comprirent pas ses paroles, mais son enthousiasme leur parla, et ils se mirent à

sauter sur place, ravis. Tout le monde partit se changer, et quelques minutes plus tard ils

plongeaient dans l'eau cristalline de la piscine établie non loin de la terrasse, en surplomb pour

jouir de la campagne environnante.

Annabella flottait avec sa bouée en canard et donnait de petits coups de pied dans l'eau pour

avancer. Le jeune Vincenzo, lui, profitait de l'occasion pour exhiber ses talents de nageur et

provoquait tout le monde à la course. Ils passèrent une bonne heure dans l'eau, après quoi

Carmela vint leur apporter des rafraîchissements.

Helene s'installa dans une chaise longue à son côté et contempla la vue sereine et verdoyante

qui s'étendait à leurs pieds. Quand Maria vint chercher sa fille pour la sieste, Vincenzo, traînant

un peu des pieds, accepta de les suivre.

Tout en sirotant sa limonade, Helene observait Paolo qui faisait des longueurs dans la piscine,

fendant régulièrement la surface, ses muscles luisant au soleil, son corps lisse rejetant l'eau à

chaque brasse avec la régularité d'une machine. Depuis combien de temps nageait-il ainsi ? Plus

d'une demi-heure, peut-être. En tout cas, il ne donnait aucun signe de fatigue.

— On croirait que mon fils a le diable aux trousses, constata Carmela en la resservant de

limonade. Regardez sa vitesse. Même pour se relaxer, il déploie une énergie de battant.

— J'ai remarqué qu'il ne joue que pour gagner, commenta Helene. Et cela vaut pour tout ce

qu'il entreprend.

La vieille dame hocha la tête, faisant tranquillement tourner les glaçons dans son verre.

— C'est exact. Il ressemble tant à son père en cela ! Une fois que mon mari s'était fixé sur

une idée, il allait jusqu'au bout.

Carmela détourna les yeux, son regard se perdit à l'horizon.

Helene n'eut aucun mal à deviner sa pensée : toute la détermination du monde n'avait pu sauver

son mari d'une mort arbitraire.

— Il doit vous manquer affreusement.

Carmela prit une petite gorgée de limonade, le temps de se rasséréner.

— Ce qui me fait le plus mal, c'est qu'il n'ait pas connu ses petits-enfants. Il les aurait adorés.

Il se réjouissait tellement de l'arrivée de Vincenzo. Mais ne nous attardons pas sur le passé quand

l'avenir nous réserve tant de joie !

Doucement, Carmela posa sa main sur la sienne.

— Je suis si heureuse que Paolo vous ait rencontrée. Pendant longtemps, il a erré sans but,

même si d'un point de vue professionnel il accumulait les succès. Puis vous êtes entrée dans sa

vie.

Elle sourit et lui pressa la main.

Helene eut du mal à lui retourner son sourire. Ce qu'elle avait coûté à Paolo lui apparaissait

dans toute sa terrible dimension. Pendant douze ans, elle l'avait empêché d'orienter sa vie, de lui

donner un but, de répondre aux aspirations naturelles de tout être humain, de faire des enfants.

Et lui avait tenu bon, fidèle à cette promesse de jeune homme qui l'avait lié à elle pour une

éternité.

— Votre fils est un homme bon, Carmela.

— Oh, je le sais. Et je sais aussi que vous allez le rendre très heureux. Un enfant était

exactement ce dont il avait besoin pour donner un sens à sa vie.

Paolo continuait ses brasses, son corps bronzé, athlétique, laissant un sillage régulier dans l'eau.

Helene ne pouvait le contempler sans penser à ce qui serait arrivé si les enfants ne les avaient pas

interrompus. Toute cette énergie, cette superbe intensité. Ces bras musclés, ces jambes puissantes

seraient en cet instant mêlés aux siens. Ces hanches minces se presseraient contre elle et le

jaillissement de sa virilité la comblerait.

En dépit de la chaleur, elle frissonna, sentant toutes les terminaisons nerveuses de son corps

s'éveiller. Sous le maillot bleu une pièce qu'elle portait, sa peau la picotait.

Seigneur, il suffisait qu'elle regarde cet homme pour qu'il lui vienne des idées...

— Et vos parents, Helene, reprit Carmela, sont-ils aussi enchantés que nous de cette bonne

nouvelle ? J'espère qu'ils ne nous en veulent pas trop de vous avoir volée à eux.

Helene cligna des yeux, brutalement ramenée à la réalité. L'image de ses parents était la plus

efficace des douches froides.

— Oh, je crois qu'ils s'en moquent.

Le regard choqué de Carmela la poussa à s'expliquer.

— Mes parents ne se sont plus souciés de moi depuis mes dix-sept ans.

— C'est affreux ! Comment est-ce possible ? Se couper ainsi de sa famille? Ma pauvre

enfant.

Helene sentit Carmela bouleversée pour elle et se voulut apaisante.

— Je n'y attache plus d'importance à présent. Je vous en prie, ne vous faites aucun souci

pour moi à ce sujet. J'ai pris une fois le parti de leur désobéir, et ils ne l'ont pas supporté.

— Dans quelles circonstances?

— Ils voulaient me faire épouser le fils d'un partenaire commercial de mon père. Ce mariage

faisait en quelque sorte partie du contrat. J'ai refusé.

Helene hésita un instant, se demandant jusqu'où aller dans l'aveu de la vérité. Mais il fallait

protéger Paolo. Ce n'était pas à elle de révéler ce qu'il avait choisi de taire.

— Je me suis enfuie, conclut-elle simplement.

— Comme je vous comprends, soupira Carmela, pressant de nouveau sa main avec

compassion. Donc, vous n'avez plus de famille en Angleterre ni nulle part?

Helene confirma d'un signe de tête, trop émue pour parler.

— Alors, il est bon que vous soyez entrée dans notre famille. Nous prendrons bien soin de

vous. Soyez ici chez vous, mon petit.

Carmela se pencha pour l'embrasser, et Helene sentit les larmes lui brûler les yeux.

— M... Merci, balbutia-t-elle avec reconnaissance, lui rendant son étreinte.

Elle avait la gorge serrée. S'étant débrouillée seule toute sa vie, elle croyait n'avoir besoin de

personne, mais la générosité de Carmela lui démontrait le contraire. Elle s'était leurrée pour

supporter la solitude. Ce qu'elle avait cru mort en elle depuis longtemps n'était peut-être

qu'assoupi ? Appartenir à une vraie famille. C'était plus qu'elle n'aurait pu espérer. Les plans de

Paolo mettraient peut-être fin trop vite à ce bonheur, si elle ne parvenait pas à le convaincre de la

garder. Mais au moins elle aurait goûté un moment la saveur d'un cocon familial. Et c'était bon.

— Vous ne savez pas comme vos paroles me font du bien, Carmela.

La vieille dame lui tapota gentiment l'épaule en se levant.

— C'est un honneur de vous accueillir dans notre famille. Je vais rejoindre Maria, voir si les

enfants dorment toujours.

— Vous n'avez pas besoin de moi à l'intérieur?

— Non, non, reposez-vous ! ordonna Carmela en arrêtant le mouvement qu'elle esquissait

pour se lever. Quand les enfants seront éveillés, nous les emmènerons au marché aux fleurs. Ils

adorent respirer les bouquets. Restez-là tranquillement, mais protégez-vous du soleil. Il est trop

dur pour votre jolie peau.

Carmela lui donna un petit baiser sur le front avant de s'éclipser.

Helene ferma les yeux, profitant de la douceur du moment. Si tout cela pouvait durer...

— Vous avez l'air de bien vous entendre !

La voix de Paolo interrompit brutalement sa rêverie, et sa froideur la glaça. Il se tenait debout

sur les marches de la piscine, l'eau glissant sur son corps en petits ruisselets. Il s'ébroua et se

repeigna d'une main impatiente. S'il était las de ses exercices, le rythme régulier qui soulevait son

torse n'en donnait aucune indication.

Helene sentit sa gorge se nouer. Qu'avait-il pu entendre de leur conversation? En tout cas, elle

n'avait rien dit qui puisse le mécontenter.

— Ta mère s'est montrée très gentille.

— Ne cherche pas trop à te rapprocher d'elle, s'il te plaît. Je ne veux pas qu'elle souffre.

Il fit quelques pas vers Helene qui, soudain, trouva sa silhouette menaçante.

— Comment pourrais-je la blesser?

— En partant.

Bien sûr, puisqu'il voulait qu'elle parte. Après la douceur des paroles de sa mère, celles de Paolo

lui entrèrent dans le cœur comme un pic à glace.

— Je comprends, fit-elle en se redressant sur son transat. C'est donc ce que voulait dire ce

regard noir dont tu m'as foudroyée quand nous sommes arrivés, hier. C'était une mise en garde.

Tu ne souhaites pas que j'aie des rapports trop amicaux avec ta mère.

Paolo saisit une serviette et s'en essuya le visage.

— C'est exactement cela.

— Tu préférerais sans doute que je sois désagréable avec elle, afin que mon départ lui fasse

plaisir.

— Ne sois pas ridicule, rétorqua Paolo en jetant la serviette sur un siège. Contente-toi de

garder tes distances, ça suffira.

— Tu as donc tenu à m'amener dans ta famille, répliqua-t-elle, sarcastique, pour que je reste

à distance. C'est tellement rusé que personne n'a saisi la subtilité de ce plan, surtout pas moi.

Elle se leva pour mettre fin à l'entretien, mais son initiative se trouva bloquée par un mètre

quatre-vingts de mâle fureur italienne.

— Je t'ai amenée ici afin de prendre soin de toi ! s'emporta Paolo, l'œil furieux.

Les cordes de son cou se tendaient à craquer.

Helene comprit qu'il ne la laisserait pas passer. Elle se redressa de toute sa taille, déterminée à

ne pas céder d'un pouce. Elle aussi était en colère, et elle tenait à ce que Paolo le sache.

— Alors ce n'était pas la peine de te donner tant de mal, observa-t-elle froidement, je suis

parfaitement capable de m'occuper de moi-même.

Avant que Paolo n'eût le temps de réagir, elle le contourna et se dirigea droit vers la piscine.

L'instant d'après, elle fendait l'eau comme un poisson, l'eau fraîche drapant son corps de reflets

d'argent. Progressivement, elle augmenta le rythme de ses brasses. Paolo n'était pas le seul à

vouloir calmer ses frustrations dans l'eau ! Au moins, pendant qu'elle nageait, elle ne pensait à

rien d'autre.

C'était bon de se sentir évoluer dans un milieu différent, dépourvu des obstacles qui entravaient

son chemin sur terre. La résistance de l'eau n'était rien. Si seulement elle avait pu vaincre aussi

facilement celle de Paolo ! Mais, contrairement à la surface claire de la piscine, le paysage

émotionnel de Paolo n'avait rien de transparent, c'était un parcours semé d'embûches où elle

risquait l'échec à chaque pas.

Elle continua ses brasses en dépit de la brûlure qu'elle ressentait dans les muscles des bras, se

forçant à la régularité, alignant les longueurs.

Quand elle arriva à l'endroit le moins profond de la piscine, elle se rendit compte que deux

piliers bloquaient son avancée : les jambes de Paolo étaient plantées droit devant elle.

Sans s'interrompre, elle contourna l'obstacle, mais une main happa son poignet, l'arrêtant net.

Helene tenta de s'arracher à son étreinte et ne réussit qu'à s'éclabousser.

— Laisse-moi!

Elle aurait voulu crier mais, la fatigue jouant, le souffle lui manqua, et ce fut un son étranglé qui

sortit de sa bouche.

— Arrête de te débattre, lui intima Paolo. Calme-toi.

Il avait maintenant capturé ses deux poignets.

Epuisée par l'exercice, Helene n'était pas en état d'offrir de résistance : ses muscles tremblaient

de l'effort qu'elle leur avait imposé et, sans le poids de l'eau pour la soutenir, elle aurait pu

s'écrouler. Sa détermination, cependant, ne fléchissait pas.

— Pour qui te prends-tu ? Je n'ai pas d'ordre à recevoir de toi ! rétorqua-t-elle en se

cambrant, cherchant malgré tout à se libérer.

— Je veux simplement que tu t'arrêtes. Tu vas te fatiguer au-delà du raisonnable.

Il resserra son étreinte.

— Ne fais pas semblant de te soucier de moi ! Je sais ce qu'il en est.

— Il faut bien que quelqu'un se soucie de toi.

Chaque tentative qu'elle faisait pour lui échapper ne parvenait qu'à resserrer l'emprise de Paolo.

Inexorablement, il la rapprochait de lui, du mur de sa poitrine, et l'eau qui l'entourait, agitée par

ses mouvements désordonnés, contribuait à la déséquilibrer.

— Tu ne m'as installée ici que pour contrôler ma grossesse, je ne compte pas pour toi,

argumenta Helene avec l'énergie du désespoir. Tu ne veux même pas que je me lie avec ta

famille ! Pour toi, je ne suis qu'un incubateur, et tout ce qui t'intéresse, c'est le bébé !

— C'est là que tu te trompes.

— Admets-le, Paolo, puisque c'est vrai !

