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BETTY NEELS

Des roses en hiver

HARLEQUIN

SÉRIE BLANCHE

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Résumé Eléonore avait quinze ans la dernière fois où elle avait

vu Lucas van Hensum. Elle détestait alors le jeune garçon odieux et prétentieux qui ne cessait de se moquer d’elle. Et voilà que, de nombreuses années plus tard, le destin allait remettre en présence l’infirmière en chef et l’éminent médecin qu’ils étaient devenus. Toutefois, les sentiments d’Eléonore n’avaient guère changé envers l’arrogant Lucas. Quoique... apprendre qu’il était fiancé la peinât étrangement.

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Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre: ROSES FOR CHRISTMAS

Collection : Série Blanche n° 333 Editée par : Harlequin

1ère édition dans cette collection : 1995

Traduction française de Marie-Pierre MALFAIT

Illustration de Sultana

©1975, Betty Neels. © 1995, Traduction française : Harlequin S.A.

83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 Paris — Tél. : 42 16 63 63

ISBN 2-280-03232-5 – ISSN : 9782280032322

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1. Dans le grenier baigné de chaleur flottait une douce

odeur de pommes. Le soleil d’automne pénétrait par une lucarne, nimbant d’une lumière dorée le bric-à-brac qui emplissait la pièce. Paniers d’osier, vieux patins à roulettes, imperméables de toutes tailles, malles en cuir patiné jonchaient le plancher tandis que le fond du grenier disparaissait presque entièrement sous des caisses de pommes, brillantes et joufflues.

Eléonore était assise en tailleur devant une vieille boîte à chapeaux, l’air pensive. Avec ses grands yeux noisette ourlés de cils interminables et surmontés de sourcils au dessin parfait, son nez droit parsemé de quelques taches de rousseur et sa bouche au contour délicat, elle ressemblait à une adolescente à peine sortie du lycée. Négligemment retenus par un ruban, ses longs cheveux châtains balayaient la ceinture de son jean délavé.

Elle mordit dans la pomme qu’elle tenait à la main et se pencha sur la boîte où une chatte noire lavait ses quatre petits à grands coups de langue.

Un sourire joua sur les lèvres d’Eléonore et elle caressa doucement la tête de la jeune maman. Comme il était agréable de savourer cette tranquillité après l’agitation de l’hôpital d’Edimbourg! Là-bas, en tant qu’infirmière en chef du service de médecine générale, elle assumait des responsabilités qui mettaient ses nerfs à rude épreuve. Quand elle rentrait en Ecosse, elle avait l’impression de se glisser dans la peau d’un autre personnage, plus jeune, plus disponible.

La jeune femme retrouvait avec un plaisir chaque fois renouvelé la sérénité du presbytère écossais où vivaient ses parents et où elle avait passé son enfance en compagnie de ses cinq frères et sœurs.

Mary, l’aînée, habitait maintenant à Londres avec son époux et leur bébé. James et David partageaient un appartement à Aberdeen où ils achevaient leurs études.

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Agé de huit ans, le cadet se remettait de la varicelle qui l’avait cloué au lit plusieurs jours et il s’était réjoui de la venue d’Eléonore, voyant en sa sœur aînée le compagnon de jeux idéal puisque Margaret, son autre sœur, passait le plus clair de son temps à l’école...

Eléonore adorait son petit frère et elle s’était volontiers pliée à ses caprices d’enfant convalescent. Aujourd’hui, pourtant, après avoir passé la matinée à pêcher au bord de la rivière, elle s’était réfugiée au grenier, espérant profiter d’une ou deux heures de calme. Le dynamisme et les bavardages incessants d’Henry l’avaient épuisée!

Soudain, l’échelle craqua et elle reconnut le pas léger du jeune garçon. Que venait-il lui proposer, cette fois? se demanda-t-elle avec une grimace amusée. Une partie de cache-cache, une promenade à vélo, une course de petites voitures?

Sa tignasse brune parut enfin en haut de l’échelle et il se hissa sur le plancher avec agilité. Un sourire éclairait son visage mutin, légèrement émacié.

— Je savais bien que je te trouverais là, Eléonore! lança-t-il d’une voix enjouée. J’ai une grande nouvelle à t’annoncer.

— Margaret est rentrée plus tôt de l’école et tu vas jouer avec elle? dit la jeune femme avec un sourire espiègle.

Henry la gratifia d’un regard plein de dédain. — C’est ça que tu appelles une grande nouvelle? Eh

bien pas moi! Quand bien même Margaret rentrerait plus tôt, je ne vois pas ce que cela changerait. Ce n’est que ma sœur, après tout...

— Dois-je te rappeler que moi aussi, je-ne-suis-que-ta-sœur? répliqua Eléonore en riant.

Henry haussa les épaules. — Peut-être, mais ce n’est pas pareil. Tu es plus âgée

que Margaret, au moins...

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— Hélas oui. Tu as une grande sœur de vingt-cinq ans, mon chou! Alors, parle-moi de cette nouvelle qui a l’air de te mettre dans tous tes états.

— On a de la visite... et maman l’a invité à prendre le thé avec nous.

Eléonore leva les yeux au ciel. — Oh, non, j’espère que ce n’est pas le vieux

MacKenzie... Il va encore falloir écouter ses jérémiades pendant des heures!

Henry secoua la tête, les yeux brillants d’excitation. — Ce n’est pas lui. D’ailleurs, tu ne devineras jamais

qui c’est... Eléonore prit une autre pomme. — Tu ferais mieux de me le dire avant que je meure de

curiosité... — C’est Lucas van Hensum, annonça le garçonnet d’un

ton triomphal. Eléonore retint son souffle. — Lucas? Que fait-il ici? Cela fait bien dix ans que je

ne l’ai pas vu... Elle se détourna, termina sa bouchée de pomme et

poursuivit d’un ton déterminé : — Dis à maman que je ne serai pas là pour le thé. Je

n’ai aucune envie de faire la conversation à Lucas van Hensum. Il était odieux lorsqu’il avait vingt et un ans, il doit l’être doublement dix ans plus tard... C’est l’individu le plus arrogant qu’il m’ait été donné de rencontrer au cours de ma brève existence.

— Je ne t’ai pas oubliée non plus, Eléonore. La voix grave et profonde la fit sursauter. Interloquée,

elle tourna la tête vers l’échelle et découvrit un homme brun, vêtu d’un pantalon de toile et d’un blouson de cuir marron. Il était grand, large d’épaules et extrêmement séduisant. Son visage aux traits fermes affichait une expression amusée. Dans ses yeux noirs dansait une lueur moqueuse tandis qu’un demi-sourire étirait ses lèvres pleines.

Eléonore manqua s’étrangler.

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— Lucas? Je crois bien que je ne t’aurais pas reconnu! Il s’installa nonchalamment sur une malle et la

dévisagea de son regard perçant. — A vrai dire, je ne t’aurais pas reconnue non plus. La

sauvageonne s’est muée en une ravissante jeune femme... Qui l’eût cru? ajouta-t-il d’un ton ironique. En revanche, on dirait que tu as conservé ta langue acérée...

Au prix d’un effort, Eléonore ravala la réplique cinglante qui lui brûlait les lèvres.

— Que fais-tu en Ecosse? demanda-t-elle d’un air faussement détaché. Il paraît que tu mènes une brillante carrière de médecin consultant en Hollande. Papa te cite souvent en exemple pour encourager David.

Lucas arqua un sourcil étonné. — L’étudiant en médecine? Oh, j’en suis très flatté.

Qu’y a-t-il dans la boîte à chapeau? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

— Mrs. Trot et ses quatre chatons. Lucas se leva et s’installa devant la boîte, en face

d’elle. Sous le regard intrigué d’Eléonore, il gratta doucement le cou de la chatte, qui le récompensa d’un coup de langue. Puis il prit une pomme et mordit dedans à belles dents.

— Alors, Eléonore, tu es toujours infirmière? — Oui, à l’hôpital d’Edimbourg. Comme j’avais une

semaine de vacances à prendre, je suis venue me reposer ici.

— Tu n’es pas mariée ? Désarçonnée par la question abrupte, elle secoua la

tête. — Fiancée, peut-être ? — Non. Et toi ? — Je suis fiancé. Pour une raison inexplicable, une vive déception

s’empara de la jeune femme. C’était idiot! Elle n’avait que quinze ans lorsque Lucas était venu passer six mois au village avec sa mère pendant que son père, chirurgien

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hollandais de renom, donnait des conférences dans la région...

Il avait vingt et un ans à l’époque, et il semblait déjà si sûr de lui, si hautain... Il ne manquait jamais une occasion de la taquiner sur ses activités de garçon manqué et Eléonore se défendait tant bien que mal, se livrant à des joutes verbales qui étaient restées gravées dans son esprit. Depuis, ils avaient évolué... Du moins l’espérait-elle!

— Le thé doit être servi, dit-elle soudain, interrompant sa rêverie.

Sans accorder le moindre regard à son compagnon, elle se leva et descendit l’échelle avec une grâce féline. Lucas l’imita et ils prirent le chemin de la maison.

— Rien n’a changé ici, dit-il en regardant autour de lui. Je suis heureux que mon père ait pu venir une dernière fois avant de mourir. Il aimait la paix et la beauté de cet endroit. Sa visite annuelle au presbytère représentait une sorte de pèlerinage, tu sais.

Eléonore leva les yeux vers lui. — C’est vrai. Sa mort nous a beaucoup attristés. Il

faisait presque partie de la famille, après toutes ces années... Et toi, pourquoi n’es-tu jamais revenu après ton départ?

Ils s’étaient immobilisés sous le porche de la maison et Lucas la contempla.

— Oh, j’y ai songé plusieurs fois, répondit-il d’un ton évasif. Mais tu sais ce que c’est : on fait des projets, puis on les abandonne pour une raison ou pour une autre, et les années passent sans même qu’on s’en aperçoive.

Troublée par son regard pénétrant, Eléonore ne répondit pas. Ils pénétrèrent dans la maison et elle le conduisit au salon, une vaste pièce meublée de vieux meubles restaurés. Les tapis persans jetés çà et là sur le plancher, les fauteuils de cuir lustré et les bibelots hétéroclites qui peuplaient les étagères créaient une atmosphère intime et chaleureuse.

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Les parents d’Eléonore s’y trouvaient déjà. La jeune femme posa un regard affectueux sur sa mère, une petite femme blonde élégamment vêtue d’un tailleur de tweed qui arborait toujours le sourire. Plus âgé, son père portait le col des pasteurs de l’Eglise anglicane. Une épaisse chevelure d’un blanc neigeux encadrait son visage aux traits réguliers.

— Ah, vous voilà enfin! s’écria Mme MacFarlane en leur adressant un sourire ravi. Nous vous attendions pour servir le thé. Dire que cela fait plus de dix ans que nous ne t’avons pas vu, Lucas!

Elle marqua une pause puis se tourna vers Eléonore, occupée à disposer les tasses et les soucoupes sur la table basse.

— L’aurais-tu reconnu si tu l’avais croisé dans la rue, Léonore chérie?

— Bien sûr que non, maman, répondit-elle en haussant les épaules. Lui non plus, d’ailleurs.

— Il faut dire que tu as bien changé, intervint son père avec un sourire espiègle. Avec tes cheveux courts et ta frimousse constellée de taches de rousseur, tu ressemblais davantage à un jeune garçon frondeur qu’à une petite fille modèle. Alors que maintenant...

Il laissa sa phrase en suspens, mais Eléonore surprit le clin d’œil qu’échangèrent les deux hommes. Rougissante, elle posa la dernière tasse d’un geste plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.

Heureusement, Henry les rejoignit à cet instant, la mine réjouie, et il s’installa aussitôt à côté de Lucas sur le grand canapé en velours grenat.

— Est-ce que vous allez rester ici quelques jours? demanda-t-il d’un ton pressant. Au fait, dois-je vous appeler « docteur »? Et est-ce que vous...

Lucas leva la main pour stopper le flot de questions. — Doucement, Henry! D’abord, je préférerais que tu

m’appelles Lucas. J’ai l’impression d’être un vieux grincheux quand un garçon de ton âge me donne du « docteur », dit-il avec un sourire amusé. Pour répondre à

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ta première question, je compte en effet rester quelques jours au presbytère, ta mère ayant gentiment proposé de m’héberger.

— Super! s’écria le jeune garçon. Vous viendrez pêcher avec nous, d’accord? Et puis, vous savez, Eléonore sait monter aux arbres, et elle vous montrera comment faire si vous voulez...

— Mange plutôt ton muffin, Henry, coupa Eléonore, de plus en plus mal à l’aise. Je suis sûre que Lucas ne monte plus aux arbres depuis belle lurette. Et puis, il voudra sans doute se reposer pendant son séjour parmi nous.

Une étincelle alluma le regard noir de Lucas. — Ainsi tu continues à monter aux arbres, comme

lorsque tu avais quinze ans..., dit-il à l’adresse de la jeune femme. Au fond, tu n’as peut-être pas tant changé...

A son grand désarroi, la jeune femme sentit ses joues s’empourprer pendant que les rires fusaient. Lui non plus n’avait pas changé : il semblait prendre le même plaisir à la taquiner qu’il y a dix ans!

— Alors, Lucas, il paraît que tu as ouvert ton cabinet de médecine générale en Hollande, dit le pasteur quand ils eurent recouvré leur sérieux. Tu as suivi les traces de ton cher père, n’est-ce pas?

— Pas tout à fait, répondit Lucas avec un sourire empreint de nostalgie. Papa était un éminent cardiologue; il aurait voulu que je devienne chirurgien, mais j’aime trop le contact quotidien avec les patients pour passer la majeure partie de mon temps dans un bloc opératoire ou entre deux hôpitaux. Il ne faut pas que je me plaigne : mon cabinet ne désemplit pas et j’ai dû prendre un associé pour faire face au nombre croissant de patients.

M. MacFarlane hocha la tête. — Savais-tu qu’Eléonore avait également choisi une

carrière médicale? Elle est infirmière en chef à l’hôpital d’Edimbourg. C’est la plus jeune à occuper un tel poste, là-bas, ajouta-t-il sans dissimuler sa fierté.

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— Félicitations, dit Lucas en se tournant vers Eléonore qui baissa vivement les yeux sur sa tasse de thé. On a du mal à t’imaginer dans l’uniforme strict de l’infirmière en chef quand on te voit en jean et en sweat-shirt, l’air si jeune et si... détendue.

S’agissait-il d’un compliment ou d’un reproche? Eléonore n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question car, déjà, son père reprenait :

— Quant à notre fils, David, il termine ses études de médecine à Aberdeen et songe à entamer une spécialisation. Il n’a que deux ans de plus qu’Eléonore.

— Ah, oui, papa m’avait parlé de lui, dit Lucas. Il me tenait au courant de tout ce qui se passait au village, quand il venait vous rendre visite. Si mes souvenirs sont bons, James se destine à une carrière de professeur de philosophie et Mary s’est mariée l’an dernier, n’est-ce pas?

Mme MacFarlane acquiesça d’un signe de tête. — Et voici justement Margaret qui rentre de l’école! Agée de douze ans, Margaret ressemblait comme deux

gouttes d’eau à Eléonore, avec ses longs cheveux légèrement plus clairs et ses yeux noisette, pétillants de malice.

Après avoir embrassé ses parents, elle déclara à sa sœur qu’elle aurait besoin de son aide pour faire ses devoirs, saisit un scone beurré et se tourna soudain vers Lucas, comme si elle venait de remarquer sa présence.

— Etes-vous le propriétaire de la voiture garée dans la cour? demanda-t-elle sans préambule. Elle est magnifique!

M. MacFarlane fronça les sourcils. — Margaret, je te présente Lucas van Hensum. Il a

passé quelques mois au village avec ses parents il y a longtemps, avant de repartir dans son pays natal, la Hollande. Tu étais trop petite pour te souvenir de lui, mais tu te souviens sûrement de son père. Il venait nous voir chaque année.

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Nullement impressionnée, Margaret serra la main de Lucas.

— Oh, oui, bien sûr. Il nous parlait beaucoup de vous, vous savez. Mais je ne vous imaginais pas comme ça, ajouta-t-elle en étudiant le médecin. Vous avez l’air si grand!

Un sourire étira les lèvres de Lucas. — J’adorais la soupe quand j’étais enfant... Tous rirent de bon cœur. — Dites, Lucas, c’est quelle marque votre voiture?

demanda Henry en le tirant par la manche pour réclamer son attention.

— C’est une Panther de Ville, jeune homme. Le visage du garçonnet s’illumina. — Vraiment? Oh, j’irai la voir après le thé! J’ai lu

quelque part qu’il y en avait très peu dans le monde. — On dirait que j’ai affaire à un connaisseur, dit Lucas.

Nous irons la voir après le thé, si tu veux. Quand retournes-tu à Edimbourg, Eléonore?

La jeune femme leva les yeux de sa tasse. — Dans deux jours, vendredi. — Parfait, je t’y conduirai. J’ai un rendez-vous là-bas,

samedi. — C’est gentil de ta part, mais je préfère prendre le

train. Elle avait parlé sans réfléchir, redoutant d’effectuer le

trajet seule avec lui. Sa mère la considéra d’un air stupéfait.

— Mais, chérie, je croyais que tu détestais le train. Et puis, tu dois d’abord prendre le bus qui te conduit à Lairg...

— Je ne suis pas un fou du volant, si c’est ce qui t’inquiète, intervint Lucas. Je voulais simplement te rendre service. Mais si tu as peur...

— Je n’ai pas peur, rétorqua la jeune femme d’un ton sec. C’est juste que je n’ai pas envie de t’ennuyer pendant tes vacances.

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— Ça ne m’ennuie pas du tout puisque je dois me rendre à Edimbourg, de toute façon. Je ne reste que quelques jours au presbytère. En fait, je venais apporter des livres que mon père vous a laissés, monsieur MacFarlane.

La conversation s’orienta vers d’autres sujets et Eléonore ne tarda pas à s’éclipser, prétextant des coups de téléphone à donner.

Quand elle ouvrit les yeux le lendemain matin, un

beau soleil d’octobre filtrait à travers les rideaux et elle sauta à bas de son lit, bien décidée à profiter de cette journée. Après une douche rapide, elle enfila des jodhpurs beiges, un pull shetland écru et des bottines. Puis elle se maquilla légèrement, tressa ses cheveux et descendit dans la cuisine sur la pointe des pieds.

Il était 8 heures et un silence épais enveloppait la vaste demeure. Elle fit chauffer de l’eau, sortit une tasse ainsi que la boîte à thé et venait à peine de s’asseoir quand la porte s’ouvrit. Lucas fit son apparition, très séduisant dans un jean noir et un polo qui accentuait sa large carrure.

— Bonjour, Eléonore. On dirait qu’une belle journée se prépare, n’est-ce pas?

La jeune femme sourit. — Oui. Veux-tu une tasse de thé? — Volontiers. Ils burent leur thé ensemble. Peu à peu, l’ambiance se

détendit et ils commencèrent à évoquer des souvenirs communs, riant et plaisantant comme deux amis qui se retrouvent après une longue séparation.

Pourtant, Eléonore se surprit à rougir plusieurs fois sous le regard intense de Lucas. Il émanait du médecin une sorte de magnétisme qui la mettait terriblement mal à l’aise. Et puis, elle ne devait surtout pas oublier qu’il était fiancé.

« Probablement à une jolie blonde au physique de mannequin... ou à une brune pulpeuse et sensuelle »,

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songea-t-elle en débarrassant la table. Pourquoi cette idée la contrariait-elle tant?

La voix enjouée de Lucas la ramena à la réalité : — Si nous allions promener le chien? Après tout, nous

risquons de ne pas nous revoir avant dix ans! Une étrange tristesse gagna Eléonore et elle fit un

effort pour répondre d’une voix neutre : — C’est une excellente idée. Je vais prévenir mes

parents et j’arrive tout de suite. Quand elle redescendit à la cuisine, le cœur battant

plus fort, elle trouva Lucas sur le pas de la porte en train de caresser Punch, le vieil épagneul breton.

Ils firent un détour par la grange pour nourrir Mrs. Trot, toujours accaparée par ses bébés. Puis, Punch sur les talons, ils prirent la direction du village. Accrochées au flanc de la montagne, les petites maisons aux toits d’ardoise surplombaient la mer d’un gris métallique. Ils passèrent devant l’église, traversèrent le cœur du village et empruntèrent la route sinueuse qui descendait vers une crique de sable blanc, nichée derrière les rochers.

L’air vif leur fouettait le visage, mais le ciel d’un bleu limpide et le pâle soleil automnal parvenaient à gommer la sensation de froid. Ils marchèrent le long de la grève, bavardant avec animation de leurs professions et de la médecine en général pendant que Punch narguait les vagues qui s’échouaient sur le sable dans un murmure apaisant.

Presque malgré elle, Eléonore dut admettre que Lucas était devenu un homme brillant, plein d’esprit et doté d’une bonne dose d’humour.

Il la surprit davantage encore en l’aidant à dresser la table du petit déjeuner, quand ils furent de retour au presbytère. Vexé de ne pas avoir été convié à leur promenade matinale, Henry sauta de joie lorsque Lucas lui proposa une balade en voiture.

Ils ne reparurent que dix minutes avant le déjeuner, riant comme deux complices de longue date. Sous le regard éberlué d’Eléonore, Lucas offrit un magnifique

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bouquet de fleurs champêtres à sa mère, une bouteille de whisky au pasteur et une boîte de bonbons à Margaret.

Puis, s’approchant d’elle avec un sourire enjôleur, il lui tendit un petit paquet enrubanné qu’elle ouvrit d’une main tremblante. Un petit chat en quartz rose, délicatement sculpté, se tenait assis sur un socle en loupe d’orme, la tête inclinée sur le côté comme le faisait souvent Mrs. Trot.

— Merci infiniment, Lucas, murmura Eléonore, touchée par cette attention. Il est adorable...

— Nous nous sommes bien amusés, Lucas et moi, dit Henry d’un ton enthousiaste. On s’est arrêtés à l’hôtel de Tongue et j’ai mangé une énorme glace avec des noisettes et du caramel dessus. Et la Panther est une voiture géniale. J’aurai la même quand je serai grand!

Eléonore ne put s’empêcher de rire. — Nous verrons ça dans dix ans, mon cher. En

attendant, va te laver les mains. Nous passons à table dans cinq minutes!

Le reste de la journée se déroula paisiblement. A plusieurs reprises, la jeune femme glissa un regard furtif en direction de Lucas. Sa prestance, son rire légèrement rauque, ses yeux d’un noir velouté, son sourire espiègle... Tout en lui la séduisait.

« Ne sois pas stupide! » se sermonna-t-elle comme ils entamaient une partie de cartes après le dîner. Non seulement Lucas était sur le point de se marier, mais, en outre, il la considérait encore comme une jeune écervelée dénuée de charme.

« Inutile de te torturer davantage, ma chère! » murmura une petite voix railleuse.

Le lendemain, Eléonore fut réveillée par un bruit de

voix qui s’élevaient de la cour. Intriguée, elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Le jour pointait à peine et, dans la lumière irisée qui baignait la cour, elle distingua la petite silhouette d’Henry à côté de Lucas, chargé du

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matériel de pêche. Derrière eux trottait Punch, la queue joyeusement pointée en l’air.

Ils rentrèrent à temps pour prendre le petit déjeuner avec le reste de la famille, exhibant fièrement les magnifiques truites qu’ils avaient attrapées.

— Devinez ce que nous mangerons ce soir? demanda Mme MacFarlane avec entrain.

— Des truites aux amandes! répondirent en chœur Henry et Margaret, ravis de leur petit effet.

Eléonore, qui se réjouissait secrètement de passer sa dernière journée de vacances en compagnie de Lucas, perdit très vite ses illusions. A peine eurent-ils terminé de manger que Lucas et son père annonçaient leur départ pour Durness, où le pasteur voulait consulter une collection de livres qui serait mise en vente la semaine suivante.

Aussi dut-elle se résoudre à passer la journée avec son petit frère, débordant d’énergie même en convalescence. L’après-midi touchait à sa fin quand ils montèrent au grenier pour nourrir Mrs. Trot.

Le frère et la sœur étaient assis autour de la boîte, grignotant chacun une pomme, quand Lucas les rejoignit.

Au prix d’un effort, Eléonore se composa une expression indéchiffrable.

— Comment s’est passée ta journée, Lucas? — Très bien. Votre père est un homme ouvert et

extrêmement intéressant, ajouta-t-il en incluant Henry dans la conversation. Vous avez beaucoup de chance d’avoir des parents aussi chaleureux.

Il y eut un silence puis Lucas reprit à l’attention d’Eléonore :

— A quelle heure veux-tu que nous partions, demain? La jeune femme se rembrunit. — Si je te disais que je n’ai aucune envie de partir...

Enfin, c’est la vie, ajouta-t-elle avec un soupir. Je pensais partir en début d’après-midi, vers 2 heures. Est-ce que cela te convient?

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— Très bien. Nous arriverons à Edimbourg en fin d’après-midi. Nous dînerons ensemble, d’accord? A moins que tu sois obligée d’être à l’hôpital à une heure précise.

— Non, non... Mais ne te sens pas forcé de... — Cesse de chercher des excuses. J’ai simplement

envie de dîner avec toi, Eléonore, dit-il d’un ton léger. D’ailleurs, cela me donnera l’occasion de te parler de Linda.

La jeune femme crut recevoir une gifle. Ainsi, il ne recherchait pas sa compagnie en l’invitant, mais plutôt une oreille attentive qui l’écouterait parler de sa bien-aimée. Eléonore se força à sourire pour proférer son mensonge :

— Je serais ravie de mieux la connaître... — Qui est Linda? demanda Henry qui n’avait pas

perdu une miette de la conversation. — C’est la fiancée de Lucas. Le jeune garçon écarquilla les yeux. — Pourquoi n’est-elle pas venue en Ecosse avec vous? Lucas sourit. — Elle est en vacances dans le sud de la France. Et

d’ailleurs, ajouta-t-il d’un ton amusé, je ne crois pas qu’elle apprécierait ce coin de l’Ecosse.

Henry fronça les sourcils. — Pourquoi ? — Parce que c’est trop calme, trop isolé pour elle. Eléonore hocha la tête d’un air compréhensif. — C’est vrai : il faut parcourir des kilomètres pour

trouver des magasins. Il n’y a pas de théâtre ni de cinéma et les restaurants ferment tous trop tôt.

Lucas se tourna vers elle. — Voilà exactement ce que penserait Linda si je

l’amenais ici. Dois-je comprendre que tu éprouves la même sensation d’isolement, Eléonore?

— Oh, non, pas du tout! s’écria-t-elle d’un air indigné. J’aime cette région et j’avoue que j’ai du mal à croire

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qu’on ne puisse pas apprécier la sérénité qui règne sur ces paysages sauvages...

Elle se mordit la lèvre et bredouilla, confuse : — Enfin, Linda doit avoir ses raisons, bien sûr... Lucas émit un rire rauque. — Ton impulsivité te joue encore des tours, même

avec dix ans de plus! Rougissante, Eléonore baissa les yeux. A cet instant,

Henry leur proposa une partie de cartes en attendant que le dîner soit servi et ils regagnèrent la maison.

Après le dîner, Lucas et le pasteur s’enfermèrent dans le bureau. Dépitée, la jeune femme se réfugia dans sa chambre, prétextant une fatigue soudaine. Assise sur son lit, elle pensa à la journée du lendemain. Ce serait peut-être la dernière fois qu’elle verrait Lucas...

Chassant la morosité qui menaçait de la submerger, elle se leva et ouvrit son armoire d’un geste résolu, bien décidée à choisir pour le voyage une tenue plus féminine que les pantalons et les jeans qu’elle portait lorsqu’elle était en vacances. Peut-être même parviendrait-elle à surprendre Lucas...

Le lendemain, partagée entre l’excitation du voyage et

la mélancolie du départ, Eléonore se prépara avec un soin particulier. Elle avait choisi de porter un tailleur bleu marine assorti à un chemisier de soie crème. La veste légèrement cintrée soulignait sa taille fine tandis que la jupe mettait en valeur ses jambes fuselées dont le galbe était encore accentué par d’élégants escarpins.

Assise devant sa coiffeuse, elle releva ses cheveux en chignon d’où s’échappaient quelques mèches soyeuses. Puis elle déposa un voile de poudre sur son visage, allongea ses cils d’une touche de mascara brun et passa une légère couche de rouge mat sur ses lèvres.

Satisfaite du résultat, elle descendit au salon... et retint une exclamation de surprise. La pièce était déserte. Elle s’approcha de la table, incrédule, et aperçut un petit

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bout de papier sur lequel sa mère avait griffonné quelques lignes à son attention.

La croyant encore endormie, ils étaient tous partis faire une promenade dans les montagnes. « Lucas n’a pas voulu qu’on te réveille comme c’était ton dernier jour de vacances », écrivait sa mère avant de conclure son petit mot.

Déçue et furieuse d’avoir été laissée pour compte, Eléonore monta dans sa chambre et s’absorba dans la préparation de sa valise. Peu à peu, la colère céda la place à l’amusement et elle s’imagina en train d’emprunter les sentiers tortueux en talons et petit tailleur!

Dès qu’elle entendit du bruit au rez-de-chaussée, elle quitta sa chambre et gagna le salon. Une lueur admirative brilla dans le regard de Lucas quand il la vit, mais il ne fit aucun commentaire.

Radieuse, Eléonore aida sa mère à préparer le déjeuner puis ils passèrent à table et discutèrent à bâtons rompus. L’heure de partir arriva bien trop vite au goût de la jeune femme et une bouffée d’appréhension monta en elle.

Après des étreintes affectueuses, Eléonore s’installa dans la luxueuse voiture du médecin, imprégnée d’une douce odeur de cuir et d’aftershave épicé. Ils se mirent en route.

La conversation roula sur des sujets aussi variés que la beauté du paysage, l’état des hôpitaux britanniques, la culture hollandaise et leurs goûts en matière de littérature et de peinture. Puis Lucas la questionna sur sa famille et lui confia qu’il s’était pris d’amitié pour le petit dernier, Henry. Eléonore sourit.

— C’est réciproque, crois-moi! Il n’a pas cessé de me parler de toi quand tu étais parti avec papa hier. Henry est un enfant curieux et enthousiaste, mais il a toujours eu une santé fragile.

Ils continuèrent à parler et le trajet s’écoula agréablement. Ils arrivèrent à Edimbourg vers 19 heures et Lucas se gara devant le North British Hôtel.

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— J’ai réservé une table au restaurant de l’hôtel, expliqua-t-il devant la mine ébahie d’Eléonore.

Après s’être remaquillée, elle le rejoignit dans la salle de restaurant, admirant au passage les reproductions de Turner qui ornaient les murs.

Le dîner fut délicieux et Lucas se montra tellement attentionné qu’elle crut un instant compter plus pour lui qu’une simple amie.

— Ça fait plaisir de voir une femme manger de bon appétit, dit-il soudain. Linda a la désagréable habitude de picorer dans son assiette, ce que je trouve particulièrement agaçant!

Ces quelques mots mirent fin à sa rêverie et elle émit un petit rire forcé. Contre toute attente, Lucas changea rapidement de sujet et elle n’en apprit pas davantage sur sa fiancée.

Il était minuit passé quand Lucas la déposa devant la résidence des infirmières où elle occupait un studio. Il fit le tour de la voiture et lui ouvrit la portière. Le moment des adieux était arrivé...

— Merci beaucoup pour cette merveilleuse soirée, Lucas, murmura-t-elle d’une voix étranglée.

Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, il l’attira contre lui et emprisonna ses lèvres dans un doux baiser. Puis, sans mot dire, il regagna sa place derrière le volant.

Abasourdie, Eléonore regarda la voiture s’enfoncer dans la nuit tandis que ses lèvres frémissaient encore au souvenir de cette tendre caresse.

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2. Le temps maussade et le ciel gris correspondaient tout

à fait à l’humeur d’Eléonore le lendemain. Après une nuit peuplée de rêves agités – elle s’était vue, en larmes, au mariage de Lucas –, elle prit une douche et se prépara pour sa journée de travail.

Vêtue de son uniforme bleu marine, elle descendit à la cafétéria où elle retrouva quelques-unes de ses amies, déjà attablées devant un copieux petit déjeuner.

Les conversations allèrent bon train jusqu’à ce que l’une d’entre elles pousse un cri horrifié : il était déjà 7 heures! Les jeunes femmes se séparèrent dans un brouhaha de rires et de paroles et Eléonore gravit l’escalier qui menait à la section réservée aux femmes du service de médecine générale.

L’odeur familière de désinfectant lui chatouilla les narines et elle laissa échapper un petit soupir. Les vacances étaient bien finies et elle n’aurait guère le temps de penser à l’étrange comportement de Lucas, la veille au soir...

Remontant le couloir recouvert de lino, elle nota au passage qu’il faudrait arroser les plantes vertes qui ornaient les rebords des fenêtres, apportant une touche de gaieté aux locaux grisâtres. Dans son bureau l’attendaient Jill Pitts, l’infirmière de jour, ainsi que les deux infirmières de nuit.

Le rapport dura plus longtemps que d’habitude. En une semaine, plusieurs changements avaient eu lieu et Eléonore tenait à être informée des moindres détails : admissions, nouveaux traitements, résultats d’analyses, bulletins de santé des patients qui avaient quitté le service, tout fut passé en revue.

Un quart d’heure plus tard, les infirmières de nuit prirent congé et, tandis que Jill s’occupait de répartir les tâches entre les membres de l’équipe de jour, Eléonore commença sa visite du service.

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Elle s’arrêta quelques minutes au chevet de Mme McFinn, une quinquagénaire rondelette, toujours souriante, qui souffrait de violentes crises d’asthme. Ses difficultés respiratoires ne l’empêchaient pas de discuter avec Eléonore ou sa voisine de chambre, une vieille dame atteinte d’emphysème pulmonaire qui avait séduit tout le personnel par son courage et sa bonne humeur.

Après avoir quitté ces deux incorrigibles bavardes, Eléonore se prépara à affronter la seule patiente récalcitrante du service. Agée d’une soixantaine d’années, Mlle Trumble était une petite femme sèche et fluette dont le diabète posait des problèmes considérables aux médecins. Malgré les régimes draconiens et les traitements qu’on lui administrait, Mlle Trumble était régulièrement hospitalisée, plongée parfois dans un coma diabétique.

Eléonore s’approcha de la patiente qui, dès qu’elle la vit, se lança dans l’énumération de ses innombrables doléances. Au bout de quelques minutes, les pensées de la jeune femme vagabondèrent et l’image de Lucas apparut dans son esprit.

Elle n’avait pas osé lui demander ce qui l’amenait à Edimbourg, de peur de se montrer trop indiscrète. Peut-être avait-il des amis dans la région, ou bien devait-il assister à une réunion avec des collègues médecins...

Elle se remémora la saveur sucrée de ses lèvres et fronça les sourcils, comme pour mieux lutter contre le trouble qui la gagnait. A cet instant, la voix irritée de Mlle Trumble perça les brumes de son cerveau :

— ...et puis j’en ai assez de ces bouillons insipides qu’on me sert à chaque repas, disait-elle en fixant sur la jeune femme un regard courroucé. J’ai besoin d’un véritable déjeuner!

Eléonore déploya des trésors de diplomatie pour calmer la colère de la patiente. Quand celle-ci se fut radoucie, elle termina sa visite et regagna son bureau où l’attendaient une pile de dossiers à compléter, de formulaires à remplir, d’ordonnances à rectifier. Entre la

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sonnerie du téléphone et le souvenir de Lucas qui ne cessait de la hanter, elle eut toutes les peines du monde à se concentrer.

Quand la jeune femme leva les yeux de ses papiers, il était presque 10 heures. Le Dr Arthur Minch n’allait pas tarder à franchir le seuil du service pour sa visite quotidienne, escorté par un consultant, l’interne de garde et sans doute quelques étudiants en médecine, fiers d’avoir été choisis pour assister le « grand homme », comme on le surnommait dans les couloirs de l’hôpital, avec un brin d’ironie teintée de respect.

Par la baie vitrée, Eléonore promena un rapide coup d’œil sur le service. Tout semblait en ordre. A l’autre bout de la salle commune, Jill procédait au relevé des températures, assistée d’une jeune élève infirmière.

L’horloge murale égrenait ses dix coups quand les portes du service s’ouvrirent sur le Dr Minch et son escadrille. Aussitôt en alerte, Eléonore leva les yeux et retint son souffle.

A côté du médecin chef se tenait Lucas, presque méconnaissable dans son costume gris anthracite impeccablement coupé. Il semblait plus âgé – plus séduisant aussi – et son visage portait cette expression de paisible assurance propre aux consultants. Que diable faisait-il ici? Et surtout, pourquoi ne l’avait-il pas prévenue? S’il avait eu l’intention de lui réserver une surprise, il avait réussi!

Le cœur battant la chamade, elle sortit de son bureau et marcha à la rencontre du petit groupe.

— Bonjour, mademoiselle MacFarlane! s’écria le Dr Minch en la voyant. J’ai bien cru que vous ne reviendriez jamais de vos vacances dans les Highlands. Enfin, l’essentiel, c’est que vous soyez là aujourd’hui. Je vous amène un visiteur...

Il se tourna vers Lucas pour procéder aux présentations, mais ce dernier le devança.

— Bonjour, Eléonore. J’aurais réussi à te surprendre au moins deux fois en l’espace de quelques jours. N’est-

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ce pas merveilleux? dit-il en la gratifiant d’un sourire éblouissant.

Ainsi, il avait bel et bien eu l’intention de lui faire perdre contenance, qui plus est dans le cadre professionnel! Exaspérée par une telle suffisance, Eléonore le toisa d’un regard glacial.

— Bonjour, docteur van Hensum. Visiblement interloqué, le Dr Minch les considéra à

tour de rôle. — Vous vous connaissez ? Elle n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Déjà, Lucas

répondait d’un ton enjoué : — Oh oui... Nous sommes presque des amis d’enfance.

Eléonore n’avait que quinze ans quand je l’ai rencontrée. Mais vous savez ce que c’est, Arthur. Nous avons grandi et nous nous sommes perdus de vue, pour nous retrouver il y a quelques jours seulement, dans les Highlands!

Le médecin chef étouffa un rire amusé. — Je savais bien qu’il se tramait quelque chose là-

haut... Rouge de confusion et de colère mêlées, Eléonore

s’abstint de tout commentaire. De quel droit Lucas racontait-il leur vie à Arthur Minch? Avait-il perdu la tête? Heureusement, ce dernier reprit vite son sérieux.

— Trêve de plaisanterie, mademoiselle, je crois qu’il est temps de commencer la visite. Le Dr van Hensum s’intéresse particulièrement au cas d’agranulocytose dont souffre Mme... Lee, c’est bien ça?

Eléonore acquiesça d’un signe de tête et le médecin poursuivit :

— Les premiers symptômes sont apparus alors qu’elle séjournait en Hollande et c’est le Dr van Hensum qui s’est occupé d’elle. Dieu merci, il a réussi à détecter la maladie, ce qui n’est pas une tâche évidente.

Un murmure approbateur se fit entendre parmi les étudiants, mais Lucas s’interposa :

— En l’occurrence, ce n’était pas trop difficile. Il y avait un œdème et un mal de gorge, deux caractéristiques

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de la maladie, et la patiente m’a beaucoup aidé en répondant à mes questions avec précision...

— Vous êtes trop modeste, mon cher, dit le Dr Minch, provoquant quelques rires.

Silencieuse, Eléonore les conduisit au chevet de la patiente. Lucas avait recouvré son attitude distante de médecin consultant, et, bizarrement, elle ne savait pas ce qui l'énervait le plus : cette froideur polie ou la désinvolture taquine dont il avait fait preuve à son arrivée. Une chose était sûre : quoi qu’il fasse, il parvenait à troubler sa tranquillité d’esprit!

Bien que sa température fût encore élevée, la patiente était sur la voie de la guérison, réagissant positivement aux doses importantes de pénicilline qu’on lui administrait. Elle somnolait à présent et Lucas ne voulut pas la réveiller.

Le Dr Arthur décrivit le processus de la maladie, s’interrompant pour demander des précisions au médecin hollandais, puis il commença à interroger les étudiants qui avaient le malheur de croiser son regard.

La plupart s’en sortirent très bien, mais, comme l’un d’entre eux demeurait coi, Eléonore, qui se tenait légèrement en retrait, mima la réponse par quelques gestes éloquents. Elle avait l’habitude de venir en aide aux étudiants coincés par les questions du médecin chef et prenait un malin plaisir à déjouer l’attention de ce dernier.

Au moment où l’étudiant répétait la réponse qu’elle lui avait soufflée, elle croisa le regard sombre de Lucas et retint sa respiration. Contre toute attente, un sourire amusé naquit sur les lèvres du médecin et Eléonore, soulagée, ne put s’empêcher de lui sourire aussi.

A la fin de la visite, elle escorta le groupe aux portes du service et prenait congé des deux médecins lorsque Lucas déclara d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

— Je t’invite à déjeuner, Eléonore. — Je ne crois pas que cela soit possible, répondit-elle

d’un ton abrupt.

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— Allons... Laissez-vous tenter, mademoiselle MacFarlane! intervint le Dr Minch, jovial. D’ailleurs, ce ne serait pas la première fois que je vous verrais au Blue Bird Café. C’est un charmant restaurant fréquenté par le personnel hospitalier car il se trouve juste de l’autre côté du square, expliqua-t-il à l’adresse de Lucas. Pas plus tard qu’il y a deux semaines, je vous y ai vue en compagnie du jeune Maddox, des urgences, continua-t-il d’un air ironique. A quelle heure prenez-vous votre pause aujourd’hui?

Eléonore s’exhorta au calme. Ne pouvait-on pas la laisser décider seule de ce qu’elle avait envie de faire? Prenant conscience des deux regards braqués sur elle, elle répondit sèchement :

— Je pars déjeuner à 13 heures. Un sourire retroussa les lèvres d’Arthur Minch. — C’est parfait! Cela nous laisse le temps de discuter

de Mme Lee, Lucas. Vous passerez chercher Mlle MacFarlane à l’heure de sa pause.

Lucas hocha la tête, manifestement ravi de l’arrangement. Puis, sans un mot de plus, ils quittèrent le service et Eléonore les suivit des yeux, bouillonnante de colère et de frustration.

Mais l’heure du repas approchait, et elle retourna dans son bureau pour sortir les fiches de régime. Ce qui l’agaçait le plus, au fond, c’était que l’idée de déjeuner en compagnie de Lucas ne lui déplaisait pas vraiment... Bien au contraire.

Chassant cette idée troublante, elle passa entre les lits pour veiller à la bonne répartition des repas. Quand Mlle Trumble l’aperçut, elle la héla d’une voix geignarde :

— Est-ce là le festin que vous m’aviez promis tout à l’heure? demanda-t-elle en désignant les tranches de jambon, la purée et le fromage blanc disposés sur son plateau.

— Mademoiselle Trumble, sachez que le régime que nous établissons à votre attention fait partie du traitement, répliqua Eléonore d’un ton catégorique. Si

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vous refusez de suivre nos instructions, vous n’en aurez jamais fini avec votre diabète...

Devant la fermeté d’Eléonore, la patiente n’insista pas. Avec une grimace dégoûtée, elle prit sa fourchette et commença à manger.

Réprimant un sourire, Eléonore termina sa ronde et traversa la salle en direction du bureau. Jill l’attendait, un sourire épanoui aux lèvres. Elle n’était pas seule. Nonchalamment appuyé contre le mur, Lucas leva les yeux vers elle.

— J’ai dit au Dr van Hensum de vous attendre ici, expliqua Jill. Vous pouvez aller déjeuner sans crainte... J’ai lu le rapport de la matinée et il n’y a rien de particulier cet après-midi.

Eléonore acquiesça. Elle était piégée. — Très bien, Jill. Si vous êtes sûre que tout va bien, je

vais vous laisser. De toute façon, vous savez où me trouver en cas d’urgence.

L’infirmière lui adressa un clin d’œil complice. — Au Blue Bird Café, n’est-ce pas? Dans ce cas, bon

appétit à tous les deux! — Merci, Jill. A tout à l’heure, répondit Eléonore en

enfilant son grand manteau de laine bleu marine. Lucas ouvrit la porte et s’effaça pour la laisser passer. — Merci de votre accueil, Jill, dit-il en décochant à la

jeune femme un sourire ravageur. Tant de familiarité laissa Eléonore sans voix. A en

juger par les joues empourprées de Jill, personne ne résistait au charme de Lucas! Pourquoi cette idée la dérangeait-elle tant? Après tout, ce n’était pas son affaire, mais elle plaignait sincèrement la pauvre Linda!

— Tu es prête ? Elle croisa le regard de Lucas qui la contemplait d’un

air perplexe et approuva d’un signe de tête. — Dans ce cas, allons-y ! Le petit restaurant était bondé, la plupart des tables

étant occupées par des employés de l’hôpital qui

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savouraient avec un plaisir évident des plats copieux et traditionnels.

Lucas la conduisit à une table à demi dissimulée par des plantes vertes et elle salua au passage deux physiothérapeutes, un radiologue et l’infirmière en chef des urgences. Au fond de la salle, un jeune homme lui adressa un signe amical et elle reconnut l’étudiant qu’elle avait secouru ce matin, lors de la visite du Dr Minch. Lucas sourit d’un air entendu.

— On dirait que tu connais du monde à Edimbourg. Tu ne dois pas t’ennuyer pendant tes jours de congé...

Scandalisée par l’ambiguïté de ses paroles, elle ouvrit la bouche pour riposter quand le propriétaire du pub, un petit homme replet dont l’accent cockney trahissait les origines londoniennes, s’approcha d’eux et leur tendit un menu écorné.

— Bonjour, mademoiselle! Je ne crois pas avoir déjà vu votre ami ici, je me trompe?

Eléonore secoua la tête, enchantée de la diversion. — Non, Steve. Le Dr van Hensum est un médecin

hollandais. Lucas, je te présente Steve, le maître des lieux, ajouta-t-elle en riant.

Les deux hommes échangèrent une poignée de main vigoureuse.

— Heureux de faire votre connaissance, docteur, dit Steve avec une déférence qui ne lui était pas coutumière. Que diriez-vous d’un bol d’olives et de quelques chips en attendant d’être servis? Et aussi une tasse de thé?

Une minute après son départ, une serveuse au sourire accueillant vint leur servir du thé et ils passèrent leur commande : le traditionnel filet de poisson pané accompagné de frites pour Lucas et le menu du jour, tourte à la viande et salade, pour Eléonore.

La jeune femme grignota une chips puis, mue par une bouffée d’audace, planta son regard noisette sur Lucas.

— Parle-moi un peu de Linda. Tu n’as quasiment rien dit à son sujet et je trouve ça plutôt étonnant pour quelqu’un qui s’apprête à se marier.

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Elle eut la satisfaction de le voir se rembrunir. « Un point partout! » songea-t-elle en soutenant son regard noir.

— La date de notre mariage n’est pas encore fixée, répondit-il d’un ton bougon avant de se radoucir. Linda est une jeune femme ravissante, issue d’une grande famille de La Haye. Elle vient de fêter ses vingt-six ans et partage son temps entre les Pays-Bas et Cannes, où ses parents possèdent une villa.

Il marqua une pause, songeur. — Que dire d’autre? Elle ne travaille pas... passe ses

journées à jouer au tennis, monter à cheval et courir les boutiques, conclut-il d’un ton légèrement moqueur. Elle adore sortir et recevoir des amis.

— Vous ne vous voyez donc pas très souvent? demanda Eléonore, dissimulant à grand-peine sa surprise.

— Disons plutôt que nous respectons chacun la vie privée de l’autre.

Cette fois, Eléonore ouvrit de grands yeux. — Oh, c’est une conception assez spéciale de l’amour.

Enfin, du moment que vous partagez la même vision de la vie..., ajouta-t-elle d’une voix peu convaincue.

Un sourire joua sur les lèvres de Lucas. — C’est l’essentiel, n’est-ce pas? Bon, pouvons-nous

changer de sujet ou as-tu d’autres questions à me poser sur Linda?

Confuse, Eléonore feignit de se concentrer sur l’assiette qu’on venait de lui apporter. Comme tout cela lui semblait étrange, elle qui croyait encore au prince charmant et à l’amour éternel! Et pourtant, Lucas semblait parfaitement heureux. Comme le silence se prolongeait, le médecin prit la parole :

— Depuis combien de temps es-tu installée à Edimbourg?

— Cela fera trois ans le mois prochain. — La ville te plaît ?

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— Beaucoup, même si je souffre parfois de l’agitation propre aux grandes villes. Mais mon travail est intéressant, il règne une ambiance détendue dans mon service et je me suis fait une foule d’amis sur qui je peux compter en cas de problème.

Au fil du repas, la tension disparut et ils bavardèrent tranquillement jusqu’à ce qu’une voix sonore retentisse à leurs oreilles :

— Mademoiselle MacFarlane, quel plaisir ! Eléonore leva les yeux vers l’homme à la stature

imposante qui s’était arrêté à leur table. C’était le Dr Blake, le bras droit du Dr Minch.

— Docteur van Hensum? reprit-il à l’attention de Lucas qui hocha la tête. Puis-je m’asseoir un moment? Je viens de croiser Arthur qui m’a dit que je vous trouverais sans doute ici. J’aimerais vous parler de quelques cas qui pourraient vous intéresser... A moins que le moment soit mal choisi?

Jetant un coup d’œil à sa montre, Eléonore termina son café et se leva.

— Pas du tout, je dois reprendre mon service, de toute façon. Merci pour le déjeuner, ajouta-t-elle à l’adresse de Lucas qui s’était levé à son tour. Au revoir!

— Au revoir, Eléonore. De retour à l’hôpital, la jeune femme n’eut guère

l’occasion de penser à Lucas. Mlle Trumble était tombée dans un coma diabétique qui dura une bonne partie de l’après-midi et une agitation fébrile régna autour de son lit jusqu’à ce qu’elle reprenne connaissance.

Epuisée, Eléonore quitta son service en retard et regagna son studio en toute hâte. Après une douche rapide, elle se changea et attrapa de justesse un bus qui la conduisit à l’autre bout de la ville.

Comme chaque fois qu’elle rentrait des Highlands, sa tante Lucy l’avait invitée à dîner. Elle passa une soirée reposante, répondant de bonne grâce aux questions de la vieille dame qui désirait tout savoir de son séjour. Comment se portaient ses parents? Margaret travaillait-

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elle toujours aussi bien à l’école? Et Henry, s’était-il bien remis de sa varicelle?

Quand elle franchit le seuil de son studio ce soir-là, la jeune femme n’avait qu’une envie : se coucher et sombrer dans un sommeil réparateur.

Ce n’est que deux jours plus tard qu’elle apprit par le

Dr Minch que Lucas était rentré en Hollande. « Sans même me dire au revoir... », songea-t-elle avec un pincement au cœur. D’un autre côté, pourquoi se serait-il donné la peine de revenir à l’hôpital s’il avait terminé ses affaires en Ecosse?

D’un geste mécanique, elle remit de l’ordre dans sa coiffure, lissa les plis de sa jupe et sortit de son bureau. Sans se départir de son sourire, elle passa entre les lits, échangeant quelques mots avec certains patients, prêtant une oreille attentive aux soucis des autres, inscrivant quelques lignes dans son carnet de bord.

Pourtant, derrière la façade de professionnalisme qu’elle présentait aux malades, une grande confusion régnait dans son esprit.

Elle ne reverrait sans doute jamais Lucas. Elle n’avait pas pensé à lui pendant dix longues années et il avait suffi qu’il fasse une brève apparition dans sa vie pour qu’elle se sente... vulnérable.

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3. Le mois de novembre arriva et, malgré le froid qui

enveloppait la capitale écossaise, un beau soleil éclairait les journées de plus en plus courtes.

Entre les grippes, les bronchites et les pneumonies, le service d’Eléonore ne désemplissait pas. La plupart des malades étaient des personnes âgées qui, après un traitement approprié et une période de convalescence, repartaient chez elles, guéries et reconnaissantes.

Eléonore se prit d’affection pour une adolescente qui avait sombré dans l’anorexie en entamant un régime parce qu’elle se trouvait trop ronde. Peu à peu, la vue des aliments lui était devenue insupportable et, bien qu’elle n’ait plus une once de graisse sur le corps, elle continuait désespérément à vouloir maigrir.

A force de patience et de compréhension, Eléonore parvint à établir des rapports de confiance avec l’adolescente. Deux semaines après son hospitalisation, elle accepta de manger un véritable repas – qui n’avait rien d’un festin, mais c’était un début –, et Eléonore sut qu’elle avait remporté une première victoire.

Le mois de novembre toucha à sa fin, et le service devint moins occupé. Profitant de cette accalmie, la jeune femme décida de passer un week-end prolongé dans les Highlands. Même si elle répugnait à l’admettre, ses longues journées de travail l’avaient épuisée.

Elle quitta l’hôpital un vendredi en début d’après-midi et, enveloppée dans son grand manteau, munie d’un bon roman, elle se prépara au long voyage en train puis en bus qui l’attendait.

Quand elle arriva au presbytère, le soir, elle était exténuée. Les retrouvailles avec sa famille furent joyeuses. Après un délicieux repas et un bain brûlant, Eléonore se glissa sous sa couette avec un soupir de contentement. L’instant d’après, elle dormait à poings fermés.

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Le lendemain, pleine d’énergie, elle se leva tôt et aida sa mère à préparer le petit déjeuner pour Henry et Margaret qui partaient à l’école. Puis elle rendit visite à la chatte Mrs. Trot, toujours installée au grenier avec ses chatons.

— Il va falloir trouver des maîtres pour les petits de Mrs. Trot, dit-elle, un peu plus tard, comme elle faisait la vaisselle en compagnie de sa mère.

— Oh, nous avons déjà trouvé deux preneurs et nous voulions en garder un pour que Mrs. Trot ne se retrouve pas seule... Elle aime tellement ses bébés! Ce qui nous laisse un chaton à caser.

Eléonore rangeait les assiettes dans le vaisselier en chêne.

— Tant mieux. Que se passe-t-il dans la classe d’Henry cet après-midi? demanda-t-elle sans transition.

— M. MacDow a décidé de les emmener en randonnée. Ils veulent monter jusqu’au cairn, situé à trois kilomètres environ du village. Tu vois où il est, n’est-ce pas? Et ensuite, ils exploreront les grottes qui creusent la montagne à cet endroit. Ils ont de la chance, il fait un temps splendide et les prévisions météo sont excellentes.

Eléonore haussa les sourcils. — Il emmène toute la classe? Eh bien, je ne l’envie pas

: maîtriser l’enthousiasme d’une quinzaine de garçons de huit ans serait au-dessus de mes forces!

Sa mère partit d’un éclat de rire. — Ne t’en fais pas pour M. MacDow, les garçons

l’adorent. C’est un maître compétent et il connaît les sentiers de randonnée comme sa poche.

Elle se rembrunit soudain. — Peut-être ne devrais-je pas laisser Henry participer

à cette randonnée? — Bien sûr que si, voyons! Il serait furieux et blessé

d’être tenu à l’écart, maman. Et puis, il se débrouille très bien dans les montagnes, tu sais. Il connaît la région aussi bien que moi.

Le soulagement se peignit sur le visage de sa mère.

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— Tu as raison, Léonore. S’il m’arrivait un jour de me perdre dans les montagnes, je ne serais pas le moins du monde effrayée car je sais bien que tu me retrouverais!

La mère et la fille s’étreignirent affectueusement. — Nous ferions mieux de préparer le déjeuner, dit

Eléonore en s’écartant. Henry doit prendre des forces pour cet après-midi. A quelle heure rentrent-ils?

— 5 heures au plus tard. La nuit tombe vite à cette période de l’année.

Après le déjeuner, Henry, rassasié et chaudement

vêtu, se prépara à partir. Accroché dans un ciel dégagé, un pâle soleil hivernal jetait sur les monts un voile doré.

— Nous allons suivre la route jusqu’au cairn et, ensuite, s’il nous reste du temps, nous irons visiter les grottes, expliqua le jeune garçon d’un air ravi. Ça va être génial!

Eléonore le regarda traverser la place du village pour rejoindre le petit groupe d’élèves rassemblés autour de M. MacDow. Elle adressa un petit signe de main au professeur et rentra dans la maison, frissonnante. Le temps s’était rafraîchi.

Occupée à confectionner des gâteaux secs pour le goûter, Eléonore ne remarqua pas tout de suite les nuages qui s’amoncelaient dans le ciel. Mme MacFarlane était allée se reposer et son père s’était enfermé dans le bureau pour mettre son courrier à jour.

Après avoir enfourné une plaque de biscuits, Eléonore s’approcha de la fenêtre et leva les yeux vers le ciel devenu gris. Gagnée par une sourde angoisse, elle se pencha et aperçut un bout de mer sombre, voilée par une espèce de brume orangée.

— Il va neiger, dit-elle tout haut et sa voix, teintée d’appréhension, résonna dans la pièce silencieuse.

Au même moment, une bourrasque de vent secoua la fenêtre et les premiers flocons tombèrent lentement sur le sol. Une tempête de neige arrivait.

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« Pourvu que M. MacDow l’ait remarqué aussi », pria Eléonore. En voyant la couleur de la mer, il avait dû écourter la promenade et, à l’heure qu’il était, le petit groupe était probablement en train de redescendre vers le village.

A cet instant, elle sentit son estomac se nouer. S’ils avaient déjà atteint le cairn, ils ne pouvaient plus apercevoir la mer, dissimulée par la chaîne de montagnes.

Paniquée, elle courut vers le bureau de son père. Installé dans son fauteuil, il s’était assoupi. Sans perdre une seconde, la jeune femme le réveilla.

— Papa, il va y avoir une tempête de neige, annonça-t-elle d’un ton pressant. Il faut faire quelque chose pour M. MacDow et les garçons...

Le pasteur fut aussitôt en alerte. — Quelle heure est-il, chérie ? Eléonore consulta sa montre, un peu étonnée par la

question de son père. — 3 heures passées. — MacDow m’avait indiqué en détail le déroulement

de la randonnée, expliqua le pasteur. Il pensait atteindre le cairn vers 14 h 30 et avait l’intention de faire un bref exposé sur la géologie. Ensuite, il avait prévu d’explorer les grottes jusqu’à 15 h 30. Ils y sont sans doute en ce moment, ignorant tout de la tempête qui se prépare.

Il se leva et s’approcha de la fenêtre, l’air songeur. La neige tombait à gros flocons à présent et le vent grondait autour de la maison, menaçant.

— La visibilité est quasiment nulle et, avec ce vent, des congères ne vont pas tarder à bloquer les routes.

