[Roland Barthes] Le Degré Zéro de l'Écriture( )
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7/24/2019 [Roland Barthes] Le Degr Zro de l'criture(BookZZ.org)
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Introduction
Hbert ne commenait jamais un rtr/vlrtp du Pre Duchne
san.% y mettre quelques l
/bu/rc >z et quelques r: bougre >>. Ces
grossirets ne signtfiaient rien, mais t?//t?.: signalaient. Or/tpf ?
Toute unc situation rvolutionnaire. Wpf/k donc l 'exemple d'une
criture dont la fonction n 'tnf plus seulement de communiquer
ou d'exprimer, mais d'imposer un au-delti du Iangage qui est t)
lafois l 'Histoire et Ie parti qu 'on y prend.
11 n 'y a pas de langage crit -&t7rJ>' af-tiche, et ce qui est vrai du
Pre Duchne, l'est galement de la Littrature. Elle aussi doit
signaler quelque chose, diyrent de .:7r contenu et de sa Jtpn'c
individuelle, et qui est sa propre clture, ce par quoi pr/cjs'tf-
ment elle s'impose comme Littrature. D 'tp un ensemble Jtl
signes tlrl??tjk sans rtzprK??''f avec l 'ide, Ia Iangue ni Ie ,/y/t?, et
#c,r//t?5' tj dchnir dans l 'paisseur de tous /t?. modes d 'expres-
sion possibles, Ia solitude d'un Iangage rituel. Cet :?rJr: sacral
des Signes crits pose Ia Littrature comme rdr;tr institution et
tend videmment tl l'abstraire de l 'Histoire, car aucune clture
ne sefonde sans une ide de ptfrtwr//rtj ; or c 'est /t) olj l'Histoire
est refuse qu 'elle agit Ie #/u. clairement; il cuf donc possible
de tracer une histoire du Iangage littraire qui n 'est ni l 'histoire
de la langue, ni celle des s'/y/as, mais seulement l 'histoire de.
Signes de Ia Littrature, et l'onpeut tuctprnpl'r que cette histoire
.
ft/r?rlc//t? manlfeste t) safaon, qui n 'est pas la moins claire, sa
liaison avec l 'Histoire prqfonde.
11 s'agit bien entendtl d'une Iiaison dont Iaforme peut varier
avec I'Histoire elle-mme ; il n 'estpas ncessaire de recourir t'k
un dterminisme direct pour sentir l'Histoire prsente dans un
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10 Le degr zro de l 'criture
destin J?5'critures : cette sorte defrontfonctionnel qui emporte
les vnements, les situatiotls et les ides le long du temps histo-
rique, propose ici moins des c/-/fu que les limites d'un choix.
L'Histoire est alors devant I'crivain comme l'avnement d'une
option ncessaire entre plusieurs morales du langage ; elle
I'oblige tll signlh'er la Littrature selon des possibles dont il n 'est
pas le matre. On verra, par exemple, que l'unit idologique de
la bourgcoisie a produit une criture unique, et t?lI 'aux temps
bourgeois (c'est--dire classiques et romantiques), la ft/rr>ltr ne
pouvait rrc dchire puisque la conscience ne l'tait pas ; et
qu'au contraire, J@', l'instant t??)f l 'crivain a cess J'rrp un
tmoin de l'universel pour devenir une conscience malheureuse
(vers 1850.), son premier geste a Jltf de choisir l 'engagement de
sa forme, soit en assumant, soit en refusant l 'criture de son
pass. L Vcriture classique a donc Jc/tz/tj et la Littrature
entire, de Flaubert tt nosjours, est devenue une problmatique
du langage.
C'est t ce moment rrlt?rrlp que Ia Littrature (le mot est npeu
de temps avant) a tjrtj consacre desnitivement comme un objet.
L'art classique ne pouvait se sentir comme un langage, il tait
Iangage, c'est--dire transparence, circulation sans J/ptgt
concours l'tftftzf d'un Esprit universel et d'un signe dcorattfsans
paisseur et sans responsabilit; la clture de ce langage tait
sociale et non de nature. On sait que vers Jt7
/iW du xkr/ sicle,
cette transparence vient tll se troubler; laforme littraire Jtjpt?-
loppe un pouvoir second, indpendant de son conomie et de son
euphmie ; elle fascine, elle dpayse, elle enchante, elle a un
poids ; on ne sent plus Ia Littrature comme un mode de circu-
Iation socialement pr 'p 'JJkqI/, mais comme un langage consis-
tant, profond, plein de secrets, donn tll la fois comme rptr et
comm e m enace.
Ceci est de consquence .. la Jtpn'd littraire peut tCJ-IIFAFII//.C
provoquer les sentiments existentiels qui sont attachs au crp/,fx
de tout objet : sens de l'insolite, familiarit, J/gtpr-kl, complai-
sance, usage, meurtre. Depuis cent ans, toute criture est ainsi
un exercice d'apprivoisement ou de rpulsion en face de cette
Forme-objet que l'crivain rencontre fatalement sur son che-
Introduction l 1
min, qu'il luifaut regarder, affrotlter, assumer, et qu '11 ne peut
jamais dtruire sans se dtruire lui-mme tvp/zlrrlc crivain. 1z7
Forme se suspend devant le regard comme un objet ; t?uT? qu 'on
j'sse, elle t?ur un scandale : splendide, elle apparat dmode ;
anarchique, elle est asociale ,' particulire par rapport au temps
ou tzl?..x hommes, de n'importe quelle manire elle est solitude.