— Tu sais bien qu'il y a autre chose, fit-il en cessant de la contenir, d'une voix soudain basse

et égale. Je te veux ici pour une autre raison.

Déconcertée par son soudain retournement, elle cilla et le regarda droit dans les yeux, cherchant

à comprendre.

— Je crois que tu sais très bien laquelle, reprit Paolo.

Des lèvres entrouvertes d'Helene s'échappait un souffle inégal. La fatigue en était la cause, bien

sûr, ainsi que la dispute qui l'avait contrariée. Mais il y avait une autre raison, songea-t-il en la

voyant haleter, le tissu tendu de son maillot attirant l'attention sur ses seins qui pointaient.

En dépit de la fraîcheur de l'eau, il sentit sa température grimper.

— Je vois que nous sommes sur la même longueur d'onde, murmura-t-il en souriant.

Il lâcha ses poignets et encercla ses hanches, profitant du silence médusé d'Helene pour l'attirer

à lui.

Elle posa les mains sur ses épaules pour se retenir et elle s'ébroua, donnant à son visage un air

sauvage. Elle semblait rebelle, mais ses lèvres attendaient, tremblantes.

— Paolo, fit-elle en un souffle. Paolo.

Etait-ce une question ou une mise en garde ?

9

Dio ! Paolo reprit péniblement sa respiration. La voix d'Helene le bouleversait profondément.

Elle se lovait en lui, au plus profond, s'insinuait dans les recoins les plus secrets.

Il plaqua Helene contre lui, et elle tressaillit quand leurs corps se rencontrèrent et qu'elle sentit à

quel point il la désirait.

D'une main de fer, il la maintint contre lui tandis que ses caresses exploraient langoureusement

son dos. Il remonta jusqu'à sa nuque, s'enivra de sa peau souple sous sa paume, et sentit au creux

de son cou la petite pulsation que son cœur envoyait à ses veines. Il émit un son rauque. Cela ne

lui suffisait plus. Il y avait tant d'autres choses à goûter chez elle !

Ployant la nuque, il lui prit farouchement les lèvres. Elles étaient moites encore de la piscine, et

dans ses bras Helene était docile comme une sirène sortie de l'onde. Elle l'avait charmé et attiré à

elle aussi sûrement que les enchanteresses dont les chants mélodieux signaient la perdition des

marins. Ses formes pleines le fascinaient, et la résistance qu'elle lui opposait renforçait son attrait

comme la plus sûre des provocations.

Sa bouche s'épanouit sous celle de Paolo et elle le laissa boire à longs traits ce qu'elle lui offrait.

Comme elle se moulait à lui plus étroitement encore, il n'eut aucune peine à faire glisser les

bretelles de son maillot.

Soudain elle s'arracha à son baiser, et il l'interrogea du regard. Il ne pouvait supporter de la

perdre alors qu'il était si près du but. Déjà il lui avait fallu se maîtriser pendant des semaines, tant

qu'il n'avait pas eu l'aval des médecins, et comme si ce n'était pas assez, il avait dû céder aux

exigences familiales et repousser encore le moment tant espéré.

Ce moment était enfin arrivé : ils étaient seuls, et il entendait bien aller jusqu'au bout.

Les yeux d'Helene se portaient d'un côté à l'autre comme ceux d'une biche aux abois.

— Les enfants, commença-t-elle nerveusement, ta famille...

Paolo soupira de soulagement. Ce n'était que cela !

— Rassure-toi, ils ne seront pas de retour avant des heures. Carlo emmène tout le monde au

marché.

Aussitôt, Helene se détendit. Le vert de ses yeux reflétait comme un miroir l'éclat du soleil sur

l'eau, ce soleil qui caressait ses cheveux en les poudrant d'or.

— Tu es si belle.

Paolo détacha les deux mains de la jeune femme de ses épaules, fit glisser le maillot le long de

ses bras et le lui roula sur les hanches, libérant son buste nacré. Puis il embrassa doucement

chaque paume avant de replacer à son cou le collier de ses bras.

— Tu sais, reprit-il, je rêve de ce moment depuis notre nuit à Paris.

Les yeux d'Helene s'agrandirent démesurément, deux lacs où il aurait voulu se perdre.

— Fais l'amour avec moi, Helene.

Elle resta figée un instant. Seule la veine affolée de sa gorge trahissait ce qui se jouait en elle.

Puis elle resserra son étreinte autour de son cou et se haussa pour lui tendre les lèvres. Cette fois,

ce fut elle qui décida de leur baiser, et sa langue chercha à pénétrer sa bouche.

Il n'avait pas l'intention de lui refuser quoi que ce soit. Une vague de volupté passionnée le

souleva alors que le désir d'Helene se donnait libre cours.

Aussi frénétique que lui, elle rendait caresse pour caresse. Ils se laissèrent glisser dans l'eau qui

affleurait à peine à cette extrémité de la piscine et roulèrent à la surface, leurs bouches scellées

en un baiser qui défiait les lois de la respiration. Les cheveux d'Helene flottaient autour d'eux

comme un drapé sensuel. Ils ne reprirent souffle que pour mieux alimenter le feu qui les dévorait.

Paolo exultait. Il avait retrouvé la femme qu'il avait connue à Paris, celle qu'il n'avait cessé de

désirer. Ses mains achevèrent de la déshabiller, et la vue de sa chair nue sous le soleil le

galvanisa. Il arrondit ses paumes autour de ses seins, puis descendit flatter sa taille, modelant ses

hanches avant de goûter aux rondeurs de ses fesses.

Tout en elle était parfait. Et tout d'elle serait à lui.

Etait à lui.

Le désir se concentra dans ses reins alors qu'il se débarrassait de son maillot. Il installa Helene

contre les marches qui descendaient à l'eau, amortissant le contact en la calant dans ses bras, et il

reprit fiévreusement sa bouche. Mais la tentation était trop forte, il lui fallut l'abandonner pour

goûter aux fruits qu'il convoitait. Il posa une suite de baisers le long de son cou et parvint à ses

seins qui se dressaient hors de l'eau, comme deux îles luisantes. Avec un grondement sourd, il

prit un mamelon entre ses lèvres, le sentit raidir et réagit à son tour.

Les mains d'Helene couraient sur lui, mettant le feu à ses sens. Le creux de ses reins cambrés,

l'avancée de ses hanches, les réponses de son corps, tout était tel qu'il l'avait imaginé. Leur

besoin mutuel s'enrichissait, se nourrissant de celui de l'autre.

Il voulut goûter à l'autre téton rigide et y plaqua sa bouche, y enroulant sa langue, le mordillant

doucement. Il aurait souhaité prendre le temps de tout découvrir d'Helene, mais comme à Paris

l'urgence de leur désir prima.

Leurs bouches se retrouvèrent, exigeantes, et la pression de leurs corps chassa l'eau entre eux

deux. Helene bougea pour qu'il se positionne plus facilement, et il se glissa entre ses cuisses

d'albâtre, atteignant enfin ce dont il rêvait depuis des mois. Enfin, les songes de ces dernières

semaines prenaient forme pour devenir réalité! Comment différer encore leur plaisir, même pour

en prendre d'autres avec elle ? Il ne le pouvait plus, et sentait l'impatience de son amante faire

écho à la sienne.

Il entra d'abord doucement en elle puis bougea un peu, tentateur, pour lui donner plus envie

encore, et tous deux crurent devenir fous d'attente. Ensuite seulement il consentit à combler leur

besoin d'un long coup de reins. Tout en lui se focalisa sur leur fusion. Il sentit les muscles

intimes d'Helene se resserrer, le gainant, magnifiant chacune de ses sensations. C'était l'enfer et

le paradis réunis, la fraîcheur de l'eau incapable de tempérer le feu liquide qui l'accueillait entre

les cuisses de cette femme. Comme en rêve, il voyait les cheveux d'Helene déployés autour

d'eux, mantille d'or portée par le clapotis des remous. Il entendit sa voix murmurer son nom.

Puis il ne vit ni n'entendit plus rien tandis qu'Helene s'unissait à lui sur une chorégraphie vieille

comme le monde, gouvernée par le rythme du cosmos.

Ils furent l'un à l'autre à ciel ouvert, sous le soleil éclatant, et, quand elle explosa entre ses bras,

Paolo la sentit s'éparpiller en une déflagration d'étoiles, et il ne lui en fallut pas plus pour

basculer à son tour.

L'éclat de l'après-midi avait depuis longtemps laissé place aux teintes douces de la soirée quand

enfin ils reprirent conscience du monde.

Ils avaient finalement retrouvé assez de souffle pour quitter la piscine, et après une douche ils

s'étaient glissés entre les draps du lit, dans la suite qui était la leur à présent. Puis ils avaient cédé

à la tentation de refaire l'amour, comme pour compenser les mois perdus. A présent, Helene

reposait entre les bras de Paolo. Leurs visages se touchaient presque, le souffle de celui-ci

effleurait sa joue, et elle baignait dans la chaleur que dégageait son corps.

Paolo s'était montré le plus merveilleux des amants. Puissant, attentionné et, se rappela-t-elle

avec un sourire, insatiable. Elle sentait en chaque fibre de son être le souvenir de ces instants où

il avait cajolé la moindre parcelle de sa peau. Tout en elle avait été aimé, célébré.

Elle leva les yeux vers lui. Ses paupières étaient closes, son souffle régulier, mais elle savait

qu'il ne dormait pas. Comme elle, il s'était assoupi pour reprendre force entre deux joutes

amoureuses. La précédente ne serait pas l'ultime, elle le pressentait.

En outre, elle escomptait qu'il y aurait entre eux plus que ces merveilleux moments d'entente

physique. Elle se prenait à espérer, grâce à ce qu'ils avaient vécu aujourd'hui, qu'elle pourrait

enfin atteindre le cœur de Paolo, lui prouver qu'il y avait un avenir pour eux et pas seulement un

enfant en commun, pas seulement six mois de vie partagée.

Si Paolo n'avait rien ressenti pour elle, se répétait-elle, il ne lui aurait pas fait l'amour si

merveilleusement.

Du bout du doigt, elle caressa sa lèvre pleine.

— Merci, murmura-t-elle.

Un sourire paresseux éclaira son visage sans qu'il ouvre les yeux.

— Merci ? Pour quoi donc ?

— Oh, pour tout ça, répondit-elle évasivement, se lovant contre son épaule.

D'un mouvement souple, il fut au-dessus d'elle, balayant tendrement les cheveux qui s'égaraient

sur son visage. Dans le regard qu'il fixait sur elle, elle perçut comme une question, une urgence.

— Tout va bien? demanda-t-il.

— Merveilleusement bien.

— Je ne t'ai pas fait mal, à toi ni... ?

— Ni au bébé ? termina Helene à sa place.

Comprenant la source de sa préoccupation, elle sentit dissiper le nuage de bien-être sur lequel

elle flottait. Patience. Elle ne pouvait pas le conquérir en un jour. Six mois ne suffiraient peut-

être même pas.

— Ne sois pas inquiet, Paolo, le bébé va bien. J'en suis absolument sûre.

— Alors pourquoi parais-tu triste, soudain? Elle se força à sourire, décidée à rester

optimiste.

— Peut-être m'as-tu épuisée ?

Il sourit lui aussi, rassuré, presque vaniteux.

— Cela veut-il dire que tu en as eu assez? fit-il sur le ton de la plaisanterie.

— Certainement pas ! répliqua Helene sur le même mode. Tu ne vas pas t'en tirer à si bon

compte.

— Parfait ! Nous sommes au moins d'accord sur un point !

Paolo la fit rouler sur lui de façon à ce qu'elle le chevauche, et ainsi elle put sentir à l'œuvre son

inépuisable énergie. Elle retint son souffle alors qu'il prenait ses seins au creux de ses mains.

— Ne crois-tu pas que nous devrions descendre et rejoindre les autres ?

— Bien sûr que si, répondit-il avec détermination, se haussant pour capturer entre ses lèvres

un sein provocant qui se dressait à portée de sa bouche. Quand nous en aurons terminé.

Lors des jours qui suivirent, le désir de Paolo ne montra aucun signe d'épuisement.

Pour tous, ils incarnaient l'image parfaite des jeunes mariés, jamais loin l'un de l'autre, leurs

yeux se cherchant dès qu'ils étaient séparés. L'homme crispé qu'elle avait connu à New York

s'était effacé pour laisser place à un époux détendu, peut-être même heureux.

Les journées s'écoulaient paisiblement. Au cours des longues soirées qu'ils passaient en

compagnie de Carmela, Paolo commençait même à inclure Helene dans leurs conversations.

Elle s'en tenait à l'écart au début, ne voulant pas lui déplaire après l'avertissement qu'il lui avait

lancé. Plusieurs fois, cependant, il insista pour qu'elle se joigne à eux, et leurs discussions

devinrent un agréable rituel.

En fier Italien qu'il était, Paolo tenait à lui faire visiter la campagne environnante, et bien sûr il

voulut lui montrer les beautés de Milan.