Un pli soucieux barra son front. — Pour couronner le tout, la plupart des hommes

susceptibles de nous aider sont partis travailler sur un chantier à Tongue et ils risquent de mettre du temps à rentrer. Il y a bien sûr Martin Wallace, le garagiste, qui pourrait se déplacer...

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— Je vais prévenir maman pendant que tu téléphones A M. Wallace.

Après avoir mis sa mère au courant de la situation, elle gagna le vestibule et chaussa de grosses chaussures en daim à semelles crantées. Le carillon de l’entrée la fit sursauter. Martin Wallace avait battu tous les records de vitesse!

— Entrez ! cria-t-elle. La porte est ouverte. Elle finit de lacer ses chaussures et se redressa. La

surprise lui coupa le souffle. Ce n’était pas Martin Wallace qui se tenait dans l’embrasure de la porte, mais Lucas!

— Bonjour! dit-il d’un ton enjoué, comme s’il les avait quittés la veille. Quel sale temps!

Les parents d’Eléonore venaient de les rejoindre. Leurs mines affligées n’échappèrent pas à Lucas.

— Que se passe-t-il ? Mme MacFarlane prit la parole : — L’instituteur d’Henry a organisé une randonnée

dans les montagnes pour toute la classe; ils sont une quinzaine. Mais cette tempête de neige n’était pas prévue et ils vont se retrouver coincés là-haut...

— Nous étions en train de nous demander ce qui serait le plus sage, intervint le pasteur. Il y a très peu d’hommes au village à cette heure de la journée et s’ils partent tous les chercher, il ne restera personne en cas de problème.

Encore sous le choc, Eléonore était incapable de prononcer une parole. Bizarrement, la présence de Lucas lui ôtait un énorme poids des épaules. Il semblait si calme, si sûr de lui.

— A quelle hauteur sont-ils exactement? demanda-t-il en posant son regard sur elle.

Au prix d’un effort, elle se ressaisit. — Ils sont montés jusqu’au cairn qui marque l’entrée

des grottes, à environ trois kilomètres du pied de la montagne.

Une violente rafale secoua la porte et Eléonore tressaillit.

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— Dans quel état est la route ? — Très étroite, avec trois virages en épingle à cheveux. Lucas demeura silencieux un moment. Puis un léger

sourire étira ses lèvres. — Y a-t-il un bus au village ? Eléonore comprit aussitôt ses intentions. — Oui. M. Wallace, le garagiste, possède un bus d’une

vingtaine de places. Il est vieux, mais parfaitement entretenu et équipé de chaînes.

— Très bien. Il nous faudra des couvertures, des torches électriques, des cordes... et aussi des pelles. Mais vous êtes sans doute plus habitués que moi à ce genre d’expédition!

— Avec qui partiras-tu ? demanda le pasteur, manifestement soulagé que Lucas prenne la direction des opérations. En fait, tu n’as guère le choix; nous ne sommes que trois : le vieux Macnab, M. Wallace et moi-même.

— Je ne partirai qu’avec une seule personne. Si nous ne parvenons pas jusqu’au cairn, il faudra que les autres prennent le relais.

— Je viens avec toi, intervint Eléonore d’une voix étonnamment posée.

Lucas ne parut pas surpris. — D’accord. Je vais chercher le bus. Pendant ce temps,

peux-tu préparer des Thermos de thé? — Bien sûr. A tout de suite, dit-elle en se précipitant

vers la cuisine. A peine un quart d’heure plus tard, comme elle

finissait d’empaqueter les Thermos et les biscuits, deux phares déchirèrent le rideau de neige. La jeune femme s’approcha de la fenêtre. Lucas était de retour, au volant du minibus qu’il gara dans la cour. Sans éteindre le moteur, il sauta à terre et pénétra dans la maison, suivi de M. Wallace. Elle les rejoignit dans le hall d’entrée et salua le garagiste qu’elle connaissait depuis sa plus tendre enfance.

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— Alors, Eléonore, on m’a dit que tu voulais jouer les aventurières? lança-t-il d’un ton taquin. Soyez prudents tout de même, ajouta-t-il à l’adresse de Lucas. Ce n’est pas si facile de manœuvrer un bus par un temps pareil.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Wallace. J’ai participé à plusieurs rallyes de quatre-quatre dans des conditions approchantes, expliqua Lucas.

Martin Wallace hocha la tête. — Dans ce cas, vous feriez mieux de partir tout de

suite, avant que le temps se dégrade davantage. Lucas se tourna vers Eléonore, emmitouflée dans sa

doudoune. Une grande écharpe en laine dissimulait le bas de son visage et elle avait glissé ses mains dans des gants en cuir fourrés.

— Prête ? Elle acquiesça de la tête. — Accordez-nous deux heures avant de venir à la

rescousse, d’accord? dit Lucas à l’attention de M. MacFarlane.

— D’accord. Bonne chance, et surtout, ne prenez pas de risques inutiles.

Eléonore embrassa ses parents et ils sortirent dans la cour nappée de neige. Lucas l’aida à monter dans le bus avant de charger le panier et les caisses de matériel. Une fois installé au volant, il prit la direction des montagnes. Un silence tendu régnait dans le véhicule, et Eléonore ne put s’empêcher d’admirer la maîtrise de Lucas comme il abordait un premier tournant.

Les flocons de neige tournoyaient devant le pare-brise, gênant considérablement la visibilité. Jusqu’alors, les poteaux électriques avaient borné la route, mais ils disparurent au pied de la montagne. Lucas freina avec douceur.

— C’est par là? demanda-t-il en pointant son index vers la petite route qui serpentait sur le flanc cotonneux du mont.

— Oui... Faut-il que nous ayons perdu la raison..., ajouta-t-elle d’une voix mal assurée.

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Lucas émit un rire rauque. — J’en ai bien peur, dit-il en enclenchant la première.

Allez, en route! Quelques centaines de mètres plus tard, ils abordèrent

le premier virage et les ennuis commencèrent. Le bus dérapa et frotta contre la congère qui s’était formée au bord de la route. Heureusement, Lucas réussit à braquer et le véhicule reprit sa progression non sans peine.

— Il ne faut surtout pas caler, précisa-t-il en maniant le volant avec adresse. Même si nous devons quitter le bus, le moteur continuera à tourner. Quel est le prochain obstacle?

— Il y a un gros piton rocheux juste avant le deuxième virage. Celui-ci est très serré et des congères doivent bloquer le passage. A mon avis, nous devrons prendre les pelles et creuser une ouverture.

Lucas lui décocha un regard amusé. — A vos ordres, mademoiselle ! Il se mit à siffloter et Eléonore glissa un regard furtif

dans sa direction. Contre toute attente, il semblait beaucoup s’amuser de la situation. Un sourire naquit sur les lèvres de la jeune femme. N’éprouvait-elle pas elle aussi une sorte d’exaltation à l’idée de gravir la montagne dans des conditions aussi périlleuses? C’était un peu comme un défi...

Dès qu’elle aperçut le piton rocheux, elle descendit du bus et ouvrit la voie jusqu’à l’entrée du virage, luttant contre le vent qui menaçait de la faire vaciller. Comme elle l’avait prévu, une épaisse couche de neige bloquait l’angle du virage.

Elle fit signe à Lucas qui la rejoignit bientôt, armé de deux pelles. Ils creusèrent sans relâche pendant dix minutes puis regagnèrent le bus, hors d’haleine mais satisfaits du résultat de leurs efforts.

Avec une habileté remarquable et quelques jurons prononcés à mi-voix, Lucas se fraya un chemin entre les deux murs de neige qu’ils avaient repoussés. Eléonore laissa échapper un petit cri de joie.

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— Nous sommes presque à mi-chemin. Il reste encore un virage à une cinquantaine de mètres d’ici. Très exposé, si mes souvenirs sont bons.

Lucas étouffa un petit rire. — Si jamais je dois partir pour le pôle Nord un jour, je

te demanderais de m’accompagner, Eléonore! Ton sens de l’orientation est remarquable. Une chance, en l’occurrence!

Il avait élevé la voix car le vent, maintenant qu’ils avaient pris de l’altitude, sifflait autour du véhicule, dans un vacarme assourdissant.

Les essuie-glaces se battaient contre les flocons, de plus en plus denses, et on apercevait la route une fraction de seconde avant d’être de nouveau aveuglé par la neige. Les yeux rivés sur la route, Eléonore guettait l’entrée du dernier virage.

— Nous y sommes! s’écria-t-elle en distinguant un rocher aux formes biscornues qu’elle avait déjà remarqué lors d’une précédente promenade. Et la route est bloquée, bien entendu...

— Au travail! dit Lucas avec un entrain qui lui réchauffa le cœur. Descends, je prends les pelles.

Ils s’activèrent encore de longues minutes. Puis, quand la voie fut dégagée, ils remontèrent dans le bus dont le moteur continuait de tourner. Avant de repartir, Lucas se tourna vers elle. Ses yeux noirs brillaient d’un éclat particulier.

— Tu ressembles à un adorable petit bonhomme de neige, murmura-t-il avant de poser un doux baiser sur ses lèvres entrouvertes.

La jeune femme frissonna de plaisir, mais, déjà, Lucas se redressait. Sans ajouter un mot, il engagea le véhicule dans le passage et elle ouvrit sa vitre pour le guider, prenant soin de repérer les blocs de glace qu’il fallait éviter.

— Le cairn est un peu plus loin, à droite, annonça-t-elle un moment plus tard en apercevant les tours de pierre qui se détachaient sur l’écran neigeux. Fais

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attention : nous allons entrer dans une espèce de couloir rocheux qui conduit aux grottes. S’ils se trouvent dans les parages, ils devraient voir la lumière des phares.

Occupé à contourner les blocs de pierre et de glace qui parsemaient la route, Lucas ne répondit pas. Ils atteignirent enfin l’arche rocheuse où régnait un calme relatif. Lucas stoppa le véhicule, mais ne coupa pas le moteur.

— Terminus ! Il s’agit maintenant de retrouver le petit groupe avant de mourir de froid!

Ils sortirent et demeurèrent un instant immobiles, le temps que leurs yeux s’accoutument à la pénombre qui baignait les lieux.

— J’ai entendu quelqu’un crier! s’exclama Eléonore. Et regarde, là, sur ta droite, de la lumière!

Elle s’apprêtait à s’éloigner quand une main puissante s’abattit sur son bras.

— Attends un instant! Reste ici pendant que je vais chercher la corde.

Eléonore obéit. Dans son empressement à rejoindre les garçons, elle avait oublié les précautions de rigueur. En un temps record, Lucas attacha l’extrémité du cordage au pare-chocs du bus et marcha vers elle, laissant se dérouler la corde derrière lui.

— Comme ça, nous ne risquons pas de nous perdre, expliqua-t-il en la prenant par le bras. Allume la lampe électrique et allons-y.

Les élèves de M. MacDow avaient trouvé refuge au pied d’un rocher qui les protégeait des assauts du vent. Dès qu’ils aperçurent Lucas et Eléonore, ils poussèrent des cris de soulagement qui résonnèrent contre les parois de pierre.

— Ne bougez pas! cria Lucas. Restez tous où vous êtes. Où est M. MacDow?

Ce fut Henry qui répondit : — Il est là, derrière nous, Lucas. Il est tombé et s’est

blessé la cheville.

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— Etes-vous tous là ou y a-t-il encore quelqu’un dans les grottes?

Il y eut un concert de « non » suivi d’explications confuses. Apparemment, lorsqu’ils avaient voulu sortir des grottes, l’accès était complètement bloqué par la neige.

— Nous avons dû creuser avec nos mains, dit Henry. On peut rentrer à la maison maintenant? ajouta-t-il d’une toute petite voix. Il fait froid!

Lucas était en train d’attacher l’autre extrémité de la corde autour de sa taille.

— Ne t’inquiète pas, Henry. Nous allons rentrer bientôt. Eléonore, pendant que j’examine M. MacDow, tu vas les conduire jusqu’au bus. Assure-toi qu’ils tiennent tous la corde, d’accord?

Eléonore hocha la tête et commença à organiser le retour. Elle parcourut la distance qui les séparait des enfants, s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, les fit mettre en rang et s’apprêtait à partir quand Lucas fit son apparition.

— M. MacDow s’est tordu la cheville. Il souffre d’une vilaine entorse.

Il la fixa de son regard pénétrant avant de demander : — Est-ce que tu te sens le courage de revenir une fois

que les enfants seront installés dans le bus? Je crois que nous ne serons pas trop de deux pour l’aider à marcher.

— Accorde-moi dix minutes. A tout de suite. Grelottant de froid et de peur, les garçons suivirent ses

instructions à la lettre et ils atteignirent rapidement le minibus. Là, ils donnèrent libre cours à leur soulagement, riant et pleurant en même temps.

Après leur avoir conseillé d’ôter leurs bottes trempées, Eléonore se prépara à repartir. Elle se servit de la corde pour retrouver son chemin, louant en son for intérieur la présence d’esprit de Lucas.

Agenouillé près de l’instituteur, Lucas lui murmurait des paroles d’encouragement. A la vue d’Eléonore, il se redressa.

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— Nous allons nous mettre chacun d’un côté. La progression risque d’être difficile, surtout aux endroits exposés. Est-ce que tu te sens prête à fournir un dernier effort? demanda-t-il en la dévisageant.

La sollicitude qu’elle lut dans ses yeux la toucha. — Oui, répondit-elle simplement avant de l’aider à

lever le pauvre M. MacDow. — Je suis désolé de vous causer autant de soucis,

balbutia le blessé. C’était une chute tellement stupide! — Comme toutes les chutes! rétorqua Lucas d’un ton

léger. M. MacDow glissa les bras sur leurs épaules et ils

commencèrent leur lente progression, prenant soin d’éviter les plaques de verglas. Il neigeait toujours, et le vent entraînait les flocons dans une danse endiablée. Pour compliquer la tâche, Lucas devait enrouler la corde sur leur passage.

Le trajet – pourtant court – parut durer une éternité, les marches qui menaient au bus constituèrent le dernier obstacle qu’ils surmontèrent tant bien que mal et Lucas aida M. MacDow à s’installer dans le fauteuil de devant, de façon qu’il puisse étendre sa jambe blessée.

Transie, à bout de forces, Eléonore se laissa tomber sur le siège le plus proche. Des points noirs dansaient devant ses yeux et une étrange torpeur s’emparait d’elle. Elle allait s’évanouir...

Soudain, Lucas fut près d’elle. Il porta une flasque à ses lèvres et la força à avaler une gorgée de cognac. Elle toussota. Presque aussitôt, une chaleur revigorante se répandit dans ses veines et elle ouvrit les yeux, rencontrant le regard soucieux de Lucas.

— Ça va mieux, dit-elle d’une voix rauque. Je vais distribuer du thé et des biscuits aux enfants avant que nous repartions.

Lucas continuait à la regarder d’un air indéchiffrable. L’espace d’un instant, elle crut qu’il allait l’embrasser de nouveau. Mais il se contenta de lui adresser un petit sourire.

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— Pendant ce temps, je vais m’occuper de M. MacDow. Je crois qu’il apprécierait autant que toi un peu de cognac!

Munie de la Thermos et de gobelets en plastique, elle procéda à la distribution du thé et des gâteaux secs. Les garçons se montrèrent d’une sagesse exemplaire, encore sous le choc de leur aventure.

Dans le minibus, des rigoles d’eau couraient sous les sièges et dans l’allée. Mais heureusement, le chauffage dispensait une température agréable et la jeune femme demanda aux garçons d’enlever leurs anoraks. Lorsque tous furent rassasiés et installés sous d’épaisses couvertures, elle prit place à côté de son petit frère, derrière Lucas.

Ce dernier effectua une marche arrière le long du couloir rocheux, manœuvre longue et délicate dont il s’acquitta avec adresse. Puis ils s’engagèrent sur la route enneigée plongée dans la nuit la plus totale, à présent.

— Reste bien sur la gauche, dit-elle en se penchant vers Lucas. Je te préviendrai quand nous arriverons au premier virage. Crois-tu qu’il faudra descendre pour creuser?

— Sans doute. La neige n’a pas cessé de tomber depuis notre passage. Mais il y aura moins de travail et j’irai seul, cette fois, dit-il d’un ton sans réplique.

Ce qu’il fit, malgré les protestations d’Eléonore. Le premier virage passé, la route devint plus praticable, même si le bus heurta à plusieurs reprises des congères, déclenchant parmi les enfants des murmures d’effroi.

A côté de Lucas, M. MacDow somnolait. Les voies qu’ils avaient creusées pour les deux derniers virages étaient encore dégagées et ils les traversèrent sans trop de mal.

Eléonore crut rêver lorsque la voix grave de Lucas

retentit dans le véhicule : — Nous sommes arrivés !

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Les freins crissèrent et le bus glissa sur plusieurs mètres avant de s’arrêter enfin.

— Descendez un par un et sans bousculade! Toutes les maisons du village étaient éclairées et les

portes de l’école grandes ouvertes. Les mères, dont les visages reflétaient l’anxiété et le soulagement mêlés, se pressaient autour du bus et, en un clin d’œil, tous les enfants furent conduits à l’intérieur de l’école pour se sécher, boire un verre de lait chaud et se changer.

Quand Henry eut retrouvé ses parents, Eléonore aida Lucas à descendre M. MacDow, puis Martin Wallace prit la relève et ils transportèrent le maître d’école à l’intérieur. Là, Lucas entreprit d’examiner la cheville blessée, assisté d’Eléonore. Très pâle, M. MacDow émit quelques gémissements comme le médecin palpait sa cheville enflée et violacée.

— Je vais examiner rapidement les enfants avant qu'ils repartent chez eux, déclara Lucas à l’adresse d’Eléonore. Puis j’irai chercher ma sacoche qui est restée dans le coffre de la voiture. J’aimerais lui donner un calmant et bander sa cheville pour la nuit. Demain, si le temps le permet, il faudra le conduire à l’hôpital pour faire des radios.

— Veux-tu que je commence à examiner les enfants pendant que tu vas chercher ta trousse?

— C’est une excellente idée ! A tout de suite. Les garçons s’étaient vite remis de leurs émotions et,

maintenant que tout était fini, ils se lançaient dans le récit de leur péripétie avec un entrain étonnant.

Peu à peu, la salle de classe se vida et l’agitation retomba. Henry, Eléonore, leurs parents et M. MacDow attendirent le retour de Lucas. Il apparut enfin, calme, souriant. Tellement séduisant...

— Je vais raccompagner M. MacDow chez lui et je m’occuperai de sa cheville là-bas, annonça-t-il. Pouvez-vous venir avec moi pour m’indiquer le chemin, monsieur MacFarlane?

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Eléonore sentit son cœur se serrer. Pourquoi ne voulait-il pas qu’elle l’accompagne?

— Bien sûr, répondit le pasteur. Sa femme a été prévenue, mais elle n’a pas pu se déplacer : elle est enceinte de six mois, expliqua-t-il avec un sourire. Vous pouvez regagner la maison à pied, n’est-ce pas ? ajouta-t-il à l’attention de son épouse qui acquiesça d’un signe de tête.

Les trois hommes se préparèrent à partir. Au moment de franchir le seuil, Lucas s’immobilisa.

— Repose-toi, Eléonore. Tu ne tiens plus debout... mais tu as été merveilleuse, murmura-t-il d’une voix douce.

Puis il se tourna vers Mme MacFarlane qui observait la scène en souriant.

— Puis-je abuser de votre hospitalité pour la nuit? Je n’avais pas prévu ce léger retournement de situation!

— Tu es toujours le bienvenu, Lucas. Tu le sais bien... *

* * Une heure plus tard, recroquevillée sous sa couette,

Eléonore se remémora les événements de cette journée inoubliable. Malgré les dangers qu’ils avaient encourus en gravissant la montagne, elle s’était toujours sentie en sécurité auprès de Lucas.

Presque inconsciemment, elle passa son index sur ses lèvres entrouvertes. Et puis il y avait eu ce baiser, si doux. Si caressant... et tellement déconcertant!

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4. Au matin, le soleil qui brillait dans un ciel d’une

incroyable pureté semblait irréel après la tempête de la veille. Debout devant sa fenêtre, Eléonore contempla les montagnes irisées d’un air incrédule. La neige étincelait sous les rayons du soleil, et la jeune femme plissa les yeux pour se protéger de la lumière aveuglante.

Elle prit un bain, enfila un jean et un grand pull-over, et descendit à la cuisine d’un pas léger. Sa mère s’y trouvait déjà.

— Bonjour, chérie! As-tu bien dormi? Le petit déjeuner sera prêt dans un instant. Veux-tu nous accompagner à l’église à 10 heures?

Eléonore sourit. — Oui, maman, j’ai dormi comme un loir. Et oui,

maman, je viendrai avec vous à la messe. Tu es toute seule?

— Papa est dans son bureau; il peaufine son sermon. Henry et Margaret ne devraient pas tarder à descendre. Quant à Lucas, il est parti tôt chez les MacDow. Je crois qu’il voulait appeler une ambulance pour le pauvre David. Il a pris son petit déjeuner avant de partir.

Surmontant sa déception, Eléonore appela le reste de la famille et ils passèrent à table. La conversation tourna autour des péripéties de la veille et du temps étonnamment changeant. Très tôt, les chasse-neige étaient venus déblayer les routes qui conduisaient au village et la circulation se faisait plus facilement dans la région.

— Tu n’as pas faim, Henry? demanda soudain Mme MacFarlane d’un ton inquiet.

Quatre paires d’yeux se posèrent sur le petit dernier qui grignotait un toast du bout des lèvres, alors qu’il avait la réputation de manger comme un ogre. Eléonore fronça les sourcils.

— Tu ne te sens pas bien, Henry ? Le garçonnet haussa les épaules.

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— Je n’ai pas très faim ce matin. Mais ne vous inquiétez pas, je me rattraperai à midi!

Eléonore étudia attentivement son frère. Il était pâle et semblait fatigué, mais l’aventure qu’il avait vécue l’avait épuisé, comme tous les autres enfants. Peut-être avait-il pris froid? Elle en parlerait à Lucas quand il serait de retour.

Après avoir aidé sa mère à faire la vaisselle et les lits, elle revêtit sa doudoune, chaussa ses bottes et entreprit de dégager le chemin qui traversait la cour, en direction de l’église. La messe ne commençait que dans une heure et un peu d’exercice lui ferait le plus grand bien, décida-t-elle, se mettant à l’ouvrage en chantonnant.

Elle donnait son premier coup de pelle quand des pas crissèrent sur la neige. Elle se redressa et croisa le regard amusé de Lucas. Avec ses joues rosies par le froid et son foulard en soie noué sur ses cheveux, elle devait effectivement ressembler à un petit lutin.

— Bonjour! Je vois que tu as pris goût au maniement de la pelle!

Eléonore émit un petit rire. — Eh oui, ça me manque déjà ! D’un geste autoritaire, il lui prit la pelle des mains. — Rentre vite, je m’en charge. Agacée par son ton paternaliste, la jeune femme le

foudroya du regard. — On dirait que tu adores donner des ordres. Est-ce

que tout le monde t’obéit docilement ou a-t-on le droit de se rebeller contre ton autorité toute-puissante?

Elle se mordit les lèvres, craignant une explosion de fureur. Contre toute attente, Lucas éclata de rire.

— Chère Eléonore, tu es vraiment adorable quand tu te mets en colère. J’aime quand tes yeux noisette lancent des éclairs et que ton petit menton tremble de fureur...

Décontenancée, Eléonore préféra changer de sujet. Cet homme avait le don de lui faire perdre tous ses moyens, et elle n’aimait pas ça du tout!

— Comment va M. MacDow ?

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Lucas enfonça la pelle dans le remblai neigeux. — Je lui ai fait une injection pour calmer la douleur et

une ambulance doit l’emmener à l’hôpital de Durness cet après-midi. Je lui ai promis ma visite après la messe pour vérifier son pansement. Voudras-tu venir avec moi? demanda-t-il avec une courtoisie exagérée.

Radoucie, Eléonore lui décocha un sourire éblouissant.

— Avec plaisir, cher Lucas. A tout à l’heure... et bon courage!

La petite église du village était noire de monde ce

matin-là. Même ceux qui n’assistaient que rarement à la messe s’étaient déplacés, comme pour témoigner leur gratitude après l’heureux dénouement de la veille. Les cantiques et le parfum douceâtre des cierges emplissaient la nef. Consciente de la présence de Lucas derrière elle, Eléonore mêla sa voix claire au reste de la chorale pour tenter d’oublier cette proximité troublante.

Après la messe, alors que les habitants discutaient avec animation dans la cour du presbytère, Lucas la prit par le bras et l’entraîna sur la route qui traversait le village. Les MacDow habitaient un peu à l’écart, dans un charmant cottage entouré d’un vaste jardin.

— Dis-moi, ne trouves-tu pas qu’Henry est un peu pâlot?

— Oh, tu l’as remarqué toi aussi! s’écria Eléonore. Je voulais justement t’en parler. J’ai peur qu’il couve encore une maladie.

Lucas secoua la tête. — Je ne sais pas, mais une chose est sûre en tout cas :

il a besoin de repos. Il m’est venu une idée pendant la messe. Crois-tu que tes parents accepteraient de me le confier pour quelques semaines?

Devant l’expression alarmée d’Eléonore, il s’empressa d’ajouter :

— Rassure-toi, je ne crois pas qu’il souffre d’une maladie obscure et incurable! Henry est un garçon

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débordant de vitalité, énergique et très intelligent. Si tu veux mon avis, il se surmène un peu trop à l’école et deux semaines de vacances au grand air, loin de toute préoccupation scolaire, le remettraient sur pied. Il ne s’ennuierait pas chez moi. J’ai un grand jardin, un vieux chien qui le prendrait tout de suite en affection et ma gouvernante le gâtera comme son propre petit-fils... Il pourra apporter quelques devoirs s’il y tient vraiment, mais je veillerai à lui éviter toute fatigue importante.

Ils approchaient du cottage des MacDow. Eléonore étudia Lucas. Hélas, son visage demeurait impassible.

— C’est une merveilleuse idée. Mais pourquoi fais-tu cela?

Il y eut un bref silence. — Parce que j’aime bien Henry, répondit-il enfin. Simples et directs, ces quelques mots lui allèrent droit

au cœur. Si seulement, à l’instar d’Henry, elle parvenait à éveiller en lui un sentiment plus fort qu’une simple amitié. De l’attachement, peut-être même de l’affection. De l’amour? Troublée, elle trébucha sur une pierre et perdit l’équilibre.

Vif comme l’éclair, Lucas la rattrapa et elle se retrouva dans ses bras, haletante. Avec une lenteur délibérée, il se pencha vers elle et l’embrassa tendrement d’abord, puis avec une fougue qui lui arracha un gémissement de plaisir.

La porte du cottage s’ouvrit, mettant un terme brutal à leur étreinte, et Mme MacDow sortit sous le porche.

— Entrez, je vous en prie! cria-t-elle en leur faisant signe d’approcher.

Rouge de confusion, Eléonore passa devant Lucas qui arborait un sourire satisfait. Confortablement installé dans un fauteuil près de la cheminée, le maître d’école les accueillit chaleureusement. Son pied blessé reposait sur un tabouret et Lucas déroula délicatement la bande qui comprimait la cheville. Pendant qu’il s’affairait, David MacDow commenta la randonnée écourtée de la veille.

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— Quel malheureux concours de circonstances! dit-il avec une moue penaude. Je m’efforce d’organiser deux sorties par trimestre, et il faut justement qu’une tempête s'abatte sur la région ce jour-là!

— Les enfants ont peut-être eu peur sur le moment, intervint Eléonore, mais croyez-moi, ils sont enchantés d’avoir vécu une telle aventure! Vous auriez dû les entendre à la sortie de la messe tout à l’heure. On aurait dit qu’ils avaient survécu à un cataclysme!

David MacDow rit de bon cœur. — A vrai dire, je me demande comment vous avez

réussi à conduire le bus jusqu’au cairn. Ce n’était peut-être pas un cataclysme, mais c’était tout de même une jolie tempête!

Lucas attacha le bandage à l’aide d’une épingle à nourrice.

— Oh, ça n’a pas été évident. Mais j’ai eu la chance d’avoir un copilote hors pair! dit-il en plantant son regard taquin sur Eléonore qui rougit comme une écolière.

L’épouse de l’instituteur fit irruption dans la pièce, chargée d’un plateau, et Eléonore se leva précipitamment pour l’aider. Ils bavardèrent en sirotant une tasse de café. Avant de prendre congé, Lucas se tourna vers David MacDow.

— Eléonore et moi avons remarqué qu’Henry n’avait pas l’air très en forme et j’avais envie de l’emmener avec moi en Hollande afin qu’il se repose quelque temps. Croyez-vous qu’il puisse se permettre de rater une ou deux semaines d’école sans en subir les conséquences à son retour?

L’instituteur répondit sans hésiter : — Je n’y vois aucun inconvénient, docteur!

Contrairement à la plupart de ses camarades de classe, Henry est extrêmement consciencieux et – aussi surprenant que cela puisse paraître – je crois qu’il en fait trop. En tout cas, il peut partir en toute tranquillité. Son niveau n’en pâtira aucunement.

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Rassurés, Eléonore et Lucas souhaitèrent un prompt rétablissement à l’instituteur, remercièrent Mme MacDow et reprirent le chemin du presbytère.

M. et Mme MacFarlane se trouvaient au salon. La

table était dressée et un feu crépitait joyeusement dans l’âtre. Lucas leur parla tout de suite de son projet et Eléonore ne fut pas surprise par la réaction de ses parents. Tous deux trouvaient l’idée excellente.

— C’est vraiment gentil de ta part, Lucas! s’écria Mme MacFarlane. Je crois en effet qu’Henry a besoin de vraies vacances. Un changement d’air lui fera du bien. Son pauvre cerveau est saturé de leçons d’algèbre, de géométrie et de parties d’échecs!

Emportée dans son élan, elle étreignit tendrement sa fille et Lucas.

— Allez prévenir Henry; je suis sûre qu’il sera fou de joie. Vous le trouverez au grenier. Il est parti donner à manger à Mrs. Trot avant le déjeuner.

Henry était assis entre les caisses de pommes. Il jouait avec les chatons pendant que la chatte dévorait la pâtée qu’il lui avait apportée.

— C’est déjà l’heure d’aller manger? demanda-t-il en les regardant s’approcher.

— Presque, répondit Eléonore en s’installant sur un vieux coffre à jouets.

Lucas s’assit à côté d’elle. Il considéra le garçonnet un moment avant de demander à brûle-pourpoint :

— Henry, que dirais-tu de venir passer une ou deux semaines chez moi, en Hollande?

Le visage d’Henry s’illumina. — Moi? Rien que moi, Lucas? Oh, ce serait génial! Son sourire s’évanouit. — Mais il me faut une carte d’identité et une

autorisation de sortie du territoire! J’ai lu ça dans un livre l’autre jour.

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Eléonore et Lucas échangèrent un regard complice. Comme l’avait souligné Mme MacFarlane, Henry mettait son cerveau à rude épreuve!

— Ne t’inquiète pas, nous arrangerons ça, répondit Lucas en ébouriffant les cheveux du jeune garçon.

— Quand ? demanda Henry d’un ton anxieux. Lucas réfléchit. — J’ai une idée ! Je reconduirai Eléonore à Edimbourg

demain et tu viendras avec nous. Nous ferons un détour par Glasgow – si les routes sont praticables, bien sûr – et nous réglerons sur place cette histoire de papiers. Si tout se passe bien, nous rentrerons ici, le soir, tu prépareras ta valise et nous partirons pour la Hollande le lendemain matin. Alors, qu’en dis-tu?

— C’est super ! s’exclama Henry en bondissant sur ses pieds pour esquisser un petit pas de danse.

Il s’immobilisa soudain. — Il y a encore un problème, commença-t-il d’un ton

hésitant. Je ne peux pas laisser Moggy tout seul, poursuivit-il en prenant dans ses bras un chaton roux et blanc. Personne ne veut de lui...

— Je l’adopte ! intervint Lucas. J’ai déjà un chien, ma gouvernante un chat, et tous les deux seront ravis d’accueillir un nouveau venu.

Les yeux d’Henry s’arrondirent de surprise. — C’est vrai, Lucas? Nous pouvons l’emmener en

Hollande? — Ai-je l’habitude de faire des promesses en l’air? Devant le bonheur de son petit frère, Eléonore eut

soudain envie d’embrasser Lucas. Comme la vie semblait douce et simple avec lui!

Le reste de la journée se déroula rapidement. Au déjeuner, tout le monde parla du voyage de Lucas et d’Henry. Seule Eléonore remarqua que le jeune garçon n’avait quasiment pas touché à son assiette. Du moins le crut-elle un instant, avant de croiser le regard entendu de Lucas. En fin d’après-midi, le médecin retourna prendre des nouvelles de M. MacDow.

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— La fameuse conscience professionnelle..., dit-il sur un ton d’excuse avant de se mettre en route.

Il revint avec de bonnes nouvelles. L’instituteur avait subi des examens approfondis à l’hôpital et les médecins avaient conclu à une entorse bénigne qui nécessitait néanmoins une semaine d’immobilisation.

Toute la famille alla se coucher de bonne heure ce soir-là. Malgré sa fatigue, Eléonore eut du mal à trouver le sommeil. L’idée d’être de nouveau séparée de Lucas – pour combien de temps? – l’attristait profondément. Pourquoi fallait-il qu’elle tombe amoureuse d’un homme qui en aimait une autre?

Son cœur battit plus fort. C’était la deuxième fois que le mot « amour » surgissait dans son esprit, et toujours à propos de Lucas. De retour à Edimbourg, elle s’efforcerait d’oublier cette histoire absurde.

« Une histoire à sens unique, sans début ni fin », songea-t-elle en enfouissant son visage dans l’oreiller, en proie à un abattement indicible.

Le lendemain, la neige avait quasiment disparu des

routes. Seules quelques plaques d’un blanc éclatant parsemaient encore les monts et les jardins. Eléonore se leva tôt, désireuse de profiter de ses parents quelques heures avant de partir.

Ils se mirent en route après le petit déjeuner. La luxueuse voiture de Lucas dévora les quelque trois cents kilomètres qui les séparaient de Glasgow et Lucas les emmena déjeuner dans un restaurant italien en attendant l’ouverture des bureaux.

Il insista également pour s’occuper des formalités avec Henry. Comme ils disparaissaient dans le bureau qu’on leur avait indiqué à la réception, Eléonore s’installa dans la salle d’attente, une petite pièce lugubre dont les murs étaient ornés d’affiches prodiguant des conseils et des informations civiques.

La jeune femme les parcourut d’un air absent. Puis, pour tromper l’ennui qui la guettait, elle s’empara d’un

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stylo et d’une feuille de papier et dressa une liste des choses qu’elle aimerait qu’on lui offre.

En souriant, elle inscrivit « Les cadeaux qui me feraient plaisir » en haut de la page et nota tout ce qui lui passait par la tête. Elle s’apprêtait à rayer les objets les plus extravagants de sa liste lorsque Lucas et Henry la rejoignirent. Tous deux affichaient des expressions réjouies.

— Avez-vous obtenu ce que vous désiriez? En se levant, elle fit tomber son sac et la feuille de

papier, que Lucas s’empressa de ramasser. Henry lui adressa un sourire radieux.

— Presque. Lucas a tout expliqué et les papiers seront prêts dans trois jours, ce qui repousse notre voyage de deux jours seulement!

— Qu’est-ce que c’est? demanda Lucas en se redressant. Une lettre?

Elle secoua la tête avec véhémence. — Non, c’est une liste, répondit-elle en tentant de

reprendre la feuille. Hélas, Lucas fut plus rapide. D’un geste ferme, il lui

saisit le poignet et commença à lire à voix haute : — « Un manteau en cachemire, un tailleur Chanel, un

foulard Hermès, un twin-set, du dentifrice... Là, il émit un rire amusé puis reprit, sa curiosité

visiblement piquée : — «Tous les livres dont j’ai envie, des roses pour

Noël.» C’est une liste intéressante, mais pourquoi des roses pour Noël, Eléonore?

— Je ne sais pas, commença-t-elle d’un ton évasif. Je suppose que si quelqu’un m’offrait des roses – je ne parle pas de trois roses emballées dans de la cellophane, mais d’un énorme bouquet –, cela signifierait sans doute que je compte à ses yeux et...

Les mots moururent sur ses lèvres. Avait-elle perdu la tête pour confier ce genre de secret à Lucas?

— Enfin, c’est comme le manteau en cachemire ou le foulard Hermès..., ajouta-t-elle d’un ton précipité.

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Les yeux de Lucas pétillèrent de malice. — Et comme le dentifrice ? Eléonore haussa les épaules. — C’est idiot, n’est-ce pas ? Lucas ne répondit pas et elle se tourna vers Henry,

impatiente de clore le sujet. — Alors, Henry, tu es content ? — Oh, oui ! Tu te rends compte, Lucas avait même

pensé à apporter une lettre signée par papa et maman. Et tu sais, pour avoir une carte d’identité, il faut...

Le jeune garçon se lança dans la description des formalités administratives tandis qu’ils quittaient le bâtiment. Comme il n’était que 16 heures, Lucas les invita à prendre le thé au Central Hôtel. Henry promena un regard ébahi sur le salon de thé paré de lourdes tentures de velours bordeaux et de larges miroirs aux cadres dorés.

Le décor l’impressionnait, mais quand un serveur en habit blanc poussa jusqu’à eux un chariot croulant sous des gâteaux de toutes sortes, il ne choisit qu’une tartelette aux fraises, refusant les autres pâtisseries alléchantes que Lucas lui conseillait.

Après cet intermède, ils prirent la route d’Edimbourg. Surexcité, Henry monopolisa la conversation pendant tout le trajet. Puis il insista pour accompagner Eléonore à la porte de la résidence des infirmières, la bombardant de questions sur le personnel médical.

Combien de personnes travaillaient à l’hôpital? Combien d’heures travaillait-elle par semaine? Combien gagnaient les médecins chefs? La jeune femme répondit de bonne grâce, redoutant l’instant de la séparation.

— Quand je serai grand, je serai médecin, déclara son frère d’un ton solennel qui fit sourire Eléonore et Lucas. Comme Lucas. D’ailleurs, tu... euh, vous aurez peut-être besoin d’un associé pour votre cabinet...

— C’est possible en effet, répondit Lucas en feignant le plus grand sérieux. Et tu peux me tutoyer, tu sais. Après

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tout, nous allons passer quinze jours ensemble et nous sommes amis, non?

Le visage d’Henry rosit de plaisir. Décidément, Lucas savait comment plaire aux enfants.

« Pas seulement aux enfants, d’ailleurs! » songea Eléonore, partagée entre l’envie de rester avec eux et celle d’écourter ce moment difficile.

— Je crois qu’il est temps de dire au revoir à Eléonore, maintenant, reprit Lucas. Nous avons encore un long trajet devant nous, tu sais. Tu pourras t’allonger sur la banquette arrière et dormir un peu si tu es fatigué.

— Dormir? répéta Henry. Oh, non! Je préférerais que tu m’expliques à quoi servent tous les boutons du tableau de bord et...

— Es-tu sûr de vouloir l’emmener avec toi en Hollande? coupa Eléonore en adressant à Lucas une grimace dubitative.

Ils éclatèrent de rire et elle se pencha pour embrasser son petit frère pendant que Lucas posait sa valise sur le perron. Il s’approcha d’elle et prit doucement ses mains dans les siennes.

— Ne te fatigue pas trop au travail, murmura-t-il simplement avant de glisser un bras sur les frêles épaules d’Henry.

Sans un mot de plus, il pivota sur ses talons et entraîna le garçonnet vers la voiture. Le cœur lourd, Eléonore se détourna brusquement. Un terrible sentiment de solitude s’abattit sur elle et elle courut se réfugier dans son studio.

* * *

Le lendemain, la jeune femme eut toutes les peines du monde à recouvrer sa bonne humeur. Elle avait dormi d’un sommeil agité et se sentait lasse et sans énergie. La journée lui parut interminable et les menus ennuis qui la ponctuèrent ne firent qu’aggraver son impatience.

Le soir, elle prétexta une migraine et regagna son studio aussitôt après le dîner, préférant éviter les

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discussions animées qui se tenaient dans le salon commun.

Allongée sur son lit, elle tenta de démêler ses sentiments confus. Car il était inutile de se voiler la vérité : le responsable de sa morosité n’était autre que Lucas. Elle avait eu quelques relations sans importance auparavant, mais jamais un homme ne l’avait fait vibrer de la sorte. Une force presque magnétique l’attirait vers lui; et ce n’était pas seulement physique... hélas! Elle se sentait en sécurité auprès de Lucas. Elle avait envie de rire, de parler, de partager des émotions avec lui... N’était-ce pas cela l’amour?

Des larmes lui brûlèrent les paupières. De son côté, il n’éprouvait pour elle qu’une amitié sincère, tout au plus. Et bientôt, il épouserait Linda, belle, insouciante, pleine de vitalité.

L’aiguillon de la jalousie lui transperça le cœur. Comme la vie lui semblait injuste, tout à coup! Désormais, il faudrait se montrer raisonnable : elle ne pouvait pas laisser Lucas ruiner ses journées comme il l’avait fait aujourd’hui.

— Le temps finira par tout arranger, dit-elle à voix haute comme pour mieux s’en convaincre.

Elle sombrait dans le sommeil quand une autre voix, intérieure celle-là, susurra dans son cerveau embrumé : « Le cœur a ses raisons que la raison ignore... »

* * *

Quand elle se réveilla le lendemain, Eléonore était résolue à fournir des efforts pour se montrer de meilleure humeur. Après tout, ni ses patients ni ses collègues n’avaient à subir les retombées de ses problèmes personnels! Pour se donner du courage, elle se prépara avec un soin particulier et prit son service légèrement en avance, permettant aux infirmières de nuit de partir plus tôt.

Puis elle effectua sa visite du service, écouta avec un calme olympien les griefs de Mlle Trumble, et assista à la

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ronde du Dr Minch, inscrivant scrupuleusement les instructions qu’il fournissait pour chaque patient.

Après le déjeuner qu’elle partagea avec deux amies infirmières, elle se lança dans un vaste rangement des tiroirs et des classeurs. Cette activité presque mécanique était le meilleur moyen de ne pas penser à Lucas. Un léger coup fut frappé à la porte et elle sursauta, gagnée par un fol espoir...

— Bonjour, Eléonore, dit une voix familière. Comment vas-tu aujourd’hui?

C’était Bob Wise, le médecin de garde, un grand gaillard roux avec qui elle s’était liée d’amitié.

— On fait aller, répondit-elle sans conviction. Bob fronça ses épais sourcils. — Que veut dire cette petite mine triste? Allez, je

t’invite au cinéma ce soir. Apparemment, tu as besoin de te changer les idées... Et je te promets que nous n’irons pas voir le dernier mélo dont tout le monde parle!

Ils passèrent une soirée agréable. Après le cinéma – ils avaient choisi une délicieuse comédie de mœurs –, ils allèrent boire un verre dans un pub à la mode et Bob lui parla longuement de Maureen, sa fiancée. Eléonore l’écouta avec plaisir et envie. Pourquoi tout était si simple pour certaines personnes?

Le lendemain, elle fut si occupée qu’elle n’eut pas le

loisir de penser à autre chose qu’à son travail. Une fois qu’elle eut veillé à la répartition des repas et accordé leur pause à la plupart des infirmières, elle inscrivit quelques observations dans son carnet de bord puis commença sa deuxième visite, escortée d’une jeune infirmière.

Elles retapèrent les lits, aidèrent les patients à s’installer confortablement pour leur sieste et, sous l’œil expert d’Eléonore, la jeune infirmière releva les températures et prit les tensions. Elles venaient de s’arrêter auprès de Mlle Trumble qui, fidèle à ses habitudes, mettait en doute la fraîcheur de la salade

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qu’on lui avait servie, lorsqu’elle interrompit ses récriminations pour murmurer d’un ton radouci :

— Oh, voilà ce séduisant médecin qui est passé l’autre jour, mademoiselle.

Au prix d’un effort, Eléonore ne se retourna pas tout de suite, contrairement à sa jeune collègue.

— Il a l’air pressé, dit-elle avec un sourire béat. Le cœur battant très fort, Eléonore pivota sur ses

talons. Lucas l’attendait à la porte de son bureau. A son côté se tenait Henry.

— Je reviens dans un instant, annonça-t-elle d’un ton un peu brusque. Mademoiselle Angus, allez prendre la température et la tension de Mme Robertson, d’accord?

— N’oubliez pas que nous n’avons pas terminé notre conversation! lança Mlle Trumble comme Eléonore s’éloignait.

— Je voulais te prévenir de notre visite, commença Lucas sans préambule, mais je n’ai pas trouvé le temps de téléphoner. Henry tenait à te dire au revoir avant de partir.

Elle les fit entrer dans son bureau. Dès qu’elle eut refermé la porte derrière eux, Henry se planta devant elle, les yeux agrandis de surprise. Un sourire retroussa les lèvres de Lucas.

— Alors, Henry, j’avais raison, on ne dirait pas la vraie Eléonore, n’est-ce pas?

— C’est vrai! renchérit le jeune garçon en dévisageant sa sœur d’un œil critique. En tout cas, moi, je te préfère en jean et en sweat-shirt, avec tes cheveux détachés! Et toi, Lucas?

Lucas prit un air faussement intimidé. — Ta grande sœur me terrifie dans son uniforme

d’infirmière en chef! dit-il en la gratifiant d’un sourire narquois. Mais je dois admettre que le bleu marine lui va très bien...

Henry et Lucas rirent en chœur. Eléonore s’apprêtait à riposter quand Lucas reprit la parole :

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— Nous ne pouvons pas rester longtemps, hélas. Le ferry ne nous attendra pas si nous arrivons en retard! Allez, il est l’heure de se dire au revoir.

Henry se précipita dans les bras de sa grande sœur, visiblement ému.

— Je t’appellerai demain, promit-il en posant un baiser sonore sur sa joue.

— D’accord, et pense à m’écrire une carte, dit la jeune femme en glissant un peu d’argent dans la main de son frère.

Elle le serra dans ses bras et le relâcha en voyant Lucas s’approcher de la porte.

— Amuse-toi bien, mon grand... Au revoir! Elle embrassa son frère une dernière fois et se

redressa pour croiser le regard pénétrant de Lucas. — Et moi, je n’ai pas le droit à un baiser? demanda-t-il

d’une voix suave. Sans attendre sa réponse, il fit un pas vers elle et

effleura ses lèvres d’un baiser, léger comme l’air. L’instant d’après, ils avaient disparu.

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5. Henry téléphona le lendemain et Eléonore écouta son

récit avec une mimique amusée. La voix joyeuse de son petit frère résonnait dans l’appareil. Le voyage avait été super, la maison de Lucas était super, le chien avait aussitôt adopté Moggy... Bref, tout était super!

Elle aurait aimé parler à Lucas, mais Henry raccrocha après avoir promis de lui écrire. Il tint sa promesse. Quatre jours plus tard, elle trouva une carte postale aux couleurs éclatantes dans sa boîte aux lettres. Henry n’entrait pas dans les détails, mais, visiblement, tout se passait à merveille et il s’amusait comme un fou chez Lucas.

Dix jours après son départ, elle reçut une autre carte postale, tout aussi colorée, dans laquelle son jeune frère mentionnait un léger mal de gorge. Information glissée entre le récit d’une visite d’un musée à Leeuwarden et la description d’un plat hollandais portant le nom étrange de poffertjes, de sorte qu’Eléonore n’y prêta guère attention.

Sa mère lui écrivit également une longue lettre. Lucas avait appelé plusieurs fois au presbytère pour dire qu’Henry semblait beaucoup s’amuser, à tel point qu’il avait proposé au jeune garçon de rester une semaine de plus.

Il passerait donc les fêtes de Saint-Nicolas en Hollande et rentrerait ensuite en Ecosse. « Bien sûr, écrivait sa mère, ton père et moi avons aussitôt donné notre accord. Lucas est si gentil avec Henry! »

Gagnée par un accès de mélancolie, Eléonore glissa la lettre dans son enveloppe et se hâta d’ôter son uniforme. Perry Madon, le médecin chef des urgences, l’avait invitée au théâtre et il lui restait une demi-heure pour se préparer.

Perry était un compagnon agréable avec qui elle aimait sortir. Pourtant, leur relation ne franchirait jamais le cap de l’amitié, du moins l’avait-elle décidé.

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Elle choisit une robe noire toute simple, enfila des collants opaques, une paire de ballerines et sortit de l’armoire son manteau fauve.

Perry l’attendait dans le hall de la résidence. Il lui prit le bras et l’entraîna vers sa voiture, racontant les épisodes cocasses de sa journée. Après avoir assisté à une excellente pièce de Bernard Shaw, ils décidèrent de dîner au Blue Bird et discutèrent jusqu’à minuit passé.

La soirée avait été plaisante, songea Eléonore en se démaquillant.

Plaisante... Comme le mot sonnait creux par rapport aux qualificatifs passionnés qui lui venaient à l’esprit lorsqu’elle pensait aux moments qu’elle avait partagés avec Lucas! Parviendrait-elle un jour à accepter la vérité? Lucas n’était pas pour elle. Il en aimait une autre et bientôt, il serait marié. Peut-être même ne le reverrait-elle jamais...

Une surprise l’attendait le lendemain. Elle était en

train de servir les repas en compagnie de Sally, la plus jeune infirmière de l’équipe, lorsque le visage de celle-ci se fendit d’un sourire éclatant.

— Le voilà de nouveau, mademoiselle ! Penchée sur le chariot, Eléonore fronça les sourcils. — De qui parlez-vous? Du Dr Minch? D’un

brancardier? Du directeur en personne? Sally gloussa. — Non! Du médecin hollandais qui était là l’autre jour. Eléonore suspendit son geste, comme frappée par la

foudre. Elle se retourna lentement et découvrit Lucas qui s’approchait d’elle à grands pas.

— Bonjour ! lança-t-il à la cantonade avant de poser son regard sur Eléonore. Puis-je te parler en privé quelques minutes ?

Sa voix était calme, son visage impassible et, pourtant, une vague de panique submergea la jeune femme.

— Que se passe-t-il? demanda-t-elle dès qu’ils furent dans son bureau. C’est au sujet d’Henry, n’est-ce pas?

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Lucas lui prit les mains. Son contact la réconforta instantanément.

— Oui, c’est au sujet d’Henry. Il souffre de rhumatisme articulaire.

Eléonore déglutit péniblement. — Oh, mon Dieu! Je me rappelle, maintenant, il s’était

plaint d’un mal de gorge dans l’une de ses cartes. Est-il très malade?

— Disons qu’il a besoin de soins constants et d’une surveillance étroite.

— Il est à l’hôpital ? Lucas haussa légèrement les sourcils. — Non, il est chez moi. J’ai engagé deux infirmières

pour prendre soin de lui. Je ne me fais pas de souci quant à sa guérison, même si elle risque d’être longue.

Il marqua une pause et la considéra avec intensité. — Le seul problème, c’est qu’il te réclame à cor et à cri. — Alors j’irai le voir, déclara-t-elle d’un ton résolu

avant de froncer les sourcils. Mais je dois d’abord prévenir mes parents, et puis organiser mon voyage... Je ne sais même pas où tu habites! ajouta-t-elle d’une voix affolée.

Les mains de Lucas se resserrèrent sur les siennes. — Calme-toi, Léonore! dit-il avec un sourire

débordant de compréhension. Je suis venu te chercher, justement. J’ai déjà prévenu tes parents, et j’ai expliqué la situation au chef du personnel qui te donne la permission de partir dès que ta remplaçante arrivera, dans l’après-midi. Pendant ce temps, je vais chercher Margaret. Elle fait aussi partie du voyage, expliqua-t-il devant l’air interloqué d’Eléonore. Henry se rétablira plus facilement s’il est entouré de visages familiers. Et puis, Margaret l’aidera à se distraire pendant son alitement forcé.

Eléonore lui jeta un regard incrédule. — Mais tu n’arriveras pas à Tongue avant ce soir... — Oh, j’ai oublié de te dire : je ne suis pas venu en

voiture, cette fois. C’était trop précipité. Je prends donc

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un avion jusqu’à Wick où je dois retrouver Margaret; ton père l’accompagne. Nous te rejoindrons ensuite à l’aéroport d’Edimbourg.

Il consulta brièvement sa montre. — Pourrais-tu y être vers 17heures? Nous n’avons qu’à

nous donner rendez-vous devant le comptoir d’information.

Eléonore esquissa un sourire timide. — Merci d’avoir tout organisé, Lucas. Combien de

temps resterai-je en Hollande? — A priori deux semaines. Il sourit et relâcha son étreinte. — Ne t’inquiète pas, tout se passera bien. A tout à

l’heure. *

* * A peine quatre heures plus tard, assise dans le hall de

l’aéroport, deux valises posées à ses pieds, Eléonore eut enfin le temps de souffler. Après le départ de Lucas, tout était allé très vite.

Sa remplaçante, une infirmière en chef qui avait déjà occupé ses fonctions lors de précédentes vacances, était arrivée vers 14 h 30. Eléonore avait pris le temps de lui transmettre ses consignes puis s’était dépêchée de regagner la résidence. Là, elle avait préparé ses valises, emportant surtout des vêtements chauds, simples et décontractés.

Puis, après s’être rafraîchie, elle avait choisi sa tenue de voyage : un tailleur-pantalon anthracite assorti à un chemisier en soie rose pâle, des bottines, son grand manteau noir et une étole en cachemire.

Un taxi l’avait conduite à l’aéroport. A présent, elle attendait l’arrivée de Lucas et de Margaret, ignorant les regards masculins qui s’attardaient sur elle.

Soudain, un léger picotement parcourut sa nuque et elle se retourna instinctivement. Lucas venait à sa rencontre.

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— Tu n’as pas attendu trop longtemps, j’espère? demanda-t-il en saisissant ses valises.

— Non, répondit-elle en lui emboîtant le pas. Où est Margaret?

— Je l’ai laissée dans l’avion. La jeune femme ouvrit de grands yeux en découvrant

le jet d’une compagnie privée qui les attendait sur la piste.

— Ça a dû te coûter une fortune! ne put-elle s’empêcher de dire, regrettant sa spontanéité en entendant le rire étouffé de Lucas.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Il n’existe pas de vol direct pour Groningue sur les compagnies régulières et j’ai pensé que ce serait plus simple et surtout beaucoup plus rapide de faire appel à une compagnie privée.

Eléonore ne répondit pas. Lucas semblait fatigué et elle n’avait aucune raison de critiquer ses décisions. Bien au contraire! Dès qu’elle franchit la porte de l’appareil, Margaret agita la main avec frénésie. Confortablement installée dans un fauteuil, la jeune fille lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle tandis que Lucas prenait place derrière elles.

Aussi loquace que son jeune frère, Margaret se mit à parler sans même laisser le temps à sa sœur de répondre aux questions qu’elle posait.

— Heureusement que j’avais un passeport et que papa était à la maison pour me conduire à l’aéroport! conclut-elle, légèrement essoufflée. Au fait, maman m’a donné une lettre pour toi. Elle se fait beaucoup de souci pour Henry, mais elle est persuadée qu’il est entre de bonnes mains... Regarde! On bouge!

Quelques minutes plus tard, l’avion décollait, survolant la ville éclairée de mille feux. Epuisée par cette journée riche en émotions, Margaret ferma les yeux et Eléonore se tourna alors vers Lucas pour le remercier de s’être occupé de tout.

Il s’était endormi, et son visage avait perdu toute trace d’arrogance. Une mèche brune retombait sur son front

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haut et ses lèvres frémissaient au rythme de sa respiration. Il semblait plus accessible et Eléonore réprima l’envie de tendre la main pour caresser son menton volontaire.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi? murmura-t-il soudain en entrouvrant les yeux. Je vais finir par croire que tu ne me détestes pas autant que ça...

Eléonore sentit ses joues s’empourprer. — Je voulais simplement te remercier pour tout ce que

tu as fait, dit-elle d’une voix étranglée. Lucas haussa les épaules. — Oh, c’était aussi un peu égoïste de ma part, tu sais.

En te sachant à la maison au chevet d’Henry, je vais pouvoir aller et venir à ma guise, sans me tourmenter au sujet de notre jeune malade.

— Je n’en crois pas un mot! rétorqua Eléonore en le voyant dissimuler un sourire.

Elle baissa les yeux. — Sincèrement, je te suis très reconnaissante, Lucas. Le regard du médecin s’adoucit. — Je n’aurais jamais cru que tu éprouves un jour ce

genre de sentiment à mon égard... Margaret s’est endormie? enchaîna-t-il d’un ton abrupt.

Eléonore jeta un coup d’œil vers sa sœur. — Oui... — Tu devrais essayer de dormir un peu, toi aussi. La

journée est loin d’être terminée pour nous. Son ton distant la fit tressaillir. Déjà, il fermait les

yeux. Exaspérée par ces brusques changements d’humeur, Eléonore se retourna et ouvrit un magazine de mode qu’elle avait acheté à l’aéroport. Cinq minutes plus tard, ses paupières s’alourdissaient tandis que la revue glissait doucement sur ses genoux.

Il était un peu plus de minuit et Eléonore, assise au

chevet d’Henry qui s’était finalement endormi, sa petite main blottie dans la sienne, revécut les heures qui venaient de s’écouler.

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Le vol s’était déroulé sans problème et ils étaient sortis de l’aéroport en un temps record. Toujours aussi efficace, Lucas les avait conduites à sa voiture, stationnée sur le parking de l’aéroport. Margaret s’était installée sur la banquette arrière et s’était rendormie presque aussitôt. Eléonore avait pris place à l’avant et s’était tournée vers la vitre, respectant le silence de Lucas. Le trajet lui avait semblé interminable.

D’un ton monocorde, Lucas lui avait expliqué qu’il habitait près d’Ezingum, un petit village situé à une vingtaine de kilomètres au sud de Groningue.

— Nous sommes presque arrivés, avait-il déclaré en engageant la voiture dans une vaste allée bordée d’arbres.

La lumière des réverbères plantés à intervalles réguliers projetait des ombres fantomatiques et, soudain, la demeure de Lucas s’était dressée devant eux, masse sombre et majestueuse percée d’une multitude de fenêtres brillamment éclairées.

Une envolée de marches menait au perron, encadré de deux statues de pierre. Impressionnée par l’élégance paisible qui se dégageait de l’endroit, Eléonore avait réveillé sa sœur et Lucas les avait aidées à sortir.

— Bienvenue à Huys Hensum, avait-il déclaré d’une voix neutre avant de les inviter à le suivre.

En haut des marches se tenait une petite femme à la silhouette plantureuse, âgée d’une cinquantaine d’années. Lucas lui avait serré la main, échangeant avec elle quelques mots en néerlandais.

— Je vous présente Juffrouw Wistma, ma gouvernante.

