REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute,...

179
REVUE DES SCIENCES SOCIALES UNIVERSITÉ DE STRASBOURG 2009 n°42 ÉTRANGE ÉTRANGER

Transcript of REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute,...

Page 1: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

REVUE DESSCIENCESSOCIALESU N I V E R S I T É D E S T R A S B O U R G

PRÉSENTATIONÉtrange étranger 10Brigitte Fichet, Juan Matas & Freddy Raphaël

Les étrangers en France : donnéeschiffrées et cas de l’Alsace 12Marie-Noële Denis

FIGURES ACTUELLES DE L’ÉTRANGERFigures contemporaines de “l’étranger”à Strasbourg 18Laurent Muller

La figure de l’étranger dans les mondessyndicaux. Quelques réflexions à partirdes espaces frontaliers 28Philippe Hamman

L’émeute, l’État de guerre et laconstruction de l’étranger 38Alain Bertho

Le traître comme étranger radical 46Sébastien Schehr

LE DROIT DES SANS DROITSLes droits des étrangers et lesnouveaux gardes-frontière 54Brigitte Fichet

Le droit et le contentieux desétrangers : enjeux, conflits etprocessus décisionnels 62Johanna Probst

Être étranger en prison 70Emily Trombik

ALTÉRITÉS SUBIES, ALTÉRITÉSREVENDIQUÉESDans l’éclat de l’autre : boxer commeon éprouve son étrangeté 80Jérôme Beauchez

Étranges étrangers au fil des générations. L’analyse d’un récit de vie 88Élise Pape

L’altérité ou l’histoire de la poutre et de l’écharde. Réflexions autour des manières de considérer l’autre 96Mohammed Ouardani

L’ÉTRANGER DANS LE CHAMP LITTÉRAIREW.E.B. Du Bois, le “problème” noir et la “question” juive 104Nicole Lapierre

Le nom de l’étranger. Ulysse, entrehospitalité et hostilité 110Paul Masotta & Gilbert Vincent

L’œuvre d’Edmond Jabès ou l’écriturede “l’étrangeté” 132Freddy Raphaël

LU – À LIRELa coopération transfrontalière et laconstruction européenne : élémentsd’analyses récentes en sciencessociales 138Philippe Hamman

Penser la négociation des valeurs ensociologie 146Philippe Hamman

LU – À LIRERecensions 152

Prix 21€50

Service des Publications et des PériodiquesUniversité de Strasbourg - MISHA5 allée du Gal Rouvillois - CS 50008F-67083 Strasbourg CedexContact : [email protected] Tél. 03 68 85 62 62ISSN 1623-6572

Revue bénéficiant de la reconnaissancescientifique du CNRS

REVUE DESSCIENCESSOCIALESU N I V E R S I T É D E S T R A S B O U R G

2009 n°42

REVU

EDE

SSC

IENC

ES S

OCIA

LES

ÉTRA

NGE

ÉTRA

NGER

42

ÉTRANGE ÉTRANGER

ÉTRANGE 2009

ÉTRANGER

Page 2: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

Durant le premier semestre 2005, j'ai rencontré, à Lausanne, Lidia, Olivier, Cissé, Issa et d'autres personnes ayant reçu une décision de non-entrée en matière d'asile. Le fruit de cette démarche est un travail photographique en noir et blanc qui a pour but d'illustrer, de manière non exhaustive, le quotidien de ces femmes et de ces hommes marqués par le sceau de l'incertitude et de la précarité.

L'intention est également de documenter cette problématique en vue de laisser une trace dans la mémoire collective. En effet, il s'agit d'éviter que l'oubli nous habite afin de tirer des leçons de cette situation aiguë pour l'avenir. Il en va de la sauvegarde des valeurs sociales et humanitaires qui fondent notre capacité de recevoir celui qui est différent de nous, étranger ou non.

Christophe Pittet

Ce travail a pu être réalisé grâce au soutien du Point d'appui, espace multiculturel des Églises réformée et catholique du canton de Vaud. La plupart des images ont été faites dans ce lieu qui accueille quotidiennement ceux que l'on nomme les NEM.

2009N°42

Couverture : L'exposition de photographies de Christophe Pittet, « Instants suspendus », présentée à Genève, Lausanne et Montreux en 2006, proposait des images sur la condition des personnes en situation de non-entrée en matière (NEM).

Christophe Pittetwww.delombrealalumiere.ch www.letempsduneempreinte.ch www.relais.ch/impulsion

Photographe autodidacte de nationalité helvétique, Christophe Pittet a développé une sensibilité à l'égard des personnes qui se situent aux frontières de la société. La marge l'intéresse dans sa capacité à interroger le centre. Cette dynamique nourrit l'altérité et la reconnaissance des uns et des autres. Il est également travailleur social, formateur d'adultes, et doctorant en sociologie à l’Université de Strasbourg.

Page 3: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

10Brigitte Fichet, Juan Matas & Freddy raphaëlÉtrange étranger

12Marie-noële denisLes étrangers en France : données chiffrées et cas de l ’Alsace

54

Brigitte FichetLes droits des étrangers et les nouveaux gardes-frontière

62Johanna proBstLe droit et le contentieux des étrangers : enjeux, confl i ts et processus décisionnels

70eMily troMBik

Être étranger en prison

Figures actuelles de l'étranger

PrésentatiOn le drOit des sans drOits

18laurent Muller Figures contemporaines de « l ’étranger » à Strasbourg

28philippe haMManLa f igure de l ’étranger dans les mondes syndicaux. Quelques réflexions à part ir des espaces frontal iers

38alain BerthoL’émeute, l ’État de guerre et la construction de l ’étranger

46séBastien schehrLe traître comme étranger radical

2009N°42 sOmmaire

Page 4: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

80JérôMe BeauchezDans l ’éclat de l ’autre : boxer comme on éprouve son étrangeté

88élise papeÉtranges étrangers au f i l des générations. L’analyse d’un récit de vie

96MohaMMed ouardaniL’altérité ou l ’histoire de la poutre et de l ’écharde. Réflexions autour des manières de considérer l ’autre

104nicole lapierreW.E.B. Du Bois, le « problème » noir et la « question » juive

110paul Masotta & gilBert VincentLe nom de l ’étranger. Ulysse, entre hospital i té et hosti l i té

132Freddy raphaëlL’œuvre d’Edmond Jabès ou l ’écriture de « l ’étrangeté »

altérités subies, altérités revendiquées

l'étranger dans le chamP littéraire

lu – à lire

138philippe haMManLa coopération transfrontal ière et la construction européenne : éléments d’analyses récentes en sciences sociales

146philippe haMManPenser la négociation des valeurs en sociologie

152recensions

160résuMés des articles

Page 5: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

4

revue des sciences socialesAppel à contributions pour les prochains numéros

La construction de l’oubliNuméro à paraître en 2010 Coordonné par Freddy Raphaël, Nicoletta Diasio & Klaus Wieland Date limite de dépôt des manuscrits : 30 novembre 2009

Dans le cadre de ce numéro de la Revue des Sciences Sociales, nous souhaitons interroger les différentes modalités de construction de l’oubli, en tant que partie intégrante de la mémoire. Processus sélectif et dyna-mique, l’oubli se construit toujours et nécessairement dans une tension entre effacement et conservation. Tout comme la mémoire, il résulte d’une construction sociale, il est le produit d’une relation spécifique au passé, par-ticipe des multiples réécritures de l’his-toire, se plie à des usages politiques et à des modes de légitimation du pouvoir, devient, dans certains cas, une stra-tégie de survie et une valeur fondant l’identité collective d’un groupe (cf. les Tziganes étudiés par I. Fonseca, 1996). Si la mémoire a fait l’objet de multiples études dans les sciences sociales et les Kulturwissenschaften, accompagnant par exemple les vagues mémorielles des vingt dernières années (A. Ass-mann, F. Raphaël, A. Wieviorka), une moindre importance a été accordée à l’oubli, qui est l’ombre de cette mémoi-re, le revers d’autant plus nécessaire qu’il est silencieux et effacé.

Il nous semble indispensable de nous interroger sur la manière dont

les grands événements collectifs sont gommés dans l’espace familial ou public ; par exemple ces souvenirs bien discrets de la colonisation, de la guerre, de la dictature ou de la Résistance dans les différentes sources de mémoire : les récits de famille, les albums de pho-tographies, les autobiographies, les manuels scolaires, la production lit-téraire et artistique, les musées. De la même manière, les commémorations manquées, les silences sur des évé-nements ou des personnages histori-ques, les pannes de transmission dans les relations intergénérationnelles, les mythes négatifs vont faire l’objet d’une analyse approfondie. Comme le montre L. Passerini, l’oubli peut constituer une « amnésie imposée » (cf. la guerre d’Algérie en France), mais aussi une forme de thésaurisation du passé fonctionnel à la fondation d’une dialectique démocratique (ex. l’effa-cement partiel de la guerre civile en Espagne dans le débat public espagnol après 1978, P. Aguilar ou encore N. Loraux sur les interdits de mémoire dans la Grèce ancienne). Les figures du mensonge, de l’amnésie, du silence, de l’éphémère, de la désinformation, du refoulement, de la mystification seront aussi explorées.

Une importance particulière sera accordée au traitement de l’oubli à l’issue de deux périodes majeures de la seconde moitié du XXe siècle : la deuxième guerre mondiale et la guerre froide, et à la place de cet oubli dans la recomposition des identités européen-nes contemporaines.

Page 6: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

5

La ville aux défis de l’environnementNuméro à paraître en 2011 Coordonné par Maurice Blanc, Philippe Hamman & Florence Rudolf Date limite de dépôt des manuscrits : 31 mai 2010

Réchauffement climatique, pics d’ozone, récent « Grenelle de l’en-vironnement », économie sociale et solidaire, mobilité partagée, mixité sociale, etc. : l’actualité ne manque pas de mobiliser le répertoire du « déve-loppement durable ». Son succès s’est d’abord construit sur la scène inter-nationale. C’est de là que s’est diffu-sée la définition désormais classique, tirée du rapport des Nations Unies dit « Brundtland » de 1987, énonçant que le développement durable vise à « répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité de satisfaire ceux des générations futu-res ». Cette problématique ne saurait pourtant être uniquement identifiée à un « grand objet » de niveau mondial ou européen. Les espaces locaux doi-vent être pris pleinement en compte, parce qu’ils constituent un cadre d’im-portance lorsqu’il s’agit de passer des grands principes généraux et géné-reux à l’action concrète, que ce soit pour les institutions comme pour les citoyens. Cette question de la mise en œuvre et de la capacité opérationnelle du développement durable mérite plus particulièrement d’être questionnée, et peut l’être en mobilisant la diversité des apports des sciences sociales, ainsi que le promeut la Revue des sciences sociales : sociologie, ethnologie, démo-graphie, urbanisme, géographie, etc., en combinant efforts de participation aux débats théoriques et travaux empi-riques dont l’analyse vient renouveler l’état des connaissances.

Dans ce contexte, ce numéro de la Revue des sciences sociales retient pour entrée les questions d’environne-ment, couramment placées désormais au centre du développement durable et qui méritent d’autant plus d’être interrogées pour savoir ce que ce chan-gement de référentiel (de l’écologie au développement durable ?) fait au traitement de ces enjeux, davantage mis en lumière mais aussi autrement éclairés. Il s’agira donc pour les contri-buteurs de penser l’environnement dans ses rapports avec les autres pans du développement durable : économi-que, social, culturel, et dans ses rela-tions avec la promotion de nouveaux acteurs (associatifs, riverains, habitants et usagers de services publics…) dans le cadre de politiques participatives et d’un appel à une gouvernance territo-riale renouvelée, qui pose elle-même question. Les villes et les aires urbaines constituent de ce point de vue des scè-nes et arènes exemplaires pour exami-ner la concrétisation socio-spatiale des principes du développement durable, suivant différents périmètres et avec une portée elle-même variable, et ce en suivant les dynamiques engagées, les processus en train de se faire. Il n’est pas à présent jusqu’à un certain nombre d’Universités – en France, à Strasbourg, mais aussi en Allemagne (Lüneburg…) ou au Canada (Sher-brooke…, etc. – qui ne s’inscrivent dans un cheminement de « Campus durable », qui peut aussi conduire à redéfinir leur rapport à la ville.

Que peut alors désigner la ville durable ? Quels sont les défis d’envi-ronnement qui se posent à présent aux villes ? Quelle peut être leur capacité à redéfinir ces espaces urbains ? Sans que ce spectre soit exhaustif, les contri-butions attendues, dont la dimension comparative est encouragée, pour-raient en particulier venir éclairer les pistes suivantes :

Les échelles d’intervention et de concrétisation de projets et d’actions urbaines environnementales consti-tuent une première piste : en va-t-il d’abord du bâti, du quartier, de la ville, de l’intercommunalité, etc., et quelles sont les circulations repérables entre ces échelles, sous quelles contraintes territoriales, par quels acteurs… et quelles recompositions peut-on fina-lement repérer ou non, ce qui soulève aussi l’enjeu de la mesure des évolu-tions et des initiatives menées.

Les transformations des « métiers de la ville » en relation avec les enjeux d’environnement et du développement durable invitent aussi à la réflexion. Désormais, le développement urbain apparaît redéfini au-delà de la dimen-sion sociale souvent accolée aux quar-tiers en difficultés. Quelles sont les conséquences pour les « profession-nels de la ville » (urbanistes, architec-tes, experts, chargés de mission des collectivités…) ? Voit-on apparaître de nouveaux métiers, se transformer d’anciennes professions, intégrant les impératifs de la ville durable ? Suivant quelles modalités ? Comment la sphère associative est-elle impactée par ces changements ?

Enfin, d’autres défis se posent éga-lement en termes de solidarités terri-toriales, qui peuvent être interrogés relationnellement en termes d’envi-ronnement et au prisme de l’écono-mie sociale et solidaire, ses acteurs et ses scènes d’action dans les espaces urbains. Les tensions entre les pro-blématiques sociales et écologiques peuvent ici être particulièrement soulignées ; n’entend-on pas réguliè-rement la question être posée : « les éco-quartiers seront-ils réservés aux Bobos ? ».

Page 7: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

6 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Jeux et enjeuxNuméro à paraître en 2011 Coordonné par David Le Breton & Patrick Schmoll Date limite de dépôt des manuscrits : 31 mai 2010

Relativement à leur importance éco-nomique depuis maintenant plusieurs décennies, les jeux ont fait l’objet d’as-sez peu de travaux en sciences sociales. Les « game studies », qui commencent à se structurer autour de quelques revues en langue anglaise, sont encore en France un champ émergent, qui reste souvent considéré comme futile. Il aura fallu attendre les années 1990 et l’explosion des jeux vidéo pour que se manifeste un réel intérêt académique pour cet objet d’études.

Pourtant, les jeux prennent une place grandissante dans les sociétés modernes. Alain Cotta soulignait il y a trente ans déjà que nos sociétés sont désormais traversées par le ludique, qui envahit tous les aspects de la vie sociale et fait vivre des branches significatives de l’économie, comme le loto, le sport, l’industrie du jouet. L’industrie du jeu vidéo est un secteur de pointe dont les innovations irriguent de multiples domaines technologiques : intelligen-ce artificielle, animation, infographie, réseaux, téléphonie…

L’explosion des pratiques ludiques qui caractérise notre époque est liée à la réduction progressive du temps de travail, à l’augmentation des loi-sirs, choisis ou contraints par le chô-mage, à l’accroissement des revenus qui permettent de les financer. Mais ces conditions favorables ne suffisent pas à rendre compte d’un phénomène qui prend depuis quelques années des proportions qui interroge sa nature même, laquelle est en principe celle d’une activité secondaire, voire mar-ginale, que l’on pratique gratuitement et pour le plaisir.

Leo Frobenius (1921) semble être le premier à avoir avancé l’idée que le jeu est le creuset de toutes les apti-tudes à manier des représentations

et à jouer des rôles sociaux. Johan Huizinga (1938) reprend cette thèse en mettant le ludique au centre d’une théorie générale du social. Le jeu (qui est pratiqué dès avant l’homme par les animaux) précède la culture et lui donne en fait naissance. Les formes sociales telles que les mythes, les rites, les règles de l’amour ou de la guer-re tirent leur origine d’une mise en jeu, dans tous les sens du terme, de la sexualité et de la violence. Pratiqués de manière privilégiée par les enfants, les jeux ont une fonction essentielle dans la socialisation en participant à l’apprentissage et en créant les condi-tions d’une expérimentation protégée des aptitudes : ce n’est pas « pour de vrai », et on n’en meurt pas. De ce fait, les genres de jeux propres à une société sont adaptés à celle-ci et informent sur sa structure. On peut en tirer l’hypo-thèse que toute forme nouvelle de jeu semble devoir résulter des transfor-mations du social, voire contribuer à ces transformations : c’est ce que ce numéro de la Revue des sciences socia-les propose d’explorer.

L’approche anthropologique du jeu repose en effet sur une définition uni-verselle de ce type de pratique : 1. il s’agit d’une activité essentiellement gratuite, motivée par le plaisir pris à y participer, et qui trouve donc sa finalité en elle-même ; 2. elle constitue une parenthèse dans le cours ordinaire de la vie, ses enjeux sont symboli-ques ; et 3. elle est de ce fait délimitée dans le temps et dans l’espace. Or, ces caractéristiques semblent aujourd’hui remises en question par une évolution des usages et des dispositifs.

La Française des Jeux et le PMU offrent une gamme de produits acces-sibles au plus grand nombre, qui repré-sentent un chiffre d’affaires annuel de plusieurs milliards d’euros. Des mil-lions de participants jouent dans l’es-poir de gagner un jour un pactole qui ferait basculer leur existence.

Les compétitions dans certains sports comme le football, le tennis, le vélo, donnent lieu à des mises en scène médiatisées, auxquelles participent des

millions de (télé)spectateurs, et dont l’organisation implique à la fois un système entièrement professionnalisé brassant des sommes phénoménales, et une pyramide nationale de fédérations et de clubs sportifs « amateurs » mobi-lisant pratiquants et bénévoles jusque dans le moindre village. Aujourd’hui, pour de nombreux jeunes, jouer au football n’est pas qu’un jeu qui s’arrête à la fin de la partie, mais un rêve de faire carrière.

Quelles transformations induisent la médiatisation de certains jeux de connaissances, de survie ou de séduc-tion, par la télévision ? Que penser de dispositifs de téléréalité qui font du déroulement du quotidien un jeu, tout en réduisant la distance entre spec-tacle et « vraie vie » et entre scène et public ?

L’explosion d’Internet a vu l’appa-rition de jeux vidéo en ligne massi-vement multi-joueurs : dans l’espace d’une seule arène peuvent participer simultanément des dizaines de milliers de joueurs qui consacrent à une partie qui ne s’arrête jamais, en moyenne 20 à 25 heures par semaines, sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Qu’est-ce qu’un jeu auquel on consacre un temps comparable à celui qu’on consa-cre au travail, et qui finit par absorber tous les loisirs et empiéter sur la vie conjugale et familiale, parfois même au détriment du plaisir de jouer ?

Comment s’effectue la socialisa-tion des enfants massivement impli-qués dans les jeux vidéo et le dialogue avec des êtres virtuels ? Qu’est-ce qui conduit des adultes à s’impliquer dans des jeux avec le « sérieux » des enfants ? Que signifie, a contrario, la tendance à utiliser les jeux comme moyens péda-gogiques, détournant ainsi à des fins « utiles » la finalité désintéressée du jeu ?

Les frontières entre jeu et réalité deviennent floues : des artefacts, objets ou bâtiments virtuels produits dans des jeux en ligne font l’objet d’achats et de ventes en espèces réelles, susci-tant une économie immatérielle qui interroge les notions de valeur et de

Page 8: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

7

monnaie. Dans le domaine profes-sionnel, toujours plus nombreux sont ceux qui demandent d’un emploi qu’il ne soit pas qu’une source de revenus, mais aussi de plaisir en soi, laissant des espaces pour le jeu, ou même consti-tuant en lui-même un espace de jeu. Des secteurs de l’économie, comme l’activité boursière des particuliers, ou l’implication personnelle dans la créa-tion d’entreprise, ne se comprennent que si on admet leur dimension égale-ment ludique.

Quelles transformations sociales ont ainsi amené cette subversion des limites du jeu et cette transformation des pratiques ludiques ? Et quel type de société ces nouvelles formes de jeu contribuent-elles à produire ?

Page 9: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

Présentation

Page 10: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger
Page 11: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

étrange étranger

o n doit à Georg Simmel d’avoir le premier souligné l’ambiva-lence de la figure de l’étranger.

Dans un excursus de sa Soziologie de 1908, il introduit la dialectique du proche et du lointain comme pierre angulaire de notre compréhension du rapport à autrui. L’étranger n’est pas un nomade, un voyageur de pas-sage. Il est attaché à un groupe, dans lequel sa caractéristique est de ne pas en faire partie depuis le début. Son lien à l’entourage est fait de proximité et de distance. Comme il n’a pas de racines dans le groupe, il doit vivre des relations d’échange qu’il permet avec l’extérieur, et apparaît ainsi dans l’histoire économique d’abord sous les traits du commerçant. Il se distin-gue aussi par une certaine objectivité du regard qu’il porte sur la société où il vit, assez distant pour être cri-tique, mais assez proche pour être concerné : c’est pourquoi il a occupé dans certaines sociétés des positions de médiateur. Enfin, la relation que nous entretenons avec l’étranger est plus abstraite : parce qu’il est différent de nous, il nous paraît peu différent d’un autre étranger, et sa figure prête aux généralisations.

Cette fonction sociale particulière de l’étranger, à la charnière de deux mondes dont il assure la communica-tion, se joue dans un cadre mouvant

à une époque où les frontières poli-tiques se modifient. L’Union euro-péenne crée-t-elle une gradation dans l’étrangéité autant que dans l’étran-geté, selon que l’autre est allemand, turc ou chinois ? Elle permet de poser la question de la place que peuvent prendre la nationalité, que Simmel évoque comme trait de similitude, et cette nouvelle citoyenneté parmi l’ensemble des registres de proximité potentielle. Les autres Européens nous sont-ils pour autant moins étran-gers ? Les étrangers extra-européens ne deviennent-ils pas deux fois plus étrangers, voire éventuellement hosti-les, menaçants ? Ne sont-ils pas même parfois placés au-delà de l’humain, ceux à qui l’on ne reconnaît pas, selon Simmel, « les attributs généraux, ceux que l’on prête à l’espèce ou à l’hu-manité, que l’on refuse aux autres ». C’est à cette frontière là que se situe le déni de l’accès aux droits de l’homme qui est imposé aux déboutés, refou-lés, reconduits en grande violence, symbolique et physique. Ce sont les étrangers avec lesquels on ne veut plus avoir de rapports. Nous sommes loin de la vision de Kant dans son Projet de paix perpétuelle, qui envisageait un droit de visite reconnu à tout étran-ger, une hospitalité universelle fondée sur un « droit de commune possession de la surface de la terre ».

La mondialisation pose le pro-blème d’un univers humain qui n’a plus d’extérieur. Les œuvres de fiction inventent alors la figure de celui qui pourrait être étranger pour tout être humain : l’extra-terrestre, le robot, les démons, les races des mondes fan-tastiques. Par ailleurs, notre monde a par bien des aspects une tendance à s’homogénéiser : références cultu-relles, modes de vie, généralisation de l’économie de marché brouillent les différences nationales, et favorisent les replis sur des références plus locales. En même temps, l’individualisation multiplie les possibilités d’apparte-nance à des groupes différents, affai-blissant la consistance et les frontières des collectifs. Si l’étranger simmelien est défini par son appartenance à un groupe où il n’a pas vécu depuis le début, alors la condition d’étranger, jusque là associée à l’idée que ce der-nier est minoritaire, se généralise : en tout cas, chacun en a forcément fait l’expérience à un moment de sa vie, rendant l’étranger moins étranger, mais peut-être pas moins étrange

Les nouvelles techniques de com-munication font entrer l’étranger dans la vie quotidienne des gens. Internet permet de rencontrer n’im-porte qui à l’autre bout du monde, de dialoguer avec lui, de tisser des liens qui ignorent les frontières et les dis-

10

Brigitte FichetUniversité de Strasbourg Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS, EA 1334)Juan Matas & Freddy raphaëlUniversité de Strasbourg Laboratoire « Cultures et Sociétés en Europe » (CNRS /UdS)

Page 12: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

11

Brigitte Fichet, Juan Matas & Freddy Raphaël Étrange étranger

tances ou qui jouent avec elles. Autre-fois, le lointain était peut-être moins l’étranger que « l’habitant de Sirius », au-delà de toute relation. Aujourd’hui, le lointain se rapproche. Ces liens sont sans doute ténus, mais à une échelle généralisée, ils s’opposent peut-être à la formation d’une image stéréotypée des nationalités, des religions ou des ethnies, auxquelles appartiennent des gens avec qui l’on discute quotidien-nement. Est-ce que les stéréotypes de l’étranger ne sont pas bousculés par la quantité d’informations qui circulent, et par le niveau d’éducation accru qui permet de les interroger, de les mettre en doute, de les comparer ? A l’in-verse, cette pléthore d’informations parvient-elle à modifier les projec-tions, les désirs et les craintes que les groupes entretiennent les uns vis-à-vis aux autres ?

L’étrangeté ne se manifeste-t-elle pas aussi au plus proche, en soi ? Freud nous alerte sur cette « inquiétante étrangeté », das Unheimliche, terme allemand qui recouvre à la fois le fami-lier comme le caché, le secret, l’occulte, qui surgit là où on ne l’attend pas.

La figure de l’étranger ne finit-elle pas par se dissoudre dans le paradoxe, car dans un monde planétaire, sans extérieur mais cosmopolite, chacun n’est-il pas un étranger pour tous les autres et pour soi-même ?

Page 13: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

les étrangers en FranceDonnées chiffrées et cas de l’Alsace

l a présence des étrangers en Fran-ce est le résultat d’une longue histoire qui remonte au milieu

du XVIIIe siècle. Déjà à cette époque le pays est recherché pour sa civilisation raffinée, ses salons parisiens et son art de vivre. Les souverains étrangers et les voyageurs illustres séjournent dans la capitale ou traversent le pays en direction de l’Italie.

La France est aussi le premier pays européen à avoir subi, dès cette épo-que, une baisse de la fécondité et des naissances, avec pour conséquence la nécessité d’attirer très tôt une main d’œuvre étrangère, processus qui va s’accentuer avec la révolution indus-trielle. Ainsi est-elle restée, jusque dans les années 1950, le premier pays d’immigration au monde, après les États-Unis.

Avec la mondialisation des échan-ges, y compris des hommes, la situa-tion a quelque peu changé. La France n’occupe plus une de ces premières places, mais la présence d’étrangers sur le territoire national est devenue une préoccupation majeure des gou-vernements et de l’opinion. Il est bon, dans ces conditions, de faire un bilan de leur présence effective en France dans ces dernières années.

On peut distinguer deux catégories d’étrangers :

– ceux qui séjournent en France à titre temporaire, c’est à dire les touris-tes et les étudiants,

– ceux qui y séjournent plus long-temps, et même parfois définitive-ment, les migrants.

Notre étude débutera par les pre-miers d’entre eux.

1. La France et le tourisme international

n

La France est le pays le plus visité au monde. D’après la Direction du tourisme du Ministère de l’économie et des finances elle a reçu, en 2005, 76 millions de touristes étrangers, plus que sa population métropoli-taine, contre 56 millions en Espagne, 49 millions aux États-Unis, 47 en Chine et 37 en Italie (pour ne citer que les pays les plus concernés). Ce nombre a augmenté de 2,5 % entre 1990 et 2005, avec un maximum jour-nalier d’un peu moins de 4 millions en été (4 millions le 15 août 2003), des pointes d’hiver en Alsace et dans les régions de montagne, et une affluence régulière à Paris toute l’année. Mais il s’agit en général de courts séjours de transit, et la France ne se place qu’au troisième rang, après les États-Unis et l’Espagne, en terme de recette touristique. Ainsi la durée moyen-

ne de séjour est de 6 jours dans le Languedoc-Roussillon, région où les étrangers font étape le plus longtemps après la Corse.

