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AU LIEU DE DIEU : JEAN-LUC MARION LECTEUR D'AUGUSTIN Alain de Libera P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2009/3 - n° 63 pages 391 à 419 ISSN 0035-1571 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2009-3-page-391.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- de Libera Alain , « Au lieu de Dieu : Jean-Luc Marion lecteur d'Augustin » , Revue de métaphysique et de morale, 2009/3 n° 63, p. 391-419. DOI : 10.3917/rmm.093.0391 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_strasbourg1 - - 130.79.168.107 - 31/01/2012 15h08. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_strasbourg1 - - 130.79.168.107 - 31/01/2012 15h08. © P.U.F.

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AU LIEU DE DIEU : JEAN-LUC MARION LECTEUR D'AUGUSTIN Alain de Libera P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2009/3 - n° 63pages 391 à 419

ISSN 0035-1571

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------de Libera Alain , « Au lieu de Dieu : Jean-Luc Marion lecteur d'Augustin » ,

Revue de métaphysique et de morale, 2009/3 n° 63, p. 391-419. DOI : 10.3917/rmm.093.0391

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Au lieu de Dieu :Jean-Luc Marion lecteur d’Augustin

RESUMÉ. — L’interprétation d’Augustin à partir des Confessions par J.-L. Marion estune topologie de la charité (c’est-à-dire aussi une topique ou logique de l’amour), quipropose à la fois une théologie de l’adonné et une phénoménologie de la grâce. On enprésente les principales thèses et quelques concepts fondamentaux en montrant etdéfendant l’arrière-plan théologique de la troisième voie explorée avec Augustin entreego transcendantal et moi empirique : celle, précisément, de l’adonné, incompatible avectoute notion de sujet au sens aristotélicien du terme. La lecture d’Augustin par Marion estenracinée dans la lecture augustinienne des Psaumes. Elle ne fait intervenir ni Es gibtheideggérien ni Es denkt anticartésien. Elle est aussi non gilsonienne. Comme telle elleéchappe à l’horizon de la métaphysique, qu’il s’agisse de la métaphysique de l’Exode oude la métaphysique de la conversion, en plaidant pour une lecture apophatique del’Idipsum (« Lui-même ») comme principal Nom divin.

ABSTRACT. — Marion’s interpretation of Augustine, based on his reading of theConfessiones, is a topology of charity (that is, also, a topic or a logic of Love) : it offersat the same time a theology of the « gifted » (adonné) and a phenomenology of grace. Wefirst set out Marion’s most important claims and expound his main concepts, then discloseand vindicate the theological background of the alleged third way between the transcen-dental « I » and the empirical « ego » : precisely Augustine’s Gifted’s way, incompatiblewith any aristotelian notion of the subject. We argue that Marion’s interpretation is firmlyrooted in Augustine’s spiritual reading of the Psalms. It is thus based neither on anheideggerian Es gibt nor on an anticartesian Es denkt. It is also at variance with ÉtienneGilson’s views. As such, it successfully breaks through metaphysics, i.e. the Metaphysicsof Exodus as well as the Metaphysics of conversion, and confirms a negative, apophaticunderstanding of the Idipsum (« Itself ») as the most proper name of God.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2009

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Der Ort ist das WortDer Ort unds Wort ist eins und wäre nicht der Ort,

Bei ewger Ewigkeit ! es wäre nicht das Wort.A. S.

« Reconstituer le chemin de pensée de saint Augustin en quête de soi » : voilàl’un des objectifs du dernier livre de Jean-Luc Marion1. Tel que le décrit l’auteur,le Denkweg d’Augustin n’est ni le Holzweg de Heidegger ni le Sand Walk deDarwin. C’est un « itinerarium mentis in Deum », un itinéraire de l’esprit vers-Dieu-en-Dieu : l’itinéraire d’Augustin vers lui-même – en Lui-même aussi donc,au plus intime de l’intime. Et c’est l’itinéraire de Marion, de lui-même à Augustinau lieu de soi. Annoncé comme une « nouvelle (et dernière) thèse » (ALS 11), lelivre n’a pas la dimension tendue de la querelle d’Utrecht pour Descartes – cellede « la dernière crise et de l’ultime commencement »2 : ce n’est pas un livre decrise, mais de mise à l’épreuve, de double épreuve ou, plutôt, de validationcroisée de la phénoménologie de la donation et d’une lecture non standard destextes augustiniens. C’est aussi un remarquable accomplissement : ni nouveaudépart ni simple aboutissement, mais rassemblement d’une pensée philosophiqueet d’un style herméneutique sur quelques-unes de leurs possibilités les plushautes. On connaît la genèse du livre et ses lignes de force, sa structure obligéeou, mieux, déterminée par le choix d’une exigeante hypothèse de lecture del’entier du parcours augustinien à partir des Confessiones, et des Confessiones àpartir d’une « pensée de la confessio » dédoublée en confession des péchés etconfession de louange : l’auteur s’est suffisamment expliqué là-dessus. Il appar-tient à son lecteur de juger du résultat, et de dire ce qu’il ne saurait dire lui-même :si le chemin tracé est suivi jusqu’au bout et s’il mène à l’universel Lieu-Dit. Aulieu de soi n’est pas un livre sur Augustin. Ce n’est pas même un livre ad mentemAugustini, à moins de prendre ad mentem au sens où Marion entend le « ad » del’ad imaginem en théologie. C’est un livre d’Augustin, le Livre de la mémoireaugustinienne, bref un livre mimétique, qui parle à, qui s’adresse à. En un sens,c’est la Carte postale de Jean-Luc Marion, à cela près que c’est la destination elle-même qui tient (le) lieu du destinataire, et que c’est bel et bien un lieu, le lieu dusoi, qui tient l’ensemble du propos dédoublé-redoublé (d’Augustin à Marion, deMarion à Augustin), fondant l’authenticité de la répétition de la confessio inaugu-rale. Un grand livre de philosophie, un livre réussi, est à sa manière la plus belleincarnation d’un phénomène saturé. Le lecteur s’y reçoit lui-même de sa lecture,

1. J.-L. MARION, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PUF, « Épiméthée », 22008[noté par la suite ALS], p. 380.

2. J.-L. MARION, « Préface » à René Descartes & Martin Schoock. La Querelle d’Utrecht, textesétablis, traduits et annotés par Theo Verbeek, Paris, Les Impressions nouvelles, 1988, p. 17.

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comme convoqué dans un formidable mouvement de sur-prise (cela me parle) au-delà de la dé-prise nécessaire (cela me dépasse) et de la mé-prise indispensable(cela parle de moi), qui le laisse, de fait, interloqué, mais (ré-)identifié à soi à etpar chaque page. Un livre réussi se lit à la première personne (surtout si je m’yperds). Les Confessiones parlent à Dieu. Le grand art est d’en donner une inter-prétation dont le lecteur devient à son tour le locuteur. La lecture se fait alorsréponse silencieuse. Jean-Luc Marion possède cet art de faire entendre l’appeldans ce qui fut et reste la première réponse : celle d’Augustin.

Quel est son projet ? « S’interroger sur les limites de la métaphysique » et« envisager leur éventuelle transgression ». Pour lui, la question se pose « plusévidemment dans les termes de la phénoménologie que dans ceux de l’histoirede la philosophie » (ALS 9). Rien n’est moins sûr. L’historien de la philosophie,qu’il soit ou non « déconstructeur », ne saurait, s’il veut entendre les auteurs dupassé à partir d’eux-mêmes, considérer comme extérieur à sa pratique un pro-gramme tel que « découvrir des phénomènes, les décrire et reconnaître ceux quifont exception, partiellement ou radicalement, à l’objectivité et à l’étantité quepratique la métaphysique » (ALS 9). Reste une question : comment Marion envient-il à faire qu’Augustin « soudain apparaisse comme l’interlocuteur privilé-gié et, en un sens, le juge inévitable de l’entreprise d’accès à des phénomènesirréductibles aux objets et aux étants de la métaphysique » (ALS 10) ? Peut-êtreparce qu’il n’y en a pas d’autre, au commencement. Les Pères grecs ont imposéAristote et Porphyre dans la construction du dogme. Si hostiles fussent-ils à laphilosophie des païens, leurs concepts sont métaphysiques : c’est l’ousia, c’estl’hupostasis. Chez les «Grecs », le destin de la théologie se confond originaire-ment avec celui de la métaphysique. Il est indissociable de la Kategorienlehred’Aristote, du commentarisme néoplatonicien, de la doctrine des universaux.R. Cross, C. Erismann, J. Pepin et d’autres l’ont montré ou le montrent. Augus-tin est d’un autre monde. C’est ce que Marion s’attache à prouver. Pour plu-sieurs raisons. L’invitation faite au philosophe par la Chaire Étienne Gilson deparler de/depuis son propre site l’exposait au danger de devoir reprendre « tellesquelles les thèses de ses plus récents travaux ». Augustin lui a permis d’y pareren testant « la validité herméneutique des concepts de donation, de phénomènesaturé et d’adonné » appliqués à « un texte de référence, à la fois supposé bienconnu et resté hautement énigmatique » – les Confessions.

Je préférais […] risquer une autre démarche : lire et interpréter les Confessiones desaint Augustin sur un mode résolument non métaphysique, en employant à cette finles principaux concepts que je venais d’élaborer dans une logique d’intention radica-lement phénoménologique. (LDS 10)

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Mais justement, pourquoi Augustin ? Pourquoi les Confessiones ? Marion souli-gne que son livre ne répond pas, malgré les apparences, à « une nécessité inscritede longue date dans l’itinéraire de ceux qui l’ont précédé ». Certes, « si l’on part deDescartes pour accéder à la question du statut de la métaphysique, en établir laconstitution onto-théologique et marquer son écart avec la théologie chrétienne »,le risque est grand que l’on finisse par « revenir à saint Augustin, référence obli-gée, qu’elle soit déniée ou revendiquée, pour tout le XVIIème siècle » (LDS 9). Maisce n’est pas parce que certains interlocuteurs de Descartes « augustinisent » àoutrance que le grand cartésien qu’est Marion s’est tourné vers Augustin, c’estparce que le phénoménologue cherchant à tester la validité ou l’opérativité nonmétaphysique de ses propres concepts a trouvé en lui l’interlocuteur parfait. Il fautl’entendre savourer « l’inadéquation absolue du point de vue ou, plutôt, du site desaint Augustin avec les conditions métaphysiques de la pensée, qui restent pourl’essentiel encore les nôtres » (LDS 10). Rien ne dit mieux cette inadéquation quela question du lieu de soi, telle qu’Augustin la formule, la structure et la pratique.Question centrale. Question décisive. Question où se nouent les deux sens dugénitif, objectif et subjectif, de L’approche d’Augustin : le sous-titre du livre.

[…] toute la question devint très vite de s’approcher du site où pense saint Augustin,pour y retrouver ce qu’il tente de penser : l’itinéraire d’une approche au lieu de soi– au lieu du soi, le lieu le plus étranger qui soit à celui que, de prime abord et le plussouvent, je suis, ou crois être.

Formidable tâche, qui arrache à Marion cette question, tout sauf rhétorique : Com-ment être à la hauteur « du sérieux effrayant de l’entreprise menée par Augus-tin ? » Comment être à la mesure « de son avancée vers Dieu », « de sa duredécouverte qu’en fait Dieu s’avance toujours de toute éternité vers moi, et doncaussi de la déconstruction abyssale de soi » qu’il lui « fallut consentir pour rece-voir ce soi finalement de Dieu » (LDS 12) ? Peut-on prendre « un point de vueunique, c’est-à-dire unitaire sur l’immense continent augustinien » ? La choseparaît impossible. Il ne s’agit pas seulement de la «masse énorme des textes » qui« fait paraître saint Thomas brachylogique » (LDS 17, n. 2), ni de la diversité descompétences exigées d’un « lecteur parfait ». Ce qu’il faut, et qui en décourageraitplus d’un, c’est retrouver « le point de vue qui fut, au moins à chaque momentdonné, celui de saint Augustin, et non plus celui d’une discipline et d’un spécia-liste de cette discipine sur une sélection de textes, voire sur une coupe prise dansl’œuvre ». Programme vaste, mais réalisé.

