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DOSSIER PÉDAGOGIQUE Roberto Zucco DE B ERNARD - MARIE K OLTÉS MISE EN SCÈNE C HRISTOPHE P ERTON DU 28 OCTOBRE AU 8 NOVEMBRE 2009 mardi, vendredi, 20h mercredi, jeudi, samedi 19h dimanche 17h CONTACT Coralie La Valle + 41 22 320 52 22 [email protected] www.comedie.ch

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE

Roberto Zucco

DE BERNARD -MARIE KOLTÉS

MISE EN SCÈNE CHRISTOPHE PERTON

DU 28 OCTOBRE AU 8 NOVEMBRE 2009 mard i , vendredi , 20h mercredi , j eudi , samedi 19h d imanche 17h CONTACT

Cora l i e La Va l le + 41 22 320 52 22 c l ava l l e@comed ie .ch

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Roberto Zucco De Bernard-Marie Ko ltès

Mise en scène Chr istophe Perton

Dossier Pédagogique L'h is to i re commence et se termine sur un to i t de pr ison, le p lus près poss ib le du sole i l e t de la l i ber té : Rober to Zucco s 'évade. Dans sa course fo l le e t meurt r iè re, i l c ro ise une sér ie de personnages hauts en couleurs, au tant de dest ins bouleversés par cet te comète incandescente. Voi là exac tement v ingt ans que Bernard-Mar ie Kol tès d isparaissai t , la i ssant der r ière lu i une œuvre révolut ionnai re, un choc l i t té ra i re. C'est dans une urgence v i ta le qu ' i l rédige Roberto Zucco , comme un adieu subl ime à l 'éc r i ture et à la v ie , un hymne à la t ransgress ion et à la f in i tude de l 'homme. Inspi rée d 'un fa i t d ivers , la p ièce t ransf igure le présent en un mythe contemporain sombre et éblouissant .

Avec Pierre Bai l lot , Yves Barbaut , Er ic Caruso, Christ iane Cohendy, Jul iet te Delfau, Chr ist ine Gagnieux, Jean-Lou is Johannides, Franziska Kahl, Agathe Le Bourdonnec, Jonathan Manzambi, Roberto Molo, Paul ine Moulène, Jenny Mutela, Ol iv ier Sab in, Cla ire Semet, Nicolas Struve, Ol iv ier Werner

Assistant à la mise en scène Jérémie Chapla in Scénographie Chr istophe Perton et Chris t ian Fenoui l lat Lumière Thierry Opigez Son Frédéric Bühl Costumes Alexandra Wassef Chorégraphie Kyl ie Walter

Cop roduc t i o n : Coméd ie d e Va l e n ce , Cen t r e D rama t i q ue Na t i o na l D rôme -A rdèche Coméd ie d e Genève -Cen t r e d rama t i q ue .

La Comédie de Genève Mardi , vendredi 20h . Du 28 octobre au 8 novembre 09 Mercred i , jeudi , samed i 19h. www.comedie .ch Dimanche 17h . Contact : Cora l ie La Va l le Doss ie r r éa l i sé par Car ine Cora joud c lava l l e@comed ie . ch

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Présentation

La Comédie et le fai t divers Les art istes se sont de tout temps inspi rés des fai ts divers , forme d’écr i t part icul ière qui porte en el le des quest ionnements majeurs sur l ’humain et la précar i té de sa condit ion. Stendhal, Flaubert , Duras, Genet, et p lus proches de nous, Bernard-Marie Koltès et Michel V inaver se sont tous, à leur manière, réapproprié ces « mythes du quot id ien » pour les é lever au rang de la t ransposit ion art ist ique. L ’occas ion pour la Comédie de Genève de tracer un si l lon dans la quest ion du fa i t d ivers, à t ravers t ro is œuvres qui s ’en inspi rent, interpe l lant not re réal i té socia le par le b ia is de la f ict ion théâtra le :

Du 28 octobre au 8 novembre 2009. Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Chr istophe Perton. Du 2 au 21 févr ier 2010. Soupçons , d ’après un f i lm de Jean-Xavier de Lestrade, adaptat ion e t mise en scène de Dorian Rosse l. Du 20 au 30 avri l 2010. Portrai t d’une femme de Michel Vinaver, mise en scène de Anne-Mar ie Lazarin i .

Pour entrer dans le spectacle Ce doss ier pédagogique propose une int roduct ion générale à la quest ion du fa i t d ivers en gu ise d ’ int roduct ion aux œuvres art ist iques, à t ravers des enjeux historiques, sociologiques, journalistiques, l inguist iques et l i ttéra ires . I l est par a i l leurs spécif iquement consacré à Roberto Zucco , dern ière pièce de Bernard-Marie Koltès. Se sachant condamné par le s ida, Roberto Zucco est son œuvre testamenta ire, et pour certa ins, la p ièce la p lus achevée de cet auteur incontournab le du théâtre f rançais contemporain.

Nous vous souhaitons une bonne lecture et nous nous réjouissons de vous accuei l l i r , vos é lèves e t vous-mêmes, dans les murs de la Comédie de Genève !

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En marge du spectacle

Du 27 octobre au 8 novembre Exposit ion Bernard-Marie Koltès : parcours d’un météorite Vernissage 27 oc tobre à 18h. Lun 13h-18h, mar-ven 10h30-18h et les soi rs de spectac le. Entrée l ibre . Dimanche 1e r novembre dès 11h30 Grand brunch avec François Koltès, Christophe Perton et toute l’équipe du spectacle. Entrée l ibre pour le débat à 12h30 Lundi 2 novembre 19h Soirée except ionnel le Défense d’un assassin imaginé, par le bâtonnier Marc Bonnant . Ent rée l ib re . Sur la scène de la Comédie, Marc Bonnant p la idera pour Roberto Zucco – non pas le « tueur fou », mais b ien le personnage f ict i f de la p ièce de Koltès –. Ce ténor du barreau genevois n 'est p lus à présenter . Son amour pass ionné pour la bel le langue, son éloquence, son espri t v i f et sa rhétor ique font de lu i un des avocats les p lus remarquables d 'aujourd 'hui .