Puis ils étaient entrés dans la maison... Jetant un coup d’œil à l’horloge posée sur le manteau

de la cheminée, Eléonore s’arracha à sa rêverie. Elle prit la température d’Henry, tâta son pouls et contrôla sa respiration. Sa fièvre n’avait pas baissé depuis tout à l’heure et elle nota ses observations sur le carnet prévu à cet effet.

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Le visage livide du petit garçon reposait contre l’oreiller. Il avait encore maigri, songea-t-elle en remontant les couvertures. A présent, il dormait d’un sommeil agité, mais Lucas s’était montré satisfait de son état.

Avec un soupir, la jeune femme se carra dans son fauteuil et laissa une nouvelle fois ses pensées vagabonder.

La maison de Lucas était tout simplement magnifique. Meubles de style, bibelots anciens et reproductions de toiles de maîtres parsemaient toutes les pièces.

Dans le hall d’entrée – deux fois plus grand que le salon du presbytère! –, des tapis de laine aux riches couleurs couvraient le parquet ciré, un lustre en cristal pendait au plafond orné de moulures et une galerie de portraits aux cadres tarabiscotés s’étalait sur les murs jaune pâle.

Une double porte de chêne massif s’ouvrait sur un salon de taille modeste, mais infiniment plus intime. Des fauteuils drapés de velours pourpre encadraient la vaste cheminée en marbre. Un feu dispensait une douce chaleur et de petites lampes de styles divers – Eléonore reconnut entre autres le verre soufflé caractéristique de l’Art nouveau – diffusaient une lumière tamisée.

Margaret s’était installée au salon pendant que Lucas conduisait Eléonore à la chambre d’Henry. L’imposant escalier en chêne, bordé d’une balustrade sculptée, menait à un large couloir. Lucas s’était arrêté devant la première porte.

— L’infirmière de jour est encore là, avait-il expliqué. Je dois la raccompagner demain à Groningue et j’ai prévenu l’hôpital que nous n’aurions plus besoin de l’infirmière de nuit, sauf en cas de problème. Ta chambre communique avec celle d’Henry; tu pourras donc dormir en toute tranquillité, avec la porte ouverte si tu préfères. Bien sûr, si tu désires que l’infirmière de nuit continue à venir, je ferai le nécessaire.

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— Non, je suis là pour veiller sur Henry, maintenant! Merci, avait-elle ajouté d’une voix à peine audible.

Lucas s’était contenté de hocher la tête, puis il avait ouvert la porte sur une vaste chambre décorée dans les tons de bleus. Après un rapide coup d’œil à la cheminée parée de carreaux bleus et blancs, à la grande armoire en noyer, et à la petite table de jeux où gisait un puzzle à moitié terminé, Eléonore s’était approchée du lit.

Recroquevillé sous l’édredon joufflu, Henry était d’une pâleur effrayante. Après le départ de l’infirmière, la jeune femme s’était assise dans le fauteuil installé à la tête du lit. D’un geste très doux, elle avait pris la main brûlante de son frère dans la sienne. Le garçonnet avait brièvement ouvert les yeux.

— Eléonore... Lucas m’avait bien dit qu’il irait te chercher..., avait-il murmuré avant de refermer les paupières. Je vais essayer de dormir, maintenant.

Lucas l’avait laissée auprès d’Henry pour aller dîner avec Margaret et l’infirmière.

— Je reviendrai bientôt pour que tu puisses te restaurer à ton tour, avait-il annoncé avant de quitter la pièce. Et sois raisonnable : prends le temps de manger car tu auras besoin de forces pour la nuit!

Comme promis, il était revenu rapidement et s’était assis de l’autre côté du lit, un livre à la main.

— Ne te presse pas, Eléonore. Au cas où Henry se réveillerait, je lui dirai que tu es partie dîner. Si tu veux souhaiter une bonne nuit à Margaret, tu la trouveras dans sa chambre – c’est la porte en face de la tienne. Elle est en train de défaire ses valises en compagnie d’une des employées de maison.

Fascinée par tant de luxe, Eléonore avait rejoint sa jeune sœur qui nageait dans le bonheur.

— Tu te rends compte, j’ai une salle de bains pour moi toute seule! Et regarde ma chambre! Elle est magnifique, non?

Eléonore avait promené un regard admiratif sur la pièce rose, s’attardant sur les jolis meubles peints en

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blanc et les rideaux en chintz fleuri. On aurait dit que cette chambre avait été conçue pour Margaret!

Après avoir embrassé sa sœur, elle était descendue au rez-de-chaussée. Sur le qui-vive, la gouvernante l’avait conduite à la salle à manger qui faisait face au salon. Une autre pièce superbe, dotée d’un mobilier en acajou aux lignes délicates, probablement signé Sheraton.

Affamée, Eléonore avait fait honneur au dîner concocté par Juffrouw Wistma : une bisque de homard suivie d’un soufflé au fromage, léger comme l’air, et enfin une coupe de pommes cuites enrobées de crème fraîche, fondantes à souhait.

Quand elle avait rejoint Lucas, il avait aussitôt entrepris de lui parler du traitement d’Henry :

— J’ai déjà noté une légère amélioration. Des soins attentifs, un traitement antibiotique adapté et un repos total viendront à bout de l’infection, avait-il affirmé en se levant. Au fait, tu trouveras une sonnette à la tête du lit si tu as besoin de quelque chose. A plus tard.

Sans lui laisser le temps de prononcer une parole, il avait quitté la pièce.

Eléonore secoua la tête et leva les yeux sur l’horloge. Il

était presque 1 heure du matin et Lucas n’était pas revenu. Au moment où elle s’apprêtait à se lever pour défaire ses valises, la porte s’ouvrit et le médecin fit son apparition. Sans un mot, il s’empara du carnet, lut les annotations, jeta un coup d’œil à Henry et déclara d’un ton rassurant :

— La température devrait baisser d’ici à un jour ou deux, ne t’inquiète pas. J’ai pris la liberté de téléphoner à tes parents pour leur dire que nous étions bien arrivés. Ils vous embrassent tous très fort. Va te préparer pour la nuit pendant que je te remplace un moment... J’ai du courrier à faire, s’empressa-t-il d’ajouter comme elle ouvrait la bouche pour protester.

Son expression fermée n’invitait pas au dialogue et la jeune femme battit en retraite, déçue et furieuse à la fois.

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Que signifiait cette attitude froide et distante? Avait-il peur que leur relation – pourtant purement amicale – compromette ses fiançailles, à présent qu’ils se trouvaient tous deux en Hollande, dans la même maison?

Réprimant un soupir, elle poussa la porte de communication et regarda autour d’elle d’un air ébahi. Quelqu’un s’était chargé de défaire ses valises. Sa nuisette et son déshabillé étaient posés sur une chaise.

Un grand lit à baldaquin, tendu de satin rose, trônait au milieu de la pièce, flanqué de deux tables de chevet en bois de rose. Une armoire et une commode occupaient un pan de mur. Il y avait aussi une coiffeuse surmontée d’un somptueux miroir doré, deux fauteuils et une méridienne qui donnait à la pièce un petit air de boudoir.

La salle de bains, une petite pièce abricot, regorgeait de serviettes moelleuses, de flacons et de produits de beauté griffés de grands noms. Rose de plaisir, Eléonore se fit couler un bain, ôta ses vêtements en toute hâte et se glissa dans l’eau brûlante avec un soupir de félicité. « Je m’accorde dix minutes », songea-t-elle en fermant les yeux.

Les dix minutes se transformèrent en vingt... Elle regagna enfin la chambre d’Henry, enveloppée dans son déshabillé de soie ivoire, ses cheveux négligemment noués en queue-de-cheval. En la voyant, Lucas rassembla ses papiers et se leva.

— Ma chambre se trouve au fond du couloir, dit-il sans la regarder. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à m’appeler. De toute façon, nous nous verrons demain matin, avant que je parte.

Eléonore hocha la tête. — Merci encore, Lucas. Bonne nuit. En proie à une soudaine détresse, elle s’installa au

chevet d’Henry et ouvrit le livre qu’elle avait apporté. Son frère se réveilla à plusieurs reprises. Il fixait sur elle un regard absent, avalait docilement ses médicaments, buvait quelques gorgées d’eau et retombait dans un

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sommeil tumultueux. Il était un peu plus de 3 heures quand sa respiration devint plus régulière.

Rassurée, Eléonore ferma les yeux un instant... pour se réveiller deux heures plus tard. Henry dormait toujours. De l’autre côté du lit se tenait Lucas, plus attirant que jamais dans un peignoir bleu marine qui dévoilait un triangle de son torse puissant.

— J’ai dû m’endormir..., balbutia-t-elle d’une voix ensommeillée. Il était 3 heures...

— Va te coucher, ordonna Lucas. Je vais rester auprès d’Henry une heure ou deux.

Eléonore étouffa un bâillement. — Mais tu dois... — Va te coucher, répéta-t-il d’un ton qui n’admettait

pas de réplique. Tu tombes de fatigue et Henry aura besoin de toi tout à l’heure.

Eléonore obéit. — Tu m’appelleras dans deux heures, d’accord? Sans lever les yeux, il répondit doucement : — Ne t’inquiète pas, on te réveillera en temps utile. Elle gagna sa chambre et se coucha. A peine avait-elle

fermé les yeux qu’un flot de pensées submergea son esprit confus. Pourvu qu’Henry ne souffre pas de troubles cardiaques inhérents à sa maladie... Avait-elle laissé son service en ordre en quittant l’hôpital? Quel genre de repas servirait-on à Mlle Trumble?

Les questions s’entremêlaient, de plus en plus extravagantes. De temps en temps, le visage blême d’Henry surgissait sous ses paupières closes. Celui de Lucas aussi...

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6. Eléonore fut réveillée par une jeune femme au visage

souriant qui lui tendait un plateau. — Goeden morgen. Je m’appelle Tekla, dit-elle en

articulant chaque syllabe avec soin. Puis elle alla tirer les rideaux de brocart en

murmurant des paroles qu’Eléonore ne comprit pas. Sur un dernier sourire, elle disparut.

Il faisait gris dehors et Eléonore jeta un coup d’œil distrait au réveil posé sur la table de nuit. Il était déjà 8 h 30! Elle posa le plateau, bondit hors du lit et pénétra dans la chambre d’Henry tout en enfilant son déshabillé. Lucas n’avait pas bougé. Sur le secrétaire, des feuilles de papier éparpillées côtoyaient une tasse de café dont l’arôme puissant se répandait dans la chambre. Henry dormait paisiblement.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit? demanda-t-elle en s’approchant du lit.

Lucas leva les yeux et la considéra d’un air surpris. — Tekla ne t’a pas apporté ton petit déjeuner? — Si... Mais il est déjà 8 h 30. Elle se tut en remarquant le visage las du médecin.

Une barbe naissante ombrait sa mâchoire carrée... ajoutant encore à son charme.

— Je croyais que tu devais aller à Groningue ce matin, reprit-elle d’un ton précipité.

— La matinée ne fait que commencer. Et cesse de te tourmenter : je suis parfaitement capable d’organiser mon emploi du temps seul. Maintenant, va prendre ton petit déjeuner et habille-toi.

Il s’interrompit pour la gratifier d’un long regard qui la fit frémir. Instinctivement, elle resserra la ceinture de son déshabillé et rougit de plus belle en apercevant la lueur amusée qui dansait dans les yeux de Lucas.

— Je t’accorde une demi-heure, déclara-t-il en reprenant son stylo. Henry a bien dormi. Nous parlerons de son traitement avant que je m’en aille.

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Blessée par son ton distant, elle pivota sur ses talons sans mot dire. Au moment où elle allait franchir la porte de sa chambre, deux mains se posèrent sur ses épaules et la forcèrent à se retourner. Elle rencontra le regard de Lucas, empreint de gravité.

— Excuse-moi, Eléonore. Je ne voulais pas être impoli. C’est juste que...

Il passa la main dans ses cheveux et soupira. — Nous sommes tous un peu tendus en ce moment.

Allez, va te préparer et prends le temps de déjeuner. Il l’embrassa tendrement sur la joue et la libéra.

Désemparée par ce nouveau revirement, la jeune femme referma la porte derrière elle d’une main tremblante.

N’ayant guère l’envie d’analyser ses sentiments, elle s’installa dans un fauteuil pour boire son thé et manger une brioche. Puis elle choisit une tenue confortable : pantalon en daim et twin-set bleu marine, brossa vigoureusement ses longs cheveux soyeux et se maquilla à peine.

— Tu es très jolie avec tes cheveux détachés, dit Lucas quand elle le rejoignit.

Sans un mot de plus, il quitta la pièce, laissant Eléonore plus déconcertée que jamais. A cet instant, Henry ouvrit les yeux et murmura d’une voix éraillée :

— J’ai soif... Elle lui fit boire un verre d’eau et lui donna en même

temps ses médicaments. Elle prit ensuite sa température, sa tension et lui lava les mains et le visage.

— Quand Lucas sera revenu, je ferai ta toilette et je changerai les draps, annonça-t-elle à son frère. Ensuite, tu te reposeras jusqu’à l’heure du déjeuner. As-tu mal quelque part, Henry?

Le garçonnet secoua la tête. — Non. Je me sens mieux. Quand Lucas doit-il

revenir? — Bientôt, je pense. Il est resté à ton chevet pendant

que je dormais un peu, mais il doit raccompagner l’infirmière à l’hôpital de Groningue dans la matinée.

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Henry ferma les paupières. — Il est vraiment super avec moi... Tu sais, je suis

maintenant sûr de vouloir devenir médecin plus tard. Comme Lucas.

Eléonore ne put s’empêcher de sourire. — Oui, mon chéri. Je suppose que Lucas t’a déjà dit

que tu guériras plus vite si tu restes sagement allongé. Je sais que ce n’est pas drôle, mais tu pourras te lever et t’asseoir dans un fauteuil dans quelques jours. Et puis, j’ai une surprise pour toi...

Henry ouvrit aussitôt les yeux. — C’est vrai ? — Mmm... Margaret est venue avec moi. Vous pourrez

jouer ensemble quand tu iras mieux. Le jeune garçon esquissa un pâle sourire. — Génial! Et est-ce que tu pourras me faire la lecture? — Bien sûr, si je trouve des livres anglais. — Il y en a des tonnes dans la bibliothèque du rez-de-

chaussée, tu verras. Et Lucas m’en avait acheté d’autres à Groningue.

— Parfait, j’irai les chercher plus tard! Bois ton verre de lait, Henry.

Lucas ne tarda pas à revenir. Rasé de près, vêtu d’un élégant costume sombre, il semblait prêt à affronter une nouvelle journée. Il prit le temps d’examiner le jeune malade puis se tourna vers Eléonore qui l’observait à la dérobée.

— Nous arrêterons les antibiotiques dans deux jours. D’ici là, tu te sentiras beaucoup mieux, ajouta-t-il à l’adresse d’Henry qui buvait ses paroles. Mais il faut absolument que tu te reposes. Pas question de quitter ton lit! Je compte sur toi pour obéir à ta grande sœur, d’accord?

Henry hocha la tête avec gravité et fut récompensé par un sourire attendri de Lucas.

— Bien. Je dois vous laisser. On m’attend à l’hôpital. Tot ziens! lança-t-il en se dirigeant vers la porte.

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Eléonore le suivit des yeux. Tout à coup, il se retourna et croisa son regard.

— Tu auras besoin de te reposer, toi aussi. J’ai parlé à Margaret tout à l’heure et elle brûle d’envie de te remplacer quand tu le lui demanderas. Ne serait-ce qu’aux heures des repas... Que se passe-t-il, Eléonore?

— Rien... Pourquoi? bredouilla-t-elle, prise au dépourvu.

— Je ne sais pas. Tu as l’air déçue, un peu triste aussi... C’est sans doute la fatigue, conclut-il avant de sortir.

* * *

La journée s’écoula lentement. Eléonore réussit à distraire son petit frère toute la matinée en lui racontant leur départ précipité d’Ecosse et leur voyage en jet privé. Dès qu’il eut sombré dans un sommeil profond, elle demanda à Margaret de la remplacer pour qu’elle puisse déjeuner.

Elle descendit dans la salle à manger, émerveillée par la splendeur des lieux qu’elle découvrait pour la première fois de jour. Tekla l’attendait et Eléonore prononça quelques paroles d’excuse pour le retard qu’elle provoquait dans le service. La jeune employée ne comprit probablement pas un traître mot de ce qu’elle dit, mais elle lui adressa un sourire chaleureux qui la réconforta.

Eléonore s’installa, admirant au passage la nappe damassée et le service en porcelaine artistiquement disposé sur la table. Dès qu’elle eut terminé son assiette de soupe, Tekla apporta un assortiment de petits pains et de fromages ainsi qu’une omelette soufflée aux herbes.

D’humeur rêveuse, Eléonore savoura son café à petites gorgées tout en promenant sur la pièce un regard curieux. Avec un pincement au cœur, elle songea à Linda qui prendrait bientôt possession de cette somptueuse demeure. Avait-elle seulement conscience de sa chance?

D’un geste brusque, elle repoussa sa chaise et se leva, impatiente d’interrompre le cours de ses pensées.

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Henry dormait toujours quand elle regagna sa chambre. Assise au pied du lit, Margaret feuilletait un ouvrage.

— Lucas m’a donné quelques livres en anglais pour Henry avant de partir, expliqua-t-elle en désignant une pile d’ouvrages sur la table de chevet.

Mue par un élan d’affection, Eléonore embrassa sa jeune sœur sur la joue.

— C’est gentil de m’avoir remplacée, Maggie. Que vas-tu faire maintenant? demanda-t-elle, craignant que sa sœur s’ennuie toute seule, dans une maison qu’elle connaissait à peine.

A sa grande surprise, le visage de la jeune fille s’éclaira.

— Lucas ne t’a rien dit? Il a téléphoné à l’une de ses amies qui a une fille de mon âge et elle vient passer l’après-midi à la maison. Elle s’appelle Hermina et parle très bien anglais parce que c’est la langue maternelle de son père. C’est super, non?

Eléonore sourit. Décidément, le mot préféré d’Henry était contagieux!

— Dis, Eléonore... est-ce que nous pourrons nous promener dans le parc, Hermina et moi? reprit sa sœur, braquant sur elle un regard plein d’espoir.

La jeune femme se tourna vers la fenêtre. Le ciel était gris, mais il ne pleuvait pas.

— Bien sûr. Hermina prendra-t-elle le thé ici? — Oui. Lucas a dit qu’il serait là aussi pour le thé. Mais

il sort ce soir, ajouta-t-elle sur le ton de la confidence. De toute évidence, Lucas préférait partager ses projets

avec sa jeune sœur, songea Eléonore, un peu honteuse de sa réaction, qui ressemblait fort à de la jalousie. Jalouse de la complicité qui liait Lucas et Margaret... Avait-elle perdu la raison?

Comme pour se faire pardonner, elle embrassa de nouveau sa sœur.

— Tu peux y aller, Maggie. Hermina ne va sans doute pas tarder. Amusez-vous bien.

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En attendant qu’Henry se réveille, elle feuilleta les livres sélectionnés par Lucas. Il y avait Les Aventures de Tom Sawyer, Oliver Twist et David Copperfield. Sur la page de garde, le nom de Lucas était inscrit d’une écriture enfantine et Eléonore sourit en essayant d’imaginer Lucas à l’âge de huit ans, en train d’écrire soigneusement son nom sur les pages de ses livres.

Lorsque Henry ouvrit les yeux, elle lui donna un verre de jus d’orange avec ses médicaments et lui rafraîchit le visage. Il avait encore de la fièvre, mais son traitement antibiotique ne prenait fin que dans deux jours, et d’ici là, la température aurait sans doute baissé.

— Tu veux bien me lire quelque chose? demanda Henry en apercevant les livres.

Il choisit David Copperfield, et Eléonore commença sa lecture d’une voix douce. Au bout d’une demi-heure, elle alluma la lampe de chevet. Calé contre ses oreillers, Henry attendait la suite de l’histoire, l’air plus reposé.

Elle reprit sa lecture, s’interrompant régulièrement pour faire boire son petit frère. L’heure du thé approchait et Margaret viendrait bientôt lui raconter son après-midi.

Lorsque la porte s’ouvrit enfin, ce ne fut pas Margaret

mais Lucas qui pénétra dans la pièce. — Bonsoir, dit-il en s’approchant du lit. Avec des gestes doux et rapides à la fois, il examina

Henry puis leva les yeux vers Eléonore. — Le thé est servi au salon. Les filles s’y trouvent déjà

et tu devrais descendre avant qu’elles engloutissent toutes les pâtisseries! Prends ton temps, je reste avec Henry.

De mauvaise grâce, Eléonore sortit sans mot dire. De quel droit régentait-il ainsi sa vie? Malgré elle, un sourire flotta sur ses lèvres. Après tout, Lucas était chez lui, et il ne cherchait qu’à leur rendre la vie plus agréable.

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« Tu es injuste avec lui, Léonore », lui murmura une petite voix. La proximité de Lucas la rendait bien trop nerveuse à son goût...

Au salon, les deux jeunes filles terminaient leur tasse de thé, sagement assises sur le canapé. Hermina, une jolie blonde aux yeux bleus et au teint de pêche, se leva aussitôt pour se présenter. Elle s’exprimait dans un anglais parfait, teinté d’un très léger accent hollandais.

— Je suis ravie de faire ta connaissance, Hermina, répondit Eléonore en prenant place dans un fauteuil.

Elle se servit une tasse de thé et étala un peu de marmelade sur un scone beurré. Installées à l’autre bout de la pièce, les deux amies avaient entamé une partie de cartes et Eléonore les observa un moment, soulagée de voir qu’elles s’entendaient si bien. Elle prit une part de cake, but une autre tasse de thé et regagna la chambre d’Henry.

En la voyant, Lucas fronça les sourcils. — Je t’avais dit de ne pas te presser. Il ferma le dossier qu’il tenait sur ses genoux et se

leva. — Fais-moi plaisir : enfile ton manteau et va prendre

l’air dans le parc. Tu as besoin de t’oxygéner un peu. Agacée par son attitude autoritaire, Eléonore tenta de

lui résister. — Je vais très bien, ne t’inquiète pas pour moi. Et

puis, je ne voudrais pas empiéter sur tes multiples occupations, ajouta-t-elle avec une note d’ironie dans la voix.

Lucas exhala un soupir impatient. — Je crois t’avoir déjà dit que j’étais capable

d’organiser mon temps comme bon me semblait. Je pars dans une heure, et je t’accorde une demi-heure de liberté. Pourquoi ne profites-tu pas de ma générosité?

Eléonore réprima à grand-peine un sourire. Malgré son comportement distant, il n’avait rien perdu de son humour...

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— Où vas-tu, Lucas? demanda Henry d’une petite voix endormie.

— Henry! La curiosité est un vilain défaut, tu sais! s’écria Eléonore, à la fois amusée et confuse.

Lucas se pencha vers le malade. — Salut, Henry... Je vois que tu vas déjà beaucoup

mieux. Continue à te reposer et tu seras bientôt sur pied. Il marqua une pause puis adressa un clin d’œil au

garçonnet. — Puisque tu veux tout savoir, je suis invité à dîner ce

soir. — Chez qui ? — Henry ! intervint Eléonore d’un ton plus ferme. Mais Lucas ignora ses protestations. — Chez les parents de Linda, répondit-il de bonne

grâce. — Ta fiancée, c’est ça ? Lucas hocha la tête en souriant. Mais Henry n’avait

pas encore satisfait sa curiosité. — Est-ce qu’ils sont gentils? Aussi gentils que papa et

maman? Lucas réfléchit. — Disons qu’ils sont sympathiques. Henry parut méditer cette réponse évasive. — Est-ce que la mère de Linda fait la cuisine? reprit-il

avec le plus grand sérieux. Un sourire joua sur les lèvres de Lucas. Visiblement, la

question d’Henry l’amusait beaucoup. — Grand Dieu non... et heureusement! Elle a engagé

une cuisinière. Ta mère est un véritable cordon-bleu, tu sais, et j’aime beaucoup tes parents.

Henry le gratifia d’un sourire ravi. — Eux aussi t’aiment beaucoup, je crois. Lucas se tourna vers Eléonore, qui suivait la scène

d’un œil plus amusé que réprobateur. — Pourquoi n’appellerais-tu pas tes parents dans la

soirée? Dis-leur que notre jeune malade est sur la bonne

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voie et qu’il aura le droit de leur dire bonjour demain, s’il va aussi bien qu’aujourd’hui.

— Super ! s’écria Henry avant de fermer les yeux, fatigué par ses efforts.

Lucas consulta sa montre. — Tu ferais bien de te dépêcher, Eléonore. Le compte

à rebours a commencé! Elle hocha la tête et disparut dans sa chambre. Avec

des gestes d’automate, elle enfila son manteau, drapa son étole sur ses épaules et descendit.

Dès qu’Henry serait prêt à supporter le voyage, elle le ramènerait en Ecosse, seule, songea-t-elle en sortant sur le perron.

Il faisait nuit à présent et un pâle croissant de lune projetait une lumière blafarde sur la maison et le parc qui l’entourait. Plongée dans ses pensées, Eléonore suivit l’allée de gravier qui serpentait entre les pelouses. Elle venait d’arriver, mais, déjà, elle en avait assez de dépendre du bon vouloir de Lucas.

Au bout d’un moment, la demeure lui fit face de nouveau et elle s’immobilisa, fascinée par l’impression d’élégance et de sécurité qui s’en dégageait. « Comme son propriétaire », pensa-t-elle en gravissant les marches. Soudain, des aboiements déchirèrent le silence et elle pressa le pas.

— As-tu vu le chien de Lucas? demanda-t-elle à Margaret qui traversait le hall.

— Oui. C’est un lévrier d’Irlande. Il s’appelle Patrick O’Flanelly, mais Lucas l’appelle Flanelle. Et le chaton d’Henry est là, regarde, dit-elle en entraînant sa sœur au fond du hall, derrière l’escalier.

Petite boule de fourrure, Moggy dormait paisiblement sur une couverture disposée au fond d’un vieux panier.

— Il est vraiment adorable, murmura Eléonore en caressant le chaton qui se mit à ronronner.

Comme elle se redressait, Margaret glissa sa main dans la sienne.

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— Lucas m’a dit que, dans quelques jours, Henry irait mieux et qu’il pourrait jouer avec moi. C’est super, non? Au fait, il a laissé les numéros que tu dois composer pour appeler papa et maman près du téléphone. Tu vas les appeler ce soir?

— Je vais même le faire tout de suite, répondit Eléonore, pour la plus grande joie de sa sœur.

Quelques minutes plus tard, la voix de sa mère s’élevait à l’autre bout du fil :

— Léonore, comme je suis heureuse de t’entendre! Alors, quelles sont les nouvelles?

— Henry va mieux, maman. Lucas lui a prescrit un traitement antibiotique qui viendra bientôt à bout de l’infection... Oui, nous sommes très bien installées... D’accord, je lui dirai. Attends une seconde, Maggie aimerait te parler. Moi aussi, je t’embrasse. Et embrasse papa de ma part.

Sa jeune sœur resta un court moment au téléphone, décrivant avec enthousiasme la maison de Lucas. Quand elle eut raccroché, Eléonore se hâta de remonter. Lucas n’apprécierait sans doute pas d’arriver en retard à son rendez-vous à cause d’elle, et ce n’était pas le moment de le contrarier.

Il partit aussitôt, manifestement pressé de rejoindre ses futurs beaux-parents, et Eléonore reprit sa place au chevet du malade endormi. Une feuille de papier attira son attention sur la table de chevet.

C’était un mot bref et impersonnel rédigé par Lucas qui lui indiquait le numéro de téléphone des parents de Linda.

« N’hésite pas à appeler si tu as besoin de moi. A demain », avait-il ajouté de son écriture ferme et déliée.

Vers minuit, comme Henry avait sombré dans un

sommeil paisible, Eléonore décida de prendre un bain et de se préparer pour la nuit. Elle laissa la porte de communication ouverte pour entendre son frère s’il l’appelait.

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Mais le jeune garçon dormait toujours aussi tranquillement quand elle revint à son chevet. Elle leva les yeux vers l’horloge. A 1 heure, elle irait se coucher.

Désireuse d’occuper ses pensées, elle se plongea dans Les Aventures de Tom Sawyer, un livre qu’elle avait lu et relu dans son enfance. L’horloge émit deux coups de crécelle. Eléonore sursauta : il était 2 heures! Etouffant un bâillement, elle examina le visage détendu de son frère.

— Tu n’es pas encore couchée? dit une voix grave. Tu n’as pas besoin de rester près de lui toute la nuit, tu sais. Il va beaucoup mieux.

La première surprise passée, Eléonore plissa les yeux pour distinguer la silhouette de Lucas. Appuyé au chambranle de la porte, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, il la contemplait d’un air impassible.

— J’étais sur le point d’aller me coucher, répondit Eléonore. Je lisais et je n’ai pas vu le temps passer.

Lucas traversa la pièce. Il avait dénoué sa cravate et ôté sa veste négligemment jetée sur son épaule. Eléonore baissa vivement les yeux, en proie à un trouble profond.

— Les Aventures de Tom Sawyer... C’est drôle, c’était mon livre préféré quand j’étais enfant, dit Lucas avec un sourire empreint de nostalgie.

— C’est vrai? Moi aussi j’aimais beaucoup cette histoire...

Lucas la dévisagea. — Tu vois, quoi que tu en penses, nous avons des

points communs! Ils rirent doucement puis Lucas se pencha vers Henry. — Il s’est endormi facilement ? — Oui. Son sommeil est plus tranquille qu’hier. Est-ce

qu’il risque de se réveiller dans la nuit, à ton avis? — Je ne crois pas. Les antibiotiques sont en train de

produire leur effet. Quand il se réveillera demain matin, il se sentira en pleine forme et nous devrons le convaincre de rester au lit.

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Eléonore émit un petit soupir. — Je ne te remercierai jamais assez, Lucas. — Tu en auras peut-être l’occasion un jour, répondit-il

d’un ton énigmatique. Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, il lui posa un

baiser sur la joue. — La mère de Linda m’a bombardé de questions sur

Henry et sa famille, dit-il en étudiant la courbe de température du malade.

Ces dernières paroles firent l’effet d’une douche froide à Eléonore.

— Elle doit te manquer terriblement, murmura-t-elle au prix d’un effort.

Lucas ne répondit pas. Sur un « bonne nuit » laconique, il quitta la pièce.

Envahie par une vague de désespoir, Eléonore alla se coucher. L’humeur changeante de Lucas mettait ses nerfs à rude épreuve. L’avait-elle blessé en parlant de Linda? Peut-être était-ce leur séparation qui le rendait lunatique...

Cette pensée raviva son chagrin. Comme elle se sentait seule, tout à coup! Elle ferma les yeux, contenant à grand-peine les sanglots qui lui nouaient la gorge.

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7. Lucas avait vu juste : le lendemain matin, Henry se

sentait tellement bien qu’il insista pour se lever. Eléonore était en train d’essayer de le raisonner lorsque Lucas fit son apparition.

— Notre jeune malade a l’air de se porter comme un charme, dit-il d’un ton rieur. Eléonore, va prendre ton petit déjeuner pendant que j’explique à Henry pourquoi il doit rester au lit.

Il lui décocha un bref regard. — Tu as bien dormi? Parfait. J’ai déjà déjeuné et je ne

pars que dans une heure, alors ne te presse pas. Découragée par son sourire distant, Eléonore obéit

sans discuter. Margaret la rattrapa dans le couloir et enfouit sa main dans la sienne.

— Tout est si grand, si luxueux ici, dit la jeune fille en ouvrant de grands yeux. Lucas m’a dit qu’Henry allait mieux, c’est vrai?

Eléonore acquiesça. — Est-ce que je pourrais monter le voir plus tard? — Bien sûr, Maggie ! Il sera content de te voir. Elle lança un goeden morgen hésitant à l’adresse de

Tekla qui les attendait pour servir. Flanelle les rejoignit, battant l’air de sa queue, et Margaret lui donna un toast dont il ne fit qu’une bouchée.

— Lucas adore les animaux, dit-elle en riant. Quand il rentre le soir, il prend toujours le temps de promener son chien et de jouer avec Moggy.

Vraisemblablement, Lucas préférait la compagnie des animaux à la sienne, songea Eléonore avec ironie. Heureusement, Margaret parvint à la distraire de ses sombres pensées en énumérant les jeux qu’elle pourrait proposer à Henry sans trop le fatiguer.

— Nous jouerons aux cartes. Henry adore ça! — Tant qu’il ne s’énerve pas trop... Il y a aussi les

dames, les petits chevaux...

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— C’est un jeu pour les enfants! protesta Margaret avec une moue dédaigneuse.

— Mais Henry est un enfant, Maggie. — Je sais, mais il est tellement intelligent pour son

âge! Papa lui a même appris à jouer aux échecs, l’été dernier.

Eléonore leva les yeux au ciel. — Très bien, très bien, je m’incline. Que penses-tu

d’une partie de Monopoly pour notre génie? Les deux sœurs continuèrent à bavarder gaiement

pendant le petit déjeuner. Quand elle remonta, Lucas était sur le point de partir. Il lui communiqua quelques consignes au sujet d’Henry, lui souhaita une bonne journée et disparut.

L’après-midi, comme Henry se sentait tout à fait reposé, elle autorisa Margaret à lui tenir compagnie. Les deux enfants s’étreignirent affectueusement avant de se lancer dans une partie de dames. Profitant de ce moment de liberté, la jeune femme sortit se promener dans le parc.

Il était plus grand que ce qu’elle avait imaginé et elle n’en avait pas découvert la moitié lors de sa première promenade. Elle déambula avec plaisir parmi les arbres aux silhouettes nues, les buissons au feuillage persistant et les bassins couverts de feuilles de nénuphars. L’été, paré de vert et de touches de couleurs, le parc devait être resplendissant.

Elle vérifia l’heure et prit le chemin de la maison. Dans la cour était garée une grosse Mercedes gris métallisé. Inexplicablement, une sourde appréhension l’étreignit. Qui pouvait bien leur rendre visite en l’absence de Lucas? Peut-être était-ce la mère d’Hermina qui ramenait la jeune fille pour l’après-midi... Pourtant, Margaret ne lui avait rien dit.

Intriguée, elle poussa la lourde porte d’entrée, ôta ses bottines et son manteau. Elle passait une main dans ses cheveux emmêlés lorsque la porte du salon s’ouvrit. Une femme d’une cinquantaine d’années, impeccablement

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coiffée et maquillée, vêtue d’un élégant tailleur, la dévisagea d’un air hautain.

— Etes-vous l’infirmière ? demanda-t-elle avec un fort accent néerlandais.

— Oui. Puis-je vous aider ? La femme fit un pas dans sa direction. Son regard gris

s’était durci. — Je suis la future belle-mère du Dr van Hensum,

annonça-t-elle avec emphase. « Pauvre Lucas... », songea Eléonore en affichant un

sourire de circonstance. — Comment se porte votre jeune frère? — Beaucoup mieux, merci. Nous sommes tous

soulagés de constater ses progrès. La mère de Linda inclina légèrement la tête et la

détailla de la tête aux pieds. — J’avoue que je ne vous imaginais pas du tout

comme ça, dit-elle d’un ton doucereux. Eléonore se redressa. — Je dois vous laisser, à présent, déclara-t-elle,

ignorant la remarque. Mon frère m’attend. Je suppose que vous attendez le retour de Lucas?

— Non, c’est vous que je suis venue voir, mademoiselle. Puisque Linda est absente, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de...

— De vous assurer que je n’essayais pas de séduire Lucas, c’est bien ça? compléta Eléonore, oubliant sa réserve. Ne vous inquiétez pas, Lucas et moi évoluons dans deux mondes totalement différents; nous n’avons absolument rien en commun. Sur ce, je vous laisse, Mevrouw...

— Baronne Oss van Oss, mademoiselle. Vous avez entièrement raison : Lucas et vous n’appartenez pas à la même sphère sociale. Je lui ai conseillé hier soir d’engager une infirmière pour prendre soin de votre frère car je trouvais votre présence sous le même toit que lui tout à fait inconvenante. J’ai horreur de m’immiscer dans la vie privée des gens, mais vous comprendrez qu’en

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la circonstance, les sentiments de ma fille passent avant mes principes.

Eléonore soutint son regard froid comme la pierre. — Puisque nous avons décidé d’être franches,

répliqua-t-elle avec une assurance qu’elle était loin d’éprouver, sachez que les sentiments de votre chère fille m’importent peu. Je suis venue ici pour m’occuper de mon frère et rien ni personne ne pourra m’en empêcher.

Elle pivota sur ses talons et s’immobilisa, la main sur la rampe d’escalier.

— Au revoir, baronne Oss van Oss. Bouillonnante de rage, elle se força à monter les

marches lentement, consciente d’être observée. Comment une femme de son rang osait-elle venir l’attaquer en l’absence de Lucas? Mais peut-être lui avait-elle annoncé son intention de lui rendre visite et il n’avait pas jugé nécessaire de la prévenir... Dans ce cas, elle aurait deux mots à lui dire!

En dépit de ses efforts pour paraître gaie et détendue,

sa mauvaise humeur n’échappa pas à Henry, qui ne manqua pas de le faire remarquer à Lucas quand il rentra.

— On dirait qu’Eléonore est fâchée, mais je ne sais pas contre qui, dit-il en lançant un regard inquisiteur en direction de sa sœur.

Lucas l’imita et la jeune femme crut déceler une lueur d’amusement au fond de ses yeux.

— Je crois connaître les raisons de sa mauvaise humeur.

Henry haussa les sourcils. — Ah bon ? — Mmm... Mais concentrons-nous plutôt sur ton état

de santé, jeune homme. Tu vas beaucoup mieux, Dieu merci, mais il faut continuer à te reposer. Margaret pourra te tenir compagnie quelques heures par jour et je crois bien que Moggy aura également un droit de visite.

Le visage d’Henry se fendit d’un sourire rayonnant.

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— C’est vrai... Il pourra venir sur mon lit? — Bien sûr. Dès qu’il aura mémorisé le chemin, je suis

sûr qu’il viendra te voir souvent. Veux-tu que je demande à Margaret de l’apporter maintenant?

— Oh oui ! Cinq minutes plus tard, Lucas revenait, escorté de

Margaret portant le chaton, qui fit le tour du lit avant de s’allonger sur les pieds d’Henry en ronronnant.

— Et surtout, interdiction de se lever! dit Lucas avec fermeté. Margaret, appuie sur la sonnette si tu as besoin d’aide. Eléonore et moi allons dîner.

Eléonore lui jeta un regard glacial. — Je n’ai pas faim, merci. Sans un mot, il traversa la pièce, la prit par le bras et

l’entraîna vers la porte. Ils descendirent l’escalier dans un silence crispé. Lucas referma la porte du salon derrière eux et l’invita à prendre place devant la cheminée.

— Désires-tu un apéritif? demanda-t-il d’un ton désinvolte. Un verre de sherry, peut-être?

De mauvaise grâce, elle accepta le verre qu’il lui tendait tout en s’exhortant au calme. Une explosion de colère ne mènerait à rien de positif, songea-t-elle, peu convaincue par cette sage résolution.

— J’attends l’orage, murmura Lucas en s’installant en face d’elle. Alors?

Ravalant le flot de paroles qui montait à ses lèvres, elle répondit d’une voix étonnamment détachée :

— Ta future belle-mère m’a rendu une visite de courtoisie cet après-midi. Mais tu es déjà au courant, n’est-ce pas?

— Juffrouw Wistma m’en a parlé. J’ignorais qu’elle mettrait sa menace à exécution, ajouta-t-il à mi-voix.

Avec des précautions infinies, Eléonore reposa son verre sur la table en marqueterie.

— Parce qu’elle t’avait averti qu’elle viendrait? Et tu ne m’as rien dit?

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Sa voix trembla légèrement et elle prit une grande inspiration.

— Elle est venue constater de visu que nous n’appartenions pas au même monde et que, de ce fait, je ne risquais pas de voler le fiancé de sa fille chérie.

Une bouffée de rage l’envahit, mais elle poursuivit sur le même ton :

— Si je suis obligée de partir à cause d’elle, j’emmène Henry et Margaret avec moi... même si je dois sacrifier toutes mes économies pour le voyage!

Elle reprit son verre pour se donner une contenance. Lucas l’observait d’un air indéchiffrable. Quand il prit la parole, ce fut d’une voix mi-amusée, mi-irritée :

— Pourquoi faut-il toujours que je tienne le rôle du méchant dans ton esprit? Nous ne sommes plus des adolescents, Eléonore! L’époque où je me moquais de toi parce que tu grimpais aux arbres est terminée. Nous sommes capables de régler nos différends sans que tu m’accables des pires intentions.

Il se tut un instant et considéra le visage empourpré de la jeune femme.

— Pour en revenir à la baronne, je croyais qu’elle plaisantait quand elle m’a dit vouloir te rendre visite. Comme elle insistait, j’ai pensé qu’il s’agirait d’une visite amicale, rien d’autre. Je suis sincèrement désolé si ses propos t’ont blessée. Il est hors de question que je demande à une infirmière de te remplacer. Tu resteras ici tant qu’Henry ne sera pas complètement guéri.

Il avait martelé ces derniers mots et Eléonore frissonna. A son grand soulagement, l’ombre d’un sourire joua sur les lèvres de Lucas.

— En fait, nous devrions rire de toute cette histoire... C’est tellement absurde!

Comme Eléonore ne répondait pas, il se leva. — Allons dîner, je meurs de faim. Malgré l’amertume qui la tenaillait, l’idée de passer un

moment seule avec lui la séduisait trop pour qu’elle refuse.

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Un moment plus tard, attablée à la grande table couverte d’argenterie et de porcelaine, elle riait avec Lucas en évoquant l’épisode de l’après-midi.

— Elle a dû me prendre pour une souillon, avec mon jean délavé, mes grosses chaussettes de laine et mes cheveux qui pendaient sur mes épaules, dit-elle avant de goûter la crème brûlée que Juffrouw Wistma venait de leur apporter.

Lucas se pencha en avant et lui saisit la main. — Ne sous-estime pas tes charmes, Léonore chérie,

murmura-t-il d’une voix rauque qui la fit tressaillir. L’instant suivant, il avait recouvré son expression

impassible. — Pense à téléphoner à tes parents avant de monter.

Je serai dans mon bureau, si tu as besoin de moi. Le jour suivant, Henry fit une rechute qui retarda son

rétablissement. Pendant trois longues journées, il fut fébrile, agité, et repoussa avec véhémence l’idée qu’une infirmière vienne remplacer sa sœur.

La jeune femme n’aurait pas réussi à se débrouiller sans l’aide de Lucas. Tous deux se relayèrent jour et nuit au chevet du jeune garçon et Eléonore admira la patience de Lucas qui partageait son temps entre son cabinet de consultation, l’hôpital et les longues veilles de nuit auprès d’Henry.

Le quatrième jour, sa température baissa et il ouvrit les yeux tôt le matin pour demander une tasse de thé et des toasts à la confiture. Lucas, qui venait de les rejoindre, émit un petit rire.

— Je crois que notre jeune farceur est tiré d’affaire. Toute la tension accumulée ces derniers jours

s’évanouit d’un coup et des larmes de soulagement roulèrent sur le visage d’Eléonore. Elle tenta de les essuyer furtivement. Surprenant son geste, Lucas s’approcha et l’enlaça par la taille.

— Tout va bien, Léonore. C’est fini... Henry mettra simplement un peu plus de temps à se rétablir, c’est tout.

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Ne t’inquiète pas, il ne gardera aucune séquelle de la maladie.

Blottie dans ses bras puissants, Eléonore sentit une vague de chaleur l’envahir. Tant qu’elle resterait là, tout contre lui, rien ne pourrait l’atteindre.

— Ça va mieux ? La voix inquiète de Lucas l’arracha à ses douces

pensées. Confuse, elle s’écarta et balbutia entre ses larmes :

— Je vais m’habiller et j’irai préparer le petit déjeuner. As-tu déjà mangé?

— Non, mais je prendrai volontiers mon petit déjeuner avec vous. Juffrouw Wistma est à la cuisine. Demande-lui du thé, des toasts et de la confiture pour Henry, du café, des œufs brouillés et du bacon pour moi. Je te laisse faire ton choix, ajouta-t-il avec un sourire.

Une demi-heure plus tard, tous trois savouraient leur repas dans la chambre d’Henry. Après avoir dévoré ses toasts et bu son thé, le jeune garçon ferma les yeux en murmurant « super » et s’endormit sur-le-champ.

Il se réveilla en fin de matinée, mangea un repas frugal et sombra de nouveau dans un sommeil réparateur. Lorsque Lucas rentra ce soir-là, ils se lancèrent tous dans une partie de petits chevaux, attentifs à ne pas énerver Henry qui se rendormit rapidement.

Tekla resta au chevet du malade pendant que le trio descendait dans la salle à manger. Le dîner fut gai et animé. D’abord surprise par la connivence qui s’était installée entre Margaret et Lucas, Eléonore ne tarda pas à partager leur bonne humeur.

La semaine qui suivit passa rapidement. Henry se

remettait à une vitesse vertigineuse – trop vite sans doute, ce qui le poussait à vouloir faire une multitude de choses à la fois. A la fin de la semaine, Lucas l’autorisa à quitter le lit et il put enfin s’installer à la table de jeux et entreprendre de longues parties de cartes ou de Monopoly avec Margaret.

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Pendant qu’ils jouaient ensemble, Eléonore se promena longuement dans le parc, appréciant la caresse de la bise sur son visage après ces longues journées passées à l’intérieur.

Elle explora les sentiers qui couraient entre les bassins, recouverts à présent d’une fine pellicule de glace, et profita de la sérénité qui baignait les lieux pour mettre de l’ordre dans ses pensées, inévitablement tournées vers Lucas.

Elle le voyait très peu depuis quelques jours; il quittait la maison tôt le matin et rentrait souvent après dîner. Il continuait à examiner Henry deux fois par jour, et lorsqu’il adressait la parole à Eléonore, c’était pour commenter l’état de santé du jeune garçon ou pour lui dicter un nouveau traitement.

Le vendredi après-midi, Eléonore rentra de sa promenade d’un pas allègre. Le week-end commençait et elle était bien décidée à profiter de la présence de Lucas. L’heure du thé était passée lorsqu’il arriva. N’écoutant que son cœur, elle se précipita à sa rencontre. Il semblait tendu et fatigué.

— Veux-tu une tasse de thé? demanda-t-elle en le regardant se débarrasser de son pardessus d’un coup d’épaule.

Déjà, il traversait le hall en direction de son bureau. — Non, merci. Je n’ai pas le temps. Au fait, ajouta-t-il

en fixant sur elle un regard dénué d’émotion, je vais m’absenter quelques jours. Henry est hors de danger à présent, mais, pour plus de sûreté, je demanderai à l’un de mes collègues, le Pr van Esbink, d’appeler une fois par jour. Je pars dans une demi-heure et je ne rentrerai que mardi.

Stupéfaite, Eléonore fut incapable d’articuler le moindre son.

— Que se passe-t-il? reprit-il d’une voix sarcastique. Ce n’est pourtant pas dans tes habitudes de manquer de repartie...

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Elle avala sa salive, cherchant désespérément une phrase sensée. Pourquoi se sentait-elle trahie, tout à coup?

— Il ne me reste qu’à te souhaiter un bon week-end, dit-elle enfin. J’espère seulement que tes compagnons n’auront pas à subir ta mauvaise humeur et que tu reviendras calme et serein.

— Linda saura très bien s’accommoder de ma « mauvaise humeur », ne t’inquiète pas. Je vais passer le week-end avec elle, à Cannes.

Cette fois, Eléonore crut que son cœur cessait de battre. Ainsi, il allait retrouver sa fiancée...

— A Cannes ? répéta-t-elle d’une voix blanche, en proie à un chagrin dévastateur.

— Oui. — Mais tu es trop fatigué pour conduire... Lucas leva les yeux au ciel. — Si cela peut te réconforter, je m’arrêterai en route

pour me reposer. Maintenant, si tu permets, j’ai encore quelques affaires à régler avant mon départ.

Pétrifiée, elle demeura un long moment immobile au pied de l’escalier. Puis elle gagna l’étage d’un pas lourd et se réfugia dans sa chambre après s’être assurée qu’Henry et Margaret jouaient tranquillement. Assise devant la coiffeuse, elle contempla son reflet d’un air absent. Ses yeux noisette étaient brillants et ses lèvres pleines tremblaient légèrement.

Lorsque le moteur de la Panther rugit dans la cour, une larme roula sur sa joue pâle. Comme elle aurait aimé se trouver à la place de Linda en ce moment!

D’un geste rageur, elle effaça la larme et se leva. L’idée que Lucas n’hésitait pas à parcourir plus de mille kilomètres pour passer deux jours en compagnie de sa fiancée lui déchirait le cœur. Et pourtant, la vie continuait...

— Nous serons peut-être de retour pour Noël, déclara

Léonore à sa mère qu’elle avait appelée avant le dîner,

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comme chaque soir. Il faudra que j’achète tous mes cadeaux à la dernière minute... comme d’habitude, ajouta-t-elle en pouffant.

Elle bavarda encore un moment, mais la pensée de retrouver l’hôpital d’Edimbourg, le service débordant d’activité pendant les fêtes de fin d’année, Mlle Trumble et ses éternelles jérémiades lui avait fait perdre son entrain.

— Tout va bien, chérie? demanda sa mère à qui rien n’échappait. On dirait que tu es... fatiguée.

Eléonore réprima un rire désabusé. Quelle serait la réaction de sa mère si elle lui avouait qu’elle était tombée bêtement – éperdument – amoureuse de Lucas? De toute façon, il était hors de question de l’ennuyer avec cette histoire stupide.

— J’ai du sommeil à rattraper, répondit-elle seulement avant de conclure la conversation et de passer le combiné à Margaret qui trépignait d’impatience.

Quand elle se leva le mardi matin, quelques flocons de

neige tapissaient le parc. La journée s’écoula paisiblement. Henry et Margaret passaient beaucoup de temps ensemble, partagés entre les jeux de société et les séances de lecture. Quant à Moggy, il avait élu domicile dans la chambre du malade, visiblement ravi de se faire dorloter par les deux enfants.

Au fil des heures, la nervosité d’Eléonore grandit et ce fut avec un soulagement indicible qu’elle entendit la porte d’entrée se refermer lourdement, un peu après 11 heures.

Margaret et Henry dormaient à l’étage et elle s’était installée au salon avec une tasse de thé et un livre pour tromper son angoisse. Mais les lignes dansaient devant ses yeux et elle n’avait pas réussi à dépasser la première page. Et si Lucas avait eu un accident?

Dès qu’elle entendit la porte, elle se leva d’un bond et le rejoignit dans le hall. Son beau visage portait les

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marques de la fatigue du trajet et elle lutta contre l’envie de le couvrir de tendres baisers.

— Bonsoir, Eléonore. Je ne pensais pas te trouver encore debout.

— Je t’attendais, avoua-t-elle dans un murmure. Les traits de Lucas s’assombrirent. — Comment va Henry ? — Oh, il se porte très bien, rassure-toi. Le Pr van

Esbink a tenu sa promesse : il a appelé tous les jours, mais je ne lui ai pas demandé de venir. C’était inutile.

Lucas posa sa veste de cuir et ses gants sur une chaise. — Je sais, je lui ai téléphoné tout à l’heure en passant à

mon cabinet. Il m’a fait des éloges à ton sujet. Apparemment, il est très impressionné par tes compétences et il aimerait t’engager dans son cabinet.

Touchée par le compliment, Eléonore rougit jusqu’aux oreilles. La voix moqueuse de Lucas la ramena brutalement sur terre :

— Alors, tu ne me demandes pas si j’ai passé un bon week-end?

— Pour que tu me reproches mon indiscrétion? Plutôt mourir... de curiosité! s’écria-t-elle en adoptant le même ton que lui.

En deux enjambées, il fut près d’elle. L’odeur de son aftershave l’enveloppa en même temps que ses lèvres capturaient les siennes, douces et sensuelles.

— Je vais grignoter quelque chose, dit-il d’un ton anodin en relâchant son étreinte. Je passerai voir Henry avant de me coucher. Bonne nuit, Léonore.

Interloquée, elle le regarda s’éloigner tandis que le feu du désir se propageait cruellement dans ses veines.

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8. Enfin, Henry fut autorisé à sortir. Dans ses vêtements

trop grands, il semblait encore plus frêle et plus pâle que d’habitude. Mais il avait bon appétit et ses joues reprirent quelques couleurs lorsque Lucas, le lendemain, lui fit faire une courte promenade dans le parc à l’heure du déjeuner.

La Saint-Nicolas approchait et Eléonore, ayant surpris une conversation entre Henry et Maggie qui se demandaient s’ils recevraient des cadeaux, décida de demander à Lucas de l’emmener à Groningue faire quelques courses.

Margaret la devança. Le lendemain matin, au petit déjeuner, elle se tourna vers Lucas, un sourire aux lèvres.

— Lucas, Eléonore et moi aimerions faire des courses à Groningue, dit-elle en glissant un regard de biais à sa sœur. Est-ce que nous pourrions laisser Henry à la maison pour quelques heures?

Lucas posa la lettre qu’il était en train de lire. — Bien sûr! Je n’ai pas pensé à vous le proposer, mais

il n’y a aucun problème. Je demanderai à une infirmière de venir surveiller Henry, ce sera plus simple. Organisons cela pour cet après-midi, qu’en dites-vous?

Il les dévisagea à tour de rôle. — Super! s’écria Margaret tandis qu’Eléonore se

contentait de hocher la tête. — C’est parfait, si cela ne te dérange pas, bien

entendu, finit-elle par dire comme il l’interrogeait du regard.

— Pas du tout. Je rentrerai vers midi, nous déjeunerons ensemble puis vous repartirez avec moi à Groningue. Nous pourrons nous rejoindre à mon cabinet, en fin d’après-midi.

Il se leva et posa un regard absent sur Eléonore. — Veux-tu que je change ton argent en florins? — Oui, j’allais justement t’en parler.

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Elle le suivit dans son bureau, une vaste pièce meublée d’acajou dont les murs étaient couverts de livres et d’ouvrages de médecine. Il ouvrit un tiroir.

— Combien vais-je te donner? murmura-t-il, comme pour lui-même. La coutume veut que chacun reçoive un cadeau, ajouta-t-il, plus fort. N’hésite pas à prendre un petit quelque chose pour Tekla et Juffrouw Wistma. Nous ferons les comptes plus tard, d’accord?

Elle le regarda compter les billets, enregistrant chaque trait de son visage : les petites rides qui plissaient le coin de ses yeux noirs, ses pommettes légèrement saillantes, sa bouche au contour ferme, la ligne volontaire de sa mâchoire...

« Oh, Lucas, pourquoi faut-il que tu en aimes une autre? » songea-t-elle, tenaillée par une tristesse indicible.

— Tiens... Elle prit les billets qu’il lui tendait. — Merci. A tout à l’heure.

* * *

L’infirmière, une jeune femme pleine d’entrain, arriva en fin de matinée et Henry l’accueillit avec chaleur, sachant pertinemment que sa sagesse serait récompensée par ses sœurs...

Comme prévu, Lucas rentra pour déjeuner. Malgré son expression lointaine, il répondit de bonne grâce aux questions de Margaret qui voulait tout savoir sur les magasins de Groningue. Dès qu’ils eurent terminé, ils se mirent en route.

— Vous viendrez avec moi au cabinet de consultation et, de là, vous rejoindrez les rues commerçantes à pied, expliqua Lucas pendant le trajet.

— C’est loin ? demanda Margaret. Lucas esquissa un sourire. — Non, ne t’inquiète pas. J’aurai terminé mes

consultations vers 16 heures. Nous pourrons prendre le thé en ville avant de rentrer à la maison.

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Ils longèrent un canal et Lucas engagea la voiture dans une rue étroite, bordée de vieilles maisons de brique rouge.

— Mon cabinet est installé au rez-de-chaussée, dit-il en se garant devant une demeure de trois étages. Sonnez et entrez directement quand vous aurez terminé vos courses.

Il sortit du véhicule et leur ouvrit les portières. — Vous voyez cette place au bout de la rue? Traversez-

la et prenez le passage couvert sur la gauche. Vous déboucherez dans une des rues piétonnes. Amusez-vous bien, conclut-il en leur adressant un bref signe de tête. A tout à l’heure!

Les deux sœurs passèrent l’après-midi à déambuler dans les rues commerçantes, s’arrêtant d’abord devant les boutiques de luxe qui exhibaient de somptueux étals de bijoux et de maroquinerie. A l’approche des fêtes de fin d’année, les tenues de soirée chatoyantes emplissaient les vitrines.

Par jeu, Margaret jeta son dévolu sur une jolie robe en mousseline de soie rose pâle et Eléonore résolut de s’offrir le sac à main en box portant une griffe célèbre... dès qu’elle aurait gagné au loto!

Puis elles passèrent aux choses sérieuses et effectuèrent de petits achats pour le personnel de Huys Hensum – des mouchoirs délicatement brodés pour Tekla et un foulard aux impressions florales pour Juffrouw Wistma – et choisirent pour Henry une boîte de Scrabble ainsi qu’un carnet à dessins et des crayons de couleur.

Pour Lucas, elles hésitèrent un long moment et décidèrent finalement de lui offrir un livre sur les grands maîtres de la peinture hollandaise. Imprimées sur un lourd papier glacé, les reproductions étaient superbes, les couleurs n’ayant rien perdu de leur richesse. Eléonore était en train de payer lorsqu’elle remarqua la mine ennuyée de sa sœur.

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— Que se passe-t-il, Maggie? Tu as trouvé autre chose pour Lucas? Il est encore temps de changer d’avis, tu sais...

La jeune fille secoua la tête. — Non, le livre lui plaira, j’en suis sûre. C’est juste

que... je voulais faire un dernier achat, mais il ne nous reste plus d’argent, n’est-ce pas?

Eléonore baissa les yeux sur son porte-monnaie. — Plus beaucoup en effet, admit-elle avec un soupir.

Ecoute, j’ai une idée : nous allons retourner au cabinet et nous demanderons à Lucas de nous prêter encore un peu d’argent. Ensuite, nous nous dépêcherons de terminer nos achats et nous le retrouverons à l’heure du thé. D’accord?

Le visage de Margaret s’éclaira. — D’accord ! Elles rebroussèrent chemin, main dans la main,

discutant joyeusement. Suivant les instructions de Lucas, Eléonore appuya sur la sonnette en laiton avant d’entrer.

Un long couloir menait à une salle d’attente décorée avec goût. Une épaisse moquette bordeaux recouvrait le sol tandis qu’aux murs étaient accrochées plusieurs aquarelles joliment encadrées, représentant des paysages hollandais. Des bouquets de fleurs apportaient une touche conviviale à l’ensemble et, sur la table basse, trônaient des magazines aux couvertures glacées. Les chaises tendues de velours safran étaient inoccupées.