D’après « Les tableaux de l’écono-mie française » publiés par l’Insee en 2007, nos premiers clients sont nos voisins d’Europe du nord : Anglais, Allemands, Néerlandais, Belges. Les Américains ne représentent que 6 % des arrivées, mais 15 % des recettes touristiques. Certains d’entre eux se fixent plus longtemps et achètent des résidences secondaires (« Résidences secondaires des étrangers », Insee-Lorraine, avril 2006). 69 % de celles-ci appartiennent à des étrangers dans la région de Provence-Côte d’Azur, 28 % dans le Languedoc-Roussillon et en Rhône-Alpes, 15 % en Aquitaine, 12 % en Bretagne et 11 % en Île-de-France. Mais toutes les régions sont concernées et, sur l’ensemble du ter-ritoire, 223 000 résidences secondaires appartiennent à des étrangers.

Il s’agit le plus souvent d’habitat de proximité : 9,5 % des résidences secondaires en Lorraine appartien-nent à des Allemands, 4,4 % à des Suisses en Franche-Comté, 1,9 % à des Espagnols en Aquitaine. S’y ajou-tent des raisons historiques : 2,1 % des résidences secondaires de Bourgogne appartiennent à des Néerlandais, 4,3 % de celles de Poitou-Charentes à

12

Marie-noële denisSociologue, Strasbourg

Page 14: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

13

Marie-Noële Denis Les étrangers en France

des Britanniques. les motivations uni-quement touristiques comptent aussi pour les Américains en Île-de-France et les Belges en Provence-Côte d’Azur. Localement les conséquences écono-miques et sociales peuvent être très importantes. En Alsace, par exemple, dans certaines communes frontaliè-res, 50 % des maisons appartiennent à des Suisses ou à des Allemands, ce qui entraîne une inflation des prix immobiliers et des perturbations dans la gestion communale, mais aussi la prospérité des commerces locaux

2. La France et les étudiants étrangers

n

La présence d’étudiants étrangers dans les universités françaises mesure la réputation internationale de notre enseignement supérieur et de notre culture. À terme, l’impact économi-que est important quand ces étudiants retournent dans leur pays d’origine et privilégient, dans leur vie profession-nelle, l’expérience et les contacts qu’ils ont acquis en France.

Les critères d’attractivité sont d’or-dre historique et culturel. Ces étu-diants étrangers viennent surtout des anciennes colonies françaises, et plus généralement du groupe des pays de la francophonie où existe un ensei-gnement secondaire en français. Plus de la moitié des étudiants étrangers inscrits en 2003-2004 sont originaires des pays francophones d’Afrique, en particulier du Maroc et de l’Algérie (un étudiant étranger sur 4 est algé-rien ou marocain). Un quart est euro-péen, originaire des pays limitrophes, du Portugal, de la Grèce et des pays de l’est : Roumanie, Pologne, Bulga-rie, Russie. 6 % viennent de Chine, du Vietnam, de Corée du sud et du Japon, mais aussi du Moyen-Orient : Liban, Syrie, Turquie, et des États-Unis.

D’après l’enquête UOE (Unesco, OCDE, Eurostat) on observe une forte croissance des effectifs d’étudiants étrangers entre 1998 et 2003. Ils étaient 149 300 en 1998-1999, soit 7 % des étudiants et 245 300 en 2003-2004, soit 11 % (14 % si l’on intègre les IUT). Leur nombre a cru au rythme annuel de 12 %, surtout dans les universités

de province. Ils sont 10 % dans le pre-mier cycle, 14 % dans le second cycle et 25 % dans le troisième cycle. Leur augmentation suffit à expliquer la croissance des effectifs universitaires pendant cette période, et toutes les filières sont concernées : les univer-sités proprement dites mais aussi les formations artistiques et culturelles, les écoles d’ingénieurs, les écoles de commerce, les classes préparatoires et les filières de techniciens supérieurs.

En 2003-2004 ils sont majoritai-rement inscrits dans les universités (81,8 % y compris les IUT), puis dans les écoles de commerce (4,1 %), dans les filières de techniciens supérieurs (4,2 %), dans les écoles d’ingénieurs (3,7 %) et les écoles supérieures artis-tiques et culturelles (3 %).

Les étudiants originaires d’Europe du nord, d’Europe centrale, des îles britanniques et d’Amérique du nord préfèrent les lettres-sciences humaines et les disciplines artistiques et culturel-les. Les Marocains vont dans les classes préparatoires et les écoles d’ingénieurs. Les étudiants des pays francophones d’Afrique sub-saharienne choisis-sent les formations universitaires en sciences, sciences et techniques et les formations professionnelles. Les Algé-riens, les Tunisiens, les étudiants ori-ginaires du Moyen-Orient, ainsi que les Roumains et les Sud-Américains se retrouvent au niveau doctoral.

3. Les immigrés n

Mais quand on parle d’étrangers en France on pense surtout à ceux qui sont présents sur notre territoire pour de longs séjours, parfois définitifs, et qui ont choisi de vivre dans notre pays pour des raisons économiques ou poli-tiques.

3.1. L’ambiguïté des définitions

Malgré une politique volontariste et affichée d’intégration, le stigmate qui marque ces populations venues de l’étranger et résidant en France, pèse sur les statistiques les concernant pen-dant plusieurs générations. Celles-ci distinguent en effet parmi eux :

– Les Français par acquisition (natu-ralisation, déclaration de conjoints étrangers mariés à un conjoint fran-çais, ou des enfants mineurs nés en France de parents étrangers). En 2004 ils étaient 2 360 000.

– Les étrangers de nationalité étran-gère, nés en France ou à l’étranger (3 260 000 en 2004).

– Les immigrés, c’est à dire toute personne née étrangère à l’étranger et résidant en France. Un étranger continue à appartenir à cette catégorie même s’il devient français. Les immi-grés étaient, en 2004, 4 310 000. Cette population immigrée ne recouvre que partiellement la population étrangère, une partie en est exclue (la population étrangère née en France).

– Les enfants d’immigrés : sont classés comme tels les enfants nés en France dont au moins un parent est un immigré. Ils ne font pas partie de la population immigrée mais certaines statistiques en font une catégorie à part (cf. « Les immigrés en France », 2005).

De ce fait la qualité d’immigré est permanente, même au niveau des sta-tistiques, puisqu’un individu continue de faire partie de la population immi-grée, même s’il devient français. De plus, les deux groupes ont des effec-tifs en commun puisque la population immigrée se compose, pour la plus grande partie, d’étrangers.

Les informations issues du nouveau recensement par échantillon ne peu-vent être totalement prises en compte car plusieurs collectes sont nécessaires pour étudier en détail la population immigrée. Toutefois les premières analyses présentées dans le volume « Les immigrés en France », publié par l’Insee en 2005, montrent qu’en 2004 4,5 millions de personnes immigrées âgées de 18 ans ou plus résidaient en France métropolitaine, soit 9,6 % de la population du même âge, contre 8,9 % en 1999. Par ailleurs, il y avait en 1999 3,26 millions d’étrangers, c’est à dire 6,6 % de la population totale, 4,31 millions d’immigrés (7,4 % de la population totale, proportion constan-te depuis 1975), dont 1,56 million de nationalité française. Ces chiffres ne tiennent évidemment pas compte des immigrés clandestins qui, par défini-tion, se dérobent à toute évaluation.

Page 15: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

14 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

3.2. Historique

Cette immigration n’est pas un phé-nomène récent puisqu’elle a débuté dès le milieu du XVIIIe siècle, alors que la France, à faible fécondité, contrastait par rapport aux autres pays européens, à natalité élevée et forte émigration. Au XIXe siècle la France comptait déjà 1 million d’immigrés (soit 3 % de sa population) venus d’Italie, de Belgique et du Maghreb. Les premiers essais de recrutements collectifs de main d’œuvre datent de 1908 et l’État inter-vient pour la première fois en 1915, pour remplacer les hommes alors au Front..

C’est en 1920 et 1921 que l’immi-gration est la plus forte. Pour compen-ser les pertes de la guerre et assurer la reconstruction, la France accueille des Italiens, des Espagnols et des Polonais. Les immigrants représentent alors 6,6 % de la population et la France est le 2e pays d’immigration au monde, après les États-Unis, le premier par rapport au nombre de ses habitants.

L’immigration s’arrête pendant la crise économique des années 30, reprend de 1936 à 1939 avec l’ap-port des républicains espagnols, pour décroître à nouveau pendant la secon-de guerre mondiale. Puis une remon-tée sensible se produit entre 1945 et 1974, pour soutenir l’économie floris-sante de la période de reconstruction : L’Office National de l’Immigration (ONI) est créé en 1946 et l’Office Fran-çais pour les Réfugiés et les Apatrides (OFRA) en 1951. En 1962 les immigrés sont proches de 3 millions, originaires principalement d’Italie, d’Algérie, mais aussi du Portugal, du Maroc, d’Afrique sub-saharienne et d’Asie du sud-est. L’année 1974 marque l’arrêt officiel de l’immigration en France, sauf pour les personnes qui peuvent bénéficier du droit d’asile ou du regroupement fami-lial. Néanmoins, en 1990, on compte 4,2 millions d’immigrés.

La population immigrée est la résultante de ces vagues successives d’immigration et chaque population qui la compose a un profil particulier dû à l’ancienneté de son installation, à la diversité de ses origines et de ses procédures d’entrée. Au cours de ces

diverses phases l’immigration s’est diversifiée et féminisée.

Comme le montre en 1996 le n° 458 de la revue Insee-Première, l’immigra-tion est venue d’abord d’Europe et d’Afrique du nord, puis d’Afrique sub-saharienne et de pays plus lointains. Les courants les plus anciens voient leurs effectifs se réduire, par décès ou naturalisation s’ils ne sont plus ali-mentés. En 1962 le premier contingent est italien (32 % de l’ensemble), puis viennent les Espagnols, les Algériens et les Polonais. Les Italiens sont restés majoritaires jusqu’en 1975, puis leurs effectifs se sont réduits, de même que les Polonais, puis les Espagnols. Ils ont été remplacés peu à peu par des Portugais, des Marocains, puis des immigrants originaires d’Afrique sub-saharienne (Sénégal) et d’Asie du sud-est (Cambodge, Laos). Dans les années 1990 les Portugais sont en tête. Puis viennent les Algériens, les Italiens, les Marocains et les personnes originaires du sud-est asiatique. Mais une majori-té des immigrés reste encore d’origine européenne.

A l’origine, il s’agissait d’une immi-gration de main d’œuvre, c’est à dire d’hommes jeunes et célibataires. En 1931 il y a 149 hommes pour 100 fem-mes. Cet écart diminue en 1936 puis, en 1974, à cause de la fin de l’immi-gration de travail et de l’institution du regroupement familial. En 1990 on compte 108 hommes pour 100 fem-mes immigrées. De plus, la pyramide des âges des populations immigrées se régularise. En 1962 elle présente un creux aux classes jeunes, jusqu’à 25 ans, et un renflement dans les âges adultes, jusqu’à 75 ans. A partir de 1990 on observe une augmentation très régulière des classes jeunes et un vieillissement, avec élargissement de la pyramide aux âges élevés. Et si la part des personnes de 25 à 54 ans reste plus importante parmi les immigrés que dans l’ensemble de la population (55 % contre 41 %), la proportion des personnes de plus de 60 ans est main-tenant comparable.

3.3. Les immigrés en France aujourd’hui

En 2004 l’Insee évalue à 4,9 millions le nombre de personnes immigrées

résidant en France métropolitaine. Elles représentent 8,1 % de la popu-lation (contre 7,4 % en 1990). Cette population, stable jusqu’en 1999, a légèrement augmenté depuis.

3.4. Origine géographique (tab. 1)

D’après les enquêtes annuelles des recensements 2004-2005 l’origine géo-graphique des immigrés est très diver-sifiée mais les pays européens restent majoritaires (Ils représentent 45 % des immigrés) suivis par l’Afrique (39,3 %) et l’Asie (12,7 %). Les personnes ori-ginaires d’Algérie, du Portugal et du Maroc dominent avec, respectivement, 13,4 %, 13,3 % et 12,1 % des immigrés. L’Italie et l’Espagne n’en représentent plus que 8,8 % et 7,4 %. La Tunisie, la Turquie, les pays du sud-est asiatique viennent loin derrière (4,7, 4 et 3,7 %). La Pologne n’est plus que résiduelle (2,3 %).

3.5. Les régions d’accueil

Les immigrés sont surtout des cita-dins (Insee-Première, n° 748, nov. 2000) et, en 2004-2005, 60 % d’entre eux rési-daient dans les trois grandes régions métropolitaines : Paris, Lyon, Marseille (dont 40 % en Ile de France, 11 % en Rhône-Alpes et 9 % en Provence-Côte d’Azur). Leur proportion est supérieu-re à la moyenne nationale en Alsace, Corse, Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon (9-10 %). Ils sont peu pré-sents dans l’ouest : Bretagne, pays de Loire, Basse-Normandie (3%).

3.6. Les conditions de travail

Le taux d’activité des immigrés est inférieur à celui du reste de la popu-lation (Insee, Enquête Emploi, 2002). En 2002 53,3 % d’entre eux avaient un emploi, ou en recherchaient un, contre 55 % des non immigrés. S’ils avaient eu la même structure par âge que ces derniers, leur taux d’activité n’aurait été que de 48,8 %. La situation est très contrastée selon le sexe, et les femmes immigrées travaillent moins que leurs homologues non immigrées (42,9 % contre 49 %). Pour les hommes, au contraire, les immigrés travaillent plus

Page 16: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

15

Marie-Noële Denis Les étrangers en France

que les non immigrés (64 % contre 61,7 %) (cf. tab. 2).

Le taux d’activité par pays d’origine montre que celui-ci est élevé quand les femmes travaillent (pour les immi-grés originaires du Portugal, d’Afrique sub-saharienne) et très bas dans le cas contraire (pour les Turcs, les Algériens et les Marocains) dont moins de la moitié des femmes sont actives. Glo-balement, en 2002, 62 % des femmes immigrées de 30 à 54 ans travaillent contre 81 % des non immigrées (cf. tab. 3).

Mais cette population dite « acti-ve » n’a pas forcément un emploi. En 2006, d’après les résultats de l’Enquête Emploi (Insee-Première, n° 1164, 2006) le taux de chômage des immigrés âgés de 15 ans et plus, était double de celui de la population non immigrée (16,5 % contre 8,2 %), et l’écart évidemment plus élevé pour les femmes (17,9 % contre 9 %) que pour les hommes (13,7 % contre 7,6 %).

La répartition par catégorie socio-professionnelle leur est aussi peu favorable (tableau 4 – Insee, Enquê-te-Emploi du 1er et du 4e trimestres 2006). Les femmes sont en majori-té employées (58 %) et les hommes ouvriers (45 %). En termes de secteurs d’activités, ils sont majoritaires dans le tertiaire (74 %), les hommes dans le commerce, les réparations (13 %) et les services aux entreprises (18 %), et les femmes dans les services aux par-ticuliers (24 %), l’éducation, la santé et l’action sociale (22 %). Il faut noter aussi l’importance de la main d’œuvre masculine dans la construction (18 %) et l’industrie (16 %), alors que les fem-mes en sont quasiment absentes (cf. tab. 5).

3.7. La famille

Depuis l’arrêt de l’immigration en 1974, sauf pour regroupement familial, les couples avec enfants sont de plus en plus nombreux. Mais ces familles immigrées continuent à se distinguer par certaines caractéristiques (Insee, recensement de la population 1999 mis à jour en 2004). En 2004, l’indice conjoncturel de fécondité révèle que la fécondité des femmes immigrées est plus élevée que celle de l’ensemble

Tableau 1- Répartition en % des immigrés selon leur origine géo-graphique (lieu de naissance) en 1999

Par continent :

Europe 45,0

Afrique 39,3

Asie 12,7

Amérique, Océanie 3,0

Par pays :

Algérie 13,4

Portugal 13,3

Maroc 12,1

Italie 8,8

Espagne 7,4

Tunisie 4,7

Turquie 4,0 (dont 13 % en Alsace)

Cambodge, Laos, Vietnam 3,7

Pologne 2,3Source : Insee, Les immigrés en France.

Tableau 2- Taux d’activité par sexe et par âge en 2002.

non-immigrés immigrés

Hommes : ensemble 61,7 64,0

15-24 ans 33,8 32,8

25-39 95,1 88,0

40-49 95,3 93,4

50-59 80,6 80,8

60 ans et + 5,0 10,1

Femmes :

ensemble 49,0 42,9

15-24 ans 26,6 23,3

25-39 21,0 58,7

40-49 83,2 64,8

50-59 66,5 52,9

60 ans et + 3,6 4,7Source : Insee, Les immigrés en France.

Tableau 3- Taux d’activité des immigrés de 30 à 54 ans selon le sexe et le pays d’origine en 2002.

Pays ensemble hommes femmes

Portugal 88 96 79

Espagne 85 - -

Italie 80 - -

Afrique Sub-saharienne 80 93 68

Maroc 68 90 45

Tunisie 73 - -

Algérie 65 85 48

Turquie 64 87 37

Ensemble des immigrés 76 91 62

Non-immigrés 88 95 81Source : Insee, Les immigrés en France.

Page 17: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

16 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

de la population (2,4 contre 1,7). Sauf pour les anciennes immigrées euro-péennes originaires d’Espagne (1,8) et d’Italie (1,6), toutes ont un indice de fécondité supérieur à 2 : Portugal 2,4 ; Turquie 2,8 ; Algérie, Maroc, Tunisie et autres pays d’Afrique 2,8 ; sud-est asiatique 2.

Les types de ménages représentés sont proches de ceux de l’ensemble des ménages (Insee, recensement de la population 1999). Mais les immigrés sont plus souvent célibataires (32 % contre 30,9 %) ou en familles monopa-rentales (12,3 % contre 8 %) et moins souvent en couple (52,8 % contre 58,9 %) que l’ensemble des ménages de la France métropolitaine. Le sta-tut d’occupation de leur logement les distingue aussi. En 2002 ils sont plus souvent locataires (56 % contre 36,4 %) et moins souvent propriétaires que les non immigrés, avec un important pourcentage de situations précaires (8,6 % d’entre eux habitant des loge-ments gratuits ou des meublés).

4. Les immigrés en Alsace

n

Nous avons déjà remarqué précé-demment que l’Alsace était l’une des régions françaises qui comptait le plus d’immigrés (5ème rang en 1999 ; 8,5 % de sa population. Insee, Chiffres pour l’Alsace, n° 30, déc. 2005), avec des spécificités, comme la présence d’une forte communauté turque. Leur aug-mentation, au début des années 30, est due à l’arrivée des Polonais dans les mines de potasse, mais elle fut sur-tout sensible après 1945. En 1974 les restrictions touchent peu l’Alsace qui a besoin de main d’œuvre, et le flux migratoire dépasse la moyenne fran-çaise en 1975.

4.1. Leurs origines

Plus l’immigration est récente et plus l’éventail des nationalités s’élargit (Insee, Chiffres pour l’Alsace, n° 30, déc. 2005). Dans les années 1950 les Italiens, les Suisses et les Allemands dominent du fait de leur proximité géographique, ainsi que les Algériens pour qui les formalités administra-

tives sont réduites. Dans les années 1970 les Espagnols, les Portugais et les Turcs sont majoritaires. Au milieu des années 1990 apparaissent les Euro-péens de l’est et les immigrés originai-res d’Afrique sub-saharienne. En 1999 la moitié des immigrés est d’origine européenne, dont de nombreux Alle-mands, avec des populations originai-res du Maghreb (22 %) et de Turquie (15 %).

4.2. Caractéristiques démographiques

D’abord masculine, cette immi-gration s’est féminisée par le biais du regroupement familial (Insee, Chif-fres pour l’Alsace, n° 30, déc. 2005). En 1990 elle comprenait encore 55 %

d’hommes, mais en 1999 les deux sexes étaient à égalité. Des disparités existent encore selon les pays d’origine : Les femmes originaires de Suisse ou d’Al-lemagne sont plus nombreuses que les hommes du fait que les couples mixtes s’établissent le plus souvent dans le pays de l’homme. Les hom-mes, par contre, restent majoritaires pour le groupe des Algériens et des Tunisiens.

Les immigrés en Alsace sont plus jeunes que la population immigrée nationale (Insee, Chiffres pour l’Alsace, n° 30, déc. 2005) : 34 % d’entre eux ont moins de 35 ans (contre 29 % pour l’ensemble de la métropole) et les 2/3 moins de 50 ans. 17 % seulement ont plus de 60 ans : 15 % dans le Bas-Rhin,

Tableau 4- Répartition des immigrés actifs occupés de 15 ans et plus selon la catégorie socioprofessionnelle en 2006.

Catégories socio-prof hommes femmes ensemble

agriculteurs exploitants 1 0 1

artisans, commerçants, chefs d’entreprises 12 4 9

cadres, prof. Intellectuelles sup. 13 8 11

prof. intermédiaires 14 14 14

employés 15 58 34

ouvriers 45 15 32Source : Insee, La France en faits et en chiffres.

Tableau 5- Répartition des immigrés actifs occupés selon le sexe et les principaux secteurs d’activité en 2006 (en %).

Secteurs d’activité hommes femmes ensemble

industrie 16 8 13

construction 19 1 18

tertiaire 62 89 74

Dont : commerce, réparations 13 12 13

services aux entreprises 18 16 17

services aux particuliers 10 24 16

éducation, santé, action sociale 7 22 13Source : Insee, La France en faits et en chiffres.

Tableau 6- Actifs immigrés (sauf Allemands et Suisses) de 15-65 ans ayant un emploi par zone d’emploi en 1999 (en %)

Zones d’emploi Taux de chômage Taux d’ouvriers Taux d’activité fém.

Strasbourg 20,4 42,3 53,7

Haguenau Niederbronn 15,1 66,5 49,4

Mulhouse 19,7 57,7 50,4

Colmar Neuf-Brisach 16,1 53,3 57,3Source : Insee, Chiffres pour l’Alsace, n° 30, déc. 2005.

Page 18: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

17

Marie-Noële Denis Les étrangers en France

13 % à Molsheim (des Turcs pour la plupart), mais 27 % dans les zones d’emploi de Thann et de Guebwiller où résident de nombreux immigrés originaires d’Italie.

4.3. Localisation géographique

Le recensement de 1999 permet de constater que, si ces immigrés se concentrent dans certaines grandes communes, ils sont aussi dispersés sur l’ensemble du territoire. Dans le Haut-Rhin, la population de Mulhou-se comprend 15 % d’immigrés, celle de Colmar plus de 10 %, de même qu’une dizaine de communes autour de Mul-house, Guebwiller et Saint Louis. Dans le Bas-Rhin, Strasbourg compte 14 % de population immigrée et celle-ci ne dépasse 10 % que dans quelques locali-tés autour d la capitale régionale. Entre 1990 et 1999 l’attraction de Strasbourg a augmenté, celle de Guebwiller et de Colmar diminué.

4.4. Activités

Si l’on exclut les Allemands et les Suisses qui sont souvent des tra-vailleurs frontaliers, en 1999, 52 % des immigrés de 15 à 65 ans ayant un emploi sont des ouvriers, 67 % dans les zones industrielles de Haguenau et de Sélestat, 42,3 % dans la zone d’em-ploi de Strasbourg (tableau 6 – Insee, recensement de 1999). Les immigrés se distinguent aussi par un fort taux de chômage dans les zones d’emploi de Strasbourg et de Mulhouse (20,4 % et 19,6 %) et dans celles de Thann et de Saverne (18 %), moins important à Haguenau, Niederbronn (15,1 %) et Colmar Neuf-Brisach (16,1 %). Les Turc et les Maghrébins sont les plus touchés. Mais ce taux de chômage reste globalement comparable à celui de la France métropolitaine (15,5 %).

Conclusion n

La présence des étrangers en France est le résultat d’une longue histoire où les touristes et les étudiants repré-sentent la face la plus prestigieuse. Au revers, il faut compter avec ce que l’on appelle « la population immigrée » qui représentait en 2004 4 310 000 indivi-dus, c’est à dire 7,4 % de la population métropolitaine. Venus d’horizons de plus en plus lointains, ils restent néan-moins majoritairement d’origine euro-péenne, Portugais et Italiens. Viennent ensuite les Algériens et les Marocains, puis les personnes originaires du sud-est asiatique.

L’arrêt de l’immigration de main d’œuvre en 1974, et les nécessités du regroupement familial, ont entraîné la féminisation de cette population et son rajeunissement. Les familles sont plus nombreuses et la fécondité des femmes plus élevée que celle de l’en-semble de la population. Mais leurs conditions de travail restent difficiles, dans les emplois les moins valorisés, et le chômage plus élevé que pour la population non immigrée.

L’Alsace est l’une des régions fran-çaises qui a accueilli le plus d’immigrés depuis les Polonais dans les mines de potasse après la Première guerre mon-diale. Ils se distinguent par leur forte concentration dans les trois grandes villes de Strasbourg, Mulhouse et Col-mar, mais aussi par leur dispersion sur tout le territoire. La présence d’une importante communauté turque, via l’Allemagne, constitue aussi une par-ticularité régionale.

Puisse ce bilan qui se veut objectif, dans la limite des statistiques officiel-les, faire un sort définitif à quelques idées reçues. En 2004, les immigrés, bien qu’en hausse constante depuis 1990 (où ils constituaient 7,4 % de la population) ne représentaient encore que 8,1 % de l’ensemble des habitants résidant en France métropolitaine. En 1999 36 % d’entre eux avaient acquis la nationalité française, témoignant ainsi d’une forte volonté d’intégration.

Bibliographie

Boëldieu Julien, Borrel Catherine, « La population d’immigrés est stable depuis 25 ans », Insee-Première, n° 748, nov. 2000.

Borrel Catherine, « Enquêtes annuelles de recen-sement 2004 et 2005. Près de 5 millions d’im-migrés à la mi 2004 », Insee-Première, n° 1098, août 2006.

Daguet Fabienne et Thave Suzanne, « La popula-tion immigrée. Le résultat d’une longue his-toire », Insee-Première, n° 458, juin 1996.

Denis Marie-Noële, « Les étrangers dans la popula-tion française depuis la Première guerre mon-diale », Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, n° 24, 1997.

Fabre Jérôme et Tomasini Magda, « Les étudiants étrangers en France et français à l’étranger », INSEE, « Données Sociales – La société fran-çaise », éd. 2006.

Mauco Georges, « Les étrangers en France », Paris, A. Colin, 1932.

Millet Robert, « Tros millions d’étrangers en Fran-ce », Paris, Librairie Médicis, 1938.

Morel-Chevillet Robert, « Immigrer en Alsace, Chiffres pour l’Alsace, n° 30, déc. 2005.

Noiriel Gérard, « L’histoire de l’immigration en France. Note sur un enjeu », Actes de la Recher-che en Sciences Sociales, n° 54, sept. 1984.

Tribalat Michèle (dir.), « Cent ans d’immigra-tion, étrangers d’hier, Français d’aujourd’hui », Travaux et documents, cahier n° 131, Paris, INED-PUF, 1991.

INSEE, « Les immigrés en France », coll. « Référen-ces », éd. 2005.

INSEE, « La France en faits et en chiffres », éd. 2006, 2007, 2008.

INSEE, « En haute saison touristique, la population présente double dans certains départements », Insee-Première, N° 1050, nov. 2005.