Ils passèrent des heures à admirer le duomo, la magnifique cathédrale qui se dressait sur la

place centrale. Helene s'émerveilla de la complexe architecture gothique qui avait demandé cinq

siècles de travail à ses bâtisseurs. Les vitraux, les centaines de statues, tout témoignait d'un art

subtil et d'un raffinement extraordinaire. Ce fut un plaisir de déambuler ensuite dans les rues

animées de la ville, main dans la main, avec dans le lointain la silhouette des Alpes italiennes. Ils

s'arrêtèrent pour prendre un café, puis visitèrent les splendeurs Renaissance du castello

Sforzesco. Alors qu'ils regagnaient la voiture de Paolo, ils abordèrent la Via Monte Napoleone,

et l'attitude de Paolo changea imperceptiblement.

Il s'était raidi et ses traits soudain figés trahissaient sa tension.

Helene comprit de quoi il retournait en apercevant une large et élégante vitrine qui portait le

nom de Bacelli. Ils avaient atteint le quartier de la mode : Bacelli était le créateur pour lequel

Sapphire avait travaillé.

Le cœur d'Helene se serra. Elle n'avait jamais imaginé que le seul plaisir sexuel suffirait à Paolo

pour oublier la perte de Sapphire. Il avait si longtemps voulu partager sa vie! Ces derniers jours,

elle avait l'impression de mieux se faire accepter, mais le visage crispé de Paolo la mettait en

face de la réalité : beaucoup de chemin restait à parcourir.

— Elle te manque, murmura-t-elle alors que Paolo l'entraînait de l'autre côté de la rue.

Paolo lui jeta un regard étonné, visiblement déconcerté qu'elle eût découvert sa pensée.

— J'ai livré Sapphire à Khaled sur un plateau d'argent, et je ne suis pas près de me le

pardonner.

Son amertume pénétra Helene comme un poignard. S'il ne parvenait pas à se pardonner lui-

même, comment pourrait-il l'absoudre du rôle qu'elle avait joué dans l'affaire?

Cette nuit-là, leur relation fut différente, plus tendre, plus poignante, comme imprégnée de

regret. Il y avait eu tant d'opportunités perdues, de vies gâchées !

Helene aurait voulu effacer sa peine avec l'amour qu'elle lui offrait, lui faire oublier toute

culpabilité, mais ce n'était pas d'elle qu'il avait rêvé, et son amour restait un baume impuissant.

Celle que Paolo espérait chérir était hors d'atteinte, perdue à jamais par sa faute.

Donc, elle lui donna la seule chose qu'il pouvait accepter d'elle : son corps. Alors qu'ils

basculaient ensemble dans les abîmes du plaisir, elle espéra que cela suffirait à le retenir auprès

d'elle.

10

— Tu sembles heureuse.

Helene frémit en sentant les mains de Paolo entourer sa taille. Elle quitta des yeux les eaux

profondes du lac qu'elle contemplait pour se retourner vers lui. Dans son fin polo de laine à col

ouvert, la légère brise jouant dans la toison qui en dépassait, son mari avait si belle allure qu'elle

en ressentit une absurde pulsion de fierté.

Paolo n'était peut-être pas à elle, mais elle vivait avec lui. Le simple fait qu'elle se promène à

son bras lui attirait les regards d'envie des femmes qui les croisaient. Comme elle les comprenait!

— Comment ne le serais-je pas, dans un endroit aussi merveilleux ?

Le lac de Côme s'étendait à leurs pieds. Atteindre Côme ne prenait que peu de temps depuis la

villa Mancini, mais le dépaysement était total comparé à Milan, la ville frénétique. Ici régnait la

sérénité.

Ils firent le tour du lac, s'arrêtant pour admirer les vieux villages accrochés aux collines. Celles-

ci déroulaient leur verdure jusqu'aux eaux étincelantes, donnant au paysage un caractère plus

alpin que méditerranéen, d'un tel calme qu'il était impossible de ne pas se sentir en paix avec soi-

même.

Helene se laissait imprégner par la tranquillité du lieu. Cependant, elle savait que son bonheur

venait d'ailleurs. Ces derniers jours, Paolo s'était montré plus tendre qu'à l'habitude pendant qu'ils

faisaient l'amour. Les façons brusquées du début laissaient place à des cheminements plus

subtils, et Paolo jouait sur toute la gamme de l'érotisme pour augmenter son plaisir féminin,

quitte à brider le sien. Elle se prit à penser que, peut-être, il commençait à l'aimer un peu.

Pourtant, au moment où il la regarda, elle vit une ombre passer dans ses yeux.

— Viens, il est temps de déjeuner, déclara-t-il. Nous allons trouver un endroit tranquille.

— Tout n'est-il pas parfaitement tranquille ici?

— Ce n'est pas ce que je veux dire. J'aimerais que nous parlions sans être dérangés.

L'appréhension noua la gorge d'Helene. Il y avait des semaines qu'ils ne s'étaient pas disputés.

Pourquoi lui annonçait-il une conversation avec une telle solennité?

— Parler ? Et de quoi ? demanda-t-elle en tâchant d'adopter un ton léger.

Sans répondre, Paolo l'emmena jusqu'à une trattoria située au bord du lac et se fit donner une

table à l'écart. Il ne lui fallut qu'une minute pour commander. Comme à l'habitude, le serveur se

précipita pour exécuter ses ordres.

— Alors? s'enquit-elle. De quoi s'agit-il?

Paolo se recula dans sa chaise, étendit ses jambes et elle eut l'impression qu'une mauvaise

nouvelle l'attendait.

— Cette affaire sur laquelle je travaillais à New York se complique singulièrement,

commença-t-il. La partie adverse a fait appel. Je suis obligé d'écourter mon congé.

— Mais le cabinet t'appartient! Ne peux-tu déléguer la tâche à quelqu'un d'autre ?

— Personne ne connaît l'affaire mieux que moi, et mes clients le savent, je n'ai pas le cœur à

les abandonner en cours de route. Nous touchons au but et l'on compte sur moi.

— Dis-moi au moins que tu peux y travailler depuis ton bureau de Milan? protesta-t-elle,

intérieurement paniquée à l'idée que Paolo s'en aille avant qu'elle ait pu achever sa conquête.

Le visage sombre de Paolo ne lui apporta aucune des assurances qu'elle souhaitait.

— Des séjours à New York seront indispensables. Mais je resterai à Milan le plus souvent

possible.

— Je comprends.

La mâchoire de Paolo se crispa.

— Que comprends-tu, exactement ?

— Que tu ne supportes pas de confier l'affaire à un autre. Dès que tu ne contrôles plus

totalement un processus, tu as l'impression qu'il t'échappe.

Paolo poussa un soupir éloquent.

— J'espérais te trouver plus réceptive.

— Je reçois parfaitement le message ! Après tout, tu ne fais que suivre une tradition

millénaire.

Il fronça les sourcils.

— Que veux-tu dire?

— Tu suis le schéma établi par l'homme préhistorique. D'abord, on attire la femme au fond

de sa caverne pour lui faire un enfant, et ensuite on repart au loin chasser le dinosaure.

— Ne tombe pas dans le mélodrame !

— Franchement, j'ai du mal à y croire, s'insurgea-t-elle, laissant libre cours à ses sentiments.

Tu m'as arrachée à ma vie pour m'amener ici afin de pouvoir diriger chacun de mes mouvements,

et, maintenant que je suis installée, tu t'en vas comme si de rien n'était ! Est-ce qu'ils te paient si

bien que cela pour que tu refuses de laisser les honoraires à un autre ? Je ne te savais pas avide à

ce point !

Une fureur froide se peignit sur le visage de Paolo. Mâchoires serrées, il choisit le silence.

Encore une fois, elle avait réussi à le faire sortir de ses gonds, songea Helene en observant son

visage fermé. Mais qu'espérait-il de sa part ? Un consentement béat ? Si son plan avait la

moindre chance d'aboutir, il lui fallait du temps. Comment démontrer à Paolo que leur vie de

couple fonctionnait harmonieusement, s'il s'en allait ? De jour en jour, elle l'amenait à plus de

douceur, à plus de tendresse. Tout serait remis en question s'il partait pour New York.

— Et si je t'accompagnais là-bas ? suggéra-t-elle.

Au moins, quand il ne travaillerait pas, ils seraient ensemble.

— Non, refusa-t-il fermement, brisant l'espoir qui renaissait en elle. Tu seras mieux à la

villa.

— Que suis-je censée y faire pendant que tu iras sauver le monde ?

— Te détendre. Profiter de ce que je t'offre ici.

— Et une fois que j'aurai poli mes ongles et lavé mes cheveux pour la dixième fois ?

— Je t'offre une vie de luxe et d'oisiveté, regimba Paolo, et tu y trouves à redire ? Tu peux

faire ce que tu veux de tes journées, shopping, tourisme, à moins que tu ne préfères paresser au

bord de la piscine ! J'en connais plus d'une qui se réjouirait d'une telle perspective !

Helene s'engouffra dans la brèche que lui offrait le discours de Paolo.

— Faire ce que je veux de mes journées, dis-tu ? Eh bien, je pourrais travailler pour le

Bureau international des femmes ! Pas besoin de me déplacer. Il suffirait d'aménager l'une des

petites chambres, et le siège m'enverrait par Internet les projets à faire avancer.

— Non!

Le ton de Paolo était sec, coupant.

Helene se cabra.

— Pourquoi?

— Tu n'es pas obligée de travailler.

— Mais j'aime travailler! J'ai des compétences, et je sais que ma contribution est utile. C'est

important pour moi.

— Je ne veux pas que tu travailles. Cela ne fait pas partie de notre arrangement.

— Quel arrangement? C'est toi qui en as posé les termes sans prendre mon avis. Je n'ai

jamais accepté quoi que ce soit.

— Il n'est pas question que tu travailles, réitéra Paolo d'un ton buté.

— Tu travailleras bien, toi ! Pourquoi n'en aurais-je pas le droit?

D'un revers de main, il balaya l'argument.

— Je ne tiens pas à en discuter.

— Moi, si !

La colère le disputait à l'amertume dans le cœur d'Helene. Elle revoyait son père lui dictant ce

qu'elle avait ou non le droit de faire.

— J'ai besoin de m'occuper, reprit-elle d'un ton vigoureux. Mon travail n'est peut-être pas

aussi primordial que tes grandes affaires de droit, mais le Bureau soutient les femmes partout sur

la planète, et je peux te dire que, dans le tiers-monde, notre contribution apporte un vrai

soulagement. Pourquoi devrais-je renoncer à aider mes semblables?

Un vaisseau se mit à battre sur la tempe de Paolo, trahissant la profondeur de son irritation.

— Parce qu'à présent ton enfant est ta première responsabilité.

Helene se détourna, furieuse, désespérant de lui faire entendre raison. Pourtant, il lui fallait bien

l'affronter de nouveau, car aucune solution ne sortirait du silence.

— Je veux savoir, Paolo, si tu comptes contrôler la vie du bébé aussi rigidement que la

mienne. Est-ce que tu lui dicteras sa conduite à lui aussi ? Parce que, si c'est le cas, je le plains au

point de souhaiter parfois ne pas l'avoir engendré.

— Je ne te laisserai pas dire une telle horreur au sujet de notre enfant.

Paolo n'avait pas élevé la voix, mais le ton de sa déclaration était si intense qu'elle en fut

frappée. S'était-il mépris? Croyait-il qu'elle voulait se débarrasser de l'enfant? Elle qui l'aimait

déjà tant.

Elle posa une main protectrice sur son ventre, à l'endroit où le renflement de sa taille

commençait à trahir sa grossesse. Le bébé était à elle autant qu'à Paolo, et elle ne laisserait pas ce

dernier gouverner sa vie future.

— Je ne voulais pas dire...

— Il est trop tard pour souhaiter que ce bébé n'existe pas, dit Paolo entre ses dents. Car il est

bel et bien là. Nous devons apprendre à vivre avec les conséquences de nos actes.

Comme le serveur arrivait, il s'interrompit avant de reprendre une fois qu'ils se retrouvèrent

seuls.

— Maintenant que ce point est réglé...

— Rien n'est réglé, le coupa Helene, gardant une voix ferme et égale. Si tu pars à New York,

je ne vois pas comment tu pourras m'empêcher de travailler. D'ailleurs, je dois rester en contact

avec le Bureau. Sinon, quand je raccrocherai l'an prochain, je ne serai plus au courant de rien.

Le regard que Paolo lui décocha était de pur basalte, dur et cassant. Mais à sa source flambait

un feu aussi incendiaire que ceux des volcans.

— C'est justement le deuxième point dont je voulais te parler, fit-il en détachant ses mots.

Tu ne raccrocheras pas.

— Comment?

— Il n'y a aucune raison que tu reprennes le travail.

— Mais mon métier...

— Une tâche plus importante t'attend ici. Tu as un enfant à élever.

Une forme d'espoir s'insinua dans le cœur d'Helene, malgré la dureté de ces paroles. Paolo se

serait donc adouci au point de la vouloir près de lui ?

Aussitôt, elle se morigéna. C'était inconcevable, surtout après le différend qui venait de les

opposer. N'avait-elle pas nourri d'autres espoirs avant celui-ci ? Ils avaient été balayés. Elle ne

pouvait plus se permettre de jouer ainsi avec ses propres émotions.