Eléonore s’approcha de la secrétaire, installée derrière un imposant bureau en noyer, et demanda à voir le Dr van Hensum en prenant soin de détacher chaque mot. La secrétaire lui adressa un sourire avenant.

— Il est encore en consultation, mais il ne devrait pas tarder à en avoir terminé, dit-elle dans un anglais impeccable. Désirez-vous vous asseoir en l’attendant?

Elles n’eurent pas le temps d’accepter son offre car la porte du cabinet s’ouvrit à cet instant et un homme aux cheveux grisonnants sortit, suivi de Lucas. Après avoir

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échangé quelques paroles avec son patient et la secrétaire, il se tourna vers Eléonore et Margaret.

— Avez-vous trouvé tout ce que vous souhaitiez? Eléonore s’apprêtait à formuler sa requête, mais

Margaret fut plus rapide : — Pourrais-tu nous prêter encore un peu d’argent, s’il

te plaît Lucas? demanda-t-elle d’une voix suppliante. Nous avons tout dépensé et il me reste encore un cadeau à acheter...

Déjà, Lucas portait la main à sa poche intérieure. — Combien vous faut-il ? Les deux sœurs s’interrogèrent du regard. — Je ne sais pas, dit enfin Eléonore. J’ai moi aussi une

dernière course à faire et... Il lui glissa d’autorité plusieurs billets dans la main et,

comme elle ouvrait la bouche pour protester, il la fit taire d’un geste.

— Tu me rembourseras plus tard. Voici ce que nous allons faire, ajouta-t-il d’un ton radouci. Je vais venir avec vous et j’accompagnerai Margaret dans le magasin de son choix pendant que toi, Eléonore, tu feras tes derniers achats. Ensuite, nous nous donnerons rendez-vous devant le salon de thé où je veux vous emmener. D’accord?

— D’accord, répondit Eléonore, réchauffée par son sourire.

C’était tellement agréable de pouvoir s’appuyer sur quelqu’un d’aussi attentionné que lui...

Une demi-heure plus tard, Eléonore attendait Lucas et

Margaret devant l’établissement qu’il lui avait indiqué. Elle tenait à la main son dernier cadeau, empaqueté dans du papier de soie : une écharpe en laine aux couleurs vives que Margaret avait admirée un peu plus tôt.

Au milieu de la foule bigarrée, les yeux perdus sur les vitrines animées et les guirlandes scintillantes, la jeune femme se sentit soudain très seule. Son désarroi devait

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se lire sur son visage car la voix de Lucas retentit derrière elle, grave, légèrement inquiète :

— Pourquoi ce petit air triste, Léonore? Elle n’eut pas à répondre car il la prit par le bras et

l’entraîna à l’intérieur du salon de thé, Margaret sur leurs talons.

Dans la vaste salle aux murs lambrissés étaient disposées de petites tables rondes couvertes de nappes immaculées. Sur fond de musique classique, les conversations allaient bon train et Eléonore se détendit un peu, aidée par l’ambiance feutrée.

Fidèle à sa réputation de bavarde incorrigible, Margaret les abreuva d’un flot de paroles. Ils dégustèrent de délicieux gâteaux, burent plusieurs tasses de thé et rirent ensemble aux plaisanteries de la jeune fille.

La nuit était tombée quand ils sortirent du salon de thé. Une atmosphère festive baignait les rues de la ville et Eléonore se surprit à rêver d’une promenade romantique le long des canaux, au bras de Lucas.

De retour à Huys Hensum, la jeune femme monta

directement voir Henry. Elle trouva son frère et l’infirmière absorbés par une partie de dames.

— Eléonore! s’écria Henry en levant les yeux. Vous êtes déjà rentrés? Saskia et moi venons à peine de commencer notre partie...

Les deux jeunes femmes ne purent s’empêcher de rire devant sa moue dépitée.

— Merci d’avoir surveillé notre petit génie, Saskia, dit Eléonore à l’infirmière qui rassemblait ses affaires. Lucas va vous raccompagner à Groningue. Tenez, j’espère que vous êtes gourmande...

Elle lui tendit un ballotin de chocolats qu’elle avait acheté au salon de thé. Saskia accepta en rougissant légèrement.

— Merci, Saskia, renchérit Henry. Nous nous sommes bien amusés, n’est-ce pas?

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Quand elle fut partie, le jeune garçon la questionna sans relâche sur leur après-midi à Groningue.

— Et vous avez pris votre goûter dans un salon de thé? demanda-t-il, avide de la moindre information.

— Oui, mon chéri. Et toi, qu’as-tu fait pendant tout ce temps?

— Nous avons fait une petite promenade autour de la maison avec Flanelle et, ensuite, Tekla nous a servi le thé en bas, au salon. Il y avait du cake, des sablés et des petits biscuits fourrés aux noix. J’en ai mangé plein, avoua-t-il avec un sourire mutin. Et vous, qu’avez-vous mangé?

Eléonore lui rendit son sourire. Manifestement, Henry avait recouvré l’appétit, et c’était un excellent signe!

— J’ai choisi un gâteau au chocolat noir nappé de crème Chantilly et de cerises et Margaret...

L’arrivée de Lucas lui épargna la description de la pâtisserie.

— Alors, jeune homme, comment te sens-tu ce soir? — Très bien ! Saskia a été très gentille avec moi. Nous

nous sommes promenés un peu, et puis nous avons joué aux cartes et aux dames. Saskia rit tout le temps et elle adore Flanelle et Moggy. Tu sais, j’aimerais bien lui dire au revoir avant de rentrer à la maison...

— J’essaierai d’arranger ça, répondit Lucas. Donne-moi ton poignet.

Il prit le pouls d’Henry et se redressa. — Je crois que tu en as assez fait pour aujourd’hui.

Tekla va t’apporter ton dîner et tu te coucheras tout de suite après, d’accord? Je viendrai te voir demain matin, avant de partir.

Il se tourna enfin vers la jeune femme. — Je ne dîne pas ici ce soir. A demain, Eléonore. Passe

une bonne soirée. L’amour n’apportait que chagrin et frustration,

décida-t-elle quelques heures plus tard, allongée dans son lit. L’amour à sens unique tout au moins... Car Linda

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ne partageait probablement pas son avis, elle qui avait la chance inouïe de recevoir tout l’amour, toute l’affection de Lucas.

Elle dormit très peu cette nuit-là et, quand elle sortit d’un bref sommeil, son oreiller était encore humide des larmes qu’elle avait versées en songeant à Lucas.

Elle attendit qu’il parte travailler pour descendre dans la salle à manger, où elle trouva Margaret et Henry.

— Tu as pleuré, dit sa sœur en la scrutant de son regard perçant. Que se passe-t-il, Eléonore? Pourquoi as-tu l’air si triste?

Eléonore balaya l’air de la main. — Ce n’est rien, chérie. Je me sens un peu fatiguée,

voilà tout. Je me suis fait beaucoup de souci pour Henry et je subis le contrecoup de toutes ces émotions.

Elle se força à sourire aux deux enfants. — Si nous écrivions les étiquettes pour les cadeaux de

la Saint-Nicolas après le petit déjeuner? Henry se chargera de celle de Lucas, d’accord?

Les exclamations enthousiastes de Margaret et d’Henry lui remontèrent le moral. Quand ils se furent acquittés de leur tâche, Eléonore leur proposa une promenade dans le parc. Au détour d’un chemin à demi dissimulé par des broussailles, ils découvrirent deux écureuils au pelage flamboyant qui, alertés par le bruit, se réfugièrent à la cime d’un chêne. Puis ils s’arrêtèrent près d’une mare où évoluaient un couple de canards et Henry leur lança les miettes de pain que Tekla lui avait données.

— Avant que je tombe malade, dit le petit garçon, Lucas rentrait tous les midis et nous nous promenions dans le parc avec Flanelle. Il doit être très occupé en ce moment, n’est-ce pas? Parce que maintenant, il ne déjeune plus avec nous et il rentre rarement pour le thé...

Eléonore déglutit péniblement. Ainsi, Lucas passait plus de temps chez lui avant qu’elle arrive... Il était clair qu’il cherchait à l’éviter, mais pour quelle raison? Craignait-il de heurter les sentiments de sa fiancée en

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logeant sous le même toit qu’elle? Dans ce cas, pourquoi n’avait-il pas écouté les conseils de sa future belle-mère? La présence d’une autre infirmière aurait suffi à dissiper tout malentendu...

Ce soir, elle aborderait le sujet avec lui, qu’il le veuille ou non. Cette situation devenait insupportable.

L’occasion se présenta plus tôt qu’elle le pensait. Lucas rentra alors qu’elle était en train de jouer aux cartes avec Henry et Margaret, au salon. Dès qu’elle l’entendit – et malgré les protestations déçues des deux enfants –, elle se précipita dans le hall.

— Bonsoir, Lucas. J’aimerais te parler, si tu as quelques minutes à m’accorder.

Il arqua un sourcil, l’air étonné. — Bien sûr, puisque c’est aussi urgent que ça... Allons

dans mon bureau. Il ferma la porte derrière eux et lui indiqua un

fauteuil. — Parle, je t’écoute. Préférant rester debout, Eléonore rassembla son

courage et se jeta à l’eau. — Voilà, nous te sommes infiniment reconnaissants de

tout ce que tu as fait pour nous, commença-t-elle en choisissant ses mots avec soin, mais je suis consciente des désagréments que notre présence te cause.

Elle marqua une pause. Devant le silence de Lucas, elle se força à poursuivre :

— J’ai réfléchi aux paroles de la baronne Oss van Oss. Tout compte fait, je crois qu’elle avait raison... Si Henry n’est pas encore suffisamment rétabli pour voyager, je partirai seule. Je n’aimerais pas te mettre dans une situation embarrassante vis-à-vis de ta fiancée et...

Les mots s’emmêlaient désespérément dans son esprit confus et elle se tut, mal à l’aise. Un silence pesant s’installa entre eux tandis que Lucas la considérait d’un air narquois.

— Tu étais déjà têtue comme une mule à quinze ans et je constate qu’avec l’âge, ton caractère s’est encore

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affirmé... Je vais mettre les choses au point, une bonne fois pour toutes, d’accord?

Il s’avança vers elle et la prit doucement par les épaules. Il était si proche qu’elle sentait son souffle tiède sur sa joue. Quelle délicieuse sensation... La voix de Lucas l’arracha à sa rêverie.

— D’abord, comme tu le sais, Henry n’est pas encore prêt à entreprendre le long voyage du retour. Ensuite, il est hors de question que tu quittes ma maison. Je me fiche éperdument des « bons » conseils de la baronne, précisa-t-il avec une pointe d’ironie. Ce n’est sûrement pas elle qui réussira à m’influencer dans mes choix et mes décisions.

Il y eut un autre silence pendant lequel ils se mesurèrent du regard.

— En fait, il n’y a qu’une personne qui détient ce pouvoir, et elle n’en est même pas consciente, reprit-il d’un ton énigmatique.

Il fit glisser ses doigts le long de ses bras et s’écarta brusquement.

— Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai un rendez-vous. Je pense rentrer demain ou après-demain, ajouta-t-il d’un ton neutre.

Eléonore se raidit. — Oh, j’espère que je ne t’ai pas mis en retard. Amuse-

toi bien! lança-t-elle par-dessus son épaule avant de claquer la porte derrière elle.

Surmontant sa déception, elle passa sa soirée à essayer de consoler son frère et sa sœur, attristés par la nouvelle du départ de Lucas.

— Il ne sera pas là pour la Saint-Nicolas, répéta Henry d’une voix plaintive, et il ne déballera pas son cadeau en même temps que nous...

— Nous lui donnerons quand il rentrera, Henry! intervint Eléonore avec un entrain exagéré. Et puis, nous regarderons l’émission spéciale consacrée aux festivités... Il paraît que c’est très beau, vous verrez.

Margaret exhala un soupir.

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— Tu crois qu’il a oublié que c’était la Saint-Nicolas? — Bien sûr que non, voyons! Mais nous, nous avons

oublié qu’il était fiancé, et il a sans doute très envie de passer cette fête avec Linda...

— Je me demande ce qu’il va lui offrir, marmonna Henry.

— Des bijoux, répondit Margaret sans hésiter. Un collier de perles, un bracelet en or... ou peut-être même un diamant! Hermina m’a dit que Lucas était très riche, continua-t-elle d’un ton émerveillé. Si j’étais un peu plus âgée, je ferais tout pour le détourner de Linda et je me marierais avec lui...

— Margaret, ne dis pas de sottises! coupa Eléonore, refrénant son envie de rire.

Margaret lui jeta un regard espiègle. — Et toi, Eléonore? Comment trouves-tu Lucas? La jeune femme pesa ses mots. — C’est un homme charmant et généreux. Margaret gloussa. — Moi, je ne le trouve pas « charmant » du tout, je le

trouve super beau! As-tu remarqué comme ses yeux pétillent quand il rit? Et il ne s’énerve jamais, même quand quelque chose lui déplaît! Il est toujours calme, réfléchi...

Eléonore considéra sa sœur d’un air ahuri. — Tu es très observatrice, Maggie... Bien, je crois qu’il

est l’heure de passer à table, s’empressa-t-elle d’ajouter, impatiente de changer de sujet.

Le lendemain, Eléonore déploya des trésors

d’imagination pour que les deux enfants ne s’ennuient pas. Après avoir organisé une partie de cache-cache dans la maison, elle les entraîna dans le parc où ils s’amusèrent à compter les statues et les bancs de pierre.

Ils rentrèrent juste avant l’heure du thé et s’installèrent au salon où régnait une douce chaleur. Eléonore alluma la télé et ils regardèrent l’émission

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concernant les fêtes de la Saint-Nicolas tout en dégustant un goûter aussi copieux que savoureux.

Comme Henry commençait à se sentir fatigué, Eléonore les fit monter dans sa chambre et leur conseilla de jouer tranquillement aux dames pendant qu’elle descendait dans la cuisine pour préparer une orangeade.

Elle sortait du couloir quand la porte d’entrée s’ouvrit. Sous le regard abasourdi d’Eléonore, M. et Mme MacFarlane firent leur apparition, suivis de Lucas.

— Lucas! Papa! Maman! s’écria-t-elle en se précipitant vers eux. Quelle bonne surprise! C’est merveilleux... Margaret et Henry ne vont pas en croire leurs yeux... ils sont en haut, dans la chambre d’Henry.

Elle se tourna vers Lucas, les yeux brillants d’excitation.

— Je croyais que tu passais la Saint-Nicolas avec Linda, murmura-t-elle d’une voix nouée par l’émotion.

Il ne dit rien, mais une lueur indéchiffrable passa dans son regard de braise. Etait-ce de la tendresse ou de la moquerie? Elle ne le sut jamais car Margaret, alertée par les exclamations de sa sœur, surgit en haut de l’escalier.

La soirée se déroula comme dans un rêve. Henry était tellement heureux qu’il pouvait à peine parler. Il ne consentit à s’allonger que lorsque Lucas lui promit qu’il pourrait dîner avec le reste de la famille. Eléonore et Margaret aidèrent leur mère à défaire les valises pendant que Lucas entraînait le pasteur au salon.

— Nous avons bien mérité un remontant pendant que les femmes bavardent, dit-il avec un clin d’œil à l’adresse de M. MacFarlane. Rejoignez-nous quand vous serez prêtes. Le dîner ne sera pas servi avant une bonne heure.

Après le dîner qui se révéla très animé – tout le monde

parlait en même temps dans un joyeux brouhaha –, Eléonore alla coucher Henry. Le garçonnet tombait de fatigue et il ne fit aucune difficulté pour se glisser sous les couvertures. La jeune femme remonta l’édredon sous

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son menton, posa un baiser sur son front et s’éclipsa sur la pointe des pieds.

Elle trouva ses parents et Margaret dans le hall, en train d’admirer un tableau dont il avait été question au cours du dîner. Saisissant l’occasion, elle rejoignit Lucas au salon. Un verre à la main, il se tenait près de la fenêtre. Flanelle était sagement assis à ses pieds.

Comme hypnotisée par son regard profond, elle s’avança vers lui.

— Lucas, j’aimerais te dire merci... une fois de plus, dit-elle avec un petit rire. Tu t’es donné beaucoup de mal pour nous faire la surprise, et j’apprécie beaucoup ton geste. Comme le reste de la famille, d’ailleurs.

Lucas haussa les épaules. — Il me restait quelques jours de congé à prendre. J’ai

pensé qu’Henry serait heureux de voir ses parents après cette séparation forcée.

Il y eut un silence. — Moi qui croyais que tu étais parti rejoindre Linda à

Cannes, dit-elle dans un souffle. Tu aurais sans doute préféré la voir, d’ailleurs. Après tout, c’est la Saint-Nicolas et...

Le rire bref de Lucas résonna dans la pièce. — Ne t’inquiète pas, Linda déteste cette fête. Elle la

trouve parfaitement « démodée », dit-il en insistant sur le dernier mot avec une moue ironique.

D’une enjambée, il couvrit la distance qui les séparait et l’attira contre lui.

— C’est idiot, non ? Le cœur battant, Eléonore vit son visage se

rapprocher. Ses lèvres se posèrent sur les siennes et elle s’abandonna à leur douce caresse, perdant toute notion du monde extérieur. Soudain, des bruits de voix s’élevèrent derrière la porte et ils se séparèrent brusquement, comme deux enfants pris en faute.

L’instant d’après, M. et Mme MacFarlane, accompagnés de Margaret, pénétraient dans la pièce en

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bavardant. Avant de se tourner vers eux, Lucas décocha un sourire complice à Eléonore, qui rougit de plus belle.

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9. Le jour de la Saint-Nicolas, tous se rendirent à la

messe, à l’exception de Margaret chargée de surveiller son petit frère. Lucas les conduisit à la Martinikerk de Groningue, une magnifique église du XVIe siècle, réputée pour la beauté des peintures qui ornaient le chœur ainsi que pour sa flèche gracile qui s’élevait vers le ciel.

Bien que les MacFarlane ne comprirent pas un mot des cantiques ou du sermon, ils apprécièrent l’office, gai et vivant.

— C’est dommage que vous n’ayez pas pu en profiter, dit le pasteur à l’adresse de Margaret et d’Henry alors qu’ils étaient en train de déjeuner dans la salle à manger, décorée pour l’occasion de guirlandes et de gros bouquets de fleurs.

M. MacFarlane se tourna vers Lucas et poursuivit : — L’église du village possède également une

architecture remarquable. Si l’on apprécie le style roman, bien sûr...

— On trouve surtout ce style dans les provinces du Nord, expliqua Lucas, apparemment bien renseigné sur le sujet.

Tout en savourant le repas, Eléonore prêtait une oreille distraite aux propos échangés par les deux hommes. Le baiser que lui avait donné Lucas la veille au soir l’avait bouleversée au point qu’elle n’avait pu fermer l’œil de la nuit.

Le comportement du médecin la déconcertait et la révoltait à la fois. Sur le point de se marier, il n’avait pas le droit de jouer avec les sentiments des autres... Mais peut-être ne partageaient-ils pas la même conception de l’amour.

Quand ils eurent terminé le fraisier confectionné par Juffrouw Wistma, Lucas considéra le visage empourpré d’Henry. La perspective d’ouvrir les cadeaux et l’ambiance de fête qui régnait dans la maison l’avaient énervé.

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— Je crois que tu devrais monter faire une sieste tout de suite, jeune homme, dit Lucas.

— Mais je... — Tu ne voudrais tout de même pas rater l’arrivée de

saint Nicolas? coupa Lucas, devançant les protestations d’Henry. Si tu vas dormir maintenant, tu seras en pleine forme pour l’accueillir à l’heure du thé.

Rasséréné, Henry accepta de suivre Eléonore à l’étage. A peine eut-il posé la tête sur l’oreiller qu’il s’endormit et la jeune femme alla vérifier son maquillage et sa coiffure avant de redescendre au salon.

Pour la circonstance, elle avait choisi la seule tenue élégante qu’elle avait décidé d’emporter sur un coup de tête. Il s’agissait d’une longue robe fluide, ornée d’entrelacs écrus sur fond noir. Le décolleté arrondi mettait en valeur sa gorge et ses épaules nacrées tandis qu’une large ceinture marquait sa taille.

Au salon, sa mère rapporta les dernières anecdotes du village. Puis Margaret se lança dans le récit détaillé de ses vacances en Hollande, racontant avec force détails cocasses ses visites au village, les après-midi en compagnie de son amie Hermina et les leçons de néerlandais dispensées par Juffrouw Wistma et Tekla à la cuisine.

Comme elle reprenait son souffle, Lucas leva les yeux sur Eléonore.

— Eléonore n’a pas eu la chance de profiter pleinement de son séjour, j’en ai peur. Elle est restée près de son frère jour et nuit. Elle m’a beaucoup aidé car, ainsi, j’ai pu continuer à travailler sans m’inquiéter.

Tous les regards convergèrent sur la jeune femme qui s’agita dans son fauteuil, au comble de l’embarras.

— Nous trouverons un moyen de te remercier, chérie, dit sa mère d’un ton énigmatique.

Elle adressa un sourire à Lucas qui hocha la tête. — Comment va Mrs. Trot? demanda soudain

Margaret. Le petit Moggy s’est bien habitué à son

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nouveau domicile et Flanelle l’adore, ajouta-t-elle d’un trait.

En entendant son nom, le chien leva le museau tandis que sa queue balayait le parquet. Des rires fusèrent et la conversation s’orienta naturellement vers les animaux.

Henry se réveilla peu avant l’heure du thé. Il les

rejoignit au salon, les yeux brillants de sommeil, et se réfugia sur les genoux de sa mère.

— Est-ce que saint Nicolas est déjà passé? demanda-t-il d’une voix endormie.

— Non, mon chéri. Nous n’avons pas encore pris le thé.

A cet instant, Tekla pénétra dans la pièce, poussant devant elle une table roulante chargée de pâtisseries : des pains d’épice aux formes amusantes se mêlaient à des cakes aux fruits confits et des coupelles de chocolats enrobés de papier brillant.

Henry laissa échapper un cri de joie devant le spectacle et Tekla commença à servir le thé.

Ils terminaient leur festin gourmand lorsqu’un coup sonore fut frappé à la porte d’entrée. Henry bondit de son fauteuil. Lucas ébaucha un sourire conspirateur.

— On dirait que saint Nicolas est à l’heure, murmura-t-il en suivant le petit garçon. Allons voir ce qu’il a apporté...

Ils revinrent une minute plus tard et Lucas déposa au centre du salon un volumineux sac en toile.

— Margaret, va chercher Juffrouw Wistma et Tekla à la cuisine, s’il te plaît. Ensuite, Henry et toi procéderez à la distribution des cadeaux.

Il y avait des présents pour chacun d’entre eux, même pour M. et Mme MacFarlane, et la délicatesse de Lucas toucha profondément Eléonore.

Quand la distribution fut terminée, on autorisa Henry, le plus jeune membre de l’assemblée, à ouvrir ses cadeaux. Le petit garçon déballa soigneusement chaque

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paquet, poussant des exclamations joyeuses devant les objets qu’il découvrait.

— Comment saint Nicolas a-t-il su que je voulais une panoplie de Zorro? demanda-t-il en brandissant la cape, le masque et l’épée du célèbre justicier.

Lucas réprima un sourire. — Saint Nicolas devine tout, tu sais. Et maintenant,

c’est au tour de Margaret d’ouvrir ses cadeaux. A l’instar de son frère, elle manifesta son

enthousiasme par des rires et des cris. Quand elle ouvrit le dernier paquet, ses joues rosirent de plaisir et elle se tourna vers Lucas, les yeux pétillants de bonheur.

— Lucas, c’est la robe que je t’ai montrée l’autre jour, quand tu nous as amenées à Groningue!

Avec des précautions infinies, elle souleva la robe en mousseline rose et l’exhiba fièrement devant elle. Puis elle se dirigea vers Lucas, noua les bras autour de son cou et l’embrassa sur la joue.

— Merci, Lucas. Je vais l’essayer tout de suite! Quand arriva le tour d’Eléonore, la pièce bruissait de

murmures et de rires... L’atmosphère était détendue – en partie sans doute à cause du vin chaud qu’avait apporté Juffrouw Wistma! – et tous admiraient les cadeaux des enfants.

La jeune femme commença par le plus petit paquet. Elle avait l’impression d’avoir rajeuni de quinze ans! La grosse boîte orange attira son attention. D’un geste timide, elle dénoua le bolduc, souleva le couvercle et retint son souffle... Le sac à main en box qu’elle avait admiré dans une vitrine, l’autre jour, était couché dans du papier de soie.

— Je l’avais montré à Lucas quand nous faisions des courses, intervint Margaret, resplendissante dans sa nouvelle robe. Mais je n’aurais jamais cru que...

Elle se tut, consciente d’être trop bavarde. Emue aux larmes, Eléonore sortit le sac et le contempla longuement avant de lever les yeux vers Lucas.

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— Merci, balbutia-t-elle d’une voix étranglée. Il est magnifique, mais... tu n’aurais pas dû. Enfin, c’est beaucoup trop...

Sa voix se brisa et Lucas demanda en riant : — N’ai-je pas droit à un baiser de remerciement?

Margaret n’a pas hésité une seconde, elle! Partagée entre le rire et les larmes, Eléonore

s’approcha de lui et effleura sa joue d’un rapide baiser. — Merci, Lucas, murmura-t-elle en s’écartant,

intimidée soudain. Ils restèrent un instant, les yeux dans les yeux, unis

par une tendre complicité. Puis, consciente des regards qui pesaient sur eux, Eléonore acheva de déballer ses cadeaux.

Lucas clôtura le rituel. Les deux employées de maison lui avaient offert des mouchoirs et une cravate de soie. Il déballa le livre en dernier et glissa un regard furtif en direction d’Eléonore. N’avaient-ils pas longuement évoqué la peinture hollandaise lors de leur premier dîner en tête à tête, à Edimbourg?

— C’est un livre magnifique, dit-il avec un sourire heureux. Merci à tous. Et maintenant, sablons le champagne!

Il déboucha une bouteille de veuve-clicquot et, malgré les protestations de Tekla et de Juffrouw Wistma, insista pour servir des flûtes à tout le monde.

Le lendemain, les pièces avaient recouvré leur allure

normale et l’ambiance de fête s’était évanouie. Quand Eléonore descendit prendre son petit déjeuner, Tekla l’informa dans un anglais hésitant que Lucas venait de partir à son cabinet. Seul le journal soigneusement plié au bout de la table témoignait de son récent passage.

Heureusement, l’arrivée de M. et Mme MacFarlane dissipèrent sa morosité. Sur l’invitation de Lucas, ses parents avaient prévu de passer une semaine en Hollande. Quant à Henry, il ne repartirait en Ecosse que quelques jours avant Noël.

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Il vivait au rythme d’une routine bien établie qui, s’il ne l’interrompait pas trop tôt, garantirait sa guérison à long terme. Aussi avait-il été décidé de ne pas brusquer le départ du jeune garçon.

— Lucas est un homme merveilleux, déclara Mme MacFarlane comme Eléonore et elle se promenaient dans le parc, un moment plus tard. Nul doute qu’il rendra sa future épouse heureuse. D’ailleurs, je me demande à quoi ressemble sa fiancée... Ne trouves-tu pas surprenant qu’ils ne passent pas plus de temps ensemble?

Eléonore se raidit. L’évocation de ce sujet lui était pénible, mais, en aucun cas, elle ne trahirait ses sentiments à l’égard du médecin. Pas même devant sa mère...

— Lucas est allé la voir à Cannes le temps d’un week-end, répondit-elle d’une voix blanche. Il doit l’aimer énormément pour parcourir tous ces kilomètres, juste pour passer deux jours avec elle...

— Il est parfois nécessaire de se déplacer pour prendre certaines décisions importantes, répliqua sa mère avec un haussement d’épaules. Et toi, ma chérie, enchaîna-t-elle d’un ton précipité, que comptes-tu faire pour Noël?

— Pour être franche, je n’y ai pas encore songé. Il faudrait que je téléphone à l’hôpital pour savoir s’ils comptent sur ma présence ou non.

Elle se tut, terrifiée à l’idée de passer Noël sans Lucas. Et pas seulement Noël... Le reste de l’année, et toutes les autres à venir.

Une surprise attendait la jeune femme au dîner. Alors

qu’ils terminaient de manger, Lucas se tourna vers elle. — Je crois que tu as bien mérité un jour de congé,

Léonore. Maintenant que tes parents sont là, tu peux laisser Henry à leurs bons soins, n’est-ce pas?

Tout le monde approuva et Eléonore hocha la tête, prise au dépourvu. Elle n’était pourtant pas au bout de ses surprises...

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— Je me suis arrangé pour prendre une journée de repos de mon côté, poursuivit Lucas. Ainsi, je pourrai te faire visiter les quartiers intéressants de la ville. Qu’en dis-tu?

En proie à des sentiments contradictoires, la jeune femme afficha un sourire forcé.

— C’est une merveilleuse idée, Lucas. Bien sûr, la perspective de passer une journée entière

en sa compagnie l’emplissait de joie, mais ne s’était-il pas senti contraint de lui proposer cette sortie pour la récompenser de sa patience et de son dévouement? Le mot « compassion » jaillit dans son esprit, cruel, douloureux. Elle n’avait pas besoin de sa pitié! Tout ce qu’elle souhaitait, c’était un peu d’amour...

Balayant ces sombres pensées, elle reprit le fil de la conversation. Après tout, autant profiter de l’occasion et passer une agréable journée qui resterait à jamais gravée dans sa mémoire!

Il tombait des trombes d’eau le lendemain et le ciel

encombré de nuages ne laissait présager aucune éclaircie. Déçue, Eléonore se prépara sans entrain. Elle poussait la porte de la chambre d’Henry quand Lucas fit son apparition.

— Bonjour! J’espère que tu aimes la pluie, Léonore, dit-il d’un ton enjoué. Couvre-toi bien... Le vent est froid, ce matin. Et ne t’inquiète pas, mon parapluie est assez grand pour deux.

Un sourire éclaira le visage de la jeune femme. — Tu veux dire que notre sortie tient toujours? Lucas haussa les sourcils. — Pourquoi me poses-tu cette question? Je ne pensais

pas que tu reculerais devant un peu de pluie. — Eh bien, tu avais raison! s’écria-t-elle sans chercher

à dissimuler son enthousiasme. Accorde-moi le temps d’enfiler une tenue appropriée, et j’arrive!

Vêtue d’un pantalon fuselé noir et d’un pull à col roulé de la même couleur, chaudement enveloppée dans son

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manteau, elle le rejoignit dans le hall. Ils souhaitèrent une bonne journée au reste de la famille MacFarlane et quittèrent la propriété dans la puissante voiture de Lucas.

La journée commença par un petit déjeuner raffiné au Grand Hotel Frigge et se poursuivit par une visite du musée municipal où ils passèrent un long moment à commenter les costumes régionaux.

Lucas était d’excellente humeur et Eléonore rit de bon cœur à ses plaisanteries sur certains accoutrements. Il l’amena ensuite à l’université de Groningue, un bâtiment d’architecture moderne qui se fondait dans le paysage gris et triste.

Puis, serrés l’un contre l’autre sous le parapluie, ils partirent explorer les ruelles de la ville qui reliaient les places principales dans un dédale compliqué.

De petits ponts enjambaient les canaux où stagnait une eau sombre et menaçante. Appuyés au parapet de l’un d’entre eux, ils admiraient la flèche de la Martinikerk quand, soudain, Lucas se pencha vers elle et l’embrassa avec une passion qui lui coupa le souffle. Elle s’abandonna sans retenue à son baiser, électrisée par le contact de ses lèvres sur les siennes, et chancela légèrement lorsqu’il mit un terme à leur étreinte.

— Tu es ravissante sous la pluie, murmura-t-il d’une voix enrouée.

Puis, sans ajouter un mot, il l’entraîna vers un autre quartier, plus commerçant, et désigna avec nonchalance les monuments et les bâtisses dignes d’intérêt. Avait-elle rêvé le baiser fougueux qu’ils avaient échangé sur le pont? se demanda Eléonore en le suivant dans un grand magasin, encore sous le choc.

Il acheta un album de bandes dessinées en anglais pour Henry et une boîte de chocolats pour Margaret.

— Il faut bien les consoler de ne pas être venus avec nous, dit-il avec un sourire empreint de gentillesse. Mais j’avoue que je suis très heureux de passer la journée avec toi, Léonore.

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La jeune femme se força à croiser son regard noir. — Moi aussi... Après une promenade dans le square de la ville, ils

regagnèrent la voiture et longèrent la côte jusqu’à Warffrum où ils prirent un déjeuner tardif dans un château transformé en hôtel.

Ils burent leur café dans le salon, devant une imposante cheminée en pierre où crépitait un feu. Plongés dans une discussion animée sur les effets pervers de certains médicaments, ils oublièrent l’heure et furent surpris de constater que la nuit était déjà tombée.

— Peut-être devrions-nous rentrer, suggéra Lucas avec un sourire taquin, lourd de sous-entendus.

La jeune femme sentit son cœur s’emballer. — Tu as raison. Mes parents risquent de lancer la

police sur notre piste si nous disparaissons trop longtemps! lança-t-elle d’un ton léger, désireuse de briser la tension qui montait entre eux. Merci pour cette merveilleuse journée, Lucas, ajouta-t-elle dans un murmure.

Lucas plongea son regard dans le sien. — Tout le plaisir fut pour moi... La semaine qui suivit s’écoula rapidement – trop

rapidement au goût d’Eléonore. Pour ses parents, le jour du départ arriva bientôt. Le vendredi soir, ils se dirent au revoir dans le hall d’entrée. Lucas, qu’elle avait très peu vu depuis leur sortie à Groningue, l’enveloppa d’un regard absent.

— Je ne rentrerai que mercredi prochain, annonça-t-il sans préambule. Je dois assister à un colloque à Edimbourg. N’hésite pas à prévenir le Pr van Esbink si Henry ne va pas bien, mais je pense qu’il est définitivement tiré d’affaire. Au revoir, Eléonore. A mercredi.

Masquant à grand-peine son désarroi, la jeune femme embrassa ses parents.

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— Bon voyage ! lança-t-elle avant de refermer la porte derrière le petit groupe.

Après leur départ, un silence pesant s’abattit sur la maison. Epuisés, Margaret et Henry montèrent se coucher tôt et Eléonore les imita. Le sommeil lui apporterait peut-être un peu de sérénité. Hélas, elle perdit vite ses illusions quand l’image de Lucas s’imposa à elle dès qu’elle ferma les paupières...

Le temps sembla s’étirer à l’infini jusqu’au mercredi.

Les journées se déroulaient sur le même schéma, rythmées par les repas, les promenades dans le parc et les jeux de société.

Lucas rentra dans la nuit du mercredi au jeudi. Toute la soirée, Eléonore avait résisté à l’envie d’appeler son cabinet à Groningue, ou peut-être même l’hôpital d’Edimbourg, afin de s’assurer qu’il ne lui était rien arrivé.

Lorsque les lumières des phares de la voiture filtrèrent à travers les rideaux, elle étouffa un cri de joie. Soulagée, la jeune femme sombra enfin dans un sommeil sans rêve.

Lucas avait déjà terminé son petit déjeuner quand elle pénétra dans la salle à manger, le lendemain matin.

— Bonjour, Eléonore. Comment vas-tu? demanda-t-il en se levant.

— Très bien, merci. Et toi, comment s’est passé ton séjour en Ecosse?

— C’était très enrichissant, répondit-il en jetant un bref coup d’œil à sa montre. Nous parlerons de tout ça plus tard, si tu veux bien. On m’attend à l’hôpital. Ne m’attendez pas pour le thé, je risque de rentrer tard.

Le cœur lourd, Eléonore le regarda partir. Une autre journée, longue et pesante, l’attendait.

« Il faut que je parte d’ici au plus vite, songea-t-elle en se servant une tasse de café. Ma santé mentale en dépend! »

En fin d’après-midi, après avoir traîné son accablement toute la journée, Eléonore descendit

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chercher le plateau du thé. Margaret et Henry dessinaient dans leur chambre et, puisque Lucas demeurait invisible, il était inutile de les faire venir au salon.

Elle traversait le hall quand le carillon de l’entrée retentit. Avant qu’elle ait eu le temps d’aller ouvrir, une jeune femme poussait la porte et pénétrait dans le hall d’un pas assuré.

Médusée, Eléonore dévisagea l’inconnue. Avec sa chevelure blonde qui ondulait autour de son visage à l’ovale parfait, sa courte veste en cuir retourné et ses jambes interminables moulées dans un étroit pantalon, elle ressemblait à un mannequin échappé d’un magazine de mode.

C’était Linda. Sans l’avoir jamais vue, Eléonore avait la curieuse impression de la connaître. La jeune femme posa sur Eléonore un regard d’un bleu limpide. Presque réfrigérant.

— Vous êtes l’infirmière? demanda-t-elle d’un ton chargé de mépris. Maman m’avait prévenue que vous étiez jolie... dans votre genre. Personnellement, je ne vois pas ce que Lucas vous trouve.

— Il ne me trouve rien du tout! répliqua Eléonore d’un ton un peu vif. Lucas est amoureux de vous, de toute façon...

Un sourire railleur retroussa les lèvres carmin de la jeune femme.

— Balivernes! Ouvrez les yeux, ma chère... Bon, maintenant que je vous ai vue, il ne me reste plus qu’à disparaître.

Elle fit demi-tour et s’apprêtait à sortir quand Eléonore la rattrapa.

— Pourquoi n’attendez-vous pas Lucas? Il ne va pas tarder. D’habitude, il rentre en fin d’après-midi.

Linda resserra les pans de sa veste autour de sa frêle silhouette.

— Et pourquoi devrais-je l’attendre, à votre avis? Eléonore la considéra d’un air stupéfait.

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— Eh bien... parce que vous êtes sa fiancée... Et que vous l’aimez, acheva-t-elle au prix d’un effort.

Linda laissa échapper un rire rauque. — Pour votre gouverne, je ne suis plus sa fiancée, et je

ne suis pas amoureuse de lui. Puis elle tourna les talons, laissant une bouffée de

parfum capiteux derrière elle. Eléonore resta immobile un instant, complètement désorientée, avant de pivoter sur elle-même. Un mouvement, au fond du hall, attira son regard et elle découvrit Lucas au seuil de son bureau, nonchalamment appuyé au chambranle de la porte. Un petit sourire flottait sur ses lèvres.

— Te voilà enfin! s’écria Eléonore, le premier instant de stupeur passé. Linda vient juste de partir. Pourquoi n’essaies-tu pas de la rattraper? Tu l’aimes, n’est-ce pas? Vous allez vous marier?

Le sourire de Lucas s’élargit. — N’as-tu pas entendu ce que Linda a dit? C’était

pourtant très clair... Nous ne sommes plus fiancés, et elle n’est pas amoureuse de moi. Qu’y a-t-il à ajouter?

Eléonore secoua la tête, luttant désespérément contre le bourdonnement qui emplissait ses oreilles. Elle ne comprenait plus rien... Soudain, deux bras glissèrent autour d’elle. Levant les yeux, elle croisa le regard ardent de Lucas.

— Toujours aussi têtue, n’est-ce pas, Léonore? Ecoute-moi bien : Linda et moi n’avons jamais été vraiment amoureux l’un de l’autre. Disons que nous entretenions une liaison facile, sans contrainte. Mais depuis le jour où je t’ai vue dans le grenier du presbytère, assise en tailleur, avec tes longs cheveux qui ruisselaient dans ton dos...

Il caressa doucement une mèche soyeuse qui barrait sa joue.

— J’ai su que je ne supporterais plus cette parodie d’amour, reprit-il d’une voix altérée par l’émotion. Je suis allé à Cannes pour mettre un terme à notre liaison.

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Oh, rassure-toi, Linda avait déjà trouvé un riche milliardaire américain pour se consoler...

Le cœur d’Eléonore se gonfla d’allégresse. Etait-il possible que son rêve le plus cher se réalise? De son index, Lucas la força à lever le menton.

— Eléonore, si je t’offrais mon cœur et mon amour, les accepterais-tu?

Eperdue de bonheur, elle se blottit contre son torse vigoureux.

— Oh oui... — Ferme les yeux et suis-moi, dit Lucas en

l’entraînant. Un peu surprise, Eléonore obéit sans mot dire. Il

ouvrit une porte et la poussa gentiment. Une exquise odeur lui parvint.

— Tu peux ouvrir les yeux, maintenant. Le spectacle qui s’offrait à elle, dans le salon, lui

arracha un petit cri émerveillé. Des dizaines de bouquets de roses emplissaient le salon, couvrant les tables, les fauteuils, le plancher, le manteau de la cheminée...

— Des roses pour Noël..., murmura Lucas, juste pour que tu saches à quel point je t’aime...

Il l’attira dans ses bras et répandit une pluie de baisers sur son visage radieux.

— Oh, Lucas, je t’aime aussi... Leur étreinte se resserra. — Veux-tu devenir ma femme? Je te préviens, c’est un

ultimatum, ajouta-t-il avec humour. Si tu refuses, je te retiens à vie dans cette prison dorée!

Eléonore émit un soupir de pure félicité. — Tu n’auras pas besoin de m’enfermer, Lucas. Je

brûle d’envie de passer toute ma vie à tes côtés. Avec un gémissement, elle s’abandonna au baiser

passionné de Lucas. Elle n’aurait jamais cru qu’un tel bonheur puisse exister... Soudain, la porte s’ouvrit doucement et ils se séparèrent, hors d’haleine. La petite silhouette d’Henry se profila en contre-jour. Il promena

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un regard ébahi sur la pièce remplie de roses puis fit un pas vers eux.

— Juffrouw Wistma a fait un gâteau aux amandes, annonça-t-il d’une voix joyeuse. Et je meurs de faim... Est-ce que je pourrais en manger une tranche?

Encore enlacés, Lucas et Eléonore approuvèrent à l’unisson.

— Tu peux même en manger deux tranches, si tu veux, dit Lucas. Dis à Juffrouw Wistma d’en couper deux autres pour Margaret. Et surtout, prenez votre temps pour goûter, ajouta-t-il en adressant un clin d’œil au petit garçon qui les considérait d’un air intrigué.

— Merci ! Dis, Lucas... est-ce que tu embrassais Eléonore quand je suis entré?

— Oui... Le visage d’Henry s’illumina. — Est-ce que vous allez vous marier? — Décidément, on ne peut rien te cacher, jeune

homme. — Super! s’écria le petit garçon. Est-ce que je peux le

dire à Margaret? — Bien sûr... Ce n’est un secret pour personne! Dès qu’il fut parti, Lucas reprit les lèvres d’Eléonore. — Redis-moi que tu m’aimes, Léonore chérie,

chuchota-t-il en s’écartant. Comblée, la jeune femme entrouvrit les paupières et

contempla le lit de roses qui tapissait le salon. Un sourire béat naquit sur ses lèvres.

— Je t’aime, Lucas... Je t’aime plus que tout au monde...

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JUDITH WORTHY

La clinique de l’espérance

HARLEQUIN

SÉRIE BLANCHE

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Résumé Il neige quand Joanne Courtney arrive à Interlaken et

la température est polaire. Tout comme l’accueil du Dr Daniel Peterson, le patron de la luxueuse clinique psychiatrique où elle vient d’être engagée... Joanne comprend alors très vite que sa présence est indésirable, mais il est hors de question qu'elle retourne en Angleterre!

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Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre: CONFIDENTIAL NURSE

Traduction française de Marie-Laure NUMA

© 1987, Judith Worthy. © 1995, Traduction française : Harlequin S.A.

83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 Paris — Tél. : 42 16 63 63

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1. Joanne suivit des yeux la puissante BMW bleu marine

qui venait de quitter le parking de la gare. Les derniers voyageurs du train Berne-Interlaken s’étaient dispersés. Le ronflement du moteur résonna encore un instant, puis le silence retomba sur la place faiblement éclairée par quelques réverbères.

« Du moins, si on peut appeler cela une place », songea Joanne en relevant le col de son manteau. Une cabine téléphonique à pièces, un café fermé et un panneau de signalisation planté, comme un étendard, au coin d’une longue avenue qui semblait se perdre dans la nuit, on aurait pu trouver plus accueillant.

Joanne poussa un soupir résigné. Il était grand temps qu’elle se rende à l’évidence. Elle s’était tout bonnement trompée de gare. Elle avait bien eu un bref moment d’hésitation lorsqu’elle avait vu presque tous les passagers descendre à « Interlaken West ». Seuls deux hommes d’affaires suisses étaient restés dans le wagon jusqu’à « Interlaken Ost ». Il avait fallu qu’elle suive leur exemple!

Joanne contempla l’interminable avenue qui s’ouvrait devant elle. Il devait y avoir au moins cinq kilomètres jusqu’à Interlaken West. Décidément, ce voyage prenait l’allure d’une véritable expédition. Le matin même, un mouvement de grève des cheminots avait paralysé le trafic pendant presque deux heures. Par chance, elle avait quand même réussi à atteindre Folkestone avant le départ du ferry. Mais elle avait été loin de penser qu’elle finirait son voyage à pied! Et voilà que, pour couronner le tout, il commençait à neiger. Joanne sentit des larmes d’épuisement lui picoter les yeux. Elle n’aurait jamais dû quitter Blackheath. Mais il était trop tard pour revenir en arrière. Il ne lui restait plus qu’à aller jusqu’au bout du voyage.

Quelques minutes plus tard, elle s’engageait dans l’avenue déserte. Gênée par sa lourde valise qui lui

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battait la cheville à chaque pas, elle avait l’impression de ne pas avancer. Elle dut même s’arrêter à plusieurs reprises pour masser sa paume endolorie. Le pire, c’est qu’arrivée à Interlaken West, elle ne serait pas au bout de ses peines. La personne chargée de venir la chercher à la gare avait dû repartir depuis longtemps, pensant qu’elle avait raté son train. Elle n’avait plus qu’à croiser les doigts pour que la clinique Harder-Kulm ne soit pas trop éloignée du centre-ville.

Joanne ralentit le pas. Elle aurait peut-être dû réfléchir à deux fois avant d’accepter ce nouveau poste. Elle avait voulu sortir de la routine dans laquelle elle se sentait peu à peu s’enfoncer. Mais de là à s’expatrier en Suisse!

Soudain, des phares puissants trouèrent l’obscurité. Peu après, une Mercedes gris métallisé s’arrêtait à sa hauteur. Joanne vit la vitre fumée descendre lentement. Un homme se pencha alors en travers du siège passager.

— Kann ich Ihnen helfen, Fraülein ? La voix, légèrement gutturale, résonna dans l’air vif de

la nuit. — Nein, danke, répondit Joanne en articulant avec

peine tant elle claquait des dents. Mais l’inconnu avait déjà quitté son véhicule. Vêtu

d’une veste trois-quarts en peau de mouton, qui accentuait sa carrure athlétique, et d’un pantalon de velours côtelé, il devait bien frôler le mètre quatre-vingt-dix. Il rejoignit Joanne en quelques enjambées. Des flocons de neige s’accrochaient à ses cheveux d’un noir de jais. Avec ses sourcils fournis, son nez qui semblait taillé dans de l’airain et sa bouche à la fois ferme et généreuse, son visage avait une beauté âpre. Mais le plus fascinant était encore ses yeux. Légèrement enfoncés, d’un gris indéfinissable, ils donnaient à son regard quelque chose de félin.

— Vous êtes anglaise? demanda-t-il sans même une pointe d’accent.

— Oui.

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Les yeux de l’inconnu s’arrêtèrent sur la lourde valise que Joanne tenait encore à la main.

— Vous avez été mise à la porte de votre hôtel? Joanne sentit son sang ne faire qu’un tour. Elle s’en

voulait déjà suffisamment de s’être trompée de gare, ce n’était pas pour qu’un parfait étranger vienne, de surcroît, faire de l’esprit à ses dépens.

— Très spirituel..., répliqua-t-elle sèchement. L’ombre d’un sourire effleura les lèvres de l’inconnu. — Excusez-moi. Je ne voulais pas vous blesser. Mais... — Mais j’ai l’air complètement ridicule, toute seule sur

cette route, avec une valise trop lourde pour moi, coupa Joanne. Inutile de me le dire. Je le sais!

Sa colère venait brusquement de fondre, laissant place à une profonde lassitude.

— J’aurais pu descendre à Interlaken West comme tout le monde, poursuivit-elle en grelottant. Mais non! Il a fallu que je suive l’exemple des deux seuls passagers qui restaient jusqu’au terminus. Le pire, c’est qu’à la clinique, ils doivent penser que je leur ai fait faux bond. Mais...

Joanne souleva sa valise qu’elle avait posée à terre. — ...je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela. Elle s’apprêtait à poursuivre son chemin lorsque

l’inconnu l’arrêta. — Attendez! dit-il en se postant devant elle. Vous avez

bien parlé d’une clinique, n’est-ce pas? — Oui... — Ne s’agirait-il pas de la clinique Harder-Kulm par

hasard? — Si, mais comment... — Vous devez être la nouvelle infirmière que ma mère

a engagée. Joanne ne put cacher sa surprise. — Vous êtes le fils du Dr Ahlberg-Peterson? Elle tentait de déceler un air de famille entre cet

homme qui la dominait de toute sa hauteur et la femme d’une soixantaine d’années avec laquelle elle avait eu un

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entretien, un mois auparavant à Londres, lorsqu’il lui prit sa valise des mains.

— Oui. Mais ce n’est pas vraiment l’endroit pour bavarder. Vous êtes presque gelée, dit-il en ouvrant la portière de la voiture. Montez.

Joanne s’exécuta docilement, trop lasse pour poser des questions, et s’enfonça avec un soupir d’aise dans le siège recouvert de cuir gris. La porte du coffre claqua. Quelques instants plus tard, le fils du Dr Ahlberg-Peterson se glissait derrière le volant. Sous la lueur de la veilleuse qui sculptait ses traits, il était bien plus beau encore que Joanne l’avait d’abord cru.

— Comment vous appelez-vous, déjà? demanda-t-il en fermant la portière.

— Joanne Courtney. — Ah, oui ! J’avais oublié. « Quelle courtoisie ! » ne put s’empêcher de penser

Joanne en le regardant actionner d’un geste souple le levier de vitesse. Il avait beau rouler dans une Mercedes flambant neuve et être le fils de la directrice d’une des cliniques les plus luxueuses de Suisse, ce n’était pas une raison pour se montrer aussi hautain. Mais peut-être était-ce la fatigue qui la rendait susceptible. Sans compter que s’il ne s’était pas arrêté, elle serait encore dehors, sous la neige.

— Heureusement que je suis passé par là, dit-il comme s’il avait deviné les pensées de la jeune femme. Pourquoi n’avez-vous pas pris un taxi?

— L’unique café de la gare était fermé lorsque je suis arrivée.

— Vous auriez pu utiliser la cabine téléphonique. — Il m’aurait fallu de la monnaie. Or, je n’en avais pas.

Vous devez trouver que je ne suis pas très dégourdie. — C’est vous qui le dites. Pas moi. Il n’en pensait sans doute pas moins, songea Joanne,

étonnée de sa propre réaction. Elle ne s’était certes pas montrée sous son meilleur jour, jusque-là. Mais après tout, ce n’était pas lui qui l’employait. Pourquoi se

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souciait-elle donc tant de son opinion? L’essentiel n’était-il pas qu’elle ait fait bonne impression au Dr Ahlberg-Peterson?

Joanne sourit dans la demi-pénombre. Elle avait été la première surprise lorsque la psychiatre l’avait recontactée pour lui demander si le poste l’intéressait toujours. Joanne n’avait, en effet, pas eu le sentiment d’avoir été particulièrement brillante, le jour de son entretien. Impressionnée par cette femme au regard limpide et pénétrant, elle en avait même complètement oublié le discours qu’elle avait préparé. Mais les réponses qu’elle avait fournies aux questions précises de la psychiatre avaient dû être convaincantes.

— Vous feriez mieux de vous laisser aller contre l’appuie-tête, dit soudain une voix amusée.

— Hmm ? Joanne ouvrit les yeux et constata avec horreur qu’elle

était en train de piquer du nez. Ce n’était vraiment pas ainsi qu’elle allait redorer son image! Furieuse contre elle-même, elle tenta de se concentrer sur la route.

Ils traversaient une ville, mais la neige tombait si dru que Joanne n’aperçut que le contour de quelques maisons au toit pointu. Puis ils s’enfoncèrent de nouveau dans les ténèbres, trouées seulement par la lueur des hauts réverbères.

Joanne se sentait sombrer dans une douce torpeur lorsque la voix de son compagnon la ramena au présent :

— A quelle heure êtes-vous partie de chez vous? demanda-t-il en négociant un tournant délicat.

— 7 heures du matin. — Il est presque 23 heures! Vous auriez dû arriver

beaucoup plus tôt en Suisse. — J’ai été retardée par un mouvement de grève à

Heathrow. Il laissa échapper un petit rire. — Ce n’était pas votre jour de chance. Joanne se surprit à sourire.

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— Vous pouvez le dire. Mais cela aurait été pis si vous n’étiez pas venu. C’est vraiment une coïncidence que vous soyez passé à Interlaken Ost, Herr Ahlberg-Peterson.

— Cela n’en est pas une. Lorsque je ne vous ai pas vue à la gare, j’ai tout de suite pensé que vous vous étiez trompée de station. Cela arrive assez souvent. Au fait, Ahlberg est le nom de jeune fille de ma mère. Je m’appelle juste Peterson. Daniel Peterson...

— Vous devez avoir de lointaines origines anglaises... — Pas aussi lointaines que cela. Mon père était

anglais. J’ai eu la chance de recevoir une éducation totalement bilingue. Aujourd’hui encore, je me partage entre Londres et la Suisse, où j’exerce.

— Vous êtes médecin ? — Psychiatre. La psychiatrie est un peu une affaire de

famille. La pointe d’amertume qui perçait dans la voix du

médecin surprit Joanne. — On pourrait croire que vous le regrettez. Daniel Peterson quitta un instant la route des yeux. — Ma mère ne semble pas vous avoir donné beaucoup

de détails sur votre nouvel emploi. — Elle m’a juste dit que la clinique comptait de

nombreuses célébrités parmi ses patients et que c’était la raison pour laquelle elle exigeait de son personnel la plus grande discrétion.

— Je vois... Joanne regarda le médecin d’un air perplexe. — Y a-t-il autre chose que je devrais savoir? — Je préfère laisser à ma mère le soin de vous mettre

au courant, répondit-il en levant le frein à main. Alors, seulement, Joanne se rendit compte qu’ils

venaient de se garer. Jetant un coup d’œil par la vitre, elle aperçut une haute demeure qui semblait posée sur un tapis de neige. Suspendue à l’auvent de bois qui abritait le porche, une lanterne se balançait doucement sous le vent, enveloppant l’imposante bâtisse d’une lueur

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irréelle. Avec sa façade de bois ornée d’un splendide balcon et son toit pointu où s’ouvrait une petite lucarne, elle semblait tout droit sortie d’un conte de fées.

— C’est la clinique ? demanda Joanne, étonnée. Daniel ôta sa ceinture de sécurité avec un sourire

amusé. — J’ai l’impression que ma mère a omis de vous

mentionner quelques détails. Comme le fait que vous logeriez dans notre chalet pendant votre séjour, par exemple.

— Quels sont les autres ? — Vous le saurez bien assez tôt. Pour le moment, ce

dont vous avez besoin, c’est d’une boisson chaude et d’un bon lit.

Joanne voulut insister, mais le médecin avait déjà quitté la Mercedes. Il lui ouvrit la portière passager, puis il se dirigea vers le coffre.

— Abritez-vous sous le porche, lança-t-il par-dessus son épaule. Je vous rejoins tout de suite.

Agités par le vent glacé, les flocons tombaient en rideau épais. Mais Joanne y prêta à peine attention. Elle avait beau détester la routine et la facilité, elle aimait quand même avoir une vague idée de ce qui l’attendait lorsqu’elle se lançait dans une nouvelle entreprise. Or, il était évident que le Dr Ahlberg-Peterson ne lui avait pas tout révélé. Ce poste risquait de lui réserver quelques surprises qu’elle n’était pas sûre d’apprécier.

Elle en était là de ses pensées lorsque la porte d’entrée s’ouvrit brusquement sur le Dr Ahlberg-Peterson.

— Enfin! Vous voici! s’exclama la psychiatre en s’avançant vers Joanne.

— Je suis désolée de ce contretemps, docteur Ahlberg-Peterson...

— N’y pensez plus, dit le médecin en prenant Joanne par le bras. L’essentiel, c’est que vous soyez arrivée. Entrez vite. Vous devez être frigorifiée.

Et elle entraîna la jeune femme à l’intérieur de la maison. Posé sur une commode ventrue, un grand

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bouquet de fleurs séchées accueillait les visiteurs tandis qu’un splendide tapis d’Orient contribuait, avec l’éclairage tamisé, à créer une atmosphère feutrée. Enveloppée par la douce chaleur de la pièce, Joanne étouffa un bâillement. Ce qui n’échappa pas à l’œil perspicace de la psychiatre.

— Ma pauvre enfant ! s’exclama-t-elle avec un sourire bienveillant. Vous dormez presque debout.

— Le voyage de Mlle Courtney a été plutôt mouvementé, dit Daniel qui venait de les rejoindre. Tu pourrais peut-être lui montrer sa chambre, maman. Je vais monter sa valise.

— Tu as raison. Suivez-moi, Joanne... Je peux vous appeler ainsi?

— Bien sûr, docteur Ahlberg-Peterson. — Luise. Nous nous appelons tous par nos prénoms à

la clinique. Je n’ai jamais particulièrement aimé les solennités. Par ailleurs, il me semble que cela contribue à créer un esprit d’équipe auquel les patients sont très sensibles. Mais nous n’allons pas nous mettre à parler boutique. Nous aurons largement le temps pour cela demain matin. Pour le moment, ce qu’il vous faut, c’est une bonne nuit de sommeil.

Joanne n’eut pas la force de la contredire. Elle ne rêvait plus que d’une chose : quitter ses vêtements avec lesquels elle avait voyagé pendant plus de quinze heures, prendre une douche et se glisser dans un lit douillet.

Ce qu’elle fit une vingtaine de minutes plus tard. Elle

venait à peine de rabattre la confortable couette fleurie sur elle lorsqu’on frappa à la porte de la chambre.

— Je vous apporte un peu de lait chaud, dit Luise depuis le couloir. Puis-je entrer?

— Oui... Joanne se mit sur son séant et disciplina

machinalement ses cheveux qu’elle avait dénoués. — ...Il ne fallait pas vous donner cette peine, dit-elle

lorsque la psychiatre pénétra dans la pièce.

