Roberto INNOCENTI peintre et illustrateur

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Roberto INNOCENTI peintre et illustrateur Lecture de l’œuvre par Janine VITTORI

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Roberto INNOCENTI peintre et illustrateurLecture de l’œuvre par Janine VITTORI

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Les illustrations de Roberto Innocenti pour Les Aventures de Pinocchio de Collodi ouvrent une fenêtre sur les paysages de Toscane; elles donnent du champ, de la profondeur à un texte déjà riche. Innocenti introduit la perspective dans Pinocchio. Il n’est pas seulement un illustrateur, il est peintre.

Né près de Florence, à Bagno a Ripoli, en 1940, il connaît bien la Toscane de Collodi; il y a passé son enfance et il l’a parcourue armé de son appareil de photo pour créer les images de son Pinocchio paru pour la première fois aux États Unis chez Jonathan Cape Ldt.

Innocenti raconte :

« Ho girato mezza Toscana, per fotografare pezzi di muratura, viottole senza meta, muretti che non servono a nulla, case abbandonatte. Ma è servitto sopratutto a rinfrescare la memoria di un ragazzino che suo zio portava a caccia ».*

Il évoque son oncle que la vue d’un merle ou d’un passereau enchantait tandis que lui, enfant, se réjouissait de la découverte du monde paysan. Comme Pinocchio il goûtait avec délectation le raisin qui allait donner le fameux Vino Santo; il se désaltérait à l’eau des sources et des puits. Mais cette atmosphère bucolique ne dérobait pas à son regard la rude vie des paysans toscans. Il savait la demi-heure de charrette pour puiser de l’eau, le sol aride, « la vitaccia » des métayers et des fermiers.

Quand Innocenti lut Collodi pour la première fois il comprit que les aventures du pantin de bois se déroulaient dans ces lieux qui lui étaient si familiers, situés « à une demi-heure en tram de [ sa ] maison ». Mais lui qui, à treize ans, dut quitter l’école pour aider sa famille à survivre n’eut sans doute aucune peine à imaginer l’âpreté de la vie campagnarde dans laquelle se déroulent Les aventures.

Ses illustrations peignent la fresque grandiose de la Toscane agreste, ample toile de fond à l’épopée de Pinocchio.

*« j’ai fait le tour de la Toscane pour photographier des murs en ruine, des sentiers qui ne mènent nulle part, des murets inutiles, des maisons abandonnées. Mais cela m’a surtout permis de raviver la mémoire du petit garçon que son oncle emmenait avec lui à la chasse »

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Pour le chapitre 12 Roberto Innocenti compose la troisième double page de l’ouvrage. L’ image apparaît aussi bien dans l’édition française de Gallimard Jeunesse que dans l’italienne de La Margherita Edizione.

Pinocchio vient de quitter Mangiafoco. Il a dans sa poche les cinq pièces d’or que le montreur de marionnettes lui a offertes et dans sa tête le message de l’ogre bienveillant :

«Tiens, prends ces cinq pièces d’or. Va vite les lui porter et salue-le bien de ma part»,

Les pièces destinées à améliorer le sort de Geppetto ne parviendront pas de si tôt (ou jamais) à leur destinataire…

« Mais il n’avait pas fait cinq cents mètres qu’il rencontra sur son chemin un Renard boiteux d’un pied et un Chat aveugle des deux yeux, qui s’en allaient clopin-clopant, s’aidant l’un l’autre, en bons compagnons de malheur. Le Renard, qui était boiteux, marchait en s’appuyant sur le Chat; et le Chat, qui était aveugle, se laissait guider par le Renard. »

La scène se passe à proximité du village de Geppetto « je suis tout près de chez moi, et je veux rentrer à la maison où m’attend mon papa. » affirme Pinocchio. Mais la malheureuse rencontre avec ceux qui vont « l’embobiner » l’entraînera bien loin de la maison paternelle.

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Roberto INNOCENTI, 1983

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Si le texte de Collodi ne décrit pas le lieu de la rencontre il esquisse, en revanche, en peu de mots le portrait saisissant des deux vauriens qui vont berner le trop naïf Pinocchio. Nous les voyons, couple de compagnons, bien soudé, qui avance sur le chemin tel un seul corps.

Collodi dans le court extrait répète les mots « boiteux » et « aveugle ». Cette répétition nous laisse figurer le stratagème mis en oeuvre pour tromper le pantin.

Roberto Innocenti interprète sans trahir en rien le texte de Collodi. Il montre avec exactitude la rencontre. Elle occupe le premier plan de la partie gauche de la planche.

Pinocchio, qui ne craint pas le froid malgré la rigueur de l’hiver, est vêtu de son petit costume en papier fleuri. Ses pieds chaussés d’ « une paire de souliers en écorce d’arbre » supportent sans souffrir la neige qui recouvre le chemin. Le Renard et le Chat, quant à eux, soucieux de leur bien-être, sont habillés chaudement. Innocenti fidèle à une tradition qui remonte à Attilio Mussino en 1911, a personnifié les deux fourbes. Ils se tiennent debout devant Pinocchio comme le feraient des hommes. Leurs manteaux sombres, aux tons gris et brun, couvrent leur corps. Ils portent des chaussures en cuir marron foncé, peau animale cachant leur nature bestiale. De leur nature réelle Innocenti ne laisse apparaître que leurs gueules sournoises et leurs pattes griffues.

Attilio MUSSINO, 1911

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Les deux compères sont solidement arrimés l’un à l’autre; l’association bancale des deux « estropiés » est retenue par la béquille du Renard et sa main-patte sur l’épaule du Chat. Ils se tiennent, se soutiennent pour mieux gruger Pinocchio. Ils se laisse prendre.