— Tu veux donc que... que je reste ?

Elle avait du mal à prononcer les mots.

11

Paolo différa un instant sa réponse. Il se rendait compte à quel point la discussion s'engageait

mal. De par sa faute. Ne pouvait-il prévoir que sa proposition hérisserait Helene ? Pourquoi

parler de son propre travail en premier, au risque de la braquer? Plutôt que de lui ordonner de

renoncer à son métier, il aurait dû faire valoir le bien-être du bébé.

— Il me semble, répondit-il enfin, qu'il n'y a aucune raison que tu repartes pour Paris une

fois que le bébé sera né.

Le cœur d'Helene fit un bond si violent qu'elle crut défaillir.

— Explique-toi.

— L'enfant aura besoin de toi, tu devras le nourrir au sein. D'après ma mère et Maria, c'est le

mieux pour lui.

— Tu as recueilli leur avis sur la question, et pas le mien ?

Le ton outré d'Helene ne lui laissait que peu d'espoir, mais il se refusa à abandonner.

— Tu as quelque chose contre le fait d'allaiter?

— Je n'ai jamais dit cela.

Paolo dévisagea Helene : que pensait-elle vraiment? Sa voix, ses yeux verts, son visage, tout

était glacial.

Pourtant, une autre image d'Helene l'obsédait depuis que sa mère avait mentionné l'allaitement

au sein : il la voyait berçant le bébé, tandis que celui-ci suçait le lait au sein de sa mère, sa petite

bouche collée à la peau crémeuse.

Il voulait contempler ce spectacle. La simple évocation de la scène le faisait brûler d'une

manière étrange, entièrement nouvelle. Cela n'avait rien à voir avec le sexe. C'était une pulsion

primaire, la reconnaissance instinctive que c'était le meilleur pour son enfant.

Il avala sa salive, contraignant son esprit à revenir au présent. Car, s'il voulait que tout cela

existe, il fallait d'abord convaincre Helene de rester.

— Tu désires ce qu'il y a de mieux pour le bébé, n'est-ce pas ?

— Evidemment. Et depuis le début.

— Alors reste, et occupe-toi de lui.

Les yeux d'Helene se teintèrent d'incertitude. Etait-elle en train de peser les intérêts de l'enfant

contre les siens propres, contre le fait d'abandonner son travail ?

— Voudras-tu que j'allaite longtemps ? fit-elle enfin.

Paolo serra les dents. Il avait vu juste. Déjà elle calculait combien de temps l'allaitement la

tiendrait éloignée de son précieux travail ! Il laissa échapper un lourd soupir. Savoir qu'il avait

pénétré les pensées d'Helene ne le consolait pas le moins du monde de sa déception.

Il passa une main nerveuse dans ses cheveux. Comment lutter contre une telle obstination ?

— Ma mère... Ma mère s'est attachée à toi, commença-t-il d'une voix hésitante. Comme

toute la famille, d'ailleurs. Ton départ la désolerait.

— Tu m'as dit à New York qu'elle s'en remettrait.

— Sans doute, mais avec difficulté. De même pour les enfants. Ils adorent leur tante !

Pourquoi les en priver?

Helene le considérait d'un œil sceptique.

— Parce qu'à ton avis prolonger mon séjour leur rendrait la séparation plus facile ? Je ne

comprends pas ton raisonnement, Paolo. Que proposes-tu exactement? Je crois que tu devrais

jouer franc-jeu.

— Ce que je propose est tout simple. Ma famille nous croit un couple uni, et tu es

parfaitement intégrée parmi eux. Notre premier enfant va naître avant Noël.

Helene l'arrêta d'un geste.

— Tu as dit notre « premier » enfant ?

Sa question ouvrit un gouffre de silence entre eux.

— Eh bien oui, admit Paolo au bout d'un moment, comme s'il lui avait fallu s'en convaincre

lui-même. Que cela nous plaise ou non, nous sommes déjà liés par ce bébé. Pourquoi ne pas en

tirer parti ? Je désire d'autres enfants.

Il haussa les épaules et poursuivit.

— Pourquoi pas avec toi ? Ma famille t'adore. N'y a-t-il pas tous les avantages à rester

ensemble ?

Helene n'avait pas une grande expérience dans le domaine des demandes en mariage, mais elle

se doutait que la plupart étaient formulées plus affectueusement. A quoi ressemblait la

déclaration de Paolo, sinon à un cadeau emballé de lames de rasoir?

Et pourtant... N'était-ce pas ce dont elle rêvait? Elle avait prié pour que Paolo la garde à ses

côtés, même après que l'enfant fut né. Devant une telle offre, il serait stupide d'hésiter un seul

instant.

Mais ce qu'elle avait souhaité du fond du cœur, c'était qu'il la garde pour d'autres raisons, pas

seulement pour élever leur enfant ou parce que sa famille regretterait son départ. Elle rêvait qu'il

ne puisse plus se passer d'elle. Elle avait tout fait pour cela : pour l'amener à l'aimer.

— Si je comprends bien, commença-t-elle d'une voix soigneusement neutre, tu veux

prolonger ce que tu appelles notre « arrangement » ?

— Cela me semble raisonnable. Le bébé grandira entre ses deux parents, peut-être au côté de

frères et sœurs par la suite.

— Parce que tu penses que cela fonctionnera ?

— Pourquoi pas ? Ces dernières semaines, je t'ai vue heureuse. De plus, nous nous révélons

extrêmement compatibles. Sur tous les points.

— Le sexe est rarement une base suffisante pour une union durable, rétorqua-t-elle.

— Cela compte pour beaucoup. La plupart des couples n'ont pas la chance de vivre le

dixième de ce que nous partageons.

Helene hocha la tête. Tout cela était très beau, mais Paolo éprouvait-il le moindre sentiment

pour elle ? Avait-il besoin d'elle pour lui-même, et pas seulement pour le bébé ou pour sa

famille?

Il lui fallait connaître la réponse. Oser demander.

— Et l'amour? Entre-t-il en compte dans tes calculs ?

Voilà, elle l'avait dit.

Elle retint son souffle. Où tout cela allait-il mener? La question de l'amour avait été soulevée, il

n'y avait plus moyen de revenir en arrière.

Paolo repoussa l'assiette qu'il avait à peine touchée.

— Nous savons tous deux pourquoi nous sommes ici. Si ce n'était pour l'enfant, nous

vivrions chacun de notre côté, toi à Paris, moi à New York. Je crois qu'il faut nous montrer

réalistes. Notre mariage n'a rien d'ordinaire, ses bases sont différentes des unions normales. Pour

ma part, je peux assumer cela. La question est de savoir si tu peux vivre avec cette idée, toi aussi.

« Si ce n'était pour l'enfant ». La phrase se répercutait en elle, se cognait à toutes les parois de

son esprit. « Que cela nous plaise ou non, nous sommes liés »...

Paolo dévoilait franchement son opinion : sans le bébé, il ne serait pas à ses côtés. Cela avait le

mérite de la clarté.

La gorge d'Helene se serra. Elle la sentait soudain parcheminée, mais il lui aurait été impossible

d'avaler la moindre goutte d'eau.

— Dis-moi donc où se trouve mon avantage, parvint-elle à articuler. A part le sexe, bien

entendu.

Elle n'avait pu se retenir de lancer ce défi.

Pourtant, une petite voix la pressait d'accepter avant que Paolo ne change d'avis! Qu'avait-elle

besoin de barguigner? Cette offre était miraculeuse. Elle avait tout à y gagner : la présence de

l'homme qu'elle aimait, les enfants qu'elle aurait avec lui, une vraie famille, aimante, sécurisante.

Elle n'en avait jamais eu autant.

C'était exactement la vie qu'elle voulait, mais pas à ces conditions. Ce que Paolo offrait n'était

pas suffisant pour elle.

Le feu de son regard témoignait de la fureur qu'elle avait déclenchée en lui. Pourquoi le

provoquer encore ?

La réponse était simple. Parce qu'elle était aussi furieuse que lui ! Et qu'elle n'était pas femme à

dissimuler.

— Si on y réfléchit, poursuivit-elle, je sacrifie mon travail, mon appartement, ma vie, en

somme. Et toi, Paolo, que donnes-tu en échange ?Tu n'auras qu'à claquer des doigts pour

satisfaire tes pulsions sexuelles et faire des enfants. N'est-ce pas confortable ?

Le pli dur de sa bouche prouva à Helene que ses flèches avaient atteint leur but.

— J'ai dû faire erreur, lâcha-t-il entre ses dents. Je pensais que tu y trouverais ton compte.

Ses paroles mirent le feu aux poudres.

— Tu pensais ! s'exclama-t-elle, au comble de l'indignation. Mais, encore une fois, quand

donc m'as-tu consultée ? Qu'est-ce qui te donne le droit de décider ce que je vais aimer ou pas,

vouloir ou pas? J'ai l'impression d'entendre mon père !

Paolo se raidit sur son siège.

— Que dis-tu ?

— Lui aussi savait mieux que tout le monde ce qui était bon pour moi. Lui aussi décidait

pour moi sans m'en parler !

— Je t'ai arrachée à ses griffes !

— C'est vrai. Mais aujourd'hui tu te comportes exactement comme lui ! Je croyais m'être

affranchie, et pendant douze ans j'ai possédé mon libre arbitre, pendant douze ans j'ai pris mes

décisions moi-même, je me suis respectée moi-même en tant qu'être humain. Puis il a fallu que

tu reviennes.

Son visage la brûlait et sa respiration sortait par saccades. Paolo pouvait juger de l'intensité de

ce qu'elle ressentait.

Il resta silencieux, puis, au bout d'un moment, il consulta sa montre.

— Il est temps de rentrer, dit-il.

Sans se soucier qu'elle le suive ou non, il se leva et, plaçant quelques billets dans la main du

serveur, quitta le restaurant à grands pas.

Aucun des deux ne desserra les dents alors qu'ils regagnaient la villa.

Le silence offrait un peu de répit à Helene. Leur dispute et le soleil brûlant lui avaient donné

mal à la tête.

Paolo conduisait sa Ferrari comme si elle était l'extension de sa personnalité, avec assurance,

avalant les kilomètres, utilisant au maximum la puissance du moteur. La voiture répondait

docilement. Pas étonnant qu'il aimât la conduire ! Il arrêta enfin la voiture devant les marches de

la villa et attendit qu'elle ait regagné l'intérieur avant d'aller ranger son véhicule au garage.

— Vous avez aimé le lac ? s'enquit Carmela en la voyant arriver dans le jardin.

La mère de Paolo entretenait elle-même ses rosiers. Même en tenue de jardinage, avec ses

gants, son tablier, et une mèche de cheveux échappée de son chignon, elle conservait son allure

élégante et toute sa distinction.

— Beaucoup, répondit Helene en l'embrassant. Je ne me doutais pas que ce serait si beau.

Quelle chance d'avoir un tel endroit à deux pas de chez vous !

— Paolo ne nous rejoint pas ? s'étonna Carmela, ne voyant pas arriver son fils. J'espérais que

nous prendrions un café ensemble. Il doit sûrement préparer ses bagages. Quel dommage qu'il

doive nous quitter si tôt !

— Sitôt?

Carmela fronça légèrement les sourcils.

— Il ne vous a pas prévenue de son départ pour New York ? Il s'envole ce soir.

— Oh, si. Bien sûr ! s'empressa de répondre Helene, déguisant au mieux sa surprise.

Il lui avait dit qu'il partait, mais pas que la séparation était aussi proche !

Quand Helene rejoignit Paolo dans leur suite, elle vit tout d'abord la grande valise ouverte sur

le coffre ancien au pied du lit.

Paolo sortait du dressing, une pile de chemises sur un bras et quelques cravates de soie à la

main. Il lui jeta un coup d'œil sans interrompre son rangement.

Le peu de cas qu'il faisait de sa présence fut comme une gifle pour elle.

— Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu partais si tôt?

— Cela aurait-il fait une différence ? demanda froidement Paolo.

Plus qu'il ne le croyait, songea-t-elle, blessée. Mais elle ne l'avouerait pas.

— Combien de temps resteras-tu là-bas ?

— Une semaine, peut-être deux.

Le cœur d'Helene se serra.

Elle n'aurait pas voulu quitter Paolo un seul jour. Elle voulait partager son quotidien, se lover

dans ses bras après l'amour, s'endormir avec sa main posée sur elle. Elle avait dormi seule tant

d'années qu'elle frissonnait à l'idée de retrouver cette solitude.

— Ta mère et moi avons parlé, se décida-t-elle à avancer.

Un silence de marbre accueillit sa déclaration, et elle avala péniblement sa salive, cherchant à

trouver un semblant d'assurance.

Elle était venue proposer des excuses, et après la façon dont leur promenade s'était terminée,

c'était plutôt difficile, d'autant que Paolo ne lui fournissait aucun encouragement.

— Elle m'a expliqué que tu n'étais pas payé pour cette affaire que tu suis à New York. Je t'ai

pratiquement accusé d'avarice tout à l'heure, et je voulais m'excuser. Je ne savais pas que tu t'y

consacrais pour aider des victimes. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?