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— Ce n’est pas très sorcier à préparer, vous savez... Luise posa un grand bol fumant sur la table de nuit — ...Mais il n’y a rien de tel pour bien dormir.

Quoique, honnêtement, je doute que vous ayez des insomnies, ce soir, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux.

Elle regagnait déjà la porte lorsqu’elle se retourna. — Je serai sans doute partie lorsque vous vous

réveillerez. Daniel vous conduira à la clinique en début d’après-midi. N’hésitez donc pas à faire la grasse matinée. Bonne nuit.

Joanne regarda la porte se refermer derrière la psychiatre. Elle avait presque du mal à reconnaître la femme qui l’avait tant intimidée le jour de son entretien. L’accueil chaleureux du Dr Ahlberg-Peterson n’aurait pu que la mettre en confiance. Pourtant, elle continuait à ressentir cette vague appréhension qu’avaient fait naître les paroles laconiques de Daniel Peterson. Mais il était inutile qu’elle se torture l’esprit, songea-t-elle en avalant une gorgée de lait chaud. Dans quelques heures, elle serait fixée.

Ses paupières se fermaient déjà lorsque des voix étouffées s’échappèrent du couloir. Daniel Peterson et sa mère parlaient en allemand. Joanne maîtrisait cependant suffisamment cette langue pour les comprendre.

— ...Elle a pourtant d’excellentes références, disait Luise.

— Certes. Mais la situation est particulièrement délicate. Je ne suis pas du tout sûr qu’elle puisse faire l’affaire. Elle m’a paru un peu flatterhaft...

La voix de Daniel Peterson s’évanouit tandis qu’il s’éloignait. Mais Joanne en avait assez entendu. Elle avait beau ne pas connaître le sens du dernier mot qu’il avait employé, elle devinait aisément qu’il ne s’agissait pas d’un compliment.

Roulant sur le côté, elle saisit son sac à main qu’elle avait posé près de la table de nuit et en sortit un mini-dictionnaire anglais-allemand. Quelques secondes plus

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tard, elle feuilletait les pages d’un doigt fébrile. Fahr... Flache... Flatterhaft. Le regard de Joanne glissa sur la traduction anglaise : « Tête sans cervelle ». La jeune femme sentit une bouffée de colère l’envahir. Ainsi, voilà ce que cet homme pensait d’elle! Tout cela parce qu’elle avait eu le malheur de confondre deux gares! Quel être rigide! Injuste!

Elle cherchait un autre qualificatif lorsque le reste de la phrase du médecin lui revint en mémoire. En quoi pouvait bien consister cette « situation délicate » dont il avait parlé? Joanne réprima un bâillement. Décidément, ce nouveau poste ne s’annonçait pas comme une partie de plaisir. Pour quelqu’un qui aimait les défis, elle était servie.

Quelques minutes plus tard, elle sombrait dans un sommeil sans rêves.

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2. Lorsque Joanne ouvrit les volets de sa chambre, le

lendemain matin, la splendeur de la vue lui coupa le souffle. Le jour venait à peine de se lever. Une lueur rosée irisait le ciel traversé çà et là par quelques lambeaux de stratus tandis qu’une chaîne de montagnes aux crêtes acérées encadrait la plaine. Couverts de sapins dont les branches ployaient sous la neige, les versants se dénudaient peu à peu avec l’altitude, tandis que les pics enneigés se dressaient vers le ciel. Soudain, le soleil surgit de derrière l’un d’eux, illuminant un lac gelé qui semblait enchâssé dans un écrin de neige.

Un sourire ravi effleura les lèvres de Joanne. Elle avait toujours aimé la Suisse. Jusque-là, sa destination favorite avait été la région de Davos où elle était souvent allée skier. C’était son premier séjour dans l’Oberland bernois et elle était déjà impatiente d’explorer ce paysage grandiose.

Certes, elle n’était pas en Suisse pour faire du tourisme. Mais le cadre serait toujours plus agréable que la banlieue triste de Londres où elle travaillait depuis la fin de son stage. Cela faisait déjà plusieurs mois qu’elle envisageait de quitter le Barmouth Psychiatrie Hospital et de donner un nouveau tour à sa vie. Aussi n’avait-elle pas hésité une seconde lorsqu’elle avait lu l’annonce du Dr Ahlberg-Peterson dans une revue médicale spécialisée. Le temps de photocopier ses diplômes, d’établir un curriculum vitæ précisant, entre autres, sa bonne connaissance de l’allemand, et elle envoyait son dossier, un peu comme une bouteille à la mer. Et le rêve avait fini par se réaliser. Joanne admira encore une fois la vue magnifique qui s’offrait à elle. Une page de sa vie s’était tournée. Elle allait maintenant devoir prendre un nouvel envol. Loin de Luke.

Elle avait mis longtemps avant de se résoudre à accepter la réalité. L’homme avec qui elle avait cru pouvoir, un jour, fonder un foyer l’avait tout simplement

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oubliée. Le regard de Joanne se voila tandis qu’elle revoyait le séduisant golden boy qui avait su enflammer son cœur. Elle avait vécu un rêve jusqu’au moment où il lui avait appris qu’il partait travailler pendant deux ans dans un célèbre cabinet d’avocats new-yorkais. Il lui avait demandé de tout quitter pour le suivre. La tentation avait été grande. Mais Joanne avait fini par refuser. Son père avait encore trop besoin d’elle, à l’époque. Terriblement affecté par la mort de son épouse, cinq ans auparavant, il avait sombré dans une profonde dépression dont il commençait à peine à se remettre. Joanne ne s’était pas senti le droit de l’abandonner. Luke avait bien insisté. Mais elle avait tenu bon, et ils s’étaient promis de se marier dès qu’il rentrerait à Londres. Depuis, plus de deux ans étaient passés. Les lettres de Luke, d’abord passionnées et presque quotidiennes, s’étaient peu à peu faites plus rares et plus impersonnelles. Puis il avait totalement cessé d’écrire.

Refusant d’admettre que tout était fini entre eux, Joanne avait essayé de renouer une dernière fois le contact. Le remariage de son père avec Terri lui en avait fourni l’occasion. Elle avait ainsi accompagné le faire-part d’une longue lettre dans laquelle elle expliquait à demi-mot qu’elle était désormais libre et que rien ne la retenait plus à Londres. Mais Luke n’avait même pas daigné répondre.

Joanne n’avait bientôt plus supporté de vivre dans ce décor qui avait, un moment, abrité leur bonheur. La clinique Harder-Kulm lui avait offert le changement auquel elle aspirait tant. Mais il avait encore fallu convaincre Terri que ce n’était pas à cause d’elle qu’elle s’exilait. Certes, la jeunesse de sa future belle-mère avait décontenancé Joanne le jour où son père la lui avait présentée. Mais cela n’avait duré que quelques secondes. Elle avait ensuite tout mis en œuvre pour que Terri se sente totalement à l’aise. Elles avaient ainsi très vite sympathisé. Ce qui n’avait pourtant pas empêché Terri de recouvrer une dernière fois le complexe de l’intruse

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lorsque Joanne avait annoncé qu’elle partait travailler en Suisse.

Un coup frappé à la porte tira Joanne de ses pensées. — Herein! cria-t-elle. Une femme d’une cinquantaine d’années pénétra dans

la pièce, un plateau dans les mains. Vêtue d’une robe chasuble noire, le visage dénué de tout maquillage, elle portait un chignon strict qui lui donnait un air sévère.

— Guten Morgen, dit-elle d’une voix impersonnelle tandis que ses yeux vifs détaillaient rapidement Joanne.

— Guten Morgen. Toujours en allemand, Joanne se mit à poser quelques

questions générales sur le temps de la région. L’employée s’autorisa alors un sourire avant de répondre dans un dialecte germano-suisse que Joanne ne comprit qu’à moitié. Mais la glace était brisée.

— Etes-vous das Haushälterin ? demanda Joanne. — Ja! Je suis au service du Dr Ahlberg-Peterson

depuis plus de vingt ans, répondit l’employée visiblement fière de ses connaissances en anglais. Je suis Fräulein Müller. Demain, ce sera Elke qui vous apportera das Frühstück. C’est son jour de congé, aujourd’hui.

Elle allait se retirer lorsque Joanne la rappela : — Le Dr Ahlberg-Peterson est-il déjà parti? — Non. Frau Luise est encore dans son bureau. Mais

elle a insisté pour que vous ne vous pressiez pas. Soucieuse de donner enfin une bonne impression,

Joanne but son café à la hâte, touchant à peine aux deux croissants qui l’accompagnaient ainsi qu’au jus d’orange. Puis elle prit une douche et se glissa dans une robe de jersey de laine verte assortie à la couleur de ses yeux. Elle brossa alors soigneusement ses cheveux châtains, les retint par deux peignes d’écaille et partagea sa frange en deux pour découvrir son front. Le temps ensuite d’appliquer une touche de rouge orangé sur ses lèvres, un soupçon de mascara sur ses cils, et elle était prête.

Joanne s’étudia une dernière fois dans le miroir de la grande armoire de teck. Elégante et décontractée, sa robe

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mettait en valeur sa fine silhouette et rehaussait l’éclat de son teint. D’ordinaire, elle se sentait toujours à l’aise dans cette tenue. Mais, aujourd’hui, l’estomac noué, elle ne cessait de repenser à l’épithète peu flatteur dont l’avait gratifiée Daniel Peterson.

Elle ne pouvait cependant pas rester ainsi terrée dans sa chambre! Ouvrant la porte, elle gagna l’escalier qu’elle descendit d’un pas qui se voulait assuré. Une odeur de pin et de cèdre flottait dans l’air. A la lumière du jour, Joanne découvrit des détails qui lui avaient échappé la veille. Ainsi, ces deux tableaux accrochés entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Les goûts de Joanne la portaient davantage vers la peinture figurative. Mais les couleurs éclatantes et l’admirable composition de ces œuvres abstraites retinrent son attention. L’artiste qui les avait peintes devait avoir une forte personnalité.

Elle s’apprêtait à franchir les dernières marches qui la séparaient du rez-de-chaussée lorsqu’elle s’arrêta net. Debout au pied de l’escalier, une très jeune femme l’observait. Ses cheveux noir corbeau tombaient en cascade sur ses épaules, soulignant son teint diaphane. A voir son jean qui avait sans doute connu des temps meilleurs et son sweat-shirt bleu délavé, on devinait qu’elle n’accordait pas une grande importance à sa tenue. Ce qui n’ôtait rien à sa beauté. Avec ses traits fins et délicats, ses yeux aigue-marine bordés de longs cils noirs, elle avait un visage de madone. Il n’y manquait que la douceur, songea Joanne, impressionnée par l’absence totale d’expression de la jeune femme.

— Guten Morgen, dit Joanne en accompagnant ses paroles d’un sourire aimable.

Ces civilités laissèrent l’inconnue de glace. — Que faites-vous ici? demanda-t-elle d’un ton abrupt. — Je suis Joanne Courtney. Le Dr Peterson m’a... — Je vois! Vous êtes une des nombreuses petites

amies de Daniel.

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— Absolument pas! Je suis infirmière et j’ai été engagée pour travailler à la clinique Harder-Kulm! Et vous, qui êtes-vous?

— Bonjour, mademoiselle Courtney... Joanne sursauta comme prise en faute en

reconnaissant la voix de Daniel Peterson. Près de la porte d’entrée, il enveloppait les deux jeunes femmes d’un regard indéchiffrable.

— Je vois que vous étiez sur le point de faire connaissance, dit-il en s’avançant vers elles. Mademoiselle Courtney, je vous présente ma sœur, Marie-Claire Valli.

Ce nom parut vaguement familier à Joanne. Mais elle ne parvint pas à déterminer pourquoi. Déjà, Daniel poursuivait les présentations :

— ...Marie-Claire, voici Joanne, qui est notre nouvelle infirmière.

— Bien sûr ! dit la jeune femme avec un sourire ironique.

Elle roula les manches de son sweater tandis que son regard glissait tour à tour sur son frère et sur Joanne.

— Au moins, elle est plus jolie que les autres! lança-t-elle avant de tourner les talons, les plantant là.

Joanne vit les mâchoires de Daniel se crisper. Mais elle ne fit aucun commentaire. Lui non plus, d’ailleurs.

— Avez-vous pris votre petit déjeuner? demanda-t-il d’une voix totalement maîtrisée.

— Oui. Votre gouvernante me l’a monté dans ma chambre. J’en ai profité pour pratiquer un peu mon allemand. Mais j’avoue que j’ai quelques difficultés avec le dialecte germano-suisse.

— Ce n’est pas vraiment un problème, car nous parlons anglais la plupart du temps.

Daniel jeta un bref coup d’œil sur sa montre. — Ma mère va partir pour Lucerne dans une vingtaine

de minutes. Elle ne voulait pas qu’on vous réveille. Mais puisque vous êtes là, autant passer la voir. Elle vous donnera ainsi quelques explications supplémentaires sur

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le travail qui vous attend. Je vais vous conduire jusqu’à son bureau.

Joanne suivit le médecin sans un mot. Il était clair que l’heure des mondanités était terminée. Ils longèrent un large couloir tapissé de toile de jute vert amande qui se mariait à merveille avec le parquet et les portes de chêne clair. Daniel s’arrêta devant l’une d’elles et frappa un coup avant de s’effacer pour laisser entrer Joanne.

Assise devant un long bureau d’acajou, Luise feuilletait une revue médicale qu’elle abandonna aussitôt en apercevant la jeune femme.

— Bonjour, ma chère enfant! s’exclama-t-elle en se levant.

Avec son tailleur ivoire admirablement coupé, son chignon-coque et son maquillage discret qui mettait en valeur la régularité de ses traits, elle offrait l’image d’une maîtresse femme habituée à prendre rapidement des décisions. Mais son sourire fut aussi chaleureux que la veille.

— Je ne m’attendais pas que vous soyez aussi matinale, dit-elle en prenant les mains de Joanne dans les siennes. Comment vous sentez-vous? Plus reposée, j’espère.

— Oui. Je récupère toujours très rapidement. — A la bonne heure... La psychiatre désigna le fauteuil de cuir bordeaux qui

se trouvait devant le bureau. — ...Asseyez-vous, je vous en prie. Daniel débarrassa une chaise de la pile de revues qui

l’encombrait et l’approcha du siège de Joanne. — J’ai pensé que tu pourrais peut-être expliquer plus

précisément à Mlle Courtney en quoi va consister sa tâche, dit-il à sa mère. Elle a déjà fait la connaissance de Marie-Claire.

— Je vois... Luise regagna sa place à pas lents. Se calant sur son

siège, elle regarda alors Joanne droit dans les yeux.

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— Avant de vous décrire la nature exacte de votre travail, j’aimerais vous répéter à quel point l’intrusion de journalistes dans la vie privée des patients atteints de troubles névrotiques peut compromettre une guérison déjà difficile à obtenir. Soucieuse d’éviter toute indiscrétion, même involontaire, j’ai donc décidé de laisser certains points dans l’ombre, le jour de votre entretien. J’ai ainsi délibérément omis de vous préciser un détail important...

Joanne retint son souffle, partagée entre l’impatience et l’appréhension.

— Parmi tous les patients dont vous aurez la charge, l’une m’est particulièrement chère puisqu’il s’agit de ma fille, poursuivit la psychiatre, d’un ton las.

Joanne la dévisagea avec surprise. — Marie-Claire ? — Oui. Son agressivité ne vous a sans doute pas

échappé. Elle n’a pourtant pas toujours été ainsi. Il y a encore un an, c’était une jeune fille insouciante et gaie comme on l’est à vingt ans. Mais depuis l’accident qui a coûté la vie à Paolo, sa personnalité a totalement changé. Paolo était son mari. Il s’est tué lors d’un grand prix de formule 1.

Un voile se déchira dans l’esprit de Joanne. Elle savait à présent pourquoi le nom de famille de Marie-Claire lui avait paru familier.

— Ne s’agirait-il pas de Paolo Valli? demanda-t-elle malgré elle.

Daniel la regarda avec étonnement. — Seriez-vous une fan des circuits automobiles? — Pas vraiment, mais il m’arrive de regarder la

télévision. Comme des milliers de téléspectateurs, Joanne avait

vu et revu les images de l’accident pendant au moins trois jours ainsi que le visage ravagé d’une toute jeune femme, incapable de contenir sa douleur devant les journalistes.

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— Quelque chose s’est brisé en Marie-Claire, le jour de la mort de Paolo, reprit Luise d’une voix où perçait une profonde tristesse. Ils étaient si amoureux l’un de l’autre... Paolo n’était pas ce play-boy que la presse aimait voir en lui. Certes, il était loin d’avoir vécu comme un moine avant son mariage. Il ne se passait pas quinze jours sans qu’il fît la une de la rubrique mondaine des journaux à sensation. C’est même la raison pour laquelle Daniel et moi, nous nous sommes longtemps opposés à ce que Marie-Claire l’épouse. Mais il nous a bien fallu reconnaître qu’il avait totalement changé d’attitude une fois marié. Il n’y avait qu’à les voir ensemble pour comprendre qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Leur bonheur n’aura hélas duré qu’un an.

Luise Ahlberg-Peterson s’était légèrement tassée. Mais elle se redressa soudain.

— Depuis le drame, Marie-Claire s’est murée en elle-même. Elle a bâti une sorte de forteresse qui l’isole des autres et surtout de nous. Lorsque, par hasard, elle sort de son mutisme, c’est pour nous reprocher la mort de Paolo. Ce serait trop long à expliquer ici. Disons seulement qu’elle ne nous a jamais vraiment pardonné d’avoir voulu empêcher leur mariage. Le décès de Paolo a transformé ce ressentiment en une véritable paranoïa. Elle est persuadée que nous lui voulons du mal. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle se rend odieuse avec toutes les infirmières à domicile que j’engage dans l’espoir de la sortir de son marasme. Elle est persuadée que ce sont les petites amies de Daniel.

— Peut-être devrait-elle changer de cadre de vie et partir dans une maison de repos? suggéra Joanne.

— Elle refuse d’en entendre parler. Vous êtes notre dernière planche de salut, si je peux me permettre cette comparaison. Vous êtes à peu près du même âge que Marie-Claire, ce qui vous permettra, je l’espère, de briser plus facilement cette cuirasse dont elle s’entoure. Elle ne doit, bien sûr, pas se douter de la raison de votre

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présence ici. C’est pour cela que, officiellement, vous travaillerez à la clinique.

— Elle risque quand même de trouver étrange que j’habite sous votre toit.

— C’est évident! s’exclama Daniel avec un mouvement d’humeur. Ma mère veut lui faire croire qu’il n’y a pas de logement vacant à la clinique. Mais Marie-Claire n’est pas idiote! Elle sait très bien que la plupart des infirmières habitent en ville et que nous avons au moins trois studios libres.

Luise laissa échapper un soupir de lassitude. — J’en suis consciente, Daniel. Mais nous ne pouvons

pas baisser les bras. Essaie donc de me comprendre. La détresse de la psychiatre ne laissa pas, de toute

évidence, son fils indifférent, car son visage se radoucit. — Fais ce qui te semble le mieux. Le Dr Ahlberg-Peterson regarda Joanne avec un pâle

sourire. — Même les psychiatres ne réussissent pas à rester

sereins dans certaines situations. Mais revenons à vous. Si par malheur mon plan échouait, il est évident que vous n’en subirez aucun préjudice. Vous continuerez à travailler à la clinique tout en recevant le même traitement qu’auparavant.

Daniel intervint une nouvelle fois. — Il faudrait peut-être commencer par demander à

Mlle Courtney si elle accepte toujours le poste, compte tenu de la situation.

Il planta son regard dans celui de Joanne. — Vous êtes parfaitement en droit de refuser. C’était sans doute ce qu’il attendait d’une « tête sans

cervelle », songea Joanne. Mais justement, elle n’en était pas une. L’hostilité que Marie-Claire avait manifestée à son égard prenait un sens, à présent. C’était comme un appel à l’aide auquel elle se sentait capable de répondre.

— Je serai heureuse d’aider Marie-Claire, dit-elle d’une voix très calme. Aussi délicate que puisse être cette tâche.

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Daniel n’insista pas, mais Joanne devina qu’elle n’avait pas réussi à le convaincre. En revanche, Luise ne cacha pas son soulagement.

— Merci de tout cœur d’avoir accepté. Vous êtes notre dernier espoir, Joanne.

Elle lança un bref regard à son fils, comme si elle cherchait son soutien. Mais le visage de Daniel resta de marbre.

— Tu risques d’arriver en retard à Lucerne, dit-il seulement.

Luise consulta sa montre et se leva. — Tu as raison... Elle s’avança vers Joanne qui l’avait imitée. — Ce sera bientôt le premier anniversaire de la mort

de Paolo. La presse risque de faire preuve d’un regain d’intérêt pour Marie-Claire, ce qui ne pourrait que la déstabiliser davantage.

— Ne vous inquiétez pas. Vous pouvez compter sur mon entière discrétion.

Luise pressa la main de Joanne d’un geste reconnaissant.

— Je vais devoir vous laisser à présent. Daniel vous conduira à la clinique et vous présentera à Esther. Esther Madigan est notre infirmière en chef et mon bras droit, en quelque sorte. Du moins, pour les tâches administratives, car en ce qui concerne la partie purement médicale, Daniel et Bernard partagent avec moi la responsabilité des décisions.

Joanne n’essaya même pas de savoir qui était ce « Bernard ». Un seul nom avait retenu son attention. Ainsi, elle allait devoir faire équipe avec Daniel Peterson. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette perspective ne l’enchantait guère.

Le médecin dut le deviner, car il précisa aussitôt : — Je ne travaille qu’à mi-temps à Harder-Kulm. J’ai

en effet un cabinet à Berne qui m’occupe trois jours par semaine. Le reste du temps, vous aurez affaire au Dr Bernard Schmid.

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Tout en parlant, il s’était approché de la porte. Il se tourna alors vers sa mère.

— Je vais te chercher la voiture. Et il disparut dans le couloir. Luise secoua la tête en

soupirant. — Ne vous inquiétez pas si Daniel semble un peu

opposé à votre présence ici. L’échec répété de nos initiatives commence à le décourager. Mais, quoi qu’il puisse dire, soyez assurée que vous pourrez compter sur mon soutien le plus total.

« C’est au moins cela », songea Joanne un peu plus tard, tandis que Daniel gardait les yeux fixés sur la route. Il n’avait pas desserré les dents une seule fois depuis qu’elle était montée dans la Mercedes. Joanne réprima un soupir. Elle aurait fort à faire pour qu’il finisse par l’accepter.

La clinique Harder-Kulm était située sur une petite

colline au pied de laquelle s’étirait le lac que Joanne avait aperçu depuis sa fenêtre. Entourée de sapins majestueux qui la dérobaient au regard des curieux, elle tenait plus de l’hôtel de luxe que de l’établissement hospitalier. Les chambres, meublées avec goût, étaient spacieuses et claires. Certaines avaient même des allures de suite avec leur petit boudoir contigu. Des lithographies donnaient une touche raffinée à l’ensemble tandis qu’un confortable salon, deux salles de jeu et une bibliothèque incitaient à la convivialité.

L’uniforme étant formellement proscrit, un observateur peu attentif aurait même pu penser qu’il n’y avait pas d’infirmières. Jeune et dynamique, l’équipe médicale était pourtant bien présente. En l’espace de dix minutes, Joanne fit la connaissance de presque tout le personnel de jour.

Il ne lui restait plus qu’à rencontrer Esther Madigan. L’infirmière en chef étant occupée, Daniel proposa à Joanne d’accomplir le tour du propriétaire. Tâche dont il s’acquitta à la perfection, allant même jusqu’à lui

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montrer le panorama magnifique qu’on avait depuis le deuxième étage.

— Le lac de Thoune est particulièrement beau au printemps lorsque ses rives se couvrent d’iris sauvages et de genêts, dit-il en s’approchant de la grande baie vitrée.

Joanne jeta un regard distrait vers le lac gelé. Elle avait signé un contrat d’un an. Mais le printemps était encore loin. Daniel s’arrangerait peut-être pour la renvoyer dans ses foyers avant même la fin de l’hiver.

L’arrivée d’une femme imposante arracha Joanne à ses pensées. Très grande, elle était de surcroît juchée sur de hauts escarpins bleu azur assortis à sa robe. Son chignon sophistiqué et maintenu en place par une forte quantité de laque contribuait à allonger encore sa silhouette. Ses cheveux étaient déjà presque entièrement blancs. Pourtant, elle ne devait pas avoir plus de quarante ans.

Elle tendit à Daniel une main chargée de bijoux sur laquelle il s’inclina respectueusement. Suivit alors un long monologue en allemand. Acquiesçant de la tête avec un sourire poli, Daniel s’autorisa parfois un « certes » ou un « évidemment » jusqu’au moment où il put enfin placer un mot :

— Comtesse, permettez-moi de vous présenter notre nouvelle infirmière, Joanne Courtney. Elle arrive d’Angleterre.

L’aristocrate poussa un soupir théâtral. — Ah! L’Angleterre! Londres! Je n’en garde que des

souvenirs heureux. Covent-Garden, Tower Bridge... Le grincement d’un chariot l’arrêta net. — Je crois que c’est l’heure de la collation, dit aussitôt

Daniel. J’espère que vous ne nous en voudrez pas, comtesse, mais Mlle Courtney et moi allons vous laisser. Nous devons encore discuter de certains points...

— Bien sûr! Faites donc, mon cher. Quant à moi, je vais me restaurer un peu.

Et elle s’éloigna, accompagnée d’un bruissement de soie.

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Daniel se tourna vers Joanne. — Nous allons prendre notre café dans mon bureau, si

vous voulez. Nous y serons plus tranquilles. Quelques instants plus tard, il introduisait la jeune

femme dans une pièce de belle proportion. Avec sa grande bibliothèque qui occupait tout un pan de mur, son bureau marron aux lignes épurées, ses deux fauteuils de cuir vert bouteille et ses tableaux de Klee accrochés au mur, elle était à la fois fonctionnelle et reposante.

Daniel invita Joanne à s’asseoir, puis il pressa l’une des touches de l’interphone posé sur un coin du bureau.

— Pouvez-vous demander à Bernard de venir me voir, s’il est libre? Merci.

Il se dirigea ensuite vers une petite table sur laquelle étaient posées une grande Thermos en aluminium et quelques tasses.

— C’est le troisième séjour de la comtesse dans notre établissement, dit-il en procédant au service. Nous lui avons déjà fait subir deux cures de désintoxication, mais il suffit d’un rien pour qu’elle sombre de nouveau dans l’alcool. J’espère que, cette fois, nous réussirons à lui ôter définitivement le goût du scotch. Elle était chanteuse d’opéra. Peut-être l’avez-vous reconnue?

— Son visage me semblait familier. Mais je n’arrivais pas y associer un nom. Je dois avouer que je ne fréquente pas les salles d’opéra aussi souvent que je le voudrais.

— De toute façon, vous auriez eu peu de chance de voir la comtesse, ces dernières années, dit Daniel en tendant une des tasses à Joanne. L’alcool n’est pas le meilleur moyen de redonner un nouveau départ à une carrière sur le déclin. Ah! Voici Bernard!

La porte venait de s’ouvrir sur un jeune homme blond. — Tu voulais me voir, Daniel, dit-il, légèrement

essoufflé. — Oui. J’aimerais te présenter notre nouvelle

infirmière, Joanne Courtney. Joanne, voici mon collègue, Bernard Schmid.

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Avec sa veste de tweed protégée aux coudes par des pièces de cuir marron, son jean délavé et son pull à col cheminée gris, le nouveau venu ressemblait plus à un étudiant en médecine qu’à un spécialiste. Joanne lui tendit spontanément la main.

— Enchantée. — Pas autant que moi, Fräulein, dit-il en gratifiant la

jeune femme d’un baisemain. Cette familiarité ne fut sans doute pas du goût de

Daniel, dont le visage s’assombrit. — J’ai montré la clinique à Joanne, dit-il en

remplissant une troisième tasse. Mais je n’ai pas eu le temps de lui parler des patients. Je te laisse le soin de lui communiquer les dossiers.

Le regard de Bernard s’illumina. — Rien ne pourrait me faire plus plaisir. Se tournant vers Joanne, il parut totalement oublier

son collègue. — Qu’est-ce qui a bien pu vous pousser à quitter

l’Angleterre pour notre beau pays? Car vous êtes anglaise, n’est-ce pas?

— C’est exact. En fait, j’avais envie de partir à l’étranger depuis quelque temps. Par ailleurs, j’adore le ski!

— Dans ce cas, nous veillerons à ce que vous ne manquiez pas d’entraînement. N’est-ce pas, Daniel?

Le médecin éluda la question. — Comment va Anna? demanda-t-il après avoir bu

une gorgée de café. — Anna ? Bernard abandonna Joanne visiblement à contrecœur. — Elle présente encore quelques signes de dyskinésie.

Mais dans l’ensemble, elle réagit assez bien à l’allégement de son traitement.

Les deux hommes s’engagèrent alors dans une discussion technique sur les effets secondaires de l’abus d’anxiolytiques. Joanne les écoutait avec attention tout

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en sirotant son café lorsque Bernard lui lança un regard gêné.

— J’ai peur que nous ne vous ayons laissée à l’écart. Joanne le rassura d’un sourire. — Cette conversation a été très instructive. Si j’ai bien

compris, votre patiente souffre de séquelles dues à un usage abusif de tranquillisants.

— Exactement. Nous sommes obligés de diminuer très progressivement les doses car elle est parvenue à un tel degré d’accoutumance que nous risquerions de provoquer un phénomène de manque si nous brûlions les étapes. Son cas relève presque de la toxicomanie. Mais elle n’est pas la seule. La plupart de nos patientes sont hospitalisées pour un problème similaire. Nous avons bien sûr aussi des anorexiques, des alcooliques et des dépressifs de toutes sortes.

* * *

Joanne s’en rendit compte un peu plus tard, en consultant les dossiers qu’Esther Madigan avait mis à sa disposition.

Grande, de type nordique, l’infirmière en chef avait un visage sympathique et un regard franc. Elle avait travaillé plusieurs années en Angleterre et parlait anglais à la perfection.

— Je n’ai pas grand mérite, dit-elle comme Joanne la complimentait. Tout le personnel est bilingue ici. C’est une nécessité absolue dans un établissement qui accueille une clientèle aussi cosmopolite que la nôtre.

Joanne prit un air faussement navré. — Moi qui pensais avoir trouvé l’occasion d’améliorer

mon allemand... — Oh! Vous ne manquerez pas de le pratiquer. Si vous

avez des notions de français, d’italien et d’espagnol, ce sera même encore mieux!

La sonnerie du téléphone retentit soudain. Reprenant aussitôt son sérieux, Esther décrocha.

— Oui... Merci, Gerda.

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L’instant d’après, elle reposait le récepteur et se levait. — Le Dr Peterson a besoin de moi en salle de soins.

Voulez-vous m’accompagner ou préférez-vous continuer à lire les dossiers?

Joanne se mit aussitôt debout. — Je vous suis. S’agit-il d’un patient dont j’ai déjà lu le

dossier? — Je ne pense pas car son nom est à la fin de

l’alphabet... Esther ferma la porte de son bureau à clé. — Geoffrey... Je n’ai pas encore eu le temps de vous le

dire, mais, mis à part certaines exceptions comme la comtesse, la plupart de nos patients préfèrent que nous les appelions par leur prénom... Pour en revenir à Geoffrey, il s’agit d’un cadre supérieur dans une grande entreprise. C’est un véritable bourreau de travail, au détriment malheureusement de son équilibre psychique. Il souffre ainsi périodiquement de graves crises de mélancolie à tendance suicidaire, qui exigent une hospitalisation. Pour couronner le tout, il ne tolère aucun des traitements médicaux classiques. Nous sommes donc contraints de recourir à la méthode des électrochocs. Daniel est peu favorable à cette thérapeutique. Mais elle est parfois la seule dont nous disposions. Nous ne l’employons que dans les cas de non-tolérance aux médicaments, et sous condition de l’accord du patient. Tout se passe, bien sûr, sous anesthésie générale et décontractant musculaire de telle sorte que les effets secondaires sont réduits.

Geoffrey était déjà endormi lorsque les deux jeunes femmes pénétrèrent dans la salle de soins où flottait une tenace odeur d’éther. Daniel et un homme brun de petite taille achevaient de placer les électrodes sur le côté droit de son crâne.

— Vous avez eu raison de venir, Joanne, dit le médecin. Vous connaîtrez ainsi toute l’équipe. Je vous présente Alain Lagrange, notre anesthésiste.

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Celui-ci adressa un sourire chaleureux à la jeune femme tout en continuant sa tâche.

— Vous connaissez déjà Gerda Volker, poursuivit Daniel.

— En effet. C’était même la première personne dont Joanne avait

fait la connaissance en arrivant. L’infirmière l’avait toisée de la tête aux pieds, puis elle avait marmonné quelques vagues paroles avant de tourner les talons.

Légèrement en retrait, Joanne observa la jeune femme à la dérobée. De taille moyenne, les cheveux noirs et fournis, elle aurait pu être jolie si elle avait essayé d’abandonner son air maussade.

Mais le regard de Joanne se portait déjà vers une autre cible. C’était la première fois qu’elle voyait Daniel à l’œuvre. La concentration qu’elle pouvait lire sur son visage le rendait encore plus beau. Les yeux de la jeune femme glissèrent lentement jusqu’aux mains du psychiatre. Des mains habiles, longues et racées. Des mains sensuelles qui devaient connaître tous les secrets qui enflamment les sens et vous font perdre la tête.

Joanne rougit violemment, choquée par le tour vagabond qu’avaient pris ses pensées. Elle ne réussit pourtant pas à discipliner les battements désordonnés de son cœur. Et cette odeur d’éther qui rendait l’atmosphère irrespirable! Il devait bien y avoir une bouche d’aération. Mais elle n’eut même pas le temps de la trouver, car les murs se mirent soudain à tourner, et elle tomba lourdement sur le sol carrelé.

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3. Joanne but une gorgée de thé et poussa un soupir

excédé. — S’évanouir au beau milieu d’un soin! Ça fait

vraiment bel effet pour une infirmière! Quelle honte! Esther la regarda avec un sourire indulgent. — Ce n’est pas la fin du monde. Vous avez sans doute

fait une crise d’hypoglycémie. Aviez-vous pris un petit déjeuner copieux?

— Il aurait pu l’être, mais je reconnais que je l’ai un peu escamoté. Je n’avais pas beaucoup mangé hier non plus. Mais quand même! Daniel doit avoir une belle opinion de moi, maintenant.

— Il a fait preuve d’une grande sollicitude, si cela peut vous rassurer. Il vous a soulevée dans ses bras et vous a délicatement posée sur l’un des lits d’examen. Gerda en était verte de rage.

Esther prit une mine de conspiratrice. — Je la soupçonne d’avoir un petit faible pour ce cher

Daniel. Entre nous, c’est bien compréhensible car il est très séduisant, vous ne trouvez pas?

Joanne rosit imperceptiblement tandis que les pensées qui avaient précédé de quelques secondes son évanouissement lui revenaient en mémoire.

— Il aurait pu être Apollon en personne, je ne m’en serais même pas aperçue tant j’étais fatiguée, hier, dit-elle, proférant son mensonge sans se troubler.

Esther émit un petit sifflement amusé. — Je comprends maintenant ce qu’on appelle le

flegme britannique. A cet instant, Gerda pénétra dans la pièce. — Daniel voudrait que vous le rejoigniez dans la

chambre de Geoffrey. — J’y vais tout de suite. Puisque vous êtes là, pourriez-

vous montrer à Joanne où se trouve la cantine? Il est déjà midi passé.

Gerda s’exécuta avec sa morosité habituelle.

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— Ça va mieux? demanda-t-elle pourtant à Joanne lorsqu’elles se retrouvèrent dans le couloir.

— Oui, merci. Je ne sais vraiment pas ce qui m’est arrivé.

— C’est peut-être l’effet du Dr Peterson ? Gerda avait prononcé cette dernière phrase en

allemand. Un instant, Joanne crut qu’elle plaisantait. Mais l’air buté de l’infirmière parlait de lui-même. Joanne prit le parti de l’ignorer. Adoptant la langue maternelle de Gerda, elle répondit d’un ton pince-sans-rire :

— Je n’y avais pas pensé. Mais maintenant que vous me le dites, ce n’est pas impossible, ma foi. Rassurez-moi, cela arrive souvent, j’espère?

Gerda lui lança un regard perplexe avant de hausser les épaules avec humeur. Elle était de toute évidence totalement fermée à l’humour.

Le déjeuner aurait même été d’un ennui mortel si Bernard n’était venu partager leur table.

— Je ne pouvais pas trouver meilleure compagnie! s’exclama-t-il avec un sourire qui enveloppa les deux jeunes femmes.

Mais ce fut en face de Joanne qu’il s’assit. — Parlons peu, parlons bien! Quels sont vos jours de

congé? Joanne éclata de rire. — Je n’en ai pas la moindre idée! Je viens à peine

d’arriver, vous savez. — C’est vrai. Chaque chose en son temps. Mais vous

me tiendrez au courant. Je m’arrangerai pour que nous ayons au moins un jour commun. Je tiens absolument à vous faire découvrir la Gloria Piz. A mon avis, c’est la plus belle piste de la région. Quand avez-vous skié pour la dernière fois?

— Il y a environ un an. Aussi ai-je peur d’être très « rouillée ».

— Qu’est-ce que veut dire ce mot? demanda Gerda en allemand.

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— C’est une expression un peu familière pour désigner quelqu’un qui manque d’entraînement.

Gerda n’accorda qu’une oreille distraite aux explications de Joanne. Sans doute avait-elle tout simplement voulu rappeler sa présence. Contrariée, Joanne décida de poursuivre la conversation en allemand. Mais Bernard ne tarda pas à s’éclipser, rappelé au devoir par son bipeur.

— Il ne vous a pas fait vous évanouir, lui, dit Gerda, pincée.

Joanne fut bien tentée de la remettre vertement à sa place, mais ç’aurait été entrer dans son jeu. L’ironie était une bien meilleure arme.

— Force de volonté et maîtrise de soi! Voilà le secret! déclara-t-elle en s’obligeant à ne pas sourire.

Gerda termina son fromage blanc sans un mot. Puis elle allégua un coup de téléphone à donner et partit d’un pas raide.

Lorsque Joanne retourna dans le bureau d’Esther,

vingt minutes plus tard, l’infirmière en chef était déjà au courant de l’invitation de Bernard.

— Je sais bien que cela ne me regarde pas, dit Esther après une courte hésitation. Mais soyez prudente. Bernard est un garçon très attachant. Malheureusement, pour lui « amour » ne rime jamais avec « toujours ».

Une lueur malicieuse brilla dans les yeux de Joanne. — Il m’a simplement invitée à skier, vous savez. — Certes, mais soyez quand même vigilante. Il ne

parle jamais beaucoup de lui. Cependant, j’ai cru comprendre qu’il avait vécu une passion malheureuse, il y a quelques années. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il butine les jolies fleurs qui s’offrent à lui sans jamais s’engager. Gerda et quelques autres l’ont découvert à leurs dépens.

— Gerda? Je croyais qu’elle avait un faible pour Daniel.

Esther poussa un soupir comique.

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— A vrai dire, elle tombe amoureuse de tous les hommes qui ont une situation assez confortable. Ce qui l’intéresse surtout, c’est leur portefeuille.

— Je ne la voyais pas ainsi... — Parce que vous ne la connaissez pas encore. Elle a

des goûts de luxe qui s’accordent mal avec le salaire d’une infirmière. Aussi n’a-t-elle qu’un but : épouser un homme riche et cesser de travailler. Elle ne s’en cache pas, d’ailleurs. Du moins, lorsqu’elle daigne descendre de sa tour d’ivoire pour nous parler. Mais oublions un peu Gerda. J’ai préparé le chariot de médicaments de l’après-midi, il ne reste plus qu’à les distribuer. Vous venez?

— Bien sûr ! Elles commencèrent par Marianne, un top model

français. Victime d’un surmenage, deux mois auparavant, la jeune femme avait avalé un tube de somnifères avant de téléphoner aux pompiers, paniquée par son geste.

— Elle a fait un bref séjour à l’hôpital, expliqua Esther lorsqu’elles la quittèrent. Elle est en quelque sorte en convalescence chez nous. En fait, il s’agit surtout d’une hypocondriaque. Vous auriez vu la quantité de médicaments qu’elle transportait dans son sac à main... Calmants, remontants, pilules pour le foie, les maux de gorge, et j’en passe, c’était une véritable pharmacie ambulante. Daniel a commencé par les confisquer et les remplacer par des placebos dont elle devrait bientôt ne plus avoir besoin grâce aux séances quotidiennes de psychothérapie. Son hypocondrie cache en effet un problème bien plus profond. Elle est terrifiée à l’idée de tomber malade et de perdre son travail. C’est que, dans son métier, on a beau avoir des mensurations de rêve, la concurrence est redoutable!

— Je l’imagine facilement. Quel âge a-t-elle? — Presque trente ans, ce qui n’arrange pas les choses. Elles se rendirent ensuite auprès d’Elsa, une

adolescente anorexique. Souffrant d’un profond complexe d’infériorité face à sa sœur aînée qui était

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musicienne professionnelle, la jeune fille était intimement persuadée d’être une bonne à rien. Tout son discours était empreint de cette dévalorisation d’elle-même ainsi que d’un fort sentiment de culpabilité. Une seule idée l’obsédait : être toujours plus mince. Comme toutes les anorexiques, elle ne voyait malheureusement pas qu’elle n’avait plus que la peau sur les os.

— Je vais maintenant vous présenter Hans, dit Esther en guidant Joanne vers une autre chambre. C’est un homme charmant, vous allez voir. Je dois même reconnaître que c’est mon patient préféré. Il devait être un véritable gentleman car, bien que malade, il est resté très courtois et attentionné.

— De quoi souffre-t-il ? — D’une dépression. Il dirigeait une petite entreprise

qui a fait faillite, il y a quelques mois. Contraint de licencier son personnel, il s’est fortement culpabilisé. Le stress et les difficultés financières ont fait le reste. Son épouse vient le voir tous les jours. Elle le soutient beaucoup. Mais j’ai bien peur qu’il doive encore rester quelques mois parmi nous car il est très désorienté.

Avec son costume de flanelle grise, sa chemise blanche immaculée et sa cravate bordeaux, Hans Schmidt avait tout de l’homme d’affaires. A peine aperçut-il les deux jeunes femmes qu’il reposa le journal qu’il lisait.

— Bonjour, Esther! s’exclama-t-il avec chaleur. Je pensais justement à vous.

Baissant la voix, il ajouta sur le ton de la confidence : — Il va y avoir un krach boursier. C’est imminent.

Vous feriez bien de vendre toutes vos actions dès maintenant et d’acheter de l’or.

Il frappa son journal de l’index. — Les économistes annoncent une reprise de la

croissance. Mais c’est faux! Ils se trompent tous! Nous courons à la catastrophe. Croyez-moi, il faut vendre! C’est la seule solution.

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Il donna encore quelques conseils boursiers à Esther avant de s’assoupir, visiblement satisfait de lui avoir évité des déboires financiers.

Joanne rangea le chariot de médicaments contre l’un

des murs du bureau et jeta un coup d’œil sur la pendule murale.

— Je n’arrive pas à croire que la journée est déjà terminée. Elle est passée à une vitesse!

Esther contempla sa collègue en souriant. — C’est toujours ainsi, le premier jour. Ne serait-ce

que parce qu’on voit beaucoup de visages nouveaux tout à coup. Je dois dire que vous vous êtes particulièrement bien intégrée. Je suis ravie que vous fassiez partie de l’équipe.

Le compliment alla droit au cœur de Joanne. — Je vous remercie. J’avoue que j’étais un peu

nerveuse, ce matin. — Je m’en doute, car la responsabilité est lourde pour

une seule personne... Esther baissa la voix : — Je suis au courant pour Marie-Claire. Votre tâche

risque de ne pas être facile. Aussi, si un jour vous éprouvez le besoin de vous confier ou tout simplement de parler, sachez que vous pourrez toujours compter sur moi. Ou sur Bernard, car il est très proche de la famille Peterson. Rien de ce que vous direz ne sortira des murs de la clinique.

— Je m’en souviendrai. Esther reprit alors son timbre habituel : — Comment allez-vous rentrer, ce soir? demanda-t-

elle en enfilant son manteau. — Je ne sais pas. C’est Daniel qui m’a accompagnée ce

matin. Mais je ne l’ai pas revu de tout l’après-midi. Je crois que le mieux est que je prenne un taxi.

— Je ne vous laisserai jamais faire cela! J’habite à deux kilomètres à peine de chez les Peterson. Je peux bien vous déposer en passant.

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— Ce ne sera pas nécessaire..., dit une voix derrière elles.

Joanne et Esther se retournèrent d’un seul mouvement. Daniel se tenait debout dans l’embrasure de la porte.

— ...Je vais raccompagner Joanne. La jeune femme se mordit imperceptiblement la lèvre.

Accaparé par son travail, Daniel n’avait pas encore eu le temps de « commenter » le malaise dont elle avait été victime, le matin même. Mais ce sursis était sur le point de se terminer. A peine aurait-elle fermé la portière de la Mercedes qu’elle essuierait les foudres du psychiatre.

Il n’en fut pourtant rien, Daniel se montrant même d’une politesse irréprochable.

— Comment s’est passé votre après-midi? demanda-t-il en quittant le parking de la clinique.

— Très bien, je vous remercie. Tout le monde a été très aimable et m’a beaucoup aidée.

— Je suis heureux de l’apprendre. Joanne regarda le médecin à la dérobée. Les yeux fixés

sur la route, il semblait totalement impassible. Pourtant, elle aurait juré qu’il prenait sur lui pour garder son calme. Sans doute brûlait-il de la réexpédier sans plus attendre à Londres. Elle laissa son regard errer par la vitre et tenta de se détendre. En vain. La seule présence de Daniel suffisait à la rendre nerveuse.

Le pire, c’est que cette soirée était loin d’être achevée. Elle allait à présent devoir affronter l’épreuve du dîner familial. Elle se serait largement contentée d’un en-cas pris sur le pouce avant de se coucher. Mais elle ne pouvait pas se dérober dès le premier soir. D’autant que ce serait pour elle l’occasion de nouer un premier contact avec Marie-Claire. Ou du moins, d’essayer.

— Entrez donc! Ils ne vont pas vous manger! Marie-Claire venait de déboucher du couloir et

observait Joanne de loin. Elle portait la même tenue que le matin. Mais Joanne remarqua avec satisfaction que les

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cheveux de la jeune femme étaient bien plus brillants. Sans doute les avait-elle lavés. Ce qui prouvait au moins qu’elle ne se laissait pas totalement aller.

Joanne tenta un sourire aimable. Mais Marie-Claire passa devant elle sans même lui accorder un regard.

La voix de Daniel s’échappa du salon lorsqu’elle ouvrit la porte.

— ...En pleine séance d’électrochocs ! Joanne n’en entendit pas plus, car il s’interrompit net

lorsque Marie-Claire entra. Mais elle devina aisément la teneur de son propos. Il ne s’était sans doute pas privé d’ironiser sur le malaise dont elle avait été victime en salle de soins. Le regard dont il l’enveloppa, lorsqu’elle pénétra à son tour dans la pièce, fut cependant totalement indéchiffrable.

— Nous voici au complet! s’exclama Luise avec cette spontanéité qui la caractérisait tant.

Elle désigna le canapé sur lequel elle était assise. — Venez vous asseoir près de moi, toutes les deux. Ignorant l’invitation de sa mère, Marie-Claire

s’enfonça dans le fauteuil qui se trouvait juste en face de lu cheminée où crépitait un feu. Le regard fixé sur les flammes qui dansaient dans l’âtre, elle s’enferma dans un silence buté.

— Que voulez-vous boire, Joanne? demanda Daniel en se dirigeant vers le bar. Nous avons du brandy, du whisky, du sherry et même du schnaps.

La jeune femme se décida pour un doigt de sherry. Puis il proposa un apéritif à sa sœur. Mais, celle-ci ne répondant pas, il referma la porte du bar et retourna s’adosser à la cheminée d’où il observa Joanne. Il dut remarquer qu’elle s’était changée car ses yeux glissèrent sur la jupe droite de velours côtelé vert émeraude, le sage corsage blanc à col Claudine et le gilet jacquard qu’elle portait. Mais une fois encore, son regard ne laissa rien filtrer de ses sentiments.

Luise se montra bien plus expressive.

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— Je suis vraiment désolée de ne pas avoir pu vous piloter à la clinique, aujourd’hui. Je pensais réussir à me libérer dans l’après-midi, mais cela n’a pas été possible.

— De toute manière, je suis sûre que Joanne apprécie davantage la compagnie de Daniel, dit Marie-Claire sans quitter l’âtre des yeux.

Il y eut un moment de flottement. Mais l’arrivée de la gouvernante, qui annonça que le dîner était servi, relança la conversation.

— J’ai demandé à Fräulein Müller de nous préparer une spécialité de la région, dit Luise en entraînant Joanne dans la salle à manger. J’espère que cela vous plaira.

Avec sa longue table de chêne sur laquelle on avait dressé quatre couverts, ses chaises cannées à haut dossier et son buffet rustique, la salle à manger était dépouillée, ce qui mettait en valeur les deux grandes peintures à l’huile accrochées au mur.

— Vous avez des tableaux magnifiques, dit Joanne tandis que Luise lui indiquait sa place. J’ai déjà admiré ceux qui se trouvent dans l’entrée. Ces deux toiles sont-elles du même artiste?

Le regard de Luise s’emplit de fierté. — Oui. Elles sont de Marie-Claire. Joanne regarda la sœur de Daniel avec admiration. — Vous avez vraiment beaucoup de talent, dit-elle

avec une fougue sincère. Votre palette, en particulier, est magnifique.

Marie-Claire parut totalement insensible à l’enthousiasme de la jeune femme. Mais Joanne ne se découragea pas. Peut-être pourrait-elle amener Marie-Claire à lui parler de sa peinture? Ce serait déjà une première victoire.

— Etes-vous en train de peindre quelque chose, en ce moment? demanda-t-elle sur le ton de la conversation.

— Non. La réponse fusa, abrupte et incisive. Comprenant

qu’elle risquait de braquer Marie-Claire en insistant,

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Joanne préféra abandonner le sujet. Elle trouverait bien une autre occasion d’y revenir.

Mais Marie-Claire s’éclipsa sitôt le dîner terminé. — J’ai beau être psychiatre et savoir qu’il faut s’armer

de patience dans certains cas, j’avoue qu’il y a des moments où l’attitude de Marie-Claire me décourage, dit Daniel avec un soupir.

Luise s’assura que la verveine, que Fräulein Müller leur avait apportée, était suffisamment infusée avant de servir.

— Elle est quand même descendue dîner, ce soir. C’est la première fois depuis deux semaines. Sans doute a-t-elle été intriguée par la présence de Joanne. Cela montre au moins qu’elle n’est pas totalement indifférente à ce qui se passe autour d’elle.

L’infirmière tourna sa petite cuillère dans sa tasse d’un air pensif.

— Si seulement nous pouvions lui redonner goût à la peinture... C’est un formidable moyen d’expression qui pourrait constituer un début de thérapeutique.

Luise opina de la tête. — Il semble, malheureusement, que le génie créateur

qui l’animait soit mort au moment de l’accident de Paolo. Elle n’a pas touché à un seul pinceau depuis.

Marie-Claire fut le centre de la conversation pendant plus d’une demi-heure. Puis Luise annonça qu’elle montait se coucher.

— Vous n’êtes pas obligée d’en faire autant, dit-elle en voyant Joanne se lever à son tour. Vous pouvez rester regarder la télévision, si vous voulez.

Joanne déclina poliment l’invitation. Non qu’elle fût vraiment fatiguée, mais il lui paraissait plus sage de conserver une certaine distance. Après tout, elle n’était qu’une employée.

A peine eut-elle refermé la porte de sa chambre qu’elle remarqua le plateau posé sur la coiffeuse. Bouilloire électrique, café décaféiné soluble, sachets de thé, chocolat en poudre, lait et sucre, rien n’avait été oublié.

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On y avait même ajouté trois plaquettes de pur chocolat suisse. Joanne sourit. Elle ne risquait pas d’être prise de fringale pendant la nuit.

Comme elle n’avait pas sommeil, après s’être déshabillée, Joanne décida de rédiger son journal de bord. Mais tandis qu’elle concluait le premier paragraphe, on frappa à la porte. Avant même qu’elle n’ait eu le temps de répondre, Marie-Claire entrait dans la pièce. Avec sa confortable robe de chambre et sa natte bien tressée, elle paraissait plus jeune encore et plus vulnérable.

La visite de Marie-Claire à cette heure tardive était bien la dernière chose à laquelle s’était attendue Joanne. Mais elle dissimula sa surprise, trop heureuse de l’initiative de la jeune femme.

— Bonsoir, dit-elle en refermant son journal de bord. J’allais me préparer une tasse de chocolat. En voulez-vous une?

Marie-Claire ne répondit pas. Les bras ballants, elle fixa Joanne pendant quelques secondes.

— Daniel a eu une quantité de petites amies, dit-elle, sans préambule.

Joanne accueillit la nouvelle avec un sourire désarmant.

— Cela ne m’étonne pas ! Il est très séduisant. — Etes-vous sa nouvelle maîtresse ? — Dieu du ciel, non ! Je ne le connais que depuis hier. — Pourquoi habitez-vous ici, alors ? — Parce qu’il n’y a pas de logement vacant à la

clinique, répondit Joanne d’une voix posée. — On aurait pu facilement vous louer un studio en

ville. Non! Daniel a voulu vous avoir sous son toit, c’est évident. Vous ne serez pas la première, d’ailleurs. Depuis quelques mois, c’est un vrai défilé. Elise est la seule à ne jamais être venue habiter ici. Peut-être parce qu’il la respecte plus que les autres. Au fait, vous savez qu’il a été marié, autrefois?

— Non.

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— Cela a été un désastre total. Le silence retomba sur la chambre. Sentant que

Marie-Claire risquait de repartir, Joanne chercha un moyen de la retenir.

— Pourquoi? demanda-t-elle. Ils ont divorcé? — Non. Elle est morte. Pauvre Ingrid... Des larmes roulèrent sur la joue de la jeune femme.

Mais son regard resta tout aussi fixe. — J’aurais dû mourir, moi aussi. Je suis un fardeau

pour tout le monde. D’ailleurs, à quoi bon vivre sans amour?

Elle fondit soudain en larmes. Joanne s’approcha d’elle et passa le bras autour de ses épaules.

— Venez, Marie-Claire. Je vais vous raccompagner jusqu’à votre chambre.

La sœur de Daniel se laissa faire sans opposer aucune insistance.

Meublée dans un style ultramoderne, la chambre de Marie-Claire contrastait avec le reste de la maison. Deux tableaux de petit format ornaient l’un des murs. Mais ce fut la photographie posée sur la table de nuit qui attira l'intention de Joanne. Blottie contre un jeune homme aux cheveux noirs et au teint hâlé, Marie-Claire souriait à l'objectif, le visage rayonnant de bonheur.

Joanne aperçut du coin de l’œil un plateau identique à celui qu’elle avait trouvé dans sa chambre.

— Vous allez vous coucher, dit-elle en guidant Marie-Claire jusqu’au lit. Puis je vous préparerai une boisson chaude. Cela vous fera du bien.

Marie-Claire se glissa docilement sous la couverture. Elle avait cessé de pleurer. Mais son visage avait la fixité des somnambules.

— Thé ou chocolat ? demanda Joanne. Sa question ne recevant aucune réponse, Joanne opta

de son propre chef pour un chocolat chaud. Des sanglots étouffés lui parvinrent pendant que la bouilloire chuchotait, mais elle se força à ne pas intervenir. Lorsqu’elle se retourna, Marie-Claire était assise sur son

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séant et serrait son oreiller contre elle en se balançant d’avant en arrière.

Joanne posa les deux bols de chocolat sur la table de nuit. Puis elle s’assit sur le bord du lit et débarrassa doucement Marie-Claire de l’oreiller.

— Votre chocolat est prêt, dit-elle d’une voix apaisante.

La jeune femme sursauta, dévisageant Joanne comme si elle se rendait seulement compte de sa présence.

— Il risque de refroidir, poursuivit l’infirmière. Je déteste le chocolat froid. Pas vous?

Marie-Claire accepta d’une main tremblante le bol que Joanne lui tendait.

— Merci, dit-elle un peu plus tard en le lui rendant. Joanne, qui avait respecté son silence, la regarda en

souriant. — Vous, vous devez être blasée du chocolat suisse! Ce

qui n’est malheureusement pas encore mon cas. Je sens que si je ne fais pas attention, je vais rapidement ressembler à une petite boule.

Marie-Claire esquissa un sourire. — Vous n’avez pas de souci à vous faire. Vous êtes très

mince. — Et très gourmande. Heureusement que le ski

permet de brûler une grande quantité de calories. Joanne laissa s’écouler quelques secondes avant de

reprendre : — Le Dr Schmid m’a promis de me faire découvrir la

Gloria Piz. Peut-être pourriez-vous nous accompagner? Une lueur de frayeur traversa le regard de Marie-

Claire. — Non... Je ne sors jamais. Joanne jugea bon de ne pas insister. — Dans ce cas, n’en parlons plus. Mais si, par hasard,

vous changiez d’avis, prévenez-moi. J’ai cru comprendre que Bernard avait une tendance à courir le guilledou. Je me sentirai plus tranquille avec de la compagnie, ajouta-t-elle avec une petite moue comique.

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Marie-Claire se dérida imperceptiblement. Rassurée, Joanne se leva et rinça les tasses dans la salle de bains. Lorsqu’elle revint dans la chambre, la sœur de Daniel s’était endormie. Joanne éteignit alors la lumière et quitta la pièce sans bruit.

Elle n’avait pas fait trois pas dans le couloir que la voix de Daniel s’éleva derrière elle :

— Je croyais que vous étiez allée vous coucher. Joanne sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle

n’avait pourtant rien à se reprocher. Pourquoi réagissait-elle donc comme s’il venait de la surprendre en flagrant délit?

— J’étais avec Marie-Claire, dit-elle en se ressaisissant.

Une ombre de contrariété passa dans les yeux du médecin.

— Elle a fait un cauchemar? Vous auriez dû m’appeler, ajouta-t-il sans même attendre la réponse de la jeune femme.

— Ce n’était pas nécessaire. Elle était juste un peu troublée. Nous avons pris une tasse de chocolat et nous avons bavardé. Elle dort, à présent.

— Vous n’avez pas peur de brûler les étapes en essayant de nouer si tôt le contact?