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Sommaire

Le fai t divers .......................................................................................................................................... 6

Fai t d ivers et h is to i re ..................................................................................................................... 6

Fai t d ivers et soc io logie ................................................................................................................ 7

Fai t d ivers et journal isme ............................................................................................................. 8

Fai t d ivers et l i nguis t ique ............................................................................................................. 9

Fai t d ivers et l i t téra ture ............................................................................................................... 10

Pour poursuivre en classe............................................................................................................. 12

Bernard-Marie Kol tès, auteur ....................................................................................................... 13

Roberto Zucco ..................................................................................................................................... 15

Du fa i t d ivers au fa i t l i t téra i re. Construct ion d ’un mythe ................................................. 15

Point de vue des met teurs en scène ....................................................................................... 17

L ’écr i ture de Kol tès ....................................................................................................................... 18

Christophe Perton, metteur en scène ....................................................................................... 20

Pour en savoir p lus .......................................................................................................................... 21

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Le fait divers

Genre qui n ’a pas bonne presse, fasc inant et honteux à la fo is, le fa i t d ivers semble envah ir l ’espace socia l et journa l ist ique. Pour certa ins, i l incarne le symbole d ’une démocrat ie en perte de vi tesse, où les grands débats de l ’heure sont esquivés au prof i t des pet i tes dépêches quot id iennes ; pour d ’aut res, i l révèle les représentat ions culturel les d ’une époque, ses impensés, ses tabous, ses peurs. Le fa i t d ivers, aveuglement col lect i f , nouvel opium du peuple, ou rô le cathart ique de régulat ion socia le ? La quest ion est d i f f ic i le à t rancher. Même s’ i l part ic ipe pour une large part à la mercant i l isat ion de la presse, le succès du fa i t d ivers ne date pas d’aujourd’hui puisque sa t rad it ion remonte au XVIe s ièc le. La fasc inat ion exercée par le fa i t d ivers n ’a d ’a i l leurs pas échappé aux écr iva ins les plus prest ig ieux, qu i en ont parfo is fa i t la mat ière de leurs œuvres. Autant de paradoxes qui en complex if ient la portée et le sens.

Fait divers et histoire Apparu au XVIe s iècle avec l ’ invent ion de l ’ impr imer ie, le fa i t d ivers est d ’abord intégré dans les « occasionnels », puis les « canards ». Au XIXe s iècle, avec le développement de la grande presse, i l s ’approche de la forme que nous lu i connaissons à l ’heure actuel le. His tor ique du fa i t d ivers - les occasionnels : dès la f in du XVe s ièc le et jusqu’au XIXe , des feui l les

d ’ informat ion non pér iodiques vo ient le jour, appelées des « occasionnels ». El les in forment le publ ic des évolut ions des campagnes guerr ières, des t ra i tés of f ic ie ls, des fê tes popula ires, mais aussi , p lus proches de nos fa i ts d ivers actue ls, des incendies, des inondat ions, des cr imes ou des événements « mystér ieux » (« les choses vues dans le c ie l » , par exemple, ancêtre de nos OVNI) qui renvo ient à la peur du diable ou du monst rueux.

- Au XVIIe s iècle apparaissent les gazettes , ancêtres de nos journaux, qui

paraissent p lus régu l iè rement et s ’adressent d ’abord au publ ic let t ré. Le fa i t d ivers reste l ’apanage des occasionnels , dest inées d’abord aux c lasses plus populaires, que les colporteurs les communiquent ora lement dans les vi l lages. Un première forme de d iscréd it apparaî t v is-à-vis de ce type de nouvel les, en ra ison de cette f racture soc ia le.

- Dès le début du XIXe , ce sont les « canards » qui re latent les nouvel les

sensat ionne l les. I ls sont la p lus grande vente de journaux durant tout le s ièc le, part ic ipant à l ’augmentat ion g lobale du réc i t c r iminel. Les canards sont toutefois progressivement détrônés par la presse à large t i rage qui

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dif fuse une l i t té rature populaire à t ravers les feui l le tons. L ’express ion « fa i t d ivers » apparaî t en 1863 dans le Pet i t journal .

- A l ’époque moderne, la té lévis ion et la radio ont secondé les journaux et les

magazines spécia l isés dans la mise en scène des événements à sensat ion. Les fa i ts d ivers dev iennent le symbole de la médiat isat ion sensat ionnel le et commercia le.

Fait divers et sociologie Par les actes qu’ i ls mettent en scène, les fa i ts d ivers possèdent un remarquable pouvo ir de révélateur soc io log ique. I ls permet tent de prendre la mesure des anomalies et des déséqui l ibres d’une soc iété ; i ls donnent également à l i re les représentations et les valeurs qui dénoncent certa ins actes comme t ransgressifs face aux interd i ts et aux tabous d’une époque. I ls sont donc fondamenta lement un propos sur la norme et l ’ i l l ici te . Le fa i t d ivers est une rupture dans le quot id ien par le surg issement d ’un événement extra-ord inaire . Si l ’appréc iat ion de ces actes var ie en fonct ion du contexte, i l est une donnée qui ne change pas dans l ’h is to i re : les événements re latés renvo ient tous à la peur ancest ra le du surnature l , de l ’ inexpl iqué, de l ’ i r rat ionnel et donc du non maîtrisable . Que ce soi t par l ’ i r rupt ion de la fo l ie humaine ou par le déchaînement des forces naturel les ( inondat ions, incendies, ouragans), le fa i t d ivers s ’ impose comme une menace qui p lane sur l ’écou lement ordina ire des jours. Ic i , les v ie i l les croyances du démon et du monst re, qui peuplaient les occasionnels , reprend possess ion de l ’ imagina ire col lect i f . La dimension anthropologique recoupe ainsi l ’ impact soc io logique du fa i t d ivers.

C’est en somnambules que nous nous soumettons aux normes soc ia les ou subissons les lo is naturel les, sans en prendre consc ience le p lus souvent, s inon de façon sporad ique, lorsqu’e l les sont v io lées ou para issent l ’ê tre. Alors l ’ insol i te ou le monstrueux, l ’anormal, le prodig ieux produisent sur nous l ’ef fet d ’un évei l momentané. Ti rés de notre quiétude, nous nous apercevons ou nous souvenons, pour un instant, que la surface tranqui l le de nos jours peut se f issurer, qu ’une menace – ou une promesse – de bouleversement demeure tapie dans la prose de la v ie quot id ienne.1

Les fa i ts d ivers interrogent donc l ’ idée de cohésion socia le assurée par le respect des règles. I ls exorc isent not re peur de la v io lence, mais auss i not re peur d ’y succomber. Ainsi , les fa i ts d ivers sont doubles : b ien qu’ insp irant la crain te, i ls fasc inent par le fantasme d ’un af f ranchissement momentané des contra in tes socia les.

1 Georges Auc la i r , Le Mana quo t i d ien . S t ruc tu res e t f onc t ions de la chron ique des fa i ts d i ver s , Par is , An thropos, 1982 (1970) .