Paolo plia un peignoir qu'il posa sur ses chemises.

— Tu as une si piètre opinion de moi que ta réaction ne m'a pas surpris, fit-il froidement.

— Tu ne me rends pas les excuses faciles, Paolo. Enfin, je voulais que tu saches à quel point

je suis désolée.

C'était l'expression même de la vérité. Carmela venait de lui expliquer le combat que le cabinet

Mancini menait contre un puissant cartel de firmes pharmaceutiques établies sur trois continents.

Elle avait entendu parler de l'affaire, mais elle n'en connaissait pas le détail, pas plus que le rôle

déterminant de Paolo dans la compensation financière accordée aux victimes. Sans son

intervention, celles-ci auraient tout perdu depuis longtemps, à commencer par les frais médicaux

qu'elles avaient dû avancer. Mais l'affaire était loin d'être terminée.

L'engagement de Paolo, par bien des aspects, faisait écho au travail qu'elle menait au Bureau

international des femmes. Celui-ci fournissait des programmes de santé et d'éducation aux pays

du tiers-monde, ce dont elle était extrêmement fière.

— Je savais que tu travaillais sur un procès important, mais je ne savais pas lequel. Ni que tu

refusais d'être rémunéré.

Tout en bouclant ses malles, Paolo jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et la regarda

vraiment pour la première fois depuis qu'elle était entrée.

— Et si je le faisais pour de l'argent, ne serait-ce pas tout aussi important ? J'ai du mal à

cerner ta façon de mesurer l'importance, Helene. Par exemple, qu'est-ce qui te permet de décréter

que ton travail est plus important que l'enfant ?

— Je n'ai jamais dit cela !

Il se tourna franchement cette fois.

— Alors, pourquoi es-tu décidée à retourner à Paris et à poursuivre ta vie comme si cet

enfant n'existait pas?

— C'est toi qui planifies les choses ainsi, ce n'est pas moi qui en ai eu l'idée !

Paolo laissa échapper un torrent de protestations en italien, prenant le ciel à témoin de sa bonne

foi.

— Et ce que tu m'as dit tout à l'heure, Helene, ça ne compte pas ? Tu as exprimé clairement

ton choix de retourner travailler plutôt que d'élever notre enfant !

— Mon choix ? Depuis quand me laisses-tu choisir ? Tu m'as fait part de tes décisions, et

comme d'habitude tu t'es attendu à ce que je m'incline. Donc, ne me parle pas de mon choix, tu es

la personne la moins qualifiée pour cela, vu que tu n'as jamais daigné me consulter !

Paolo n'avait jamais songé que le vert pût être une couleur chaude, mais, à voir les yeux

d'Helene en cet instant, il était obligé de le constater : ils lançaient des éclairs de feu. Ses joues

s'étaient colorées, et sa poitrine agitée se soulevait précipitamment.

Il prit une profonde inspiration en sentant son propre corps s'émouvoir. Helene exprimait une

énergie, une passion farouche qui ranimait ses désirs. Elle était toujours belle, mais ces moments

intenses la rendaient magnifique. Il retint un grondement en observant la palpitation de ses seins.

Comme ils allaient lui manquer ! Leur goût sucré, la sensibilité qu'ils avaient au moindre de ses

attouchements, aux sollicitations de sa langue...

Comment allait-il pouvoir se passer d'elle?

En cet instant, il aurait voulu voir sa poitrine se soulever pour d'autres raisons que la colère qui

l'animait. Avant de partir, il voulait lui faire l'amour.

Il posa les mains sur les épaules d'Helene, tâchant de dissiper d'un rire la tension qui s'installait

entre eux.

— Tu prends les choses trop à cœur. Ma sœur m'avait prévenu que les femmes enceintes

peuvent se montrer très émotives, j'aurais dû en tenir compte. Je me suis montré maladroit et tu

es en colère par ma faute.

Helene s'arracha à son étreinte.

— Ne joue pas la carte du paternalisme avec moi ! Mon irritation n'a rien à voir avec le fait

que je sois enceinte !

— Alors, dis-moi d'où elle vient, fit-il d'une voix persuasive, posant une main caressante sur

le cou d'Helene.

Celle-ci le regarda, étonnée. Un tel changement de ton la prenait au dépourvu. Ses yeux verts

semblèrent soudain trop grands pour son visage qui refléta le flot des émotions qui se disputaient

en elle. Sa respiration était toujours haletante, mais le trouble qu'elle trahissait avait subtilement

changé de nature.

— Je suis irritée de ne pouvoir prendre mes propres décisions, fit-elle doucement, inclinant

la tête à la rencontre de sa main. Voilà ce qui me met en colère.

Paolo vit la bataille qui se livrait en elle. Il caressa doucement sa nuque.

— Et je ne te laisse pas agir à ta guise.

Les paupières d'Helene se fermèrent.

— Non. Tu attends de moi que je t'obéisse au doigt et à l'œil, comme ta précieuse Ferrari.

— Vraiment?

Il vint tout près d'elle et ses lèvres effleurèrent son front.

— Vraiment. Tu tournes le volant à droite, le voiture va à droite, tu le tournes à gauche, elle

suit.

— Evidemment, murmura Paolo en enlaçant sa taille. C'est une voiture.

— Mais pas moi. Tu ne peux pas me diriger de la même façon.

Elle s'interrompit pour soupirer, car la main de Paolo, froissant sa jupe, remontait jusqu'à la

dentelle de son slip.

Il étouffa le soupir d'un baiser, pressant doucement ses lèvres contre les siennes tandis que sa

main poursuivait son incursion, triomphant de la faible barrière du slip.

Helene humecta ses lèvres sèches.

— Ton problème, souffla-t-elle en l'enlaçant, c'est que tu n'acceptes pas que je vive ma vie

propre. Tu ne veux jamais me laisser la place du conducteur, ni même admettre que je suis

qualifiée pour conduire.

Paolo posa la bouche sur sa gorge tout en insinuant ses doigts en elle, se faufilant parmi ses

boucles à la recherche de sa chaude intimité.

— Dio, soupira-t-il, j'ai un problème.

— Tu l'admets ? fit-elle, sa voix s'étranglant alors que Paolo précisait sa caresse sur le

bourgeon moite et gonflé.

— Je n'ai jamais connu personne qui me bouleverse autant que toi, Helene. J'ai l'impression

de ne plus savoir où j'en suis. Je ne me contrôle plus quand tu es en face de moi. Le désir que

j'éprouve pour toi me rend fou.

Helene s'ouvrait à lui comme une fleur.

— Je ne parlais pas de ce problème-là, parvint-elle à articuler entre deux soupirs.

— Il existe bel et bien, pourtant, et cette fois je veux te laisser le choix.

A regret, il retira sa main et s'écarta d'elle. Le regard d'Helene vacilla.

— Que veux-tu ? demanda Paolo. Décide si nous ferons l'amour ou pas.

Ces premières caresses avaient préparé le corps d'Helene à l'amour. Sous les doigts de Paolo,

elle vibrait d'une vie nouvelle, et sa respiration courte et haletante anticipait le plaisir que lui seul

pouvait lui procurer.

Quel était ce choix qu'il lui offrait? Paolo savait qu'elle lui appartenait corps et âme, qu'il n'avait

qu'à la laisser venir à lui. Le désir sourdait de son regard noir et profond, confiant dans sa propre

puissance. Ce regard-là ne lui laissait aucune alternative. Mais ce n'était pas ce type de choix

qu'elle réclamait. Et elle allait le démontrer à Paolo, même si cela exigeait d'elle un effort de

volonté presque surhumain.

Elle se laissa observer un instant, glissant sensuellement les mains le long de sa poitrine comme

si elle comptait enlever son T-shirt. Les yeux de Paolo suivaient le moindre de ses mouvements,

et ses pupilles se dilatèrent quand elle effleura ses seins. Il prenait son geste pour un

acquiescement et, silencieusement, la poussait à continuer. Elle pouvait lire l'urgence de son

désir sur son visage et savoura son attente.

— En fait, fit-elle, reposant sagement les mains sur son ventre, comme tu vas partir dans peu

de temps, je crois que ce n'est pas une bonne idée. Je m'en voudrais de te faire rater l'avion.

Les narines de Paolo frémirent et son regard s'agrandit de surprise.

— Tu es en train de me dire non ?

Helene leva un sourcil ironique.

— C'est cela. A moins que tu ne puisses te passer de me faire l'amour.

Ils n'atteignirent pas le lit. Pas la première fois, en tout cas. Paolo la prit debout contre le mur,

passionnément, presque désespérément, et elle enroula ses jambes autour de lui jusqu'à ce que les

dernières vagues du plaisir relâchent leur étreinte. Alors seulement ils s'écroulèrent sur le lit, hors

d'haleine, reprenant à peine assez de souffle pour recommencer.

Le temps leur sembla se diluer. Ils reposaient, au seuil de l'assoupissement. Au bout d'un

moment, Paolo bougea.

— Je dois partir, chuchota-t-il doucement à l'oreille d'Helene. La voiture passe me prendre

sous peu.

Elle avait les muscles lourds et son mal de tête, souvenir de leur dispute, s'était transformé en

une douleur insistante, bien différente de ce qu'elle ressentait d'habitude après l'amour. Une

vague de panique la submergea.

— Je ne veux pas que tu partes, fit-elle en s'agrippant à lui.

— Il le faut. Au sujet de notre conversation pendant le déjeuner... Je voulais te dire que tu as

raison. Je ne t'ai jamais demandé ton avis. Mais en revanche je sais que nous pouvons construire

une famille autour de cet enfant.

Il l'embrassa légèrement sur les lèvres, s'habilla en un tournemain et prit sa valise.

Le cœur d'Helene battait à tout rompre. Devait-elle parler avant qu'il ne parte ? Devait-elle lui

avouer qu'elle l'aimait, qu'elle était prête à accepter ses conditions pour vivre avec lui ? Ses

lèvres peinaient à formuler les mots.

— Paolo.

Les dents d'Helene se refermèrent sur sa lèvre et elle sut qu'elle ne pourrait pas aller au bout.

Parce que Paolo ne l'aimait pas. Il ne serait pas parti ainsi s'il l'aimait. Il n'avait pas envie

d'entendre ce qu'elle s'apprêtait à lui dire, et vraisemblablement il ne la croirait même pas.

Pourtant, elle ne pouvait le laisser partir sans chercher à recevoir de lui un peu d'espoir.

— Je dois te demander quelque chose avant que tu ne partes.

— Quoi?

— Je sais que l'enfant compte énormément pour toi. Je le comprends, car je ressens la même

chose. Mais il faut que je sache...

Elle hésita un instant.

— ... si je compte aussi pour toi, acheva-t-elle.

Paolo la fixa d'un regard perçant. Il ne semblait pas comprendre qu'elle puisse poser pareille

question.

— Après ce que nous venons de partager, tu me demandes si tu comptes pour moi ? Mais

bien sûr, Helene ! Il n'y a pas que le sexe entre nous. Tu portes mon enfant.

La douleur l'éveilla d'un sommeil sans rêves. Des spasmes violents la secouaient, et pendant

quelques minutes elle se prit à craindre le pire. Puis ce fut la nausée, qu'Helene accueillit presque

comme une délivrance. Elle se précipita vers la salle de bains.

Une indigestion ? Il fallait que ce soit cela ! Dans son angoisse, elle oubliait qu'elle avait à

peine touché son déjeuner et s'était sentie trop lasse, trop triste pour dîner.

D'ailleurs, si ce n'était pas un problème alimentaire, ce serait tellement grave qu'elle refusait de

l'envisager.

12

Le taxi gravit un promontoire, et les buildings de New York se découpèrent sur la ligne

d'horizon. Pour une fois, et contrairement à son habitude, Paolo ne ressentait pas la moindre

excitation à la perspective de la bataille juridique qui l'attendait. Pourtant, l'affaire avait de quoi

le stimuler.

Où était donc passé son moral de battant ? Depuis qu'il avait quitté la villa, il ne songeait qu'à

ce qu'il laissait derrière lui. Ce départ lui avait causé un véritable déchirement, bien loin du petit

pincement au cœur qu'il éprouvait parfois en laissant sa mère seule. Le dossier qu'il avait

emporté pour le trajet ne s'était révélé d'aucun secours : la concentration le fuyait. A aucun

moment du vol il n'avait pu réfléchir à son affaire.

Helene habitait toutes ses pensées. Jamais aucun être n'avait à ce point obsédé son esprit. Ce qui

l'avait le plus hanté au cours de sa vie, c'était la culpabilité qu'il avait ressentie lorsque Sapphire

s'était rendue à Jebbai pour se mettre à la merci du cheik Khaled Al-Ateeq. Pourtant ce regret-là,

pour profond et sincère qu'il fût, n'avait pas occupé ses pensées comme le faisait Helene à

présent.

Helene et la compassion qu'elle avait su montrer à Paris, lors de leur première nuit. Helene et le

regard perdu de ses grands yeux quand il avait quitté leur chambre quelques heures plus tôt...

Elle semblait si fragile, si triste par moments ! Une question le rongeait : quelle était la raison

d'une telle morosité ?