Joanne ne se laissa pas impressionner par le ton accusateur du médecin.

— Marie-Claire est venue me voir de son propre chef. — Vraiment ? Que voulait-elle ? Joanne entraîna Daniel un peu plus loin dans le

couloir. — Je crois qu’il vaudrait mieux que nous ne discutions

pas de mes relations avec votre sœur. Il est, en effet, essentiel que j’obtienne sa confiance. Or, elle ne me l’accordera jamais si elle sent que je parle d’elle derrière son dos. Si un jour elle se confie à moi, je veux pouvoir lui promettre que tout ce qu’elle me dira restera entre nous. Cela étant, je m’engage, bien sûr, à vous communiquer toute information d’ordre médical.

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Joanne guetta la réaction de Daniel. Dans un contexte purement hospitalier, son attitude aurait pu friser l’insubordination. Ce n’était, en principe, pas à une simple infirmière de dicter sa loi. Mais la situation était bien trop complexe pour s’en remettre à la simple hiérarchie. Le bon sens était un bien meilleur guide. Daniel dut le reconnaître car un lent sourire se dessina sur ses lèvres.

— Ce que vous ferez sera bien. — Merci. Joanne resserra la ceinture de son peignoir d’un geste

gauche. — Je crois qu’il ne me reste plus qu’à aller me coucher.

Bonsoir, Daniel. — Bonsoir. Oh! J’allais oublier. Marie-Claire s’était

acheté une Mini, il y a deux ans, mais elle ne l’utilise plus. Vous pouvez la prendre. Ce sera plus commode pour vous.

— Je vous remercie. Je lui en parlerai d’abord... — Je ne vous le conseille pas. Il lui arrive d’avoir

l’esprit de contradiction. Mais... Daniel étudia le fin visage de Joanne. — ...je commence à croire que vous finirez par

l’apprivoiser. Ma mère n’a peut-être pas eu si tort de vous engager, après tout.

Cet aveu laissa Joanne sans voix. Mais un sourire flottait sur ses lèvres lorsqu’elle referma la porte de sa chambre derrière elle. Ce n’était pas seulement Marie-Claire qu’elle réussirait à « apprivoiser ».

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4. Vert émeraude, dotée d’un tableau de bord en loupe

de noyer, d’un toit ouvrant et de sièges de cuir noir, la Mini de Marie-Claire était un petit bijou. La conduite à droite lui étant peu familière, Joanne se montra d’abord d’une grande prudence sur la route. Mais l’usage de ce petit véhicule nerveux et maniable fut bientôt, au-delà d’une simple nécessité, un véritable plaisir.

Il aurait toutefois été encore plus grand si Joanne n’avait pas été obligée d’utiliser le véhicule de Marie-Claire à l’insu de celle-ci. Ce fut la sœur de Daniel elle-même qui mit fin à cette situation en porte-à-faux. Ils étaient tous attablés dans la salle à manger, un soir, lorsqu’elle sortit du silence dans lequel elle s’était enfoncée depuis le début du dîner.

— Vous pouvez vous servir de ma voiture, si vous voulez, Joanne, dit-elle d’une voix atone.

L’espace d’une seconde, Joanne se demanda si Marie-Claire ne l’avait pas aperçue au volant de la Mini. Mais le visage de la jeune femme resta totalement inexpressif.

Autant Esther se réjouit de la nouvelle acquisition de Joanne, autant Gerda, qui n’était pas motorisée, n’essaya même pas de cacher son dépit. Mais Joanne commençait à être habituée au mauvais caractère de l’infirmière. Aussi ne s’en formalisa-t-elle pas outre mesure.

Le reste de la semaine s’écoula tranquillement.

Totalement intégrée à l’équipe médicale, Joanne apprenait chaque jour à mieux connaître les patients, qui se prirent bientôt d’amitié pour leur « petite Anglaise ». Marie-Claire semblait, en revanche, avoir perdu toute curiosité à son égard. Mais Joanne savait que les progrès n’allaient jamais sans quelque régression temporaire.

Bernard ne réussit pas à se libérer, cette semaine-là. Mais il mit un point d’honneur à faire coïncider son prochain jour de congé avec celui de Joanne. Et il y parvint : le samedi suivant, ils partaient pour

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Lauterbrunnen, très tôt dans la matinée. De là, ils prirent le funiculaire en compagnie d’une foule bigarrée de skieurs. C’était une belle journée, froide mais lumineuse. Les sommets des montagnes se découpaient sur le ciel bleu tandis qu’un jeu d’ombres et de lumières accentuait leur relief. Un peu plus bas, des chalets disséminés sur les pentes formaient des taches marron sur un patchwork de verts et de blancs.

Le funiculaire les déposa à Mürren, un petit village niché sur un plateau d’où l’on pouvait apercevoir les trois pics les plus hauts de la région : l’Eiger, la Jungfrau et le Mônch. Joanne et Bernard prirent alors le téléphérique jusqu’au sommet du Schilthorn.

— C’est le plus long chemin de câble d’Europe, expliqua Bernard lorsqu’ils se retrouvèrent dans la cabine rouge qui oscillait dans le vide. Il conduit directement au point de départ de la piste, également la plus longue d’Europe, et surnommée l’Enfer.

Joanne fit une grimace comique. — Je préférerai attendre encore un peu pour la

descendre. Ils se contentèrent de la Gloria Piz qui offrait un

parcours classique dans un paysage pourtant somptueux. Les chaussures de ski qu’elle avait louées pour l’occasion et qui n’étaient pas tout à fait à sa pointure gâchèrent cependant quelque peu le plaisir de Joanne. Comme elle en faisait la remarque à Bernard, sur le chemin du retour, il lui promit de la conduire à Berne le vendredi suivant. L’un de ses amis y tenait le plus grand magasin d’articles de sports d’hiver de la ville.

Mais l’admission d’un nouveau patient dans la soirée du jeudi l’obligea à modifier ses plans.

— Il était encore très agité lorsque je l’ai quitté, dit-il en raccompagnant Joanne jusqu’au parking. Je préfère rester à la clinique demain afin de m’assurer qu’il réagit bien au traitement que j’ai prescrit. Je suis vraiment désolé de vous faire faux bond.

— Ce n’est que partie remise.

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— Voilà ce que je voulais entendre! En attendant, que comptez-vous faire?

— J’attendrai vos conseils pour acheter mes skis. Mais je vais quand même me rendre à Berne, car j’ai besoin de compléter ma garde-robe. Je profiterai que vous ne soyez pas là pour faire la tournée des magasins. Cela vous aurait sans doute ennuyé à mourir.

Une lueur admirative dansa dans les yeux de Bernard. — Je me demande bien quel homme pourrait

s’ennuyer en votre compagnie. — Flatteur ! — Moi ? Je n’ai pourtant jamais été aussi sérieux. Bernard passa le bras autour des épaules de la jeune

femme et l’embrassa sur la joue avant même qu’elle ait pu réagir. Joanne eut juste le temps d’apercevoir Daniel qui ouvrait la portière de sa Mercedes. Elle aurait juré qu’il les avait vus, mais il s’engouffra dans la voiture sans même leur adresser un signe de tête.

Sa place à table resta vide, ce soir-là. D’après Luise, Il dînait avec une amie. Une dénommée Elise. La même sans doute que celle dont avait parlé Marie-Claire, songea Joanne avec un curieux pincement de cœur.

Joanne consultait les horaires des trains, le lendemain

matin, lorsque Daniel la rejoignit dans la cuisine. — Vous comptez voyager? demanda-t-il en se servant

une tasse de café. — Pas très loin. J’ai l’intention d’aller à Berne

aujourd’hui. Mais je préfère ne pas prendre la Mini à cause des embouteillages.

— Je peux vous y déposer. Pourquoi ne me l’avez-vous pas demandé?

L’idée n’avait même pas effleuré l’esprit de Joanne. Elle savait pourtant que Daniel se rendait à Berne trois fois par semaine, y compris le vendredi. Sans doute redoutait-elle encore inconsciemment de se retrouver en tête à tête avec lui.

Daniel posa sur elle un regard étrange.

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— Peut-être préférez-vous la compagnie de Bernard? — Je n’ai aucune préférence, répondit-elle d’un ton

délibérément léger. Vous conduisez aussi bien l’un que l’autre!

— Dans ce cas, votre carrosse vous attend, mademoiselle.

Ils partirent juste après le petit déjeuner. Le lac de Thoune scintillait sous le soleil tandis que la neige, d’un blanc éclatant, offrait un saisissant contraste avec le bleu soutenu du ciel sans nuages.

— La journée s’annonce magnifique, dit Joanne en pensant à voix haute.

— Comment aurait-il pu en être autrement avec vous à mon côté?

Joanne rit de bon cœur. — Je préfère vous prévenir tout de suite, Daniel. Je

suis absolument insensible à toute flatterie. Daniel lança un regard en coin à la jeune femme. — Je n’arrive sans doute pas à la cheville de Bernard

dans ce domaine. — Auriez-vous ouvert un concours, tous les deux? — Je serais parti battu d’avance si ç’avait été le cas. Un silence confortable s’installa entre eux tandis qu’ils

quittaient Interlaken. — Qu’est-ce qui vous a fait choisir le secteur

psychiatrique? demanda soudain Daniel en s’engageant sur la route de Berne.

— Je crois que cela remonte à l’époque de mon stage. J’ai été très tôt sensible à la réaction des familles et de la société face aux troubles de la personnalité. Pour la plupart des gens, hystérie, névrose et psychose sont des termes encore tabous, comme si le désordre psychique était une tare ou une honte. L’attitude est totalement différente lorsqu’il s’agit de maladies organiques.

— On a en effet encore trop tendance à considérer les symptômes névrotiques comme des maladies imaginaires. A croire que les travaux de Freud n’ont pas encore pénétré toutes les consciences.

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— C’est le moins qu’on puisse dire! s’exclama Joanne. Il reste à accomplir un grand travail d’information afin de faire disparaître les clichés qui alimentent la peur et l’incompréhension. Ces « éclaircissements » pourraient aussi bien s’adresser au personnel de certains hôpitaux. Au cours de mes stages, il m’est arrivé d’entendre des propos dignes de l’ère victorienne.

— Le Barmouth Hospital a, en revanche, une très bonne réputation dans le domaine psychiatrique, je crois.

— C’est exact. Nous avons en particulier un programme destiné à permettre aux patients de reprendre peu à peu une vie sociale. Nous les aidons en quelque sorte à recouvrer les repères, les codes et les divers usages de la vie en société.

Daniel lança un bref coup d’œil à la jeune femme. — Vous parlez du Barmouth Hospital comme si vous y

étiez encore. Vous arrive-t-il de le regretter? — Non. Mais je ne peux pas m’empêcher de garder

une certaine tendresse pour cet hôpital qui accueillait les plus démunis et tentait de les réinsérer dans la société. La tâche n’était pas facile car nous n’avions pas les moyens dont dispose votre clinique, par exemple. Les soins étant entièrement gratuits, nous devions sans cesse chercher des idées qui nous permettraient de réunir des fonds supplémentaires. Mais nous avions vraiment l’impression d’être utiles.

— Ce qui n’est pas le cas à Harder-Kulm, si je vous comprends bien?

Le ton de Daniel s’était soudain durci. Sans même laisser à Joanne le temps de s’expliquer, il poursuivit :

— Tous les patients ont besoin de soins médicaux. Qu’ils soient pauvres ou riches. Mais ce n’est pas en critiquant le luxe des établissements comme la clinique Harder-Kulm qu’on améliorera la situation dans les hôpitaux publics.

— C’est évident! Cependant, on ne peut s’empêcher de comparer les sommes considérables que vous brassez

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aux maigres subventions des établissements hospitaliers. Vous ne pouvez nier qu’il y ait un certain décalage. En fait, il s’agit de deux approches de la médecine totalement opposées.

— L’une ne vise que l’enrichissement personnel, l’autre est toute générosité. C’est cela? Vous devez vous imaginer que ma mère et moi, nous ne voyons dans la clinique qu’une source de revenus. Un bon filon, en quelque sorte.

— Je n’ai jamais dit une chose pareille! protesta Joanne.

— Mais c’est ce que vous pensez dans votre for intérieur. Je suis seulement un peu étonné qu’étant donné la piètre estime dans laquelle vous tenez les cliniques privées, vous ayez accepté de travailler dans l’une d’elles. L’idée de rencontrer des gens célèbres et de nouer des relations utiles a peut-être affaibli vos grands et généreux principes?

L’injustice du médecin blessa profondément Joanne qui ne trouva rien à répondre. Il aurait fallu expliquer à Daniel que seules des raisons... affectives l’avaient poussée à accepter le premier poste à l’étranger qu’elle avait trouvé. Mais ses déboires sentimentaux ne regardaient qu’elle.

Le silence ne tarda pas à devenir pesant. La gorge serrée, Joanne se mit à triturer nerveusement l’épingle de son kilt noir et blanc. Comment en étaient-ils arrivés là alors qu’ils discutaient encore tranquillement quelques minutes auparavant?

Soudain, Daniel posa la main sur la sienne. — Je me suis montré un peu dur avec vous. Je suis

désolé. Après tout, vous avez le droit d’avoir vos propres opinions.

Joanne aurait voulu lui expliquer qu’il ne s’agissait que d’un malentendu. Mais après la maladresse dont elle avait fait preuve, elle craignait une fois de plus de ne pas trouver les mots justes. D’ailleurs, ils arrivaient déjà à Berne.

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Daniel la conduisit jusqu’à l’office du tourisme où il demanda un plan de la ville. Puis il souligna les rues marchandes ainsi que les lieux qu’elle pourrait visiter si elle en avait le temps. Il marqua ensuite d’un gros point l’emplacement de la gare et d’une croix celui de son cabinet.

— Voilà! Vous n’aurez aucune excuse si vous vous perdez.

Joanne prit le plan qu’il lui tendait. — Je vous remercie. La prévenance dont Daniel faisait preuve la gênait

presque. Après le différend qui les avait opposés, elle se serait plutôt attendue qu’il la laisse se débrouiller seule.

— De rien, dit-il avant de consulter sa montre. Je crois qu’il est temps que nos chemins se séparent. Si vous avez besoin de moi pour une raison ou une autre, n’hésitez pas à passer à mon cabinet. Une dernière chose! Ne dépensez pas tous vos francs suisses!

Joanne eut du mal à résister à la tentation, et ce fut les

bras chargés de paquets qu’elle prit la direction de la gare, en fin d’après-midi. Elle arriva à peine cinq minutes avant le départ du train. Essoufflée, elle s’engouffra dans le premier compartiment qu’elle trouva et entreprit de placer ses paquets sur le porte-bagages. Le passager qui occupait le siège voisin lui prêta main-forte. C’était un jeune homme d’une trentaine d’années, au regard vif et pétillant.

— Dankeschön, dit-elle avec un sourire reconnaissant. Son accent dut la trahir car l’inconnu s’adressa à elle

en anglais. — Vous avez dévalisé les magasins, Fräulein. — J’en ai bien peur. Je m’étais pourtant promis d’être

raisonnable. Mais Berne est une ville remplie de tentations.

— Les vacances ne sont-elles pas faites pour y succomber?

Un sourire malicieux passa sur les lèvres de Joanne.

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— Je n’en ai peut-être pas l’air, mais je ne suis pas en Suisse pour des vacances. J’y travaille.

— Dans quelle branche ? — Je suis infirmière. — Dans ce cas, je veux absolument connaître le nom

de votre hôpital. C’est là que j’irai me faire soigner si jamais je suis malade.

Joanne ne put retenir un sourire. — En fait, il s’agit d’une clinique privée. — Sans doute très chère. — Assez... Une étincelle de curiosité s’alluma dans les yeux

marron du jeune homme. — Vous devez rencontrer des gens riches et célèbres

alors? Joanne se rappela aussitôt les consignes de discrétion

sur lesquelles Luise avait tant insisté. — Mais c’est un véritable interrogatoire! s’exclama-t-

elle en riant. A mon tour de vous soumettre à la question. Que faites-vous dans la vie?

— Je suis journaliste. Joanne se félicita de s’être montrée prudente.

Renversant alors délibérément les rôles, elle assaillit le jeune homme de questions sur son métier. Elle resta cependant sur ses gardes pendant presque toute la durée du voyage. Ce fut même avec soulagement qu’elle le vit se lever tandis que le train entrait en gare de Thoune.

— Peut-être aurons-nous l’occasion de nous revoir..., dit-il en prenant sa valise.

— Qui sait ? Au fond d’elle-même, elle n’espérait pourtant qu’une

chose : qu’il l’oublie au plus vite. *

* * Ce soir-là, Marie-Claire ne descendit pas dîner dans la

salle à manger. Joanne avait cependant une raison de se montrer optimiste. De retour au chalet, comme il lui restait presque une heure avant le dîner, elle avait frappé

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chez Marie-Claire et lui avait proposé, derrière la porte, de lui montrer ses emplettes. La jeune femme n’avait rien répondu sur-le-champ. Pourtant, elle avait rejoint Joanne dix minutes plus tard. Elle n’avait certes pas manifesté un grand enthousiasme pour les tenues étalées sur le lit, mais Joanne n’en avait pas espéré autant. L’intérêt relatif avec lequel Marie-Claire l’avait écoutée raconter sa journée à Berne lui avait largement suffi.

Luise et Joanne prirent leur infusion dans le salon tout en discutant du patient admis la veille.

— C’est un cas typique de schizophrénie avec délire paranoïde, expliqua Luise. Daniel a écrit une étude très intéressante sur ce thème. Peut-être l’avez-vous déjà lue?

— Non. Comment s’appelle-t-elle? — Schizophrénie et syndrome dépressif chez l’adulte.

Il l’a rédigée quelques années après le décès d’Ingrid. — C’était sa femme, n’est-ce pas? — Oui. Il vous en a parlé ? — Non, mais Marie-Claire a mentionné son nom, un

jour. Luise tourna lentement sa tasse entre ses doigts. — Ingrid et Daniel se sont mariés très jeunes. Daniel

était encore en faculté de médecine et Ingrid étudiait la musicologie. C’était une jeune femme charmante. Parfois, elle semblait coupée de la réalité, mais c’était si éphémère qu’on l’attribuait à son caractère rêveur. En fait, il s’agissait des premiers signes de schizophrénie. Mais ce n’est qu’environ un an après leur mariage que le diagnostic a été définitivement établi. La maladie d’Ingrid a ensuite très vite progressé. Refusant obstinément toute hospitalisation, elle se réfugiait chaque jour un peu plus dans ses rêves. Jusqu’au moment où elle a fugué. On ne l’a retrouvée que plusieurs heures plus tard. Sa voiture était tombée dans un ravin. D’après les médecins, Ingrid était morte sur le coup. Daniel s’est culpabilisé pendant très longtemps. Je suis certaine que c’est une des raisons pour lesquelles il a choisi d’abandonner la médecine générale pour se

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spécialiser en psychiatrie. Il a ensuite écrit de nombreux articles sur le rôle de la famille dans le traitement des grandes maladies mentales. C’est vraiment un thème qui l’obsède.

— Vous pensez qu’il craint que Marie-Claire soit schizophrène? demanda Joanne impulsivement.

— J’avoue que je me pose moi-même la question, parfois. Nous avons beau voir des malades tous les jours, il est bien plus difficile d’établir un diagnostic lorsqu’on est personnellement impliqué. Même avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais avoir qu’un point de vue subjectif.

Luise poussa un soupir las. — Toute psychiatre que je suis, il m’arrive de me sentir

démunie devant mes propres enfants. Prenez Daniel, par exemple. Il n’en fait qu’à sa tête! J’ai beau lui dire qu’il se surmène et qu’il devrait confier la direction de la Fondation aux administrateurs, il refuse d’entendre raison. D’après lui, il trahirait les dernières volontés de son père en agissant ainsi. Mais j’ai bien peur que ces allées et venues entre Londres, Berne et Interlaken finissent par user ses nerfs.

Un court silence plana sur la pièce. — De quelle Fondation s’agit-il? demanda Joanne au

bout de quelques secondes. — Daniel ne vous en a pas parlé ? — Non. — C’est étonnant, car il en est très fier. Connaissez-

vous la Fondation Eric-Peterson à Londres? — Bien sûr! Elle se consacre aux soins des enfants

souffrant de handicaps moteurs ou mentaux, et tente de fournir un appui moral et financier aux familles. Elle était en liaison avec le Barmouth Hospital.

— Eh bien, Eric Peterson était mon mari et le père de Daniel.

Joanne haussa les sourcils, étonnée de ne pas avoir établi plus tôt le rapprochement. Elle avait pourtant lu de nombreux livres de sir Eric Peterson. Psychiatre

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renommé, il avait consacré sa carrière aux pathologies mentales de l’enfant.

— J’aurais dû le deviner, murmura-t-elle encore sous le coup de la surprise.

— Peterson est un nom assez commun en Angleterre. En revanche, je suis très étonnée que Daniel ne vous ait rien dit. Cette Fondation lui tient en effet beaucoup à cœur. Son travail à la clinique n’est qu’une activité secondaire, bien qu’il y consacre une grande partie de son temps sans en tirer aucun bénéfice puisqu’il est bénévole. Il suit ainsi à la lettre le vœu de mon mari qui souhaitait que les profits de la clinique soient intégralement reversés à la Fondation.

Joanne comprit soudain pourquoi Daniel avait été cinglant dans la voiture. Si seulement elle avait connu plus tôt le lien entre la clinique Harder-Kulm et la Fondation Eric-Peterson! La jeune femme se mordilla la lèvre. Elle avait encore perdu une bonne occasion de se taire! Maintenant, il ne lui restait plus qu’à essayer de rattraper sa bêtise.

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5. Juchée sur un tabouret, Esther vérifiait le contenu de

l’armoire à pharmacie lorsque Joanne pénétra dans le bureau, le lendemain. L’infirmière en chef sortit un instant la tête du placard.

— Ah! Joanne! Vous arrivez à point nommé! Pouvez-vous me passer le carton de Temesta qui se trouve juste à votre droite?

Joanne le lui tendit. Puis elle ôta son parka, qu’elle suspendit au portemanteau.

— Alors? Comment avez-vous trouvé Berne? demanda Esther du fond du placard.

— J’en connais surtout les boutiques, pour l’instant. J'ai d’ailleurs bien peur de m’être ruinée. Et ici? Comment s’est passée la journée?

— Bien. Si ce n’est que Bernard a fait une mine d’enterrement lorsque Gerda lui a dit que vous étiez partie à Berne avec Daniel.

— Comment l’a-t-elle su ? — Elle vous a vus passer en voiture tous les deux,

paraît-il. Contrariée, Joanne soupira. — Gerda ne rate vraiment aucune occasion de

brouiller les gens entre eux. Quels ragots va-t-elle colporter, maintenant?

— Ne le prenez pas trop à cœur. Comme dans toutes les petites structures, l’arrivée d’une nouvelle personne suscite la curiosité. La clinique Harder-Kulm ne fait pas exception à la règle. Mais l’intérêt retombe très vite.

— En attendant, je suis sûre que tout le monde sait déjà que j’habite sous le toit des Peterson, et cela ne doit pas manquer d’alimenter les conversations. Enfin! Je serai philosophe! J’en ai l’habitude, d’ailleurs. Le réseau d’informations du Barmouth Hospital avait tendance, lui aussi, à concurrencer celui de la B.B.C. Mais trêve de plaisanteries. Avez-vous une tâche particulière à me donner?

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Esther parut réfléchir quelques secondes. — Oui... J’aimerais que vous surveilliez discrètement

Elsa au moment des repas. Elle continue en effet à perdre du poids malgré nos efforts, ce qui n’est pas normal.

— Vous pensez qu’elle s’arrangerait pour ne pas prendre ses repas?

— C’est possible. On n’imagine pas les trésors d’ingéniosité que certains patients déploient pour contrecarrer nos plans. Elsa peut très bien avoir dissimulé des boîtes de laxatifs ou de vomitifs en arrivant à Harder-Kulm. Aussi, j’aimerais que vous gardiez l’œil sur elle pendant quelque temps. Je l’ai surprise en train de feuilleter des magazines de mode, hier. Je ne suis pas sûre que le fait de voir des mannequins toutes plus minces les unes que les autres puisse vraiment l’aider.

— Ses parents sont-ils venus lui rendre visite, récemment?

— Non. C’est aussi bien ainsi, car ils sont totalement dénués de psychologie! A les entendre, Elsa n’a qu’à prendre sur elle et commencer à se comporter en adulte. C’est tout juste s’ils ne la traitent pas d’ingrate.

Esther s’interrompit quelques minutes pour compter les boîtes de Mogadon.

— J’espère que les médicaments que nous avons commandés vont arriver aujourd’hui car notre réserve commence à s’épuiser, dit-elle en refermant la porte de l’armoire à pharmacie.

Elle ajouta alors un nom à une liste déjà longue, qu’elle confia ensuite à Joanne.

— Voici la commande pour le mois prochain. Pouvez-vous la porter à Bernard pour qu’il la signe? Ah! J’allais oublier. Il faudrait aussi vous assurer que les patients qui ont pris rendez-vous avec le coiffeur et la manucure n’ont pas oublié de descendre au rez-de-chaussée.

Esther consulta sa montre. — 10 heures! Il est temps que je commence la tournée

des médicaments!

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Déjà, elle saisissait le chariot. — Il y a vraiment des jours où j’ai l’impression de

courir un marathon. A tout à l’heure! Et elle se précipita dans le couloir. Joanne trouva Bernard dans son bureau. Comme elle

s’y était attendue, il manifesta d’abord une certaine distance. Mais son amabilité naturelle finit par l’emporter.

— Comment s’est passée votre journée à Berne? Joanne choisit de dissiper toute ambiguïté. — Très bien. Je comptais prendre le train, mais Daniel

a proposé de m’y conduire puisque c’était son jour de consultations. J’ai écumé tous les magasins de la ville et j’ai même jeté un coup d’œil sur les skis. Mais comme promis, j’attendrai que vous soyez avec moi pour les acheter.

Le visage de Bernard s’illumina. — Ce qui ne saurait tarder, j’espère! dit-il en

raccompagnant galamment Joanne jusqu’à la porte du bureau. En attendant, nous nous retrouverons peut-être tout à l’heure à la cantine.

Mais Joanne descendit déjeuner bien plus tôt que lui afin de pouvoir assister ensuite au repas d’Elsa. La jeune fille le prenait dans sa chambre, ce qui ne rendait pas la surveillance facile si on ne voulait pas paraître intrusif. Mais la présence du coiffeur dans les murs de la clinique fournit à Joanne un prétexte idéal. Elle n’aurait qu’à prétendre qu’elle vérifiait la liste de rendez-vous. Elle trouverait bien ensuite un moyen de poursuivre la conversation.

La pile de magazines de mode qu’elle aperçut en entrant dans la chambre d’Elsa lui donna une piste. Elle commença par commenter quelques photos. Sans grand succès d’abord. Puis ses remarques semblèrent peu à peu éveiller l’intérêt de la jeune fille, qui finit par se lancer dans une explication détaillée des tendances vestimentaires du moment.

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Joanne fut soudain saisie d’une subite intuition. Très grande pour son âge, Elsa avait un visage qui aurait pu, sans sa maigreur, intéresser un photographe.

— Tu n’as jamais songé à devenir mannequin? Une lueur d’envie traversa le regard d’ordinaire sans

éclat de l’adolescente. — Si. C’est même mon rêve. Mais mes parents

n’accepteront jamais... Elsa s’était de nouveau tassée sur elle-même. — ...Ils méprisent ce genre de carrière, poursuivit-elle

d’une voix morne. Ils voudraient que je sois pianiste comme ma sœur ou chanteuse comme ma mère. Mais je ne suis qu’une bonne à rien. Je rate tout ce que j’entreprends. D’ailleurs, je suis sûre que même si j’arrivais à convaincre mes parents, aucune agence de mannequins ne voudrait de moi.

— Je ne parierais pas, car tu as déjà la taille requise et tu as de très jolis traits. Le seul problème, c’est que tu es un peu trop maigre. C’est bien d’être fine, mais il arrive un moment où des salières et des omoplates trop marquées évoquent plus la malnutrition qu’autre chose. Il ne te manque que deux ou trois kilos...

Joanne avait délibérément placé la barre plus bas afin de ne pas effaroucher la jeune fille.

— ...Mais cela ferait toute la différence. Sans compter que ce n’est pas un métier de tout repos. Il faut des vitamines et des protéines pour garder un teint de pêche et une mine reposée malgré la fréquence des défilés et des séances de photos.

Elsa regardait obstinément devant elle. Joanne était pourtant sûre que ses paroles ne la laissaient pas indifférente. Soudain, une idée lui traversa l’esprit. Malgré les problèmes qui avaient rendu nécessaire son hospitalisation, Marianne pourrait peut-être exercer une influence bénéfique sur Elsa.

— Je connais une jeune femme qui est mannequin, reprit-elle. Je peux lui demander de te guider dans la profession.

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— Mes parents feront obstruction, marmonna Elsa d’un air buté.

— Qui sait? Tiens! C’est déjà l’heure du repas! Une aide-soignante venait d’entrer dans la chambre

avec un plateau-repas. Elsa haussa les épaules. — Je n’ai pas faim. De toute façon, c’est infect. Joanne souleva le couvercle qui conservait la chaleur

du plat principal. — Filet de poisson aux aubergines et à la purée de

pommes de terre! J’en connais beaucoup qui aimeraient avoir un menu aussi infect!

— Ils n’ont qu’à le prendre, bougonna Eisa. Tout le monde n’a qu’une idée en tête ici : me faire grossir. A croire que je suis une oie qu’il faut gaver!

— Tout dépend de ce que tu veux, Elsa. Si tu tiens vraiment à devenir mannequin, il faudra t’étoffer. Regarde toutes ces filles qui posent dans les magazines... La mode n’est plus aux formes anguleuses et aux silhouettes androgynes.

Elsa parut incertaine. — C’est vrai que vous connaissez quelqu’un qui

pourrait m’aider? demanda-t-elle en évitant toutefois le regard de Joanne.

— Oui. Ici même. Mais je ne te la présenterai qu’à une condition. Tu devines laquelle?

— Que je mange, c’est cela ? — Exactement. Mais pas seulement aujourd’hui.

Demain, après-demain, et jusqu’à ce que tu aies repris des forces. Car pour le moment, tu aurais bien du mal à défiler sur un podium. Alors? J’ai ta promesse?

Elsa hésita comme si elle se livrait à un combat intérieur. Puis elle attira le plateau vers elle et souleva sa fourchette d’un air dégoûté. Elle mit plus d’une heure à terminer son repas. Une heure pendant laquelle elles continuèrent à parler de mode. Lorsque l’aide-soignante revint chercher le plateau, il ne restait plus une miette.

Joanne était pourtant perplexe en quittant la chambre. Elle avait réussi à établir un pacte tacite avec la

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jeune fille. Mais si elle avait obtenu la promesse d’Elsa, elle n’était pas sûre de réussir à tenir la sienne. Rien ne garantissait en effet que Marianne accepte de jouer le rôle de conseillère. Et quand bien même. Il faudrait ensuite obtenir l’aval de Luise et de Daniel.

Mise au courant, la psychiatre se montra sceptique, mais elle ne s’opposa pas au projet de Joanne. Quant à Marianne, elle accepta sa mission de grand cœur. Il ne restait plus qu’à avertir Daniel. Elsa étant sa patiente, ce serait à lui que reviendrait la tâche délicate de parler aux parents. Si du moins il ne rejetait pas le projet en bloc.

Joanne scruta la longue file de voyageurs qui

remontaient le quai. Soudain, une haute silhouette se détacha parmi la foule. Son sac de voyage à la main, Daniel se dirigeait d’une démarche souple vers le début du quai. Apercevant la jeune femme, il bifurqua et s’avança vers elle.

— Je vous remercie d’être venue me chercher, Joanne, dit-il un peu plus tard en emboîtant le pas de l’infirmière.

— C’est tout naturel. Joanne n’avait pourtant pas été aussi sereine lorsque,

quelques heures auparavant, Daniel l’avait appelée pour lui demander de l’attendre à la gare d’Interlaken, sa voiture étant tombée en panne à Berne. Incapable d’oublier leur altercation de la veille, elle avait tourné et retourné dans son esprit des phrases d’excuse jusqu’au moment où elle avait enfin pris une décision : tirer un trait sur ce regrettable malentendu et tenter de repartir de zéro.

Il y eut pourtant une certaine gêne entre eux. Tout comme elle, Daniel n’avait visiblement pas oublié les paroles acides qu’ils avaient échangées. Mal à l’aise, Joanne se lança dans un babillage destiné à meubler le silence. Elle savait pertinemment qu’elle aurait plutôt dû informer Daniel de la promesse qu’elle avait faite à Elsa. Mais elle ne se sentit pas le courage d’affronter de nouveau le psychiatre.

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* * *

Joanne s’enroula dans une large serviette en tissu-éponge et sortit de la salle de bains contiguë à sa chambre. Une lâche! C’était tout ce qu’elle était! Mais il était grand temps qu’elle répare ce moment de faiblesse. Sitôt le dîner terminé, elle s’arrangerait pour avoir avec Daniel une franche discussion à propos d’Elsa. Dans la foulée, elle pourrait peut-être aussi tenter de rattraper la gaffe qu’elle avait commise bien involontairement la veille.

Pour se donner du courage, elle décida d’étrenner l’une des tenues qu’elle avait achetées à Berne, un ensemble fluide en jersey de coton marron assorti d’un large bandeau qui servait de ceinture et créait un effet de drapé sur les hanches.

En descendant dans la salle à manger, elle eut la surprise et la joie de constater qu’elle n’avait pas été la seule à soigner son apparence. Pour la première fois en trois semaines, Marie-Claire avait troqué son jean contre une robe en soie sauvage lie de vin. Elle avait remonté ses cheveux en un savant chignon retenu par une barrette de perle et s’était même discrètement maquillée. Joanne la contempla avec une admiration mêlée d’envie.

— Marie-Claire, vous êtes tout simplement magnifique! Cette robe vous va à ravir.

La sœur de Daniel eut un sourire timide. — Merci. Votre ensemble est aussi très beau. Jamais un compliment ne toucha autant Joanne. Ce

n’était pas tant à son contenu qu’elle était sensible qu’à ce qu’il signifiait. Marie-Claire semblait enfin capable de s’intéresser aux autres. Il lui restait encore un long chemin avant de pouvoir se libérer de cette souffrance qui la rongeait. Mais elle venait d’accomplir un immense pas.

Daniel n’y fut sans doute pas insensible, car son regard s’éclaira lorsqu’il vit sa sœur entrer dans la salle à manger en compagnie de Joanne.

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— Deux roses parmi les roses! s’exclama-t-il en prenant les deux jeunes femmes par le bras.

Mais Marie-Claire se dégagea d’un geste brusque et partit s’asseoir à sa place. Elle ne prononça pas un mot pendant tout le dîner. Puis, dédaignant l’infusion que sa mère lui proposait, elle remonta dans sa chambre.

Daniel se leva de table quelques instants plus tard. — Je vais vous abandonner, dit-il à Luise et à Joanne.

J’ai du travail qui m’attend dans mon bureau. Luise se servit une nouvelle tasse d’infusion. — Ton livre avance-t-il ? — Lentement mais sûrement. — J’ai parlé de tes travaux sur la schizophrénie à

Joanne. L’expression mi-étonnée, mi-contrariée de son fils ne

lui échappa sans doute pas car elle ajouta rapidement : — Nous discutions de notre nouveau patient lorsque

j’ai pensé que Joanne pourrait peut-être lire une de tes études. Pourquoi ne lui prêterais-tu pas Schizophrénie et syndrome dépressif chez l’adulte ?

Daniel enveloppa Joanne d’un regard sceptique. — Cela vous intéresserait ? — Beaucoup, répondit-elle spontanément. La sincérité dut se lire dans ses yeux car Daniel hocha

la tête. — Suivez-moi, alors. Quelques instants plus tard, il refermait la porte du

bureau derrière eux. C’était la première fois que Joanne y pénétrait. Elle eut l’impression d’entrer dans un sanctuaire. Les murs, recouverts de lattes de bois verni, étouffaient les bruits de l’extérieur tandis que des doubles rideaux de velours bleu marine devaient créer en plein jour une pénombre favorable à la concentration. Des livres à la couverture patinée côtoyaient des ouvrages plus récents sur les étagères de l’impressionnante bibliothèque située juste derrière le bureau couvert de feuilles.

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Daniel parcourut des yeux l’un des rayonnages avant d’en sortir un livre épais.

— Il devrait prolonger la conversation que nous avons eue dans la voiture, hier, dit-il en le tendant à Joanne.

La jeune femme rassembla tout son courage. C’était le moment ou jamais d’essayer de repartir sur de nouvelles bases. Prenant une profonde inspiration, elle se jeta à l’eau :

— A ce propos, Daniel... Je voulais m’excuser... — Vous excuser ? Mais de quoi ? — Eh bien... Je me suis montrée maladroite. Si j’avais

su votre lien avec la Fondation... — Qui vous en a parlé ? — Votre mère. Tout à fait incidemment. Joanne leva les yeux vers Daniel. Mais elle ne

rencontra qu’un regard insondable. — Je me suis comportée comme une idiote, murmura-

t-elle. L’ébauche d’un sourire étira les lèvres du médecin. — Ma chère Joanne, vous n’êtes pas la première à vous

méprendre sur les motivations qui nous poussent, ma mère et moi, à diriger la clinique. Et vous ne serez sans doute pas la dernière. A force de s’entendre traiter de profiteur, on commence à s’habituer...

Ce n’était pas vraiment l’impression qu’il avait donnée, la veille. Mais Joanne se garda bien de tout commentaire.

— ...Vous avez au moins le mérite de la franchise, acheva-t-il avec un soupir désabusé. Maintenant, si vous vous sentez trop mal à l’aise dans notre établissement, vous êtes libre de partir. Nous ne vous attaquerons pas en justice pour rupture de contrat. Mais...

Daniel s’approcha du fauteuil dans lequel Joanne était assise et la contempla avec douceur.

— ...nous serions désolés de vous perdre. Vous faites de l’excellent travail.

Joanne rosit sous le compliment. — Je vous remercie...

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— Ce n’est que l’exacte vérité. Daniel reprit le livre qu’il avait posé sur son bureau et

décocha un clin d’œil à l’infirmière. — Vous tenez toujours à le lire ? Joanne comprit que leur opposition, la veille, n’était

plus qu’un lointain souvenir. — Plus que jamais! s’exclama-t-elle, incapable de

dissimuler sa joie. — Dans ce cas, il est à vous. Je vais même vous en

prêter un second. Il se dirigea vers le côté gauche de la bibliothèque. — Voyons... Où est-il? Ah! Voilà! Le Schizophrène et

sa famille. Il s’agit d’une sorte de manuel à l’usage des familles, même s’il ne s’adresse pas exclusivement à elles bien sûr, dit-il en revenant vers Joanne. En fait, j’ai essayé de démystifier la schizophrénie aux yeux du grand public.

— Ce qui n’est vraiment pas inutile, compte tenu des préjugés qui tournent autour de cette maladie. Sur quoi travaillez-vous, à présent?

— Je développe l’un des thèmes de mon premier ouvrage : la distinction entre la schizophrénie et le dédoublement de personnalité.

— Classiquement illustré par des films comme Dr Jekyll and Mr. Hyde.

— Exactement. C’est justement pour lutter contre cette assimilation trop rapide que j’ai décidé de mettre en lumière la spécificité de la schizophrénie.

Daniel s’assit sur le rebord du bureau et planta son regard dans celui de Joanne.

— Ma mère vous a-t-elle expliqué la raison de mon intérêt pour la schizophrénie?

— Oui. Mais je comprendrais fort bien que vous ne souhaitiez pas en parler davantage.

— Il fut un moment où je ne pouvais même pas prononcer le prénom de ma femme, tant c’était dur. Mais cela fait presque huit ans que le drame a eu lieu. Je crois que le travail de deuil est terminé. L’écriture m’a

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beaucoup aidé car elle m’a poussé à sortir de moi-même pour m’adresser à des hommes et des femmes qui vivaient la même situation que celle que j’avais connue.

La simplicité avec laquelle Daniel se confiait à elle toucha profondément Joanne. Elle avait l’impression de découvrir un autre homme, plus sensible, plus humain et même... oui... vulnérable.

— Quand votre prochain livre doit-il être publié? Le regard du médecin pétilla soudain de malice. — Dès que j’aurai trouvé une secrétaire pour me le

taper! Ce qui ne sera pas une mince affaire car mon écriture est exécrable.

— Je pourrais m’en charger, si vous voulez, proposa timidement Joanne.

— Vous ? — Oui... Enfin... Si cela peut vous aider... Un sourire incrédule flotta sur les lèvres de Daniel. — Vous savez taper à la machine ? — Oui. Et avec les dix doigts! J’ai longtemps tapé les

rapports de mon père. Il était ingénieur avant de prendre sa retraite.

Daniel se caressa le menton d’un air songeur. — Cela risque d’être une tâche considérable, d’autant

que vous travaillez toute la journée. J’aurais l’impression de vous imposer un surcroît de travail.

— Puisque je vous le propose ! — Je dois reconnaître que vous me rendriez un grand

service... — Marché conclu, alors ? — Marché conclu ! Mais je vous rémunérerai. Joanne ouvrait déjà la bouche pour protester, mais il

ne lui en laissa pas le temps. — C’est la seule condition! Et maintenant,

mademoiselle ma secrétaire, peut-être aimeriez-vous jeter un premier coup d’œil sur mon manuscrit?

— J’allais justement vous le suggérer.

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Daniel ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit une épaisse liasse de feuilles entièrement écrites au crayon à papier.

— Vous comprenez mes scrupules, dit-il en la confiant à Joanne. Oh... Attention...

C’était trop tard. S’échappant des mains de la jeune femme, les feuillets venaient de s’éparpiller sur le sol. Elle voulut se pencher pour les ramasser, mais Daniel la devança.

— Je suis vraiment désolée..., murmura-t-elle tandis qu’il lui rendait le manuscrit. Vous allez penser que vous avez une bien mauvaise recrue.

— Au contraire... Daniel parut sur le point d’ajouter quelque chose.

Mais au lieu de cela, il se pencha vers la jeune femme et déposa un doux baiser sur ses lèvres.

Ce fut si bref que Joanne se demanda si elle n’avait pas rêvé. Pourtant, le souvenir de la douceur des lèvres de Daniel sur les siennes la hantait encore lorsqu’elle se dirigea vers l’escalier, son précieux chargement dans les bras.

Elle posait le pied sur la première marche lorsqu’elle se sentit soudain observée. Levant les yeux, elle aperçut Marie-Claire debout sur le palier du premier étage. Elle eut alors la certitude que la sœur de Daniel lisait en elle comme dans un livre ouvert.

— Daniel m’a donné de la lecture, dit-elle en gravissant les marches qui la séparaient de la jeune femme.

Elle prit cependant bien soin de dissimuler le titre des ouvrages que lui avait prêtés le médecin. Fine et très perspicace, malgré son apparente indifférence, Marie-Claire n’aurait pas tardé à en tirer des conclusions. C’était un risque que Joanne ne voulait pas courir.

— Voulez-vous une tasse de chocolat? demanda-t-elle en changeant de conversation.

— Oui. Nous pouvons le prendre dans ma chambre, cette fois.

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— Si vous voulez. Le ton détaché de Joanne était loin de refléter son

véritable sentiment. Elle ne pouvait en effet que se réjouir de l’initiative de Marie-Claire. Mais elle avait pris pour principe de ne jamais traiter la sœur de Daniel comme une patiente dont on attendrait la guérison avec un mélange d’inquiétude et d’espoir. Refusant d’imposer à Marie-Claire toute pression, elle avait choisi de la considérer comme toutes les autres jeunes femmes de son âge.

La sœur de Daniel procéda elle-même au service. — Quand allez-vous skier avec Bernard? demanda-t-

elle en reposant la bouilloire sur le plateau. — Je ne sais pas. Pourquoi ? — J’aimerais vous accompagner. Cette fois, Joanne eut bien du mal à contenir son

enthousiasme. — J’en serais ravie. Je suis sûre que Bernard aussi. — J’allais souvent skier avec lui autrefois. Il y eut un court moment de silence tandis qu’une

expression étrange se peignait sur les traits de Marie-Claire. On aurait presque cru de la nostalgie.

Joanne s’empressa de relancer la conversation. Elles bavardèrent ainsi de tout et de rien avant de se séparer, une vingtaine de minutes plus tard.

Mais malgré cet intermède, ce fut le visage de Daniel, ses lèvres douces et son regard profond que Joanne emporta dans ses rêves.

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6. Joanne s’arrêta devant le bureau de Daniel et prit une

profonde inspiration. Elle ne l’avait pas vu de toute la matinée. Mais à en croire Esther, l’air soucieux qu’il avait en arrivant à la clinique ne l’avait pas quitté. Joanne n’avait aucun mal à en deviner la cause. Sans doute regrettait-il la « familiarité » dont il avait fait preuve, la veille. Il devait déjà se demander comment lui faire comprendre qu’elle ne devait pas attacher trop d’importance au baiser qu’ils avaient échangé. Mais il n’avait aucun souci à se faire, songea-t-elle en se décidant enfin à frapper. Elle avait passé l’âge des grands rêves romantiques.

— Vous vouliez me voir? demanda-t-elle en entrant. Daniel, qui était posté devant la fenêtre, se retourna. — Oui... Asseyez-vous, Joanne. Avec son complet gris anthracite admirablement

coupé, sa chemise blanche et sa cravate noire à rayures bleues, il était encore plus impressionnant que d’habitude. Joanne s’enfonça dans l’un des fauteuils et essaya de se détendre. Mais elle était bien trop consciente de ces yeux gris qui la dévisageaient avec intensité, pour y parvenir.

— Ainsi, il paraît que vous avez trouvé un moyen pour encourager Elsa à prendre ses repas.

Joanne réprima un sourire amer. Dire qu’elle s’était imaginé qu’après ce qui s’était passé entre eux, la veille, Daniel aurait éprouvé le besoin de préciser la nature de leurs relations. Comme si ce baiser avait eu une quelconque importance pour lui! Elle aurait bien dû se douter qu’elle ne resterait à ses yeux qu’une employée qui, à ce titre, lui devait des comptes. Il semblait bien que l’heure des explications ait sonné. Joanne s’éclaircit la voix pour se donner du temps.

— C’est exact. J’en ai d’ailleurs discuté avec Luise... — Après coup !

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— Je le reconnais. Mais tout s’est passé si vite... Je bavardais avec Elsa et...

— Et vous lui avez fait une promesse sans savoir si vous pourriez la tenir, acheva Daniel, implacable.

Joanne refusa de se laisser impressionner. — Je sais que j’ai parlé un peu vite. Mais je devais

battre le fer pendant qu’il était chaud. Quelque chose me disait que je tenais là une occasion qui ne se reproduirait peut-être plus. J’ai laissé parler mon intuition. Ce n’est peut-être pas très scientifique, mais le psychisme humain est parfois si complexe que le savoir livresque ne suffit pas.

Joanne se tut, consciente de s’être un peu trop échauffée. Mais elle était en même temps satisfaite d’avoir pu exposer une idée qui lui tenait à cœur depuis bien longtemps déjà. Bien sûr, elle n’attendait pas l’approbation de Daniel. Sans doute, allait-il même la remettre vertement à sa place.

— Je dois admettre que vous avez fait preuve d’une grande perspicacité...

Joanne releva brusquement la tête. Elle s’était attendue à tout sauf à un compliment. Son étonnement parut amuser Daniel qui poursuivit en souriant :

— Vous avez bien entendu : de perspicacité. J’ai toujours pensé que les patients pouvaient s’aider mutuellement, même si ce n’était pas la règle générale. Pour être sincère, je regrette de ne pas avoir eu votre idée plus tôt. Mais... car il y a un mais... j’aurais aimé paraître au courant de vos projets lorsque Elsa m’en a parlé, ce matin.

— Je suis désolée... — Je l’espère bien ! s’exclama Daniel avec un rire bon

enfant. Son visage reprit presque aussitôt son sérieux. — Je voulais que vous sachiez que je ne m’oppose

absolument pas à ce que les infirmières aient une certaine latitude. A force de les côtoyer, vous connaissez parfois les patients mieux que nous, et ils vous font aussi

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bien plus confiance. J’ai l’impression que vous avez établi une réelle complicité avec Elsa. Je souhaite de tout mon cœur que vous puissiez avoir la même influence sur Marie-Claire.

Le profond souci qu’elle lut dans le regard de Daniel poussa Joanne à déroger à la règle qu’ils avaient instituée au lendemain de son arrivée.

— Je suis sûre qu’elle est sur la voie de la guérison. Il ne s’agissait que d’indices jusque-là. Mais hier, elle m’a annoncé qu’elle nous accompagnerait, Bernard et moi, la prochaine fois que nous irions skier. C’est assez encourageant, vous ne trouvez pas?

— Certes. Mais nous devons nous garder de tout optimisme trop hâtif.

La lueur d’espoir qui avait, un instant, brillé dans les yeux gris de Daniel venait de s’éteindre. Joanne devina à quel point le souvenir d’Ingrid devait encore le hanter. Il devait vivre avec l’angoisse que sa sœur connaisse le même destin.

— Marie-Claire peut toujours changer d’avis, d’ici là, admit Joanne. Mais dans ce cas, j’improviserai autre chose.

— Vous faites toujours confiance à votre intuition? — Pas toujours, mais souvent. Joanne haussa les sourcils d’un air comique. — Vous ne devez pas trouver cette attitude très

rationnelle. — La vie l’est-elle ? Un ange passa. Joanne savait qu’elle aurait dû partir.

Mais leurs regards semblaient comme suspendus l’un à l’autre.

Soudain, la porte s’ouvrit à toute volée devant Luise. — Oh ! Excusez-moi..., dit la psychiatre en s’arrêtant

net. Je ne voulais pas vous déranger. Je repasserai... Joanne fut la première à réagir. — C’est inutile. J’allais partir. Elle s’éclipsa, le sourire aux lèvres. Elle flottait sur un

nuage. Et ce n’était pas seulement parce que Daniel avait

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approuvé l’initiative qu’elle avait prise envers Elsa. Quelque chose était passé entre eux. Comme un courant auquel elle aurait toutefois été bien incapable de donner un nom.

Bernard s’assura une dernière fois que les skis de

Joanne étaient bien fixés au porte-bagages de la Golf, puis il se glissa derrière le volant.

— Alors? N’ai-je pas raté ma vocation de guide? demanda-t-il en se tournant à demi vers la jeune femme.

Joanne laissa échapper un rire cristallin. — Vous voulez sans doute dire : « de marathonien »!

J’ai les pieds en marmelade! — Mais au moins, Berne n’a plus aucun secret pour

vous. — Je dois le reconnaître. C’est vraiment très gentil de

votre part d’avoir consacré l’un de vos jours de congé à me faire découvrir la ville. Sans compter que, grâce à vous, j’ai désormais la panoplie complète de la parfaite skieuse.

Bernard tourna la clé de contact et enclencha la première vitesse.

— Qu’est-ce que vous préférez le plus dans Berne? Joanne revit mentalement les boutiques multicolores

nichées au creux des arcades de la grande rue, les fontaines sculptées, les façades de guingois des maisons médiévales, la tour rendue célèbre par l’immense horloge qui lui avait donné son nom et les ponts gracieux qui enjambaient l’Aar.

— Le choix est difficile, car Berne est une ville magnifique. On y sent vraiment une âme et un passé. En fait, la seule chose que je n’ai pas vraiment appréciée, c’est la Fosse aux ours. J’ai toujours trouvé cruel de garder des animaux en captivité et de les exhiber comme objets de foire.

— L’ours est l’emblème de la ville.

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— Raison de plus pour le traiter avec respect! Vous aimeriez tourner en rond dans une fosse pendant que des touristes vous jetteraient des peaux d’oranges?

Bernard éclata d’un rire sonore. — Je vous avouerai que j’ai du mal à pénétrer la

psychologie de l’ours. Mais je crois que je préfère de loin ma condition. Surtout lorsque je suis en compagnie d’une jeune femme aussi ravissante, et que je sais qu’elle descendra la piste de Blumenplatz avec moi, demain, ajouta-t-il en décochant à Joanne un regard en coin.

— Je ne me rappelais pas que vous m’ayez invitée... — Il n’est jamais trop tard pour le faire. Alors? Qu’en

dites-vous? — Je suis partante ! J’espère que Marie-Claire le sera

aussi. Elle m’a demandé de la prévenir la prochaine fois que nous irions skier. Je croise les doigts pour qu’elle n’ait pas changé d’avis.

Le regard fixé sur la route, Bernard parut, un instant, perdu dans ses pensées.

— Marie-Claire était une skieuse hors de pair, autrefois, dit-il après quelques secondes. Nous nous entraînions souvent ensemble. Elle aurait même pu faire de la compétition si elle n’avait pas rencontré Paolo.

Joanne crut déceler une pointe de ressentiment dans la voix du jeune homme. Mais ce fut si fugitif qu’elle se demanda s’il ne s’agissait pas d’un tour de son imagination.

— Elle peignait très bien aussi, poursuivit-il. Vous avez dû remarquer ses tableaux dans la maison.

— Oui. J’ai tenté à plusieurs reprises de réveiller son intérêt pour la peinture. Sans grand succès, pour le moment, mais je suis persuadée qu’un déclic va se produire en elle.

— Ce serait la meilleure chose qui puisse lui arriver. Elle était si gaie, si brillante, si pleine de vie autrefois. Cela me fait vraiment du mal de la voir souffrir et s’enfermer dans sa solitude. Elle mérite mieux.

— Vous semblez très attaché à elle.

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Bernard eut un rire amer. — Le mot est faible. Nous avons été fiancés, Marie-

Claire et moi. Pas officiellement, certes. Mais bien que nous n’ayons jamais prononcé ouvertement le mot mariage, nous avions de plus en plus de projets ensemble. Et puis, Paolo est arrivé. Marie-Claire a été littéralement subjuguée, comme peut l’être une jeune fille de dix-neuf ans face à un pilote de course, célèbre et adulé. Il est devenu son dieu.

— Etes-vous encore amoureux d’elle ? Bernard mit quelques secondes avant de répondre : — Non, Liebling, dit-il enfin avec un entrain qui

sonnait faux. C’est de vous que je suis amoureux. Il ne serait d’ailleurs pas impossible qu’un jour, je demande votre main.

— Méfiez-vous! Je pourrais vous l’accorder! répliqua Joanne en riant.

Lorsque Bernard l’embrassa, après s’être garé devant le chalet des Peterson, Joanne comprit qu’il ne plaisantait qu’à moitié. Cherchant la poignée de la portière à tâtons, elle voulut s’écarter. Mais il resserra son étreinte.

— De quoi avez-vous peur? murmura-t-il contre ses lèvres. La nuit est déjà tombée. Personne ne peut nous voir.

— Ce n’est pas la question... J’ai passé une journée magnifique. Ne gâchez pas tout. Je vous en prie.

Bernard relâcha instantanément la jeune femme. — Vous ne réagiriez peut-être pas ainsi si c’était

Daniel qui vous embrassait. Joanne s’empourpra tandis que le souvenir de la

caresse des lèvres de Daniel affluait à sa mémoire. Bernard avait raison. Daniel exerçait un effet bien plus troublant sur ses sens.

— Je dois rentrer, dit-elle un peu trop brusquement en ouvrant la portière.

L’instant d’après, elle quittait la Golf. Bernard la rejoignit dehors.

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— Je suppose que ce n’est même pas la peine que je vous invite à dîner ce soir, dit-il en ôtant les skis de Joanne du porte-bagages.

— Une autre fois, peut-être. Je suis un peu fatiguée. Bernard ne tenta même pas d’insister. Hissant les skis

sur son épaule, il les porta jusqu’au seuil du chalet. — Vous venez toujours skier avec moi, demain?

demanda-t-il tandis que Joanne fouillait dans son sac pour trouver la clé. Je vous promets de ne plus vous... importuner.

Il semblait si penaud que la jeune femme ne put s’empêcher de sourire.

— C’est déjà oublié. — Dans ce cas, je passerai vous chercher à 9 heures,

demain matin. C’est d’accord? — Oui. J’espère que Marie-Claire sera de la partie. Bernard fit le geste de croiser les doigts. Puis il prit

congé de Joanne et s’en alla. Joanne traversait le hall d’entrée avec son chargement

encombrant lorsque Daniel sortit de son bureau. — Bonjour! Vous êtes rentré tôt aujour... Joanne n’alla pas plus loin. Comment pouvait-elle être

aussi sotte! Elle avait vu Daniel le matin même avant de partir pour Berne. Il ne manqua d’ailleurs pas de le lui rappeler.

— Je suis rentré hier soir, vous ne vous en souvenez pas?

Daniel laissa son regard glisser sur la mince silhouette de la jeune femme.

— Il faut dire que Bernard doit être une puissante distraction...

Joanne surprit son reflet tandis qu’elle passait devant le grand miroir accroché au-dessus de la commode. Le spectacle qu’elle découvrit alors faillit lui arracher un cri d’horreur. Avec sa natte à demi dénouée, ses joues écarlates et son rouge à lèvres presque entièrement effacé, elle n’avait vraiment pas fière allure. Il n’était pas difficile de deviner les conclusions que Daniel devait en

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tirer. Mortifiée, elle se débattait de plus belle avec sa paire de skis lorsqu’il la débarrassa de son fardeau.

— Je vais les ranger dans le hangar. A moins que vous ne projetiez de faire un essayage dans votre chambre...

Joanne fusilla le médecin du regard. Mais elle ne répliqua pas, consciente de s’être déjà suffisamment distinguée.

Elle venait de sortir de la douche et se séchait les

cheveux, une vingtaine de minutes plus tard, lorsqu’on frappa à la porte de sa chambre. Resserrant son peignoir autour d’elle, Joanne alla ouvrir. C’était Marie-Claire. Elle portait une robe blanche droite et ras-du-cou, ornée d’une fine passementerie dorée à laquelle elle avait assorti d’élégantes sandales. Joanne laissa échapper un petit sifflement admiratif.

— Vous êtes superbe! s’exclama-t-elle tout en se demandant la raison de ce regain d’élégance.

— Merci. Le regard de Marie-Claire se posa sur les chaussures

de ski que Joanne avait sorties de leur boîte. — Vous avez acheté vos skis ? — Oui. Bernard et moi, nous projetons de descendre la

piste de Blumenplatz demain. Vous êtes toujours d’accord pour venir avec nous?

Marie-Claire acquiesça simplement de la tête. — Je voudrais vous montrer quelque chose. Venez. Joanne suivit la jeune femme dans sa chambre. Trois

combinaisons de ski, plus colorées les unes que les autres, étaient étalées sur le lit.