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Le fa i t d ivers déroge toujours à une norme en transgressant le respect de la v ie et des b iens d ’autru i , en br isant la régular i té de l ’ex istence quot id ienne, en v io lant la morale soc ia le et fami l ia le, en introdu isant un désordre dans la sécur i té du mi l ieu naturel , en const i tuant un hiatus ou encore une except ion. 2

Fait divers et journalisme Les fa i ts d ivers ne sont pas seulement les événements re latés, mais i ls sont surtout un genre journal is t ique b ien spécif ique. I ls sont avant tout une mise en forme du réel . Deux moments sont essent ie ls dans cette construction de l ’ information . Premièrement, les choix opérés : que raconte-t -on et pourquoi ? A part i r de quand un événement re levant de la sphère pr ivée accède au statut de dépêche publ ique ? Deuxièmement , le t ra i tement : quel les sont les techniques narrat ives les p lus ef f icaces ? Plus que de t ransmett re une informat ion, les fa i ts d ivers doivent d ’abord produi re un impact psychologique sur les lecteurs et sont, dans ce sens, régis par des règles d’écr i tu re t rès codif iées, qui en créent le caractère spectacu lai re et sensat ionne l.

Un événement n ’accède au statut du fa i t d ivers que s ’ i l p résente quelque rebondissement autor isant sa mise en réci t . I l occupe en ef fet la sphère publ ique grâce à la médiat isa t ion qu i requ iert un min imum de mise en scène. I l ne suf f i t donc pas que l ’événement sorte de l ’o rdina ire pour être retenu, i l faut encore qu’ i l se prête à une mise en discours et en image pour être lu ou vu. 3

L ’ef fet de réel et d ’ ident i f icat ion chez le lecteur est renforcé par la proximité géographique . Le sent iment de r isque est d ’autant p lus prégnant que les événements re latés se sont déroulés à côté de chez soi : « te l incendie cr iminel débouté à quelques rues aura i t pu avoi r l ieu dans mon immeuble e t le malheur de ces gens aurai t pu être le mien ». A insi , un double sent iment d ’ insécuri té et de soulagement est présent s i le danger nous paraî t p roche mais ne nous at te int pas. Ce mélange d’habituel et d ’ inso l i te permet à l ’angoisse du publ ic de se f ixer sur des fa i ts t rès concrets. D’où l ’abondance de fa i ts d ivers dans la presse loca le et l ’ insistance, dès le chapeau, sur les l ieux et les dates des ci rconstances. D’où également des personnages caractér ist iques auxquels s’ ident i f ier. C’est soi t par la nouvel le d ’un fa i t rare (« e l le accouche de six enfants ») ou, au contra i re, par la répéti t ion d ’événements except ionnels (« d ix accidents au même carrefour ») que l ’o rdina ire s ’é lève au rang de l ’« ext ra-ordinai re ». Les mot i fs récurrents et s téréotypés sont l ’apanage de ces chroniques du quot id ien, tout en se décl inant à t ravers un réperto ire inépuisab le de dév iances socia les

2 F ranck Evrard , Fai t d iver s e t l i t té ra tu re , p . 13 . 3 Ann ik Dub ied e t Marc L i ts , op . c i t . , p .

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et « naturel les ». A t ravers cet te l i tan ie de malheurs, un même vis ion fata l iste se constru i t , où le nouveau ne fa i t que répéter l ’anc ien. Proximité et é lo ignement , normes et t ransgression, vu lnérabi l i té et sent iment de confort , autant de termes cont radicto i res qu i st ructurent notre rapport au réel et que la presse prend à son compte pour s ’emparer avec ef f icac i té de nos émot ions, de nos angoisses et de nos fantasmes.

Fait divers et linguistique Le fa i t d ivers est une mise en récit qui sui t des règ les d ’écr i tu re s tr ictes. Pour que les fa i ts racontés sortent de l ’o rdina ire e t accèdent au statut d’événement , i ls répondent à la st ructure de la mise en intrigue . Contra irement au quot id ien, où les choses s ’écou lent inexorablement, le fa i t d ivers déf in i t une sect ion tempore l le b ien dél imi tée : i l aura un début, un mi l ieu et une f in, qui permet une mise en réc i t avec ses nœuds et ses rebondissements. Le réci t propose une cohérence et un ordre élaborés par le rédacteur, qui ne re late pas f idèlement la réa l i té des fa i ts.

L’OMELETTE QUI TUE Un semi-remorque en provenance d ’Arradon (Morbihan) et t ranspor tant 5 tonnes d ’œufs f ra is s ’est renversé dans un fossé, sur l ’autoroute de l ’Est , à prox imi té de Clermont -en-Argonne. La remorque s ’est en t ièrement d is loquée, br isant p lus ieurs centa ines de mi l l iers d ’œufs. Les gendarmes on t ret rouvé le cadavre d ’un homme au mi l ieu de cet te g igantesque omelet te.

PENDU AVEC SES CHAUSSETTES Un jeune lycéen de quinze ans in terpel lé par le v ig i le d ’un grand magasin de la région lyonnaise à la su i te d ’un vol à l ’é ta lage, a é té découvert mort dans le local réservé aux foui l l es . Le v ig i le avai t pour tant p r is so in de lu i re t i rer sa ceinture, sa c ravate avant de sor t i r pour préveni r le pol ic ie r chargé de la survei l lance du cent re commerc ia l . Le jeune garçon a mis à pro f i t les t rente minutes d ’absence du gard ien pour détr icoter l ’ une de ses chausset tes de la ine et en t resser le f i l pour se fabr iquer un l ien d ’env i ron un mètre de long avec lequel i l s ’est pendu en l ’accrochant à une patère f ixée au mur. Dans le p remier fa i t d ivers , la séquence nar rat i ve re late l i néai rement p lus ieurs

act ions success ives, les act ions s ’enchaînant sans aucune rupture. En

revanche, dans le second, c ’est un événement inat tendu qui v ient bouleverser

l ’équi l ibre in i t ia l e t forme le nœud de l ’ in t r igue. Le découpage du texte fa i t

apparaî t re une séquence narrat ive qui comporte c inq proposi t ions : la s i tuat ion

in i t ia le, le nœud ( l ’ in te rpel la t ion de l ’adolescent ) , qui per tu rbe l ’équi l ibre in i t ia l

de façon inat tendue, l ’ac t ion, le dénouement , la s i tuat ion f ina le ( la mort de

l ’adolescent) . 4

4 F ranck Evrard , op . c i t . , p . 17 .

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Cette structure rempl i t la condit ion de répét i t ion propre au fa i t d ivers. Dès lo rs, comment susciter l ’e f fet de surpr ise ? Pour Barthes, deux procédés permettent de broui l le r l ’ordre logique : une causal ité troublée , qui engendre de l ’ inexpl icab le ou de l ’ inat tendu et des coïncidences étonnantes, dans la re lat ion posée entre deux termes cont radicto ires ou la répét i t ion de fa i ts qui n ’ont a pr ior i r ien à voi r entre eux.