INSEE, « Résidences secondaires des étrangers », Économie lorraine, avril 2006.

Page 19: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

Figures contemporaines de « l’étranger » à strasbourg

e n ce qui concerne les statisti-ciens de l’Institut National de la Statistique et des Études Éco-

nomiques, les choses sont claires. Un ‘immigré’ est une personne résidant en France, née étrangère dans un pays étranger. Ce double critère est immuable jusqu’à la fin de la vie de la personne. En 1999 lors du dernier recensement en date de l’INSEE, l’Al-sace en compte 147 871. Un ‘étranger’ est une personne résidant en France et n’ayant pas la nationalité françai-se. La région en rassemble la même année 126 799 (103 365 étrangers nés à l’étranger (+) 23 434 étrangers nés en France et qui pourront à l’âge de 18 ans demander à devenir français). Il apparaît également que tout ‘immi-gré’ n’est pas ‘étranger’, puisqu’il peut acquérir la nationalité française, comme c’est le cas en Alsace, pour 44 506 Français par acquisition nés à l’étranger. A cette représentation statistique et objective des étrangers, certains sociologues en opposent une autre basée sur la construction plus subjective du portrait d’un individu, d’un ‘type’ au caractère exemplaire. (Ce type, provient d’une sélection, d’une exagération et d’un processus

radical d’abstraction, c’est-à-dire qu’il n’est ni une hypothèse suscep-tible d’être vérifiée ni une représenta-tion moyenne de la réalité)1. Ce ‘type’ doit cependant pouvoir s’incarner, aux yeux de tout un chacun, selon le sociologue Alfred Schütz, dans l’expé-rience quotidienne et tout à fait cou-rante de nos existences. Dans ce que Schütz appelle : « la Mitwelt, cette frac-tion du ‘monde de la vie’ (Lebenswelt) qui regroupe nos contemporains, à l’exclusion de nos partenaires inti-mes (regroupés dans l’Umwelt) »2. En d’autres termes, ce ou ces ‘types’ sont généralement connus de nous préala-blement et font partie d’un répertoire que nous avons acquis par éducation et socialisation.

A ce titre et depuis la parution du texte les Digressions sur l’étranger3 de Georg Simmel en 1908, le statut de ‘l’étranger’ n’est plus uniquement lié à la nationalité. Il n’est d’ailleurs pas plus ce personnage qu’on a sou-vent décrit dans le passé, comme un «…voyageur qui arrive un jour et repart le lendemain, mais plutôt la personne arrivée aujourd’hui et qui restera demain, le voyageur poten-tiel en quelque sorte : bien qu’il n’ait

pas poursuivi son chemin, il n’a pas tout à fait abandonné la liberté d’al-ler et de venir. Il est attaché à un groupe ‘spatialement’ déterminé ou à un groupe dont les limites évoquent des limites spatiales, mais sa position dans le groupe est essentiellement déterminée par le fait qu’il ne fait pas partie de ce groupe depuis le début, qu’il y a introduit des caractéristiques qui ne lui sont pas propres et qui ne peuvent pas l’être »4. Or, à l’heure actuelle, le cosmopolitisme des villes contemporaines ne permet plus de présager de visu de la nationalité du quidam comme français, étranger ou immigré… Un terme, ‘immigré’, qui fait lui aussi communément « réfé-rence à l’apparence physique, à la cou-leur de la peau, tout comme au statut social, au mode de vie supposé, voire à la crainte qu’inspire quelqu’un. Un diplomate, un membre du Conseil de l’Europe ou un banquier étranger n’est pas considéré comme ‘immigré’ alors que des enfants de travailleurs immi-grés, nés en France et de nationalité française, sont couramment qualifiés d’immigrés même s’ils ne sont nul-lement ‘venus de l’étranger’ »5. Dès

18

laurent MullerMaître de conférences en sociologieUniversité de Strasbourg Laboratoire Cultures et sociétés en Europe (CNRS/UdS) <[email protected]>

Page 20: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

19

Laurent Muller Figures contemporaines de « l’étranger » à Strasbourg

lors, tout est donc bien affaire, ici, de représentations sociales.

C’est à ce titre que cet article a pour objet, à partir d’observations empiriques effectuées à Strasbourg, de brosser le portrait de ‘l’étranger’ contemporain. Un projet dont la trame théorique s’inspire très librement des travaux du sociologue Georg Simmel en la matière. Il s’agit en l’occurrence de la figure du Juif comme victime de l’antisémitisme à travers les siècles, de celle du commerçant étranger, de l’élu issu de l’immigration, du jeune Beur ainsi que de la musulmane voilée. Cinq ‘types’ contemporains ayant pour dénominateur commun d’incarner, selon Georg Simmel, une unité rela-tionnelle entre distance et proximité. Une unité dans la relation à l’autre qui « s’organise [en fait] en une constel-lation dont la formule la plus brève serait celle-ci : la distance à l’intérieur de la relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie que le lointain est proche. Car le fait d’être étranger est naturelle-ment une relation tout à fait positive, une forme particulière d’interaction »6. Ici, ‘l’étranger’, le Français stigmatisé en raison de sa confession juive, l’élu maghrébin, l’épicier arabe, le jeune banlieusard ainsi que la musulmane portant le hijâb sont, chacun à leur manière, « un élément du groupe lui-même, tout comme le pauvre, et les divers ‘ennemis de l’intérieur’, un élément dont la position interne et l’appartenance impliquent tout à la fois l’extériorité et l’opposition »7. Dif-férents portraits auxquels, il est pos-sible d’associer celui du ‘demandeur d’asile’. Un homme, une femme, qui n’est pas encore un réfugié tant que la procédure de reconnaissance n’est pas achevée et qui n’a dès lors pour seule ‘arme’ que le principe de sa bonne foi, plus connu sous sa forme pénale comme présomption d’innocence. Un dernier ‘type’ qui nous a également été inspiré par le remarquable et toujours très actuel travail de Georg Simmel sur ‘l’étranger’. Pour le sociologue Robert A. Nisbet, auteur de La tradition socio-logique, « Simmel est (…) à bien des égards celui des grands sociologues chez lequel l’imagination et l’intuition jouent le plus grand rôle. Ce qu’il y a

de ‘merveilleux’ chez Simmel, c’est la tension entre les aspects concrets et esthétiques d’une part, et d’autre part les aspects généraux et philosophiques que renferme toujours une grande œuvre. (…) Supprimez la dimension artistique de son analyse de l’étran-ger (…) et vous aurez supprimé tout ce qui donne vie à son oeuvre »8.

Les Juifs victimes de l’antisémitisme

n

En premier lieu, ‘l’étranger’ défini par G. Simmel est associé aux ‘Juifs’. Une population dont l’auteur des Digressions sur l’étranger nous dit en substance qu’au Moyen Age, « …alors que, pour un citoyen chrétien, le Beede, l’impôt, variait avec la fortune, il était fixé une fois pour toute et pour chaque Juif. Cette uniformité devant l’impôt se fondait sur le principe que le statut du Juif était d’être juif et ne com-portait aucun objectif individuel. Tout autre citoyen possédait une quantité particulière de biens, et l’impôt suivait ces variations. Mais, comme contri-buable, le Juif était avant tout un Juif, et sa situation fiscale comportait un invariant »9.

En Alsace, à l’époque médiévale, « dans les plus anciennes communautés juives (…) on trouve à côté des familles originaire d’Allemagne d’autres qui viennent de France ou d’Italie et que l’on surnomme les Welschs ou Walchs (…) des Juifs d’Alsace [faisant] partie d’une entité mal définie qui, par-delà les frontières géographiques et historiques mouvantes, les unissait aux Juifs du Palatinat, du pays de Bade et de Hesse ». Mais les Juifs, en dépit de leurs origines, sont en 1349 à Stras-bourg accusés à tort et punis collec-tivement pour avoir empoisonné des puits… Ils sont alors obligés, afin de fuir les autodafés, de gagner les cam-pagnes alsaciennes à moins de devoir s’enfuir jusqu’en Pologne où régnait alors Casimir le Grand10. Dès lors et durant des siècles, jusqu’à la veille de la Révolution française, « les Juifs d’Al-sace avaient rencontré de nombreux obstacles pour se faire admettre au rang de la bourgeoisie et pour acquérir une certaine ‘respectabilité’. (…) [Au

point que] le judaïsme d’Alsace consti-tuait, à l’exception d’une mince couche de notables, une population misérable reléguée au bas de l’échelle sociale »11. Une population juive devenue alle-mande après 1870 et accueillant, à l’époque, bien mieux dans les cam-pagnes qu’en ville des coreligionnai-res désargentés fuyant à leur tour les pogromes en Europe orientale.

En effet, toujours selon Freddy Raphaël : « à l’exception de quelques familles exemplaires, les notables insufflèrent, tant au Consistoire qu’à la communauté de Strasbourg, un esprit résolument hostile au judaïsme dit ‘polonais’. Ces Juifs d’Europe orientale (…) étaient trop voyants ; ils apparu-rent précisément à l’époque où les Juifs autochtones s’efforçaient d’être alsa-ciens dans la rue, c’est-à-dire de mimer les non-Juifs, d’imiter leur genre de vie et leur langue : on parle alors de moins en moins le judéo-alsacien et on envoie les filles apprendre le français dans une pension à Nancy ou chez une tante à Paris »12. Quand aux plus pauvres de la ‘communauté’, poursuit-il, « …leurs réactions furent typiquement celle du prolétariat confronté à un sous-pro-létariat qu’il peut mépriser en toute bonne conscience et qu’il accable de son dégoût afin d’assurer sa propre valorisation »13. En 1894, si l’affaire Dreyfus a quelque peu ébranlé la foi de la population juive d’Alsace en la mère-patrie, la haine de l’occupant allemand restaura la confiance ainsi qu’un patriotisme farouche. En tout cas, « en 1914, le ‘délire’ patriotique s’empara des Juifs lorrains et de ceux d’Alsace qui avaient réussi à rejoindre l’armée française »14.

Ainsi en ce début de XXe siècle comme durant toute la période de l’entre-deux-guerres, les Juifs d’Alsace et ceux venus d’ailleurs partagent les valeurs républicaines qui permettent aux différentes composantes du pays de vivre ensemble sur un socle de nor-mes partagées. Au début des années trente, « à la montée du nazisme, lors-que les Juifs affluèrent d’Allemagne, la communauté alsacienne ne fit [à nouveau] pas beaucoup d’efforts pour les aider. (…) En ville, c’est la muni-cipalité Strasbourgeoise qui s’occupe d’eux… »15. La Seconde Guerre mon-

Page 21: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

20 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

diale fait alors du Juif alsacien un paria voué à l’errance. « Cet exilé est préci-pité dans une histoire qui le dépasse et qui lui fait prendre conscience, bruta-lement, de la communauté de destin qui le lie aux Juifs ‘étrangers’ jetés avec lui sur les routes de l’exil. (…) Les survivants [hommes, femmes et enfants]16 – un dixième de la commu-nauté juive de Strasbourg périt sur les routes de l’exil, dans les camps et dans les maquis – eurent du mal à retrouver une place dans une Alsace qui décou-vrait avec frayeur la véritable dimen-sion du génocide… ». Après guerre, alors que les Juifs d’Alsace avaient été incapables de comprendre et d’admet-tre dans leur diversité leurs frères chas-sés d’Europe de l’Est puis d’Allemagne, ils surent, à partir de la fin des années 50, accueillir décemment les réfugiés des pays du Maghreb17.

Aujourd’hui, précise enfin le socio-logue Michel Wieviorka : « l’identité juive, à Strasbourg, est pluraliste, tra-versée par des lignes de clivage qui sont les unes celles de la société fran-çaise, droite/gauche par exemple, et d’autres plus circonstanciées. Elle n’est pas pour autant éclatée, et ses mem-bres insistent plutôt sur sa capacité à absorber ou gérer les différences, surtout en situation de péril »18. Or, depuis le tournant de l’an 2000, expli-que-t-il encore, une crainte perceptible s’est emparée d’elle. La peur liée à la résurgence de l’antisémitisme touche chaque individu en particulier et la communauté en tant que telle, qu’elle tend à souder. Les profanations de cimetière, comme des ‘caillassages’ ou tentatives d’incendie de synagogues… s’avèrent en effet d’autant plus inquié-tants que les causes et les auteurs sont laissés à la libre interprétation de cha-cun. Une population qui, bien que dispersée dans l’ensemble de la com-munauté urbaine, trouve cependant une visibilité religieuse dans ce qui est considéré comme le quartier juif de la ville (approximativement délimité par le triangle que constituent le boulevard Clemenceau, l’avenue des Vosges et l’avenue de la Paix), où se trouvent lieux de culte et centre associatif, le Consistoire israélite du Bas-Rhin, et des écoles confessionnelles.

Le commerçant étranger

n

Parmi les différentes ‘formes’ urbai-nes et contemporaines de l’altérité pré-sentées, nous avons choisi d’évoquer en second lieu celle qui concerne la multiplication de commerces dont les enseignes à consonance étrangère fleurissent à Strasbourg depuis ces vingt dernières années. Une visibi-lité commerciale dont le sujet a, cela dit, déjà fait l’objet, en ce qui nous concerne, d’un précédant travail de recherche intitulé : La création d’en-treprise par les immigrés19. Dans cet ouvrage collectif nous avions évoqué la figure du ‘commerçant’ développé par G. Simmel dans son texte Digressions sur l’étranger. L’auteur y souligne le fait que : « toute l’histoire économique montre que l’étranger fait partout son apparition comme commerçant, et le commerçant comme étranger. (…) Le commerce peut toujours absorber plus d’hommes que la production primaire et, en ce sens, c’est le secteur le plus favorable à l’étranger qui se considère lui-même, pour ainsi dire, comme en surnombre dans un groupe où toutes les positions économiques sont déjà tenues »20. De fait, en Alsace depuis le début du XXe siècle, comme le sou-ligne l’historien Michel Hau : « une partie des immigrés voit dans l’activité entrepreneuriale une solution pour s’installer et subsister en France. Ils créent d’abord des entreprises dans les secteurs délaissés par les populations d’accueil : habillement et confection entre les deux guerres, artisanat du bâtiment puis épicerie, alimentation et restauration. A présent, les petites épiceries turques sont innombrables à Strasbourg »21. Une visibilité entre-preneuriale de l’étranger dont il est important de prendre acte tout en soulignant son apport considérable en matière de dynamisme économique pour la ville de Strasbourg.

En constituant un dossier de créa-tion d’entreprise, certains immigrés font preuve d’une capacité à assimiler des principes législatifs et financiers tout en surmontant des démarches administratives auxquelles ils sont rarement préparés. Dans bien des

cas, la création d’entreprise génère au minimum une réduction des difficul-tés de compréhension et d’expression linguistiques. L’insertion par l’écono-mique, favorisée le plus souvent par une entraide familiale, permet en outre un surcroît d’insertion sociale au sein du quartier. Dès lors, selon G. Simmel, « réduit au commerce intermédiaire (…), il [le commerçant étranger] en acquiert la caractéristique spécifique : la mobilité. Si la mobilité s’introduit dans un groupe fermé, elle entraîne avec elle cette synthèse de proximité et de distance qui constitue la posi-tion formelle de l’étranger »22. Au niveau de l’individu, cet engagement risqué peut également renforcer un sentiment d’appartenance à la ville et pour certains à la France, sans se sentir nécessairement intégré pour autant. La réussite du commerce peut en l’occur-rence réactiver, chez certains voisins et concurrents, des mécanismes allant du ressentiment à la xénophobie. Mais si le cheminement économique couronné de succès perdure, il peut aussi aboutir, pour les membres de la famille, à un reclassement social.

Cependant, les processus d’assi-milation de certaines de ces familles immigrées à la catégorie des petits commerçants prospères n’affaiblis-sent pas pour autant l’attachement de l’entrepreneur à ses origines. Le nom, l’enseigne et la décoration du maga-sin en sont d’ailleurs les meilleures illustrations. Cette position d’intermé-diaire consistant à être à la fois d’ici et de là-bas s’avère alors ambiguë. Situé à la limite de la définition des concepts d’assimilation, d’intégration et d’in-sertion, le commerçant étranger s’ins-crit à l’interface entre deux mondes. Sachant mobiliser, pour des raisons économiques, des réseaux d’approvi-sionnement proches ou lointains, il est la source de nouvelles dynami-ques commerciales et relationnelles. En d’autres termes, il est bien partagé à la fois entre l’attrait des fruits de la croissance générés par la mondiali-sation et le refus de toute uniformi-sation. Son enseigne à connotation exotique est tout autant un gagne-pain que l’expression d’une identité singulière revendiquée. Dès lors, elle fait de lui un ‘sujet’ inscrit au cœur de

Page 22: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

21

Laurent Muller Figures contemporaines de « l’étranger » à Strasbourg

la modernité. « Etre sujet », en effet, selon Michel Wieviorka, « c’est à pré-sent parvenir à être encore davantage acteur de sa propre existence. C’est cette capacité de mettre en relation et de concilier, à l’échelle d’une personne et non plus de manière collective, deux registres antagonistes, à savoir celui de sa participation à la consommation et au marché mis en parallèle avec son ou ses identités culturelles, son vécu, ses croyances et sa subjectivité »23.

Les élu(e)s issu(e)s de l’immigration

n

Le point de départ à cette troisième partie a pour origine le constat en 2007 de la quasi absence de personnes issues de l’immigration maghrébine au sein des trois instances de politique loca-le siégeant à Strasbourg, que sont le Conseil Régional, le Conseil Géné-ral du Bas-Rhin ainsi que le Conseil Municipal de la ville. Placée sous la responsabilité de M. Adrien Zeller, la région Alsace compte 47 conseillers régionaux, parmi lesquels on peut compter presque autant de femmes (22) que d’hommes (25). Mme Dja-mila Sonzongni est la seule à avoir un prénom à consonance maghrébine au sein de ce cénacle24. Le Conseil Général du Bas-Rhin, orchestré par M. Philippe Richert, est constitué de 44 élus (3 femmes et 41 hommes) dont les noms et prénoms ne laissent en rien présager d’un quelconque lien avec le monde méditerranéen25. Enfin, dirigé par Mme Fabienne Keller, le Conseil municipal de Strasbourg compte 17 adjoints (8 hommes et 9 femmes) dont Mme Djamila Azrou ainsi que 47 conseillers municipaux dont l’ori-gine nationale semble très similaire à celle des membres des deux conseils précédemment cités26. Il s’agit donc d’un espace politique local fort peu représenté dans son ensemble par des élus issus des immigrations les plus récentes.

Une absence pouvant conduire une partie de l’électorat français issu de l’immigration soit vers l’abstention soit vers des partis politiques à voca-tion plus communautaire. La consti-tution à Strasbourg en 1997 du Parti

des Musulmans de France (P.M.F.), à l’initiative de M. Mohamed Latrè-che, n’en serait alors qu’une première illustration. Une expression politique de la visibilité des populations issues de l’immigration que G. Simmel aurai pu qualifier ‘d’objective’ en raison de la situation d’apparente indépendance politique qu’elle procure. En l’occur-rence, « l’homme ‘objectif’ n’est rete-nu par aucune espèce d’engagement susceptible de le faire préjuger de ce qu’il perçoit, de ce qu’il comprend, ou de son évaluation du donné »27. En fait, nous formulons ici l’hypothèse selon laquelle c’est en conséquence à un profond sentiment de ségréga-tion politique que la constitution du P.M.F. confère à son dirigeant comme à ses électeurs un statut de ‘juge’, placé au-dessus des partis, et s’arroge ponc-tuellement le droit d’instruire le procès d’une société occidentale qui les rejet-terait. Pour preuve, le défilé organisé le 11 février 2006 à Strasbourg par M. Latrèche a mobilisé entre 2 000 et 2 500 personnes protestant contre la publication par plusieurs journaux européens de caricatures du Prophète de l’islam, Mahomet28.

Cependant, le développement des idées des leaders du P.M.F., Alsace d’Abord, et autre Front National… ne témoigne pas pour autant, de notre point de vue, d’une société fragmen-tée, selon le titre alarmiste de l’un des derniers ouvrages de Michel Wievior-ka29. Nous partons en effet de l’idée selon laquelle notre société n’a pas à choisir entre le modèle intégrateur de la République inspiré d’un universa-lisme aussi abstrait qu’inadapté et un multiculturalisme qui n’additionnerait qu’une succession de communautés aux identités tranchées : Alsaciens, musulmans… Il est cependant indé-niable que « l’une des difficultés de l’intégration procède sans doute d’une conception qui tend à considérer comme hors de la société et de ses débats, des hommes et des femmes qui ont vocation aussi à apporter leur contribution au changement social. Dès lors et dans l’hypothèse que nous a léguée notre histoire républicaine, la nation qui a accompagné la consti-tution de nos vieux Etats n’est plus un horizon indépassable, lorsque les

territoires et les cultures se recom-posent. C’est pourquoi ‘étranger’ et citoyen, c’est non seulement possible mais aussi nécessaire »30. Il est a ce titre particulièrement intéressant et surtout encourageant de constater que mis à part les listes des partis d’extrême droi-te : Alsace d’abord etc. tous les autres candidats aux élections municipales de 2008 à Strasbourg se sont entourés de concitoyens issus de la diversité. Une visibilité en politique qui n’avait été jusqu’alors que concédée avec parci-monie et qui s’avère à présent conquise dans l’espace du pouvoir municipal31 comme dans différentes autres sphères d’activités sociales et économiques…

La « Beurgeoisie » et les jeunes de banlieue

n

En matière de visibilité conquise et pour tous ces jeunes et moins jeunes issus de l’immigration, nous formu-lons l’hypothèse selon laquelle, les représentations sociales, sont en défi-nitive très largement tributaires du statut économique effectif de chacun d’entre eux et par conséquent du sen-timent de distance ou de proximité sociale qu’ils inspirent. Il y a quinze ou vingt ans encore, « ‘Mohamed’, infirmier dans une clinique psychia-trique, ou ‘Khadidja’, institutrice dans une école primaire symbolisaient le succès de l’intégration à la française, les ‘Maghrébins qui réussissent’ »32. Aujourd’hui, ils incarnent la classe moyenne beur. La ‘beurgeoisie’ (néo-logisme issu de la contraction de ‘Beur’ et de bourgeoisie), une population jeune et dynamique en train d’émerger dans les catégories socioprofessionnel-les dites supérieures (les CSP+). Tous sont nés en France ou y ont passé la plus grande partie de leur vie. De fait, bon nombre de nos concitoyens ne remarquent souvent plus à présent que le médecin qui les ausculte aux urgen-ces est d’origine maghrébine, tout comme le chef de rang de la brasserie où ils ont leurs habitudes, ou encore le professeur d’économie de leur fils aîné… qui, aux côtés d’autres jeunes diplômés et salariés strasbourgeois, habitent toujours, pour certains d’en-tre eux, dans un quartier périphérique

Page 23: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

22 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

alors que d’autres accèdent à des loge-ments en centre ville. La majorité de ces Beurs, ces Français nés de parents algériens, marocains ou tunisiens se sont au quotidien véritablement ‘fon-dus’ dans la masse indistincte du peu-ple français. Ils se sont ‘invisibilisés’ en raison de leurs formations et diplômes comme de leur intégration économi-que et sociale. Mais tout à l’inverse une minorité de jeunes, issus de l’im-migration ou non, habitant les quar-tiers les plus populaires ont été rendus bien visibles par la ‘surmédiatisation’ accordée aux phénomènes de violence dans ces espaces discrédités.

En effet, toutes ces images télévisées de bus et de voitures brûlées comme d’affrontements avec la police partici-pent à un amalgame mental associant à présent le mot de ‘jeunesse’ à ceux ‘d’is-sue de l’immigration’ sous-entendue comme étant ‘violente’ et ‘dangereuse’. Ces actes de violence parfois extrême pouvant être considérés comme autant de formes d’autodestruction sociale contribuent à l’élaboration mentale d’un autre type d’étrangeté excluant ces casseurs, et par là même tous les jeunes de ces quartiers, de la commu-nauté nationale. Dès lors, la visibilité sociale de ‘l’étranger’ selon la défini-tion de G. Simmel en tant qu’« ennemi de l’intérieur »33 ne caractérise plus les jeunes de banlieue en fonction de l’origine supposée de leurs parents mais bien de leur lieu de résidence. Des ‘Barbares’ dont le sabir de ban-lieue serait d’ailleurs devenu incom-préhensible. Des jeunes enfin nés dans les quartiers de Strasbourg ou de Mulhouse qui savent qu’ils sont fran-çais et européens, mais qui, selon le sociologue Driss Ajbali : « savent mal-heureusement mieux encore qu’ils ne seront jamais alsaciens »34. C’est alors, d’après G. Simmel, « le cas typique du rapport des Grecs aux Barbares, mais c’est le cas aussi à chaque fois que ce sont précisément les attributs géné-raux, ceux que l’on prête à l’espèce ou à l’humanité, que l’on refuse aux autres. Mais alors ce terme d’étranger n’a plus aucun sens positif : le rapport à l’étranger devient un non-rapport »35. A Strasbourg, dans la nuit du nouvel an 2007/2008, 51 véhicules ont été incendiés alors que 47 arrestations ont

été effectuées. « Sur l’ensemble de ces procédures, trente concernent des faits de violence urbaine. Dix-huit mis en cause sont majeurs »36.

Ces quartiers périphériques se sont déjà embrasés de manière spectaculai-re à Strasbourg, comme dans d’autres grandes villes en France, à la fin de l’année 2005. Des incendies volontai-res qui ont provoqués la destruction de crèches, d’établissements scolaires comme de bibliothèques de quartier… au grand dam des riverains autant frappés de stupeur que d’incompré-hension. Des nuits d’émeutes urbaines au courant des mois d’octobre et de novembre 2005 qui marqueront pour longtemps les représentations collec-tives d’une grande partie de la popu-lation française au sujet des jeunes de banlieue dans leur ensemble. Le cou-vre-feu comme les répressions policiè-res, juridiques et pénales ne suffiront pas à endiguer l’agressivité latente d’une minorité de ces jeunes se consi-dérant irrémédiablement assignés à résidence. Les jeunes de ces quartiers, issus ou non de l’immigration, se consi-dèrent en effet, selon Rudi Wagner, directeur de l’association de préven-tion de la Meinau, d’abord et avant tout comme des victimes. « Quand une voiture brûle dans le quartier, ils disent ‘Voyez, nous, on nous envoie la police’. C’est pourtant leur comportement qui est en cause »37. Dès lors et à Stras-bourg par exemple, l’importance des travaux de rénovation urbaine entre-pris par la municipalité depuis 2002 au Neuhof et bientôt à Hautepierre etc., pour plusieurs millions d’euros, semble fondamentale. Mais il convient également de souligner, comme le pré-cise, Mme Azziza Chakri, présidente de l’association Espoir, que « c’est à nous [riverains, responsables associa-tifs, enseignants, travailleurs sociaux, employeurs…] de faire le premier pas vers ces jeunes »38.