— Je vois que vous songez déjà à votre tenue, dit Joanne en souriant. Laquelle porterez-vous?

— Peu importe. En fait, je voudrais que vous choisissiez celle que vous préférez. Elles devraient vous aller car nous sommes à peu près de la même taille.

Joanne en resta un instant sans voix. Marie-Claire l’avait déjà surprise plus d’une fois, mais jamais à ce point.

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— Je ne peux pas accepter... — Vous aurez besoin de combinaisons de rechange si

vous allez skier régulièrement. Je suis sûre que la bleue et jaune vous ira très bien.

Marie-Claire souleva la tenue et la plaça devant Joanne.

— Oui. Celle-ci est très bien. Elle est toute neuve. Je l’avais achetée avec Paolo au cours d’un séjour à Rome. Mais je ne l’ai jamais mise. Prenez-la. Elle est faite pour vous.

— Je ne sais que dire... — Eh bien, ne dites rien ! Essayez-la, plutôt. Ce que fit Joanne. Elle put alors constater que Marie-

Claire avait vu juste. La combinaison lui allait à merveille.

— J’ai déjà hâte d’être à demain, dit-elle en pivotant une fois encore sur elle-même. Je vous remercie du fond du cœur, Marie-Claire. Mais il est temps que je me change, à présent. Votre mère n’aime pas qu’on arrive en retard pour dîner.

— Elle ne l’avouera jamais, mais elle est terrorisée par Fräulein Müller.

Un timide sourire avait éclairé le visage de Marie-Claire. Mais son regard perdit de nouveau toute son expression.

— Au fait, lança-t-elle en regagnant la porte. Je suppose que vous savez qu’Elise et son père dînent à la maison ce soir.

Et elle partit, sans paraître se rendre compte de l’effet que ses paroles avaient produit sur Joanne.

L’infirmière resta un instant figée sur place. Elise par-ci, Elise par-là! Elle avait l’impression de connaître l’amie de Daniel tant elle en avait entendu parler. De toute évidence, la jeune femme avait déjà sa place dans la famille Peterson. Pourquoi l’aurait-on invitée avec son père, sinon?

Joanne redressa soudain la tête. Après tout, que lui importaient les fréquentations de Daniel? Il pouvait bien

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sortir avec qui il voulait! Cela lui était totalement indifférent!

Joanne se força à terminer son petit déjeuner tandis

qu’elle pensait au dîner de la veille. Elle avait passé la soirée la plus horrible de sa vie! Tout cela, parce qu’elle avait eu la sottise de tomber amoureuse de Daniel! Car elle ne pouvait plus se le cacher : même Luke n’avait jamais eu le pouvoir d’obséder à ce point son esprit. Elle était amoureuse! Follement et désespérément amoureuse. Mais elle devait garder ce secret pour elle, sous peine de mourir de honte.

Si seulement Elise avait eu ne serait-ce qu’un seul défaut! Hélas! Non contente d’être belle, d’avoir un port de tête de reine et une silhouette gracile, l’amie de Daniel s’était montrée charmante, simple et spirituelle. Et pour couronner le tout, elle était danseuse étoile à l’Opéra! Comment rivaliser dans ces conditions? Il aurait fallu qu’elles possèdent quelque point en commun. Or, le monde dans lequel gravitait Elise était situé à des années-lumière du sien.

Joanne haussa tristement les épaules. Elle n’avait plus qu’à essayer de chasser Daniel de son esprit. Certes, il l’avait embrassée. Mais ce n’avait été qu’un baiser volé, qu’il avait déjà sans doute oublié. Les hommes se permettaient souvent quelque liberté avant leur mariage. Pourquoi Daniel aurait-il fait exception à la règle?

Joanne n’avait pas remarqué de bague de fiançailles à l’annulaire d’Elise. Mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas sentir la complicité qui les unissait. Luise et Karl Hoffmann semblaient les premiers à s’en réjouir. Joanne avait même eu la nette impression qu’ils verraient d’un œil très favorable un mariage entre leurs deux enfants. Aussi sa décision était-elle prise : elle devait tirer un trait sur Daniel. Et le plus tôt serait le mieux.

Son petit déjeuner terminé, Joanne monta s’assurer que Marie-Claire avait toujours l’intention de partir skier. Elle la trouva assise devant sa coiffeuse. La sœur

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de Daniel était encore en robe de chambre. Mais une combinaison noir, blanc et rouge était suspendue à l’espagnolette de la fenêtre.

Rassurée, Joanne redescendit au rez-de-chaussée. Bernard était arrivé entre-temps. Debout dans l’encadrement de la porte d’entrée, il discutait avec Luise et Daniel.

Joanne sentit son cœur danser dans sa poitrine tandis que son regard s’attardait malgré elle sur la haute silhouette de Daniel. Mais elle détourna rapidement les yeux et tenta de dissimuler son trouble derrière un sourire de façade.

— Marie-Claire ne va pas tarder à descendre, annonça-t-elle en rejoignant le groupe.

Une profonde anxiété se refléta sur le visage de Luise. — J’espère que tout se passera... La psychiatre s’interrompit brusquement en

apercevant Marie-Claire en haut de l’escalier. Mais Bernard avait déjà réagi.

— Guten Morgen, Marie-Claire, dit-il en allant à la rencontre de la jeune femme. Je suis vraiment heureux que tu nous accompagnes.

Ce n’était que quelques mots, mais il semblait y avoir mis toute son âme.

Une dizaine de minutes plus tard, aidé de Daniel, il fixait les trois paires de skis sur le porte-bagages de sa Golf. Joanne insista pour que Marie-Claire s’assoie à l’avant de la voiture. La jeune femme pourrait ainsi profiter pleinement du paysage. Mais tandis qu’elle s’apprêtait, elle-même, à prendre place sur la banquette arrière, Daniel posa la main sur son épaule.

— Passez une bonne journée. Et surtout! Ne vous cassez pas un doigt ou une main. J’ai besoin de ma secrétaire.

Joanne sentit sa gorge se nouer. Une secrétaire! Voilà tout ce qu’elle était pour Daniel. Mais que pouvait-elle espérer de plus? Murmurant un vague « au revoir », elle s’engouffra dans la Golf et détourna la tête, de peur que

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son visage trahisse cette amertume qui venait brusquement de s’emparer d’elle.

Il leur fallut à peine une heure pour atteindre

Blumenplatz. Ils auraient même pu mettre moins de temps s’ils ne s’étaient pas arrêtés en route pour boire un chocolat chaud. Bernard avait fait presque tous les frais de la conversation, Marie-Claire ne répondant que par de brèves paroles. Elle ne s’anima que lorsqu’ils approchèrent des remonte-pentes.

Comme elle manifestait cependant une certaine appréhension à l’idée de se lancer sur la piste après être restée un an sans s’entraîner, Bernard lui proposa de s’échauffer sur de courtes distances. Joanne préféra les laisser seuls. Bernard et Marie-Claire n’avaient assurément pas besoin d’elle pour renouer le fil de leur ancienne amitié. Par ailleurs, quelques descentes en solitaire ne pourraient que l’aider à évacuer la tension qu’elle avait accumulée depuis la veille.

Elle ajusta ses lunettes de ski. — On se retrouve dans une heure au même endroit? Bernard lui fit signe que c’était d’accord tandis que

Marie-Claire procédait à quelques assouplissements. Piquant ses bâtons dans la neige, Joanne s’élança alors sur la piste poudreuse.

Le parcours, bien qu’assez long, n’offrait cependant pas de difficultés majeures. Aussi Joanne ne tarda-t-elle pas à suivre un petit groupe de skieurs vers ce que tout le monde appelait le « Grand Slalom ». Tandis qu’elle attendait son tour, elle reconnut de loin la combinaison noir et rouge de Marie-Claire. Talonnée par Bernard, la sœur de Daniel dévalait la piste à toute allure dans un style superbe. Joanne les rejoignit un peu plus tard au pied des remonte-pentes.

— Vous étiez là aussi ! s’exclama Marie-Claire encore essoufflée.

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Les joues rosies par l’effort, les yeux brillants d’excitation, elle semblait avoir recouvré l’insouciance et la gaieté des jeunes femmes de son âge.

— Je viens d’arriver. Bernard tapota avec fierté l’épaule de la sœur de

Daniel. — L’avez-vous vue skier? Sa technique est

impressionnante, n’est-ce pas? — Le mot est faible! Jamais je ne me suis sentie aussi

gauche! Bernard lui décocha un sourire malicieux. — Allons! Pas de fausse modestie! Vous vous

débrouillez très bien, vous aussi. Mais nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour parler. Que diriez-vous d’une course, mesdemoiselles?

Les deux jeunes femmes acquiescèrent aussitôt. La petite troupe se dirigea alors vers les remonte-pentes. Ils se retrouvèrent en haut des pistes en quelques minutes.

— Tout le monde en ligne! s’écria Bernard en donnant l’exemple. Un! Deux! Trois! Partez!

Joanne prit aussitôt une bonne longueur d’avance. Etonnée cependant de ne pas être distancée, elle tourna brièvement la tête. Bernard et Marie-Claire s’étaient arrêtés à quelques centaines de mètres à peine de la ligne de départ. Accroupi, le psychiatre semblait vérifier la chaussure de ski de Marie-Claire. Joanne sourit. Elle qui avait cru battre un record de vitesse! Mais soudain, son sourire se figea. Ces secondes d’inattention avaient suffi pour qu’elle se déporte vers la gauche. Et elle se dirigeait à présent tout droit vers un autre skieur! La collision était inévitable.

Une voix furieuse lui hurla de s’écarter. Mais c’était trop tard. Déjà leurs skis s’entremêlaient. Joanne se sentit glisser en arrière et tomba sur la neige, les bras en croix tandis que ses bâtons atterrissaient bien plus loin. Etourdie par le choc, elle essayait de reprendre ses esprits lorsque deux mains puissantes la remirent sans ménagement sur ses pieds.

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— Joanne ! La jeune femme plissa les yeux derrière ses lunettes.

Cette voix... Ce n’était quand même pas... — Daniel ? C’est vous ? demanda-t-elle timidement. — Bien sûr que c’est moi ! Mais le ton excédé du médecin contrastait avec

l’anxiété de son regard. Joanne se rendit alors compte qu’il l’avait serrée contre lui pour la soutenir. Le délicieux frisson qui la traversa ne dut rien au froid. Mais Daniel relâchait déjà légèrement son étreinte.

— Rien de cassé ? Joanne tenta d’oublier les rêves fous qui avaient

traversé son esprit en l’espace de quelques secondes. — Je ne crois pas... — Eh bien! Vous avez de la chance! Est-ce qu’on

regarde derrière soi lorsqu’on fait du ski! Il faut être stupide!

Piquée au vif, Joanne pinça les lèvres. Mais elle devait bien reconnaître que Daniel n’avait pas tort.

— Je suis vraiment désolée... — Désolée! Vous vous rendez compte que vous auriez

pu vous tuer, à la vitesse où vous alliez? Un instant, Joanne imagina l’inverse : Daniel gisant

inanimé sur la neige. Une vague nausée l’envahit. Elle comprit alors à quel point elle tenait à lui.

Bernard et Marie-Claire s’arrêtèrent à leur hauteur dans un nuage de neige. La jeune femme toisa son frère avec un regard dur.

— Qu’est-ce que tu fais là? demanda-t-elle d’une voix saccadée.

— J’ai eu envie de vous rejoindre. — Tu mens! Tu es venu pour m’espionner! Tout cela

parce que tu penses que je suis folle! Si tu crois que je ne sais pas ce que tu veux! Tu attends le moment où tu pourras me faire enfermer. Ainsi, je cesserai d’être un boulet pour toi, maman, Elise et Herr Hoffmann!

— Marie-Claire...

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— Non! Ne m’approche pas, Daniel! s’écria la jeune femme sur un ton hystérique. Je sais que je ne suis qu’une source de problèmes pour vous tous! Eh bien, je vais vous débarrasser de ma présence!

Prenant une puissante impulsion avec ses bâtons, elle bondit sur la neige avant même que Daniel, Bernard ou Joanne ait pu réagir. Daniel pâlit sous son hâle.

— Elle est capable de tout! s’exclama-t-il d’une voix déformée par l’angoisse. Il faut la suivre! Vite!

Mais Bernard le retint par le bras. — Notre présence ne pourrait qu’aggraver les choses.

Seule Joanne réussira à la calmer. Il tira ses clés de voiture de sa poche et les confia à la

jeune femme. — Je rentrerai avec Daniel, dit-il sans quitter des yeux

la silhouette qui rapetissait à vue d’œil sur la neige. Joanne acquiesça de la tête, devinant à quel point

cette décision coûtait à Bernard. Comme Daniel, il brûlait de se lancer à la poursuite de Marie-Claire. Mais il avait adopté l’attitude la plus sage. Malgré la tâche redoutable qui l’attendait, car il ne serait pas facile de rattraper une skieuse aussi émérite que Marie-Claire, Joanne ne pouvait que l’approuver.

— Je la ramènerai à la maison, dit-elle comme pour forcer le destin.

Elle skia aussi vite qu’elle put malgré sa cheville droite qui commençait à la faire souffrir. Le choc avec Daniel avait été plus rude qu’elle l’avait d’abord cru. Mais elle aurait eu mauvaise grâce à s’apitoyer sur son sort alors que Marie-Claire... Joanne chassa fermement l’image horrible qui venait de s’imposer à son esprit. Marie-Claire rentrerait saine et sauve chez les Peterson. Il était impossible qu’il en soit autrement!

Mais la sœur de Daniel semblait s’être évanouie dans

la nature. Arrivée à la station, Joanne scruta désespérément la foule des skieurs dans l’espoir d’apercevoir la combinaison noir et rouge de Marie-

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Claire. En vain. Rongée d’inquiétude, elle laissa son regard errer sur la vallée encaissée entre les versants enneigés. Sur une dizaine de mètres, une balustrade de fer assurait la sécurité des touristes qui voulaient profiter du panorama. Un peu plus loin, rien n’empêchait un skieur téméraire de se lancer à la recherche de sensations fortes.

Joanne se pencha par-dessus la balustrade et chercha des traces de skis sur la neige vierge. Mais le choucas, qui quitta à tire-d’aile le sapin sur lequel il était niché, semblait le seul être vivant de la vallée.

Joanne rebroussa chemin, la mort dans l’âme. Rien ne permettait d’assurer que Marie-Claire avait emprunté la piste qui s’achevait des centaines de mètres plus bas. Mais ce n’étaient pas les dangers qui manquaient. Peut-être gisait-elle quelque part, sans vie...

Joanne posa un regard absent sur la terrasse du Relais des skieurs. Des couples et des familles dégustaient des boissons chaudes tout en profitant du soleil. Elle écoutait leurs rires joyeux avec un pincement de cœur lorsque, soudain, elle aperçut Marie-Claire assise devant l’une des tables en pin. La jeune femme semblait prostrée. Elle ne parut même pas reconnaître Joanne lorsque celle-ci s’approcha d’elle.

L’infirmière se laissa tomber sur la chaise voisine. — Cette course m’a vraiment creusé l’appétit, dit-elle

comme si de rien n’était. Nous pourrions déjeuner ici. Qu’en pensez-vous, Marie-Claire?

La sœur de Daniel secoua lentement la tête. — Je préfère rentrer à la maison, dit-elle avec un

regard de somnambule. Ce furent les seules paroles qu’elle prononça. Elle ne

parut même pas étonnée lorsque Joanne se glissa derrière le volant de la Golf après avoir installé les deux paires de skis sur le porte-bagages. Totalement apathique, elle semblait avoir oublié jusqu’à l’existence de Daniel et de Bernard.

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Joanne s’engagea prudemment sur la route en lacet. Cette journée avait bien failli tourner au drame. Au fond d’elle-même, elle savait qu’elle en était en partie responsable. Elle aurait dû se rendre compte que Marie-Claire n’était pas encore prête pour affronter le monde extérieur. Elle avait péché par excès d’optimisme et d’impatience. Il ne restait plus qu’à espérer qu’elle n’avait pas ruiné le travail accompli jusque-là.

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7. Le dîner se déroula dans une atmosphère lourde et

tendue. Marie-Claire n’y assista pas. A peine rentrée, elle était montée dans sa chambre et s’était écroulée comme une masse sur son lit. Elle avait fait une brève apparition en fin d’après-midi, le temps d’avaler un bol de bouillon préparé sur le pouce par Fräulein Müller. Puis elle s’était de nouveau réfugiée dans le sommeil.

Luise repoussa l’assiette de potage auquel elle avait à peine touché.

— Je savais que cette sortie finirait mal. C’était beaucoup trop tôt.

— Je suis désolée, murmura Joanne. — Vous n’avez pas à l’être, dit Daniel. Ce n’est pas

votre faute. Ni celle de personne, d’ailleurs. Nous avons tous fait ce qui nous semblait le mieux pour Marie-Claire. Nous avons seulement oublié que la route vers la convalescence était longue. Si tant est qu’il y ait convalescence.

Le découragement de Daniel émut profondément la jeune femme. Elle avait beau être fille unique, elle pouvait comprendre le désarroi dans lequel il se trouvait, tout médecin qu’il fût. Elle aurait aimé pouvoir effacer d’un geste tendre le pli soucieux qui barrait son front. Mais elle devait se contenter de simples paroles de réconfort.

— Ne soyez pas aussi pessimiste, Daniel. Nous sommes habitués aux rechutes dans notre métier. Mais nous savons aussi par expérience qu’elles ne compromettent pas toujours la guérison. Il ne faut jamais perdre espoir.

Luise hocha gravement la tête. — Joanne a raison. Nous ne devons pas nous laisser

abattre. Demain sera un nouveau jour. En attendant, je vais vous fausser compagnie et essayer de dormir.

Joanne voulut se lever. Mais Daniel posa la main sur son bras.

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— Non... Ne partez pas ! Pas encore. Et comme s’il regrettait cette brusque impulsion, il

ajouta avec un sourire incertain : — Vous prendrez bien une infusion avec moi? Joanne lui décocha un regard espiègle. — Comment résister à une telle proposition? Mais tandis qu’ils se rendaient dans la cuisine, elle

trébucha sur la barre de seuil et laissa échapper un petit cri de douleur. Daniel la rattrapa aussitôt par le bras.

— Que se passe-t-il ? — Rien... J’ai juste un peu mal à la cheville. J’ai dû me

la tordre en tombant, ce matin. Mais ce sera sans doute terminé demain.

Tandis qu’elle parlait, Daniel s’était baissé et observait l’articulation rougie de la jeune femme.

— Je comprends que vous souffriez. Vous avez vu comme elle est enflée? Vous vous êtes sans doute fait une entorse. Venez. Je vais vous examiner.

— Ce n’est pas la peine... Mais déjà, Daniel l’avait prise par la main et la guidait

vers un haut tabouret en bois. Joanne ne put s’empêcher de tressaillir lorsque les doigts fermes du médecin tâtèrent sa cheville meurtrie. Priant intérieurement pour qu’il attribue cette réaction à la douleur, elle essaya elle-même de se persuader que ce contact la laissait totalement de glace. Elle se sentit toutefois presque soulagée lorsqu’il se redressa enfin.

— Je n’ai décelé ni fracture ni déchirure ligamentaire. Mais votre cheville risque de continuer à enfler si on ne la bande pas. Je vais vous chercher de l’Elastoplaste.

Joanne n’essaya même pas de protester, devinant que Daniel ne l’écouterait pas. Elle dut d’ailleurs reconnaître que la bande élastique qu’il enroula d’une main experte autour de sa cheville la soulagea instantanément.

— Je vous conseille de garder ce bandage pendant quelques jours, dit-il en se relevant. Et maintenant, si nous prenions cette infusion?

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Il la prépara lui-même, refusant catégoriquement que Joanne se lève. Puis il servit.

— Du sucre ? demanda-t-il en reposant la théière. — Non, merci... Les minutes s’écoulèrent lentement tandis que le tic-

tac de l’horloge semblait résonner dans la cuisine. Enfin, après ce qui parut une éternité à Joanne, Daniel rompit le silence.

— Je ne vous remercierai jamais assez de ce que vous avez fait aujourd’hui pour Marie-Claire.

Joanne eut un imperceptible haussement d’épaules. — J’ai peur que vous exagériez mon rôle. En tout cas,

j’aimerais pouvoir l’aider bien davantage. Malheureusement, malgré des années d’étude et d’expérience, il arrive qu’on reste démuni devant certains patients. C’est un sentiment terriblement frustrant.

— Je comprends ce que vous voulez dire, car je l’ai souvent éprouvé. Comme beaucoup de mes collègues, d’ailleurs. Plus on croit percer les mécanismes du psychisme, plus on prend conscience de l’ignorance dans laquelle on se trouve. Ce que nous connaissons ressemble un peu à la partie visible d’un iceberg. Tout le reste nous est encore inconnu. La médecine psychiatrique est une grande école d’humilité.

— Et de ténacité, car elle progresse, même si ce n’est pas toujours de façon linéaire. Je suis persuadée, qu’avec le temps, nous arriverons à traiter des patients qui semblent des cas désespérés dans l’état actuel de nos connaissances.

— Vous êtes une grande optimiste. Peut-être avez-vous raison, d’ailleurs? En tout cas, votre présence, ce soir, m’a beaucoup réconforté.

Joanne lui sourit. Jamais elle ne s’était sentie aussi proche de lui. C’était comme si les dernières barrières qui les séparaient venaient de tomber. Elle s’autorisa même une plaisanterie :

— Je devrais peut-être me recycler en psychothérapeute? Qu’en pensez-vous?

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Un rire joyeux accueillit ses paroles. C’était la plus belle récompense qu’elle aurait pu souhaiter.

— Je pense surtout que vous devez être morte de fatigue et que je suis un horrible égoïste! s’exclama Daniel en se levant.

Prenant les mains de Joanne, il l’aida à se mettre debout.

— Comment va votre cheville ? — Beaucoup mieux, grâce à vous. Elle fit un pas vers la porte, mais Daniel la retint. — Je dois vous remercier, moi aussi, dit-il en l’attirant

contre lui. Leurs lèvres s’épousèrent comme si elles s’étaient

toujours connues. Bouleversée par les sensations délicieuses qui la submergeaient, Joanne sentait ses forces l’abandonner lorsque l’image d’Elise s’immisça entre eux. Elise si belle et si douée. Elise qui porterait un jour le nom de Daniel. Tandis qu’elle... Joanne comprit soudain dans quelle eau dangereuse elle naviguait. Elle refusait de n’être qu’une aventure d’un soir! Détournant la tête, elle tenta de se dégager. Mais Daniel la serra de plus près tandis que ses caresses se faisaient plus audacieuses.

Joanne sentit la colère lui monter à la gorge. Il s’imaginait peut-être posséder quelque droit sur elle puisqu’elle vivait sous son toit! Eh bien, il tomberait de haut! S’il avait besoin d’une femme qui l’aide à oublier, l’espace d’une nuit, la tension de cette journée, il n’avait qu’à s’adresser à quelqu’un d’autre!

— J’ai peur que vous vous mépreniez sur mes attributions, Daniel, lâcha-t-elle en s’écartant brusquement. Je ne suis pas votre infirmière. Mais celle de votre sœur.

Le médecin cilla comme si elle l’avait giflé. — Joanne... Mais elle ne voulait rien entendre. Elle devait fuir.

Fuir au plus vite ces lèvres si douces sur les siennes, ce

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regard rempli de promesses, ces caresses bien trop troublantes!

Et elle partit avant que Daniel voie les larmes de rage et de frustration qui lui picotaient déjà les yeux.

Joanne terminait son café, à l’heure de la pause,

lorsque Bernard la rejoignit dans l’office. — Je me suis inquiété en ne vous voyant pas hier, dit-

il en se servant à son tour une tasse de café. Il paraît que vous souffriez de la cheville. Rien de grave, j’espère?

— Non. Elle était déjà beaucoup moins enflée hier. Mais Luise a insisté pour que je me repose pendant toute la journée. Cela m’a permis de garder un œil sur Marie-Claire.

Un pli soucieux barra le front de Bernard. — Comment va-t-elle ? — Elle a dormi pendant presque vingt heures. Puis elle

a déambulé dans la maison avant de se recoucher. C’est une sorte de fuite.

— Tout cela à cause de Daniel! Car je ne suis pas dupe! Ce n’est pas pour skier qu’il nous a rejoints, l’autre jour. Il a seulement voulu s’assurer que tout se passait bien. Comme si nous n’étions pas assez compétents!

L’idée avait un instant effleuré l’esprit de Joanne. Mais elle l’avait bien vite écartée. Daniel avait sans doute cédé à une impulsion dictée par l’angoisse. Elle refusait de croire qu’il ait pu manquer à ce point de confiance en eux.

— Je suis sûre que ce n’était pas dans cette intention qu’il est venu, dit-elle d’une voix ferme.

Les lèvres de Bernard esquissèrent un sourire ironique.

— Vous refusez de le voir tomber de son piédestal, c’est cela?

Joanne détourna les yeux de peur que Bernard y lise trop facilement la réponse. Elle avait vite oublié la colère qui l’avait saisie lorsque Daniel l’avait embrassée, l'avant-veille. Lorsque, le lendemain matin, il avait

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bavardé avec elle comme si de rien n’était, elle s’était même sentie soulagée de ne pas avoir perdu son amitié.

Une semaine s’écoula, au cours de laquelle Marie-

Claire sortit peu à peu de son apathie. Pourtant, bien que Joanne ait réussi à instaurer de nouveau le rite du chocolat chaud, la sœur de Daniel semblait s’être définitivement repliée sur elle-même.

Consacrant presque toutes ses soirées à la frappe du manuscrit de Daniel, Joanne boucla rapidement deux des neuf chapitres. Elle aurait pu aller plus vite encore si elle n’avait été obligée de travailler dans la même pièce que le psychiatre. Le pire, c’était quand il se plaçait derrière elle pour relire un paragraphe au fur et à mesure qu’elle le tapait. Il était soudain si proche qu’elle pouvait sentir sa chaleur. Parfois, il se penchait, et son souffle lui effleurait la nuque. Elle passait alors son temps à rattraper les fautes de frappe. Elle ne recouvrait sa rapidité et son efficacité que les soirs où il était à Berne.

Lorsque, deux semaines plus tard, Esther lui demanda si elle acceptait de remplacer une garde de nuit partie en congé de maladie, Joanne sauta sur l’occasion. Elle avait toujours aimé ces longues nuits où le silence des couloirs, faiblement éclairés par la lueur bleutée des veilleuses, contrastait avec l’effervescence qui y régnait pendant la journée. Le temps semblait suspendu. Mais tout pouvait soudain s’accélérer. L’alternance entre les moments de répit et les coups de théâtre serait sans doute moins marquée à la clinique qu’au Barmouth Hospital, mais Joanne se réjouissait de retrouver l’atmosphère particulière des nuits de garde. Ce changement de rythme serait en même temps un excellent moyen de prendre une distance à l’égard de Daniel.

Joanne referma la porte derrière elle et fit quelques

pas dans l’entrée avant de s’immobiliser. Une odeur entêtante flottait dans l’air. On aurait presque cru...

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Incrédule, Joanne inspira profondément. Il n’y avait pas de doute. C’était bien de la térébenthine!

Se laissant guider par l’odeur, Joanne gravit l’escalier et s’arrêta devant la chambre de Marie-Claire, le cœur battant. La porte était grande ouverte ainsi que la fenêtre. Debout devant un chevalet, Marie-Claire mélangeait des couleurs sur une palette. Elle venait de terminer la préparation du fond. Constitué de dégradés de gris et de bleus, il annonçait une œuvre triste et tourmentée.

La jeune femme tourna la tête comme si elle avait senti la présence de Joanne.

— Bonjour! Vous rentrez tard aujourd’hui, dit-elle simplement.

— Je suis restée un peu plus longtemps à la clinique, et j’ai déjeuné là-bas...

Joanne s’approcha du chevalet. — Vous avez repris vos pinceaux, d’après ce que je

vois. — J’ai retrouvé une vieille toile au fond d’un placard.

Mais il me manque des couleurs. La prochaine fois que vous irez en ville, pourrez-vous m’acheter quelques tubes de gouache?

— J’ai peur de ne pas connaître grand-chose en matière de peinture. Mais vous pourriez m’accompagner. Je comptais justement faire quelques courses cet après-midi.

— D’accord! A quelle heure partons-nous? — Voyons... L’empressement de Marie-Claire, succédant à deux

semaines d’indifférence totale, prit un instant Joanne de court. Mais elle se ressaisit aussitôt.

— ...Il est 14 heures, dit-elle après avoir rapidement consulté sa montre. Le temps que je prenne une douche et que je me change... Disons : 14 h 30?

— Entendu ! Je vous attendrai dans le salon. Joanne ne fut pas en retard d’une minute.

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— Quand aurez-vous terminé de taper le livre de Daniel? demanda Marie-Claire tandis qu’elles passaient devant le bureau du médecin.

— Comment savez-vous qu’il me l’a confié? Marie-Claire laissa échapper un rire bref. — Je ne suis ni aveugle ni sourde, vous savez. Un soir,

je vous ai vue sortir de son bureau avec un manuscrit, et quelques jours plus tard, vous avez commencé à taper à la machine. Il suffisait de faire le rapprochement.

— Quelle perspicacité impressionnante ! — On m’appelle Sherlock Holmes ! Mais le visage de Marie-Claire se rembrunit soudain. — Je suppose qu’il traite encore de la schizophrénie.

C’est le cheval de bataille de mon cher frère. Il faut reconnaître qu’entre Ingrid autrefois, et moi maintenant, il ne manque pas de matière. Qu’est-ce qu’il y a? Pourquoi vous arrêtez-vous?

Joanne s’était immobilisée dans l’entrée et contemplait gravement Marie-Claire.

— Vous vous croyez vraiment schizophrène? La sœur de Daniel haussa les épaules avant d’ouvrir la

porte. — Je ne sais pas vraiment ce que je suis. Il m’arrive

même de me demander si je rêve ou si je suis éveillée. Parfois, c’est encore pis : je me dis que je suis déjà morte et que tous les gens qui m’entourent le sont aussi. Je dois être folle.

C’était la première fois qu’elle se confiait autant. Quelque excessives qu’aient été ses paroles, elles n’en trahissaient pas moins une certaine lucidité dont Joanne se réjouit.

— Le mot est un peu fort, dit-elle en fermant la porte d’entrée à clé. Vous êtes très déprimée. Ce qui était presque inévitable après le drame que vous avez vécu. Il faut du temps non pas pour oublier, mais pour accepter de continuer à vivre.

Le menton de Marie-Claire trembla tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes.

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— Vous croyez que j’y parviendrai un jour? — C’est une bataille que vous devez gagner toute seule.

Cependant, je suis sûre que vous y arriverez. Marie-Claire resta silencieuse pendant une grande

partie du trajet, comme si elle méditait sur leur conversation. Mais elle recouvra son entrain sitôt qu’elle eut franchi la porte du principal droguiste de la ville. Elle fit une véritable razzia de gouache, de pastels et de pinceaux de toutes les tailles.

Leur escapade dura un peu plus d’une heure. Forte de la mésaventure du Blumenplatz, Joanne ne put s’empêcher de rester sur ses gardes. Marie-Claire pouvait se montrer tellement imprévisible. Mais l’humeur de la jeune femme ne s’assombrit pas un seul instant. De retour au chalet, la sœur de Daniel suggéra même une récidive. Un peu plus loin toutefois, puisqu’elle se proposa de faire découvrir à Joanne le fameux pic de Harder-Kulm. Comme celle-ci acceptait avec enthousiasme, Marie-Claire y mit cependant une condition : que Daniel et Luise n’en sachent rien. Joanne se sentit prise entre deux feux. Dans un cas, elle risquait de perdre la confiance de Marie-Claire, dans l’autre, celle de ses employeurs. Autant dire que le choix était difficile.

— J’ai votre promesse? demanda Marie-Claire. Joanne chercha encore un moyen de transiger. Mais

elle n’en vit aucun. Puisqu’il fallait trancher, elle préférait encore ne pas décevoir Marie-Claire. Ensuite... Eh bien... Il ne lui resterait plus qu’à essayer d’expliquer son attitude à Luise et à Daniel.

— Oui ! Elles se mirent en route le lendemain matin, juste

après le départ des deux psychiatres. L’excursion fut une totale réussite. Visiblement très

fière de sa connaissance de la région, Marie-Claire guida Joanne à travers les sentiers dont elle connaissait les moindres recoins. Puis elles se reposèrent dans un relais

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où elles dégustèrent une excellente fondue tout en riant des cabrioles d’un groupe de bouquetins peu farouches.

Ce fut, fourbues mais ravies, qu’elles prirent le chemin du retour. Pourtant, Joanne n’eut qu’à apercevoir les deux Mercedes garées devant le chalet pour que sa joie retombe instantanément. Elle n’allait pas tarder à avoir droit au sermon.

Mais il n’en fut rien. Le visage épanoui de Marie-Claire y contribua sans doute pour beaucoup.

— Où êtes-vous allées? demanda Luise en contemplant sa fille avec un sourire ravi.

Marie-Claire se lança dans le résumé de leur périple : — La prochaine fois, j’ai l’intention de conduire

Joanne sur la Jungfrau, dit-elle pour conclure. Le panorama est superbe. Bon! Je vous laisse. Je vais prendre un bain avant de dîner.

Luise regarda sa fille monter l’escalier quatre à quatre. — Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vue aussi

radieuse. Depuis hier, Marie-Claire semble être totalement redevenue elle-même.

Daniel leva un sourcil interrogateur. — Que s’est-il passé ? — C’est vrai que je n’ai pas eu le temps de t’en parler

depuis ton retour de Berne, ce matin. Marie-Claire s’est remise à la peinture!

— Vraiment ? Joanne confirma la nouvelle d’un hochement de tête. — Oui, nous sommes même allées acheter de la

gouache toutes les deux... Daniel la contempla longuement. — Il semble que vous soyez en train de réussir là où

nous avons jusqu’à présent échoué. Votre présence nous est très précieuse, Joanne. Merci.

La profonde reconnaissance qui brillait au fond des yeux gris du médecin aurait dû flatter Joanne. Au lieu de cela, elle sentit une boule se former dans sa gorge. Elle aurait tellement souhaité qu’il éprouve pour elle un peu

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plus que de la gratitude. Mais comment aurait-il pu en être ainsi alors que son cœur appartenait à une autre?

L’air avait un avant-goût de printemps lorsque Marie-

Claire, Joanne et Bernard partirent à la conquête de la Jungfrau. C’était la sœur de Daniel qui avait eu l’idée d’inviter le psychiatre. A la grande joie de celui-ci. Ils semblaient avoir renoué le fil de leur ancienne amitié. Il était certes encore trop tôt pour espérer qu’elle débouche sur une relation plus profonde, mais la complicité qui les unissait, leurs rires joyeux tandis qu’ils glissaient sur le Ice Palace réjouirent profondément Joanne. Peut-être réussiraient-ils, ensemble, à guérir leurs anciennes blessures?

Bientôt la palette de Marie-Claire changea. Abandonnant les tons sombres, elle se mit à peindre des paysages de neige dans une technique proche de l’impressionnisme. L’aspect massif et écrasant de la montagne était bien présent, mais une certaine sérénité commençait à se dégager de ses toiles.

Joanne était allée lui acheter de nouveaux tubes de gouache, un après-midi, lorsqu’un homme l’interpella à la sortie du magasin :

— Guten Tag, Fräulein. Wie geht’s? Ne me dites pas que vous m’avez oublié! s’exclama-t-il devant le regard surpris de Joanne. Le jeune homme du train Berne-Interlaken! Vous vous rappelez?

Joanne reconnut alors le journaliste avec qui elle avait voyagé.

— Je suis vraiment désolée. Comment allez-vous? — Bien, puisque je vous rencontre. J’allais prendre un

café. Puis-je vous inviter? La prudence conseilla à Joanne de décliner poliment

l’invitation. — Je vous remercie beaucoup, mais je suis un peu

pressée aujourd’hui... Et pour adoucir son refus, elle le gratifia de son plus

charmant sourire.

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— ...Nous nous croiserons peut-être une autre fois. — Je l’espère bien! D’ailleurs, pour plus de sûreté, je

vais vous donner mon numéro de téléphone à Berne. Vous n’aurez qu’à m’appeler la prochaine fois que vous irez faire des emplettes.

Tout en parlant, il avait sorti un carnet de sa poche. Il en arracha une feuille sur laquelle il griffonna quelques lignes avant de la confier à la jeune femme. Quelques minutes plus tard, ils se séparaient.

— Cela fait longtemps que vous connaissez Klaus Reinhardt?

Joanne sursauta violemment. Daniel venait de surgir à son côté comme par magie.

— Que... que faites-vous ici? bredouilla-t-elle encore sous le coup de la surprise.

— J’ai rendez-vous avec mon banquier dans une dizaine de minutes. J’ai klaxonné en passant devant vous, mais vous étiez bien trop occupée à bavarder avec ce journaliste pour vous en rendre compte. C’est l’un de vos amis?

— Pas du tout! J’ai juste fait sa connaissance dans le train, le jour où vous m’avez déposée en voiture à Berne. Mais... comment se fait-il que vous connaissiez son nom et son métier?

— Reinhardt est venu rôder deux ou trois fois du côté de la clinique à la recherche de quelque anecdote croustillante qui aurait pu alimenter la rubrique mondaine de son journal. Du moins si on peut donner ce titre à ces feuilles de chou qui ne renferment que des faits divers et des détails sordides sur la vie privée des célébrités... J’ai réussi à l’écarter jusqu’à présent. Mais il a de la suite dans les idées. Tous les moyens sont bons pour obtenir un scoop. Vous a-t-il dit combien le journal paie pour une information en exclusivité?

Joanne le regarda, scandalisée. — Vous ne seriez quand même pas en train d’insinuer

que... Daniel prit la main de la jeune femme.

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— Vous savez bien que vous avez toute ma confiance. Je tenais seulement à vous mettre en garde. Ce Reinhardt n’est pas un individu recommandable. Il a plus d’un tour dans son sac, dont la séduction. Je ne voudrais pas que vous en soyez victime.

Son regard se posa sur les doigts fins de la jeune femme. Il parut alors se rendre compte qu’il les caressait doucement.

— Je vais vous laisser, dit-il en la relâchant aussitôt. Nous nous reverrons au chalet.

Et il s’éloigna à grands pas. Elle allait s’attaquer au troisième chapitre du livre de

Daniel, le lendemain, lorsqu’il lui demanda de taper le discours qu’il devait faire lors du congrès annuel de la Fondation, la semaine suivante.

— Qu’en pensez-vous? demanda-t-il lorsqu’elle eut terminé.

— J’ai été captivée. Vous avez vraiment beaucoup d’idées nouvelles. Je ne savais pas que vous comptiez faire construire un centre de vacances pour enfants handicapés en Suisse.

— Les travaux devraient commencer à la fin du printemps. Il faudra que je vous montre le site, un jour.

Daniel parcourut une dernière fois les feuilles dactylographiées.

— Cela fait maintenant presque deux mois que vous êtes en Suisse, dit-il soudain. Il est peut-être temps que vous preniez des vacances.

Joanne écarquilla les yeux. — Des vacances ? Mais la clinique et Marie-Claire... — Marie-Claire va beaucoup mieux en ce moment.

Quant à la clinique, il faudra bien qu’elle se passe de vous, car j’ai l’intention de vous emmener en Angleterre.

— Moi ? — Cela semble vous surprendre. — C’est que... je ne m’attendais pas...

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— Pour être sincère, ma proposition n’est pas totalement désintéressée. J’aurai besoin d’une secrétaire pour me taper quelques notes. Mais vous aurez du temps libre, ce qui vous permettra de rendre visite à votre famille. Qu’en dites-vous? C’est d’accord?

— J’avoue que cela me ferait du bien de me replonger dans l’atmosphère familiale pendant quelque temps.

Daniel posa sur Joanne un regard songeur. — Vous viviez chez vos parents avant de venir en

Suisse? — Oui. Enfin... Chez mon père et sa seconde femme.

Ma mère est morte quand j’étais encore très jeune. J’apprécie beaucoup ma belle-mère. Toutefois, je crois que je me mettrai à la recherche d’un studio lorsque je rentrerai en Angleterre. A vingt-deux ans, on doit être capable de voler de ses propres ailes.

— Vous n’envisagez pas de vous installer définitivement en Suisse?

L’intensité avec laquelle Daniel la fixait troubla soudain Joanne.

— Je n’y ai pas encore songé. Il faut dire que j’ai plus de dix mois devant moi. Cela me laisse le temps de réfléchir.

— Vous avez raison. A force de vouloir précipiter les choses, on risque de tout gâcher.

Joanne eut la nette impression que les paroles de Daniel dépassaient le cadre de leur conversation. Sans doute devait-il penser à Elise. La carrière d’une danseuse étoile exigeait de nombreux sacrifices auxquels un couple ne résistait pas toujours. Mais Daniel semblait de toute évidence prêt à attendre. Joanne sentit l’aiguillon de la jalousie la traverser. Elise mesurait-elle seulement la profondeur du sentiment qu’il éprouvait pour elle?

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8. Joanne se pencha vers le hublot. Réduites d’abord à

une fine ligne à l’horizon, les falaises crayeuses de Douvres se dessinaient peu à peu, telle une forteresse surplombant la mer. Tout d’un coup, l’immensité bleue disparut, remplacée par une mosaïque d’ocres, de verts et de marrons tandis que l’avion perdait de l’altitude. Des villes aux rues enchevêtrées succédèrent bientôt aux villages à peine plus gros que des points sur l’étendue verte. Puis le tissu urbain se resserra. Ils approchaient de Londres. Un délicieux frisson d’excitation parcourut Joanne. La Suisse était magnifique, mais rien ne valait le pays natal.

Une douce chaleur l’envahit soudain. Daniel venait de poser la main sur la sienne.

— C’est bon de revenir chez soi, n’est-ce pas..., dit-il doucement.

Joanne se tourna vers le médecin et se perdit dans ses yeux gris. Mais la tendresse avec laquelle il la regardait lui parut presque insupportable. C’était dans ces moments où il semblait si proche qu’elle comprenait aussi à quel point il était inaccessible. Bien sûr... Elle aurait pu essayer d’oublier Elise. Mais elle en était incapable. Joanne s’absorba de nouveau dans la contemplation du paysage. Elle avait peut-être eu tort d’accompagner Daniel à Londres.

Mais le sourire heureux de son père et de Terri lorsqu’ils l’aperçurent dans le hall de l’aéroport chassa bien vite sa tristesse. Elle procéda aux présentations, puis le petit groupe s’achemina vers le parking. Andrew Courtney proposa à Daniel de le déposer à son hôtel. Mais lorsqu’il apprit le détour que cela imposerait, le médecin insista pour prendre un taxi.

Joanne ne put s’empêcher d’éprouver un vide lorsqu’il fut parti. Avant de quitter la Suisse, ils étaient convenus qu’elle passerait le week-end à Blackheath dans sa famille. Sur le coup, Joanne s’était réjouie de cette

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organisation. Mais la jalousie commençait déjà à la ronger. La veille de leur départ, elle avait appris tout à fait incidemment qu’Elise était de passage à Londres pour trois représentations exceptionnelles de Giselle à Covent-Garden. Joanne n’avait pas réussi à croire à une coïncidence. A présent, l’idée que Daniel et Elise puissent se retrouver en amoureux pendant deux longues journées était comme une torture.

Le coup de téléphone matinal du médecin, le lendemain, ne fit que confirmer ses soupçons. Qui d’autre aurait, en effet, pu offrir à Daniel quatre invitations pour la première de Giselle, sinon Elise? Ce matin-là, l’enthousiasme de Terri parvint à peine à dérider Joanne.

Seule la nouvelle qu’elle serait bientôt « grande sœur » réussit à rendre son sourire à Joanne, sitôt passé le premier moment de surprise.

Le week-end s’acheva dans la bonne humeur générale.

Puis, Daniel vint chercher Joanne à bord d’une BMW noire qu’il avait louée pour la semaine. Il remit par la même occasion leurs invitations à Terri et à Andrew, qui le remercièrent chaleureusement. Une longue conversation s’engagea alors autour d’une tasse de thé. Très détendu, Daniel ne semblait pas du tout pressé. Ce fut seulement une heure plus tard qu’il donna le signal du départ.

— Quelle cuisine préférez-vous? demanda-t-il à Joanne lorsqu’ils se retrouvèrent dans la voiture. Chinois, indien ou typiquement british?

— J’apprécie votre intention, Daniel. Mais je ne voudrais pas que vous vous sentiez obligé...

— En ai-je l’air ? — Non, mais... — Dans ce cas, je ne vois vraiment pas où est le

problème! Joanne capitula en riant, et ils se décidèrent d’un

commun accord pour la cuisine indienne.

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Le dîner se prolongea tard dans la soirée. Sous l’effet des modulations étranges d’une Veena, des épices et de l’excellent vin qui accompagna les plats aux saveurs raffinées, Joanne se sentit peu à peu gagnée par un bien-être auquel elle finit par s’abandonner. Reléguant volontairement Elise au fond de sa mémoire, elle savoura d’autant plus ce moment de complicité qu’elle le savait éphémère.

Il se reproduisit pourtant le lendemain. Ils revenaient

de Southampton, où ils avaient visité l’un des centres de la Fondation, lorsque Daniel se gara devant une auberge au toit de chaume.

— Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je meurs de faim! J’avais déjà repéré cette auberge à l’aller. Je suis sûr que la carte y est excellente.

— Sans aucun doute, mais... vous ne préférez pas dîner à Londres?

— Je serai mort d’inanition avant d’y arriver! Daniel fronça les sourcils. — Qu’y a-t-il? Ma compagnie vous lasserait-elle déjà? — Au contraire. Mais... — Mais quoi ? — Eh bien... nous avons déjà dîné ensemble hier soir. — Et alors ? — Je pensais qu’Elise vous attendait peut-être... — La veille d’une première! Non. Je sais que, dans ces

moments-là, elle se terre chez elle dès qu’elle a fini de répéter et refuse de voir qui que ce soit.

Joanne ne put se défendre d’une certaine amertume. A tout prendre, Daniel préférait encore sa compagnie à la solitude. Ces quelques soirées qu’ils passaient ensemble n’étaient de toute évidence qu’une parenthèse à ses yeux. Mais pourquoi ne pas en profiter avant qu’elle se ferme?

Pendant le dîner, la conversation fut presque exclusivement centrée sur la Fondation dont le congrès se tiendrait le lendemain. Interrogé par Joanne, Daniel se lança avec un enthousiasme communicatif dans la

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description des diverses œuvres de la Fondation. Parmi tous les projets en cours de réalisation, c’était le centre de vacances de Blumenplatz qui semblait lui tenir le plus à cœur.

— L’idée est d’accueillir non pas simplement l’enfant handicapé, mais sa famille proche, expliqua Daniel. La plupart des parents se culpabilisent en effet terriblement lorsqu’ils envoient leur enfant dans un centre de vacances. Ils ont, en quelque sorte, l’impression de se débarrasser de lui. Certains refusent l’idée même de la séparation. Mais s’occuper vingt-quatre heures sur vingt-quatre d’un grand handicapé moteur ou mental est une tâche si lourde que même l’amour et le plus grand dévouement n’y résistent pas. Souvent, cela se termine par une dépression, voire une hospitalisation qui brise la famille. Pour éviter d’en arriver là, il m’a paru nécessaire de créer une structure qui permettrait, grâce à un encadrement médical rigoureux, d’offrir de véritables vacances aux parents sans qu’ils aient pour autant à se séparer de leur enfant.

Joanne aurait pu écouter Daniel parler de ses projets pendant des heures. Mais il s’interrompit brusquement et esquissa une moue comique.

— Vous devez regretter d’avoir lancé la conversation sur la Fondation. Quand je commence à en parler, j’ai bien du mal à m’arrêter. J’ai dû vous ennuyer à mourir.

Un éclat malicieux dansa dans les yeux vert émeraude de la jeune femme.

— Pour un psychiatre, vous n’êtes pas très perspicace! — Ce doit être la perspective de parler devant plus

d’une centaine de personnes, demain, qui inhibe mes facultés! Je ne me sens jamais très à l’aise lors de congrès.

Si ce fut le cas, le lendemain, du moins n’en laissa-t-il

rien paraître. Magnifique dans son costume gris perle, sa chemise blanche et sa cravate à fins motifs bordeaux et

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noirs, il conquit tout son auditoire, et ce fut sous un concert d’applaudissements qu’il acheva son discours.

Un somptueux buffet avait été organisé dans la salle de réception de la Fondation. Intimidée par la foule élégante et sophistiquée qui se pressait autour de Daniel, Joanne voulut rester à l’écart. Mais il insista pour la présenter à ses collègues. C’est ainsi que, sans vraiment savoir comment, elle se trouva engagée dans une grande discussion avec sir Edwin, l’un des psychiatres les plus respectés dans le milieu londonien.

— Je crois que vous avez trouvé un fervent admirateur en la personne de sir Edwin, dit Daniel dans le taxi qui les reconduisait à leur hôtel.

— J’étais pourtant totalement paralysée devant lui, au début. Il est tellement impressionnant avec ses sourcils broussailleux toujours froncés. Quand je l’ai vu, il m’a rappelé l’un de mes professeurs qui faisait régner la terreur dans sa classe.

Daniel rit de bon cœur. — Il est assez intimidant, en effet. Mais il aboie plus

fort qu’il ne mord. — Un peu comme vous ! Joanne avait voulu lancer une boutade. Mais le sourire

de Daniel s’évanouit brusquement. — C’est vraiment ainsi que vous me voyez? La jeune femme pinça imperceptiblement les lèvres.

Elle avait vraiment le don de tout gâcher. — Je plaisantais, dit-elle pour se rattraper. — Je n’en suis pas si sûr. — J’avoue que je restais toujours sur mes gardes, au

début. Je pensais que vous n’approuviez pas du tout le choix de votre mère et qu’à la moindre occasion, vous vous arrangeriez pour me renvoyer dans mes pénates.

Les paroles de Joanne parurent abasourdir Daniel. — Qu’est-ce qui a bien pu vous donner cette idée? — Vous, répondit-elle du tac au tac. — Moi ? Mais comment ? Joanne leva vers Daniel de grands yeux candides.

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— Le qualificatif flatterhaft vous rappelle-t-il quelque chose?

Daniel fit la grimace. — Oh... Vous m’avez entendu, ce soir-là. — J’en ai bien peur. Daniel prit la main de Joanne et la porta à ses lèvres. — Je ne vois qu’un moyen de me faire pardonner,

murmura-t-il en embrassant la paume de la jeune femme.

Soudain, son visage ne fut plus qu’à quelques centimètres de celui de Joanne. Le taxi qui s’était arrêté à un feu rouge démarra brusquement. Mais leurs lèvres s’étaient déjà rejointes bien avant. Grisée par leur douceur, Joanne mit quelques instants avant de réagir.

— Daniel..., protesta-t-elle faiblement. Nous sommes au beau milieu de Picadilly...

— Et alors ! Attirant Joanne plus près de lui, Daniel s’empara de

nouveau des lèvres de la jeune femme. Puis il la relâcha et sourit devant son air confus.

— Je vous remercie vraiment d’avoir été à mon côté, ce soir. Le fait de vous savoir dans la salle a été un véritable soutien pendant mon discours.

Joanne aurait tout donné pour pouvoir le croire. Mais elle était bien trop lucide. Ni les paroles de Daniel ni même ce baiser n’auraient pu lui faire oublier qu’elle était condamnée à jouer les seconds rôles.

Ils dînèrent tôt, ce soir-là. Puis ils se rendirent à Covent-Garden où Andrew et Terri Courtney les attendaient déjà. Superbe dans sa robe de crêpe de Chine noir, Terri ne perdait pas un détail de ce qui se passait autour d’elle.

— Je n’avais jamais assisté à une première, dit-elle à Joanne tandis que l’ouvreuse les guidait vers les baignoires de l’orchestre. Au début, j’ai été un peu impressionnée par toutes ces femmes plus élégantes les unes que les autres. Mais maintenant...

Elle tourna un regard pétillant vers Joanne.

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— ...je me sens totalement dans mon élément. La sonnerie invitant les retardataires à gagner leur

place retentit au même moment. Laissant les deux jeunes femmes s’asseoir au premier rang, Daniel et Andrew prirent les deux fauteuils du second rang tout en continuant à bavarder. Déjà, les lumières faiblissaient. Terri embrassa la salle du regard avant de se pencher vers Joanne.

— J’ai toujours adoré Convent-Garden! Ces velours pourpres et ces boiseries dorées sont une véritable féerie. Tu ne trouves pas?

Joanne acquiesça. Mais le cœur n’y était pas. Elle savait que ce ballet qu’elle aimait tant d’ordinaire serait un supplice.

Il le fut bien plus qu’elle l’avait imaginé, Elise se révélant éblouissante de technique, de grâce et de sensibilité. Telle une mystérieuse et fragile apparition, elle évolua dans l’univers magique de la passion sublimée et de la beauté pure. A peine entrait-elle sur scène que le public se figeait dans le silence, comme sous l’effet d’un sortilège. L’enchantement dura pendant presque deux heures, entrecoupées d’un long entracte pendant lequel chacun laissa libre cours à son admiration.

Quand le ballet prit fin, le rideau tomba sur la scène, déchaînant un tonnerre d’applaudissements. Il n’y eut pas moins de cinq rappels. Pour le dernier, Elise revint saluer seule, sa silhouette diaphane se détachant sur le velours pourpre comme sur un écrin. Joanne jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Debout, Daniel applaudissait à tout rompre tandis que des bravos enthousiastes fusaient de tous côtés. Soudain, il y mêla sa voix. Une voix chaude et puissante qui résonna aux oreilles de Joanne comme si les autres s’étaient brusquement tues.

Une fillette en tutu blanc s’avança alors sur scène, les bras chargés d’un immense bouquet de roses, d’anthuriums et de lis, qu’elle remit à Elise après lui avoir dit quelques mots à l’oreille. Le sourire de la jeune

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femme s’illumina. Pressant le bouquet contre son cœur, elle s’inclina avec grâce. Puis elle souffla un baiser vers la salle tandis que son regard balayait l’assistance. L’espace d’un instant, Joanne crut le voir s’attarder sur Daniel. Elle eut alors la certitude que c’était à lui qu’Elise avait destiné son baiser. Sans doute avait-elle voulu le remercier de ce bouquet magnifique avec lequel elle disparut dans les coulisses, quelques instants plus tard.

Terri s’enveloppa dans son étole de cachemire sans détacher les yeux de la scène désertée. Elle semblait encore sous le charme.

— Elle a été merveilleuse ! Il n’y a pas d’autres mots. Joanne n’aurait pas pu la contredire. C’était la plus

belle représentation de Giselle qu’elle ait jamais vue. C’était aussi la première fois que son cœur était aussi lourd.

Elle aurait aimé pouvoir regagner directement l’hôtel, et tenter d’oublier cette soirée qui venait de briser ses dernières illusions secrètes. Au lieu de cela, elle allait devoir assister à la réception organisée en l’honneur d’Elise. Seuls les amis les plus proches de la jeune femme y étaient conviés. Daniel avait cependant insisté pour que Joanne et sa famille l’accompagnent. Un instant, elle avait pensé prétexter une migraine. Mais l’excuse était un peu éculée.

Accaparée par un groupe d’amis venus la féliciter, Elise ne parut pas s’apercevoir immédiatement de la présence de Daniel. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs minutes qu’elle brisa le cercle qui s’était formé autour d’elle.

— Daniel! Comme je suis heureuse que tu sois venu! Daniel déposa un chaste baiser sur la joue de la jeune

femme. — Tu as été éblouissante, dit-il avant de procéder aux

présentations. Déjà, Terri se répandait en félicitations. Joanne

l’écouta d’une oreille distraite. L’attitude de Daniel et d’Elise l’intriguait. Elle s’était imaginé qu’ils

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s’embrasseraient, scellant peut-être ainsi officiellement de longues fiançailles. Mais ils n’avaient même pas échangé un geste tendre. Elise ne tarda d’ailleurs pas à les quitter, appelée par le chef d’orchestre qui voulait lui présenter l’un de ses amis. Juste avant de partir, elle s’approcha de Daniel.

— Merci pour tout, dit-elle tandis que leurs regards semblaient s’accrocher l’un à l’autre. Merci surtout pour ta patience.

Joanne eut l’impression qu’ils échangeaient un secret connu d’eux seuls. L’instant suivant, Josef et Elise retournaient main dans la main parmi leurs invités.

Andrew et Terri Courtney annoncèrent alors qu’ils allaient rentrer.

— Je crois que nous allons en faire autant, dit Daniel avant de se tourner vers Joanne. Qu’en pensez-vous?

— Vous ne voulez pas rester? — Non. Je suis venu parce que je l’avais promis à

Elise. Mais je n’aime pas beaucoup toutes ces mondanités. De plus, si nous tardons trop, les taxis risquent d’être tous pris.

Ils accompagnèrent donc Terri et Andrew jusqu’à leur break bleu. Puis ils s’engouffrèrent dans le premier taxi qui passa. Joanne n’aurait pu dire s’ils l’avaient attendu longtemps. Elle se souvenait seulement d’avoir regardé Daniel le guetter, encore étonnée qu’il ait quitté la réception aussi vite. Il pouvait ne pas aimer les mondanités, mais après avoir été privé de la présence d’Elise pendant plusieurs soirées, il aurait pu vouloir passer celle-ci en sa compagnie. Joanne se laissa aller contre le dossier du siège arrière du taxi. Elle avait vraiment l’impression de nager dans le brouillard.

Il s’épaissit encore lorsqu’elle entendit Daniel l’inviter à prendre un dernier verre. Ils étaient arrivés dans le hall de l’hôtel. Le bon sens dictait à Joanne de regagner directement sa chambre. Mais elle refusa de l’écouter.

Tout comme bien plus tard, lorsqu’elle laissa Daniel la suivre dans sa chambre et refermer la porte derrière eux.

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Il était plus de 2 heures du matin. Confortablement installés dans le salon de l’hôtel, ils avaient bavardé sans voir le temps passer. Il avait fallu que Joanne étouffe un bâillement pour qu’ils se rendent compte qu’il était déjà très tard. Ils avaient alors pris l’ascenseur jusqu’à l’étage où se trouvaient leurs chambres. Là, tandis qu’elle s’apprêtait à remercier Daniel pour la soirée qu’ils avaient passée, il l’avait embrassée avec douceur d’abord, puis avec une passion grandissante. Comme dans un rêve, elle avait senti qu’il lui prenait la clé des mains. Il y avait eu un bruit de verrou qu’on tourne. Puis la pénombre de la chambre s’était refermée sur eux tandis que les lèvres de Daniel se faisaient plus exigeantes et ses caresses plus audacieuses.