Quand elle lui avait demandé si elle comptait pour lui, il lui avait répondu par l'affirmative.

Pourtant, son doux visage s'était décomposé à l'écoute de ses paroles. Espérait-elle autre chose ?

Quelque chose de plus ?

Un souvenir lui revint soudain, surgissant dans son esprit avec une précision diabolique. Que

n'y avait-il songé plus tôt? Pendant leur déjeuner, Helene avait laissé échapper un indice qui

dévoilait la cause de ses soucis. « Et l'amour? » avait-elle demandé. La question qu'elle lui avait

posée avant qu'il ne parte en était l'écho exact. En confrontant les deux, il finit par s'interroger :

n'attendait-elle pas une déclaration d'amour ?

Cela lui parut absurde. Elle s'était toujours montrée déterminée à clore leur relation. C'était bien

elle qui voulait retourner à Paris pour reprendre sa précieuse carrière le plus vite possible ! C'était

elle aussi qui rétablissait la distance entre eux chaque fois que nécessaire. Sans compter l'opinion

peu flatteuse qu'elle avait de lui. Assurément pas celle d'une femme amoureuse !

Non, il fallait qu'il s'en convainque, leur relation était purement physique. Ils faisaient

merveilleusement l'amour, et un bébé allait naître de cette entente. N'était-ce pas déjà beaucoup ?

Cela devrait suffire à un homme pour être heureux.

La circulation était dense au centre de New York et le trajet menaçait de s'éterniser. Paolo

demanda au chauffeur de l'arrêter. Il marcherait jusqu'au bureau, cela lui ferait du bien. Ce ne

serait pas du temps perdu, car il avait besoin de cette détente pour apaiser son cerveau en feu et

retrouver son habituelle efficacité.

Quand il rejoignit enfin son hôtel, il était debout depuis si longtemps qu'il en aurait titubé s'il ne

s'était pas surveillé. Mais au moins le travail avait-il avancé. Dès le lendemain, il rassemblerait

ses coéquipiers.

— Ah, monsieur Mancini, j'allais oublier ce message arrivé pour vous.

Le réceptionniste lui tendait une enveloppe avec la carte-passe nécessaire pour ouvrir sa

chambre.

Paolo s'en saisit machinalement avant de se diriger vers l'ascenseur. Ce ne fut qu'après avoir

pris possession de sa chambre, ôté sa veste et s'être servi un whisky qu'il se rappela le message :

il l'avait posé sur la crédence de l'entrée avec le passe.

Il récupéra l'enveloppe, l'ouvrit et se figea.

Le message venait de sa mère. Il était d'une brièveté terrible :

« Urgent. Appelle la villa immédiatement. »

Helene ! cria une voix venue des tréfonds de son être.

Une angoisse panique l'étreignit. Fébrilement, il chercha à obtenir la communication

internationale par le téléphone de sa chambre. Helene. Rien ne devait la blesser, jamais. Rien ne

devait l'atteindre. Elle faisait partie de lui, et il refusait farouchement de la perdre.

Pourquoi craindre pour elle ? Cette urgence pouvait concerner n'importe quel membre de la

famille ! Pourtant, il sentait qu'elle se trouvait en danger.

Pour la deuxième fois, il se trompa dans la numérotation. Ses doigts tremblants refusaient

d'obéir.

Une pensée le frappa soudain : il n'avait pas une seule fois songé à l'enfant, c'était pour Helene

qu'il tremblait d'inquiétude. Son cœur tambourina à tout rompre. La vérité s'imposait à lui. Aussi

incroyable que cela pût paraître, après toutes les précautions dont il s'était entouré, il aimait

Helene !

La peur le glaça : cette vérité était en elle-même déstabilisante, mais ses implications étaient

bien pires encore.

Il avait quitté Helene en lui expliquant qu'il tenait à elle parce qu'elle faisait bien l'amour et

portait son enfant. Et dire qu'il croyait parler raisonnablement ! Il aurait tout aussi bien pu

déclarer qu'elle n'avait pas la moindre importance à ses yeux. Comment avait-il pu s'aveugler à

ce point? Il se rappela son expression malheureuse quand il avait tourné les talons. Dio! La

moitié de la planète les séparait, il l'aimait et elle n'en savait rien. Si jamais il lui arrivait

malheur...

Frénétiquement, il composa une nouvelle fois le numéro, et cette fois la connexion s'opéra. On

décrocha à la troisième sonnerie, et pourtant, en Italie, il était seulement 5 heures du matin.

C'était la gouvernante. A peine eut-elle entendu sa voix qu'elle éclata en sanglots.

Au bout de quelques secondes, Paolo parvint enfin à comprendre. Son sang ne fit qu'un tour.

Helene était à l'hôpital. Et elle avait perdu le bébé.

*

* *

Privée de cette vie qu'elle avait nourrie ces dix-sept dernières semaines, Helene se sentait

anéantie. Ses espoirs réduits à néant, son ventre vide, elle regardait l'avenir comme une lande

désolée s'étendant devant elle à perte de vue.

Plus de bébé. Plus d'enfant à bercer, plus de petit être à calmer dans la nuit, plus de minuscule

main qui s'accrocherait à elle. Elle avait perdu son enfant, l'enfant de Paolo, la seule preuve

d'amour qu'elle pouvait lui offrir puisqu'elle ne comptait pas pour lui.

Elle avait quitté l'hôpital en prétendant qu'elle serait mieux chez elle, mais pourquoi se leurrer ?

Elle ne pouvait plus rester à la villa. A présent, Paolo ne voudrait plus d'elle.

Son désespoir redoubla.

Elle avait souhaité cet enfant si fort ! Au bout du compte, les choses se seraient arrangées avec

Paolo, elle se serait occupée du bébé, elle lui aurait donné tout l'amour dont elle avait été privée

petite. L'enfant aurait eu la plus aimante des mamans.

Instinctivement, elle porta une main à son ventre, même si cela ne voulait plus rien dire.

Il était si dur de se résoudre à l'absence ! Elle avait mis du temps à accepter la maternité, mais

aujourd'hui elle savait qu'en perdant son enfant elle avait tout perdu.

Lorsque ce spasme l'avait déchirée, elle avait cru qu'on lui arrachait les entrailles. Elle avait nié,

désespérément, contre toute évidence. Il avait fallu cette dernière contraction et puis le ruisselet

ininterrompu le long de sa cuisse pour qu'elle admette la vérité.

Qu'avait-elle fait pour mériter pareille punition ? S'était-elle montrée imprudente, fautive?

Helene prit une profonde inspiration. Il lui fallait tourner la page, rassembler ses idées et

déterminer une ligne de conduite. Les médecins tout comme Carmela lui avaient ordonné le

repos, mais l'inactivité lui paraissait pire que tout. Elle avait la nausée à force de ressasser son

désespoir. Agir l'empêcherait de devenir folle.

Elle se leva donc, et commença à rassembler ce qui pouvait tenir dans un bagage à main. Par la

suite, les Mancini lui enverraient le reste de ses affaires. L'urgence était de partir. Avant que

Paolo ne revienne.

Car elle ne pourrait plus jamais le regarder en face.

Elle avait perdu son enfant, comment pouvait-elle espérer qu'il le lui pardonne ? Sa colère la

ferait trop souffrir pour qu'elle songe à l'affronter.

Elle ferait venir un taxi et partirait sans se retourner. Pourquoi prolonger la farce qu'avait été

leur mariage ? Le seul lien qui les unissait avait disparu. Son propre organisme avait fait défaut.

Alors il lui fallait disparaître et laisser à Paolo ses chances de fonder un autre foyer, avec une

autre femme.

Elle prit quelques affaires sur sa table de nuit pour les jeter dans son bagage. Parmi elles se

trouvait le cœur en cristal rouge que Paolo lui avait offert. Elle le caressa tendrement, le cœur

serré aux souvenirs qu'il suscitait : Paolo pour la première fois attentif à ses désirs, lui achetant

cet objet qui la touchait vraiment. Elle avait espéré alors qu'ils pourraient former un couple. Cet

espoir était vain. Le passé pesait trop lourd, et il y avait trop peu d'amour entre eux.

Il ne restait qu'à finaliser leur divorce, et enfin il serait délivré d'elle. D'elle et de tous ces

mensonges qu'il leur avait fallu vivre pour créer l'illusion.

A regret, elle reposa le cristal taillé. Il pèserait trop lourd dans son cœur. L'emporter, c'était

prendre le risque des souvenirs, des regrets. Or elle ne pouvait se permettre de regretter ce départ

: elle n'avait pas le choix.

Mieux valait partir de sa propre initiative que d'entendre Paolo le lui demander.

Elle ôta les bagues qu'il lui avait offertes, l'alliance et les diamants achetés contre son gré. Sous

les anneaux, la peau était restée blanche, et elle frotta machinalement leur marque, comme si, ce

faisant, elle pouvait effacer la trace de ce qu'elle venait de vivre en Italie. Puis elle déposa les

bagues à côté du cœur. Au moins, personne ne pourrait prétendre qu'elle partait les mains

pleines.

Un sanglot lui noua la gorge : Carmela et elle n'auraient pas droit à un adieu.

C'était mal d'agir ainsi, mais elle savait que si elle lui annonçait son départ, la mère de Paolo la

convaincrait de rester au moins jusqu'au retour de son fils. Comment justifier sa fuite devant elle,

puisque Carmela ne connaissait pas l'entière vérité ? Il était un peu tard pour la mettre au courant.

Ayant bouclé son minuscule bagage, elle glissa sous les bagues une lettre écrite à l'intention de

Paolo. Puis elle jeta un dernier coup d'œil à cette chambre où elle avait connu de vrais moments

de bonheur quand ils faisaient l'amour. C'étaient des souvenirs précieux qu'elle emportait avec

elle, ceux de sa tendresse et de sa passion, de ses mains douces, de sa chaleur communicative et

de son insatiable énergie.

Mais il n'était plus temps d'y penser. Il lui fallait appeler un taxi.

Au moment où elle posait la main sur le téléphone, celui-ci se mit à sonner. Elle se figea. Que

dirait-elle si c'était Paolo?

Mais machinalement elle avait déjà décroché, il était trop tard pour reculer. Le cœur battant,

elle porta le récepteur à son oreille.

Ce fut une voix de femme qu'elle entendit. La personne s'exprimait avec un léger accent et

demandait Paolo.

Helene cilla, surprise.

— Je suis désolée, répondit-elle. Paolo est absent. Puis-je laisser un message ?

Cette fois-ci, la surprise fut audible à l'autre bout du fil.

— Etes-vous... Helene?

Elle resta muette : une femme appelant le numéro privé de Paolo, et qui de surcroît connaissait

son nom. Ce ne pouvait être que... Sa main se crispa sur le récepteur.

— Qui est à l'appareil, je vous prie ? demanda-t-elle, masquant de son mieux l'émotion qui

l'étreignait.

— C'est Sapphire Clemenger, répondit sa correspondante avec un petit rire gêné. Je suis une

vieille amie de Paolo et j'aimerais lui parler.

Oh, Seigneur... Helene ferma les yeux. C'était bien ce qu'elle redoutait : Sapphire Clemenger, la

créatrice de mode que Paolo aurait pu épouser si elle ne s'était pas mise en travers de leur

chemin.

Pourquoi appelait-elle? Avait-elle besoin de Paolo pour échapper à Khaled ?

Helene se sentit soudainement confortée dans sa décision : en partant, elle pouvait réunir ces

deux êtres qui avaient bien mérité leur part de bonheur. C'était pour elle la seule chance de

réparer les dégâts créés douze ans plus tôt.

— Paolo ne rentrera pas avant un bon moment, pourriez-vous rappeler plus tard ?

— Bien sûr, répondit Sapphire. Je serai en ville, de toute façon.

Quand Helene reposa le combiné, une larme lui roula sur sa joue.

Heureusement que Sapphire revenait. Sa présence aiderait Paolo à surmonter la disparition de

l'enfant. Il avait droit au bonheur même si elle-même s'en voyait privée. Après tout, il avait fait

de son mieux pour l'aider.

Elle commanda son taxi en quelques mots d'un italien sommaire et, prenant des mouchoirs pour

y cacher ses pleurs, elle quitta discrètement la maison.

Partie... Pour la deuxième fois elle le quittait, laissant derrière elle quelques lignes griffonnées

à la hâte.

Paolo ferma brièvement les yeux. Il lui faudrait du courage pour prendre connaissance du

message. Depuis qu'il avait eu vent du drame, il n'avait cessé de se reprocher son départ pour

New York. N'était-il pas coupable, n'avait-il pas été trop insatiable en lui faisant l'amour? En tout

cas, il ne se trouvait pas à ses côtés au moment crucial, et cela il ne pourrait se le pardonner.

Rongé par le regret, il se résolut à ouvrir le petit billet. Et toute culpabilité s'évapora à sa

lecture.

« Paolo,

» Je n'aurais pas pu rester après ce qui vient de se produire. Je suis navrée pour l'enfant. Je sais

ce qu'il représentait pour toi, mais, après tout, peut-être un bien sortira-t-il de ce mal. Au moins

ne sommes-nous plus dans l'obligation de faire semblant. N'est-ce donc pas pour le mieux ?