La musulmane voilée n

Dans son texte Digressions sur l’étranger, le ‘couple’ offre pour Sim-mel une dernière illustration formelle à sa définition de l’étranger. Selon lui, la relation entre distance et proximité,

qui le définirait en propre, semble tout autant perceptible au sein d’une union maritale entre deux êtres. Prenons l’exemple d’un couple mixte avec ou sans enfants, parfois organisé entre deux langues mais, en tout cas, tou-jours entre deux cultures. Si certains de ces couples rejettent la notion de mixité, en se présentant comme étant une famille comme les autres, d’autres la surinvestissent au point de se lais-ser déterminer par elle. Il est en effet parfois très difficile de surmonter les préjugés des familles respectives et la pression sociale à l’œuvre pour empê-cher ou briser le couple mixte. Mais en définitive selon Gabrielle Varro : « quelle que soit l’importance de la distance culturelle entre les parents, chaque membre du couple fait en réa-lité d’abord et avant tout l’apprentis-sage de sa propre société, de sa propre famille, de ses propres préventions, grâce à sa rencontre »39. Le ‘conjoint’, ici d’un couple mixte, ‘l’étranger’ est proche de sa ‘moitié’ pour autant qu’ils sont semblables, ‘elle’ et ‘lui’ par l’ap-partenance à la nature humaine en général. Mais dès les premiers temps de la vie en commun, « on peut perce-voir facilement dans la plus intime des relations une trace de cette étrangeté. Dans les premiers moments de pas-sion, les relations érotiques affichent une aversion très nette pour toutes les tentatives de les penser en termes généraux (…). [Puis avec le temps,] la disparition de ce sentiment de singu-larité de la relation implique (…) une désaffection, un certain scepticisme quant à sa valeur en soi ou pour les partenaires »40.

Dès lors, et même au sein d’un cou-ple uni, l’autre peut à nouveau redeve-nir ‘l’étranger’. Il s’agit d’une situation que nous avons observée au sein d’un couple mixte franco-marocain dans lequel l’épouse, convertie à l’islam, porte à présent le voile. Si le mari est très attaché au respect de cette pratique religieuse, il déplore cependant que ce voile constitue un obstacle à l’obten-tion pour sa femme d’un travail et par la même d’un second salaire pour la famille. En l’occurrence, son épouse, selon sa propre lecture de l’islam, esti-ment que le hijâb – terme issu d’une racine arabe signifiant ‘caché’ – est une

Page 24: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

23

Laurent Muller Figures contemporaines de « l’étranger » à Strasbourg

obligation de source divine. Le hijâb, au centre même de la conception fémi-nine de l’islam, en prévenant d’éven-tuels désirs masculins coupables, est censé protéger celle qui le porte des agressions extérieures en la mettant à l’abri de la concupiscence du regard des hommes. Au dire de ces femmes, selon la sociologue Nadine Weibel, il s’agit donc également d’un morceau de tissu qui permet de conserver la paix des ménages. Il est alors diffi-cile, poursuit-elle, « d’admettre que les femmes puissent revendiquer leur liberté en brandissant ce qui, pour nous, équivaudrait plutôt à un sym-bole de soumission. Mais pourquoi ne pas considérer cette attitude comme un moyen qu’utiliseraient ces jeunes femmes pour assurer une transition difficile entre une structure sociale très coercitive, teintée de valeurs for-tement patriarcales et une société d’ac-cueil ? »41.

À l’heure actuelle, les femmes issues ou non de l’immigration qui portent un voile nous offrent, en se promenant dans les rues de Strasbourg, une ultime visibilité sociale de ‘l’étranger’ au sens ‘simmélien’ du terme. En effet, encore vécu par beaucoup de nos concitoyens comme une transgression de l’ordre établi, le voile attire le regard, ce qui paradoxalement est à l’opposé de son objectif initial. Ainsi vues de l’exté-rieur, ces musulmanes sont encore bien souvent considérées comme étant obligées de le porter : elles seraient alors des ‘victimes’ ou les ‘victimes consentantes’ de la domination mas-culine. Pour d’autres, elles ne passent plus nécessairement pour des ‘folles’ de Dieu enfermées dans des tradi-tions archaïques. Elles symbolisent au contraire ‘la fille sérieuse’, rempart des excès de la modernité. D’autres enfin les envisagent à travers le courage qu’elles peuvent avoir à affirmer avec ‘bravade’ des convictions religieuses face à une société qui les rejetterait. Mais quoi qu’on en pense et comme le souligne alors le sociologue Julien Freund, « l’étranger [en l’occurrence ici la femme voilée] devient le signe de la différence, de l’altérité et souvent de ce qui est incompréhensible, de ce qu’il est impossible d’assimiler. Il représen-te d’autres valeurs, d’autres mœurs, et

il devient de ce fait l’expression subli-mée de l’inégalité »42. A l’inverse et du point vue cette fois des principales concernées, « le port du voile », selon la sociologue Catherine Delcroix, « peut revêtir des sens subjectifs très diffé-rents : soit un choix d’adhésion à un ‘traditionnalisme’, ou à un fondamen-talisme, tous deux de type communau-taire ; soit, à l’opposé, une recherche de singularité de type sociétaire dans une société ou chacun cherche à affirmer publiquement son individualité et sa subjectivité »43. Rappelons néanmoins avec Robert Badinter qu’« une société laïque est une société dans laquelle on n’est pas obligé de dire quelle est sa religion »44.

Vers une ultime figure de l’étranger

n

Selon Robert A. Nisbet, et comme nous l’avons déjà vu, « notre dépen-dance par rapport aux idées de grands sociologues [comme Simmel par exemple] est semblable à la dépen-dance de ‘l’artiste’ par rapport à ses prédécesseurs. (…) Et c’est là ce qui différencie la sociologie de certaines des sciences physiques. (…) Il y aura toujours quelque chose à glaner d’une lecture directe de leur œuvre, quelques informations qui élargira le champ de sa réflexion et pourra le conduire à de nouvelles idées »45. Les Digressions sur l’étranger, nous ont en effet permis de présenter, à partir de la qualification de cinq formes de visibilité sociale, dif-férentes figures de l’étranger : ainsi le ‘Juif’, victime à travers les siècles de l’antisémitisme, mais aussi le ‘com-merçant’ étranger, ‘l’élu(e) issu(e) de l’immigration’, le ‘jeune Beur’ de ban-lieue ainsi que la ‘musulmane voilée’. Cinq ‘types’ d’individus auxquels il nous paraît possible pour conclure d’associer celui du ‘suppliant’, selon la très belle formule du philosophe Paul Ricœur, au sujet de ‘l’étranger comme réfugié’46. Nous pensons ici à tous ces migrants illégaux qui souvent, au péril de leur vie tentent de rejoin-dre l’Europe à bord d’embarcations de fortune sur la Méditerranée et l’océan Atlantique. « Des habitants de Sirius », selon Georg Simmel qui, « ne sont pas

exactement des étrangers pour nous, du moins ne le sont-ils pas dans le sens sociologique du terme tel que nous [avons cherché à le définir tout au long de cet article]. En ce sens, ils n’existent pas du tout pour nous : ils sont au-delà de la distance et de la proximité »47.

Il est vrai, comme le précise enco-re Paul Ricœur, que tout conspire à l’heure actuelle à éloigner le plus grand nombre de demandeurs d’asile, à les tenir à bonne distance des frontières occidentales48. Ainsi et en terme de visibilité sociale de l’étranger, nous formulons l’hypothèse selon laquelle l’une des ultimes ‘figures’ dominan-tes du migrant contemporain s’appa-rente aujourd’hui à celle d’un Africain déshérité dont le statut de réfugié est volontiers associé, dans l’imaginaire social, à celui de demandeur d’asile, de sans-papiers et par conséquent de clandestin, d’illégal… Marquée par son ‘illégalisme’, cette ‘figure’ laisse en réalité assez peu de place, dans nos représentations collectives, à toutes les formes légales de migration ; qu’il s’agisse de la perpétuation du proces-sus de regroupement familial ou de l’augmentation du nombre des maria-ges mixtes entre Français et étrangers... Mais en matière de représentations sociales, il s’agit encore de préciser que ces femmes et ces hommes sont généralement plus définis par leurs manques supposés (formation, quali-fication…) et plus souvent considérés dans une situation ‘pathogène’ pour ne pas dire ‘criminogène’ que comme les représentants potentiels des nouvelles forces vives de la Nation. Il convient alors de dire avec Alain Jund que de part son histoire comme de sa posi-tion actuelle en matière de droits de l’Homme, Strasbourg ne peut laisser s’échouer sur ses côtes tous ceux qui s’en rapprochent ! Arrivés en Alsace, « ils sont désormais dans notre ville, tantôt visibles, tantôt plus discrets mais irrémédiablement arrimés à son devenir »49.

En conclusion n

Ancien professeur de l’Université Impériale de Strasbourg, Georg Sim-

Page 25: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

24 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

mel (1858-1918) a passé dans la capitale historique de l’Alsace les quatre derniè-res années de sa vie. Ce Berlinois reste cependant un Strasbourgeois d’hon-neur de la Ville puisqu’il est enterré au cimetière de Cronenbourg50. L’auteur du bref texte Digressions sur l’étran-ger, nous ayant servi de fil conducteur théorique, a également publié les deux écrits que sont Les grandes villes et la vie de l’esprit ainsi que Pont et porte51, qui nous servent à présent de socle à cette conclusion. Dans un cas comme dans les autres, Simmel s’inspire pour les écrire, au tout début du XXe siè-cle, d’observations effectuées dans les deux ‘villes-mondes’ que sont déjà à l’époque Vienne52 et surtout Berlin. En devenant de par son essor industriel une des principales métropoles de la Mitteleuropa, Berlin s’avère également comme un lieu propice pour le socio-logue en matière de réflexion concer-nant la ‘ville’ en général ainsi que ‘l’étranger’ en particulier. A l’époque, la croissance démographique de Berlin est fulgurante puisque la ville passe de 700 000 habitants à près de 4 mil-lions, entre 1867 et 1913. Berlin est alors une métropole dans laquelle une grande majorité des migrants vient de l’intérieur du Reich et notamment de la région du Brandebourg. A l’inverse, les étrangers qui s’y installent n’ont jamais dépassé les 1 à 3% de la popu-lation berlinoise dans son ensemble. Un cosmopolitisme restreint associé à une très large diversité de populations d’origine allemande, dont le constat a sans doute contribué pour Simmel à sa volonté de dépasser le seul critère de nationalité dans son travail de défi-nition de ‘l’étranger’.

Dans son texte, devenu une réfé-rence obligée des études urbaines, Les grandes villes et la vie de l’esprit, Sim-mel analyse les conséquences du déve-loppement des nouvelles métropoles européennes. En guise de première définition et par comparaison, Simmel distingue au préalable petite et grande ville. Si la première, en raison du nom-bre restreint de ses habitants est, dit-il, « repliée sur elle-même »53, ‘désindivi-dualisante’ et encline aux mesquineries comme aux préjugés…54, à l’inverse, la seconde est tout au contraire un lieu de très forte différenciation sociale. Il ne

s’agit pas pour autant, selon Simmel, d’étudier le phénomène urbain sous son seul aspect quantitatif, la croissan-ce du nombre d’habitants, mais bien de présager des répercussions de cette concentration humaine et hétéroclite au niveau de l’individu singulier. En fait, « une ville ne se définit finalement que quand on fait le total des influen-ces indirectes qu’elle exerce »55. Parmi elles, Simmel précise que « la ville est un haut lieu de la liberté qui a pour revers qu’on ne se sent nulle part aussi solitaire et aussi abandonné que dans la cohue des grandes villes »56. Sur un plan relationnel, précise-t-il encore, les rencontres dans les grandes villes sont rares et brèves. « On peut [même] dire que les citadins ont les uns envers les autres une attitude réservée [et basée sur] une méfiance justifiée à l’égard des éléments qui nous effleurent au passage dans la vie urbaine et qui nous contraignent à cette réserve »57. En d’autres termes, la grande ville contribue autant à un sentiment de la montée de l’individualité que d’une liberté de mouvement entre des incon-nus…, « c’est-à-dire des personnes qui ne se connaissent pas et néanmoins se côtoient. Il en découle une forme centrale de relations qui est fondée sur la double conception du proche et du lointain, les individus sont phy-siquement proches et psychiquement éloignés, d’une part, psychiquement proches et physiquement éloignés, de l’autre. L’étranger, pour Simmel, n’est pas une personne d’une autre natio-nalité ou d’un autre continent, mais simplement la personne inconnue, celle qui ne fait pas partie du cercle de connaissances. C’est la personne qui vient et peut repartir. Par rapport aux relations stables des communau-tés traditionnelles, l’étranger symbo-lise la mobilité, de par sa présence, il signale l’existence de l’altérité au sein du même »58.

Notes

1. D. Martucelli, Sociologies de la moder-nité, Paris, Gallimard, 1999, p. 224.

2. C. Javeau, La société au jour le jour, Bruxelles, De Boeck, 1991, p. 128-129.

3. G. Simmel, (1908), « Digressions sur l’étranger », in Y. Grafmeyer et I. Jose-ph, L’école de Chicago, Paris, Champ urbain, 1979, p. 53.

4. Idem.5. Ph. Bernard, Immigration : le défi mon-

dial, Paris, Gallimard, 2002, p. 126. 6. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-

ger », op. cit., p. 53-54. 7. Idem., p. 54.8. R. A. Nisbet, La tradition sociologique,

Paris, PUF, Quadrige, 1984, p. 33-36. 9. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-

ger », op. cit., p. 59.10. Ce dernier avait décrété en 1334 des

édits extrêmement favorables aux Juifs venant s’établir sur ses terres « A l’épo-que médiévale, cette aire dont le yiddish constituait l’unité comprenait égale-ment la Suisse, la Bohème, la Moravie et le nord de la Hongrie ; jusqu’à la révo-lution française, il y eut des échanges ininterrompus entre les Juifs d’Alsace et ceux du Palatinat et du pays de Bade », in F. Raphaël, « Les Juifs d’Alsace et leurs coreligionnaires d’Europe orien-tale », La revue des deux mondes, juin 2007, p. 118-133.

11. Idem., p. 124.12. Idem., p. 121.13. Idem., p. 122.14. Idem., p. 131.15. Idem., p. 122.16. E. Cerf-Horowitz, « L’Adieu à une

enfance défunte », in Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, Stras-bourg, n°22, 1995, p. 42-49.

17. F. Raphael, « Les Juifs d’Alsace entre l’ici et l’ailleurs. Une tension créatrice », in R. Epp, M. Lienhardt et F. Raphael, Catholiques, Protestants, Juifs en Alsace, alsatia, Colmar, 1992, p. 231-235.

18. M. Wieviorka, La tentation antisé-mite. Haine des Juifs dans la France d’aujourd’hui. Robert Laffont, Paris, 2005, p. 276.

19. L. Muller et Stéphane de Tapia (eds), La création d’entreprises par les immigrés, Paris, L’Harmattan, 2005.

20. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-ger », op. cit. p. 54-55.

21. M. Hau, « Immigration et esprit d’en-treprise », in L. Muller et S. de Tapia (Eds.), La création d’entreprise par les immigrés, op. cit. p. 11-17.

22. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-ger », op. cit., p. 55

Page 26: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

25

Laurent Muller Figures contemporaines de « l’étranger » à Strasbourg

23. M. Wieviorka, « Sociologie postclas-sique ou déclin de la sociologie ? », Cahiers internationaux de sociologie, Paris, 2001, Volume CVIII, p. 5-35.

24. Plaquette de présentation des élus du Conseil Régional d’Alsace (2004-2010).

25. Plaquette de présentation des élus du Conseil Général du Bas-Rhin (2007).

26. S\Commun\Elus\liste\ville\Election mars 2001\Le Conseil Municipal.

27. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-ger », op. cit., p. 56.

28. P. France, « Caricatures. Des musul-mans qui se sentent insultés », in D.N.A., 12 février 2006.

29. M. Wieviorka (sous la direction de), Une société fragmentée ? Le multicultu-ralisme en débat, Paris, La Découverte/poche, 1997, 319 p.

30. J.-C. Herrgott, « Citoyens ou étrangers, citoyens et étrangers », in Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, n°24, 1997, p. 67-70.

31. Concrètement à gauche, la liste du can-didat socialiste M. Roland Ries comp-te 47 colistiers (et membres du Parti Socialiste) ainsi que 18 personnes issues de la société civile, parmi lesquelles se trouvent notamment en seconde posi-tion : Mme Nawel Rafik-Elmrini (36 ans, avocate d’affaires) ; Mme Malika Souci (n°14) ; M. Aziz Méliani (n°23)…Concernant la liste menée pour les Verts par M. Alain Jund mentionnons la présence en cinquième position de M. Mustapha El Hamdani ainsi que de Mesdames Mina Bezzari (n°6), Derya Topal (n°8) et M. Songul Kiraz (n°14)… A droite, la liste du MoDem conduite par Mme Chantal Cutajar place Mme Houria Mebarki, ainsi que Nassira Djedid, Sanaâ Rachicq et Mahdjouba Idrissi en respectivement 31e, 37e et 45e place sur 65. Concernant la liste de l’Union pour Strasbourg conduite par Mme Fabienne Keller, maire sortant, elle compte notamment dans ses rangs, Djemilla Azrou-Isghi (n°17), Sara El Bahraoui (n°25), Zaza Menad (n°51) ainsi que Jamila Azeroual (n°53) etc. Enfin, la liste de M. Jamal Boussif Union Sociale Démocrate se veut notamment celle de la diversité pour Strasbourg. (A l’occasion du premier tour de l’élec-tion municipale, la liste P.S. a obtenu (43,89% des voix), U.M.P. (33,92%), Verts (6,36%), MoDem (5,73%), F.N. (2,84%), Alsace d’abord (2,16%), Unitaire 100% à gauche (1,86%), P.M.F. (1,4%), U.S.D. (0,72%), Unité pour la défense de nos droits (0,38%). Au second tour, le 16 mars 2008, M. Ries a été élu à la mairie de Strasbourg).

32. B. C, « Ils sont français et ils ont réus-si ! », in Marianne, du 29 octobre au 4 novembre 2005.

33. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-ger », op. cit., p. 54.

34. U. Gauthier, « ‘Voitures brûlées, écran de fumée’. Strasbourg. La fin de l’im-punité et pourtant… », in Le Nouvel Observateur, n°1944, 7 au 13 Février 2002.

35. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-ger », op. cit., p. 58.

36. H. M., « Strasbourg / Nuit du nouvel an », in D.N.A., 2 janvier 2008.

37. R. Wiltz, « Les femmes réagissent », in D.N.A., 6 janvier 2008.

38. Idem. 39. G. Varro, Sociologie de la mixité. De la

mixité amoureuse aux mixités sociales et culturelles, Paris, Belin, 2003, p. 42.

40. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-ger », op. cit., p. 57-58.

41. N. Weibel, « Foulard. Un sens dévoilé », in Saison d’Alsace, Strasbourg, 1995, n°128, p. 23-24.

42. J. Freund, « Introduction à Georg Sim-mel », in G. Simmel, Sociologie et Epis-témologie, Paris, PUF, 1981, p. 59.

43. C. Delroix, Ombres et lumières de la famille Nour. Comment certains résis-tent face à la précarité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2005, p. 240.

44. C. Pigozzi, Ambassadeurs de Dieu, Paris, Desclée de Brower, 2007, p. 315.

45. R. A. Nisbet, La tradition sociologi-que…, op. cit., p. 60.

46. P. Ricoeur, « La condition d’étranger », Esprit, Paris, 2006, p. 264-275.

47. G. Simmel, « Digressions sur l’étran-ger », op. cit., p. 54

48. P. Ricœur, « La condition d’étranger », op. cit., p. 264-275.

49. A. Jund, « Strasbourg la Méditerranéen-ne », in J. Issele et S. Oudahar (sous la direction de), Tomber la frontière, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 53-59.

50. S. Jonas et F. Weidmann, Simmel et l’espace : de la ville d’art à la métropole, op. cit., p. 11

51. Les textes « Pont et porte » et « Les grandes ville et la vie de l’esprit » sont extraits d’une conférence qui, par sa nature même ne renvoie pas à une bibliographie précise. Les idées princi-pales touchant l’histoire de la civilisa-tion ont été expliquées et développées dans Philosophie et l’argent, Georg Simmel : Brücke und Tür, Essays des Philosophen zur Geschichte, Religion, Kunst und Gesellschaft. Im Verein mit Margarete Susman hrsg. Von Michael Landmann, Stuttgard, Koehler, 1957, 281 p. Essai : Die Grosstädte und das

Geistesleben, p. 227-242, traduit par Françoise Ferlan.

52. « La croissance démographique de Vienne est peut-être encore plus com-plexe du point de vue du flux migratoire à cause du caractère multi-ethnique et multi-culturel de l’Empire Austro-Hongrois », in S. Jonas, « Les figures his-torique et métropolitaine de migrants chez Georg, Simmel », L. Muller et S. de Tapia, Migrations et cultures de l’entre-deux, L’Harmattan, Paris, (à paraître).

53. G. Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit, Paris, L’Herme, 2007, p. 32.

54. Idem., p. 30.55. Idem., p. 33.56. Idem., p. 31.57. Idem., p. 23.58. P. Watier, Georg Simmel sociologue,

Paris, Circé/Poche, 2003, p. 137-138.

Page 27: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

Figures actuelles de l'étranger

Page 28: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger
Page 29: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

la figure de l’étranger dans les mondes syndicauxQuelques réflexions à partir des espaces frontaliers

l a représentation syndicale ne connaît pas la même implan-tation, on le sait, pour l’en-

semble des univers professionnels (Andolfatto & Labbé 2007). C’est une question récurrente, en termes socio-historiques, que celle de l’adap-tation des structures et des pratiques syndicales face aux changements que connaissent en permanence les rela-tions de travail, naguère confrontées aux processus d’industrialisation de nos sociétés, et aujourd’hui à la globa-lisation économique et aux nouvelles formes du travail qui sont apparues. En effet, avec la généralisation de l’électronique, de l’informatique et du « management participatif », s’ajou-tant aux impératifs de productivité, ou encore avec le travail « à distance », à l’exemple des « centres d’appels » définissant un étranger rapproché via des applications technologiques (Pigenet 2006), d’aucuns ont évoqué tout à la fois « une crise de l’héritage ouvrier [qui] apparaît étroitement liée à la dévalorisation symbolique du groupe ouvrier, dans un espace social en cours de restructuration, à la désillusion politique et à la crise du militantisme ; on pourrait sans

doute parler également d’une crise de la stratégie patronale qui oblige à inventer sans cesse de nouvelles for-mes de gestion de la main-d’œuvre et de nouvelles techniques de comman-dement » (Balazs & Pialoux 1996).

Dans un tel contexte de contrain-tes, la façon dont les organisations syndicales intègrent la figure du tra-vailleur étranger demeure assez peu étudiée, souvent angle mort entre, d’une part, la focale des mouvements sociaux et, de l’autre, les approches en termes de migrations et leur trai-tement par l’action publique. Ainsi, l’ouvrage classique dirigé par Claude Willard sur La France ouvrière traite-t-il sur la période de l’après-guerre la question de l’immigration sur le mar-ché du travail (Willard et alii 1995, t. 3, p. 56 sq.) séparément de celle des redéploiements de stratégies syndica-les (ibid., p. 213 sq.). De même, si l’on examine depuis 1981 les tables de la revue d’histoire sociale Le Mouvement Social, on s’aperçoit que l’enjeu n’est pas davantage abordé en tant que tel, sinon en filigrane d’un unique article sur le cas suisse (Vuilleumier 1989). Quant au second pan d’analyse, celui des politiques migratoires internatio-

nales, il ne s’arrête pas non plus sur la question de la prise en charge des travailleurs étrangers, privilégiant la problématique de la gestion publique des flux migratoires, et en particulier des sans-papiers (Politix 2005 ; Bou-maza & Hamman 2007), quitte à réin-troduire les acteurs syndicaux dans l’approche des soutiens composites de ces derniers (Frank-Prad 2008).

Une extranéité du travailleur étranger par rapport à l’univers syndical ?

n

Pourtant, les traces ne manquent pas, qui suggèrent que la qualité d’étranger n’a guère été, au fil du temps, synonyme d’un investissement syndical important, tout au contraire. Comment expliquer ce non-engage-ment de la part d’instances censées précisément défendre collectivement la main d’œuvre susceptible d’exploi-tation ? On peut évoquer le fait que la figure du travailleur étranger a été associée successivement (et parfois cumulativement) à une triple image-

28

philippe haMManMaître de conférences en sociologieUniversité de Strasbourg Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS, EA 1334)<[email protected]>

Page 30: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

29

Philippe Hamman La figure de l’étranger dans les mondes syndicaux

rie sociale défavorable, à chaque fois révélatrice d’un certain nombre d’en-jeux du moment, dont l’Autre vaut miroir. Il a d’abord incarné le « bri-seur de grève », et ce depuis les jeunes années du mouvement social organisé, à la fin du 19e siècle, les chefs d’entre-prise pouvant recourir à des ouvriers d’autres pays en substitution de grévis-tes, pour contrer une implantation de section syndicale ou en lieu et place de meneurs sanctionnés (Perrot 1985). Et là n’est pas tout, car, corrélativement, le patronat use aussi de l’appel possible à l’étranger comme d’un repoussoir pour valoriser subjectivement la main d’œuvre locale qualifiée et se l’attacher. C’est là un trait sensible des politi-ques paternalistes : établir un contrôle étroit sur la vie ouvrière par des poli-tiques de plus en plus sélectives, valo-risant les ouvriers français plutôt que la main-d’œuvre étrangère (Noiriel 1984, chap. V). On peut alors d’autant mieux comprendre que le ressenti-ment envers cette dernière est assez répandu (Perrot 1960, p. 7 ; ou, à pro-pos des Wendel, Gordon 1996). Qui plus est, c’est particulièrement le cas dans les espaces directement marqués par l’empreinte des guerres, comme la France de l’est, où des patrons s’em-ploient à renouveler les fondements d’une communauté d’entreprise par l’activation du sentiment national, où l’out-group est soumis au « déni d’hu-manité » (Lévi-Strauss 1952, p. 19-22) dans le cadre de la production d’un patriotisme national d’entreprise (Hamman 2005, 2e partie).

Deuxième avatar, à compter de la fin des années 1960, à mesure que s’es-tompent les « Trente Glorieuses », le migrant devient synonyme d’augmen-tation du taux de chômage dans le pays d’emploi au détriment des citoyens nationaux. Cette lecture va jusqu’à s’imposer dans l’espace public, et jus-tifie au nom de l’intérêt national la décision de « fermeture des frontières » prise par le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Le secrétai-re d’Etat André Postel-Vinay déclare ainsi au journal de 20h de l’ORTF le 4 juillet 1974, suivant les archives de l’INA : « Nous sommes bien obligés de limiter ces entrées en fonction de nos possibilités d’accueil et de nos possi-

bilités d’emploi. Et dans l’immédiat ceci nous a conduits à prendre une mesure qui consiste à interrompre l’autorisation des contras d’introduc-tion de main d’œuvre étrangère pen-dant les premières semaines en juillet et en août […] »1. En même temps, et en raison de ce contexte national et international, les travailleurs étran-gers n’intéressent que faiblement les centrales syndicales. Confrontés à des phénomènes structurels qui affectent les économies des Etats européens depuis les années 1970, tels que la tertiarisation des activités, la désindus-trialisation et le chômage, les syndicats ne voient guère comme une priorité de s’occuper des immigrés qui entrent de façon croissante dans le salariat. De plus, quel que soit le « modèle », les syndicalismes britannique, français et allemand se replient chacun chez soi (Gobin 1997 ; Régin & Wolikow 2002, p. 37-47 ; Quittkat 2002). Parallèlement à cette fermeture nationale, le mouve-ment syndical européen reste pour sa part fragile et ne peut s’appuyer que sur des ressources réduites. La création de la Confédération Européenne des Syndicats (CES) le 13 février 1973 ne met qu’en apparence fin à la division qui prévaut entre l’approche socialiste, avec la Confédération internationale des syndicats libres, l’approche chré-tienne, avec la Confédération mondiale du travail, et l’approche communiste, avec la Fédération syndicale mon-diale ; ainsi n’est-ce qu’en 1999 que la Confédération Générale du Travail (CGT) française rejoint la CES (Régin & Wolikow 2002, p. 97-106 ; Martin & Ross 1999 ; Abbott 1997 ; Groux, Mouriaux & Pernot 1993). Ce n’est alors pas à ce niveau non plus qu’une percée peut se produire.