Tout le x/.k'*'sicle a pf/ progresser cc phnomne dramatique
de concrtion. Chez Chateaubriand, ce n 'est encore qu 'unfaible
lgpyf, le poids lker d'une euphorie du langage, Jf,1t? sorte de
narcissisme tprk l'kriture se spare tl peine de sa fonction ins-
trumentale et nefait que se regarder elle-mme. Flaubert .-pour
ne marquer ici que les moments typiques de ce procl's - a cons-
titu dejinitivement la Littrature en objet, par l'avnement
d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une
qfabrication >p, comme une poterie ou un joyau (ilfaut Iire que
lafabrication t?rl fut tr signljie >p, c'est--dire pour la premire
fois livre comme spectacle et impose). Mallarm, enhn, a cou-
ronn cette construction de la Littrature-objet, par I'acte
ultime de toutes Ies objectivations Ie meurtre : on mr que tout
l'ejjbrt de Mallarm a port sur une destruction du langage,
dont la Littrature ne serait pn quelque sorte que le cadavre.
Partie d'un nant t??lf Ia pense semblait s'enlever heureu-
sement sur le dcor des mots, l 'Jcrfff/rt? a ainsi travers tous les
tats d'une solidihcation progressive : d'abord objet d'un
regard, puis d'un faire, et enhn d'un meurtre, elle atteint
aujourd'hui un Jcrr/cr avatar, l'absence : dans ces critures
neutres, appeles ici rr le degr zro de l'criture p>, on peut
facilement discerner Ie mouvement mme d'une nkation, et
l'impuissance tt I'accomplir dans une dure, comme si la
Littrature, tendant depuis un sicle t transmuer sa surface
dans une
/brrrlc sans lltfr/ll'fl, ne trouvait plus de puret que
dans l'absence de tout signe, proposant enhn I'accomplissement
de ce rve orphen : un crivain sans Littrature. L'criture
blanche, celle de Camus, celle de Blanchot ou de Cayrol par
exemple, ou l'criture parle de Queneau, c'est le derrtier pi-
sode d'une Passion de l'criture, qui suit pas tt pas le dchi-
rement de la conscience bourgeoise.
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12 Le degr zro de l'criture
Ce qu 'on veut ici, c 'est cytyr/fuut?r cette liaison ; c 't?A'r afjirmer
l'existence d'une ralit /'FTNPJJC indpendante de Ia Jtknput? et
du ks'r
v/p ; c 'cst cmtzyt?r de montrer que cyr/tz troisil'me dimension
de la Ftprzntr attache elle cIu5'.f, non kclr?.s un tragique suppl-
mentaire, l'crivain t sa utptrftfrtj ; c 'est c/l#?7 faire sentir qu 'il
n 'y a pas de Littrature sans une Morale Ju langage. f..zs' limites
matrielles de cet essai (dont qtlelques pages (#lr paru dans
Combat en 1947 et en 1950) indiquent assez qll 'il ne s 'agit
que J'f/np introduction () ce que pourrait tre unp Histoire
de l'Ccriture.
Premire partie
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Qu'est-ce que l'criture ?
0n sait que la langue est un corps de prescriptions et d'habi-
tudes, commun . tous les crivains d'une poque. Cela veut dire
que la langue est comme une Nature qui passe entirement
travers la parole de l'crivain, sans pourtant 1ui donner aucune
forme, sans mme la nourrir : elle est comme un cercle abstrait
de vrits, hors duquel seulement commence se dposer la
densit d'un verbe solitaire. Elle enferme toute la cration litt-
raire . peu prs comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent
pour l'homme un habitat familier. Elle est bien moins une pro-
vision de matriaux qu'un holizon, c'est--dire la fois une
limite et une station, en un mot l'tendue rassurante d'une co-
nomie. L'crivain n'y puise rien, .la lettre : la langue est plutt
pour 1ui comme une ligne dont la transgression dsignera peut-
tre une surnature du langage : elle est l'aire d'une action, la
dfinition et l'attente d'un possible. Elle n'est pas le lieu d'un
engagement social, mais seulement un rflexe sans choix, la pro-
prit indivise des hommes et non pas des crivains ; elle reste
en dehors du rituel des Lettres ; c'est un objet social par dfini-
tion, non par lection. Nul ne peut, sans apprts, insrer sa
libel-t d'crivain dans l'opacit de la langue, parce qu' travers
elle c'est l'Histoire entire qui se tient, complte et unie .la
manire d'une Nature. Aussi, pour l'crivain, la langue n'est-
elle qu'un horizon humain qui installe au loin une certaine
-/mf-
liarit, toute ngative d'ailleurs : dire que Camus et Queneau
parlent la mme langue, ce n'est que prsumer, par une op-
ration diffrentielle, toutes les langues, archakkues ou futuristes,
qu'ils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et des
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