Le rôle [du fa i t d ivers] est vraisemblab lement de préserver au se in de la société contemporaine l ’ambiguïté du rat ionnel et de l ’ i r rat ionne l, de l ’ in te l l ig ib le et de l ’ insondable ; et cet te ambiguïté est h istor iquement nécessai re dans la mesure où i l faut encore à l ’homme des s ignes (ce qui le rassure) mais où i l faut aussi que ces signes soient de contenu incerta in (ce qui l ’ i r responsabi l ise) . 5

Fait divers et littérature Par leur d imension narrat ive et dramat ique, mais surtout par la d imension trouble et i r rat ionnel le, les fa i ts d ivers ont été une source d’ insp ira t ion pr iv i légiée pour les écr ivains :

Se fondant sur des personnages et des s i tuat ions stéréotypés, le fa i t d ivers présente une permanence e t une universal i té qu i favorisent une réappropriat ion par la l i t térature. Coupé de son or ig ine journal ist ique, i l est ampl i f ié, ennobl i par la d istance et l ’esthét isat ion propre à la l i t té rature. I l acquiert un caractère métaphor ique, exempla ire, qu i le rapproche souvent du réci t mythique. 6

Le fa i t d ivers présente des simi lar i tés avec tro is genres l i t téra ires : le roman policier par leurs thémat iques ( les deux genres se déve loppent au XIXe s ièc le), la nouvelle par leur st ructure (concision, construct ion paroxyst ique) , le théâtre (par la mise en scène dramat ique de l ’ in format ion). Quant au romanesque, les fa i ts d ivers ont surtout été des sources d’ inspi rat ion pour des œuvres incontournab les : Madame Bovary ou encore Le Rouge et le no ir !

Pour les écriva ins, le texte du fa i t d ivers, ouvert à toutes les interprétat ions, invi te à une interrogat ion sur le hasard, la fatal i té, le destin . Sous un aspect fut i le , ext ravagant ou banal, i l pose les prob lèmes de la nature humaine et de la destinée , de même qu ’ i l met en jeu la mort , la v io lence, le sexe, les lo is et leur t ransgression. Quel le s ignif icat ion faut - i l donner à ces événements accidente ls et excessifs qui mettent en scène une réal i té hors du commun ? […] Agissant dans la marge, exhibant une réal i té aut re, insensée, le fa i t d ivers fa i t sens et possède des potent ia l i tés cachées sur le p lan éthique et esthét ique. […].

5 Idem. , p . 197. 6 F ranck Evrard , op . c i t . ,p . 6 .

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Les f ic t ions l i t téra i res semblent intégrer le contenu événement ie l des fa i ts d ivers af in de lu i donner une dimension métaphorique ou symbol ique.7

Dans Roberto Zucco , Koltès propose une réappropriation esthétique du fa it divers, puisque l ’auteur se détache de tout mobile psychologique (voire psychiatrique) qui expliqueraient les actes du protagoniste pour insister sur la part énigmatique et pulsionnel le de la nature humaine. I l en fait un héros tragique, poussé par une fatal i té inébranlable vers une f in à la fois funeste et lumineuse.

Exemples célèbres STENDHAL , LE ROUGE ET LE NOIR . On se souvient de Jul ien Sorel , jeune homme pauvre mais aux qual i tés in te l lectuel les cer ta ines, que son curé remarque. I l l ’envoie au séminai re pour le former. Ju l ien en rev ient inst ru i t , ambi t ieux, et p lus consc ient que jamais du handicap que const i tue sa naissance pour l ’ascension soc ia le dont i l rêve. I l entre comme précepteur chez les de Rênal , sédui t la jeune mère de fami l le , est dénoncé, se fa i t remerc ier , t rouve du t ravai l comme secréta i re par t icu l ie r d ’un marquis à Par is , sédui t sa f i l le , la met enceinte. I l est sur le point de réuss i r en l ’épousant quand sa première maî t resse dénonce l ’opportunisme de Jul ien au marquis . Af in de se venger, le jeune homme prépare mét icu leusement l ’assass inat de Mme de Rênal , coupable de sa chute. En p le ine égl ise , i l lu i t i re dessus à bout por tant . I l sera condamné à mort . Un roman digne d ’un fa i t d ivers? En e f fet : Stendhal n ’a r ien inventé. La t rame de son roman reprend exactement les fa i ts mis en év idence dans le p rocès d ’Anto ine Berthet , re laté par «La Gazet te des t r ibunaux» en 1827. Absolument tou t y est déjà , sau f la préparat ion du meur t re, pour laquel le l ’auteur s ’est inspi ré de. . . l ’a f fa i re Lafargue, un second fa i t d ivers de son temps. FLAUBERT , MADAME BOVARY . F laubert non p lus n ’a r ien inventé . I l a d ’a i l leurs toujours préc isé que l ’ important éta i t non pas ce qu’ i l raconte , mais comment i l le raconte : « Toute l ’ invent ion consis te à fa i re quelque chose de r ien. » Rien, en l ’occurrence, c ’est l ’a f fa i re Delamare. L ’étudiant a épousé en secondes noces une jeune f i l le é levée dans un pensionnat de Rouen. Insta l lée avec son mar i e t leur f i l le à la campagne, e l le se la isse sédui re par un Casanova local , entret ient un c lerc , ru ine son mar i e t s ’empoisonne. Ne surv ivant pas à la per te de son a imée, Eugène Delamare s ’empoisonne à son tour . L ’ in ten t ion de Flaubert éta i t de fust iger la bêt ise de la bourgeois ie p lus que d ’expl iquer les ra isons de ce drame con jugal : le fa i t d ivers n ’es t pour lu i qu’un pré texte. 8

7 Idem. , pp . 8 -9 . 8 Son ia Arna l , Al lez savo i r ! , n°36, oc tobre 2006 .

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Exemples d’œuvres l i ttéra ires inspirées de faits divers : Victor Hugo, Le Dernier jour d ’un condamné Stendhal, Le Rouge et le noi r Flaubert , Madame Bovary Edgar Poe, Double assassinat dans la rue Morgue Maupassant, Contes et nouvel les André Gide, Les Caves du Vat ican Franço is Maur iac, Thérèse Desqueyroux André Breton, Nadja , L’Amour fou Jean Genet , Les Bonnes Albert Camus, L’Etranger Bla ise Cendrars, Dix-neuf poèmes é last iques Margueri te Duras, L’Amante angla ise Jean-Mar ie Le Cléz io, La Ronde et autres fa i ts d ivers Michel V inaver, Portra i t d ’une femme Did ier Daeninckx, Le Facteur fata l Franço is Bon, Un fa i t d ivers

Pour poursuivre en classe

- Analyser la structure des faits divers se lon les d i f fé rents organes de presse. Trava i l le r sur la média t isat ion et la construct ion de la réal i té par la narrat ion de la chronique. - Compacter une sér ie de faits divers pour analyser les répét i t ions et les varia t ions dans les chroniques. - Etudier l ’évolution des fait divers à t ravers l ’h is to i re - S’arrêter sur le rapport entre le texte des fa i ts d ivers et les i l lustrat ions . - Ecri re une chronique journalistique de fa i t d ivers. - Etudier la transposit ion artistique chez les écr iva ins. - A par t i r d ’un fai t divers journalistique , écr i re une nouve l le l i t téraire.