Enfin, désormais, c’est la montée en puissance du répertoire de la mondia-lisation sur les agendas économique et politique (Laroche 1998, p. 148-164) qui conduit à une nouvelle stigmati-sation du travailleur étranger, dans un monde planétaire où la globalisation de l’économie de marché va de pair avec le repli sur des références plus locales, en rapport notamment aux délocalisations qui frappent l’industrie et les services en Europe occidentale et n’est pas sans interpeller les acteurs

publics (Problèmes économiques 2004) mais aussi les organisations syndicales (Rehfeldt 1993). Ce phénomène peut être lu comme un jeu singulier sur les cadres juridiques et sociaux nationaux, où les firmes multinationales tendent à imposer leur propre géographie : les espaces étatiques cessent d’être les seuls pertinents pour évoquer la réalité des échanges, mais en même temps c’est bien sur les différentiels substantiels entre systèmes nationaux (ainsi confir-més) que se fondent les relocalisations de productions, par delà les frontières, dans des pays dits « à bas coûts ».

Ressort ainsi tout l’intérêt d’une analyse « microscopique » à valeur « macrologique »2 retenant les territoi-res frontaliers en Europe, car ces espa-ces économiques originaux emportent à présent une dimension politique et identitaire en voie de densification mais aussi de redéfinition, notamment à partir des migrations frontalières de travail et des relations sociales trans-nationales qui s’y nouent, de part et d’autre d’une frontière.

La cause de l’étranger ? Un processus de semi-institutionnalisation socio-économique des espaces-frontières

n

La question des coopérations trans-frontalières a fréquemment été sur-déterminée dans le cadre européen à partir de lectures institutionnalistes, qui ne rendent pas pleinement raison des dynamiques socio-économiques bien réelles. Si les analyses d’histoire et de politiques publiques ont souvent débouché sur la conclusion de relations transfrontalières de portée limitée – on ne reviendra pas sur le « symbole » des pistes cyclables ! – (Wassenberg 2007) voire en retrait (Dupeyron 2005), ce peut être parce que les coopérations pratiques se jouent aussi ailleurs, en même temps qu’elles sont contrain-tes par ces autres scènes d’exercice. On peut en effet considérer que des problématiques transfrontalières viennent à être inscrites sur l’agenda politique dans la mesure où des pres-sions sociales se sont structurées – les

Page 31: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

30 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

enjeux des mobilités de travail sont ici exemplaires (Hamman 2006a, 2007) –, tandis que d’autres initiatives institu-tionnelles – à commencer par les pro-jets de métropoles transfrontalières et d’Eurodistricts en Alsace, lancés avec force publicité (Hamman 2006b ; Blanc & Hamman 2008b) – n’aboutissent guère à des incarnations concrètes car elles ne reposent pas sur une pareille épaisseur sociale et économique. Dans la constitution de ces espaces d’échan-ges, l’Europe – comme institution et comme cadre géographique de réfé-rence – est un élément moteur, mais qui ne peut être saisi indépendam-ment des territoires d’inscription des mobilités transnationales, ce qui ren-voie à une tension permanente entre proximité spatiale et distance sociale (Hamman 2007). Plus particulière-ment, c’est la proximité et l’intensité des contacts (de travail notamment) et la distance bureaucratico-linguistique qui retiennent l’attention. Elles font écho à la dialectique du proche et du lointain telle que Georg Simmel l’a introduite dans sa Soziologie en 1908 quant à la compréhension du rapport à autrui et à l’ambivalence de la figure de l’étranger, que vient à incarner ce migrant pendulaire qu’est le travailleur frontalier. Produit d’une structure du marché du travail qui ne se limite pas aux cadres étatiques, celui-ci se défi-nit par sa résidence et son activité dans deux espaces nationaux voisins, entre lesquels il se déplace quotidien-nement. De la sorte, il est attaché à un groupe (local, professionnel, etc.), et pas simplement « de passage », comme un touriste, mais n’en fait pas partie originellement (il est venu du pays voisin exercer un emploi) ni totale-ment (y compris administrativement, sa posture d’entre-deux le faisant rele-ver, moyennant une certaine coordi-nation européenne, tantôt d’un Etat tantôt de l’autre3) et à tout moment (il ne réside pas dans le pays d’acti-vité, et opère des allers-retours entre deux lieux, l’entreprise et le domicile, situés dans deux territoires nationaux proches mais distincts, ce qui le fait personnifier des relations d’échange avec l’extérieur, au-delà de la distance matérielle parcourue).

Le cas singulier, mais en plein déve-loppement au Luxembourg, en Suisse et même en Allemagne, des intéri-maires frontaliers et autres travailleurs « sur appel » fait davantage encore comprendre la complexité du rapport entre l’étrangéité et l’étrangeté, à la fois sur le plan social et institutionnel. Ils présentent deux caractéristiques notables, outre celle de l’instabilité de la relation de travail et des pro-blématiques accrues qui s’ensuivent, d’autant plus que ces personnes sont rarement membres d’un syndicat ou d’un collectif de défense et exercent souvent les emplois les moins qualifiés. D’une part, sur le terrain fiscal, ils ne se voient pas appliquer directement le statut de frontalier : ils doivent d’abord s’acquitter de leur impôt « à la source », comme tout salarié allemand, avant de pouvoir en solliciter le rembour-sement une fois l’année écoulée, s’ils peuvent prouver ne pas être sortis de la zone frontalière plus de 45 jours ouvrés (sachant qu’ils doivent régler cet impôt sur le salaire en tant que frontalier côté français). D’autre part, ils peuvent être pris dans un système ternaire et non pas simplement bilaté-ral ; par exemple, des frontaliers inté-rimaires français peuvent être engagés par une entreprise de location sise au Luxembourg qui va les affecter à des missions dans des firmes sarroises : les cotisations sociales à régler peuvent alors dans certains cas, pour l’entrepri-se d’intérim, ne pas être celles du pays d’emploi, ce qui constitue un facteur attractif pour l’employeur.

Les régions européennes Rhin supérieur et Sarre-Lorraine-Luxem-bourg-Rhénanie-Palatinat occidental (SLLRP), où se déploient d’impor-tants flux transfrontaliers de travail (plus de 65 000 Lorrains actuellement employés au Luxembourg, par exem-ple4) permettent ici de disposer, pour des enquêtes sociologiques5, d’un éventail de situations diversifiées. La représentation des travailleurs fronta-liers y apparaît durant tout un temps comme une cause « illégitime », qui, si elle devient par la suite attractive pour nombre d’organisations et tend ainsi à s’institutionnaliser, ne se présente pas moins comme relativement éclatée.

Ce sont d’abord les paradoxes liés à la diversité des usages et des inter-prétations des migrations pendulaires de travail qui frappent. En effet, selon les acteurs que l’on interroge, les fron-taliers sont d’abord vus comme des « victimes » potentielles, plus fragiles que d’autres du fait des écarts de légis-lations nationales, en matière de droit social, fiscal et du travail. « Expatriés », ils seraient aussi des « ex-catégorisés » au regard des administrations natio-nales, c’est-à-dire finalement des « pré-caires » (Boumaza & Hamman 2007). Par exemple, la non-coïncidence de la définition des taux d’invalidité entre la France et l’Allemagne aboutit par-fois au seul versement de maigres minima sociaux. Mais, bien souvent, l’image est celle de « profiteurs », venus d’« en face » en quête des salaires et des prestations sociales les plus élevés. Par exemple, un responsable juridi-que du contrôle des entreprises d’in-térim françaises au niveau des services de l’emploi allemands à Sarrebruck (Bundesagentur für Arbeit) parle des « mauvaises habitudes prises dans le secteur », mais évoque aussi la « men-talité française », c’est-à-dire, selon lui, une inclinaison plus grande qu’en Allemagne à frauder le fisc, notam-ment en acceptant le travail au noir (« ils veulent toujours du net ! »), ce qui peut se retourner contre les frontaliers en cas de maladie, de licenciement ou pour le calcul de la retraite. Même une secrétaire syndicale du DGB Saar (Deutscher Gewerkschaftsbund, union des syndicats allemands) affiche un sentiment proche, lorsqu’elle parle de sa difficulté à s’adresser aux fron-talières françaises employées comme femmes de ménage, avec de très faibles salaires et de l’argent circulant de la main à la main : « Il faut presque faire leur bonheur contre elles ! », résume-t-elle. Ces frontaliers apparaissent ainsi « peu défendables » dans les catégories syndicales, que ce soit dans le pays de résidence ou de travail (Hamman 2006b-c, 2007, 2008, 2008b). C’est bien ce que traduit côté français le propos d’une responsable régionale de la CGT Lorraine : « C’est vrai qu’aujourd’hui ça paraît naturel d’y être. Mais c’était vraiment… relations, copinage, etc. Mais c’est une carence, tout comme on

Page 32: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

31

Philippe Hamman La figure de l’étranger dans les mondes syndicaux

peut ne pas être dans certains milieux, comme les cadres ».

On ne s’étonnera donc pas de la faiblesse de long terme de l’investis-sement des centrales syndicales natio-nales dans la sphère transfrontalière, pourtant en développement depuis la décennie 1970. Un permanent du DGB Saar souligne lui-même que, dans les années 1960 déjà, le travail frontalier était un sujet d’actualité, en se fondant sur des archives du bul-letin syndical de l’époque Saar Echo. Et pourtant, « il n’y avait pas de réelle assistance au sens actuel qui existait. Cela explique sûrement l’émergence du comité des frontaliers, vu leur sen-timent que leurs intérêts spécifiques n’étaient pas complètement représen-tés. On a vu ça aussi par la suite avec la naissance du syndicat des journa-listes en Allemagne ». Confrontés à une réputation souvent peu flatteuse et à un manque de relais organisation-nels, des travailleurs frontaliers se sont regroupés localement en associations, particulièrement dans le Nord-Est de la France, autour d’un certain nombre de militants, qui sont fréquemment d’anciens syndicalistes, partis travailler dans le pays voisin. L’actuel président du Comité de défense des travailleurs frontaliers de Moselle (CDTFM) insis-te sur cette absence de prise en compte institutionnelle : « Il n’y avait personne qui était là. Personne ne s’occupait ! C’est uniquement les frontaliers qui devaient se prendre eux-mêmes en charge. C’est pour ça qu’en décem-bre 1977 l’organisation s’est créée. Donc on est parti de zéro ». Des ten-sions lancinantes s’ensuivent avec les syndicats, à mesure que les collectifs montent en puissance. Par exemple, le CDTFM compte aujourd’hui 8 000 membres, ce qui représente un taux d’adhésion tout à fait significatif si on le rapporte aux quelques 22 000 fron-taliers français travaillant en Sarre. Ces conflictualités sont d’autant plus fortes que les associations sont désormais confrontées aux structures syndica-les transfrontalières lancées depuis les années 1990, dans une configuration de transnationalisation de l’action publique (au sens de Balme, Chaba-net & Wright 2002, p. 102-108). A mesure de l’avancée du mouvement

d’intégration européenne, montent en puissance les Conseils Syndicaux Interrégionaux (CSI), émanation de la CES au niveau des Euro-régions6 (Gobin 1997 ; Régin & Wolikow 2002), d’une part, et les services européens de l’emploi EURES-Transfrontaliers (European Employment Services), d’autre part7. Ces derniers sont divisés en deux secteurs : les administrations nationales et les organisations d’em-ployeurs sur l’emploi transfrontalier, et les organisations de salariés sur les conditions de travail. Ils regroupent, dans le cadre des Euro-régions, les services publics de l’emploi (ANPE en France, Agentur für Arbeit en Allema-gne, ADEM au Luxembourg…), les syndicats membres de la CES et des organisations patronales. Ces réseaux, soutenus par la Commission euro-péenne, disposent de personnels (les « conseillers EURES ») et de moyens matériels pour informer les citoyens sur la mobilité transfrontalière (rap-pelons que la Commission a consacré 2006 comme « Année européenne de la mobilité »).

Ceci amène à poser une distinction quant à l’image des frontaliers français dans les régions d’emploi, qui nous rappelle que la fonction sociale de l’étranger se joue à la charnière entre des mondes mouvants, entre lesquels les frontières politiques mais aussi cognitives se transforment et se dépla-cent, amenant des gradations dans la perception de l’Autre, en fonction de registres polysémiques du proche et de la distance. Nos observations en Sarre comme en Lorraine l’ont étayé, tous nos interlocuteurs, français ou alle-mands, et quelle que soit leur fonction, ont été unanimes pour écarter l’idée d’une perception générale défavorable côté allemand, évoquant une proximi-té et une identité historique et souvent professionnelle (les mines…) commu-nes (« nos frontaliers », ai-je fréquem-ment entendu). Les frontaliers seraient ainsi distingués des travailleurs étran-gers (qualifiés de Fremdarbeiter), moins facilement acceptés et parfois accusés de « capter » les emplois en temps de crise économique, notam-ment par rapport à l’élargissement de l’Europe à l’est, qui a amené des premiers flux de travailleurs d’Europe

centrale vers l’Allemagne et des délo-calisations d’activités vers la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie. Par exemple, en 2007, une société sar-roise spécialisée dans la fabrication de compteurs d’eau a demandé à la moitié de ses 80 employés (dont 20 fronta-liers français) de rejoindre une nou-velle unité implantée à Bratislava. « La fiche de paie y sera alignée sur celle des autres employés, soit 400 € par mois », souligne d’emblée leur avocat, le risque étant un licenciement sans indemnités, comme le prévoit le droit allemand, « si on ne peut pas prouver que la proposition économique qui leur est faite est fantomatique »8.

Par contre, la « cause frontalière » et sa défense n’est pas objet d’una-nimisme. D’abord, parce qu’elle est perçue comme plus ou moins légitime en tant que telle par les syndicats (il y a des problèmes, mais il n’y a pas que les frontaliers qui en ont, si on pense aux réactions syndicales lorsqu’on évoque l’intérim ou les Mini-Jobs – emplois à temps très partiel et peu rémuné-rateurs – qui augmentent à l’heure actuelle, et pour lesquels le Land de Sarre se trouve en première position en Allemagne), et surtout compte tenu des concurrences autour de sa prise en charge. Ainsi, bien souvent, plus que des frontaliers lambda, sont-ce certains associatifs français qui sont « mal vus » dans l’univers syndical sar-rois – peut-être aussi parce que ce sont eux qui, les premiers, portent un certain regard, concerné et critique, sur la société allemande, ce qui est un autre trait de la figure sociologique de l’étranger.

Les syndicalistes en charge des questions transfrontalières : des acteurs-passeurs aux propriétés mixtes

n

En même temps, assumer une représentation socio-professionnelle par-delà une frontière ne va pas de soi : la propension à se saisir des ques-tions internationales définit les com-pétences politiques les plus sélectives socialement, Pierre Bourdieu l’a large-

Page 33: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

32 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

ment souligné (1979, p. 463-542). Il ne s’agit pas de tomber pour autant dans une vision « désincarnée » de la scène internationale. A ce niveau aussi, les processus peuvent s’analyser en ter-mes de rapports sociaux. Les travaux d’Anne-Catherine Wagner (2005) sur les syndicalistes engagés dans la CES nous éclairent sur les formes actuelles que peuvent prendre les solidarités militantes transnationales. L’auteur soulève en particulier deux questions d’importance : comment devient-on un « bon » syndicaliste de l’Europe en rapport aux définitions nationales plus traditionnelles du militantisme, et dans quelle mesure peut-il y avoir une diffusion de savoir-faire européens au-delà d’un cercle restreint de spécialis-tes. Ces interrogations méritent d’être posées ailleurs que pour les seules ins-titutions communautaires à Bruxelles. On peut se demander qui sont, dans les régions d’emploi, les syndicalistes qui s’investissent dans les probléma-tiques du travail transfrontalier, et comment s’organisent des proximités résillaires dans les instances de repré-sentation socio-économiques. Notre enquête menée en 2006-2007 sur les trajectoires professionnelles et les motivations à l’engagement (ou non) des permanents syndicaux de Sarre sur les enjeux frontaliers a permis de dégager deux profils saillants, qui cor-respondent à des propriétés « mixtes » situées simultanément dans plusieurs arènes de responsabilités collectives (en Sarre et en Lorraine, en Sarre et au niveau de l’Eurorégion SLLRP, etc.) entre lesquelles ils circulent (y compris matériellement) et peuvent valoir comme passeurs, identifiables et « acceptables » d’un côté comme de l’autre.

D’une part, on repère des fronta-liers français parvenus à exercer des responsabilités syndicales et-ou de comités d’entreprise, à l’exemple du président du syndicat chrétien de la métallurgie CGM Saar (Christliche Gewerkschaft Metall) lui-même, mais aussi de Français syndicalistes mem-bres du DGB – et en particulier du syndicat de la métallurgie IG-Metall – qui président les comités d’entreprise des usines Ford ou ZF (boîtes de vites-se), où sont employés de nombreux

travailleurs français. Le président du DGB Saar le relève :

« Des frontaliers, j’en connais beaucoup ! [rire]. Oui, beaucoup sont membres des syndicats du DGB, sur-tout IG-Metall [métallurgie], IG Berg-bau-Chemie-Energie [mines, chimie, énergie], Vereinte Dienstleistungs-gewerkschaft [Ver.Di, syndicat des services], aussi, si ce sont des impri-meurs… J’en connais même un cer-tain nombre qui sont présidents de Comités d’entreprise, Ford à Saarlouis, Michelin à Homburg, et ils sont depuis une éternité membres des syndicats allemands. Oui, ça roule ! Peut-être que ce sont des cas idéaux, je ne sais pas… ».

D’autre part, il s’agit de responsa-bles syndicaux sarrois qui affichent une conviction européenne forte et se présentent en pointe dans la coo-pération SLLRP. Cela a d’abord été le cas d’une « figure » syndicale en la personne du président « historique » du DGB Saar Manfred Wagner, en fonction durant plus de deux décen-nies (jusqu’en 1998), qui a été un militant européen reconnu. Une de ses anciennes collaboratrices, qu’il a amenée à s’investir sur les questions transfrontalières de travail, note ainsi : « Si vous l’aviez connu, vous sauriez qu’il était tellement Européen que, ou bien on était converti par son enthou-siasme, ou alors on se disait “ça c’est vraiment pas pour moi” et on restait très très loin de lui ! ». De même, on peut penser aujourd’hui à la prési-dente de l’EURES-T SLLRP, secrétaire syndicale du DGB Saar et ancienne conseillère EURES, « convertie » par M. Wagner justement, et qui siège éga-lement au sein du CSI SaarLorLux et du Comité économique et social de la Grande Région (CESGR) SLLRP9. Celle-ci résume son engagement de la façon suivante :

« J’ai connu Manfred Wagner, il était déjà président ici et moi je n’étais encore que bénévole. Mais j’ai fré-quenté des réunions qui portaient sur ce thème, ensuite j’ai rejoint le DGB et je me suis concentrée sur les domai-nes de la politique d’égalité homme/femme, la politique du marché du tra-vail et la politique sociale. Très vite, j’ai constaté qu’il y a toujours une dimen-

sion européenne, et on se fait toujours comparer avec le pays voisin. Et j’étais aussi rapidement membre du CSI, et quand le réseau EURES a été fondé, mon chef n’a pas longtemps hésité et a dit : “Toi, tu fais ça chez nous en Allemagne, tu vas regarder mainte-nant ce que ça a comme dimension européenne, tu seras notre Euro-con-seillère !” ».

En outre, c’est là fréquemment une génération ayant accédé à des positions syndicales à compter des années 1990, tandis que les responsables précédents étaient plus rétifs à s’investir sur ces problématiques des travailleurs fron-taliers. Ainsi, au sein du DGB Saar, c’est en 1998 que l’actuel président entre en fonction et prône une pos-ture « ouverte », de même du dernier conseiller EURES en date, en poste depuis quatre ans. A présent, le prési-dent du DGB Saar dit y voir une évi-dence : « C’est automatique ! [sourire] Si on est ici comme moi à cette fonc-tion, alors c’est automatique, 20 à 30 % de mes activités… Disons, le DGB en Basse-Saxe, il n’a pas de telles frontiè-res, mais ici c’est lié à l’histoire, cela s’explique presque tout seul, compte tenu des relations mutuelles dans le monde du travail ». Quant à la prési-dente de l’EURES-T SLLRP, signifi-cativement, elle s’est amusée de cette question, en parlant de ses collègues permanents syndicaux du DGB Saar : « Allez une fois demander aux deux-là, au bureau à côté ! Elles sont frontaliè-res, elles habitent en France ! Et ma secrétaire, elle est italienne, habite en France et travaille ici ! Plus Européen que ça, c’est pas possible, non ?! ».

Ces profils montrent bien que la sphère du travail transfrontalier s’in-carne dans tout un ensemble d’instan-ces et de réseaux enchevêtrés, au sein desquels on repère un groupe d’acteurs syndicaux assez nettement discerna-bles et investis transversalement : une trentaine de personnes pour SLLRP au plus, une dizaine pour l’exercice des fonctions de responsabilité. Pour le DGB Saar, il s’agit de quatre per-sonnes : le président, la secrétaire syn-dicale pour le marché de l’emploi et présidente de l’EURES-T SLLRP, le conseiller EURES, également attaché de presse du DGB Saar, et le secré-

Page 34: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

33

Philippe Hamman La figure de l’étranger dans les mondes syndicaux

taire pour la section Jeunesse. Ceux-ci disent du reste siéger régulièrement dans les différentes commissions et instances transfrontalières, soit en qualité de représentant syndical soit d’« expert ». Une interconnaissance se développe de la sorte, ce que souligne le président du DGB Saar :

« Là, avant notre RV, je rentre jus-tement d’une réunion du Comité éco-nomique et social [CESGR]… De vrais liens d’amitié se sont constitués, que ce soit avec J.-F. de la CGT, Ph. de la CFDT, M. de FO, S. de la CFTC, on se connaît. […] Nous sommes en che-min, ça fonctionne, ça pourrait encore fonctionner mieux, tout ça ce sont des choses qui nécessitent beaucoup de temps. Mais ces relations de travail ont grandi jusqu’à de l’amitié, ça c’est naturellement une bonne base ».

Cette stabilité des acteurs – qui est aussi un « entre-soi » parfois critiqué, où l’on s’éloignerait de la « base » des adhérents – est présentée comme un processus similaire à toute prise de res-ponsabilité, sinon à tout engagement : « Quand on s’y est une fois engagé, on est connu pour ça, et alors on nous demande tout ce qui est possible et imaginable… c’est pareil si vous êtes actif dans un club de sport ! », résume une syndicaliste.

Un autre exemple tient à la mise sur pied puis au gel du groupe de travail syndical féminin au niveau du CSI SLLRP. Ces réunions entre femmes syndicalistes lorraines, luxembourgeoi-ses et sarroises ont été abandonnées notamment pour des raisons d’agenda, d’après les principales intéressées, qui sont en même temps actives au niveau des formations « générales » du CSI, au niveau de l’EURES-T et du CESGR ainsi que dans leurs propres fédéra-tions nationales. C’est là un signe pal-pable de ce que, dans le cadre d’un processus d’institutionnalisation en permanence sous contrainte, les initia-tives transfrontalières sont portées par un nombre limité d’acteurs syndicaux : ceux qui sont à la fois en prise avec ces dossiers, maîtrisent (fût-ce de façon minimale) une langue étrangère, s’in-téressent aux enjeux européens, etc. De ce fait, le fonctionnement réel desdites instances dépend pour une bonne part de cet investissement personnel.

La nécessaire acquisition d’une compétence experte sur les questions sociales et le droit du travail dans une lecture comparée entre deux Etats et dans le rapport aux normes européen-nes l’explique également (Hamman 2006a-c, 2008b). Ainsi une syndica-liste du DGB tient-elle à me montrer

sa « librairie », à savoir une rangée de codes de droit disposée devant elle sur son bureau, un peu à la façon d’un avocat, pour pouvoir les consulter rapidement, et s’assurer de ce qu’elle avance lorsqu’elle doit informer un frontalier :

« Il y a des choses avec lesquelles on a en permanence à faire, on les connaît, il y a un socle de connaissances qu’on doit posséder en tout état de cause pour le boulot. Mais il y a toujours des cas particuliers, c’est pourquoi j’ai ici ma librairie ! [sourire] Où je peux vérifier de temps à autre. Pour la législation allemande, justement pour ce qui touche au domaine du marché du travail, je dois dire que ça change avec une vitesse déconcertante. Alors, même si je sais ce que dit la loi, je véri-fie encore une fois avant de donner un conseil à quelqu’un, parce que ça peut avoir changé durant la nuit ! ».

L’organisation de la protection syndicale des frontaliers employés en Sarre est également parlante. Il y a là une part d’« arrangements » entre le niveau confédéral du DGB et les syndi-cats professionnels, où l’on transige à la fois en fonction des affaires qui se pré-sentent et des permanents syndicaux. Si le Rechtsschutz est de la compé-tence confédérale du DGB, il y a deux limites. D’une part, certains syndicats comme l’IG-Metall sont eux-mêmes investis dans le suivi contentieux de dossiers de frontaliers au sein de leur branche. D’autre part, pour bénéficier du Rechtsschutz, le frontalier doit se rendre auprès de la filiale juridique du DGB, le DGB Rechtsschutz GmbH, qui est dans les faits distinct, tant par ses personnels que ses locaux, de la confédération syndicale. Et là n’est pas tout : certaines affaires jugées très spécifiques au travail frontalier dans tel ou tel domaine sont gérées par les syndicats eux-mêmes et non pas trans-férées au DGB Rechtsschutz ; c’est alors le Rechtsschutzsekretär du syndicat de branche qui s’en occupe, sans que per-sonne ne puisse avancer de critères de choix bien précis, à mi-chemin entre la détention de ressources juridiques et la connaissance personnelle des situa-tions en cause, réduisant l’étrangéité. L’actuel conseiller EURES du DGB Saar le souligne :Le siège du DGB du Land de Sarre

Page 35: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

34 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

« C’est intéressant le fait que les syndicats professionnels n’affichent pas le conseil aux frontaliers sur leur drapeau, mais ils font cela ! Par exem-ple, IG BCE Saar, il y a plus de 1 500 frontaliers français membres, ils font ça de fait avec la protection juridique. Ailleurs aussi : un collègue de la IG Bau de Karlsruhe m’a dit “Moi, j’ai tou-jours fait ça !” Idem dans les entrepri-ses. A Ford Saarlouis, 7 000 employés dont 1 300 Français, ils ont tellement de délégués libérés et le président du Comité d’entreprise est français, ils font ça de toute façon ! Pour tous les problèmes de tous les jours, ils sont sur place ».

Derrière le discours syndical clas-sique, souvent répété, de l’expérience personnelle et militante accumulée au fil du temps, il reste que tout un cha-cun ne peut assurer un conseil techni-que et le porter en justice ; cela passe par des outils théoriques et pratiques, qui ne se transmettent pas sponta-nément. L’exemple d’un permanent syndical de la IG-BCE de Sarre est revenu plusieurs fois lors de mes entretiens, autant pour souligner son investissement que l’impossibilité qui s’est trouvée de le remplacer : « Le gars avait fait ça pendant un an et demi, à 90 % de son poste ! Mais le conseil aux frontaliers n’y est plus tellement actif aujourd’hui, depuis que ce secré-taire qui s’en occupait est parti profes-sionnellement… », note le conseiller EURES du DGB Saar.