Submergée par un désir trop longtemps contenu et dont elle découvrait soudain la force, Joanne vacilla. Incapable de lutter, elle se laissa aller contre le torse du médecin et s’abandonna à ses baisers fiévreux. Le monde, Elise, tout s’évanouit tandis qu’elle sombrait dans un océan de volupté. Elle ne tenta même pas de protester lorsque, après l’avoir soulevée dans ses bras, Daniel la déposa délicatement sur le lit. Fascinée, comme hypnotisée, elle le vit tirer les rideaux qui ne laissèrent plus filtrer que le mince filet de lumière d’un réverbère. Puis il se pencha vers elle, les yeux assombris de désir. Elle sentit alors les lèvres de Daniel chercher les siennes avec une lenteur délibérée qui lui donna le vertige.

— Joanne..., murmura-t-il d’une voix rauque. Meine Liebling. J’ai tellement envie de vous...

Ce fut comme un déclic. Comprenant la folie qu’elle avait été sur le point de commettre, Joanne se dégagea brusquement.

— Vous devriez partir, dit-elle en tentant de remettre de l’ordre dans sa tenue.

Daniel la regarda, visiblement déconcerté. — Pourquoi ? Comme elle ne répondait pas, il la saisit par la main,

l’obligeant à suspendre son geste.

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— Vous avez voulu tester votre pouvoir de séduction, c’est cela? J’étais loin de me douter que vous jouiez à ces jeux-là.

Le sous-entendu qu’elle devina dans la voix du médecin remplit Joanne d’amertume.

— Je me demande bien qui joue avec l’autre! s’exclama-t-elle avec un rire sans joie.

— Que voulez-vous dire ? — Vous le savez très bien. Notez que je ne vous fais

aucun reproche. Après tout, j’aurais dû garder la tête froide. Toujours est-il qu’il faudra trouver quelqu’un d’autre pour vous aider à enterrer votre vie de garçon.

— Ma vie de... — Vous allez bien épouser Elise, n’est-ce pas? Daniel lâcha brusquement la main de Joanne.

Allumant la lampe de chevet, il posa sur la jeune femme un regard incrédule.

— Epouser Elise? Qu’est-ce qui a bien pu vous donner cette idée saugrenue?

Cette fois, ce fut au tour de Joanne de paraître éberluée.

— Mais j’avais cru comprendre... Enfin, tout le monde semblait...

— Ma chère Joanne, vous devriez savoir que « tout le monde » raconte souvent des histoires à dormir debout. Elise va bien se marier, mais avec Josef Baumgarten.

— Le chef d’orchestre ? — Oui. Quel avenir aurions-nous pu avoir, Elise et

moi? Nous avons des centres d’intérêt trop différents. En revanche, Elise a trouvé dans Josef un compagnon qui partage sa passion. Ils sont faits l’un pour l’autre, même s’il fut une époque, pas si lointaine d’ailleurs, où Elise refusait de le reconnaître. Elle a traversé un moment très difficile, il y a deux mois. Victime d’un grave surmenage, elle a remis toute sa vie en question. Pendant plusieurs semaines, elle a refusé tous les engagements qu’on lui proposait et elle a fait le vide autour d’elle. J’étais la seule personne qu’elle acceptait de voir. Je jouais à la fois le

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rôle d’ami, de psy et de confident. Nous n’avons peut-être jamais été aussi proches, je dois le reconnaître. Mais c’est Josef l’heureux élu. Pas moi.

Il en souffrait. C’était évident, songea Joanne tandis que tout s’éclairait soudain. Elle comprenait pourquoi Daniel avait été si pressé de quitter la réception, ce soir. Le spectacle du bonheur d’Elise et de Josef devait le mettre au supplice. Tout comme certains noient leur chagrin dans l’alcool, il tentait d’oublier le sien dans les bras d’une autre femme. Quelques heures de réconfort, voilà tout ce qu’il cherchait.

Comme pour lui donner raison, Daniel effleura de ses lèvres celles de la jeune femme.

— Embrassez-moi, Joanne... Elle fit ce qu’il lui demandait, mue par une force

infiniment plus puissante que celle de sa volonté. Lorsqu’elle sentit la fermeture Eclair de sa robe bustier glisser lentement le long de son dos, elle sut qu’il ne dépendait que d’elle de prolonger ce moment de magie jusqu’au petit matin. Peut-être même se reproduirait-il l’espace de quelques nuits, quelques semaines, ou quelques mois. Mais un jour ou l’autre, Daniel cicatriserait ses blessures. L’aventure prendrait alors fin aussi soudainement qu’elle avait commencé.

Rassemblant sa volonté, Joanne s’arracha aux baisers du médecin.

— Je suis désolée, Daniel. Je... Je ne peux pas. Daniel se souleva sur le coude et la contempla d’un

regard où brillait encore un désir inassouvi. — Ne me repoussez pas, Joanne. Je vous en prie.

Laissez-moi vous aimer. La jeune femme secoua la tête tout en s’efforçant de

ravaler les larmes qui perlaient déjà au coin de ses yeux. — Non. Il vaut mieux que vous partiez. Vous... Vous

perdez votre temps, ajouta-t-elle en fixant un point invisible sur le mur.

Prenant le menton de Joanne entre ses doigts, Daniel la força à le regarder.

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— Il y a quelqu’un d’autre, c’est cela? Qui est-ce? Bernard?

— Non ! Quelle idée ! — Ce journaliste alors? Ce... Klaus Reinhardt. Joanne se leva et s’écarta du lit. — Cela doit-il vraiment tourner à l’inquisition? — Je veux juste savoir, Joanne. Savoir pourquoi vous

vous dérobez, pourquoi vous me fuyez. Je ne suis pas un jouet qu’on peut à son gré allumer et éteindre.

— Je ne vous ai jamais considéré ainsi. Seulement... — Oui ? Joanne plongea son regard dans celui du médecin. Il

aurait été si facile de succomber. Mais elle ne voulait pas d’une simple liaison. Elle devait trouver la force d’éloigner Daniel. Pour cela, elle ne voyait qu’un moyen.

— Vous me demandiez s’il y avait un autre homme dans ma vie, dit-elle sans le regarder. La réponse est oui. Il se trouve à l’étranger en ce moment. Mais il m’a promis de revenir et...

— Vous n’avez pas besoin de m’en dire plus. J’ai compris.

Daniel se leva et regagna lentement la porte. Il posait déjà la main sur la poignée lorsqu’il se retourna.

— Il y a une chose que j’aimerais savoir. Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé plus tôt de votre... ami?

— Je ne sais pas... Je crois que j’ai eu un moment d’égarement.

Un sourire ironique étira les lèvres de Daniel. — Moi aussi. Mais je vous promets que cela ne se

reproduira plus. Désormais, tout est parfaitement clair entre nous. Vous pouvez dormir tranquille. Je ne vous harcèlerai plus.

Un silence insupportable retomba sur la chambre. Daniel venait de partir. Joanne se recroquevilla sur son lit. Son cœur, son esprit, tout son être lui parut soudain horriblement vide. Elle sut qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit.

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9. Le temps changea tout d’un coup. Après une trêve

printanière, les deux derniers jours que Joanne et Daniel passèrent à Londres furent marqués par une nouvelle offensive de l’hiver avec son cortège de pluie, de grisaille et de vent. Une vague de froid s’était abattue sur la plus grande partie de l’Europe. La Suisse ne fut pas épargnée. Accueillis à Zurich et à Berne par des rafales de pluie glacée, ils eurent la surprise de retrouver Interlaken figé sous une épaisse couche de neige. Tout semblait en attente.

Joanne eut un sourire triste. Jamais une ville n’avait autant reflété ses sentiments. Depuis deux jours, elle se sentait en sursis. Incapable de trouver le sommeil après le départ de Daniel, elle avait songé à donner sa démission et à rester en Angleterre. Mais elle n’avait pu s’y résoudre. Elle avait beau savoir que Daniel et elle avaient atteint un point de non-retour, elle ne réussissait pas à imaginer que leurs routes puissent se séparer aussi vite. Certes, elle quitterait la Suisse dès la fin de son contrat. Daniel sortirait alors définitivement de sa vie. Mais d’ici là, elle passerait encore quelques mois auprès de lui. Non qu’elle espérât qu’il tombe amoureux d’elle. Il lui restait encore une once de lucidité! Mais elle préférait une simple relation professionnelle à l’absence totale de relations.

La politesse distante que Daniel manifesta, le lendemain et les jours qui suivirent, renforça sa décision. Pourquoi aurait-elle brisé le statu quo que Daniel lui-même semblait vouloir établir?

L’accueil chaleureux de Luise et l’entrain de Marie-Claire qui leur demanda un récit complet de leur séjour à Londres dissipèrent ses derniers doutes. Aussi modeste que fût son rôle, elle avait contribué à sortir Marie-Claire de son apathie. Mais tout n’était pas gagné. La sœur de Daniel aurait sans doute encore de nombreuses batailles

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à mener. Démissionner maintenant aurait été un peu l’abandonner.

Entre les gardes de nuit qu’elle avait accepté de

reprendre, la dactylographie du manuscrit de Daniel et les conversations à bâtons rompus avec Marie-Claire lorsque celle-ci en éprouvait le besoin, Joanne recouvra vite ses habitudes.

Les jours passèrent, identiques à eux-mêmes. Le temps hivernal qui semblait se maintenir, bien qu’on approchât du début de mars, attirait chaque jour de nouveaux skieurs. Bientôt les hôtels affichèrent encore une fois « complet » tandis que le bétail désertait les prés enneigés.

Prise par ses nuits de garde, Joanne ne croisa pas souvent Daniel, cette semaine-là. D’une certaine façon, c’était ce qu’elle avait secrètement souhaité en acceptant ce changement temporaire d’emploi du temps. Mais elle se sentit si désœuvrée qu’elle fut heureuse de recouvrer ses horaires habituels.

Un soir, au cours du dîner, Marie-Claire annonça qu’elle comptait aller skier avec Bernard.

— Vous pourriez vous joindre à nous, suggéra-t-elle en incluant son frère dans l’invitation. Je me souviens qu’il y a très longtemps, tu m’avais proposé de me montrer le site du futur centre de vacances. Il n’est pas très éloigné de Blumenplatz, je crois?

— Il doit bien y avoir quand même trois kilomètres. Mais ce serait une très belle promenade.

— Dans ce cas, il ne reste plus qu’à trouver un jour qui vous convienne, Joanne, Bernard et toi. Ce qui risque de ne pas être facile!

Joanne sourit doucement. Qui aurait cru que, derrière cette conversation anodine, une sœur venait de se réconcilier avec son frère?

L’excursion eut lieu le dimanche suivant. Le vent

soufflait encore par rafales, mais la neige avait cessé de

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tomber et un soleil radieux donnait un semblant de chaleur.

Ils se rendirent d’abord sur le site du centre de vacances. Encadré par l’Eiger et la Jungfrau qui le dominaient comme deux sentinelles, c’était un vaste terrain légèrement vallonné.

— C’est immense, murmura Joanne, impressionnée. — En effet. Nous avons engagé une équipe de

paysagistes pour étudier les moyens de conserver cette sensation d’espace tout en intégrant les divers bâtiments qui constitueront le centre. En principe, il devrait disposer d’une piscine chauffée, d’un sauna, d’un gymnase couvert pour l’hiver et d’un mini-stade pour l’été. Je tiens vraiment à ce que le sport soit très présent. Mais j’ai aussi insisté pour qu’on crée des lieux de détente où l’on puisse se reposer tout en admirant ce cadre magnifique.

— Où seront logés les patients? demanda Marie-Claire.

— Dans des bungalows. Nous avons l’intention d’en construire une dizaine pour commencer. Mais nous devrions très vite atteindre le double.

Ils s’attardèrent encore quelques minutes avant d’aller déjeuner dans un petit restaurant situé au pied des pistes. Bondé, résonnant des rires et des conversations des skieurs affamés, il y régnait une atmosphère bon enfant qui contribua à donner à cette journée une allure de jour de fête.

Le ciel commençait à se voiler lorsqu’ils quittèrent le restaurant. Mais rien n’aurait pu entamer leur bonne humeur. Ils skièrent de concert pendant plus d’une heure. Puis Marie-Claire suggéra de tenter une piste plus difficile.

— Je crois que je suis au maximum de mes possibilités, dit Joanne en riant. Mais ne vous inquiétez pas pour moi. Je vous attendrai à la terrasse du restaurant où nous avons déjeuné.

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Daniel ayant refusé catégoriquement de la laisser seule, le groupe se scinda après s’être fixé une heure et un lieu de rendez-vous.

— Vous auriez très bien pu les accompagner, dit Joanne tandis que Marie-Claire et Bernard se dirigeaient vers les remonte-pentes.

— Pourquoi? Cette piste me convient parfaitement. Par ailleurs, je ne veux pas courir le risque de m’entendre encore traiter d’espion. Une fois m’a largement suffi.

— Marie-Claire va beaucoup mieux depuis. — Grâce à vous. — Et à Bernard, ajouta Joanne avec un petit sourire. Daniel lui rendit son sourire. — Je dois reconnaître qu’ils semblent chaque fois un

peu plus proches. Mais ce n’est que depuis votre arrivée qu’elle accepte de le revoir. Vous avez l’art de provoquer le déclic salvateur. Regardez Elsa, par exemple! Elle a déjà repris trois kilos. Au fait, savez-vous que Marianne a décidé de prendre sa retraite et de monter sa propre agence de mannequins?

— Non. Mais cela me paraît une excellente idée. — Vous ne connaissez pas encore tout! Elle a proposé

à Elsa de s’occuper de sa carrière dès qu’elles pourront quitter la clinique.

— L’intention est louable, mais je ne suis pas sûre que les parents d’Elsa acceptent de la laisser partir aussi loin.

— Aussi curieux que cela puisse paraître, ils se sont montrés moins hostiles que je l’avais imaginé. Je crois qu’ils ont compris que, pour s’épanouir, leur fille avait besoin de changer totalement de milieu. Il est évident qu’ils auraient préféré qu’elle choisisse une autre voie. Mais ils sont prêts à lui laisser faire un essai.

— Eh bien! Il semble qu’un vent de métamorphoses ait soufflé sur la clinique! En parlant de vent, j’ai l’impression que le temps se gâte, ajouta Joanne en se frottant les mains l’une contre l’autre.

Daniel scruta le ciel qui semblait à présent couvert d’un voile blanc et opaque.

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— Il ne va pas tarder à neiger. Si nous voulons skier, c’est le moment ou jamais car nous risquons ensuite de manquer de visibilité.

Dix minutes plus tard, les premiers flocons commençaient à tomber. D’abord assez rares, ils s’épaissirent rapidement avant de former un véritable rideau de neige.

— Nous ferions mieux de regagner la station! cria Daniel tandis que des skieurs rebroussaient déjà chemin. Nous allons prendre le remonte-pente. Cela ira plus vite.

Joanne regarda au loin. — Je me demande où sont Marie-Claire et Bernard. — Ce sont tous les deux des skieurs expérimentés. Ils

ont dû commencer à descendre dès les premiers flocons. Peut-être nous attendent-ils même déjà au bar du restaurant.

Mais Joanne n’eut qu’à apercevoir le toit vide de la Golf garée à quelques mètres de l’établissement pour être saisie d’un mauvais pressentiment. Un simple coup d’œil dans la salle confirma ses craintes. Marie-Claire et Bernard n’étaient pas encore arrivés.

— Je vais commander deux grogs, dit Daniel. Asseyez-vous. Je vous rejoins.

Le calme qu’il affichait ne trompa pas Joanne. Mais elle s’efforça d’adopter la même attitude. La panique n’avait jamais été bonne conseillère. D’ailleurs, Marie-Claire et Bernard avaient peut-être été tout simplement ralentis par le mauvais temps. Ils les rejoindraient sans doute d’un moment à l’autre.

Dix minutes passèrent. Puis vingt. Puis une demi-heure. La nuit commençait à tomber sur la montagne tandis que la salle se remplissait à vue d’œil. Mais il n’y avait toujours aucun signe de Marie-Claire et de Bernard.

— Que font-ils? Ils devraient déjà être ici, murmura Joanne tandis que la porte s’ouvrait sur un nouveau groupe de skieurs.

Daniel posa une main rassurante sur celle de la jeune femme.

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— Ils ont dû s’arrêter dans un refuge. Bernard est très prudent. Il...

Mais Joanne n’en sut pas davantage. Autour d’eux, les conversations étaient brusquement retombées. Comme Daniel, tous tendaient l’oreille. Intriguée, Joanne les imita. Elle avait bien entendu comme un grondement de tonnerre, mais elle n’y avait guère prêté attention. A présent, le son enflait, comme si une masse énorme se précipitait sur eux. Incrédule, elle dirigea son regard vers la montagne qu’on apercevait depuis la baie vitrée. Joanne sentit son sang se glacer dans ses veines. Un immense bloc de neige venait de se détacher du versant et glissait tout droit vers eux dans un nuage de neige et de rochers.

— Une avalanche! hurla Daniel. Eloignez-vous tous des fenêtres!

Il y eut un fracas de chaises et de tables qu’on bouscule tandis que les lumières s’éteignaient brusquement. Pris de panique, certains se précipitèrent vers la porte en poussant des cris de terreur. Au même instant, le souffle de l’avalanche fit voler les vitres en éclats. Plaquant Joanne contre un mur, Daniel la recouvrit de son corps.

La jeune femme crut bien sa dernière heure arrivée. Mais curieusement, cela ne l’effraya pas. Consciente seulement de la chaleur du corps de Daniel contre le sien, elle ferma les yeux et attendit. Mais rien ne se produisit. L’immense boule de neige semblait avoir été arrêtée dans sa course. S’écartant imperceptiblement, Daniel baissa les yeux sur Joanne.

— Tout va bien? demanda-t-il en la fixant avec anxiété.

Un claquement de dents nerveux empêcha Joanne de répondre, mais elle acquiesça d’un hochement de tête. Daniel chassa d’un geste tendre la neige qui s’était accrochée aux cheveux de la jeune femme.

— Oh, Joanne... Meine Liebling... J’ai eu si peur pour vous...

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Ils restèrent encore un long moment enlacés comme s’ils n’arrivaient pas à croire qu’ils étaient vivants. Puis Daniel relâcha Joanne.

Autour d’eux, tous semblaient encore sous le choc. Assis par terre, les uns fixaient d’un air hébété les tables retournées et la vaisselle cassée tandis que d’autres se redressaient avec difficulté. Certains saignaient légèrement, blessés par des débris de verre. Mais dans l’ensemble, il semblait y avoir eu plus de peur que de mal. Du moins parmi ceux qui étaient restés à l’intérieur du restaurant. Pour les autres, le bilan risquait d’être beaucoup plus lourd.

Joanne hasarda un coup d’œil par la fenêtre béante. Ce qu’elle aperçut la glaça d’horreur. Il ne restait plus aucune trace de ce qui avait été quelques heures auparavant l’une des pistes les plus fréquentées. Emportés par l’avalanche, les pylônes, les filins et les cabines des remonte-pentes avaient roulé quelques centaines de mètres plus bas, alourdissant sans doute la coulée de neige qui s’était presque entièrement déversée sur le parking. Joanne ne put s’empêcher de frémir en songeant à Marie-Claire et à Bernard, perdus dans cette immensité blanche.

Les mâchoires serrées, Daniel avait suivi son regard. — Nous ne pouvons rien pour eux, pour le moment,

dit-il comme s’il avait deviné les pensées de la jeune femme. En revanche, notre aide peut être précieuse ici. Je vais demander à l’aubergiste s’il possède une trousse de secours. Vous pourriez ainsi commencer à soigner les blessés légers. J’essaierai ensuite de trouver un téléphone. J’ai remarqué une pension de famille à l’autre bout du village. Avec un peu de chance, la ligne téléphonique sera intacte.

Il revint une demi-heure plus tard. Mais il n’était pas seul. Armés de pelles, une escouade de villageois s’était portée volontaire pour l’aider à dégager les blessés ensevelis sous la neige. Par ailleurs, un système de relais était en train de s’établir afin de fournir, pendant toute la

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nuit, boissons chaudes, couvertures, pansements et désinfectant. La directrice d’un centre aéré avait même annoncé qu’elle fournirait quelques lits de camp. Mais la nuit risquait d’être longue. Contacté par Daniel, le centre de secours lui avait appris que les routes menant au village étaient totalement impraticables. Les ambulances devraient donc attendre au moins le lendemain matin pour partir à leur recherche, de même que les hélicoptères, bloqués au sol à cause du mauvais temps. Isolé du reste du monde, le village ne pourrait compter que sur lui-même.

L’entraide fut totale. Travaillant sans relâche, chacun

accomplit tout ce qui était en son pouvoir. Même les blessés légers s’efforcèrent de se rendre utiles. Lorsque l’aube se leva, plus de seize personnes avaient été arrachées à leur prison de glace. La plupart souffraient de fractures ou de contusions, mais l’efficacité et le sang-froid des villageois avaient permis d’éviter les cas d’hypothermie aggravée.

Recouvrant instantanément les gestes qu’ils avaient appris bien des années avant leur spécialisation, Joanne et Daniel avaient formé un véritable tandem. Pendant plus de dix heures, galvanisés par l’ampleur de la tâche, ils avaient transcendé leur anxiété. Pourtant, Joanne savait que, tout comme elle, Daniel n’avait pas cessé un seul instant de songer à Marie-Claire et à Bernard. Chaque heure qui passait diminuait un peu plus les chances de les retrouver vivants.

Voyant qu’elle titubait de fatigue, Daniel insista pour qu’elle se repose pendant une ou deux heures.

— Ordre du médecin ! s’exclama-t-il comme elle protestait.

— Et vous ? Les traits creusés par la fatigue, il semblait à bout de

forces. — Vous me relaierez. Nous avons fait tout ce qui était

en notre pouvoir. C’est maintenant aux équipes de

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secours de prendre la relève. Nous n’avons pas besoin d’être deux pour les attendre.

Joanne leva les yeux vers la montagne dont les contours se dessinaient peu à peu. Seuls des spécialistes pourraient encore sauver tous ceux qui s’étaient laissé surprendre par l’avalanche, faute d’avoir pu regagner à temps les refuges. Une fois de plus, ses pensées s’envolèrent vers Marie-Claire et Bernard.

— Vous promettez de me réveiller si... Le reste de la phrase mourut dans sa gorge. Mais elle

sut, au regard grave dont il l’enveloppa, que Daniel l’avait comprise.

— Je vous le promets. Allez dormir, maintenant, si vous ne voulez pas tomber d’épuisement.

Joanne suivit le conseil du médecin. Prenant deux couvertures, elle s’allongea à même le sol dans un coin du restaurant et sombra dans un sommeil agité.

Sans doute ne dormit-elle que d’un œil, car le ronflement d’une hélice suffit à la réveiller. Rejetant d’un geste brusque les couvertures, elle se précipita dehors. Un hélicoptère venait de se poser entre le restaurant et le parking tandis qu’un autre, encore loin dans le ciel, grossissait cependant à vue d’œil. Ils se relayèrent pendant plus d’une demi-heure, évacuant les blessés graves vers l’hôpital le plus proche. D’après les premières informations, des chasse-neige commençaient à déblayer les routes. Mais il faudrait encore attendre quelques heures avant de pouvoir les emprunter.

Débarquant d’un troisième hélicoptère, cinq secouristes accompagnés de trois chiens étaient déjà partis à l’assaut du versant enneigé. Une seconde équipe arriva une vingtaine de minutes plus tard. Daniel annonça qu’il allait se joindre à eux.

— Dans ce cas, je viens avec vous! proposa spontanément Joanne.

— C’est trop dangereux. — Mais puisque vous-même, vous... Daniel posa l’index sur les lèvres de la jeune femme.

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— Je ne veux pas que vous couriez le moindre risque. Par ailleurs, il reste encore une dizaine de personnes qui ont besoin de vous ici. Leur état a beau ne pas nécessiter une surveillance médicale particulière, votre présence ne pourra que les rassurer jusqu’à l’arrivée des derniers secours.

Joanne capitula. Mais ce fut le cœur rempli d’angoisse qu’elle vit Daniel s’éloigner vers le flanc de la montagne. La neige qui était tombée sans discontinuer pendant toute la nuit avait effacé toutes les traces de la catastrophe. Triomphant de la technique humaine, la nature avait repris ses droits, tout comme l’aigle splendide qui décrivait de grands cercles au-dessus de la piste où, la veille encore, se bousculait une foule insouciante et bruyante. Tout était redevenu calme et paisible. Mais combien de pièges se cachaient sous cette masse blanche?

— Hello ! Joanne tressaillit. Son imagination devait lui jouer des

tours. Ce ne pouvait quand même pas être... Pivotant lentement sur elle-même, elle leva les yeux vers l’homme qui l’avait hélée. Elle ne s’était pas trompée. Elle avait bien reconnu la voix de Klaus Reinhardt. Le journaliste la contemplait, son éternel sourire aux lèvres.

— Alors? Quelle impression a-t-on lorsqu’on devient l’héroïne du jour?

Joanne le toisa. C’était bien la dernière personne à laquelle elle avait envie de parler en ce moment.

— Que faites-vous ici ? — J’ai réussi à convaincre le pilote d’un des

hélicoptères de me déposer. Je ne pouvais pas rater un événement pareil!

— Bien sûr! Une telle exclusivité doit valoir de l’or. Qu’est-ce que les lecteurs préfèrent? L’avalanche ou le tremblement de terre?

Joanne dut faire mouche car Klaus parut un instant déconcerté.

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— Dites donc ! Je m’attendais à un accueil un peu plus chaleureux.

— Dans ce cas, c’est raté! lança Joanne en se dirigeant vers l’hélicoptère dans lequel les deux derniers rescapés s’apprêtaient à monter.

— Hé ! Une minute ! Klaus emboîta le pas de la jeune femme. — Je sens bien que vous vous seriez largement passée

de ma présence. Mais puisque je suis ici, vous pourriez peut-être quand même me donner quelques détails. La nuit a dû être très éprouvante.

— Le mot est faible. Vous comprendrez donc que je n’ai pas du tout envie d’en parler.

— Soyez chic... Joanne se retourna brusquement et planta son regard

dans celui du journaliste. — Ecoutez, Klaus. Chacun son métier. Faites le vôtre si

vous voulez, mais ne me dérangez pas dans le mien. — Vous avez été très claire. J’espère seulement que les

deux passagers de l’hélicoptère se montreront un peu plus coopératifs.

Otant un chapeau imaginaire, il s’inclina avec un sourire ironique.

— Ravi de vous avoir rencontrée. Et il s’élança vers l’appareil qui décolla quelques

instants plus tard. Joanne le regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’il ne soit

plus qu’un minuscule point dans le ciel. Un silence de mort parut alors envelopper la montagne. La jeune femme croisa frileusement les bras autour de son buste. Seule dans cette immensité, elle avait l’impression d’être une intruse.

Soudain, quelque chose bougea sur sa gauche. La main en visière, elle plissa les yeux. Trois silhouettes se dessinèrent, très floues d’abord, puis de plus en plus précises. Trois silhouettes que Joanne aurait pu reconnaître entre mille. Soutenue par Daniel et Bernard,

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Marie-Claire marchait avec difficulté. Mais aucun d’entre eux ne semblait blessé.

La tension qui avait soutenu Joanne jusque-là retomba soudain, et elle se mit à sangloter à la fois de joie et de fatigue.

Dix minutes plus tard, Joanne avait encore peine à

croire qu’elle ne rêvait pas et qu’ils étaient bien tous là, sains et saufs, à se raconter leur mésaventure tout en dégustant un fond de soupe trouvé dans une grande Thermos. Comme l’avait deviné Daniel, Marie-Claire et Bernard s’étaient abrités dans un refuge dès que le blizzard avait commencé à souffler.

— Nous étions six dont un enfant d’une dizaine d’années, expliqua Bernard. Le pauvre petit était terrorisé. Ses parents et lui se trouvaient en effet à quelques centaines de mètres au-dessus du point de départ de l’avalanche. Ils ont vu le bloc de neige se détacher et s’abattre sur la station. Rebroussant aussitôt chemin, ils nous ont rejoints dans le refuge. Je n’oublierai jamais le regard de Marie-Claire lorsqu’elle a entendu leur récit...

Bernard contempla le visage de la jeune femme qui s’était assoupie contre son épaule.

— Elle n’a rien dit, mais je suis sûr que, tout comme moi, elle vous a cru ensevelis sous l’avalanche. J’ai vraiment craint que ce nouveau traumatisme, à peine un an après...

Bernard n’eut pas besoin d’achever sa phrase. Son regard parlait de lui-même.

— Mais ta sœur a été merveilleuse de courage et de dévouement, reprit-il en recouvrant son timbre ordinaire. Elle a tout mis en œuvre pour détendre l’atmosphère et rassurer notre plus jeune compagnon. Elle nous a même chanté quelques chansons. C’est tout dire!

Bernard redressa doucement le menton de Marie-Claire qui avait commencé à piquer du nez. La tendresse

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de ce geste n’échappa pas à Joanne. Les heures d’angoisse qu’ils avaient partagées semblaient leur avoir donné une nouvelle intimité. Soudain, elle se prit à envier Marie-Claire. Elle se souvenait s’être retrouvée blottie contre Daniel, au moment de l’avalanche. Il l’avait même appelée Liebling, comme si elle avait été, à cet instant, l’être le plus précieux au monde. Mais tout cela était pure illusion.

L’avalanche fit la une des journaux le lendemain. Puis,

le bilan ayant été finalement moins lourd qu’on aurait pu le craindre, elle rejoignit le lot des anecdotes. A la consternation de Joanne, qui ne put s’empêcher de penser aux blessés encore bloqués sur un lit d’hôpital.

Trois jours plus tard, Daniel se rendit à Berne comme tous les mercredis. S’enfermant dans le bureau du psychiatre, Joanne se plongea dans la relecture de l’ouvrage qu’elle avait fini de taper la veille. Elle apportait au premier chapitre les quelques corrections que Daniel lui avait indiquées lorsque le téléphone sonna. Il avait fait installer une ligne directe qui lui permettait de recevoir tous ses appels professionnels dans son bureau.

Tendant le bras sans quitter sa feuille des yeux, Joanne décrocha.

— Allô ? — Je savais bien que je vous trouverais là, dit Daniel à

l’autre bout du fil. Vous êtes encore plongée dans mes notes?

— On ne peut rien vous cacher. Vous avez une nouvelle modification à apporter?

— Non. Ou plutôt oui... Pouvez-vous me relire le début du chapitre deux?

Joanne s’exécuta. Mais elle n’avait pas lu deux lignes qu’il l’interrompait.

— C’est très bien, dit-il comme s’il avait l’esprit ailleurs.

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Joanne pensa qu’il allait raccrocher, mais il n’en fit rien. Un court silence plana sur la ligne.

— Joanne? Vous êtes toujours là? — Oui. Vous voulez que je vous lise un autre passage? — Non. Ça ira. — Vous êtes sûr? Vous pouvez me dicter par téléphone

ce que vous voulez modifier. — C’est inutile. En fait, je voulais discuter de quelque

chose avec vous. Mais cela pourra attendre demain soir. Vous n’avez pas prévu de sortir?

— Non... — Dans ce cas, nous nous verrons demain. Au revoir. Joanne raccrocha lentement. Daniel n’avait pas

l’habitude de parler pour ne rien dire. Or, c’était exactement ce qu’il venait de faire. Qu’est-ce qui pouvait bien l’avoir rendu aussi indécis?

Elle commençait la relecture du second chapitre, le

lendemain matin, lorsque la porte du bureau s’ouvrit avec fracas. Daniel entra en trombe et lança son attaché-case dans le fauteuil. C’était la première fois qu’il rentrait si tôt de Berne. Les mâchoires crispées, il semblait bouillir intérieurement.

— Que se passe-t-il? demanda Joanne, aussitôt alarmée.

Daniel la fixa avec une expression orageuse. — Vous me demandez ce qui se passe! Voilà ce qui se

passe! Il jeta sur le bureau le journal qu’il tenait jusque-là à la

main. Joanne ne vit d’abord qu’un gros titre qui se détachait

en lettres majuscules sur le fond blanc : « LA VEUVE DE

PAOLO VALLI PRISONNIERE DE LA MONTAGNE : UN DESTIN

JALONNE DE TRAGEDIES. » Le regard de Joanne glissa alors sur la photographie qui l’accompagnait. Vêtue de la combinaison de ski qu’elle portait le jour de l’avalanche, Marie-Claire sortait de la Golf de Bernard. Le cliché avait

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dû être pris depuis la terrasse du restaurant où ils avaient déjeuné.

— La page trois devrait particulièrement vous intéresser, dit Daniel d’une voix blanche. Mais ouvrez-la, voyons! Vous devez être impatiente de lire l’article de votre grand ami le journaliste!

Joanne s’exécuta comme une automate et parcourut des yeux la vingtaine de lignes consacrées à Marie-Claire. Toute sa vie privée s’y étalait avec force détails et exagérations. Mais le journaliste ne s’arrêtait pas là. Mentionnant la clinique Harder-Kulm, il allait jusqu’à citer le nom de certains patients et annonçait une série d’articles plus croustillants les uns que les autres.

Levant les yeux vers Daniel, Joanne ne rencontra que son regard furieux.

— Je vous assure que... Mais il ne la laissa pas finir. — Combien Reinhardt vous a-t-il payée? Joanne blêmit sous l’insulte. — Je n’ai jamais rien dit à Klaus. — Allons, Joanne! Ne me prenez pas pour plus bête

que je suis! Pour être aussi bien informé, il a fallu que Reinhardt entre en contact avec un membre du personnel de la clinique. Vous n’allez quand même pas nier que vous le connaissez! Je vous ai vue bavarder avec lui.

— Je vous répète que... — Inutile de vous enferrer dans vos mensonges. J’ai

téléphoné au journal, ce matin. Reinhardt m’a confirmé lui-même que c’était vous qui lui aviez fourni ses informations.

Joanne se tassa sur elle-même, accablée. Quel poids pourrait bien avoir sa parole face à un tel mensonge? Il aurait fallu que Daniel ait encore une once de confiance en elle. Mais la désillusion qu’elle découvrit dans le regard du médecin la blessa plus profondément encore que sa colère.

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— Comment avez-vous pu faire une chose pareille? demanda-t-il d’une voix horriblement calme. Heureusement que Marie-Claire ne lit pas ce genre de journaux. De toute façon, j’ai menacé Reinhardt et la direction du journal de leur intenter un procès s’ils tentaient de renouveler leur exploit. Ça devrait faire aussi réfléchir les autres. Mais imaginez le mal que cet article aurait pu causer à Marie-Claire s’il était tombé entre ses mains. Je n’arrive pas à comprendre votre attitude. Vous sembliez éprouver une certaine affection pour elle.

— Daniel, laissez-moi vous... — Non, Joanne. C’est trop tard. Il sortit une enveloppe de sa poche et la tendit à la

jeune femme. — Vous trouverez votre billet d’avion et un chèque

couvrant le salaire de ce mois ainsi qu’une indemnité de licenciement. Je vous ai réservé le vol de 14 heures. Vous avez juste le temps de faire vos valises. Je vous conduirai à Berne moi-même.

Mais Joanne avait déjà quitté le bureau. Les yeux brouillés de larmes, elle monta l’escalier quatre à quatre et se précipita dans sa chambre. Ouvrant un placard d’un geste machinal, elle sortit sa valise ainsi que le sac de voyage de cuir qu’elle avait acheté à l’occasion des soldes. Il ne lui fallut pas plus de dix minutes pour y jeter pêle-mêle tous ses effets personnels. Enfilant son manteau, elle rangea alors son billet d’avion dans son sac, laissant le chèque sur la table de nuit. Comme elle s’assurait qu’elle n’avait rien oublié, Daniel parut sur le seuil de la porte qu’elle avait laissée entrouverte.

— Je viens, dit-elle en jetant son sac de voyage sur son épaule.

Elle allait empoigner sa valise lorsque Daniel la devança.

— Je vais la porter, dit-il d’une voix impatiente. Leurs doigts se frôlèrent et Joanne tressaillit comme

sous l’effet d’une décharge électrique. Elle sut alors que ni la distance, ni le temps, ni même le souvenir du regard

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furieux de Daniel ne pourraient détruire le sentiment qu’elle éprouvait pour lui. Elle l’aimait, de tout son cœur et de toute son âme. Ces quelques mois passés auprès de lui resteraient à jamais gravés dans sa mémoire.

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10. Joanne posa sa valise sur le porte-bagages placé au

pied du lit et lança un regard circulaire sur la chambre d’hôtel. Petite, modestement meublée, elle ne contenait que le strict nécessaire. Mais pour une nuit, c’était largement suffisant.

Joanne suspendit son manteau dans la penderie. Elle n’avait pas eu la force de rentrer directement à Blackheath. Pendant toute la durée du vol qui la ramenait à Londres, elle avait envisagé diverses versions pour expliquer son retour précipité. Aucune ne l’avait cependant convaincue. Aussi avait-elle fini par décider qu’elle dirait la vérité. Mais elle savait qu’elle devait d’abord prendre du recul, si elle ne voulait pas s’effondrer devant son père et Terri.

Son regard s’arrêta sur le journal qu’elle avait acheté dans un des kiosques de l’aéroport de Zurich. C’était le même que celui que Daniel lui avait montré. Elle avait d’abord été saisie d’un immense dégoût en reconnaissant le titre de la première page parmi les autres périodiques. Puis, presque malgré elle, elle avait fouillé dans son sac pour trouver de la monnaie. Elle s’était alors installée dans un café pour lire l’article de Klaus Reinhardt à tête reposée.

Depuis, elle ne cessait de s’interroger. Romancé et destiné à frapper l’imagination des lecteurs, le récit de l’avalanche avait été visiblement construit à partir de détails glanés de tous côtés. En revanche, les informations sur la clinique et la dépression de Marie-Claire étaient particulièrement précises. Daniel avait raison : Klaus n’avait pu les obtenir qu’en soudoyant un membre du personnel. En supposant même qu’on raye de la liste tous ceux qui ne connaissaient pas l’état de Marie-Claire, d’une part, et Bernard, d’autre part, il restait encore quatre ou cinq personnes susceptibles d’avoir fourni des renseignements en échange d’une contrepartie financière.

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Daniel n’avait hélas pas tenu le même raisonnement. Joanne sentit son regard se brouiller. Depuis le matin, elle avait l’impression de vivre un cauchemar dont elle ne tarderait pas à se réveiller. Mais bien loin de s’atténuer, son chagrin ne cessait d’augmenter tandis que la réalité s’imposait au fil des heures : tout était irrémédiablement fini.

Elle passa l’une des plus mauvaises nuits de sa vie. Le lendemain, même le maquillage le plus habile ne réussit pas à camoufler ses yeux rougis par les pleurs et les ombres violettes qui cernaient ses paupières.

— Je n’aurais jamais cru que Daniel puisse se montrer aussi injuste! s’exclama Andrew Courtney après avoir écouté le récit de sa fille. Moi qui avais vu en lui un homme courtois, sensible et réfléchi! Il s’est totalement laissé aveugler par la colère. La moindre des choses, c’était quand même d’écouter tes explications.

Terri renchérit d’un ton indigné : — Il ne te reste plus qu’à tirer un trait sur lui. Quels

sont tes projets? Joanne haussa les épaules avec lassitude. — Je ne sais pas. Je pourrais peut-être essayer de

partir en Afrique ou en Inde. Au moins, j’aurais l’impression de me rendre utile. Mais une telle décision ne s’improvise pas. Je vais commencer par me renseigner pour savoir si le Barmouth Hospital recrute. Ensuite, j’aviserai.

Elle eut de la chance dans son malheur car il y avait

justement eu un désistement dans le service psychiatrique. On lui trouva même une chambre libre au foyer des infirmières. Bien qu’elle habitât chez les Peterson, les quelques mois qu’elle avait passés en Suisse lui avaient en effet donné une indépendance à laquelle elle avait pris goût. Malgré l’insistance de son père et de sa belle-mère qui lui suggéraient de se réinstaller chez eux, elle décida de déménager.

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Elle se glissa dans son poste comme dans un ancien gant. Saisie parfois d’une impression de déjà-vu, il lui arrivait de se demander si elle avait vraiment quitté l’Angleterre et si son séjour en Suisse n’avait pas été un rêve. Pourtant, elle n’avait qu’à se retrouver dans la chambre exiguë du foyer pour que les souvenirs affluent à sa mémoire. Vifs et par trop précis, ils la renvoyaient des jours, des semaines et des mois en arrière. Elle se mettait alors à sangloter jusqu’à ce que, sombrant dans le sommeil, elle retrouve Daniel dans des rêves fugaces et étranges.

Elle sortait du foyer pour aller poster une lettre, un après-midi, lorsqu’un homme la héla. Elle se retourna, un fol espoir au cœur. Mais il retomba presque aussitôt tandis qu’une expression de stupeur se peignait sur son visage.

— Luke ! s’exclama Joanne sans en croire ses yeux. Avant même qu’elle ait le temps de savoir ce qui lui

arrivait, elle se retrouva dans les bras du jeune homme, qui s’empara cavalièrement de ses lèvres.

— C’est bon de te revoir, Joanne, dit-il en la relâchant. Laisse-moi te contempler. Tu es plus belle encore que dans mon souvenir.

Joanne se raidit tandis qu’elle sentait le regard sensuel du jeune homme glisser ostensiblement sur elle. Que s’imaginait-il? Qu’après plus de deux ans de silence, il n’aurait qu’à l’embrasser et lui murmurer quelques paroles doucereuses pour qu’elle tombe dans ses bras?!

— Quand es-tu revenu? demanda-t-elle, partagée entre la déception et la rage.

— Il y a deux semaines. Mais je ne suis à Londres que depuis hier soir, ajouta-t-il comme s’il éprouvait soudain le besoin de se justifier. J’ai passé quelque temps dans les Midlands, avec ma famille.

— Je comprends. En deux semaines, Luke aurait pu lui téléphoner ne

serait-ce qu’une fois. Il avait sans doute été accaparé par des tâches infiniment plus importantes. Joanne sentit sa

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colère retomber tandis qu’elle essayait de déceler, dans ce visage séduisant qui la contemplait, ce qui avait bien pu la troubler au point de s’être cru amoureuse. Elle ne trouva rien.

— Tu m’excuseras, Luke, mais je vais devoir te laisser...

— Bien sûr. J’ai moi-même un rendez-vous professionnel à quelques centaines de mètres d’ici. Mais je pourrais passer te chercher ce soir pour que nous dînions ensemble. Tu habites toujours au 20 Highfield Grove?

— Non. J’ai loué une chambre au foyer des infirmières.

— Autrement dit, tu as enfin coupé le cordon ombilical.

La remarque peu délicate de Luke ne parvint même pas à ébranler le calme de Joanne.

— Disons plutôt qu’en deux ans, l’eau a eu le temps de couler sous les ponts.

— Très juste! C’est même la raison pour laquelle nous devons absolument dîner ensemble ce soir. Je suis sûr que tu as une foule de choses à me raconter. Je passerai te chercher à 19 h 30. Nous retournerons dans notre petit restaurant, ajouta-t-il avec un regard qu’il voulait sans doute plein de promesses. C’est d’accord?

Joanne fut tentée de refuser. Mais elle savait que Luke pouvait se montrer obstiné. Ce dîner serait pour elle l’occasion de mettre les points sur les i, et de le sortir ainsi définitivement de sa vie.

Joanne achevait de se préparer lorsqu’un coup de

sonnette retentit, brisant le silence de la chambre. La jeune femme mit précipitamment ses mocassins. C’était bien la première fois que Luke était en avance! Autrefois, elle y aurait sans doute vu une impatience qui l’aurait flattée. Mais aujourd’hui, elle la faisait presque sourire.

— Tu es...

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La phrase de Joanne s’étrangla dans sa gorge tandis que ses jambes vacillaient. Instinctivement, elle se cramponna au chambranle de la porte.

— Daniel... — Bonjour, Joanne. Comme la jeune femme restait pétrifiée, il eut un

sourire tendu. — Je peux entrer? Je voudrais vous parler. Mais Joanne ne bougea pas d’un pouce. — J’allais sortir... — C’est ce que je vois, dit le médecin en enveloppant

du regard l’ensemble marron qu’elle avait acheté à Berne. Mais ce que j’ai à vous dire ne prendra pas longtemps.

Joanne s’effaça pour le laisser passer. — Comment avez-vous su où j’habitais? demanda-t-

elle en tentant d’oublier les battements désordonnés de son cœur.

— J’ai fait un détour par Blackheath. Au début, votre belle-mère s’est montrée réticente à me donner votre nouvelle adresse. Mais elle n’a plus hésité quand je lui ai dit que c’était très urgent.

Une crainte horrible noua la gorge de Joanne. — Comment va Marie-Claire ? — Bien... Daniel promena son regard sur la pièce. Puis ses yeux

revinrent sur Joanne. — Quelqu’un vient vous chercher, je suppose? — Oui. Il devrait d’ailleurs arriver d’une minute à

l’autre. Joanne n’avait toujours pas invité Daniel à s’asseoir.

Elle ne comptait pas le faire, d’ailleurs, car elle avait l’impression d’être moins vulnérable s’ils restaient debout.

— Je vous écoute, dit-elle d’un ton qui se voulait calme.

Daniel la considéra avec une étrange douceur. — Je suis venu pour m’excuser.

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Joanne sentit son sang battre violemment contre ses tempes. Craignant que ses nerfs l’abandonnent soudain, elle se réfugia dans le sarcasme :

— Il ne fallait pas faire tous ces kilomètres pour cela... — Si. Je tenais à vous présenter mes excuses de vive

voix. Je vous ai accusée injustement. Ce n’était pas vous qui aviez fourni ses informations à Reinhardt, mais Gerda.

Joanne ouvrit les yeux, interloquée. — Gerda ! — Oui. J’aurais mis quelque temps à découvrir la

vérité sans la boutade d’Esther qui lui a demandé, quelques jours après votre départ, si elle n’avait pas fait un héritage. Et je me suis rendu compte que Gerda venait de s’acheter une Mini. C’est alors qu’un doute a commencé à germer dans mon esprit. J’ai décidé de l’interroger sans en avoir l’air. Elle m’a d’abord raconté que c’était son petit ami qui lui avait offert la voiture. Puis elle a fini par s’emmêler dans ses mensonges. Puis je suis passé au journal. Je n’ai eu qu’à prononcer le nom de Gerda pour que Reinhardt avoue tout.

Joanne s’assit sur l’accoudoir du canapé de tweed. — Comment se sont-ils connus ? — Ils auraient fait connaissance dans un café, d’après

lui. Ce qui ne m’étonnerait pas car Reinhardt a toujours eu la réputation d’être un coureur de jupons. Toujours est-il que, contrairement à vous, Gerda s’est montrée très coopérative. Il faut dire qu’entre l’argent et la jalousie, elle ne manquait pas de motivations. Reinhardt lui ayant dit qu’il vous avait croisée plusieurs fois, elle a dû penser qu’au moindre problème, les soupçons se dirigeraient vers vous.

Joanne secoua lentement la tête. — Je n’arrive pas à y croire. Se rendait-elle au moins

compte du mal qu’elle risquait de faire à Marie-Claire? — Je ne pense pas. Elle a surtout agi par intérêt.

Marie-Claire n’était sans doute pour elle qu’un nom.

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— Quand je pense à l’effet que cet article aurait pu exercer sur votre sœur si elle l’avait lu.

— Mais elle l’a lu! Elle était chez le coiffeur lorsqu’elle est tombée dessus. Depuis la mort de Paolo, elle n’était jamais retournée dans un salon de coiffure. Et voilà qu’elle y trouve un article sur elle! Elle a reconnu que ç’avait été un choc, au début, mais qu’elle avait ensuite eu l’impression de lire la vie d’une autre personne. Cet article lui a finalement été bénéfique. Elle s’est rendu compte qu’elle était capable de se pencher sur son passé sans en éprouver ce chagrin qui la détruisait peu à peu. Elle a changé du tout au tout. Si j’en crois le sermon qu’elle m’a passé en apprenant que je vous avais renvoyée, je peux même vous assurer avec certitude qu’elle est sortie définitivement de son apathie! Elle m’a traité de tous les noms, y compris de menteur pour lui avoir fait croire que vous étiez rentrée précipitamment à Londres à cause d’un problème de santé. Mais je préférais encore cette réaction à l’abattement dans lequel elle était tombée juste après votre départ. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi vous l’aviez abandonnée sans même lui dire au revoir.

Daniel poussa un profond soupir. — J’ai bien failli tout gâcher à cause de ma

précipitation. — C’est déjà du passé. En tout cas, je vous remercie de

vous être déplacé d’aussi loin pour tout clarifier. — Ce n’est pas la seule raison... Daniel enveloppa Joanne d’un regard pénétrant. — Le sermon de Marie-Claire m’a ouvert les yeux sur

beaucoup de choses. Mais je ne possède pas encore toutes les réponses à mes questions. Il m’en manque, en particulier une. C’est même la plus importante. Joanne...

Daniel s’était rapproché de la jeune femme. Déjà, il tendait la main vers son visage. Mais un coup de sonnette retentit, les faisant tous deux sursauter. Le bras de Daniel retomba le long de son corps.

— Ce doit être votre rendez-vous.

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Comme Joanne ne bougeait pas, il lui sourit. — Vous devriez peut-être aller ouvrir. Joanne s’exécuta à contrecœur. A peine eut-elle ouvert

la porte, qu’elle se retrouva dans les bras de Luke qui l’embrassa à pleine bouche. Puis il recula d’un pas pour mieux la contempler.

— Chérie! Tu es fabuleuse! Tu ne peux pas savoir comme cette journée a été pénible sans toi. Oh! Mais tu as de la visite...

« Comme si tu ne l’avais pas remarqué », songea Joanne, mortifiée. Mais Luke s’approchait déjà de Daniel, la main tendue.

— ...Luke Rogers. Je suis un très vieil ami de Joanne. Glacial, le médecin lui rendit sa poignée de main. — Je crois qu’elle m’a déjà parlé de vous. N’est-ce pas,

Joanne? Il s’était tourné vers la jeune femme qui regretta

amèrement le mensonge qu’elle avait inventé le soir de la première de Giselle. Interprétant sans doute son silence comme un aveu, Daniel gagna la porte.

— Je ne vais pas vous déranger davantage. Joanne prit sur elle pour ne pas s’élancer derrière lui. — Vous... Vous me parliez d’une question tout à

l’heure, lança-t-elle dans l’espoir de le retenir. — J’ai ma réponse. Oh! Si vous avez le temps, écrivez à

Marie-Claire. Elle sera heureuse d’avoir de vos nouvelles. Daniel salua Luke et Joanne d’un bref signe de tête.

Puis il referma la porte derrière lui. — Qui était-ce? demanda Luke avec un regard

soupçonneux. Tu ne courrais quand même pas deux lièvres à la fois?

Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Joanne sentit monter en elle une sourde rancœur. Soudain, elle explosa, déversant sur Luke tous les griefs qui pesaient sur son cœur. Quand, dix minutes plus tard, il partit en claquant la porte derrière lui, elle se sentit presque libérée.

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Pas pour longtemps, hélas, car le souvenir de la scène qui avait précédé l’arrivée de Luke déferla soudain dans sa mémoire. S’asseyant sur le bord de son lit, elle resta immobile, comme anesthésiée. Puis elle parcourut lentement du regard ses dix-huit mètres carrés. Elle ne pouvait pas rester entre ces quatre murs. Elle avait besoin de voir du monde, d’entendre du bruit, de sentir tout simplement la vie!

Décrochant son téléphone, elle composa le numéro de son père. Ce fut Terri qui répondit. Joanne essaya d’insuffler un peu de gaieté dans sa voix :

— Bonsoir, Terri. Est-ce que je peux m’inviter, ce soir? La jeune femme accepta avec sa spontanéité

habituelle. Le bref moment d’embarras qu Terri manifesta en

ouvrant sa porte, une vingtaine de minutes plus tard, n’échappa pourtant pas à Joanne.

— Tu dois trouver ta belle-fille un peu envahissante, dit-elle avec un sourire d’excuse.

— Quelle idée! Combien de fois t’ai-je répété que la maison t’était ouverte à toute heure du jour ou de la nuit? Tu as très bien fait de téléphoner. Ce n’est jamais bon de rester se morfondre chez soi avec ses idées noires.

Terri parut sur le point d’ajouter quelque chose, mais elle changea brusquement de sujet :

— Je crois qu’il est temps que j’aille jeter un œil sur mon rôti. Ton père est dans le salon. Je te laisse le rejoindre.

Adossé à la cheminée, Andrew Courtney tournait son whisky dans son verre lorsque Joanne entra dans le salon.

— Quand on parle du loup..., dit-il comme s’il achevait une phrase.

Joanne regarda son père sans comprendre. Soudain, une silhouette bien trop familière émergea du fauteuil crapaud qui tournait le dos à la porte.

— Daniel ?

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— Rebonsoir, Joanne. — Que faites-vous ici ? Andrew s’approcha de sa fille en souriant. — Tu pourrais quand même embrasser ton vieux père,

dit-il en joignant lui-même le geste à la parole. Bon! Je vous laisse un moment, car j’ai quelques coups de téléphone urgents à passer avant le dîner.

Il partit avant même que Joanne ait eu l’idée de le retenir.

— Votre père est un homme plein de tact. La voix de Daniel sortit la jeune femme de sa stupeur. — Vous ne m’avez toujours pas répondu. Que faites-

vous ici? — Je pourrais vous renvoyer la question. La dernière

fois que je vous ai vue, vous vous apprêtiez à sortir en compagnie d’un jeune homme qui semblait fou amoureux de vous.

Joanne rougit violemment. — Je... Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge tandis que

son regard se mouillait de larmes. Lorsque Daniel l’enveloppa dans la tiédeur de ses bras, elles jaillirent, irrépressibles et désespérées. Dans son désarroi, elle sentit le souffle du médecin caresser ses cheveux.

— Je... je n’ai jamais été amoureuse de Luke, dit-elle entre deux sanglots. J’ai cru l’être, il y a très longtemps. Mais... je me trompais.

Daniel s’écarta imperceptiblement et plongea ses yeux dans ceux de la jeune femme, comme s’il voulait sonder son âme.

— Ce que vous m’avez dit, alors, le soir où... — C’était faux. — Pourquoi, Joanne? Pourquoi avoir inventé ce

mensonge? — Je ne voulais pas être la simple doublure d’Elise. — Joanne ! La jeune femme avait baissé les yeux. Mais Daniel

passa l’index sous son menton et la força à le regarder.

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— Une doublure! Vous, kleine Liebling! Laissez-moi vous parler d’Elise. Nous sommes de vieux amis, elle et moi. Elle m’a beaucoup soutenu lorsque j’ai perdu Ingrid. Elle m’a aidé à recouvrer la force de vivre, de faire des projets, d’oublier. Une profonde amitié nous unit. Mais il n’y a jamais eu d’amour entre nous.

Ses lèvres caressèrent celles de Joanne. — C’est vous que j’aime, meine Liebling. Je suis tombé

amoureux dès le premier jour, quand je suis venu vous chercher sur la route d’Interlaken.

— Je devais pourtant avoir l’air plutôt ridicule avec ma valise trop lourde et mon air frigorifié, dit Joanne avec un sourire mutin.

— Je n’ai vu qu’une belle jeune femme dont les yeux vert émeraude m’ont ensorcelé, m’ensorcellent encore, et m’ensorcelleront jusqu’à la fin de mes jours si vous acceptez de m’épouser.

— Vous... — Vous n’avez qu’un seul mot à dire : « Oui ». Du

moins, si vous m’aimez un peu. Vous souvenez-vous de ce mercredi où je vous ai téléphoné? C’était juste après l’avalanche.

— Et la veille de mon... départ. — Oui. Je savais qu’il y avait un autre homme dans

votre vie puisque vous me l’aviez dit vous-même. J’avais essayé de me persuader que je ne vous aimais pas. Mais j’étais à la torture. Dès que je vous voyais, je n’avais plus qu’une idée en tête : vous prendre dans mes bras et vous aimer. Et puis il y a eu cette avalanche. J’ai compris que la vie était trop courte pour laisser passer le bonheur. Ce fameux mercredi, j’avais décidé de mettre ma fierté de côté et de vous demander de m’épouser, quitte à essuyer un refus. Mais je me suis rendu compte que ce n’était pas une question qu’on pouvait poser par téléphone. J’ai préféré attendre de vous avoir en face de moi. La suite, vous la connaissez. Je sais que je me suis comporté comme un idiot. Je vous ai fait souffrir. Mais si vous

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m’aimez, vous pouvez peut-être essayer de me pardonner.

Prenant le visage de Joanne en coupe dans ses mains, il l’embrassa presque religieusement.

— Joanne... Voulez-vous être ma femme? Il la contemplait comme si sa vie était suspendue à ses

lèvres. — Oui... Un sourire d’une tendresse infinie éclaira le visage du

médecin. — Je me serais senti si seul en Angleterre si vous aviez

refusé. — En Angleterre? Que voulez-vous dire? — J’ai décidé de suivre les conseils de ma mère et de

me consacrer à la Fondation. J’ai démissionné de la clinique.

— Daniel... Vous êtes sûr que c’est ce que vous vouliez?

— Absolument. — Mais votre mère a peut-être encore besoin de vous.

Et Marie-Claire? — Elle a Bernard. Je ne serais pas étonné qu’un jour...

Mais ne tirons pas de plans sur la comète. Quant à ma mère, elle a trouvé dans Herr Hoffmann un ami dévoué et très attaché qui l’aidera à gérer la clinique. De toute façon, ce qui m’importe, c’est vous. Or, je sais que vous préférez le Barmouth Hospital à la clinique Harder-Kulm.

Joanne croisa son regard malicieux. — Vous n’allez pas revenir sur ça! — Non. Mais vous ne pouvez pas nier que votre cœur

est en Angleterre, tout comme une partie du mien. Et quand bien même vous voudriez partir pour Tombouctou, je vous y suivrai! Si vous êtes heureuse, je le serai aussi, où que ce soit.

Joanne se dressa sur la pointe des pieds et lui offrit ses lèvres.

— Ich liebe dich sehr, Daniel.

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— Mmm... Votre allemand est excellent. Je vous aime, moi aussi. De toutes les fibres de mon être. Et je n’aurai pas assez de toute la vie pour vous le prouver.

Un baiser interminable scella cette promesse. Ivres l’un de l’autre, ils n’entendirent même pas la porte du salon se refermer doucement derrière eux.

Terri se blottit contre son mari. — J’ai l’impression que nous allons avoir l’occasion

d’ouvrir une bouteille de champagne, dit-elle avec un regard attendri. Tu devrais peut-être déjà descendre à la cave la chercher.