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Bernard-Marie Koltès

auteur

I l y a tout juste vingt ans, Bernard-Mar ie Kol tès moura it du s ida. En l ’espace de dix ans, dans les années 1980, i l a marqué le paysage dramat ique français par son écri ture nouvel le, rythmée et poét ique, qui d isai t le monde contempora in avec ses heurts et ses ratés. Roberto Zucco est sa dernière p ièce, testament l i t té rai re, réd igée alors que l ’auteur se savait condamné. S’ insp irant d ’un fa i t d ivers, Ko ltès y ret race la cava le d’un tueur en sér ie qu’ i l é lève en mythe des temps modernes. Parcours de cet auteur incontournable. 1948 Naissance à Metz. Son père, absent de la maison, es t o f f ic ier de car r ière. 1968 Premier séjour à New York : « J ’a i voyagé. . . Tout ce que j ’a i accumulé,

[c ’est ] en tre 18 et 25 ans. » 1969 Ass is te à une représentat ion de Médée de Sénèque mise en scène par

Jorge Lavel l i : « Un coup de foudre . Avec Casarès… S’ i l n ’y avai t pas eu ça, j ’aura is jamais fa i t de théât re. »

1970 Entre à l 'école du Théât re nat ional de St rasbourg, sect ion mise en scène. 1970-73 Fonde sa t roupe de théâtre, le Théâtre du Quai . Écr i t e t monte ses

premières adaptat ions , d ’après Gork i e t Dos toïevsk i notamment. « C’éta i t un jeu pour des copains qui monta ient des p ièces dans des caves, pour r igo ler . Puis , peu à peu, les choses se sont enchaînées. On m’a proposé une bourse au TNS, j ’a i é té t rès encouragé à écr i re , j ’a i écr i t . »

1973-74 Après un voyage en URSS, i l s ' i nscr i t au par t i communiste jusqu’en 1979. 1975 Tentat ive de suic ide. Drogue. Désin tox icat ion . Son roman La Fui te à

cheval t rès lo in dans la v i l le , écr i t à ce t te époque mais publ ié en 1984, re late ce t te expér ience. Kol tès s ' insta l le à Par is .

1977 Créat ion à Lyon, par Bruno Boëgl in , de la première p ièce de Kol tès, Sal l inger .

1978-79 Voyage en Amér ique la t ine, puis au Nigér ia et l ’ année suivante au Mal i e t en Côte d ’ Ivo i re. « Une part de ma v ie, c ’est le voyage, l ’aut re l ’éc r i ture . »

1979 Rencont re avec le met teur en scène Patr ice Chéreau. 1981 La Comédie-Française commande une p ièce à Kol tès (qui dev iendra Quai

Ouest ) . 1983 Patr ice Chéreau, a lo rs d i recteur du Théâtre Nanterre Amandiers , monte

Combat de nègre et de chiens (avec Michel Piccol i e t Phi l ippe Léotard) . Chéreau créera ensui te la p lupart des p ièces de Kol tès avec un succès considérable .

1988 Traduct ion du Conte d ’h iver de Shakespeare. « Tradui re Shakespeare permet de voi r comment cet auteur const ru isa i t ses p ièces et de quel le l iber té i l usai t . » Rédact ion de Rober to Zucco .

1989 Kol tès meurt à Par is des sui tes du s ida. 1990 Sa p ièce u l t ime, Roberto Zucco , est créée par Peter Ste in à Ber l in . 1991 Rober to Zucco est monté en France, pour la première fo is , par Bruno

Boëgl in , au TNP de Vi l l eurbanne. Scandale : le fa i t d ivers qui l ' inspi re est encore présent à l ’espr i t du publ ic . La p ièce est i n terd i te à Chambéry.

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Ko l t è s ©E l sa Ru i z

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Roberto Zucco

I l faut s ’échapper par les to i ts, vers le sole i l . On ne mettra jamais un mur entre le sole i l et la terre. Rober to Zucco , scène XV. Sur le to i t d ’une pr ison, une nuit , un tueur s ’évade. Au même moment, la Gamine quit te le domici le de ses parents, en rébel l ion cont re sa fami l le. Leurs t ra jectoi res vont se rencontrer puis se séparer sur le to i t d ’une pr ison encore, en ple in sole i l . Ent re temps, Zucco la isse les t races de ses cr imes. L ’énigme la p lus t roub lante : les mot i fs inexpl iqués de ses meurtres. Fina lement, Zucco est l iv ré à la pol ice par la Gamine et retourne sous les verrous. Une seconde fo is aussi, i l s ’en échappe pour, dans une scène f ina le, tomber du to i t de l ’étab l issement pénitent ia i re, chute fata le qui est aussi une ascension vers le sole i l . Su ivant les fa i ts rée ls de la cava le de Roberto Succo, Kol tès t ranscende son personnage pour l ’é lever au rang des grandes f igures t ragiques, qui ne font p lus par t ie du monde des vivants mais n ’appart iennent pas encore à celu i des morts. Zucco est un « hors- la - lo i », qu i t ransgresse les l imites du concevable. C’est en ce la qu’ i l peut être, pour Koltès, un nouveau mythe contemporain.