Les critiques de Marion phénoménologue reviennent pour l’essentiel toujoursau même point : dénoncer comme « largement métaphoriques » le sens de

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l’adonné, « l’idée d’un allocataire placé là où se montre ce qui se donne » ou bienencore les notions de don « et surtout d’appel », point d’articulation du donné etde l’adonné, représentant « la figure fondamentale de la contre-intentionnalité »,censée « remplir la fonction traditionnellement assignée à l’intentionnalité (direc-tion vers quelque chose) »3. Avec son interprétation d’Augustin, Marion sembledoubler la mise et, poussant plus loin encore la métaphorisation, s’exposer aurisque d’une double inconstance ou, plutôt, d’une double infidélité : à la phéno-ménologie, d’une part, à Augustin, de l’autre. Je ne saurais juger du caractèrephénoménologiquement canonique de la phénoménologie de la donation. Maisce n’est pas ce qui importe dans la relation d’Au lieu de soi au reste de l’œuvre deJean-Luc Marion. Le programme des conférences de 2004 annonçait, sous le titrepost-ricœurien Soi-même par un autre, « l’essai d’une lecture non métaphysiquedes Confessiones de saint Augustin ». La rupture avec la métaphysique est leleitmotiv philosophique de l’œuvre de Marion, l’autre, théologique, sa critique del’idolâtrie : Dieu sans l’être. Les deux opérations sont menées de front dans Aulieu de soi comme elles le sont ailleurs, et l’ont toujours été depuis la premièrerencontre de Marion avec Denys. À la méditation du crépuscule de « l’idoleconceptuelle que la métaphysique avait baptisée, de son propre chef, “Dieu” »,engagée en 1977 dans L’Idole et la distance, fait écho celle du Nom divin augus-tinien par excellence, Idipsum, puissamment articulée dans une Annexe capitaledu livre de 2008, et sa tentative, aboutie, pour « déconnecter la dénomination duDieu de la Révélation de toute définition métaphysique de “Dieu” » et, par làmême, « de la mort métaphysique de cette idole ». Qui dit « lecture non métaphy-sique » dit Heidegger ; mise en question des lectures disciplinaires – historique,philosophique, théologique –, qui toutes réclament l’horizon d’une/de la méta-physique ; révision des modèles conceptuels et des conventions narratives del’histoire-géographie philosophique avec ses passages obligés, ses formes litté-raires inadéquates (l’« autobiographie psychologique »), ses lieux communs sco-laires (l’influence néoplatonicienne, « la » mystique), et ses figures imposées (lecogito d’Augustin). Arracher Augustin à l’anachronisme métaphysique, c’estsouscrire à une interprétation maximaliste, dont on peut résumer ainsi les tenants.Augustin n’appartient pas à la métaphysique car 1° il ne pose pas la question del’être ; 2° il ne pose pas non plus celle de l’étant ; 3° il ne nomme donc pas Dieu àpartir de l’être ; 4° il ne le nomme pas non plus comme l’étant par excellence ;

3. Cf. D. FISETTE, « Phénoménologie et métaphysique : remarques à propos d’un débat récent », inJ.-M. Narbonne et L. Langlois (dir.), La Métaphysique. Son histoire, ses enjeux, sa critique, Pressesde l’Université Laval-Vrin, « Zêtêsis », 1999, p. 112, notamment : « […] il faudra beaucoup de tempset de patience pour nous convaincre du caractère phénoménologique de cette notion [l’appel], de sacapacité de rivaliser avec l’ancienne notion [l’intentionnalité] et, par-dessus tout, de rendre compte dela transcendance. » J’avoue être sur ce point plus facile à convaincre.

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5° il ne parle pas le langage des catégories de l’étant ; 6° il ne parle pas à partir dela première d’entre elles, l’ousia ; 7° il ne s’enquiert pas d’un premier fondement ;8° ni ne le cherche dans un sujet, qu’on l’entende comme un substrat ou commeun ego. Il se pourrait aussi qu’Augustin « n’appartienne même pas à la théolo-gie », au sens où, « avec la plupart des Pères grecs, elle tente de parler » 1° deDieu ; 2° des principes ; 3° de la création du monde ; 4° de la création del’homme ; 5° de l’incarnation ; 6° de l’Esprit saint, « tout comme les philosophesgrecs traitaient » : 1° de la nature ; 2° de l’âme ; 3° du monde ; 4° des catégories ;5° de la cité ; 6° du divin. On l’aura compris : tout est ici affaire de « de ».L’Augustin de Jean-Luc Marion ne parle pas de Dieu, il parle à Dieu (ALS 27). Ilfaut prendre la chose dans toute sa radicalité pour le soustraire à la métaphysique.On ne saurait discuter ici chaque point mentionné. On nous permettra de nousconcentrer sur certaines questions, apories ou utopies de l’ego.

Même si le titre donné à la deuxième des six conférences de la Chaire Gilson(23 novembre 2004), « L’impossibilité de tout cogito », n’est pas repris dans Aulieu de soi, Marion pose clairement qu’il « convient de douter que saint Augustinanticipe sur le cogito cartésien, et d’en douter pour au moins deux raisons »(ALS 93). Première raison : le même acte de cogitatio provoque deux résultatsopposés : dans un cas (Descartes), l’appropriation de l’ego à soi ; dans l’autre(Augustin), la désappropriation de la mens à elle-même (ALS 96). Surtout, « lacertitude ne porte pas tant sur l’être que sur la vie » ; « elle ne s’appuie pas tantsur l’institution de la cogitatio, comme l’essence de la res cogitans, que sur lacontradiction performative d’un doute vivant » (ALS 95). Deuxième raison : Des-cartes a reconnu lui-même son écart (pour ne pas dire son opposition) avecAugustin. Leurs démarches sont, de fait, bien différentes : Descartes commencepar l’ego « pour en déduire l’existence, même celle de Dieu, comme à partir d’unpremier principe différent de ce Dieu même » ; Augustin, lui, entend « s’assurerde la mens, afin d’en rechercher hors d’elle », « par le doute et sa contradiction »,« la condition de possibilité, la vie » (ALS 97). En somme, « il n’y a pas de cogitoaugustinien » : l’expression n’est qu’« une commodité de langage, qui diffuse uncontresens de fond » (ALS 105, n. 1). L’ego augustinien est pour Marion fonda-mentalement anonyme (ALS 105). Il faut prendre toute la mesure de cette affir-mation. En rigueur de termes, « l’ego ne se connaît pas » (ALS 107). C’est à peinesi l’on peut parler de conscience de soi. « Ce que la certitude de mon existencem’offre se résume dans la conscience de mon anonymat » (ALS 105). La certitudede soi est anonyme, la conscience de soi n’existe pas : il faut pour bien com-prendre Augustin retourner la formule de Levinas « […] la conscience est unerupture de la vigilance anonyme de l’il y a ». La conscience de soi augustinienne,si l’expression a un sens, n’est pas irruption du soi dans une « veille incons-

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ciente ». L’ego « se sait certainement être et exister, […] mais cela ne lui donnepas un soi ». « Son existence certaine ne le qualifie pas à son propre regard, ellel’immobilise et le fige en lui interdisant tout accès à soi. » L’inconscient est ducôté de la pensée, pas de l’être. On comprend pourquoi Marion reprend le mot deHeidegger : « Le vin de la pensée d’Augustin a été noyé par l’eau (verwässert)qu’y a versée Descartes. La certitude de soi et le se-tenir-soi-même (Sich-selbst-Haben) au sens d’Augustin est quelque chose de complètement différent del’évidence cartésienne du cogito. »4 L’« avoir », le Haben, où il faut peut-être lirel’ayance de l’habitus grâce auquel « je m’ai » – comme le risque le jeune Heideg-ger –, le « daß ich mich habe », le « das Mich-selbst-haben » constituant « l’expé-rience fondamentale en laquelle je me rencontre moi-même en tant que Soi, detelle sorte que, en vivant dans cette expérience, en correspondant au sens qui estle sien, je peux poser la question du sens de mon “je suis” »5, bref ce « s’avoir »/savoir habituel de soi que les Médiévaux ont attribué à la mens augustinienne,n’est pas repris sous cette forme dans Au lieu de soi. Et pour cause : pour Marion,je ne m’ai pas. Je ne m’habite pas, je ne m’habitue pas (je ne suis pas mon proprehabitus). Je ne m’ai pas moi-même car je ne me tiens précisément pas moi-même, ni ne me contiens/comprends moi-même. Pour pouvoir écrire, quelquessiècles avant Descartes, ego cogito, ergo sum6, ce ne sont ni la cogitatio ni l’essequi, souligne Marion, manquaient à saint Augustin, mais bien, et seulement,l’ego cartésien, cet « […] ego ille, quem novi, cet ego-là, que j’ai appris àconnaître » (A.-T. VII, 27, 30), « ego ille, qui jam sum », «Ce je, qui je suis »(ALS 99, n. 5). En clair, Augustin n’anticipe pas sur « l’objection à venir dans lamétaphysique, objection vulgaire à force de répéter que ce qui existe n’est pasmoi, parce que “cela pense en moi”, sans qu’il s’agisse de moi : il ne conteste pasque, moi, je pense et que par là je sois certainement. Mais il conteste ou, plutôt,constate que, lorsque je pense et que je suis (ou pense que je suis), je ne prendspourtant pas possession de moi-même comme un ego, qui dirait moi, ou qui sedirait un moi – et ainsi connaîtrait son essence » (ALS 100). Chaque terme icicompte. Tout d’abord, l’inscription résolue du Es denkt in mir de Schellingprolongeant la critique du cogito cartésien par Lichtenberg dans la métaphysique.Une lecture non métaphysique d’Augustin ne saurait faire de lui le précurseurd’un argument menant à Wittgenstein, Schlick et Strawson. Certes, croisant dans

4. M. HEIDEGGER, Phänomenologie des religiösen Lebens (Ergänzungen aus der Nachschrift vonOskar Becker), GA 60, p. 298, cité par Marion, LDS 98, n. 2.

5. M. HEIDEGGER, Anmerkungen zu Karl Jaspers « Psychologie der Weltanschauungen » (1919/1921), in Wegmarken, GA 9, pp. 29-30. Sur tout cela, voir le bel article de J.-F. Courtine, « Lesméditations cartésiennes de Martin Heidegger », Les Études philosophiques, no 88, 2009/1, pp. 103-115.

6. Soit la formule des Principia philosophiae, I, § 7, A.-T. VIII, 7.

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les parages de la désappropriation, Marion rejette le Es denkt en laissant entrer laNo-Ownership ou No-Subject theory : je ne suis pas « propriétaire » de moi-même. Je ne m’appartiens pas. Mais cette thèse, car c’en est bien une, et origi-nale, rejoint celle du sujet affecté, le transfert érotique (on y reviendra dans uninstant). Plus radicalement, elle procède d’une interprétation que l’on pourraitdire, en termes médiévaux, « transcendantale », laquelle derechef rejoint certainesintuitions heideggériennes. Le tout tient en un mot : débordement.