Dans la partie droite de l’image le piège tendu se referme sur Pinocchio. Le voilà encadré par le Chat et le Renard. Il montre ses pièces. Le Chat, qui était aveugle, ouvre grand ses yeux avides, le Renard, qui était boiteux, se tient fermement sur ses deux jambes.

Innocenti a réuni sur une même planche plusieurs moments: la rencontre et deux autres moments à peine séparés par quelques lignes, quelques pas.

« Et il sortit les pièces que Mangefeu lui avait données. »

Cette phrase narrative suit immédiatement le passage dialogué de la rencontre.

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Le texte se poursuit par un épisode qui aurait dû mettre la puce à l’oreille de Pinocchio. En effet le Chat cruel dévore le Merle qui mettait en garde Pinocchio. « N’écoute pas les conseils des gens de mauvaise compagnie » avait averti le Merle. Mais Pinocchio, nous le savons, n’a pas d’oreilles. Son père a oublié de les lui faire!

Quelques lignes plus bas « Ils avaient fait plus de la moitié du chemin » et c’est là que le Renard propose un marché de dupes à Pinocchio. Pendant que le Renard compte les bénéfices qu’il va tirer de la tromperie Pinocchio dévoile toute sa fortune.

Ce dédoublement des actions que montre la planche de Roberto Innocenti, procédé cinématographique par excellence, est rendu familier par notre culture contemporaine de la bande dessinée.

Pourtant ce procédé artistique le peintre l’emprunte à ses grands prédécesseurs qui ont fait de la Toscane la terre suprême de l’Art.

Bien avant le cinéma, la peinture de Gentile da Fabriano dans L’adoration des Mages déployait sur un unique panneau le cortège des mages: un même tableau pour montrer le voyage dans son déroulement , dans ses étapes et ses épisodes. Innocenti se souvient ici de la leçon des grands anciens qu’il peut lire sur les murs des chapelles de Toscane et aux Offices. Gentile Da FABRIANO: L’Adoration des Mages

1423 – Tempera sur bois – 3,00 X 2,82 m – Galerie des Offices, FLORENCE

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Pietr BRUEGEL l’Ancien

« Chasseurs dans la neige »

1565 - Huile sur bois – 117 x 162 cm

Kunshistorisches Museum, VIENNE

Mais Innocenti ne connaît

pas seulement les peintres

de son pays. C’est à un

grand peintre flamand du

XVIe siècle, Pieter Bruegel

l’Ancien, qu’il rend ici un

hommage.

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Nous sommes en Toscane. C’est l’hiver, le temps de la naissance de Pinocchio, des nuits terribles, du froid qui fait grelotter Geppetto en manches de chemise. La rencontre a lieu dans un paysage que Collodi ne nous a pas décrit. Innocenti se charge magistralement de nous le montrer. Un paysage de campagne toscane, enneigé s’offre à notre contemplation. Le paysage occupe tout l’espace; il grimpe jusqu'à l’horizon et ne laisse apparaître qu’un bout de ciel sur lequel se reflète la teinte blanche des collines. Ce vaste panorama, cet espace pictural, entraîne notre regard vers le lointain. Nous voyons les collines plantées d’arbres dépourvus de feuillage, des cyprès fantomatiques, et plus près de nous des corps de fermes isolées.

Un chemin serpente depuis le haut de l’image et attire nos yeux progressivement vers le premier plan.

Pietr BRUEGEL l’Ancien, détail

Roberto INNOCENTI, détail

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Nous laissons les fermes éloignées et le chemin s’ouvre sur une grande ferme à gauche de l’illustration.

Une belle et imposante bâtisse en pierre. Sa cheminée qui fume a fait fondre la neige sur la partie du toit qui l’entoure. Ce toit à plusieurs pentes abrite la maison principale, chauffée, et les dépendances. La charrette sous l’auvent au pilier de briques, le foin mis à l’abri, la meule couverte d’une pellicule de neige nous parlent des travaux de tous les jours. La ferme est entourée de vigne, sarments noirs et secs de l’hiver.

Au milieu du chemin, sur son âne, un paysan s’approche, silhouette sombre au visage caché par un chapeau. Il progresse lentement sur le chemin bordé de murets en pierre sèche. Une femme le devance.

Nous la reconnaissons. C’est la même qui portait un fagot de bois dans la toile Chasseurs dans la neige de Bruegel en 1565. Elle ploie sous le poids de sa charge, le froid, la fatigue, l’effort. Elle est bientôt arrivée au hameau principal où elle finira ses corvées journalières.

Elle suit le chemin qui monte vers le hameau. À gauche et à droite, des maisons accolées forment une rue. Innocenti recense avec minutie tous les détails architecturaux : les murs décrépis qui laissent apparaître les briques rouges, l’appareillage des pierres, les claires-voies de la grange ou du poulailler, la tour-pigeonnier, les portes en bois et leur imposte, les persiennes vertes, le perron, la pergola et la vigne vierge qui espère l’été…

Dans la cour de la maison de gauche une paysanne nourrit ses poules. Des vraies volailles de basse-cour qui attendent pour picorer le grain et ignorent les bêtes maléfiques du conte. Même indifférence chez le grand chien qui traverse la route.

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Pour sortir de l’image il nous faut suivre la forme noire qui s’enfonce entre les maisons. Innocenti nous séduit avec ces images qui contiennent des procédés narratifs fidèles au conte et nous ouvrent tout un monde d’expériences contrastées. Ce paysage presque hostile de l’hiver toscan, citation du paysage nordique de Bruegel, n’est pas un simple décor. Ce n’est pas non plus un lieu abstrait mais l’endroit où le destin de Pinocchio se joue. Destin de Pinocchio ou des hommes de l’Italie du XIXe siècle.