Du fait divers au fait l ittéraire. Construction d’un mythe Découvrant par hasard le port ra i t du vrai Succo dans le métro par is ien, Ko ltès est d ’emblée fasciné par cet te présence. Se sachant lu i-même condamné, l ’auteur s ’ ident i f ie à cet homme et proposera un t ra i tement qui t ransf igurera son personnage en un « mythe des temps modernes ». « C'est encore cet te af f iche-là, sur le mur, qu i est un avis de recherche pour un assass in. Je l 'a i vue dans le métro. Je me suis rense igné sur son histo i re, et je l 'a i vécue au jour le jour, jusqu'à son suicide. Je t rouve que c 'est une tra jectoi re d 'un héros ant ique absolument prodig ieuse. Je vais vous raconter l 'h is to i re en quelques mots. C'éta i t un garçon re lat ivement normal , jusqu'à l 'âge de quinze ans. A quinze ans, i l a tué son père et sa mère, i l a été interné. Mais i l éta i t te l lement normal qu'on l 'a l ibéré, i l a même fa i t des études à l 'univers i té. A vingt-six ans, ça a redémarré. I l a tué six personnes, dans l 'espace d 'un mois , puis deux mois de cava le. I l f in i t en se su ic idant dans l 'hôp ita l psychia tr ique, de la même manière qu' i l avai t tué son père. Ce la s 'est vraiment passé cette année. Et puis, j 'a i eu des hasards fabuleux. Un jour, j 'a i ouvert ma té lé, et je l 'a i vu, i l venait d 'êt re arrêté. I l éta i t comme ça, au mi l ieu des gardiens, et pu is i l y avait un journal iste qu i s 'est approché de lu i et lu i a posé des quest ions id iotes, comme on peut les poser à un cr imine l. I l répond : « Quand je pense que je pourra is prendre c inq gardiens dans la main et les écraser. Je ne le fa is pas, uniquement parce que mon seu l rêve, c 'est la l iber té de couri r dans la rue. » […] Et, une demi-heure après, i l avait échappé aux mains de ses gard iens. Sur le to i t de la pr ison, i l se déshabi l la i t , et i l insu lta i t

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le monde ent ier. Ce la ne s ' invente pas. Imaginez ça au théâtre? Sur un to i t de pr ison ! […] . » Bernard -Mar ie Ko l tès , novembre 1988 9 « Cet homme tuai t sans aucune raison. Et c ’est pour cela que, pour moi, c ’est un héros. I l est tout à fa i t conforme à l ’homme de notre s iècle, peut-être même aussi à l ’homme des s iècles précédents. I l est le prototype même de l ’assassin qui tue sans ra ison. Et la manière dont i l perpétue ses meurtres, nous fa i t retrouver les grands mythes, comme par exemple le mythe de Samson et Dal i la . Cet assassin qu i est au centre de ma nouvel le p ièce, a été t rahi par une femme, comme Dal i la qui coupa les cheveux de Samson, le pr ivant a insi de sa force. Qu’est -ce qu i vous intéresse dans les f igures mythiques ? Je dira is que, ce qui d ist ingue un homme comme Samson du commun des morte ls, ce n’est pas tant une quelconque mission, une quelconque tâche, c ’est sa force extraordina ire et le regard admira t i f que les aut res posent sur lu i ; c ’est ce la qui fa i t de lu i un héros. Autrement qu’à l ’o rdina ire, et pour la première fo is, j ’a i vu que la l i t té rature pouvait avo ir un sens. J ’ava is là un homme avec cette force, avec ce dest in ; i l ne manquait p lus que le regard extér ieur. […] Vous vous sentez proche de cet homme ? Oui. Ainsi , l ’auteur sera i t pour a ins i d i re, un assass in qui n ’osera i t pas passer à l ’ac te ? Oui, certa inement. Sauf qu’ ic i , i l s ’agit d ’un assass in sub l imé. » Bernard -Mar ie Ko l tès , oc tobre 1988 10

Rubens , Samson e t Da l i l a

9 T i r é de B. -M. Ko l t ès , Une par t de ma v ie , en t r e t i ens (1983-1989) , p . 145. 10 Idem. , pp . 109- 110.

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Point de vue des metteurs en scène. A 20 ans d ’ interva l le , Chr is tophe Perton, Jean-Louis Mart ine l l i e t Peter Stein nous l ivrent leur lecture de Roberto Zucco . Christophe Perton, 2009. « Rédigé dans une urgence vi ta le, ce chant, cet hymne à la t ransgression, envisagé dans le présent absolu d ’un fa i t d ivers, ref lète dans une fasc inante mise en abîme l ’ image de Koltès à ce l le de Zucco. Zucco, assassin subl imé en f igure mythique, apparaî t a ins i sous les t ra i ts d ’un ange de la mort , comète, f i lant à t ravers la v i l le , dans ce qui ressemble moins à une cavale qu’à une épopée, vers la col l is ion inéluctab le à une heure secrète avec l ’astre so la i re. La connaissance int ime et la f réquenta t ion de la mort en font une « camarade », ombre de l ’ange qui révè le, brûle, métamorphose ou atomise les vies ordina ires cro isées en chemin. Dans cette ronde, cet te danse de mort , tous sont re l iés par la v ibrat ion de cette rencontre et « connaissent » a lors la sensat ion de leur f in i tude. La famil le, le mar iage, la ra ison, l ’ordre, sont pulvér isés par la force de ce nouveau Samson que la soc iété ne saura it enfermer dans ses pr isons ou ses codes soc iaux. On ne saurait imaginer façon plus douce, calme et déterminée de dire, à une heure si déf in i t ive , son amour de la v ie et de la vér i té. » Jean-Louis Martinell i , 1995. « Ce que nous raconte Koltès, c ’est que tous les Occidentaux sont des meurt r ie rs en puissance. D’ai l leurs Roberto Zucco tue sans ra ison, pour r ien, à cause « d’un pet i t décl ic », i l « dérai l le ». De plus, i l faudra it ra jouter que Roberto Zucco est p lus un passeur qu’un tueur, i l va au-de là des pulsions de mort des uns et des autres et comme pour lu i la v ie n ’a p lus de pr ix, i l peut prendre au p ied de la let t re leurs pu ls ions de mort . Ce qu i m’ intéresse chez Zucco c ’est l ’a t t i tude, c ’est la forme de v io lence l iée à cet te f in de sièc le où la guerre civ i le envahit la p lanète, c ’est la t ra jecto i re mythique qu ’ i l t race. » Peter Stein, 1990. « Dans Zucco , [ i l y a] cet te interrogat ion sur l ’exis tence humaine et cet te ignorance où nous sommes, f ina lement, de l ’o r ig ine de cette agressivi té. D’où vient l ’act ion destructr ice sans mobi le ? Comment se forme-t-e l le ? Nous disposons de tous les modèles de discours expl icat i fs qu i assurent que c’est fonct ion de l ’envi ronnement, du mil ieu soc ia l . Mais t rès v i te on voit que ces analyses ne suf f isent pas. Ce la reste donc un facteur de peur, de confus ion, d ’actes destructeurs contre les autres et contre lu i-même, sans aucun mot i f apparent, obl ige à réf léchir et à se confronter à l ’ incert i tude et au doute sur le comportement de l ’homme en généra l. […] Ce n’est pas la première fo is dans l ’h isto ire du théât re ou de la l i t térature qu’on introdui t un « acteur cr imine l » sans mot ivat ion. Mais c’est la première fo is qu’ i l est présenté sans aucune mora le. »