En entrant sur le terrain où m’introduit l’alliance de l’être avec la pensée, je nedécouvre pas moi ni ne me découvre comme un moi assuré de soi, mais je vois que jem’échappe à moi-même parce que je me déborde moi-même – que je suis ce déborde-ment même de moi sur le moi. (ALS 100)

Ce débordement n’est autre que l’excès (excessus) de la mens sur elle-même,lequel, précisément, interdit toute identification de l’esprit ou de l’âme ou de l’egoà un sujet. En posant que je suis mon (propre) débordement (le contraire d’unMich-selbst-haben « habituel », d’un mien moi – en termes chiraquiens, d’un«moi-que-j’ai »), le saint Augustin de J.-L. Marion me paraît soutenir la mêmedoctrine que celle que j’ai tenté de décrire dans Naissance du sujet comme un rejetde l’attributivisme* et un refus d’appliquer à l’âme, image de la Trinité, commeévidemment, et d’abord, à Dieu lui-même, le schème ontologique de la Subjectität(substance-accident)7. Pareil rejet, fondé sur le principe de la limitation subjectivede l’accident (PLSA)8, passe, notamment, par l’affirmation que les actes et lesétats mentaux ne sont pas subjectés dans l’âme, comme la couleur ou la figure dansle corps, lesquelles précisément sont incapables « d’excéder le sujet dans lequelelles sont »9. La transcendance n’advient pas à l’âme comme à un sujet, parcequ’elle ne s’ajoute pas à elle comme un accident : elle est la « constitution fonda-mentale » de l’âme, qui, en tant qu’image de la Trinité, n’est elle-même d’aucunefaçon un sujet. L’ego n’est pas un sujet car, précisément, « l’esprit, par l’amourmême dont il s’aime, peut également aimer autre chose » (mens autem amore, quose amat, potest amare etiam aliud). Revenons, sur cette base, à Marion.«D’emblée, A n’est pas A, je n’est pas moi. » Énoncé anti-fichtéen, que n’eût

sans doute pas désavoué Heidegger. L’esprit ne commande pas à lui-même. À

7. Par « attributivisme* », j’entends toute doctrine de l’âme, de la pensée, de l’intellect ou del’esprit, reposant sur (ou présupposant ou impliquant) une assimilation explicite des états ou des actespsychiques, noétiques ou mentaux à des attributs ou des prédicats d’un sujet défini comme ego.Augustin en est, selon moi, le premier et le plus résolu adversaire.

8. Un accident ne peut transcender (dépasser, excéder, outrepasser) les limites de son sujetd’inhérence. On trouve PLSA esquissé chez Plotin, Ennéades, V, 3 [49], 8, 3. Sur tout cela, voir A. DELIBERA, Archéologie du sujet I. Naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007.

9. Cf. De Trinitate, IX, IV, 5, BA 16, pp. 82-85.

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lire Marion, il est clair que l’on ne sauvera pas Fichte avec Chisholm10. On peutinvoquer autant qu’on veut la distinction entre acte élicité et acte impéré : nul nesaurait se convertir lui-même. « L’esprit (animus) ne se maîtrise pas lui-même ;il ne commande (imperat) pas à lui-même comme il commande au corps : lascission surgit en général dès que l’ego, en l’occurrence l’esprit (animus), tentede se déterminer lui-même par lui-même. » Et Marion de préciser en note :

L’impossibilité de la volonté à se vouloir elle-même constitue le résultat essentiel etfondateur de l’impossibilité de se convertir soi-même. De cette épreuve découle toutela scission du moi, divisé par son impuissance à maîtriser le plus intime en lui, lavolonté – dont la métaphysique moderne, depuis au moins Descartes (A.-T. VII, 57,15-58, 14), s’est obstinée à ériger les sables mouvants en fondement dernier 11.

Le débordement ne regarde pas la seule action transcendantale. Je ne suis passeulement débordé vers l’autre, mais toujours déjà, d’abord et aussi, et en perma-nence, débordé par moi. Différance, déhiscence. Je suis à la fois la déchirure et lasuture. En un sens, à l’exception du cogito, tout rapproche Augustin de Des-cartes. Tous deux n’ont que deux objets : l’âme et Dieu. « Les Soliloquia ontprécisément placé l’ego en regard de Dieu comme tout ce que la sagesse désireconnaître » (LDS 89) : « Je désire savoir ce que sont l’âme et Dieu. Rien d’autre ?Absolument rien d’autre » (Deum et animam scire cupio. Nihil ne plus ? Nihilomnino). Les Meditationes qui, ne l’oublions pas, ont « la gloire de Dieu » dansleur horizon sont destinées, dans l’aftermath de Latran V, à réfuter les impies qui« ne veulent point croire qu'il y a un Dieu, et que l'âme humaine est distincte ducorps », et qui disent que personne n’a démontré ni ne saurait « démontrer cesdeux choses ». Mais l’identité des termes ne fait pas celle des approches. ChezAugustin tout commence par une prière « dont proviendra toute la rechercheconceptuelle à venir » (LDS 90) : « Dieu qui reste toujours identique, Fais que jeme connaisse, fais que je te connaisse » (Soliloques, II, 1, 1, BA 5, 86), car on nesaurait accéder « à partir de soi au soi lui-même ». Pour ce faire, il faudraittrouver une « vérité ferme et assurée », un « argument comparable à ce que,depuis Descartes, on entend sous le titre de cogito » ; une vérité qui « ouvrirait unaccès de soi à soi par la pensée », telle qu’il me suffirait « d’exercer ma penséepour entrer dans le lieu où se trouve mon soi » (LDS 91). Pareil accès n’existe

10. La distinction scolastique, notamment thomasienne, de l’actus elicitus (l’acte même devouloir) et de l’actus imperatus (l’acte commandé par le vouloir et exécuté par l’intermédiaire d’unepuissance corporelle) joue un rôle fondamental dans l’analyse chisholmienne de la liberté humaine.Sur ce point, cf. R. CHISHOLM, « Freedom and Action », in K. Lehrer (éd.), Freedom and Determi-nism, New York, Random House, 1966, pp. 11-44, et «He Could Have Done Otherwise », Journal ofPhilosophy, 4 (1967), pp. 409-417.

11. ALS 103, n. 1, s’appuyant sur Conf., VIII, 9, 21, BA 14, 50.

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pas. Tel est le sens de la définition topologique de l’ego. Me connaître supposeou réclame un déplacement de moi vers moi, à partir de moi vers «mon soi »,vers le lieu où je suis (lequel n’est pas un ibi, mais un illic). On dira que l’Augus-tin de Marion lui sert à donner le baptême au da du Da-sein. Ce serait ne pas voirque le déplacement de soi est transport amoureux, dépassement, excès, d’unmot : transitus. Topologiquement, la venue au lieu du soi est celle de l’amant enl’aimé : transitus amantis in amatum. « Au lieu de soi, il n’y a pas une figure dela conscience, ni une manière du subjectum, mais ce à quoi le soi ressemble et seréfère » (ALS 421). Le transfert de l’amant en l’aimé est l’expression de ce que latradition dionysienne nomme la « force diffusive, unitive et transformante del’amour », et que l’on pourrait appeler Principe du transfert érotique12. Ce prin-cipe reste allégué dans le cadre de la métaphysique et de la théologie de l’École,y compris dans le langage de l’objet et de l’objectivité13. C’est ainsi que, chez

12. Le principe du transfert érotique (PTE), principe dionysien s’il en est, correspond donc aumouvement de soi vers le lieu de soi chez Augustin. Courant au Moyen Âge, il est fréquemment citésous la forme «Amor facit transferre amantem in amatum : unde diffunditur. » On en trouve diversesversions chez Thomas d’Aquin, dont une version faible – relative à l’affect, e.g. In De divinisnominibus, cap. 4, lectio 10 : «Affectus fertur in rem amatam » –, et une version forte – relative à laLoi d’Amour et la transformation de l’amant en l’aimé, e.g. Collationes in decem praeceptis,Prooemium [Reportatio de Pierre d’Andria] : « Sed sciendum quod haec lex, scilicet divini amoris,quatuor efficit in homine valde desiderabilia. Primo causat in eo spiritualem vitam. Manifestum estenim quod naturaliter amatum est in amante. Et ideo qui Deum diligit, ipsum in se habet : I Ioan. IV,16 : qui manet in caritate, in Deo manet, et Deus in eo. Natura etiam amoris est quod amantem inamatum transformat : unde si vilia diligimus et caduca, viles et instabiles efficimur : Os. IX, 10 : factisunt abominabiles sicut ea quae dilexerunt. Si autem Deum diligimus, divini efficimur, quia, utdicitur I Cor. VI, 17 : qui adhaeret domino, unus spiritus est. » La division tripartite des puissances del’amour est bien illustrée dans l’Incendium amoris de Richard Rolle (1290-1349). Cf. The IncendiumAmoris of Richard Rolle of Hampole, edited by M. Deanesly, London, Manchester, Manchester U.Press, Longmans, Green & co., 1915, n. 196 : «Diffusiuam autem quia radios sue bonitatis non solumamicis et propinquis, sed eciam inimicis et extraneis diffundit. Unitatiuam uero quia amantes unumefficit in affectu et uoluntate, et Christum et omnem sanctam animam unit. Qui enim adheret Deo,unus spiritus est, non natura sed gracia et idemptitate uoluntatis. Transformatiuam eciam uim habetamor, quia amantem transformat in amatum et transfert in ipsum. Unde ignis Spiritus Sancti cor quodueraciter capit totum incendit, et quasi in ignem conuertit, atque in illam formam redigit que Deosimillima est. Alioquin non diceretur. Ego dixi dii estis et filii excelsi omnes. » Le rôle que joue le« changement de lieu » chez Augustin montre que PTE n’est pas de soi un principe «mystique ».

13. Cf. J.-L. MARION, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF,21998, p. 439 : « La phénoménologie ne rompt définitivement avec la métaphysique qu’à partir dumoment et dans l’exacte mesure […] où elle parvient à ne nommer et à penser le phénomène a) nicomme un objet, c’est-à-dire dans l’horizon de l’objectité tel qu’il définit, à partir de Descartes, leprojet épistémique de constitution du monde, et tel qu’il exclut de la phénoménalité et donc de lavérité tout ce qui, par défaut (le sensible pur) ou par excès (le divin et l’insensible), ne tombe pas sousl’ordre et la mesure de la Mathesis universalis ; b) ni comme un étant, c’est-à-dire, dans l’horizon del’être, soit qu’on l’entende au sens de l’ontologia métaphysique, soit qu’on prétende le détruire sousle titre de l’analytique du Dasein, ou la prolonger sous le couvert de l’Ereignis : car nombre dephénomènes ne sont simplement pas, ou n’apparaissent précisément pas en tant qu’ils sont. » Onpourrait objecter qu’il y a deux façons d’entendre « l’horizon de l’objectité » : celui où objet et sujetsont synonymes (deux noms pour une même chose, l’étant subsistant « sous la main » ou disponible :l’hupokeimenon) ; celui où objectité renvoie à l’être « objectivement » (esse obiective, intentionale,

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Pierre d’Auriole, la procession de l’Esprit-Saint dans la communication des donstout comme la théologie de la grâce sanctifiante (gratum faciens) sont analyséesavec les notions de sujet et d’objet : l’Esprit-Saint ne procède pas dans l’âmecomme dans un sujet, mais en tant qu’il pro-vient de ses dons (non procedit inmentem tamquam in subiectum ; procedit ergo quia ex donis suis provenit) ; parla grâce sanctifiante, il habite dans l’homme à la fois comme objet (aimé), utobiectum amatum et intellectum, et comme moteur et recteur (amant), ut amanset motor et rector14. L’esse obiectivum, une des sources de l’intentionnalité, viaBrentano, est la figure médiévale, pré-phénoménologique, de la donation. L’êtreobjectif n’est pas l’être disponible du présent subsistant (Vorhanden), il ne selaisse pas ramener à l’hupokeimenon, au substrat de l’attributivisme* ou à laSubiectität heideggérienne. Il y a par là un héritage médiéval d’Augustin, auxconfins de la théologie et de la philosophie15. La difficulté est de le connecterau(x) problème(s) du Soi.

Je ne me tiens pas moi-même, je ne me pose pas moi-même. Rien de plusétranger à Augustin que l’idée d’un Ich-Satz. Faute d’ego, de Ich. Faute aussi, etd’abord, de setzen. Il ne me revient pas de poser. Je ne suis pas maître de set-zen. Je ne pose rien, surtout pas moi-même, surtout pas le soi, surtout pas monsoi. Le rejet, ailleurs banal, de l’aséité de la créature revêt ici une importancecapitale, c’est un élément décisif dans le surmontement inaugural de la métaphy-sique par Augustin (surmontement : comme on surmonte d’entrée de jeu unobstacle, le cas échéant en l’évitant), et une pièce maîtresse dans la réinterpréta-tion des figures de la métaphysique comme histoire non moins que des diversestentatives faites pour en sortir par tous ceux qui (faute du même et peut-êtreirrépétable ou du moins non intégralement répétable choix d’un point de départauthentiquement augustinien) n’ont pu se garder d’y entrer. L’ego n’est pas parlui-même. Quelle qu’en soit la posture. Quel qu’en soit le postiche. Il n’est ni« par l’appréhension de soi dans la conscience de soi (Descartes, du moins selonson interprétation commune) », ni « par un performatif (Descartes dans une

apparens, etc.). Cette seconde acception se laisse moins facilement enfermer dans la descriptionsusdite de la métaphysique.