L’intérêt d’une formation continue correspond à ce processus de profes-sionnalisation, en tant qu’élévation et spécialisation des compétences, pour lesquelles sont mises à profit différen-tes possibilités au niveau des comi-tés d’entreprise, de la confédération syndicale et d’institutions privées de consultance. Un délégué du syndicat chrétien de la métallurgie de Sarre chargé des permanences avec les fron-taliers l’explique :

« De façon générale, on a des for-mations mensuelles au comité d’en-treprise, et on a droit à deux stages rémunérés par le patron pour se for-mer aux nouvelles réglementations. [feuillète un classeur] Le prochain que je vais faire, à la fin du mois, une semaine à Berlin : “présentation et

examen de jurisprudence récente de droit du travail”. Sinon, là, c’est par notre syndicat : “droit social et nou-velles réformes de santé”. Ensuite, ça c’est la WAF [Institut der PrivatWirts-chafts-Akademie Felderfing], un orga-nisme privé dans le coin de Munich, cette année c’est Bundesarbeitsgericht [tribunal fédéral allemand du travail], parce qu’il y a plein de choses qui vont changer. Si on prend le catalogue WAF 2004-2005, il y a plein de formations. Donc c’est à voir dans quel domaine vous êtes encore moins informé ».

De la maîtrise de la langue à la pratique interculturelle : rencontrer l’autre

n

Dialoguer avec le travailleur fron-talier dans des espaces de proximité suppose ainsi de détenir des compé-tences particulières, voire profession-nalisées, lesquelles donnent à saisir, en creux, ce qui fait l’extranéité relative au groupe en même temps que les préoc-cupations partagées et les possibilités d’échanges. Les exigences croissantes de compétences à la fois sociales, juri-diques et linguistiques posées par la Commission européenne, d’une part, et les syndicats, de l’autre, pour l’exer-cice des fonctions de conseiller syndi-cal EURES sont ici particulièrement révélatrices, jusqu’à réduire finalement le nombre de candidats susceptibles d’y prétendre. Le président du DGB Saar l’explique :

« Ceux qui sont conseillers EURES sont formés, ils peuvent s’exprimer en français comme en allemand. Mais il n’y a pas non plus que la langue, il faut prendre des gens – maintenant je parle en tant que syndicaliste – qui remplis-sent une certaine qualification, qu’ils soient aussi l’avocat, au sens figuré, de ceux qui viennent avec leurs pro-blèmes. Il y a une différence si je vais chez un conseiller des administrations, qui, peut-être en fonction de comment il est disposé ou des instructions qu’il reçoit, fait plutôt attention à ce que ça n’aboutisse jamais à une indemnisa-tion. Un conseiller syndical verra au premier plan l’aide pour les gens. De

là, le nombre de ceux qui peuvent le faire devient déjà réduit. Parce que, selon mes exigences, la personne doit être orientée dans un sens syndical et elle doit remplir les compétences professionnelles, dont la compétence linguistique, la compétence en droit social, etc. ».

En plus des connaissances techni-ques qu’il convient d’acquérir et de renouveler, les enjeux linguistiques apparaissent très prégnants entre la France et l’Allemagne pour les syndica-listes en prise avec les questions trans-frontalières, et ce sur un double plan : à la fois pour le conseil aux frontaliers et au niveau des scènes institutionnelles transfrontières10. L’accès différencié à la langue est du reste bien ressorti des études portant sur des mobilisations transnationales (et leurs limites), à l’instar des Euro-grèves et du mouve-ment Renault-Vilvorde (Lefébure & Lagneau 2002 ; Imig & Tarrow 2002). Notre enquête en Sarre a montré qu’on ne peut s’en tenir à une première lec-ture, selon laquelle les dialectes germa-niques locaux (“platt” mosellan, etc.) suffisent entre Mosellans et Sarrois, dont le parler est proche. En effet, si la communication s’établit ainsi sur le lieu de travail, les uns et les autres ne disposent pas pour autant d’une maîtrise réelle de la langue « bureau-cratique ». De plus, pour des emplois peu qualifiés, une main d’œuvre qui ne parle ni ne comprend l’allemand est couramment embauchée en Sarre (femmes de ménage, ouvrières d’une chocolaterie industrielle et d’usines de tri des déchets…), au grand dam des syndicalistes du DGB qui y voient la porte ouverte à des abus : « On tombe alors dans des choses qu’on accepte, notamment les femmes, que nous [les Allemands] nous n’aurions pas accep-té ! ». Les problématiques sociales ne peuvent donc être séparées des ques-tions linguistiques pour les syndica-listes au contact des frontaliers. Autant les responsables français rencontrés (présidents ou vice-présidents d’as-sociations de frontaliers, présidents français ou délégués de comité d’en-treprise en Allemagne, etc.) ont fait montre d’un allemand très fluide et de l’acquisition de notions de droit sou-vent poussées, comme cela s’est vérifié

Page 36: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

35

Philippe Hamman La figure de l’étranger dans les mondes syndicaux

lors de réunions ou de sessions de formation se déroulant en allemand, à l’instar de celle organisée annuelle-ment dans l’important centre syndical de Kirkel, près de Sarrebruck11. Autant dans les milieux syndicaux sarrois, ces enjeux demeurent davantage source de problèmes quotidiens, et on loue par exemple au DGB Saar le conseiller EURES comme « le génie des langues dans la maison ».

Une première situation courante est celle où il s’agit de renseigner un

frontalier français lors d’une perma-nence ou un rendez-vous, soit que celui-ci ne comprenne ou ne parle pas suffisamment allemand, soit qu’il en aille d’une question pointue et, du coup, difficile à expliciter en français pour un interlocuteur allemand. Ceci d’autant plus que la langue française n’est pas requise dans l’activité des permanents syndicaux au-delà du cas des frontaliers mosellans, même pour les conseillers EURES qui n’exercent cette fonction qu’à 50 % de leur temps

de travail et s’adressent aussi aux Alle-mands – par exemple, le conseiller EURES du DGB est aussi le chargé des relations avec la presse en Sarre.

Au-delà, la problématique linguis-tique se pose aussi, régulièrement, au niveau des rencontres intersyndicales SLLRP, c’est-à-dire au sein du CSI, du CESGR et du réseau EURES-T en particulier, lorsqu’il s’agit de discuter d’actions interrégionales. Ceci expli-que que l’on se retrouve fréquemment « entre soi » : les syndicalistes pouvant prétendre converser dans la langue du voisin sont en nombre limité. Et de me rapporter, au DGB Saar, l’anecdote selon laquelle il leur a récemment été impossible de trouver au sein de la section syndicale de la jeunesse un militant pour répondre en français à des journalistes luxembourgeois lors d’une émission télévisée… Le prési-dent du DGB Saar se veut pragmati-que :

« La barrière de la langue, elle existe chez nous dans les faits. Juste-ment, nous avons publié récemment un dictionnaire où on peut lire les mots les plus importants dont on a besoin pour mener une conversation concernant les négociations tarifaires, l’organisation de réunions, des élé-ments pratiques qui sont très deman-dés. Ça semble presque évident, hein ? On se dit que cela existe sûrement déjà… mais cela n’existait pas ! Et j’ai actuellement beaucoup de demandes, notamment de Lorraine, pour obtenir ce dictionnaire ».

Par défaut, le recours à la traduc-tion revient souvent ; il permet de comprendre in situ la complexité du rapport à l’autre lorsqu’il est médié par un tiers totalement extérieur à l’arène transfrontalière et la place de la communication pour rendre cet autre moins étranger à soi, au risque sinon de creuser encore la distinction. Les uns soulignent la nécessité de disposer de traducteurs propres, bien identifiés et connus de longue date, c’est-à-dire qui savent reconnaître les tons de voix, la gestuelle, le second degré pratiqués par tel ou tel. Les autres se rappellent un épisode au cours duquel une réu-nion s’est éternisée ou a donné lieu à des tensions à la suite d’une erreur de traduction ou d’une approximation. Session de formation « frontaliers » au centre syndical de Kirkel (Sarre), le 03/03/2007

Page 37: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

36 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Cette syndicaliste sarroise parle pour beaucoup d’autres :

« Il faut vraiment s’habituer ! J’ai déjà connu des séances où nous avi-ons beaucoup discuté entre nous tout simplement parce que les traducteurs n’avaient pas traduit correctement un terme technique, ou alors on oublie un point, ou d’une phrase on en fait deux, cela peut conduire à des confu-sions. Vous voyez, si maintenant je dis “Non d’une pipe !” [Verdammt noch mal !], avec la gestuelle et en souriant, ça peut être dans le sens d’une bonne coopération ! ».

D’autres encore avancent les limites du recours à des traducteurs profes-sionnels au sein de certaines encein-tes institutionnelles (le bâtiment Jean Monnet à Luxembourg…), lesquels changent à chaque rencontre et ne sont pas au fait de tous les « codes » syndicaux. La présidente de l’EURES-T SLLRP, issue du DGB Saar, le souli-gne à sa façon, lorsqu’elle revient sur l’art d’arrêter ou non des décisions en séance : « Il faut aussi apprendre jusqu’où on peut décider, moi, ma marge de manœuvre, ou sinon dire “il faut que je demande à d’autres, au niveau des syndicats de branche”. Mais ça il faut le rendre, si maintenant je fais des signes, tout ça… ». L’interperson-nel joue ainsi un rôle premier dans le « petit monde » du transfrontalier pour dépasser les préventions et autres stéréotypes nationaux ; le président du DGB Saar le pointe :

« Moi je maîtrise un français de base. Si on va dans les spécialités, cela ne suffit pas, mais c’est déjà un avantage énorme si on peut discuter avec quelqu’un directement dans une conversation courante, les stratégies d’ensemble… Parce que, là déjà, il y a des différences selon que la traductrice est plus ou moins bonne. Justement aujourd’hui [il sort d’une séance du CESGR] j’ai eu deux jeunes traductri-ces, où j’ai plusieurs fois eu l’impres-sion que ce n’était pas tout à fait exact [sourire]. Je ne veux pas leur enlever tout leur travail, mais les traducteurs pourraient par exemple nous faire des cours de langue ».

Ces dimensions linguistiques pèsent d’autant plus qu’elles sont étroitement liées à des rapports interculturels,

qui se tissent précisément pour une part lors de ces moments de rencon-tre intersyndicaux, ne serait-ce que parce que certains clichés tombent au fil des contacts (on ne vient pas que en France pour « bien manger », etc.). Les stéréotypes sont bousculés par la comparaison qui se fait et les informa-tions qui s’échangent. Une secrétaire régionale de la CGT Lorraine souligne cette portée des forums transfronta-liers par rapport aux cadres nationaux plus rigides :

« Les gens qui sont amenés à nouer contact, c’est eux qui évacuent des stéréotypes. […] A un niveau régio-nal, nous, il y a beaucoup de choses qui évoluent. Mais, à un niveau plus national, les gens sont beaucoup trop coincés dans leur système : “L’autre, il veut quoi, il fait quoi, moi j’en suis là…”. Ils ont tellement d’a priori, je ne les vois pas bouger. Ils douteront toujours de la sincérité de ce que dira celui qui est en face d’eux ».

Que les syndicalistes prenant part au CSI et au CESGR se mobilisent pour des initiatives visant au dévelop-pement du bilinguisme dans les écoles ou des échanges d’apprentis entre Lor-raine et Sarre est également significatif d’un mode de pensée qui se diffuse, et dont la composante européenne fait partie, même si cela montre en même temps la difficulté de la tâche. Se laissent en effet apercevoir les ten-sions possibles dans la nature des mis-sions dévolues aux réseaux EURES ; la syndicaliste du DGB Saar présidant l’EURES-T SLLRP, ne le cache pas : « C’est aussi un morceau important du travail d’EURES, la culture, même si on nous dit toujours “vous devez vous préoccuper de faciliter les conditions du marché du travail”… ». C’est dire que si des évolutions sont palpables, des stéréotypes demeurent dans les perceptions courantes. Au sein-même des syndicats des bassins d’emploi frontaliers, les personnes siégeant dans les instances interrégionales et trans-nationales sont fréquemment perçues par leurs collègues comme « les dan-seuses de l’organisation », « ceux qui vont de nouveau en vacances », et il leur faut s’en défendre en argumentant sur l’aspect concret de leur engage-ment, qui ne serait pas que « beaucoup

de parlotte quand même » – là encore, la figure de l’étranger prête aux géné-ralisations. L’épisode des 1er Mai trans-frontaliers au niveau SaarLorLux est un autre exemple : derrière le slogan « Ensemble, nous sommes plus forts », ce sont bien les difficultés à rassem-bler en un même site les différentes manifestations locales en ce jour sym-bolique qui ont eu raison du projet après quelques occurrences ; au DGB Saar, on reconnaît craindre de ne pas être suivi par la base pour de telles actions : « Si on ne fait plus notre mani-festation ici a Sarrebruck, à laquelle les gens sont très attachés, ils vont nous dire “Ceux-là [les permanents syn-dicaux en charge du transfrontalier], ils se portent tellement bien, ils n’ont plus besoin de se battre pour nous !” ». Nous renvoyant l’image de l’autre face à nous-mêmes, ces jeux de réflexivité s’apparentent de la sorte à autant d’in-dicateurs de processus d’objectivation toujours en train de se faire.

Bibliographie

Abbott Keith (1997), « The European Trade Union Confederation : Its Organization and Objecti-ves in Transition », Journal of Common Market Studies, 35, p. 465-481.

Andolfatto Dominique, Labbé Dominique (2007), Sociologie des syndicats, Paris, La Découverte (Repères).

Balazs Gabriel, Pialoux Michel (1996), « Crise du travail et crise du politique », Actes de la recher-che en sciences sociales, 114, p. 3-4.

Balme Richard, Chabanet Didier, Wright Vincent (dir.) (2002), L’action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences Po.

Blanc Maurice, Hamman Philippe (2009), « La construction politique métropolitaine dans le Rhin Supérieur : coopérations intercom-munales et transfrontalières. L’exemple de l’agglomération de Strasbourg », in : Christine Maillard, Catherine Maurer, Astrid Starck-Adler (dir.), L’Espace rhénan, pôle de savoirs / Rheinischer Raum, Wissensraum, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.

Boumaza Magali, Hamman Philippe (dir.) (2007), Sociologie des mouvements de précaires : Espa-ces mobilisés et répertoires d’action, Paris, L’Harmattan.

Bourdieu Pierre (1979), La Distinction, Paris, Minuit.

Dupeyron Bruno (2005), Acteurs et politiques de la coopération transfrontalière en Europe : les expériences du Rhin Supérieur et de l’Euroré-

Page 38: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

37

Philippe Hamman La figure de l’étranger dans les mondes syndicaux

gion Méditerranéenne, thèse de science politi-que, Université Strasbourg 3.

EURES SaarLorLux (2006), Dimensions socio-économiques de la mobilité transfrontalière, Actes du séminaire de Luxembourg (14-15 mars 2005), Luxembourg, Edition des EURES.

Frank-Prad Cécile (2008), Les mouvements de sans-papiers en France et en Espagne dans les années 2000 : analyse comparative d’acteurs collectifs à faibles ressources, thèse en science politique, Université Montpellier I.

Gobin Corinne (1997), L’Europe syndicale : entre désir et réalité. Essai sur le syndicalisme et la construction européenne à l’aube du XXIe siècle, Bruxelles, Labor.

Gordon David M. (1996), « Le libéralisme dans l’empire du fer », Le Mouvement Social, 175, p. 79-111.

Groux Guy, Mouriaux René, Pernot Jean-Marie (1993), « L’européanisation du mouvement syndical : la Confédération européenne des syndicats », Le Mouvement social, 162, p. 41-68.

Hamman Philippe (2005), Les transformations de la notabilité entre France et Allemagne : l’in-dustrie faïencière à Sarreguemines (1836-1918), Paris, L’Harmattan.

— (2006a), Les travailleurs frontaliers en Europe : mobilités et mobilisations transnationales, Paris, L’Harmattan.

— (2006b), « Vers un intérêt général transfronta-lier ? Projets communs de part et d’autre de la frontière franco-allemande », Les Annales de la recherche urbaine, 99, p. 102-109.

— (2006c), « L’expertise juridique dans la défense des travailleurs frontaliers. Des savoir-faire à l’épreuve de l’intégration européenne », in : Hélène Michel (dir.), Lobbyistes et lobbying de l’Union Européenne. Trajectoires, formations et pratiques des représentants d’intérêts, Stras-bourg, Presses Universitaires de Strasbourg, p. 249-276.

— (2007), « Penser l’Europe à l’aune des espaces-frontières. A propos des relations transfronta-lières de travail », Revue des Sciences Sociales, 37, p. 27-34.

— (2008), « Profiteure oder Pioniere ? Vertre-tung von Grenzgängern in der Saar-Lor-Lux-Region », Saarbrücker Hefte. Saarländische Zeitschrift für Kultur und Gesellschaft, 99, p. 85-91.

— (2008b), « Legal Expertise and Cross-border Workers’ Rights : Action Group Skills facing European Integration », International Jour-nal of Urban and Regional Research, 32(4), p. 860-881.

Imig Doug, Tarrow Sidney (2002), « La contesta-tion politique dans l’Europe en formation », in : Richard Balme, Didier Chabanet, Vincent Wright (dir.), L’action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, p. 195-223.

Laroche Josepha (1998), Politique internationale, Paris, LGDJ.

Laurens Sylvain (2008), « “1974” et la fermeture des frontières. Analyse critique d’une décision érigée en turning point », Politix, 82, p. 69-94.

Lefébure Pierre, Lagneau Éric (2002), « Le moment Vilvorde : action protestataire et espace public européen », in : Richard Balme, Didier Cha-banet, Vincent Wright (dir.), L’action collec-tive en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, p. 495-529.

Lévi-Strauss Claude (1952), Race et Histoire, Paris, UNESCO.

Martin Andrew, Ross George (1999), « In the Line of Fire : The Europeanization of Labor Representation », in : Andrew Martin, George Ross (eds.), The Brave New World of European Labor : European Trade Unions at the Millenni-um, New York, Berghahn Books, p. 312-367.

Noiriel Gérard (1984), Longwy, immigrés et prolé-taires, Paris, PUF.

Perrot Michelle (1960), « Les rapports des ouvriers français et des ouvriers étrangers (1871-1893) », Bulletin de la Société d’histoire moderne, 12.

– (1985), Jeunesse de la grève. 1871-1890, Paris, Seuil (version partielle de : Les Ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris, Mouton, 1974).

Pigenet Michel (2006), « Syndicalisme et nouveaux salariés des services. Aperçu sur l’expression cégétiste dans les centres d’appels d’Air France (1989-2004) », Le Mouvement social, 216 2006, p. 101-133 (observation de sources syndica-les).

Politix (2005), dossier « Étrangers : la mise à l’écart », 69.

Problèmes économiques (2004), dossier « Faut-il avoir peur des délocalisations ? », n°2.859, Paris, La Documentation française.

Quittkat Christine (2002), « Les organisations professionnelles françaises : européanisation de l’intermédiation des intérêts ? », Politique Européenne, 7, p. 66-95.

Régin Tania, Wolikow Serge (dir.) (2002), Les syn-dicalismes en Europe. A l’épreuve de l’histoire, Paris, Syllepse.

Rehfeldt Udo (1993), « Les syndicats européens face à la transnationalisation des entreprises », Le Mouvement social, 162, p. 69-94.

Vuilleumier Marc (1989), « Traditions et iden-tités nationales, intégration et international-sime dans le mouvement ouvrier socialiste en Suisse avant 1914 », Le Mouvement social, 147, p. 51-68.

Wagner Anne-Catherine (2005), Vers une Europe syndicale. Une enquête sur la Confédération européenne des syndicats, Paris, Editions du Croquant.

Wassenberg Birte (2007), Vers une eurorégion ? La coopération transfrontalière franco-germano-suisse dans l’espace du Rhin supérieur de 1975 à 2000, Bruxelles, Peter Lang, coll. Euroclio.

Willard Claude (dir.) (1995), La France ouvrière, Paris, Editions de l’Atelier, t. 3 : De 1968 à nos jours.

Notes

1 Pour une analyse du « moment » de 1974, cf. Laurens 2008.

2. Pour reprendre les termes de Frédéric Sawicki (2000), distinguant entre échelle d’observation (micro/macro-scopique) et échelle d’analyse (micro/macro-logique). L’« étude intensive d’un nombre limité de cas », microscopique, peut alors contri-buer à une approche macrologique des processus de changements de l’action publique, s’attachant « d’abord aux régu-larités et aux structures sociales ».

3. Schématiquement, les travailleurs fronta-liers paient leurs cotisations et bénéficient des prestations sociales dans l’Etat d’em-ploi ; ils sont assujettis aux impôts directs (sur le revenu…) dans le pays de résidence ou de travail, selon les cas.

4. Pour des chiffrages détaillés, cf. Hamman 2006a ; EURES SaarLorLux 2006.

5. On se fonde sur plusieurs enquêtes menées depuis 2004, en particulier dans le cadre d’un post-doc CNRS au CRESS (2004-2006), puis en 2007 d’une bourse d’excellence franco-allemande “Clemens Heller” (MSH Paris & Fondation Thyssen) à l’Université de Sarrebruck. Les extraits d’entretiens sont tirés de ces recherches de terrain ; nous les avons traduits lorsqu’il s’agit d’interlocuteurs allemands.

6. Le CSI SaarLorLux, premier CSI en Euro-pe, date de 1976, mais ne s’est développé que progressivement. En termes d’action, on peut signaler la mise en ligne en 2005 d’un site Internet d’information par l’In-terrégionale Syndicale des Trois Frontiè-res (Nord de la Lorraine, Luxembourg et Belgique), qui renseigne les frontaliers lorrains sur les accords collectifs applica-bles dans les entreprises luxembourgeoi-ses ou belges, avec une banque de données comportant 325 textes conclus dans six secteurs d’activité (salaires et congés, indemnités chômage et maladie, horaires et temps de travail, pensions et retrai-tes…). Cf. www.syndicats3frontieres.org.

7. Les premiers réseaux EURES ont été fon-dés en 1992 : JOCE, 30 août 1990, commu-nication C(90) 1562/3 aux Etats membres, et directive CEE 2434/92.

8. Le Républicain Lorrain, 25/09/2007.9. Institution composée paritairement, par

tiers, de représentants des salariés, des employeurs et des gouvernements ou exé-cutifs régionaux.

10. La problématique est moindre au Luxem-bourg où les deux langues véhiculaires sont couramment maîtrisées.

11. Observation de la session de formation « Grenzgänger » (frontaliers) le 03/03/2007 à Kirkel.

Page 39: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

l’émeute, l’état de guerre et la construction de l’étranger

l a mondialisation est un défi nouveau pour l’anthropologie. L’idée selon laquelle la mondia-

lisation culturelle, en faisant disparaî-tre les terrains exotiques de l’altérité, signerait la fin de l’ethnologie comme discipline et comme posture a fait long feu. Nous savons au contraire que les questions de la singularité et de l’altérité se sont universalisées et com-plexifiées. Le monde est notamment en proie à cette « peur des petits nom-bres » analysée par Arjun Appadurai (2007), porteuse de haines et de passa-ges à l’acte sur tous les continents. La recomposition des États nationaux, partout, donne une grande place au contrôle des étrangers, à la surveillan-ce des frontières, à la répression des immigrés en situation irrégulière. Les frontières du monde globalisé sont aujourd’hui des frontières meurtriè-res pour les plus démunis.

Cette tension visible sur une alté-rité tout aussi visible peut devenir un opérateur analytique banal pour les situations de tensions sociales et poli-tiques les plus fortes : « l’interethni-que » ou « l’interculturel » deviennent

des grilles de lecture circulantes. Le primordialisme congédié par Arjun Appadurai (2007) est toujours tenté de revenir par la fenêtre. Et l’anthro-pologue, rappelé de ses terrains exo-tiques, est assigné à l’analyse d’un exotisme omniprésent et délocalisé certes, mais dont la nature resterait fondamentalement la même.

Or le contemporain se caractérise d’abord par un déplacement des ter-rains de l’altérité. Ce qu’on nomme mondialisation et / ou globalisation marque une rupture d’intellectualité pour l’humanité. La rapidité de cette rupture intellectuelle nous a rendu en partie étrangers à nous-mêmes et en difficulté à identifier ce qui fait les nouveaux paradigmes structurants de notre époque.

Le monde urbain et populaire des métropoles de la mondialisation est de plain pied avec cette nouvelle intel-lectualité faite de présentisme et de disjonction de la politique et de l’État (Bertho 2007) C’est la raison pour laquelle la confrontation à cette altéri-té et son élucidation par l’enquête est une voie incontournable de connais-

sance de nous-mêmes. Mais par un renversement paradoxal, ce sont sans doute les modes de pensée les plus structurés et les plus réglés concep-tuellement et épistémologiquement qui sont les plus en difficulté. Sciences sociales et pensée administrative ou réglementaire ont en partage l’héri-tage culturel d’une modernité dont les grandes structures intellectuelles ont pris fin ou sont en passe de le faire. Le « contemporain » (Agamben 2008) remet en jeu les paradigmes et les catégories de ces sciences sociales nées avec la modernité industrielle, et développées dans un cadre de pensée qui est celui de l’État Nation (Bauman 2005).

Le rôle de l’anthropologie, dans ces conditions est de se confronter aux terrains et aux situations qui recè-lent aujourd’hui le plus d’opacité à la rationalité savante. Ces situations qui nous mettent en face d’une altérité subjective radicale, « innommable » (Lazarus 1996), sont des situations de proximité qu’il est trop simple de renvoyer aux traces post-coloniales d’un exotisme rassurant. Les émeutes,

38

alain BerthoProfesseur d’anthropologie, Université de Paris 8 <[email protected]>

Page 40: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

39

Alain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger

notamment les émeutes urbaines, qui touchent aujourd’hui tous les conti-nents, sont un terrain de choix pour l’observation des altérités et disjonc-tions subjectives du contemporain et la construction de « l’Étranger » comme réification institutionnelle de l’altérité.

Cet article s’appuie sur l’analyse d’un certain nombre de ces émeutes dont le relevé chronologique est en annexe. Une base documentaire en ligne est tenue à jour par mes soins depuis 20071.

« Mort d’un sénégalais » n

Les 9 et 10 septembre 2008, la petite ville espagnole de Roquetas Del Mar en Andalousie (80 000 habitants) a été le théâtre d’affrontements violents impliquant notamment la population immigrée d’origine sub-saharienne, nombreuse dans la ville. Le discours public, officiel ou médiatique qui se construit sur l’événement est double. Les autorités locales, puis nationales, parlent de « faits isolés liés à la dro-gue ». La presse espagnole et inter-nationale s’empresse de lire dans les émeutes le symptôme d’affrontements communautaires entre Sénégalais et Gitans.

Comment s’est déclenchée la colère des habitant de la cité des habitants de la cité des « 200 Viviendas » après l’as-sassinat à coup de couteau, dimanche 9 septembre d’un jeune de 28 ans ? Le scénario dit de violence urbaine se déroule sans surprise : attaque d’une ambulance à coup de pierre et de bouteilles, containers à ordure mis à feu, barricades… Durant deux nuits d’émeutes successives, gardes civils et pompiers ont été dépassés par les événements.

Comme souvent, pour compren-dre un événement de ce type, rien ne remplace l’observation directe. En novembre 1993, Nicole Le Guennec et Christian Bachmann ont ainsi assis-té aux émeutes qui ont embrasé le quartier des Mézereaux, dans le nord de Melun, après la mort d’un jeune dans un accident de moto (Bachman 1997). Onze jours de violence, du 1 au 12 novembre, ont été, fait rare,

observés huere par heure par les deux chercheurs qui étaient déjà là avant et ont poursuivi leur enquête après le retour au calme. Ils montrent à quel point la teneur du discours public sur la mort d’un jeune est d’une importan-ce capitale dans le déclenchement de l’émeute. Il en est de même à Roque-tas del Mar en septembre 2008. La première raison de la colère est criée par les manifestant devant la mairie le 10 septembre. Il s’agit justement de la version officielle qui banalise la mort d’un jeune, criminalise la victime voire renvoie la violence vers des « affronte-ments ethniques ».