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L’écriture de Koltès Koltès a la rgement bouleversé l ’écr i ture théâtra le f rançaise, par la force poét ique de sa langue et la d imension narrat ive de ses f ict ions. L ’auteur est revenu à plusieurs reprises sur sa vis ion de l ’écr i tu re théât ra le. « Avant, je croya is que notre mét ier, c ’éta i t d ’ inventer des choses ; maintenant, je cro is que c’est de bien les raconter. Une réal i té aussi complète, parfa i te et cohérente que ce l le que l ’on découvre parfo is au hasard des voyages ou de l ’ex istence, aucune imaginat ion ne peut l ’ inventer. Je n’a i p lus le goût d ’ inventer des l ieux abstra i ts, des si tuat ions abstra i tes. J ’a i le sent iment qu’écr i re pour le théât re, « fabriquer du langage », c ’est un t rava i l manuel, un mét ier où la mat ière est la p lus forte, où la mat iè re ne se p l ie à ce que l ’on veut que lorsque l ’on dev ine de quoi e l le est fa i te, comment e l le exige d’êt re maniée. L ’ imaginat ion, l ’ in tu i t ion, ne servent qu’à b ien comprendre ce que l ’on veut raconter et ce dont on dispose pour le fa ire. Après, ce ne sont p lus que des cont ra intes (écr ire dans la forme la p lus simple, la p lus compréhensible, c ’est -à-di re la p lus conforme à notre époque), des abandons et des f rust rat ions (renoncer à te l déta i l qui t ient à cœur au prof i t de te l le l igne plus importante) , de la pat ience (s i je mets deux ans pour écr i re une p ièce, je ne cro is pas que la seule ra ison en soit la paresse). […] J ’a ime bien écr ire pour le théât re, j ’a ime b ien les cont ra intes qu’ i l impose. On sait , par exemple , qu’on ne peut r ien fa ire d ire par un personnage directement, on ne peut jamais décri re comme dans le roman, jamais parler de la s i tuat ion, mais la fa ire ex ister. On ne peut r ien di re par les mots, on est fo rcé de la d i re derr ière les mots. Vous ne pouvez pas fa ire d i re à que lqu’un : « Je suis t r iste », vous êtes ob l igé de lu i fa ire d i re : « Je vais fa i re un tour ». […] Pour ma part , j ’a i seulement env ie de raconter b ien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la p lus importante que je connaisse et qui soi t racontable, un dési r , une émot ion, un l ieu, de la lumière et des brui ts, n ’ importe quo i qui soi t un bout de notre monde et qui appart ienne à tous. » Bernard -Mar ie Ko l tès , 1983 11

Je cro is que la seule morale qu’ i l nous reste, est la morale de la beauté. Et i l

ne nous reste justement p lus que la beauté de la langue, la beauté en tant que

te l le . Sans la beauté, la v ie ne vaudrai t pas la pe ine d ’ê t re vécue. Alors ,

préservons cet te beauté , gardons cet te beauté, même s ’ i l lu i arr ive parfo is de

n ’êt re pas morale.

Bernard -Mar ie Ko l tès

Dans un art ic le consacré à Koltès, Jean-Claude Lal l ias éc la ire la p lace singul ière de Roberto Zucco dans le paysage l i t téra ire f rança is.

11 T i ré de Une par t de ma v ie , pp . 10 , 13 , 15 .

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LE RAPPORT AU RÉEL . « En France, e l le naît dans le scandale de Chambéry. La fable qu’e l le cont ient renvoie avec une te l le proximité – de temps e t de l ieu – à des événements t rag iques récents dont la v i l le fut le théâtre ( l ’assassinat d ’un pol ic ier or ig ina ire de la v i l le notamment), qu ’e l le est perçue par une part ie de la presse rég ionale et nat ionale comme une provocat ion, une apologie du cr ime. La pièce par la seule subst i tut ion d’un S à un Z désigne qu’el le prend appui sur la réa l i té […]. Ce scandale inscr i t la p ièce dans le s i l lage des grandes batai l les du théâtre : Tartuf fe, Hernani , Les Paravents. . . En cette f in du XXe s iècle – qui en a tant vu – le théâtre, cont re toute at tente, est encore (ou de nouveau ?) capable de produ ire un séisme, avec menace « d’ inte rd ict ion » ? La pièce percute nos représentat ions soc ia les et pol i t iques, fa i t exploser le sens, donne à voir le Mal sans expl ica t ion, avec une délectat ion désespérée, une jubi lat ion inacceptab le. . . […] Comme un précip i té ch imique, la p ièce fa i t entendre avec une force inouïe la désespérance d’un monde « sans amour », avec la nostalg ie d ’un impossib le retour vers l ’ innocence.

UNE PIÈCE TESTAMENT . Son arch itecture l is ib le donne accès par toutes sortes de résonances aux œuvres antér ieures et peut y introdu ire p lus faci lement. Le lecteur encore peu fami l ie r de Kol tès pourrai t d i re de la p ièce ce que di t le Vieux Monsieur de la stat ion de métro : « J ’ ignorais cependant qu ’e l le cachait , derr ière le parcours l impide que je prat ique tous les jours, un monde obscur de tunnels, de di rect ions inconnues que j ’aurais préféré ignorer mais que ma sotte d ist ract ion m’a forcé de connaître » (VI, Métro). Car on ne peut t raverser la p ièce sans entendre le chant de la sol i tude, sans errer dans les l ieux urbains où se t rament les t raf ics i l l ic i tes, sans se perdre sur des quais de gare où les passants, « au moindre signa l dans leur tête, se mett ra ient à se tuer entre eux » (XI I , La Gare) . Monde troub le du dés ir e t de la v io lence, des famil les dégl inguées (comme ic i cel le de la Gamine : le père déchu, la mère à bout de force, la sœur incestueuse et dévorante. . . ) , monde du deal et du commerce tar i fé du sexe, monde de la souffrance et de l ’ innocence perdue.. . Par échos concentr iques, la p ièce réfracte les grandes thémat iques du théâtre koltés ien.