14. Cf. Petrus Aureoli, Scriptum Super Primum Sententiarum, d. 14, Opinio Thomae, parteprima, quaestione 43, articulo 3, et Hervaei, Scripto I, et Durandi, éd. R. Friedmann, en ligne surwww.igl.ku.dk/~russ/Aur-pdf/SCR-14.pdf.

15. On notera que Pierre d’Auriole, le pionnier de l’esse obiective (ou apparens) exprime entermes d’in-existence (inexistentia) l’immanence mutuelle des Personnes trinitaires selon Augustin,immanence également pensée en termes de « circumincession » (la « périchorèse » selon Jean deDamas) et d’inhabitation mutuelle contre le modèle de la sub-jectité. La psychische Einwohnung et« l’in-existence intentionnelle » sont explicitement rapprochées de la théologie augustinienne duVerbe par Brentano, dans la Psychologie vom empirischen Standpunkt, II, chap. 1 (note de 1911).

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acception moins commune) », ni « par l’aperception (Kant) », ni même « par uneauto-affection (Henry) ou décision anticipatrice (Heidegger) ». Et Marion denous révéler le fin mot du titre des Conférences de 2004, effacé dans le livre :« L’ego n’accède même pas à soi-même pour un autre » (Levinas)16. Il n’yaccède pas non plus « comme un autre (Ricœur) ». « Il ne devient soi-même quepar un autre. » Tout advient par don. « Tout advient, sans aucune exception, paret comme un don » : « Ista omnia Dei mei dona sunt. Non mihi ego dedi haec. –Mais toutes ces choses me sont des dons de Dieu. Car moi, je ne me les suis pasdonnées » (Confessiones, I, 20, 31, 13, 328)17. Devenir soi-même : non passimplement devenir ce que je suis, mais devenir ce que je (ne) suis (pas encore)en me recevant de ce que (depuis toujours) je reçois (de cela que [das was] jereçois/du fait que [daß] je le reçois). Le soi «m’advient comme un donné, que jereçois en même temps que tous les autres donnés »18. Rigoureusement, toutm’est en effet donné, tout m’est don, jusqu’au vouloir, et ce, précisément, entant qu’il ne m’est pas seulement donné de vouloir, mais bien de « vouloir sur lemode d’aimer », « selon une avance » sur laquelle je « retarde ». Mon vouloir estlui aussi réponse, car c’est « comme amour plus ancien que moi » que la volontépeut m’arriver comme un don. On comprend pourquoi l’intentionnalité comprisecomme simple orientation vers un objet, simple « se diriger sur », surtout s’agis-sant de la classe de « phénomènes psychiques » que Brentano désigne par lestermes d’« intérêt », d’« amour » ou de «mouvement affectif » (ou de « valeurs »ou d’« estimation »)19, est évidemment insuffisante pour élaborer une phénomé-nologie de la donation, mais tout aussi incapable de fournir un cadre suffisantpour entendre les Confessiones de manière non métaphysique. On voit aussi àquel point il est faux de dire que «Marion assigne au Je la simple fonction dereceptivité » en « remplaçant le je pense par le je suis affecté » (Fisette, p. 112).On ne peut séparer la réponse de l’appel. Mais il faut bien voir que l’appel enquestion est toujours double appel. La louange étant in-vocation, elle est appel.Et elle est réponse. L’invocation elle-même est donnée. « Nous ne pouvons louerDieu (le dire) qu’en réponse à son annonce par lui-même (son prédire) », ensorte que le louer revient à l’appeler en soi. « Invocas Deum, quando in te vocasDeum ; hoc est enim illum invocare, illum in te vocare. »20 Tout est affaire ici delieu. Du lieu de l’in-vocation, entendu précisément comme le lieu vers lequel

16. Levinas pourtant, avec Henry, l’une des deux sources modernes les plus vives de l’auteur,sourdant ici ou là, par une sorte d’empathie cachée/montrée, au gré des notes.

17. LDS 383-384.18. LDS 139 sq. Cf. Étant donné, p. 361 sq.19. Cf. HEIDEGGER, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (Cours de Marbourg du

semestre d’été 1925), éd. P. Jaeger, GA 20, pp. 27-28, trad. A. Boutot, Prolégomènes à l’histoire duconcept de temps, Paris, Gallimard, 2006, pp. 46-47.

20. Voir le Commentaire du psaume 30, 2, s. 3, 4, PL 36, 249.

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s’effectue à la fois « l’itinéraire vers soi et vers Dieu (car il n’y en a qu’unseul) » (ALS 352). Je n’ai pas l’initiative de l’appel. La réponse suppose que jeprenne l’appel. La réponse consiste à prendre l’appel. En d’autres mots, l’invo-cation « suppose que j’aie moi-même le statut d’un lieu ouvert pour que Dieu yvienne » (ALS 325) ; ce lieu-là ne saurait précisément être le mien : il ne sauraitêtre qu’utopique ou atopique. La confessio suppose la délocalisation.

La possibilité de la confessio s’ouvre […] lorsque l’utopie – que je n’ai plus lieu pourmoi-même, que je ne donne plus lieu à moi-même et que je ne sache pas d’où me vientle lieu du désir – ne se fige plus en soi, ne se clôt pas sur soi, ne se retient pas à titred’aporie, mais devient elle-même la réponse. (ALS 330)

Comme les Confessiones, le « chemin de pensée » de Jean-Luc Marion, saméthode, sont, à la lettre, diaporématiques. Aporie : utopie : réponse. Il fautapprendre à lire/lier ces Trois. Au lieu de soi ou : Augustin selon l’ordre desapories. Première de toutes, celle des Confessiones elles-mêmes. «Qui parle, dequoi précisément et à qui ? » La solution « la plus habituelle » et « la plus inadé-quate » pour répondre consistant « à se rabattre sur l’apparence d’une évidence »,en assignant au texte le statut d’une autobiographie, « sans s’inquiéter plus avantde l’autos, du soi de la question » (ALS 31). Deuxième aporie, celle d’où toutprocède, et qui entraîne le lecteur par contagion : celle d’Augustin lui-mêmedevenu pour lui-même question, la magna quaestio mihi entendue comme « apo-rie de l’ego à soi » (ALS 121). Vient ensuite l’aporie du lieu « où et d’où Dieupourrait se trouver loué par notre confession » en tant que créateur du ciel et dela terre (ALS 326). Ensuite ou, plutôt, en même temps. De fait, tout est lié : audépart, l’absence en moi d’un lieu de la louange par confessio, absence queconfirment deux apories impliquées/compliquées en elle. La première est ce queMarion appelle l’utopie du ciel et de la terre : « je me trouve d’emblée déjà » enDieu (ALS 326), celui-ci étant « tout entier partout sans qu’aucune chose lecomprenne » (I, 3, 3, 13, 278) (ALS 327) ; la seconde, « la plus instante et la plusévidente », est « l’utopie du soi » : « je n’offre aucun lieu où Dieu puisse venir »(ALS 327), non à cause de mon péché « qui me rend inhabitable à sa sainteté »,mais à cause de cette utopie « constitutive de ma finitude, que le péché ne faitqu’orchestrer » (ALS 328). Finitude qui s’atteste quand « je suis hors de moi »,que « je n’ai plus lieu pour moi-même » (traduction topo-logique du mihi quaes-tio factus sum), l’esprit étant trop étroit pour se contenir lui-même (X, 8, 15, 14,166), pour se donner son propre lieu (ALS 329).

L’« aporie de mon ego » est décrite en termes scolastiques (ALS 109) commetenant « très précisément, à ce que ma propre nature (mon quid, ma quiddité

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– autrement dit mon essence) me reste radicalement inaccessible », pris qu’estmon ego « dans l’anonymat sans ipséité de son existence » (ALS 121). Le recours àla distinction de l’essence et de l’existence, distinction métaphysique s’il en est,étonne – trace, reste, marque ineffaçable d’une inspiration heideggérienne ? Peut-être, si l’on songe au rôle historiologique que joue cette distinction dans les Pro-blèmes fondamentaux de la phénoménologie. Reste que Marion se sépare de Hei-degger dans le regard même qu’il porte sur l’idée de création. Chez Heidegger, ladoctrine de la création, « qu’elle relève de la pensée antique ou plutôt de la penséechrétienne », est disqualifiée au titre de la Vorhandenheit, parce qu’elle est inter-prétée « comme une prise de position sur l’étant, qui prétendrait en dire (à tort) lemode d’être » : c’est « une réponse inepte » ou, plutôt, inadaptée « car relevant duthéologique, à une question ontologique, qu’elle masque et manque » (ALS 318).Chez Marion, les choses créées sont en tant que telles données – il faut prendre ausérieux le formidable raccourci qu’offre le titre Étant donné. Marion partage lacritique heideggérienne de la Vorhandenheit. Il la reprend, pour Augustin, dansson analyse de la mutabilité et de la tentation, qui fait écho aux cours desannées 1920. Mais il s’aventure infiniment plus loin, quand, dans une sorte defulgurant passage à la limite, il fait d’« une confessio universalisée de Dieu, partous les croyants, à propos de toutes choses, comme autant de dons » (ALS 323), lacondition d’une interprétation (herméneutique) du monde comme créé (interpréta-tion du monde, non pas vision du monde donc, ni tout à fait herméneutique de lafacticité – sauf redéployée dans les catégories de l’adonné et de l’interloqué). Lalouange « ne peut venir que de la communion des croyants » (ALS 323, n. 2). LaVorhandenheit ne peut être surmontée que dans la confessio, et cette dernièretouche à la création, lorsqu’elle se fait commune : « […] la communauté descroyants, de ceux qui confessent Dieu dans la foi, permet […] seule de voir et direles choses comme créées, donc comme ne subsistant pas (non vorhanden), parcequ’elle seule y entend et y voit la bonté de Dieu ». Sans « la confession communedes croyants », « les choses elles-mêmes ne pourraient pas se donner à voir commecréées par Dieu – autrement dit, comme données par Dieu » (ALS 322). La phéno-ménologie de la donation suppose que l’on prenne le ciel et la terre à témoin.Création et louange « se réciproquent et se rendent mutuellement possibles » (ALS324). Mais l’aporie de l’ego n’est pas entièrement décrite si l’on ne pousse pasplus loin encore, au-delà (en deçà) de la communion, jusqu’à celle de la mémoire.La reconstruction de l’aporie de lamemoria par Marion est, sans conteste, l’un dessommets d’Au lieu de soi. Une aporie se dédouble ou se redouble tant qu’elle resteutopique. Elle se résout (on en sort) quand elle « trouve son titre et son lieu ». C’estle cas de mémoire de l’immémorial pour l’aporie de l’ego. L’aporie « de l’ego àsoi » (la quaestio magna mihi) « se répète et culmine » dans l’aporie d’unememoria entendue non comme « la faculté de la restitution des représentations

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suspendues, mais comme l’expérience de l’immémorial » (ALS 121, c’est moi quisouligne). La memoria n’est pas le lieu du soi (ALS 113). Elle est la Scylla dontl’aporie de l’ego est le Charybde. La « possibilité permanente d’unememoria sui »ne compense pas « l’impossibilité de la cognitio sui (cogitatio sui) en restituant unaccès de l’ego à soi, au soi ». Au contraire, « elle lui rend manifeste l’impossibilitéde principe d’un tel accès » (ALS 109). En apparaissant comme « le lieu de ce quin’a pas de lieu », celui de « toutes les pensées qui ne sont pas du monde », lamemoria semble offrir un lieu à ce que Marion appelle « la vérité la moins acces-sible à ma pensée : moi-même » (ALS 113). Mais elle a une singulière manière dele faire, qui laisse la vérité dormante. De fait, elle est aussi, et d’abord, ce qui «mecache à moi-même », ou plus exactement « ce qui prend en charge en moi l’essencequi m’échappe – la mienne » (ALS 114). Il y a une « expansion impensable dudomaine de lamemoria » que, selonMarion, Augustin « prouve » par le fait qu’elle« porte aussi sur la présence à soi de la pensée », qu’elle est aussi mémoire duprésent : « […] il y a une mémoire dans la chose présente qu’est l’esprit à lui-même, par laquelle il a à disposition de se comprendre par sa propre pensée »21.Cet Augustin n’est pas loin de penser la différance.De fait, il la pense :