La déqualification officielle de la vie de gens méprisés au quotidien, cantonnés dans un quartier aux mar-ges de la ville, mal desservi, insalubre, délaissé par la municipalité depuis des années, nous renvoie évidemment à d’autres situations. Le mépris officiel, voire le soupçon de mensonge d’État, sur les dépouilles de ces victimes est à l’origine de bien des émeutes ces dernières années : en France en 2005 (mort de deux jeunes à Clichy sous Bois) et, depuis, à Villiers le Bel en novembre 2007 et Vitry le François en juin 2008, en Algérie à Tiaret en avril 2008, en Chine à Weng’an en juin 2008 voire à Montréal en août… Très souvent l’incommunicabilité qui est à la racine de l’émeute s’exprime, du côté de l’institution, par une construc-tion rapide et efficace de la figure de l’étranger comme facteur de trouble. En Espagne, en septembre 2008, par-tout, dans les dépêches et les articles publiés, la victime du 9 septembre à Roquetas y est toujours désignée comme « un sénégalais de 28 ans ». Il n’a même pas de nom.

L’analyseur de l’émeute n

Les émeutes de novembre 2005 en France resteront sans doute long-temps une référence par la durée et l’extension géographique de l’événe-ment comme par le maintien malgré tout d’un mystère alors qu’une abon-dante littérature leur a été consacrée (Mauger 2006, Kokoreff 2008). Que manque-t-il donc aux meilleures analyses pour saisir l’insaisissable,

la subjectivité de l’événement ? Il ne manque pas d’analyses sociologiques des causes, d’analyses structurales du dispositif étatique dans les politi-ques urbaines. Nous connaissons les conditions objectives de possibilité de cet événement. Nous connaissions d’ailleurs ses causes avant qu’il ait lieu. Et personne ne l’a prévu. Mais rassu-rés par l’objectivation du désarroi qui a saisi tout observateur, nous avons peut-être omis de nous demander ce que l’événement nous disait que nous ne savions pas avant.

En France, entre le 27 octobre 2005 et le 18 novembre, les acteurs sont restés dans l’obscurité et le silence. Ces nuits d’émeute des banlieues françai-ses laissent hors d’atteinte le visage, les mots, la subjectivité partagée de leurs acteurs. Stratégie d’une visibilité invisible, surgissement anonyme dans l’espace public. Nous avons vu à l’envi le feu et les lumières de la nuit, mais nous n’avons vu que des ombres. L’al-térité ici est dans la situation, pas dans la finalité revendiquée. Ce mouvement que nous avons du mal à nommer n’est lui-même porteur d’aucun discours explicite. Or dans le déclenchement des émeutes, les mots ont été impor-tants, notamment les mots utilisés par l’État vis-à-vis des deux jeunes qui avaient trouvé la mort le 27 octobre.

Le passage à l’acte n’est pas une explosion désordonnée. « Paroles de pierre, images de feu » selon l’expres-sion de Denis Merklen (2007). Faute de mots les actes parlent et l’émeute dit, justement « ce dont on ne peut parler » et que, comme le conseille Wittgenstein, « il faut taire ». L’émeute s’enclenche souvent sur le sentiment partagé de ce qui n’est pas dit où, par-fois pire, de ce qui n’est pas bien dit. L’émeute du quartier des Mézereaux en 1993 se déclenche sur l’idée que le rôle de la police dans la mort du jeune Mohamed aurait été caché à la population. L’émeute de Villiers le Bel réagit au soupçon de camouflage du rôle réel du véhicule de police dans la mort de Mushin et Larani. L’émeu-te de Weng’an, dans la province du Guizhou, en Chine en 2008, apparaît comme un refus des conclusions de l’enquête sur la mort d’une jeune fille trouvé morte noyée et torturée.

Page 41: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

40 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Partout, c’est la question de « ce dont ne peut pas parler » dans l’espace public légitime qui est plus générale-ment en cause. Il n’y a nul soupçon de responsabilité policière dans la mort de Mohamed, 20 ans, habitant de Rome-Saint-Charles à Vitry Le François en juin 20082. Pourtant, une cinquantaine de voitures ont été incendiées, la gare a été saccagée ainsi qu’un local de l’office HLM. Dès qu’ils ont été sur les lieux, gendarmes et pompiers ont été pris à partie ainsi que sept de leurs véhicu-les. L’explosion de colère se déclenche sans préavis dans le quartier Rome-Saint-Charles où habitait la victime. A qui s’en prendre ? Le meurtrier avait disparu. On s’en prend alors au silence du monde politique et institutionnel concernant le sort réservé au quotidien à cette jeunesse. Au silence de médias qui ne semblent voir ces quartiers populaires que lorsque la mal-vie som-bre dans le drame. Au silence forcé des victimes privées de toute légitimité de parole. L’émeute alors est une révolte muette contre le silence.

L’émeute ici n’est pas un symptôme susceptible de nous renvoyer à des causes sociales ou politiques qui en satureraient la signification. L’émeute est un événement. C’est une rupture au sens où des hommes et des femmes, avec la claire conscience qu’ils seront de toute façon perdants, mettent leur corps voire leur vie en jeu et en dan-ger face à l’État. Les actes et le corps parlent lorsque les mots n’ont plus de sens partagé.

Une altérité subjective n

Le défaut de « mots pour le dire » est certainement lié à son mode d’expres-sion et sa « violence ». Cela signifie-t-il que la subjectivité qui s’exprime et s’ex-pose ne peut pas s’énoncer comme une pensée discursive, comme une pensée politique ? Le mutisme des émeutiers est-il un défaut de mots ou un refus des mots ? Le travail d’observation mené depuis laisse peu de doute. Ce mutisme n’est pas une incapacité de parole. C’est un refus d’entrer en com-munication. Ce silence mis en scène par la mise à feu des quartiers en dit

autant qu’il tait. Il n’y a pas absence de pensée singulière mais un message volontairement silencieux. « L’innom-mable » serait donc le symptôme de l’altérité, de la disjonction entre l’in-tellectualité institutionnelle et celle des jeunes émeutiers (Sagot-Duvouroux 2006), peut-être de leurs parents. Pour une part le mutisme est un choix par-tagé.

Tout se passe comme s’il n’y avait pas de langage commun entre les jeunes de ces quartiers et les acteurs institutionnels, qu’ils soient policiers, politiques ou administratifs. Comme si le langage et les mots étaient même le terrain crucial de l’affrontement. Il existe un enjeu proprement linguisti-que sur la connaissance des tensions urbaines et sur la subjectivité des acteurs. La « rétention des mots », fait partie de cette subjectivité.

L’altérité qui se dispose là est celle de deux langages, de deux espaces d’in-tellectualité concernant ces situations urbaines. La subjectivité politique qui s’y construit ne s’énonce dans la lan-gue naturelle des institutions et de l’es-pace public. Elle s’énonce comme une langue et un espace d’intellectualité en altérité à l’institution.

En France, depuis novembre 2005, la situation d’affrontement physique, corporel, vital des gens et des pouvoirs est politiquement de l’ordre de l’in-dicible, intellectuellement de l’ordre de l’innommable. La récurrence de ce silence public déborde largement l’hexagone. Dans l’année 2007-2008, d’autres pays ont connu des situations d’affrontement du même ordre, par-fois plus amples et plus graves, dans une indifférence politique locale assez comparable.3

Les informations, à disposition de tous, ne franchissent pas le seuil de la légitimation symbolique par affichage dans le paysage de « l’actualité ». Elles ne trouvent pas leur place dans « l’eth-noscape » politique institué (Appadu-rai 2001), elles sont exclues de « l’esprit du temps ».

La démarche qui est la mienne de « lire le présent comme un texte » (Bertho 2008), se trouve directement confrontée à cet impensé du présent, à l’encre sympathique qui trace les mots d’un présent populaire et globalisé.

Que faire de la subjectivité partagée des jeunes de Zhenzhou et Nanchan en juin 2007, de Saint-Dizier en octo-bre, de Villiers le bel ou d’Aulnay en novembre, de Timimoun et Copen-hague en février 2008 de Tiaret, Chlef ou Gdyel en avril, d’Oran en mai, de Nairobi ou Weng’an en juillet ? Que faire de Oaxaca, tombée en décembre 2006 aux mains de l’armée mexicaine, des habitants de Sidi Ifni, des 30 000 habitants de Redeyef, des Mingong de Kanmen ?

Une altérité historique n

L’observateur qui attend avec impatience que l’œuvre de l’historien vienne démêler les bégaiements des acteurs et des contemporains en sera pour ses frais. Il y a bien longtemps déjà que les historiens se débattent (et débattent) avec les jacqueries et les émotions populaires de l’Ancien régime français. La grande controver-se Mousnier (1968) Porchnev (1972) sur les révoltes populaires en France a nourri une génération entière d’his-toriens. Derrière cette controverse se profile la question de l’historicisation des émeutes (ici les émotions popu-laires et les jacqueries), c’est-à-dire de l’inscription de ces événements singu-liers dans un récit collectif.

Y a-t-il une histoire propre, un récit propre, une logique chronologique aux émeutes populaires ? Où ne sont-elles que des discontinuités aléatoires d’un ordre social, économique et culturel qui peut être seul l’objet d’une his-toire ? L’événement a un statut assuré, voire même privilégié lorsqu’il appa-raît comme fondateur, lorsqu’il ins-talle non une discontinuité mais une rupture. L’émeute Réveillon du 28 avril 1789 restera a jamais un événement historiquement dicible, avant coureur de l’état d’animation de la population de ce quartier de la Bastille qui connaî-tra d’autres « journées ». L’événement introduit une rupture séquentielle, il est fondateur.

Sans avoir cette force énonciatrice, certains événements sont nommables comme jalons d’une histoire posté-rieure. Concernant le XIXe siècle

Page 42: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

41

Alain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger

par exemple, le contraste est grand de ce point de vue entre les émeutes ouvrières et les émeutes paysannes. La révolte des Canuts de Lyon en novem-bre 1831, le soulèvement ouvrier de Juin 1848, la Commune de Paris de mars à juin 1871 ont certes été écrasés dans le sang et n’ont immédiatement rien fondé. Mais chacun trouve à pos-teriori sa place dans le grand récit de la naissance et de l’affirmation du mou-vement ouvrier. La caractérisation des révoltes paysannes est beaucoup plus problématique et leur récit reste difficile. Cette violence en effet non seulement n’annonce pas une visibi-lité politique postérieure mais semble se jouer de la séquentialité introduite par la Révolution française et prolon-ger les « émotions » d’Ancien Régime (Corbin 1993).

Disjonction politique n

Les émeutes urbaines de la mondia-lisation oscillent entre ces deux statuts. Certaines connaissent une assignation signifiante rapide (« question tibétai-ne » ou « émeutes de la faim ») qui les déréalisent au moment même où elles se trouvent légitimées dans l’es-pace public. Car la question n’est peut-être justement pas de leur assigner un sens politique lisible et dicible. Que nous dit ce jeune interrogé lors d’une enquête sur les émeutes en 2006 ? A la question posée sur le sens politique de l’émeute, il répond : « Un sens politi-que ? (rire) Je comprends pas… Non parce que c’était direct. Ils ont visé direct l’État. Ils ne sont pas passés par la politique. » Un autre ajoute : « ça n’a rien de politique, c’est pour se faire entendre ». Et un troisième « Pas de politique dans la démarche, mais ils

voulaient quand même revendiquer des choses. » (Zavala 2008).

Propositions difficiles à assimiler pour ce qu’elles disent. Il le faut pour-tant. Ces jeunes nous disent que la politique n’est pas (n’est plus ?) une médiation entre des gens et l’État. Ils nous disent que se faire entendre de l’État et revendiquer ne passe pas par l’instance de traduction qu’est la poli-tique moderne mais passe par un face à face, souvent violent. Ils nous disent au fond qu’il n’y a pas de politique car il n’y a peut-être pas de traductibilité possible entre leur espace d’intellec-tualité et celui de l’État.

Donc, l’origine de l’émeute n’est pas dans le monde social visible, mis en scène, analysé, débattu dans l’es-pace public mais dans ce qui n’est pas visible dans ce monde là : des gens, des situations, des souffrances et peut-être surtout, des façons de les nommer.

Page 43: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

42 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

La politique aujourd’hui, dans nombre de pays se donne comme l’ins-trument privilégié de cette mise en visibilité. Elle mobilise, outre ceux qui en font directement métier, les jour-nalistes et des savants pour un travail collectif de mise en mots du monde dans la périphérie de l’État, au rythme de son calendrier. Cette intellectualité du monde s’accorde sur ce qui n’y a pas sa place.

Les émeutes nous révèlent la mul-tiplicité subjective et intellectuelle du monde. La pensée populaire des situa-tions n’a pas ni légitimité si même d’existence officielle. Cette disjonc-tion et ce déni génèrent le télescopage périodique des deux mondes. L’émeute est une lucarne fugace sur un paysage subjectif illégitime et ignoré. Mais la subjectivité de l’émeute ne prend pas fin avec le retour au calme. Pour les jeunes concernés par les émeutes de 2005, les trois semaines de paroxysme ne sont pas une parenthèse dans le temps. C’est un moment de plus gran-de intensité et de plus grande visibilité dans une réalité, objective et subjec-tive, qui dure inexorablement.

Le miroir de l’État de guerre

n

L’émeute est donc un miroir tendu à l’État, à l’espace institutionnel dans son ensemble. C’est bien sûr un ana-lyseur des dimensions répressives de l’État contemporain, de ses tendances à criminaliser le social ou à militariser l’ordre civil. Mais ce miroir permet aussi de donner plus de relief à l’es-quisse quant à la structure symbolique de cet État et aux limites de l’espace public légitime.

Sa structure est celle d’un espace assiégé. L’intégration de la communi-cation de masse, de la finance, des ins-titutions du savoir, de l’administration et de la force dans un réseau de pou-voir rassemblé dans un même mode de penser le monde n’a d’égal que sa difficulté à comprendre, voir simple-ment à connaître des pans entiers de ce monde. Intellectuellement auto réfé-rencé, juridiquement auto légitimé, cet espace étatique ne se fonde pas sur sa capacité à intégrer et à prendre en

compte l’ensemble de l’espace social, l’ensemble des habitants d’un pays. Il fonde au contraire la légitimité de son pouvoir sur sa capacité à exclure. Ainsi le principe moderne énoncé en 1789, selon lequel tout citoyen à le droit de concourir à la formation des lois s’est renversé en un « ne sera citoyen que celui qui obéira aux lois ». La référence à la loi et à la règle tend à s’imposer en lieu et place de la référence aux droits et aux principes.

Un espace autoréférencé n’a pas besoin de passeurs. Et lorsque des jeu-nes s’adressent à lui, ils le font sans intermédiaire. La politique moderne s’est constituée comme un espace, parlementaire ou non, de traduction du social dans l’espace de l’État. Ce que l’on nomme Politique en terme d’organisations, d’enjeux, de débats publics n’est plus en position de traduction, de passeur et donc de constructions d’énoncés et de mots. Elle est aujourd’hui entièrement dans l’espace de l’État. Tout se passe comme si la politique moderne, celle des XIXe et XXe siècles n’existait plus. L’émeute est le plus souvent un face à face des gens et de l’État sur la question des principes et des fondements de l’action publique. La réponse institutionnelle se construit alors sur le registre de la mise à l’écart : par la criminalisation (hors la loi) ou par l’exclusion civique (celle de l’étranger).

Par deux fois en trois ans, un État européen a déclaré l’État d’urgence. Etait-ce face à une menace de guerre, d’invasion, de conflit social menaçant la paralysie du pays ou de l’État ? Etait-ce une décision prise face à un adver-saire à la mesure d’un État européen moderne ?

Quand en Conseil des ministres le mardi 8 novembre 2005, est présenté un décret permettant d’instituer l’État d’urgence dans certains départements français, les émeutes qui ont commen-cé le 28 octobre sont dans une phase descendante. Qu’importe, le gouver-nement présente lundi 15 novembre 2005 un projet de loi permettant de prolonger l’état d’urgence pour une durée de trois mois à compter du 21 novembre. Cette prolongation est votée par le parlement alors que les émeutes sont en train de s’arrêter. Le

Gouvernement a mobilisé la loi du 3 avril 1955 créant le cadre juridique de l’État d’urgence dans un contexte de guerre coloniale en Algérie.

Trois ans plus tard, vendredi 25 juillet 2008, le gouvernement de Sil-vio Berlusconi a décidé d’instaurer l’État d’urgence dans toute l’Italie, pour répondre à l’afflux persistant et exceptionnel de citoyens extracom-munautaires. Il s’agit, au moment de l’afflux estival de boat people sur l’île de Lampedusa, d’augmenter de façon significative le nombre de centres d’in-ternement dans le pays. Cette mesure est prise dans un contexte de crimina-lisation de l’immigration irrégulière et de fichage systématique de la popula-tion Rrom en Italie. Cela signifie que 4 000 soldats sont déployés dans les rues italiennes pour une durée d’au moins six mois. Un tel déploiement n’avait qu’un seul précédent, l’opéra-tion, baptisée « Vêpres siciliennes » en 1992, après les attentats qui avaient coûté la vie aux juges Giovanni Fal-cone et Paolo Borsellino.

La construction de l’étranger

n

Guerre aux frontières, ennemis à l’intérieur. Ennemis aux frontières, guerre à l’intérieur. La confusion des genres, la commutativité des propo-sitions instaure un nouveau droit : le droit des autres, ceux qui ne font pas partie non pas de la Nation, mais tout simplement du peuple. Ici c’est la loi qui définit la Nation, voire le peuple. Il y a ceux qui ont des droits parce qu’ils sont dans la loi. Il y a ceux qui n’ont pas de droit parce qu’ils ne sont pas dans la loi. Parce que la loi les a mis hors de la loi. Le droit n’est plus la source de la loi, mais l’inverse. Cette inversion a une portée considé-rable. Quand la Déclaration des droits de l’homme d’août 1789 proclamait que « le principe de toute Souverai-neté réside essentiellement dans la Nation », on voit qu’ici c’est le principe de la Nation, voire du peuple comme entité légitime qui réside dans le bon vouloir d’un souveraineté législative parfois erratique.

Page 44: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

43

Alain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger

La militarisation de l’action publi-que et la déqualification symbolique de pans entiers de la population peut ainsi se construire. C’est la logique adoptée par la politique du gouver-nement français dès l’instauration de l’État d’Urgence et de façon encore plus nette après l’émeute de Villiers le Bel.

La « peur des minorités » comme « l’incomplétude » identitaire des Nations dans la mondialisation qui la génère dont nous parle Arjun Appa-durai s’incarneraient et se cristallise-raient dans les dispositifs étatiques eux-mêmes. Il semble que les tensions urbaines qui révèlent de façon paroxys-tique les émeutes nous donnent à voir un processus plus complexe encore : celui de la constitution en « minorité dangereuse » d’une subjectivité popu-laire délégitimée mais pas forcément minoritaire. Sa réification institution-nelle en altérité nationale (l’étranger), légale (sans papiers ou criminels) voire religieuse est un opérateur de division qui peut s avérer dévastateur lorsque l’État ne parvient plus à assumer sur rôle de régulateur social global. Une partie de ceux qui ne sont pas « cal-culés », qui on été mis en marge de l’espace de rationalité institutionnelle peuvent reporter sur leur voisin le plus proche l’action d’exclusion qu’ils subissent eux-mêmes.

La dynamique subjective des émeu-tes xénophobes diffère peu de celles que nous avons évoquées à la diffé-rence que la cible est alors le voisin dif-férent et pas seulement l’institution.

Ainsi, à l’origine des émeutes d’Utrecht en mars 2007, on trouve une bavure policière banale. Le 16 mars, Rinie Mulder, 54 ans, exhibant le couteau qu’il vient de confisquer à un jeune du quartier d’Ondiep lors d’une altercation est tué par une jeune femme policière qui se croit menacée. Les deux jours d’émeutes anti poli-cières qui suivent prennent pourtant une tournure particulière. Les expres-sions utilisées par la presse en ligne comme par des blogs en donnent à peu près l’esprit. On peut ainsi lire que « des émeutes ont lieu depuis deux jours (…) suite à la mort d’un hollan-dais d’origine par un officier de police musulman ».4 ou seulement « une

femme d’origine marocaine ». « Emeu-tes blanches à Utrecht »5 voire « émeu-tes de Paris à l’envers » menée par « les citoyens non immigrants »6, l’émeute urbaine est ainsi décrite comme celle de la colère des pauvres hollandais de souche contre la double menace de la police et de « l’immigration musul-mane », de ces « jeunes allogènes » ou de ces « jeunes d’origine marocaine » dont « les habitants du quartiers se plaignent depuis des mois ».7

Et pourquoi pas des émeutes « dues à un meurtre anti-blanc » ?8 Les blogs d’extrême droite se déchaînent. Les barricades, les voitures brûlées, l’in-cendie d’un centre communautaire apparaissent alors comme une triple revanche : contre le pouvoir (qui laisse faire les délinquants « allochtones »), contre ces voisins qui ne sont pas d’ici et contre les autres émeutiers, ceux d’ailleurs, de France par exemple, qui ont osé sec révolter contre le sort qui leur était fait. La dynamique combinée des ressentiments est terrifiante.

On la retrouve avec une limpidité similaire en Belgique quelque mois plus tard. Le 23 mai 2008 au soir, dans la commune d’Anderlecht (banlieue de Bruxelles) commencent des échauf-fourées à tonalité raciste marquée. A l’appel d’un blog d’extrême droite qui aurait invoqué la « nécessité » de « venger un viol », des « supporters du RSCA Anderlecht », le club de football, s’en prennent violemment aux person-nes d’origine « visiblement » étrangère du quartier. L’affrontement tourne à la bataille rangée. 400 à 500 personnes de chaque côté et une police débordée entre les deux.

Aux Pays-Bas et en Belgique, la lecture ethniciste des tensions urbai-nes est banale, presque en partage entre tous les acteurs. Après les évé-nement d’Anderlecht, comme après ceux de Stolevaart l’année précédente, des associations de quartier mettent en scène la nécessaire tolérance sans remettre en cause une altérité prise comme une évidence. Ce sera « la mar-che des mamans » à Anderlecht fin juin comme cela avait été la manifestation festive de Stolevaart en octobre 2007, essentielle féminine et enfantine.

C’est en Afrique du sud, en mai 2008 que des dizaines de milliers d’im-

migrés effrayés par les violences xéno-phobes, ont fui le pays. Les violences dans Johannesburg, ont fait au moins 50 morts et des centaines de blessés en deux semaines. Les cibles sont les Mozambicains et Zimbabwéens, notamment les sans-papiers accusés de prendre des emplois et de créer de l’insécurité. Les violences, d’une ampleur jamais vue depuis les affron-tements entre l’ANC et l’Inkhata de 1994, ont commencé le 11 mai dans le bidonville d’Alexandra, se sont éten-dues à toute la zone de Johannesburg puis à Durban, la deuxième ville du pays, puis dans les townships de Leslie et Embalenhle, près de la ville indus-trielle de Secunda. Il reste à éclaircir la responsabilité du « Slums Act », une loi visant à éradiquer les bidonvilles, dans l’explosion de violence. Le Slums act, comme dans d’autres pays, propose en quelque sorte de régler la pauvreté urbaine par l’expulsion manu militari des bidonvilles et la libération du mar-ché foncier. Cette perspective, d’une grande violence pour une population dont la pauvreté le dispute au mépris des autorités peut toujours conduire à des explosions. Elle s’est ici diri-gée contre le voisin le plus proche, le concurrent dans la pauvreté, l’autre, l’étranger.

Conclusion n

Ce qu’on appelle mondialisation est une rupture dans les modes d’in-tellectualité du contemporain qui se caractérise par la cohabitation dans le même temps et le même lieu de modes d’intellectualité disjoints et hétérogè-nes. De cette multiplicité émerge une opposition majeure entre une pen-sée institutionnelle (administrative et savante) qui est toujours dans l’espace intellectuel de la séquence qui s’achève et une pensée populaire installée dans le contemporain. La disqualification de cette subjectivité populaire contem-poraine génère des tensions dont l’émeute est la manifestation paroxys-tique. Mais au-delà, cette disjonction intellectuelle et subjective abolit de fait les médiations entre société et État et déréalise l’espace de la politique comme espace de cette médiation. La

Page 45: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

44 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

« vie nue » (Agamben 1997) affronte en direct l’institution. Ce face à face est doublement asymétrique. Si c’est une asymétrie militaire qui fait de l’issue de l’émeute une issue sans surprise, c’est inversement une asymétrie subjective qui met l’institution en difficulté. En effet, dans la multiplicité des intellec-tualités contemporaines et leur incom-municabilité, le populaire est bilingue. Il entend le langage de l’État quand ce dernier n’entend pas aisément le mode d’intellectualité populaire. Cette dissymétrie génère la colère muette d’un côté (l’émeute) et l’assignation ethnique de l’altérité comme menace de l’autre.

La construction de l’étranger est donc d’abord la figure de l’incapa-cité étatique contemporaine à porter une conception englobante du peuple. Dans cette situation, l’État fonde sa légitimité sur sa capacité à exclure et non à intégrer. Mais cette construction de l’étranger est mouvante, instable suivant le moment, les échelles, les lieux. La définition de « l’alien » pour reprendre la terminologie nord-amé-ricaine, de celui qui n’est pas d’ici, de celui qui se différencie de façon irrémédiable du commun, va varier suivant qu’il s’agit de criminaliser des victimes, d’exclure des habitants du droit commun du logement dans une ville (SDF ou squatters), d’exclure des populations du droit commun du travail ou de la santé (Sans-papiers), d’agiter la menace identitaire (et reli-gieuse par exemple).

La réification de l’altérité peut pren-dre le visage de l’ethnicité mais ses voies sont multiples. En amont de la peur des minorités ou des petits nom-bres, il y a la nécessaire construction symbolique des dites minorités « sur-numéraires ».

Bibliographie

Agamben G. (1997), Homo sacer. Le pouvoir sou-verain et la vie nue, Paris, Seuil.

Agamben G. (2008), Qu’est-ce que le contempo-rain ?, Paris, Rivages poche.

Appadurai A. (2001), Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot.

Appadurai A. (2007), Géographie de la colère, Paris, Payot.

Bachmann C., Le Guennec N. (1997), Autopsie d’une émeute. Histoire exemplaire du soulève-ment d’un quartier, Paris, Albin Michel.

Bauman Z. (2005), La société assiégée, Rodez, Rouergue Chambon.

Bercé Y-M. (1974), Croquants et va-nu-pieds : les soulèvements paysans en France du XVIe au XIXe siècle, Paris. Gallimard-Archives.

Bertho A. (2007), Pour une anthropologie réflexive du présent : les mots et le temps, L‘anthro-pologie face à ses objets. Nouveaux contextes ethnographiques, sous la direction de Oliver le Cervoisier et Laurent Vidal, Paris, Edition des archives contemporaines, pages 75-86.

Bertho A. (2008), Nous autres, nous-mêmes, Brois-sieux, Le Croquant.

Bertho A. (2009), Le temps des émeutes, Paris, Bayard.

Corbin A. (1993), La violence rurale dans la France du XIXe siècle et son dépérissement : l’évolution de l’interprétation politique, Cultu-res & Conflits, 09-10, pages 61-73.

Kokoreff M. (2008), Sociologie des émeutes, Paris, Payot.

Lazarus S. (1996) Anthropologie du Nom, Paris, Seuil.

Mauger G. (2006), L’émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant.

Merklen D. (2006), Paroles de pierre, images de feu, Sur les évènements de novembre 2005, Mouvement, n°43. pages 131-137.

Mousnier R. (1968), Fureurs paysannes: les pay-sans dans les révoltes du XVIIe siècle (France, Russie, Chine), Paris, PUF.