UN HÉROS INSAISISSABLE . Le « héros » de la p ièce trouble jusqu’au vert ige et demeure inexpl icab le. Koltès le donne à voir dans ces actes, sans aucun jugement mora l. Zucco présente des facettes en apparence cont rad icto ires : la brutal i té de la pulsion f ro ide, la pure séduct ion […], l ’acu ité de ra isonnement, la paro le poét ique ( i l c i te Hugo et Dante. . . ) , la déterminat ion absolue (« Quand j ’avance, je fonce, je ne vois pas les obstacles, et , comme je ne les ai pas regardés, i ls tombent tout seuls devant moi, je su is sol i ta ire et for t , je suis un rh inocéros », scène XV). Son hyper lucid i té et sa fo l ie provoquent l ’a t t i rance et la répuls ion mêlées.. . Que l ’on convoque la psych iat r ie (schizophrénie ?) , les sciences humaines ou les systèmes ph i losophiques pour tenter de cerner le personnage, son én igme demeure. » 12

12 Jean-Claude La l l ias , Théât re Au jourd ’hu i , n° 5 .

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Christophe Perton

metteur en scène

Chr istophe Perton entret ient avec la Comédie de Genève une re lat ion de f idél i té qui a commencé avec la remarquable mise en scène de L 'Enfant f ro id de Mar ius von Mayenburg, en 2005, et s 'est poursuiv ie avec ce l le de l ’excel lent Hop là, nous v ivons ! de Ernst Tol le r, en 2007, repr is au Théâtre de la Vi l le (Abbesses) en 2008. Ses nombreuses créat ions, théât ra les et ly r iques, où i l af f i rme un goût part icu l ie r pour la dramaturgie germanique, le p lacent parmi les metteurs en scène phare de la décentral isat ion en France. Avant de prendre la d irect ion de la Comédie de Valence, Cent re dramat ique nat ional, en 2001, i l t rava i l le sur les scènes frança ises les p lus importantes. En 1997, Roger Planchon l ' invi te au TNP de V i l leurbanne où i l c rée Médée et Les Phéniciennes de Sénèque. L 'année suivante, i l monte Les Gens déraisonnables sont en voie de dispar i t ion de Peter Handke au Théâtre Nat ional de la Col l ine. Puis, c 'est au Théâtre de la V i l le de Paris qu' i l d i r ige La Chair empoisonnée de Kroetz. En 2000, à l ' inv i tat ion d 'Ala in Françon, i l met en scène une p ièce inédi te de Platonov, Quartorze Isbas rouges au Théât re Nat ional de la Col l ine. I l monte aussi des textes de St r indberg, Pinget, Mar ie N'Diaye, Büchner, Lenz, Rodr igo Garc ia, Beckett , Pau l Claudel , David Giese lman, Edward Bond, Annie Zadek ou encore Ödön von Horváth.

En 2009 i l crée Roberto Zucco de Bernard-Mar ie Kol tès à Valence en coproduct ion avec la Comédie de Genève puis, dans le cadre du Fest ival Temps de Paroles France-Algérie , une pièce inédite commandée à Lancelot Hamelin, Le procès de Bi l l C l inton . I l met tra en scène, en mai 2010, La Fol ie d ’Héraclès d ’Eur ip ide au Théâtre du V ieux-Colombier.

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Pour en savoir plus…

Sur le fai t divers Georges Aucla ir , Le Mana quot id ien, st ructures et fonct ions de la chronique des fa i ts d ivers , Paris, Anthropos, 1982. Glor ia Awad, Du sensat ionnel , Paris, L ’Harmattan, 1995. Roland Barthes, « Structure du fa i t d ivers » , in Essais cr i t iques , Paris, Seui l , 1981. Annick Dubied et Marc Li ts, Le Fait d ivers , Paris , PUF, « Que sais- je ? », 1999. Franck Evrard, Fait d ivers et l i t térature , Paris , Nathan, 1997. Ala in Monest ier et Jacques Cheyronnaud, Le Fait d ivers , catalogue de l ’exposit ion du Musée nat ional des ar ts et t radit ions populai res, Par is, Ed. de la réunion des musées nat ionaux, 1982.

Réf lex ions sur le fa i t d ivers par des écrivains et penseurs : Georges Bata i l le , Le Procès de Gi l les de Rais Michel Foucault , Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère Jean Giono, Notes sur l ’a f fa ire Domin ic i Voir également le cé lèbre art ic le de Margueri te Duras sur l ’a f fa ire V i l lemin dans Libérat ion (17 ju i l le t 1985), où el le s ’expr ime sur les fa i ts avec un regard l i t té rai re.

Bibliographie de Bernard-Marie Koltès * Combat de nègre et de chiens , théâtre (Minuit , 1990). * La Nuit juste avant les forêts (Stock, « Théâtre ouvert » – avec Combat de nègre et de ch iens –, 1980 ; Minu it , 1988). * La Famil le des orties . Esquisses et croqu is autour des Paravents de Jean Genet. Texte de Bernard-Mar ie Ko ltès, François Regnault (Beba, 1983). * La Fuite à cheval très loin dans la v i l le (Minu it , 1984). * Quai Ouest , théâtre (Minuit , 1985). * Dans la soli tude des champs de coton , théâtre (Minuit , 1987). * Le Retour au désert , théâtre (Minuit , 1988).

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* Roberto Zucco , théâtre (Minuit , 1988 ; 2001). * Sall inger , théât re (Minuit , 1995). * Prologue (Minu it , 1991). * Les Amertumes , théâtre (Minuit , 1998). * L’Héritage , théât re (Minu it , 1998). * Une part de ma vie . Entret iens, 1983-1989 (Minuit , 1999). * Lettres de Saint-Clément et d’ai l leurs . Les années d’apprent issage de Bernard-Marie Koltès, 1958-1978 (Médiathèque du Pont i f f roy, 1999). * Procès ivre , théâtre (Minuit , 2001). * La Marche , théât re (Minu it , 2003). * Le Jour des meurtres dans l ’histoire de Hamlet (Minuit , 2006). * Des voix sourdes (Minu it , 2008). * Récits morts. Un rêve égaré (Minu it , 2008). Traduct ion * Wil l iam Shakespeare, Le Conte d’hiver , t raduit de l ’angla is (Minui t , 1988).

Sur Koltès et Roberto Zucco Pascale Froment, Je te tue Roberto Succo, h isto ire vra ie d ’un tueur sans ra ison , Par is, Gal l imard, 1991. Biographie de R. Succo.

Johan Faerber, Bernard-Marie Ko ltès. Roberto Zucco , Par is, Hat ier, 2006. Au cinéma : Roberto Succo , f i lm de Cédr ic Kahn (2001). Fi lm inspi ré de la b iographie de Pascale Froment .

Revues consacrées à Koltès Alternat ives théâtra les , « Koltès » , n° 3-3, 1992. Théâtre/publ ic , 138/137, 3e t r imest re, 1997. Séquence 2 , Théâtre nat ional de St rasbourg, 1995. Théâtre Au jourd ’hui , n° 5.