[…] le présent entendu dans la radicalité de la présence à soi de res praesens, quae estmens, relève de la memoria, parce qu’elle aussi doit se faire rappeler à soi. La diffé-rance qui décale la pensée de sa présence et donc de son soi, se trouve […] parfaite-ment stigmatisée et affrontée comme telle. (ALS 116)

Cette pensée de la différance ne s’arrête pas au « simple constat de la défaillancede l’intuitivité » ou à « la vide dénonciation des illusions de l’immédiateté ». Elleouvre sur une formulation remarquable où Marion capte la fine pointe de cequ’on pourrait appeler en termes métapsychologiques la troisième topique : celled’Augustin. La mémoire ? Une question, trois formules : « une occultation inté-rieure, une occultation à moi-même qui me tient lieu d’intériorité, une intérioritéd’occultation ». Soit : une intériorité en exclusion interne à ce qui m’est le plusintime. Une mémoire de soi qui, par un de ces paradoxes que Marion excelle àdébusquer, « enferme l’ego hors de lui-même » (ALS 108) en mettant le soi ausecret (en le « retirant de la prise de l’ego »). Une double in-ex-for-clusion dont latopographie est restituée sous le titre quasi-oxymore d’exil intérieur (ALS 121).Tel Adam (ou Ève) exilé du paradis, en un passage autrement lu par Heidegger22,

21. De Trinitate, XIV, 11, 14, BA 16, 386.22. Cf. Heidegger, Être et Temps, § 9 (trad. Martineau) : «Ce qui est ontiquement le plus proche

et le mieux connu est ontologiquement le plus lointain, l’inconnu, ce dont la signification ontologiqueéchappe constamment. Lorsque Augustin demande : “Quid autem propinquius meipso mihi ?”, et doitrépondre : “ego certe laboro hic et laboro in meipso : factus sum mihi terra difficultatis et sudoris

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l’Augustin de Marion, celui de la magna mihi quaestio, devient pour lui-mêmeterre d’exil : « […] factus sum mihi “terra difficultatis et sudoris nimii” »23. Par/dans la mémoire, « je deviens pour moi le lieu même de mon exil hors de moi ».Dehors dedans. La mémoire est la faculté de l’oubli. Elle « rend présentel’absence, mais aussi maintient l’absence absente », elle « dissimule à l’esprit cequ’il a perdu », elle lui dissimule même « le fait de l’avoir perdu ». Elle porte nonsur l’inconscient (« ne fût-ce que parce que le concept d’inconscient présupposecelui de conscience », « qui ne peut lui-même apparaître que sur la base de l’egoille de Descartes, donc en contradiction stricte avec ce que saint Augustin pensesous le titre de l’ego ou de la mens », ALS 120). Elle porte sur l’immémorable, ou,« plus sobrement, ce que Levinas a thématisé sous le titre de l’immémorial ».

La memoria, telle que saint Augustin en atteint l’extrême développement, ne concernedonc plus ce qui fut présent à mon esprit dans le passé et pourrait le redevenir dans lefutur – au sens littéral le re-présentable comme re-présentable – mais ce qui fut enmoi me reste inaccessible et incontrôlable (ce que j’ai oublié, mon oubli de ce que j’aioublié et même mon oubli de cet oubli lui-même), et qui, malgré ou à cause de cela,me régit de fond en comble. (ALS 121)

En somme je n’habite pas chez moi. Toute inquiétude est marquée par cetteétrangeté première, qui lie au fond du cœur l’Un-heimlich à l’Unruhe : Inquietumest cor nostrum. Tout cœur est inquiet. Je ne suis qu’inquiétude et exil, retardpermanent : « J’habite un lieu, moi-même, où je ne me retrouve pas, où je ne suispas chez moi, où je ne suis pas moi : exilé de l’intérieur, je ne suis pas là où jesuis. Je suis sans moi, en retard sur moi » (ALS 123). Du fond de la mémoire naîtle mouvement qui me porte au-delà de moi-même. La memoria «m’ouvre sur unimmémorial que je ne peux par définition rejoindre, mais sans lequel je ne seraipourtant jamais moi-même » (ALS 125). Mais ce dépassement n’est pas confié àla pensée. « La finitude intrinsèque de la pensée », entendons de la cogitatio, « nepeut s’autotranscender sans s’illusionner ou se dissoudre. La finitude en moi dela pensée ne peut penser l’immémorial ; elle m’interdit l’atteinte de moi-même ».Le Transi et ipsum !, la « transcendance par la traversée de toutes choses »appliqués à l’esprit lui-même dans le Commentaire de l’Évangile de Jean font-ils signe vers la «mystique » ? Non. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y aitpas place pour l’apophase dans l’interprétation des Confessiones par Marion.

nimii”, cela ne vaut pas seulement de l’opacité ontique et préontologique du Dasein, mais, à un degrébien plus haut, de la tâche ontologique, non seulement de ne pas manquer, mais encore de rendrepositivement accessible cet étant en son mode d’être phénoménalement le plus proche. »

23. Gn 3, 17, in Conf., X, 16, 25, BA 14, 184.

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En s’installant résolument en dehors de l’horizon de la métaphysique, Au lieude soi évacue le scénario gilsonien, faisant alterner chez Augustin et plus large-ment dans l’ensemble de la tradition chrétienne, en une sorte de tension intime,deux métaphysiques, l’une dite « de la conversion », l’autre, « de l’Exode ». Dansun tour d’écriture où l’on ne peut pas ne pas voir une pointe malicieuse, Marionarticule exode et conversion24. « Se tourner vers Dieu (ce que l’on nomme, sansbien savoir, la conversion) désigne d’abord, dit-il, l’exode de l’ubi en un illic »(ALS 331). Exode ? Transfert. Itinéraire. Dépassement. L’un ou l’autre se dit ou sedisent. Et pour cause : ce mouvement est celui-là même qui découvre et rendvisible l’intime co-appartenance – en Lui, en moi – du plus intime au plus élevé,du centre au pôle, de l’intérieur au sommet :Deus, interior intimo meo, et superiorsummo meo. Exode ou conversion ? L’un et l’autre, l’un dans l’autre. Je ne suisque parce que j’arrive en Dieu par la louange. Mais je n’arrive en lui que parce queje n’ai pas à y arriver, « parce que, d’abord, il se trouve en moi » et qu’ainsi, le« là-bas », l’illic, vers quoi je tends « précède et rend possible par dérivation », pareffet rétro-actif, « un ubi, un ici pour moi ». Rétroactivité, réversion : un autre nomdu reditus ou, comme disent les Grecs, de l’epistrophè. « Pour moi tout ubi devientun illic, qui ne reste ni ne redevient jamais un ibi – je ne suis mon lieu (ubi) qu’enn’y restant pas comme en un ici clos, mais en passant sans arrêt ailleurs (illic). »

La vérité demeure certes intérieure à moi, mais non pas en moi, parce que précisémentje ne suis pas à l’intérieur de moi, parce que mon intérieur me reste extérieur tant queje ne deviens pas intérieur à mon extérieur lui-même.

« […] Et ecce intus eras et ego foris, et ibi quaerebam » (Conf. X, 27, 38, 14,208) : « Je n’accède à moi qu’en ayant lieu là-bas, en l’occurrence en Dieu25.

24. Marion propose donc une lecture personnelle du problème d’Augustin tel que l’analysaitGilson dans L’Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 11932, p. 137 : «Considérée dans soninspiration profonde et jusque dans les détails de sa structure technique, toute la doctrine de saintAugustin est dominée par un fait : l’expérience religieuse de sa propre conversion. En ce sens, j’ai crupouvoir écrire ailleurs et je pense qu’il reste vrai de dire que sa philosophie est essentiellement une“métaphysique de la conversion”. La difficulté, pour Augustin, fut toujours d’amener à leur point decoïncidence sa métaphysique de la conversion et la métaphysique de l’Exode. Car il se réclamait del’une et de l’autre ; il savait, il sentait même qu’elles n’en font qu’une, mais il est beaucoup plus facilede faire place à la conversion en partant de l’Exode que de rejoindre l’Exode en partant de laconversion. C’est l’effort d’Augustin pour tenter cette opération difficile qui donne leur sens et leurprix aux trois derniers livres des Confessions. Longtemps négligés aux dépens de ceux qui lesprécèdent et considérés parfois comme un appendice presque superflu, ils gagnent sans cesse envaleur et en beauté à mesure que les siècles passent. » Sur la métaphysique de la conversion, voirÉ. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin (Études de philosophie médiévale,11), 1929, p. 299.

25. Eckhart développe abondamment ce thème. Voir la Pr. 68, trad. Libera, in Maître Eckhart.Traités et sermons, Paris, GF-Flammarion (GF, 703), 11993, p. 368 : «Dieu nous est proche, maisnous sommes loin de lui. Dieu est dedans, mais nous sommes dehors. Dieu est chez Lui, mais nous

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Car je n’ai pas lieu tant que je m’obstine à demeurer ici – autrement dit à vouloirque mon ubi demeure où je suis, ibi. » La conversion est chez Marion l’autrenom de la révolution. Révolution, retournement, renversement : le lieu où je suisn’est pas l’ibi, car précisément je n’y suis pas, mais l’illic, non pas l’ici, mais(le) là-bas, non pas en moi, mais en Dieu. L’ici n’a pas de sens positif (ALS 331,n. 1), pas plus que n’en aurait le maintenant de/dans la « bande passante ».« Lorsqu’il retrouve un sens positif, il s’agit toujours de l’ici (ibi) même de Dieu,ou d’un ici vu du point de vue de Dieu, qui ne devient acceptable qu’eschatolo-giquement. »Deuxième arrachement à l’horizon de la métaphysique : le traitement finale-

ment réservé à la distinction de l’essence et de l’existence. Marion n’est pasGilson. Il ne parle le langage thomiste que pour montrer en quoi Augustin luiéchappe. Le thème de l’inaccessibilité de ma propre essence a ainsi tôt fait des’effacer devant le privilège que constitue « l’essentielle indéfinition del’homme » (ALS 349), indéfinition qui est aussi la solution de l’aporie de lamagna mihi quaestio. En quoi réside le privilège de l’indéfinition ? En ce que nedemeurant dans aucune essence, l’homme « ressemble à ce qui n’a pas de sem-blance, Dieu, sans figure ni eidos, indescriptible, incompréhensible, invisible ».Mon privilège c’est que je ne ressemble à rien (ALS 352). L’homme n’a pas degenre (ALS 344). C’est un animal sans propriété (ALS 344). Le privilège d’indéfi-nition découle de la création à l’image, c’est un mystère, « un sacrement dontDieu bénit l’homme en le créant ». L’homme « porte l’image de Dieu en lieu etplace de genre, espèce ou essence, pour autant qu’il lui ressemble » (ALS 346). Ilne lui ressemble ni comme une image visible à un modèle visible, ni comme uneimage intelligible à un modèle intelligible, mais parce qu’il « porte l’image del’inimaginable ». La question du lieu, du lieu de/du soi, est liée à l’indistinctionde l’image de Dieu en nous et du lieu de l’image de Dieu en nous (ALS 347). Demême que les propres aristotéliciens sont frappés d’idiotie, l’image de Dieu enmoi est stupide (stulta est26) sans la transcendance, le mouvement, la tension,l’intentio vers Dieu, le degré de participation active «mis en œuvre dans lacapacitas ». Reprocher à Marion de sacrifier l’intentionnalité à la donation n’apas de sens. Ce n’est pas en ces termes que se joue la question de la ressemblanceen tant qu’elle entraîne la relève de la logique de l’essence. Portée à la ressem-blance, l’absence de définition a une fonction doublement apophatique. Ce quivaut de Dieu vaut de l’homme : « ni l’un ni l’autre n’admettent de genre, d’espèce

sommes étrangers. » Got ist heimelich signifie que Dieu est chez lui en nous et que nous sommesnous-mêmes étrangers à nous-mêmes. Le moyen haut-allemand heimelich étant un équivalent du latinsecretum, la formule d’Eckhart exprime directement le statut paradoxal du fond secret de l’âme,l’abditum mentis, selon Augustin.