» Merci de m'avoir sauvée il y a tant d'années et d'être resté fidèle à ta promesse. Je suis désolée

de ne pas avoir pu te montrer ma gratitude, tu mérites bien plus que ce que je pouvais t'apporter.

Au revoir.

Helene »

Paolo poussa un hurlement de désespoir et de fureur mêlés. Comment Helene osait-elle dire

qu'un bien pouvait sortir de ce qui leur arrivait ?

Leur enfant était mort, il le vivait comme une tragédie, et pour elle tout semblait pour le mieux !

Elle n'avait jamais eu envie de vivre avec lui. Elle n'aspirait qu'à se délivrer de ses obligations

pour retourner à sa petite vie bien organisée, à sa carrière si importante pour elle ! L'accident

survenu au bébé avait même dû la soulager.

Comment avait-il pu imaginer un instant qu'Helene l'aimait? Et il avait même réussi à se

convaincre que lui l'aimait. Quelle folie !

Elle n'avait même pas pu attendre son retour pour fuir. Belle preuve d'amour, en vérité !

13

Elle s'était leurrée, constata Helene en entassant son linge dans la machine à laver.

En quittant la villa, elle espérait laisser derrière elle tous les souvenirs qui s'y rattachaient, mais

l'image de Paolo la poursuivait jour et nuit. Chaque seconde passée loin de lui démontrait à quel

point sa vie n'était plus qu'un désert. Aucun lieu ne pourrait lui offrir le sanctuaire dont elle avait

besoin. Dans son appartement parisien et jusque dans son lit — ce lit qui avait abrité leur

première nuit de passion —, elle croyait retrouver l'odeur de Paolo, la trace de son corps, la

preuve de son passage.

Dorénavant, le vide et la désolation seraient ses compagnons de route. Elle avait tout perdu.

Mais le pire était peut-être de savoir qu'elle avait pris la bonne décision. Celle que Paolo

attendait. Deux semaines s'étaient écoulées depuis son départ de Milan, et il n'avait aucunement

cherché à la joindre, pas même au téléphone. Son silence confirmait qu'elle avait agi pour le

mieux.

De quoi se plaignait-elle? Ne voulait-elle pas son bonheur avant tout ? Pourtant, son abandon

lui faisait mal. Il n'avait pas fait le moindre effort pour la retenir. C'était normal, puisqu'il avait

retrouvé Sapphire. Cela aussi, elle l'avait voulu.

Helene releva d'une main impatiente les mèches qui s'étaient égarées sur son front et déclencha

le programme de lavage, appuyant sans ménagement sur les touches de commande.

Elle n'allait pas en plus se torturer en imaginant ce qui s'était passé entre Sapphire et Paolo

après son départ ?

Des coups résonnèrent à sa porte, et elle sursauta. C'était devenu un tic depuis son retour, elle

sursautait même quand on frappait chez les voisins. Il lui fallait vraiment se calmer. Ce n'était

sans doute qu'Eugène de retour de la boulangerie, qui lui apportait des croissants.

Pourtant, comme chaque fois qu'elle allait ouvrir, une petite étincelle d'espoir têtue naquit au

fond d'elle-même.

L'étincelle flamba quand elle vit par le judas celui qui se tenait de l'autre côté de la porte.

Paolo.

Il était là. Et, comme la toute première fois, ses yeux étincelaient, la tension dévorait son

visage. Venait-il, pour de bon cette fois, mettre le point final à leur mariage?

Un flot d'émotions submergea Helene et elle porta les mains à sa poitrine. La douleur était trop

forte, le souffle lui manquait.

Tremblante, elle ouvrit. Pendant une seconde, elle crut lire sur les traits de Paolo une fugitive

expression de tendresse, mais il cligna des yeux et son visage ne fut plus qu'un masque de pierre.

Il entra sans y avoir été invité.

— Tu as quelques explications à me fournir, lança-t-il en guise de salutation.

Helene, vacillant sous l'impact physique de sa présence, ne put que le suivre tandis qu'il se

dirigeait vers le salon d'un pas déterminé.

— D'abord, pourquoi es-tu partie ?

Paolo ne perdait pas de temps. Sa question avait fusé comme une salve, donnant à Helene un

avant-goût de ce qui l'attendait.

Eh bien, puisqu'il le voulait, ce serait à couteaux tirés !

Elle croisa fermement les bras sur sa poitrine.

— Je ne pouvais pas rester.

— Tu veux dire que tu mourais d'envie de partir.

— C'est faux.

— Allons donc ! Ton cher travail t'attendait, ne prétends pas que tu ne l'as pas repris !

Elle étouffa un soupir. Si bien sûr, mais seulement parce qu'il fallait bien vivre. Le médecin lui

avait donné le feu vert, et, dans l'état où elle était, mieux valait s'occuper que de broyer du noir.

Mais, contrairement à ce que pensait Paolo, elle ne s'était pas précipitée.

— Cela compte pour toi plus que tout, n'est-ce pas ? reprenait Paolo, renouvelant l'offensive.

Chaque mot était une balle dirigée en plein cœur.

— Qu'étais-je censée faire, à ton avis? rétorqua-t-elle. Vivre de la charité publique?

T'attendre bien sagement pour te donner le plaisir de diriger ma vie de nouveau ? Merci bien, une

fois suffit !

— Tu devais rester à la villa pour te rétablir, et non pas t'enfuir à la première occasion !

— M'enfuir? Ce n'est pas du tout ce que j'ai fait !

Elle avait opéré un retrait tactique, juste à temps avant qu'il ne la jette dehors lui-même.

— Tu as passé ta vie à fuir, Helene, et cette fois comme les autres. Tu as fui ton père, tu m'as

fui après notre première nuit ici. Et tu t'es enfuie de la villa comme une voleuse.

— Qui serait resté, vu les circonstances ?

— N'importe qui de normal. Tu venais de perdre un bébé, bon sang ! L'aurais-tu déjà oublié

dans ta hâte de reprendre ta carrière ?

Ses mots furent comme une giclée d'acide.

— Comment oses-tu proférer une telle horreur? Jamais je ne pourrai l'oublier. C'est moi qui

ai vécu ce drame, c'est moi qui ai éprouvé la douleur, c'est moi qui ai senti le bébé arraché à mes

entrailles.

Sa voix se brisa. C'était trop dur d'évoquer cela devant lui. Elle se retourna, cherchant à

regagner un peu de contrôle sur elle-même.

Les mains de Paolo se posèrent sur ses épaules.

— Je suis désolé, fit-il en l'obligeant à se tourner vers lui. Je ne voulais pas te faire de mal.

Je ne suis pas venu pour t'agresser.

— Ne dis plus jamais que perdre cet enfant m'a été indifférent. Tu n'as pas idée à quel point

je le désirais. Je voulais que tout s'arrange, et...

Sa lèvre trembla et elle marqua une pause avant de reprendre.

— ... et j'ai tout gâché en perdant mon bébé.

Paolo l'attira dans ses bras alors que le sanglot qu'elle avait ravalé éclatait en larmes amères. Il

la berça doucement.

— Notre enfant, Helene. C'est notre bébé que nous avons perdu.

Pour la première fois, Helene se laissait aller à pleurer. Le chagrin trop longtemps contenu se

donnait enfin libre cours. Et c'était contre l'épaule de Paolo qu'elle se réfugiait.

— Pardonne-moi, fit-il. J'aurais dû être avec toi à ce moment-là.

Elle essuya ses larmes d'une main tremblante.

— Ce n'est pas grave. Tu n'aurais rien pu faire, de toute façon.

— Je n'aurais pas dû te quitter. Tu as passé des moments terribles. Ma mère m'a dit que tu

avais beaucoup souffert.

C'était vrai, mais le pire ne se résumait pas à la douleur physique, aussi violente qu'elle eût pu

être.

— Ce qui faisait le plus mal, c'était de me savoir impuissante. Je ne pouvais rien pour sauver

notre enfant.

Paolo resserra son étreinte protectrice autour d'elle et elle appuya sa joue contre sa poitrine,

retrouvant son odeur musquée, rassurée par la force qu'il dégageait. Il lui avait tant manqué. Mais

il n'était plus à elle, à présent.

Elle s'écarta pour lui montrer qu'elle était forte, qu'elle saurait s'en sortir seule. Quand il la

laisserait pour aller retrouver Sapphire, elle ne voulait pas qu'il soupçonne quoi que ce soit, et

surtout pas à quel point elle l'aimait.

— Crois-tu que j'ai pu blesser le bébé en te faisant l'amour ? reprit-il. Suis-je responsable,

Helene?

Elle vit la douleur dans les yeux de Paolo et la reconnut car elle égalait la sienne. Lui aussi avait

perdu l'enfant, et tout comme elle il semblait marqué par l'épreuve. Ce n'était pas elle qu'il

accusait. Au contraire, il se croyait à blâmer ! Elle aurait voulu saisir son visage entre ses mains,

le couvrir de baisers pour chasser l'angoisse qu'elle y lisait.

Elle se contenta de le rassurer.

— Pas le moins du monde. Les médecins m'ont expliqué que cela se produisait parfois sans

cause, que nous n'étions aucunement responsables, toi ou moi.

— Il doit bien y avoir une raison.

Helene soupira.

— J'y ai beaucoup réfléchi. Peut-être ce bébé ne voulait-il pas naître dans une famille qui

n'en était pas vraiment une, de parents qui ne le désiraient pas assez fort.

— Mais nous voulions tous deux cet enfant !

— Bien sûr. Mais nous ne l'avions pas désiré. Il est arrivé par hasard, et la raison nous a

poussés à lui créer un foyer une fois qu'il a été conçu. Nous l'attendions tous deux, c'est vrai,

mais... Je sais que cela peut sembler ridicule, mais peut-être que ce bébé ne voulait pas de nous.

Elle se mordit cruellement les lèvres, priant que la douleur physique l'aide à repousser l'autre.

— Cela me paraît invraisemblable.

— Sans doute, mais as-tu une meilleure explication? Qui voudrait naître dans une famille de

convenance, au cœur d'une relation fondée sur le mensonge? Aucun enfant n'aimerait se

retrouver mêlé à une histoire aussi complexe. Notre passif était trop lourd.

Paolo secouait la tête comme s'il avait du mal à accepter cette explication. Cependant, il avait

perdu toute arrogance et semblait dérouté, tout comme le soir où il avait frappé à sa porte. La

vérité se faisait peut-être jour en lui, cette vérité qu'elle-même avait comprise instinctivement.

Elle sentit son désespoir et la bataille qui se livrait en lui.

— J'ai fait emballer tes affaires, fit-il enfin. Tu les recevras sous peu. Mais il y a un objet

que je voulais te rapporter moi-même.

La bague ? Quand Helene tendit la main, elle fut surprise du poids de ce qu'il y plaçait.

Dans sa paume brillait le cœur de cristal rubis.

— Pourquoi ne l'as-tu pas emporté? s'enquit Paolo.

— J'étais trop à vif, expliqua-t-elle honnêtement, deux larmes roulant sur ses joues. Il me

rappelle un moment si particulier...

Paolo hocha la tête et baissa les yeux pour contempler le cœur.

— A moi aussi. Un cœur qui était à la fois le tien et le mien. Celui de notre enfant.

De nouveau, les pleurs emplirent les yeux d'Helene. Elle voulut les chasser, mais, quand elle

regarda Paolo, elle lut la même émotion dans les siens.

— Pourquoi es-tu ici, Paolo ? demanda-t-elle soudain.

Il lui fallait savoir, comprendre pourquoi il ne la blâmait de rien et, surtout, étouffer l'absurde

étincelle d'espoir qui se faisait jour en elle. Si Paolo devait repartir, à quoi servait d'espérer?

— Tu n'es pas venu simplement pour me rapporter cet objet, reprit-elle.

— Tu as raison, acquiesça Paolo en prenant une brève inspiration.

Elle attendit qu'il poursuive, serrant le cœur de cristal au creux de ses paumes comme s'il

pouvait lui transmettre sa force minérale.

— J'ai envoyé les papiers pour le divorce, Helene.

14

Elle suffoqua. Tout l'air lui paraissait s'être retiré de la pièce, absorbé par le vide qui

emplissait soudain son cœur.

— Oh... Je m'y attendais, bien sûr.

Par quel miracle avait-elle réussi à affermir sa voix ?

Son univers s'écroulait mais il ne fallait pas que cela se voie. Les jambes lui manquaient. Sous

prétexte de placer le cœur sur la table basse, elle s'assit sur le canapé.

Un instant, elle joua avec le cristal taillé pour se donner une contenance.

— Nous sommes restés mariés si longtemps ! poursuivit-elle en s'essayant à rire. Pour un

mariage de convenance, c'est une performance, non ? Au moins, dorénavant, tu es libre.

Au son de sa voix brisée, Paolo parut tressaillir.

— Si les choses se déroulent comme je l'espère, répondit-il, je ne serai plus libre très

longtemps.

Un pressentiment glaça le cœur d'Helene.

— J'ai peur de ne pas te suivre.

— Je pense me marier sous peu.