26. ALS 348, d’après Conf. XIV, 12, 18, BA 14, 386.

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ni d’essence ». « L’homme est inimaginable, puisque formé à l’image de Celuiqui n’en admet aucune, incompréhensible puisque formé à la ressemblance deCelui qui n’admet aucune compréhension. » De cette « incompréhensibilitéd’emprunt », médiée par la ressemblance, la création à l’image, le visage humainest censé porter la marque. Marion substitue à la « différence ontologique » cequ’il appelle la « différence sainte » (ALS 350), ni théologique ni ontologique.S’appuyant sur Colossiens 1, 15 (passage où l’on notera, toutefois, qu’il estquestion non de l’homme, mais du Christ, Qui est imago Dei invisibilis, primoge-nitus omnis creaturae27), il explique que « l’homme diffère radicalement de toutautre étant du monde par une différence insurmontable », impensée par les philo-sophes, qu’il en diffère non pas comme l’animal rationnel, l’ego cogitans, le Jetranscendantal, la conscience absolue, l’« animal évaluateur en soi », ni mêmecomme le « lieutenant du rien – Platzhalter des Nichts », encore moins comme le« gardien de l’être – Hirt des Seins », mais comme l’icône de l’invisibilité deDieu – eikôn tou theou tou aoratou –, qu’il diffère de tout « par participation àl’image et ressemblance de l’icône incompréhensible de l’invisible ». On s’éton-nera peut-être de voir, sous la plume de Marion, Augustin rejoindre ainsi Gré-goire de Nysse. C’est qu’il y a pour lui une apophase augustinienne, qui vautd’abord pour l’homme. «Connaître l’homme demande […] de le référer à Dieuen tant qu’incompréhensible et donc d’en fonder par dérivation l’incompréhensi-bilité, au titre de l’image et de la ressemblance. » Relisant 1 Co 2, 11, Augustindit qu’il « se trouve quelque chose en l’homme que ne connaît pas même l’espritde l’homme lui-même, qui est [pourtant] en lui » mais que le Seigneur connaît,« connaissant tout de l’homme, puisqu’il l’a fait ». Pour Marion, cela signifie quel’inconnaissance mène à la confession. Si Descartes se moquait de la docteignorance de Voetius, Marion découvre chez Augustin une confession inconnais-sante, mieux : une confession doublement orientée. Tout un programme. Tout leprogramme de la marche vers le lieu de soi.

À partir de cette inconnaissance de soi pourtant connue par un autre, Dieu seulement,il faut nécessairement mettre en œuvre l’opération de la confessio, ou plutôt la dualitéconstitutive d’une confessio doublement orientée, vers mon ignorance de moi et versla connaissance de moi par un autre. (ALS 352)

27. Le déplacement de la différence sainte opéré tacitement par Marion du Christ à l’homme estjustifié théologiquement. Voir l’explication thomiste de la distinction entre les deux titres attribués auChrist : l’un, « Fils unique », unigenitus (Jn 1, 14b et 1, 18), par nature ; l’autre, « Fils premier-né »,primogenitus (Hb 1, 6), par participation, dans la Lectura super Evangelium s. Ioannis, lectio VII, I,n. 187 ; éd. Cai-Marietti, 37b : «Ainsi donc Christ est dit Fils unique de Dieu par nature, mais aussiFils premier-né en tant que de sa filiation naturelle dérive une filiation qui s’étend à beaucoupd’autres <fils> par une certaine ressemblance et participation. »

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Comment confesser ce que l’on ne connaît pas ? En confessant que je ne meconnais pas (Confitear et quid de me nesciam), mais que je me sais connu parCelui qui m’a fait. Ce savoir étant donné, la question se pose précisément de direoù et comment. C’est elle qu’Augustin ose à partir de 1 Co 2, 11 : Comment doncsavons-nous, nous aussi, « les choses que Dieu nous a données » ? « La réponsequi m’est faite est : les choses que nous savons par l’Esprit, même ainsi, “per-sonne ne les sait sinon l’Esprit de Dieu”. »28 Marion commente :

Ce que nous savons de nous-mêmes, puisque cela aussi, nous-mêmes, nous arrivecomme un don, nous le savons uniquement en tant que l’Esprit le sait en nous et pournous. Nous sommes des ego, mais d’un cogito déplacé, par référence à l’image etressemblance de l’incompréhensible. Je me pense en une autre pensée que la mienne,plus mienne que quoi que ce soit que je penserais moi-même.

Le déplacement du cogito n’est pas la version augustinienne du décentrementaverroïste du sujet. Ce que je sais de moi, je le sais parce que l’Esprit le sait enmoi et pour moi : cela veut dire que, littéralement, il le fait pour moi (qu’il me ledonne) et qu’il le fait à ma place (qu’il se substitue à moi). Cette supposition dusujet savoir ne m’est connue que dans l’image qui m’en est renvoyée à partir deCelui qui se sait en moi. Semblant de moi qui n’est pas celui de l’auto-fiction,mais re-flet de l’invisible dans le visible. Esprit, Image, re-flet : on pense à ceque la théologie appellera théologie des missions divines (mission du Fils dans leChrist incarné, mission de l’Esprit-Saint dans l’Église). On pense à l’inhabitationdu Verbe, de l’Esprit, de la Trinité elle-même. Mais le lieu d’où Marion lit lesConfessions n’est pas celui de la théologie instituée (dans l’histoire) : c’est celuique vise Augustin. Dire que je me pense en une autre pensée que la mienne nerevient pas à dire que je suis pensé par une autre pensée que la mienne, qui mecommunique transitivement sa pensée. La pensée de moi-même en une autre quela mienne est une action immanente, d’une immanence insondable ou abyssale(l’image de l’Image est mise en abyme de l’abîme, interior intimo meo), car satranscendance est intérieure, sa sortie, élévation (et superior summo meo). Elleest due à l’amour. Pas de pensée sans la charité. Tel est le don, qui donne tout àla fois : la pensée, l’amour et le lieu. Amor illic attolit nos. « Ici, jusqu’ici tonamour nous élève. »29 Ici ? Où plutôt : là-bas, en cet illic auquel tend mon exodeintérieur. La pensée pèse. L’amour aussi. Il est à la fois don et poids, contre-poids, poids qui remonte. L’abîme suprême est en haut. Le fondement fonde enattirant. La question : Qui suis-je ? signifie : Où suis-je ? Où est mon lieu

28. ALS 352, d’après Conf., XIII, 31, 46, BA 14, 512.29. ALS 352, d’après Conf., XIII, 9, 10, BA 14, 348.

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propre ? Marion suit à la lettre l’extraordinaire redéploiement du rapport entrenature et grâce opéré dans la redéfinition augustinienne du lieu de la confessio,le lieu où je confessse, le lieu donné, où je ne repose que parce que «mon amourm’y pousse et pose comme un poids » (ALS 365), ce lieu qu’Augustin, précisé-ment, pense par opposition au lieu naturel de la physique d’Aristote, vers quoitendent les corps en vertu de leur constitution élémentale : « […] dans son fond,le fondement attire toujours précisément parce qu’il se montre en haut, attired’en haut, pèse sur nous d’en haut ». Le poids de la grâce pèse sur nous, il noushumilie, mais en nous humiliant, il nous élève30. Origo fundamenti […] summi-tatem tenet : l’origine du fondement tient le sommet, dit le Commentaire dupsaume 86, 3 (PL 37, 1). « Aussi le Christ constitue-t-il le fondement par excel-lence, le fundamentum fundamentorum, en tant qu’il vient d’en haut, comme laJérusalem céleste descend du ciel, descend comme ciel du ciel » (ALS 364).

Dans ce don de toi, nous nous reposons : là (illic), de toi nous jouissons ; notre reposest notre lieu. L’amour nous y élève […] un corps, en vertu de son poids, tend à sonlieu propre. Le poids ne va pas forcément en bas mais au lieu propre. Le feu tend versle haut, la pierre vers le bas : ils sont menés par leur poids, ils s’en vont à leur lieu […].S’il n’est pas à sa place, un être est sans repos ; qu’on le mette à sa place et il est enrepos. Mon poids, c’est mon amour ; c’est lui qui m’emporte où il m’emporte. Le donde toi nous enflamme et nous emporte en haut 31.

Le poids qui, comme l’écrit Gilson, meut l’âme vers « le lieu naturel de sonrepos »32 est, en réalité, tout sauf naturel : il est grâce. La pesanteur (de l’amour)c’est la grâce (le don). L’amour est donc la « condition ultime de la possibilitédu soi », « transcendantal absolu et inconditionné », « poids inconditionnel etirréversible, devant lequel aucune indifférence ni ataraxie n’a de sens, parce

30. Le mouvement décrit par Augustin correspond à l’idée d’« abaissement intérieur de Dieu »(kénose, Incarnation, Inhabitation intérieure) prêchée à maintes reprises par Eckhart. Il est évidem-ment lié à celui de la déification du chrétien, par le Christ, dans le Christ. Voir par exemple la Pr. 14(sur Surge, illuminare, iherusalem, etc., Is 60, 1), trad. A. de Libera, pp. 308-309 : « Jérusalemresplendira, disent l’Écriture et le prophète. Mais moi, hier, je pensais que c’est Dieu qui devait êtreabaissé – non pas totalement, mais intérieurement. Cela veut dire un Dieu abaissé. Cela me pluttellement que je l’écrivis aussitôt dans mon livre. Cela veut dire un Dieu abaissé non pas totalement,mais intérieurement, afin que nous soyons élevés. Ce qui était en haut est devenu intérieur. Tu dois terendre intérieur, et par toi-même en toi-même, pour qu’Il soit en toi. Non que nous devions prendrequelque chose de ce qui est au-dessus de nous ; non ! c’est en nous qu’il faut le prendre, et le prendrepar nous mêmes en nous mêmes. Saint Jean dit : “À ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir dedevenir fils de Dieu. Ceux qui sont fils de Dieu n’ont tiré leur naissance ni du sang ni de la chair, ilssont nés de Dieu” (Jn 1, 12-13), non pas hors de Lui, mais en Lui. »

31. Conf., XIII, 9, 10, BA 14, 438. Comme avant lui Eckhart, Gerson reprendra ce passage danssa Theologia Mystica Speculativa, VII, 36, p. 98. Sur ce point cf. M. VIAL, Jean Gerson théoricien dela théologie mystique, Paris, Vrin, 2006, pp. 110-111.

32. É. GILSON, Introduction, p. 174.

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qu’il pousse toujours, d’emblée et à jamais de derrière moi, d’une pression quime fait moi plus que moi je ne me fais moi-même », cet amour qui jamais ne« se met en vacance » (car comme le dit le Commentaire du psaume 31 : « Ipsadilectio vacare non potest »33) m’impose « une facticité non négociable »34.Singulier langage, dira-t-on, si l’on oublie la mise de la phénoménologie àl’épreuve des Confessions. Amour et pensée ne vont pas l’un sans l’autre. Direque la (ma) pensée peut se penser « à partir de ce qu’elle ne peut comprendre,mais qui la comprend », implique l’ajout d’une « grande pensée » à la pensée« strictement intentionnelle » (ou la substitution de celle-là à celle-ci). Cettepensée, Marion la définit comme celle « qui admettrait ne plus rien viser inten-tionnellement, mais saurait laisser ce qu’elle pense venir à elle, lui peser ets’exercer sur elle » : y aurait-il de la Gelassenheit chez Augustin ? Oui, si l’onadmet que la pensée qui laisse ce qu’elle pense venir à elle « s’exerce et pèsecomme un désir ». L’auteur des Confessiones est le chantre de ce que « l’inten-tionnalité par définition ignore ». Et c’est par là qu’il échappe à toutes les pos-tures de la métaphysique, y compris celle de la psychologie intentionnelle. Il n’ya d’ego que par et pour le désir, il n’y a d’ego que désirant : je suis en tant quej’aime : « […] si l’ego doit se reconnaître désormais comme celui qui originelle-ment désire, alors il doit prendre la mesure de ce désir originaire et s’avouer que,plus originellement que comme cogitans, il s’exerce comme amans, amant »(ALS 142). Connais ton amour : voilà la maxime, qui fonde et précède touteinjonction delphique. Pour s’atteindre lui-même, l’ego ne doit pas «maîtriserune ousia (supposée sienne, alors qu’il n’en a peut-être aucune), mais atteindrece qu’il aime ». Le Connais-toi toi-même n’a rien de plus à dire que le principed’identité. Je suis moins certain de moi-même que de mon désir de vie heureuse.Cette certitude-là me délivre de tous les confinements.

Le désir (certain) de la vie heureuse (inconnue) condamne l’ambition fantasmée d’uneégalité de soi à soi (le principe d’identité A=A s’accomplissant dans l’identité de soià soi du soi), mais il disqualifie aussi l’horizon dans lequel une telle égalité devientpensable – l’horizon justement du pensable, du représentable au sens de la noétiquedéployant le face-à-face de l’ego sujet devant son double objet.

L’érotique s’oppose chez Marion à la noétique, comme le désir à la contemplation.Érotisé, le phénomène échappe à toute prise métaphysique. On ne saurait donc

33. Commentaire du psaume 31, 2, 5, PL 36, 260.34. On est loin ici du portrait brossé par leHeidegger du cours surAugustin und derNeuplatonismus,

GA60, p. 159-299, imputant àAugustin d’avoir « détourné lemessage chrétien de sa structure facticielleoriginale » en « empruntant l’appareil conceptuel néoplatonicien » ; cf. Ph. Capelle, Philosophie etthéologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Cerf, 1998, pp. 180-181.

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souscrire à la thèse qui fait du Es gibt heideggérien « le lieu historique et philoso-phique de Marion »35 : le lieu de Marion est la charité, l’amour. Au lieu de soi estd’ailleurs présenté par l’auteur comme proche « surtout » du Phénomène érotique(ALS 10). L’amour relaie l’exode. « Plus intime à moi que toute égalité du soi à sois’avère donc la distance de l’amant à ce qu’il aime. » Qui parcourt cette distance dusoi au lieu de soi « se connaît, parce qu’il connaît l’autre soi, qui lui ressemble plusque lui-même – soi plus lui que lui » (ALS 142). Le changement de lieu s’accomplit,rigoureusement, dans un transfert. Suivre : être. Être : suivre. Je suis ce que j’aime,je le suis. Je suis là où j’aime, j’y suis. Ainsi s’accomplit le transfert : « si je suis làoù j’aime »/si je suis « ce que » j’aime, « alors cela devient mon soi plus intérieur àmoi que mon intime ego ». Ce que j’aime est Dieu. «Donc je m’y trouve, autrementdit : Dieu apparaît comme le lieu de soi que je veux et ai à devenir. » À la questioninitiale d’Augustin, ouvrant le parcours topo-logique de la confessio : Et quis estlocus in me, quo veniat in me Deus meus ? (et quel est le lieu en moi, où puissevenir en moi mon Dieu ?36), réponse est donnée : Dieu est le Lieu – tu autem erasinterior intimo meo, et superior summo meo (mais tu étais plus intérieur [à moi]que le plus intime en moi, et plus élevé que le plus élevé en moi).

Je suis ce que j’aime. Qu’est-ce à dire topologiquement ? Que ma distance àmoi-même, « au lieu de [mon] soi », « se définit par ma distance à ce que j’aime ».Au niveau métathéorique (disons celui de l’histoire de la philosophie), le transferten question est « transport du cogito sum vers l’interior intimo meo » (ALS 144).Plus rigoureusement : parcourir la distance de moi au lieu de soi, c’est venir àmoi, m’ad-venir, comme, dit Augustin, « je m’adviens à moi-même et me rap-pelle [à moi-même] » dans la mémoire ; mais cet ad-venir a lieu ou, plutôt, se pro-duit, à mesure que j’avance vers ce que j’aime, autrement dit : « à mesure quej’avance dans la distance, où je vois mon soi pour ainsi dire m’arriver sur moi ».D’un mot : Je m’adviens comme adonné, comme « celui qui se reçoit lui-mêmedu même coup que ce qu’il reçoit et afin justement de pouvoir le recevoir ». Onl’a dit : advenir pour moi c’est me recevoir de cela même que je reçois. Mais cequi me devance, ce qui est là avant moi pour me donner de le recevoir en medonnant moi-même à moi-même avec (au cœur de) tous ses autres dons, ce quiest là, à chaque instant de ma vie, avant, pendant et après, pour que je me conver-

35. Cf. J. GRONDIN, « La tension de la donation ultime et de la pensée herméneutique del’application chez Jean-Luc Marion », Dialogue, 38 (1999), pp. 547-559, notamment : «MalgréDescartes, Husserl et Levinas, tout porte à croire que la plus grande inspiration de Marion lui estvenue de Heidegger, et plus particulièrement de sa dernière pensée, celle de l’“es gibt”. C’est dans leprolongement de cette pensée que se situe ce que l’on pourrait appeler, en paraphrasant un titrecélèbre de Walter Schulz, le lieu historique et philosophique de Marion. »

36. Conf., I, 2, 2, 13, 274.

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tisse, me tourne vers lui, et, me tournant vers lui, me reçoive de lui en cetteconversion même, ce qui donc toujours me devance et à quoi je réponds dans cetinfime et infini décalage qui fait toute la distance et l’ajointement de moi à moi,est-il autre chose que ce que la théologie, et Augustin lui-même, nommentgrâce ? Le point de jonction du donné et de l’adonné serait peut-être à chercherdans l’articulation de ce que les théologiens ont nommé, d’un côté, grâce préve-nante et, de l’autre, grâce sanctifiante (gratum faciens). Interpréter la grâce préve-nante comme un appel adressé à nous sans aucun mérite préalable en nous, et laconfession comme réponse, reconnaissance de l’avance divine, voilà peut-être lesens ultime de la confession d’Augustin (et peut-être aussi la mise en acte de lagrâce sanctifiante). Dei nos gratia praeveniri confitemur (« nous confessons quela grâce de Dieu nous prévient »), dira le concile de Trente ; Deus autem nullidebet aliquid, quia omnia gratuito praestat, dit Le libre arbitre37. Création ougrâce. Toujours est-il que « l’ego vient du soi donné », du don de soi, plutôt que« le soi de la conscience par soi » ne vient de l’ego (ALS 145). L’écart de l’ego« avec ce qui le donne à lui-même et lui donne le soi » ne saurait être replié sur lesfigures dites métaphysiques de l’aliénation. Il ne suffit pas d’avoir lu et méditéHusserl et Heidegger pour entendre Augustin. Marion ne laisse pas d’y insister :« Il faut se garder de l’hommage rendu par Husserl, mais à contresens, à saintAugustin » (ALS 146). « Dans le texte cité comme dernier mot des Méditationscartésiennes », Augustin « ne demande pas seulement de quitter l’extérieur (lemonde) pour l’intérieur (la subjectivité, transcendantale ou non) mais de transcen-der l’intérieur lui-même pour le supérieur (et le plus intérieur que mon plusintime » (ALS 147). La vérité n’habite pas l’homme intérieur comme un fantômedans la boîte. Elle n’est pas même en lui, du moins immédiatement ou directe-ment (« intentionnellement »). Elle « habite bien plutôt dans celui qui s’invite etinvite la vérité en lui ». La vérité habite l’invité. Elle est l’invitée et l’invitation. Inpropria venit, dit l’Évangile de Jean. La grâce d’incarnation est en vue de la grâced’inhabitation, diront quelques (bons) théologiens. Ni cogito ni anamnèse, l’ad-venue du soi à soi, de ce soi qui m’ad-vient comme un donné, fonde une anthro-pologie que l’on pourrait dire aussi bien anthropologie de la grâce ou anthropolo-gie du don. Ce qu’elle articule comme « don premier », « don d’origine », a unestructure bien particulière, rebelle à ce qui, dans la métaphysique comme dans lathéologie, relève de ce que Heidegger appelle la subjectité.Marion n’emploie pasle terme, et n’en reprend pas le schème théorique – la Vorhandenheit suffit pourpenser ce qu’il faut rejeter, et l’adonné pour désigner ce qu’il faut mettre à laplace. Il est assez clair cependant que penser l’ego comme toujours déjà dispo-nible, à la main ou subsistant (vorhanden) ou le penser comme sujet d’attribution,

37. De libero arbitrio, III, 16, 45, BA 6, 410.

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d’imputation ou d’affection revient exactement au même, et que c’est précisé-ment de ce double schème que s’émancipe la lecture d’Augustin par Marionquand il pose que pour pouvoir recevoir, l’ego a d’abord à se trouver donné (ALS385). Ce que l’auteur des Confessions martèle, c’est que Dieu « est avec moiavant que je sois avec lui » (qui mecum es et priusquam tecum sim, Conf. X, 4, 6,14, 150). C’est cela le retard. Mon retard sur…moi-même. Me découvrir adonné,c’est me découvrir don donné avant que « personne ne puisse recevoir » ce don,surtout pas moi. Nouveau paradoxe ? Non. Le paradoxe de l’adonné résulte du« don absolu en Dieu et y répond » (ALS 386). Dieu est don, donum, don absoluou absolument, qui n’a pas à devenir d’abord donné, datum, c’est-à-dire reçu,pour être don. Dieu est toujours déjà donné, quand même il n’y a encore personnepour le recevoir. Plus exactement : il est toujours déjà « don donnant et dona-teur », avant même d’être reçu par un donataire, et personne ne saurait le recevoirà mesure exacte de ce qu’il donne (c’est en effet, dira saint Bernard, une mesuresans mesure) ; mais le soi a originairement « figure d’adonné », toujours déjà« donné (adonné et donataire de moi-même) avant même d’avoir reçu de rece-voir ». Je ne puis remonter en deçà du lieu où je me découvre donné à moi-même,me recevant « de me recevoir d’ailleurs que de moi ». L’aporie du soi ne disparaîtjamais : sinon il n’y aurait pas d’adonné. Le fond de mon être est un don immé-morable. Mais l’aporie elle-même est reçue. L’aporie elle-même se reçoit.J’habite mon aporie u-topiquement, tant que je m’adonne à moi-même. Toutchange quand je m’adonne à la béatitude, quand je me découvre adonné à elle,c’est-à-dire comme me recevant moi-même d’elle comme son soi (ALS 417).L’adonné adonné à Dieu ? Interloqué. Tout s’éclaire ici à partir de ce que Marionappelle la « sixième » des thèses « successsives de l’inclusion de l’ego dans le lieudu soi », thèse qui, en l’occurrence, « consigne la question du lieu ». Métaphy-sique et mystique attendent l’interprète d’Augustin au lieu d’où/dont il parle, lelieu de la confessio. Lieu ou non-lieu. Lieu et non-lieu. La thèse est claire : «Aucontraire du lieu que la philosophie grecque localise dans la nature (plus exacte-ment dans la nature de chaque chose) comme son lieu naturel, Augustin com-prend le lieu dans la distance – celle du désir à la béatitude, de l’amour à la vérité,bref la différance de l’ego au soi. » Et Marion d’insister : « Le lieu se définit par lamontée de l’ego vers ce qu’il aime et qui le définit plus intimement que le plusintime en lui. » L’allocation intérieure (interior intimo meo) comme apothéose(superior summo meo) : « Si je parviens à n’aimer rien de moi que Dieu, Dieuapparaîtra à l’ego le lieu de soi » (ALS 419). Une apothéose à l’allure d’épektase,puisque elle exprime la réponse constante à une avance infinie :

Et aussi comme Dieu reste par définition inaccessible, en ce sens que, à chaque foisqu’il se donne et dans la mesure où il se donne, il apparaît comme infiniment toujours

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en avance et au-delà de ce que j’en ai approché, le lieu de soi en Dieu ne peut devenirque le mouvement d’une tension sans cesse continuée.