Si une parcelle du cœur d'Helene était restée intacte, elle aurait implosé en cet instant. Il n'y

avait qu'une personne que Paolo puisse envisager d'épouser. Même s'il elle avait souhaité son

bonheur, savoir le moment si proche lui faisait l'effet d'un coup de tonnerre.

— Je vois, murmura-t-elle en étouffant sa souffrance. Comment va Sapphire ?

Les longs cils de Paolo battirent brièvement. Il semblait dérouté par sa question.

— C'est toi qui as reçu son appel le jour de ton départ ? Elle m'a parlé d'une voix féminine.

Helene hocha la tête.

— J'ai oublié de t'en faire part, excuse-moi.

— Oh, cela n'a aucune importance. Sapphire va bien, pour répondre à ta question. Très bien,

même. Je ne l'ai jamais vue aussi heureuse.

Chaque mot que prononçait Paolo scellait son sort comme on scelle un tombeau.

— Tant mieux, répondit-elle courageusement. Vous méritez tous deux d'être heureux, après

ces années de gâchis. Je me sens si responsable ! Vous allez enfin pouvoir construire un avenir

sur les ruines du passé, ce n'est que justice.

Paolo fronça les sourcils. Une interrogation se peignait de nouveau sur son visage.

— Un avenir ? Pourquoi parles-tu ainsi ?

— Eh bien, maintenant que vous êtes tous les deux libres, n'allez-vous pas vous marier?

— Tu crois que je compte épouser Sapphire?

— Mais... n'est-ce pas ce que tu viens de m'annoncer?

— Elle est déjà mariée, Helene, et heureuse de l'être ! Elle ne compte aucunement divorcer

d'avec Khaled.

— Comment ?

— Je sais que c'est difficile à croire, mais elle est sincèrement et visiblement amoureuse de

lui.

— Amoureuse de Khaled ? Comment est-ce possible ?

— Je l'ai rencontré, Helene. Sapphire l'avait amené avec elle. Sans me prévenir au préalable,

car elle craignait que je lui ferme ma porte. Ce que j'aurais fait.

Helene frissonna.

Heureusement qu'elle avait quitté les lieux avant que Khaled ne s'y invite ! Dans l'état de

fragilité où elle se trouvait après la perte du bébé, le voir lui aurait été insupportable. Et pour

Paolo, cela n'avait-il pas été pire, puisque Khaled lui avait enlevé celle qu'il aimait?

— Je n'aurais jamais pu me résoudre à le rencontrer, commenta-t-elle. Mais toi qui l'as

détesté si longtemps, comment as-tu pu... ?

— Quand Sapphire m'a annoncé qu'il l'accompagnait, j'ai failli le jeter dehors. Elle m'a

supplié de le recevoir, et j'ai accepté pour elle. Au fil de notre conversation, j'ai découvert que la

haine de Khaled n'était pas seulement motivée par notre mariage. Il me croyait responsable de la

mort de ses parents, c'est ce qui l'a poussé à des actions extrêmes.

— Comment avait-il pu imaginer une chose aussi invraisemblable ? demanda Helene, sa

curiosité éveillée malgré elle.

— Ses parents sont morts accidentellement dans les Alpes, où ils s'étaient rendus pour

oublier la déception que leur causait l'annulation de son mariage. Je n'avais pas fait le

rapprochement, mais l'accident s'est produit le jour où ton mariage avec Khaled était prévu.

— Seigneur... Ses parents ne se seraient jamais trouvés dans les Alpes si tout s'était déroulé

comme prévu. Ainsi, Khaled t'a tenu pour responsable de leur mort !

— C'est exactement cela.

— Quelle horreur ! murmura-t-elle. Je comprends mieux à présent l'acharnement haineux de

Khaled. Mais comment se fait-il qu'il ait voulu te rencontrer?

— Sapphire l'a transformé. Sans elle, il n'aurait jamais tenté aucun geste de réconciliation. Il

l'aime sincèrement. De plus, certains événements récents se sont produits à Jebbai, qui ont jeté

une nouvelle lumière sur la mort de ses parents : ils avaient été victime d'un accident, mais il

semblerait que celui-ci ait été provoqué par des ennemis de leur famille. D'ailleurs, Khaled a lui-

même été victime d'une tentative d'assassinat, et des liens ont été établis entre les deux affaires. Il

s'agit d'une rivalité très ancienne entre clans.

— Donc, Khaled sait que tu es innocent.

— Maintenant, oui. Et j'ai appris de sa bouche qu'un attentat contre sa famille était prévu le

jour de votre mariage.

Le sang d'Helene ne fit qu'un tour.

— Nous aurions pu tous mourir ce jour-là. Tu nous as sauvé la vie, à Khaled comme à moi.

— Quelle ironie, n'est-ce pas ? Quand je pense qu'il a cherché à me nuire toutes ces années !

Notre mariage lui a sans doute évité le pire.

*

* *

Helene avait la tête qui tournait. Trop d'événements se bousculaient, trop d'éléments étaient à

absorber en même temps.

Elle fit quelques pas vers la fenêtre. Au-dehors, les toits de Paris se dessinaient sur le bleu du

ciel. Dans la rue, les gens vaquaient à leurs occupations comme à l'ordinaire. Tout était en ordre.

Et pourtant, pour elle, rien ne l'était plus. Il fallait qu'elle recompose sa vie, son passé, avec des

données radicalement nouvelles.

Elle se retourna vers Paolo.

— J'ai toujours prétendu que tu m'avais sauvée d'un sort pire que la mort, mais je ne savais

pas à quel point je m'approchais de la vérité !

— L'attentat aurait peut-être échoué.

— Ou pas. Je te dois donc la vie. Je ne sais pas comment m'acquitter d'une pareille dette.

— Je ne suis pas venu solder les comptes, Helene. Si je t'ai révélé cela, c'est pour que tu te

rassures : Khaled ne menacera plus jamais ton bonheur.

Elle sourit et, s'approchant de lui, osa poser une main hésitante sur sa joue.

— Tu as fait plus pour moi que quiconque sur cette terre. Grâce à toi, j'ai été aidée,

soutenue, sauvée. Je sais qu'il n'y a aucune raison pour que tu aies besoin de moi un jour, mais si

cela arrivait tu sais que je serai là pour toi.

Paolo prit sa main dans la sienne.

— Il y a quelque chose que tu peux faire pour moi, et tout de suite, fit-il d'une voix grave et

profonde.

Son regard chercha le sien, et elle eut l'impression qu'il la pénétrait jusqu'au fond de l'âme.

— Epouse-moi, Helene. Deviens ma femme, partage ma vie jusqu'au bout.

Etait-ce un rêve? Allait-il s'effacer?

Elle ferma brièvement les yeux, les rouvrit : Paolo était toujours devant elle, et la tendresse

brillait dans ses yeux.

— Je ne comprends pas. Tu viens de me dire que tu avais envoyé les papiers du divorce.

— Oui. Parce que je veux tout recommencer avec toi, Helene. Repartir de zéro. Je n'ai

jamais pu me résoudre à me séparer de toi, c'est pour cela que je n'avais pas envoyé ces papiers

au tribunal, il y a quelques mois. Notre mariage était le seul lien qui me rattachait à toi après ton

départ pour New York. Tu m'avais quitté sans laisser d'adresse. Par la suite, je m'en suis servi

comme moyen de pression, puisque sans cela tu n'aurais jamais voulu vivre avec moi.

— Paolo ! C'est faux ! Je croyais que c'était toi, au contraire, qui voulais te libérer. J'avais

pesé si lourd dans ta vie. J'étais persuadée que tu aspirais à rompre, à effacer ces années de ta

mémoire.

Paolo lui embrassa les mains.

— Je n'en aurai jamais assez de toi, chérie. Aujourd'hui, je n'ai plus besoin de ces papiers

pour te garder. Reprenons le chemin ensemble, mais avec un nouveau départ. Un vrai mariage,

cette fois, c'est ce dont je rêve. Cependant, je te laisse le choix. Prends ton temps et décide. Je ne

veux plus te forcer à quoi que ce soit.

Comment aurait-elle pu ne pas sourire ? Elle était si heureuse.

— Je peux à peine croire à ce qui nous arrive ! Je craignais tellement ta colère après la perte

du bébé, et quand tu es resté si longtemps silencieux, je t'ai cru indifférent.

— Je m'en veux, soupira Paolo. J'aurais dû courir vers toi. Mais après ton départ j'ai pensé

devenir fou. Je n'étais plus que fureur et désespoir. La disparition du bébé, toi partie

définitivement. Ma mère, ma sœur, Sapphire même me poussaient à t'appeler, mais je n'en étais

pas capable. Je comptais sur le temps pour m'apporter l'oubli. Cependant, plus les jours

passaient, plus ma colère s'amplifiait. Ce qui en était la cause, je le comprends maintenant, c'est

de t'avoir laissée partir sans te dire ce que tu représentais réellement pour moi. Je me suis donc

résolu à venir te trouver. Je n'étais pas sûr de ta réaction, mais j'aurais au moins tenté ma chance.

Le souffle court, elle attendit que Paolo poursuive. Ce qu'il fit en cherchant son regard.

— Je suis tombé amoureux de toi, Helene. J'ai voulu nier ce sentiment. Je me suis convaincu

que les deux seules choses qui me liaient à toi étaient le sexe et notre enfant. J'ai essayé d'enfouir

cet amour sous ma colère et mon chagrin. Mais la vérité ne se laisse pas enterrer si facilement.

Aujourd'hui je suis conscient que tu peux me refuser pour de nombreuses raisons, mais je te

supplie de nous donner cette nouvelle chance. Car je ne peux pas vivre sans toi. Je t'aime trop

pour cela.

Paolo, son chevalier servant du premier jour, son sauveur, Paolo l'aimait?

Une vague de jubilation submergea Helene. Etait-ce possible ? Ces mots, elle avait désespéré de

les entendre. L'homme qu'elle aimait depuis toujours l'aimait, il lui demandait de l'épouser. Un

vrai mariage, cette fois, avait-il dit.

— Cette chance, je te la donne de tout mon cœur, Paolo, murmura-t-elle, reconnaissant

l'image de son propre bonheur sur les traits de celui qu'elle aimait. Comme je me donne à toi.

Oui, je t'épouserai. Oui, je t'aime. Oui, mille fois oui !

Folle de joie, elle l'enlaça, et Paolo la souleva dans ses bras comme un fétu de paille pour la

faire tournoyer. Leurs lèvres se joignirent, scellant leur engagement.

Quand Paolo reprit son souffle, ce fut pour demander :

— Tu m'as bien dit que tu m'aimais? Je ne l'ai pas rêvé ?

— Bien sûr que je t'aime, grand bêta ! Depuis le premier jour. Comment ne t'en es-tu jamais

aperçu ? Aujourd'hui, il me semble que je t'aime encore plus. Attends, je vais te montrer quelque

chose.

Elle le laissa un instant pour revenir avec la chevalière qu'il lui avait donnée douze ans plus tôt.

L'étonnement se peignit sur le visage de Paolo quand elle la lui glissa au doigt.

— T'en souviens-tu ? demanda-t-elle. C'était pour moi le gage de ton amour. Malgré toutes

ces années de séparation, je l'ai gardée. Elle m'était précieuse, car si je pouvais mener ma vie

sans toi, je ne pouvais t'arracher de mon cœur.

— Je l'avais presque oubliée, murmura Paolo.

— J'ai chéri cette bague parce qu'elle me venait de toi. A présent, je veux que tu la portes

comme symbole de l'amour éternel qui m'unit à toi.

Le regard de Paolo fondit de tendresse.

— Nous nous sommes voué une fidélité sans faille à un âge trop jeune pour comprendre à

quoi nous nous engagions, dit-il en souriant. Et pourtant ! Lorsque Sapphire est venue à la villa,

elle m'a avoué qu'elle avait toujours eu l'impression que je ne lui appartenais pas, même pendant

les années où nous sommes restés ensemble. Une part de moi lui restait étrangère. Je viens

seulement de comprendre à quel point elle avait raison. Ce qui m'a toujours retenu de l'épouser,

ce n'était pas uniquement ce morceau de papier qui nous liait, toi et moi. Non. Tu avais pris

possession de mon cœur et je n'étais plus libre de le donner à une autre.

Le bonheur gonfla la poitrine d'Helene.

— Tu crois que tu m'aimais depuis le début, toi aussi ?

— Pourquoi t'aurais-je arrachée à Khaled, sinon ?

— Mais au moment de notre union, tu n'as pas voulu, lui rappela-t-elle en rougissant.

— Je devais être fou, décréta Paolo. Je voulais agir de façon chevaleresque, ne pas te donner

l'impression que j'attendais ton corps en remerciement. Je n'avais pas compris que je t'aimais.

— Nous avons du retard à rattraper, fit-elle en souriant, se blottissant au creux de son épaule.

Paolo la fixa, les yeux brillants. Un sourire sexy s'afficha sur ses lèvres.

Elle sut qu'il allait l'embrasser, et que ce baiser ne serait que le premier d'une série qui durerait

toute leur vie.

— Tu as raison, chérie, et j'ai horreur de ne pas rattraper mes retards ! Alors, commençons

tout de suite.