L’épektase c’est l’avancée de l’ego au lieu de soi, répondant à l’avance de Dieu :une avance elle-même impensable autrement que comme kénose. D’où le rôleabsolument capital de l’interprétation apophatique, anti-ontologique, de Idipsumdans Au lieu de soi. On retrouve ici, sous une autre guise, la supposée métaphy-sique de l’Exode. La question directrice est l’exégèse d’Ex 3, 14 : Ego sum quisum. Contrairement à maints interprètes, Marion met en relief la lecture christo-logique d’Ex 3, 14, en s’appuyant sur le Commentaire du psaume 121 – à sesyeux le « texte central » (ALS 405). Il s’agit, pour ce qui nous occupe, de la miseen rapport, « si caractéristique de l’exégèse augustinienne », d’Ex 3, 14 avec Jn 8,27 (ou 12, 19)38, la médiation entre Ex 3, 14 et Jn 8 et 12 se faisant par Philip-piens 2, 6-1139. Ce rapport, dit Marion, présuppose que l’immutabilité du moded’être de Dieu puisse passer dans la mutabilité du mode d’être de l’humanitéassumée par le Christ. Le lecteur de Heidegger aura noté la présence de la «muta-bilité »40. Celui de Marion le théologien notera plutôt que, pour lui, « si un telparadoxe peut se penser », si « l’Idipsum peut s’incarner au prix de la kénose ets’il peut se donner en participation à l’homme », alors « il devient clair que, poursaint Augustin, la fonction et la caractéristique de l’Idipsum ne relèvent pas del’être, du moins au sens où la métaphysique l’entendra dans son ontologie, maisde la charité de Dieu ». Comment penser que l’Être s’incarne ? Comment penserque le Sum (qui sum) ou le (Sum qui) sum ou le Sum (qui) sum, le Père, le Fils,l’Esprit, se soit jamais incarné en tant qu’Être ? Le souverainiste ontologiqueDuns Scot disait « nous n’aimons pas souverainement des négations ». Marionrépond : ce n’est pas l’esse qui nous aime, ce n’est pas lui que nous aimons, cen’est pas lui qui est Celui qui nous aime en Lui (qui m’aime en Lui, que j’aime enLui, que j’aime en moi). C’est Dieu. Le (Sum qui Sum) est le nom du Sauveur :Id-ipsum. L’important dans l’analyse de Marion est qu’il nous invite à nousdemander en quel sens « l’Idipsum peut s’incarner au prix de la kénose », et par làmême nous invite à vêtir le nom de l’Exode des insignes cruciaux du transfertérotique, en dépouillant le Sum qui sum de toute ontologie.

[…] c’est parce qu’il a d’abord rétabli le Sum qui sum (et donc aussi l’ipsum esse)dans sa signification originellement sotériologique, que saint Augustin peut le déployer

38. Voir le Commentaire de l’Évangile de Jean, XXXIX, 8, PL 37, 1685.39. Cf. ALS 408, n. 3.40. Sur la «mobilité » (Bewegtheit) chez Heidegger, voir C. Sommer, Heidegger, Aristote,

Luther. Les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires d’« Être et Temps », Paris, PUF, « Épimé-thée », 2005, pp. 172 sq.

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jusque dans la figure du serviteur humilié. Il y a Idipsum pour nous, là où la « formede dieu » prend la « condition d’esclave » dans le Christ sauveur. (ALS 409)

Le nom le plus propre de Dieu ne s’entend pas à partir du bin de Ich bin (« Jesuis »). Car précisément je ne suis pas (du moins pas encore ou pas déjà, toutcomme l’être lui-même, disait Boèce, en cela d’une stupéfiante profondeur : « essenondum est »). Et Dieu lui-même n’est pas comme je suis, même si je ne suis queLà où Il est. S’accommoderait-il mieux du bin de bin Ich ? (« Suis-je ? »), laquestion du jeune Heidegger, que du Er ist ou du Istes (« Il est ») ? Dieu n’a connuque trop d’éminences (grises ou blanches). Augustin n’est pas le seul à dire qu’onne passe pas directement du Nom de l’Exode à l’ipsum esse.Mais il a plus à dire.Jean-LucMarion est, je crois, le premier à relever chez lui une véritable apophase.

Le nom le plus propre du Dieu, idipsum, se caractérise donc comme apophatique,marquant sa transcendance par le privilège de l’immutabilité, interprétant l’ipsum esseà partir du Sum qui sum (et non l’inverse) hors de l’horizon de l’être, mais en perspec-tive de la divinisation par le Christ. (ALS 409)

Un Marion perméable à la déification du chrétien déroute dans le paysagelatin. Pourtant, Au lieu de soi rapproche Latins et Grecs. Comment ? Par laBible. Heidegger disait qu’il n’y a pas plus de philosophie chrétienne que demathématiques protestantes. Marion soutient qu’il n’y a d’exégèse du Nom del’Exode que biblique, à ce point que son homo-logue allégué, l’Idipsum, luiapparaît comme équivalent du Sanctus. Une exégèse biblique n’est pas unelecture philosophique donnant un statut théologique à un énoncé vétérotesta-mentaire. Ce peut être, en revanche, un puissant outil pour « s’interroger surles limites de la métaphysique » et « envisager leur éventuelle transgression »(ALS 9). La lecture d’Augustin par Gilson l’inscrit dans l’horizon de la méta-physique, plus précisément encore de « l’ontologie des essences ». De ce pointde vue, Augustin s’avérerait, selon lui, incapable de « franchir la distance quisépare l’être de l’essence de l’être de l’existence », c’est-à-dire, résumeMarion, de confier à l’ipsum esse, lui-même entendu comme un actus essendi(ici entendu comme « existence »), la garde de la transcendance immuable deDieu (ALS 414). En somme, l’augustinisme souffrirait d’insuffisance ontolo-gique : sa philosophie serait « en retard sur sa théologie ». Philosophiquement,Augustin retarderait sur Thomas41. Interprétation vénérable. Interprétationdésormais dépassée. Pour Marion, la philosophie d’Augustin se confond avec sathéologie. Comme l’affirme un passage de la Cité de Dieu, repris plusieurs fois

41. É. GILSON, Le Thomisme, Paris, Vrin, 61966, p. 196.

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dans Au lieu de soi : Verus philosophus est amator Dei42. Il n’y a pas deux voies :la philosophie s’accomplit dans l’amour de Dieu. Si elle s’y oppose, elle n’estqu’imposture (ALS 23). Arracher Augustin à la métaphysique, c’est le détacherde l’herméneutique ontico-ontologique imposée à une pensée qui relève d’un« tout autre horizon que celui de la métaphysique », « avec un tout autre enjeuque la Seinsfrage » (ALS 414), car «même lorsqu’il use de l’ipsum esse, jamaissaint Augustin ne s’inquiète de l’être » (c’est moi qui souligne).

Même si ce n’est pas son objectif premier, mais un bénéfice secondaire de sadémarche, Jean-Luc Marion donne avec Au lieu de soi une formidable leçond’histoire de la philosophie. Cela apparaît clairement dans la manière dont lelivre prend congé du « très long et très riche débat sur le néoplatonisme supposéde saint Augustin » (ALS 19). Le problème « n’apparaît plus aujourd’hui commeaussi déterminant qu’il parut à son commencement ». La question n’est pasdevenue sans intérêt, mais elle semble «moins centrale, sinon marginale ». Pourtrois raisons : d’abord, parce que Augustin « n’utilise pas les concepts fondamen-taux du ou plutôt des néoplatonismes » : Dieu ne s’identifie « ni à l’Un, ni à unPrincipe, ni même au Bien » ; ensuite, parce qu’un auteur peut être influencé demanière indirecte, « sans passer par des lectures explicites »43 ; enfin, parce qu’ilconvient « de prendre au sérieux le jugement » d’Augustin lui-même, « négatifsans aucune ambiguïté », sur les doctrines néoplatoniciennes. Tout en indiquantqu’il suit « la position de E. von Ivanka » (sans préciser en quoi elle consiste –

en dehors de ce que laisse augurer le sous-titre de l’ouvrage allégué parlant de« réception critique du platonisme »44), Marion fait une observation capitale, quine peut être que personnelle :

Le privilège si longtemps accordé à la question du néoplatonisme supposé de saintAugustin (et des Pères de l’Église en général) témoigne peut-être autant des préoccu-pations de l’époque et des interprètes que d’une caractéristique évidente de celui quitrouvait plutôt ses racines dans la pratique des Enarrationes in Psalmos.

42. Cité de Dieu, VIII, 1, 34, 230. Sur cette formule, cf. G. Madec, «Verus philosophus estamator Dei. Saint Ambroise, saint Augustin et la philosophie », Revue des sciences philosophiques etthéologiques, 61 (1977), pp. 549-566.

43. Cela vaut par exemple pour la notion de l’amour comme « poids », attestée chez Jamblique.Cf. D. O'BRIEN, «Pondus meum amor meus. Saint Augustin et Jamblique », Revue de l'histoire desreligions, 198 (1981), pp. 423-428. Comme le remarquait G. Madec, la présence de « l'image de ladouble pesanteur de l'âme, vers le haut et vers le bas », dans un Commentaire de Jamblique sur lesCatégories, cité par Simplicius, n’implique pas qu’Augustin connaissait le texte en question. Onajoutera que l’usage qu’il en fait lui appartient en propre.

44. LDS 19, n. 1, qui renvoie à E. VON IVANKA, Plato Christianus. La réception critique duplatonisme chez les Pères de l’Église Paris, PUF, « Théologiques », 1990.

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La mode est aux racines. Celles-ci sont vivantes, et incontestables. Elles expliquenten outre parfaitement le style de lecture de l’interprète. On peut déconstruire lalecture métaphysique d’Augustin, si l’on enracine sa pensée, et d’abord son dis-cours, dans le monde des Psaumes. Le cœur du propos deMarion lecteur de l’œuvred’Augustin (même s’il dit que, « au fond », elle n’a « aucun centre », LDS 11), estd’enraciner les Confessions dans les Psaumes. Ceux-ci fournissent la matière spiri-tuelle. Les commentaires offrent la forme la plus adaptée à la louange : l’exégèsepeut être une prière, une louange, un exercice spirituel. Les Psaumes et leurs com-mentaires fonctionnent pourMarion comme le premier dehors de la métaphysique.

Aussi longtemps que l’on n’est pas remonté de l’argument conceptuel de saint Augus-tin à l’exégèse du ou des versets bibliques qui le supportent – autrement dit tant qu’onn’est pas remonté aux Enarrationes in Psalmos et aux autres commentaires scriptu-raires – l’interprétation n’a pas de sol assuré45.

C’est ce que fait Au lieu de soi pour l’Idipsum. La lecture à laquelle nous inviteMarion est une lecture transformante : le lecteur est censé suivre à son tourl’itinéraire décrit, intimé par l’interprète, et d’abord par Augustin lui-même.« […] l’approche de saint Augustin, en vertu même de la radicalité des décisionsspirituelles qu’il tente d’accomplir et de théoriser, interdit de prétendre s’enexclure ou de les neutraliser ».

L’interprète ne peut pas garder la pose du spectateur impartial, ni se rabattre sur lafausse modestie d’une enquête factuelle, en s’imaginant que ses inévitables présup-posés ne se dévoileront pas à un moment ou à un autre […] nul ne peut sortir intactde la fréquentation d’un auteur qui ne veut parler que du point de vue du Christ et ledemande aussi instamment à son lecteur ! (LDS 19-20)

Du coup, on comprend de l’intérieur, quasi empathiquement, pourquoi Marionsoutient que « ni l’enquête historique, ni la philosophie, ni même la théologien’ouvrent un accès au point de vue à partir duquel saint Augustin se compre-nait lui-même et sans lequel un lecteur ne peut, au mieux, que le comprendrepartiellement, au pire, le prendre pour un autre, voire à contresens » (LDS 26).L’approche d’Augustin par Marion ne s’entend que pour ceux qui laissentAugustin lui-même approcher. Si Dieu est le Lieu, Qui/quoi au lieu de Dieu ?

Alain DE LIBERA

Professeur, université de GenèveDirecteur d'études, École pratique des hautes études (Paris)

45. LDS 19, n. 2.

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