Porchnev B. (1972), Les soulèvements populaires en France au XVIII°siècle, Paris,.Flammarion.

Sagot-Duvouroux J.L. (2006), « Le nous man-quant » in Banlieue, lendemains de révolte, Paris, La Dispute.

Zavala L. (2007), Ce que les jeunes pensent des événements de novembre 2005, mémoire de Maîtrise, Université de Paris 8.

Notes

1. http://berthoalain.wordpress.com2. Au départ, une dispute entre deux jeunes

dans une cité. Pour une raison obscure, un jeune homme sort une arme et tire. Un autre, touché à la tête s’effondre et meurt quelques heures plus tard.

3. J’ai personnellement recensé 54 situations d’émeutes dans le monde entre le prin-temps 2007 et l’été 2008, notamment en Chine, Algérie, Belgique, Sénégal, Came-roun, Burkina Faso, Egypte, Canada, Inde,

4. http://lesalonbeige.blogs.com/my_weblog/2007/03/emeutes_en_holl.html

5. h t tp : / /www.brusse l s journal .com/node/1976

6. ht tp : / /www.brusse l s journal .com/node/1976

7. http://fr.altermedia.info/general/emeu-tes-blanches-a-utrecht_10514.html

8. http://www.cawa.fr/emeutes-en-hollan-de-dues-a-un-meurtre-anti-blanc-arti-cle001018.html

Page 46: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

45

Alain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger

Annexe : émeutes référencées dans l’article

année mois pays ville situation

2005 Octobre-Novembre France Emeutes à la suite de la mort de Zyed et Bouna à Clichy sous Bois

2006 Juin Chine Jiangxi Nanchan Scandale du à des faux diplômes.

2006 Juin Chine Henan Zhenzhou Doute sur la validité des diplômes

2006 Juin-Décembre Mexique Oaxaca Six mois d’état insurrectionnel

2007 Mars Pays Bas Utrecht Bavure policière et émeute raciste

2007 Juin Chine Henan Zhenzhou Brutalité policière envers une étudiante qui faisait de la vente à la sauvette

2007 Octobre Pays Bas Stolevart Mort d’un jeune déséquilibré dans un commissariat

2007 Octobre France Saint-DizierQuartier du Vert-bois. Trente à quarante jeunes masqués attaquent une voiture de pompiers et un véhicule de la Brigade anti-criminalité (BAC).

2007 Novembre France Aulnay2 au 6 novembre, affrontement suite au coma d’un jeune motocycliste poursuivi par la police

2007 Novembre France Villiers le BelEmeute près la mort de Omar-Mohcine et Larani dont la moto a été heurtée ^ar un véhicule de police

2008 Janvier Juin Tunisie RedeyefSix mois de conflit très dur entre la population du bassin minier et l’État tunisien

2008 Février Algérie TimimounDans une cité de banlieue, colère contre le mépris, la « Hogra » dont sont victimes les jeunes.»

2008 Février Danemark CopenhagueCinq nuits de tensions après des brimades des policiers vis-à-vis de la population d’un quartier.

2008 Avril Algérie ChlefViolente émeute de plusieurs jours contre l’expulsion des réfugiés du tremblement de terre d’el Asnam. Spéculation foncière et corruption

2008 Avril Algérie Gdyel Attribution peu transparente de locaux commerciaux neufs

2008 Avril Algérie TiaretL’enterrement de Harraga (jeunes candidats à l’émigration) tourne à l’émeute

2008 Mai Afrique du Sud Johannesburg Emeutes xénophobes

2008 Mai Algérie Oran Emeute après la défaite du club de football Mouloudia club d’Oran (MCO).

2008 Mai Belgique Anderlecht Affrontement raciste après match de football.

2008 Juin Maroc Sidi IfniAffrontements violents à la suite d’un conflit social. La ville est en État de siège.

2008 Juin France Vitry le François Mort d’un jeune. quartier Rome-Saint-Charles.

2008 Juillet Chine Guizhou Weng’anLi Shufen, lycéenne de 15 ans retrouvée noyée (après viol). Soupçon sur les autorités locales. Attaque du poste de police

2008 Juillet Chine Zhejiang KanmenEmeutes de Mingong après que l’un d’eux ait été battu par la police. Un millier de Mingong prennent d’assaut le poste de police pendant plusieurs jours

2008 Juillet Kenya Nairobi Emeutes étudiantes

2008 Août Canada Montréal Nord Après la mort du jeune Villanueva tué lors d’un contrôle de police.

2008 Septembre Espagne Roquetas del Mar Meurtre d’un jeune immigré

Page 47: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

le traître comme étranger radical

s i le traître a toujours fait l’objet – de l’Antiquité à nos jours – de représentations négatives ; s’il a

de tous temps – en raison de son action et des bouleversements qu’elle implique – focalisé contre lui indigna-tion, ressentiment collectif et désir de vengeance, il n’en reste pas moins une figure complexe, ambivalente, dont le rôle dans la vie politique et sociale ne saurait être oblitéré facilement. Ainsi, même si toute trahison peut être caractérisée sociologiquement comme une violation des rapports de confiance et de loyauté – c’est-à-dire comme une transgression des nor-mes et autres conventions qui orga-nisent la « bonne » pratique du lien social dans un ensemble donné – elle peut être aussi un acte fondateur et instituant, qui confronte son auteur à une expérience singulière, proche de celle de l’étranger chère à Simmel ou du « marginal man » qu’évoque R. E. Park. Au-delà du traitement manichéen et quelque peu caricatural réservé aux traîtres et autres renégats dans nos représentations ou notre imaginaire social, il s’agira dans cet article de relever les accointances qui existent entre ces diverses figures, en nous penchant notamment sur cer-tains aspects méconnus de la condi-tion de « traître ».

Le traître, vecteur de discontinuité

n

Rappelons tout d’abord briève-ment ce que nous apprend l’analyse diachronique : comme le montre Thé-rive, les représentations sociales du traître apparaissent au cours de l’his-toire globalement homogènes. Pour le dire brièvement, celles-ci font géné-ralement du traître un être mauvais et pervers, mû par « des sentiments grossiers ». Celui-ci est ainsi presque toujours dépeint comme « un vendu » (Thérive 1951, p. 95), comme une sorte de Judas-type, et cela, quelles que soient ses motivations réelles ou les contextes dans lesquels sa trahi-son s’inscrit. L’analyse sociologique conforte cette perspective : les recher-ches portant sur les indicateurs de police, les informateurs ou les espions nous montrent que ni l’utilité du traî-tre, ni son courage éventuel, ni sa personnalité, ses qualités ou ses jus-tifications a posteriori ne suffisent à modifier cette représentation géné-rale. En somme, si le traître en tant qu’individu peut être respecté et/ou considéré comme une personne res-pectable, le traître comme type ou comme catégorie sociale reste une figure méprisable, y compris aux

yeux de ceux à qui la trahison profite (Åkerström 1991).

Néanmoins, on remarquera que certaines périodes de l’histoire sem-blent plus favorables que d’autres à l’émergence puis à la diffusion de représentations dissonantes de la trahison : les trahisons relatées dans l’Ancien Testament ou dans certains mythes fondateurs gréco-romains sont à ce titre exemplaires, puisque la trahison – en dépit de sa dimen-sion sacrilège – y fût parfois associée à l’idée d’ouverture et de création (Schehr 2008). Il en va de même au XVIIIe siècle où cette représentation de la trahison fit plus globalement écho aux diverses ruptures qui carac-térisaient les Lumières (Fontany 1997). Cette association se comprend aisément : toute trahison met en effet à jour une tension entre deux tempo-ralités, celle de la durée d’un côté et celle de l’instant, du « moment » de l’autre. La première renvoie à la tra-dition, aux obligations, au lignage, à la loyauté, à l’ordre... la deuxième à la singularité de l’événement disruptif, à l’imprévisibilité de la trahison et à l’inconnu sur lequel elle débouche. Toute trahison est donc césure avec un passé et/ou une continuité (Lisak 1999) : elle est autant menace pour l’ordre social que promesse d’avenir et de changement.

46

séBastien schehrMaître de conférences Université de Nancy 2 2L2S Laboratoire Lorrain en Sciences Sociales (EA 3478) <[email protected]>

Page 48: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

47

Sébastien Schehr Le traître comme étranger radical

La trahison est par ailleurs prise de distance face aux certitudes éta-blies : Boveri fait remarquer que de nombreuses trahisons sont bien des évasions « de la logique en cours » (Boveri 1971, p. 141). La trahison nous montre qu’il n’existe pas de légitimité incontestable : le traître n’est donc pas seulement celui qui rompt le lien et abuse notre confiance, c’est aussi celui « qui permet à tous d’entrevoir que les croyances les mieux partagées ne sont pas fondées en nature » (Marienstras 1988, p. 127). À l’instar de la raison, la trahison a un pouvoir corrosif, elle dissout toute tradition, règle, lien ou coutume. D’où l’affinité entre l’idée de trahison et celle de progrès ou de révolution, d’où sa résonance et son traitement au XVIIIe siècle.

Le traître – comme l’étranger – introduit une dynamique dans le cours des choses. Son action ouvre l’horizon et enclenche d’autres possibles : « la trahison accompagne toute révolution, toute évolution : toute traduction » (Kaes 1999, p. 244). L’irruption de la trahison nous rappelle finalement que les jeux ne sont jamais complètement faits : la trahison est un contre-pied au sens de l’histoire, une parade contre la monotonie et l’harmonie absolues. Elle est une percée de la vie dans le monde de la sécurité « …où nous pou-vons être sûr de toute chose et où le passé garantit le futur » (Hillman 2000, p. 18). De par la rupture qu’il provo-que, le traître est donc un vecteur de discontinuité et de changement. Il n’y aurait d’ailleurs peut être pas d’histoire sans trahison : « …elle est toujours un facteur essentiel qui bouscule l’ordre établi, accélère les mutations, génère les évolutions. Sur ce crible, l’histoire apparaît donc comme une succession de légitimités dont la remise en question passe par des trahisons » (Jeambar & Roucaute 1988, p. 49-50). S’il est abu-sif de faire de la trahison le « moteur » de l’histoire, nous pouvons cependant avancer – pour rester dans ce type de métaphores – qu’elle en constitue bien l’un des cylindres majeurs : « le traître par la hardiesse de son acte est un faiseur d’histoire (...) l’acte, dans sa violence même, dans sa virulence, dans sa fulgurance, est fondateur » (Prieur 2004, p. 152).

L’on ne peut donc faire l’impasse sur la fonctionnalité sociale de la tra-hison. Les traîtres de ce point de vue, joueraient un rôle bénéfique dans la vie publique car ils permettraient à toute organisation ou système d’évoluer et d’éviter inertie et entropie. C’est bien ce qu’affirme Friedrich lorsqu’il évoque le rôle de ce qu’il nomme les « patholo-gies » du politique, visant notamment la trahison : « aucun système ne peut espérer s’adapter au changement aussi bien dans l’ordre des croyances, des intérêts et des valeurs si certains indi-vidus n’étaient disposés à trahir l’ordre politique ancien au profit du nouveau en voie d’émergence » (Friedrich 1972, p. 86). En bousculant l’ordre social, la trahison permet (voire favorise) la continuation de la vie sociale. Dissi-dents, renégats, hérétiques et autres espions – qui sont autant de figures du traître et d’incarnation de la tra-hison – jouent en effet un rôle non négligeable dans la transformation, voire dans l’émergence de nouvelles formes sociales (pensons aux dissi-dences politiques par exemple ou aux hérésies religieuses). C’est ce que Ben-Yehuda appelle le paradoxe culturel de la trahison : la trahison nous donne à la fois l’occasion de réaffirmer les frontières sociales et morales (sanction ou exclusion des traîtres) mais nous permet aussi de créer de nouvelles organisations et de fonder de nouvel-les relations (Ben-Yehuda 2001).

Toute trahison a donc également une valeur de lien. Celle-ci rappelons-le, est définie par Godbout et Caillé comme « ce que vaut un objet, un ser-vice, un « geste » quelconque dans l’uni-vers des liens, dans le renforcement des liens » (Godbout & Caillé 1992, p. 245). Or si une lecture rapide et nos repré-sentations nous inclinent à ne voir en elle qu’une « rupture » – à valeur de lien strictement négative – il faut au contraire rappeler que toute trahison s’inscrit bien dans un cadre relation-nel ternaire1 qui suppose toujours une nouvelle affiliation : le traître se détourne d’un ensemble social (dyade ou groupe plus important) pour en rejoindre un autre. La trahison n’est pas simple abandon : c’est une rupture et une affiliation. Se convertir, tourner sa veste, révéler un secret…sont des

actes qui impliquent toujours l’ins-titution d’un lien, même imaginaire. L’oxymoron de « destruction créatri-ce » qualifierait d’ailleurs au plus juste cet aspect bifide de toute trahison.

Le traître n’est donc pas à propre-ment parler un « destructeur » : il s’agit plutôt d’un « passeur » qui instaure des connexions inédites entre des ensem-bles sociaux hétérogènes et antagonis-tes (Pozzi 1999, p. 21). À l’instar du traducteur – « écartelé entre une obli-gation de fidélité et une revendication de liberté » (Durastanti 2002, p. 127) – le traître « court-circuite » les univers séparés, il y instaure une transitivité : « de par sa trahison, il porte A dans B, l’ennemi à l’intérieur du (faux) ami. Hybride, il crée des hybrides. Il véhicule le dehors dans le dedans, il réalise des commixions innaturelles entre ce qui devrait rester distinct, il produit des entités abnormes (…) » (Pozzi 1999, p. 22). Deleuze oppose à ce sujet la figure du traître à celle du tricheur. La puissance de la trahison résiderait dans l’invention de lignes de fuites inédites : le traître se confronte à l’inconnu, c’est un découvreur contrairement au tri-cheur qui ne sait qu’imiter ou bégayer ce que d’autres ont déjà faits, dits ou accomplis. « Le vol créateur du traître contre les plagiats du tricheur » précise-t-il (Deleuze & Parnet 1977, p. 52-53). Cette perspective est d’ailleurs reprise par Kaes qui rajoute : « tout chercheur, tout créateur, tout amoureux est un traître en puissance, dès lors qu’il fran-chit les limites du convenu, du convena-ble ou du connu » (Kaes 1999, p. 235).

Le traître serait donc du côté de l’expérimentation et de la dynamique, de la mètis et du kairos, alors que le tricheur serait du côté de l’appropria-tion, de la gestion et de la statique : « le tricheur, lui, prétend s’emparer de pro-priétés fixes ou conquérir un territoire, ou même instaurer un nouvel ordre. Le tricheur a beaucoup d’avenir, mais pas du tout de devenir. Le prêtre, le devin, est un tricheur, mais l’expérimenta-teur est un traître. L’homme d’état ou l’homme de cour est un tricheur, mais l’homme de guerre (pas Maréchal ou général) un traître » (Deleuze & Parnet 1977, p. 53). Être un traître est donc une chose difficile selon Deleuze, car trahir « c’est créer » et créer, à l’instar de

Page 49: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

48 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

tout geste instituant, c’est faire preuve d’initiative et d’imagination.

Le traître comme individu absolu et étranger radical

n

Outsider, créateur, expérimenta-teur, passeur… les figures ne manquent pas pour évoquer la part instituante de toute trahison. Fontany ose un autre rapprochement : pour l’auteur, c’est peut être celle de Dionysos qui nous permettrait de comprendre au mieux l’action du traître. Dionysos représen-terait en effet « l’intrusion soudaine au cœur de la vie de ce qui nous dépay-se du cours normal des choses et de nous-même » (Fontany 1997, p. 338). Comme ce dernier, le traître est « por-teur d’ivresse, de folie, et d’une souillure qu’il va infliger à celui qu’il trahit ». Il est pareillement vecteur de disso-nance, son mode d’action s’inscrivant dans l’immédiateté et la spontanéité. Comme l’extase dionysiaque, la trahi-son se révèle dissolution et instaura-tion d’un ordre nouveau.

Un autre rapprochement s’impose entre les deux figures, reposant sur une certaine homologie de condi-tion voire de dispositions : le traître, comme Dionysos, est « mouvement », « changement », absence d’une forme définie (est-il dedans ou dehors ? Avec « Nous » ou avec « Eux » ?). Le traître – être hybride selon Pozzi – est toujours celui qui met en question les limites d’une catégorie ou d’un genre. À sa façon, il récuse toute assignation et interroge les taxinomies établies : « un désordre catégoriel lui est inhérent » (Pozzi 1999, p. 21). Le traître rappelle ainsi le « marginal man » de R.E. Park, c’est-à-dire un individu qui se trouve aux marges de deux cultures et qui n’est adapté à aucune. On dira plu-tôt que, participant de deux cultures incompatibles, l’identité du traître est établie par deux identifications antago-nistes (Pozzi 1999, p. 17). Sa condition n’est autre que celle de l’étranger chère à Simmel, mais un étranger radical puisque, comme le remarque judicieu-sement Pozzi, le traître est étranger aussi bien à son groupe d’apparte-nance qu’à son groupe de référence.

Son mode d’affiliation ne peut donc qu’être paradoxal et ambivalent.

Le traître, cet « oxymoron vivant », partage avec la figure simmélienne une disposition majeure : celle de l’objec-tivité qui résulte selon Simmel d’une combinaison particulière de distance et de proximité, d’attention et d’in-différence. Cette objectivité est défi-nie comme « un type particulier de participation, semblable à l’objectivité de l’observation théorique ». Mais c’est surtout en tant que liberté que doit se comprendre cette objectivité : l’étran-ger « est plus libre pratiquement et théoriquement, il examine les relations avec moins de préjugés, il les soumet à des modèles plus généraux, plus objec-tifs, il ne s’attache pas par ses actes à respecter la tradition, la piété ou ses prédécesseurs » (Simmel 1984, p. 56). Son esprit opère ainsi « selon ses pro-pres lois ».

Qu’en est-il du traître ? De par son action, celui-ci se trouve pris dans une configuration particulière : en rupture de ban avec son cercle de référence et objet de son courroux, membre récent d’un nouvel ensemble sans être pleine-ment considéré comme membre à part entière, il n’appartient finalement « à aucun groupe et à tous les deux » (Pozzi 1999, p. 12-13). De ce fait, le traître possède un stock de connaissance et de typifications à nul autre pareil : à l’ins-tar du « marginal secant » qu’évoquent Jamous puis Crozier (Jamous 1968, Crozier & Friedberg 1977) il est ainsi porteur, en raison de son mode d’affi-liation, d’une double connaissance de membre. Celle-ci pourra être mise à profit par le traître, du moins tant que celui-ci n’est pas identifié ou démas-qué. Cette « double connaissance » est d’ailleurs la condition de nombreuses manipulations2. Le traître, comme en témoigne les récits d’anciens espions ou d’informateurs, peut alors tirer de sa position privilégiée un sentiment de puissance voire d’omnipotence : il est en effet le seul à savoir « ce qui est vrai et ce qui est faux » (Pozzi 1999, p. 23) et peut en jouer librement. Sur la couverture de l’ouvrage consacré à l’espion français Déricourt, Lartéguy et Maloubier précisent à propos de ce dernier « il a servi – et trahi – Hitler, Churchill, Roosevelt …il n’a servi que

lui-même, car il était le Diable » (Lar-téguy & Maloubier 1992).

Cette « double intimité antinomi-que » (Pozzi) du traître – même si elle n’est jamais totale – est donc profon-dément « différenciante » : puisque le traître est le seul à pouvoir assumer les perspectives des groupes auxquels il a affaire, il est aussi, par conséquent, le seul capable d’un savoir objectif sur ces mêmes groupes. Le traître actualise la figure de l’étranger en la radicali-sant : il se voit contraint de concilier en lui-même une « double distance et une double identification vers ses deux objets » (Pozzi 1999, p. 23). Condamné à un point de vue relatif et à une ten-sion psychique permanente, le traître se révèle « un artisan et un forçat du verstehen webérien » (idem, p. 24). On pensera ici tout particulièrement aux espions, dont la fonction suppose la transformation de cette disposition en compétence professionnelle. L’expé-rience de la trahison, du point de vue du traître, comporte donc aussi son lot de souffrances puisque sa position précaire le confine à une « schizoph-rénie contrôlée »3 qu’il ne peut jamais vraiment oublier sous peine d’être démasqué : la duplicité et le mensonge se paient toujours d’une grande anxié-té et d’un fort sentiment de solitude comme le montre le travail de Pin-cher sur les traîtres ayant œuvré dans les milieux du renseignement (Pin-cher 1987). La biographie de Philby – espion britannique qui trahit au profit de l’Union soviétique – nous éclaire particulièrement sur ce point : celui-ci buvait beaucoup et vivait dans un état permanent de surexcitation nerveuse. Un témoin précise : « il ne parvenait à se détendre qu’en se rabattant gou-lûment sur les plaisirs quotidiens, ce qu’il appelait « profiter pleinement de l’existence ». (Il fit sien) le comporte-ment du permissionnaire, de l’homme constamment en guerre » (cité par Cave Brown 1997, p. 373). La souffrance que ressent le traître n’est donc pas du même type que celle du trahi. Elle s’origine tout d’abord dans l’acte de rupture qui est souvent l’occasion pour le traître de révéler publiquement « le secret d’un conflit de désir » (Kaes 1999, p. 231). La duplicité du traître éclate au grand jour : c’est bien évidemment une

Page 50: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

49

Sébastien Schehr Le traître comme étranger radical

surprise pour l’ensemble qui se trouve trahi mais aussi paradoxalement pour le traître lui-même qui – avant l’acte proditoire – pouvait encore se voir ou se présenter en tant que membre de cet ensemble. À la distance intérieure (s’il y en avait une) se substitue la rupture. La trahison abolit donc ce clivage en même temps qu’elle le « rappelle » en l’exposant publiquement. Tout traî-tre est de ce fait un homme divisé, déchiré et sa trahison le renvoie à sa division. On oublie généralement que l’expérience de la trahison est aussi souvent celle de la trahison de soi. En effet, puisque divisé, clivé, déchiré… le traître – en trahissant – trahit bien une partie de lui-même ou l’une de ses facettes : il se renie et, ce faisant, « voit couler dans ses propres veines le sang de celui qu’il trahit » (Fontany 1997, p. 437-438). Un militant du FLN passé dans les rangs de l’armée française au moment de la guerre d’Algérie témoi-gne : « je quittais pour toujours mes habitudes et mes amis de cinq ans. On s’attache, puis on s’arrache et la vie continue. J’étais complètement déso-rienté » (Madoui 2004, p. 223). Nous retrouvons ici l’expérience de l’effroi et du malaise si caractéristique des victimes d’une trahison (Schehr 2008) : en trahissant, le traître se renie et se découvre en même temps. L’expérien-ce de la trahison – vue du traître – est donc aussi celle de l’autodestruction.

Ces éléments nous permettent de penser que le traître n’est pas un indi-vidu comme les autres. Lisak affirme ainsi que l’histoire de la trahison peut être ramenée à une « scène primor-diale » rejouée en quelque sorte à l’in-fini : c’est celle de la désobéissance de Lucifer qui a osé s’élever contre Dieu lui-même (Lisak 1999, p. 16). Toute trahison impliquerait ce moment individualisant où l’affirmation de soi, l’identité, se construiraient dans et par la séparation. Autrement dit, l’identité trouve ici sa source non principale-ment dans l’affiliation et la célébration du lien, mais dans la rupture et la dynamique qu’elle entraîne (la trahi-son comme rupture créatrice).

Nous avons souligné précédem-ment que le traître se trouvait « pris » dans une configuration sociologique paradoxale, à la fois participant de tous

les groupes et extérieurs à ceux-ci : la distance – psychique, culturelle ou sociologique – caractérise le traître et son univers mental (il nous faut bien évidemment rajouter que cette dis-tance est aussi construite et renforcée par la stigmatisation et le mépris dont le traître est l’objet). L’abondance des traîtres à la Renaissance a ainsi amené Burckhardt à considérer cette figure comme l’un des éléments symptoma-tiques du développement de l’indivi-dualisme moderne. La trahison n’est que la suite logique d’un « détache-ment moral » à la fois constitutif de l’individualité et renforçant celle-ci : « l’individu commence par se détacher moralement de l’État, qui la plupart du temps est tyrannique et illégitime ; dès lors tout ce qu’il veut et fait lui est imputé, à tort ou à raison, comme tra-hison. À la vue de l’égoïsme triomphant, il entreprend lui-même de défendre son droit ; il se venge et devient la proie des plus funestes passions, tandis qu’il croit rendre la paix à son cœur ». L’autoréfé-rence est son trait psychique majeur : « en face des pouvoirs et des lois qui tendent à l’arrêter, il a le sentiment de sa propre supériorité personnelle ; il ne consulte que lui-même en toute circonstance et se décide à agir selon que l’honneur et l’intérêt, la prudence et la passion, la crainte et la vengeance se concilient dans son âme » (Burckhardt 1906, p. 219).

Cette hypothèse mérite quelques développements et un autre point d’appui, en l’occurrence le travail de Dumont sur la genèse de l’indi-vidualisme. Ce dernier, rappelons-le brièvement, mobilise à titre de com-paraison avec l’individu moderne, la figure du renonçant indien qu’il considère comme l’archétype originel de l’individu autosuffisant. Il le décrit ainsi : « …l’homme qui cherche la vérité ultime abandonne la vie sociale et ses contraintes pour se consacrer à son pro-grès et à sa destinée propres. Lorsqu’il regarde derrière lui le monde social, il le voit à distance, comme quelque chose sans réalité, et la découverte de soi se confond pour lui, non pas avec le salut dans le sens chrétien, mais avec la libération des entraves de la vie telle qu’elle est vécue dans ce monde ». Et de rajouter : « sa pensée est sembla-

ble à celle de l’individu moderne, avec pourtant cette différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui » (Dumont 1983, p. 35-36). Dumont défend l’idée que le même type sociologique était également pré-sent dans le christianisme primitif et dans l’Antiquité. Il convoque ainsi les figures du sage grec ou du stoï-cien, qui à la différence du renonçant indien, demeurent en proie à la vie mondaine mais sous un rapport par-ticulier : l’adaptation au monde est en effet obtenue par une relativisation des valeurs. Dumont parle donc d’un « divorce originel » pour évoquer le maintien d’un type sociologique d’une société à l’autre : « l’individu se suffisant à lui-même demeure le principe, même lorsqu’il agit dans le monde » (idem, p. 38). Ainsi par exemple, le stoïcien « se définit toujours comme étranger au monde ».

L’intuition de Burckhardt est donc loin d’être infondée : il y a bien un lien entre la trahison et l’affirmation de l’individu comme type sociologique, et donc entre l’extériorité, la distance et l’affirmation de soi. En effet, le traître, de par sa trahison, « renonce » d’une certaine manière (car il n’est pas for-cément conscient des conséquences de son acte) aux mondes auxquels il participe, dans le sens où il ne pourra plus vivre son appartenance que sous le mode de l’ambivalence et de la dis-tance (a maxima son expérience sera celle de l’exil, du bannissement quand ce n’est pas celle de la mort). À l’instar du sage grec, préfiguration de l’indi-vidu-dans-le-monde selon Dumont, le traître sort des rangs et ne peut dès lors inscrire son rapport au monde que par une relativisation de celui-ci (objectivité, « double connaissance de membre », « détachement » chez Burc-khardt…).

Pozzi propose d’ailleurs un autre rapprochement : celui du traître et de l’argent. Si cette association apparaît commune dans nos représentations – puisqu’il est souvent posé que l’ar-gent serait au principe de nombreuses trahisons : pensons à celle de Judas par exemple – et ne va pas sans sou-lever quelques objections, elle a néan-moins l’avantage de souligner certains aspects importants de la condition de

Page 51: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

50 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

« traître ». Ainsi, l’argent, comme le traître, est « abstrait » et sans lien, ou du moins, il n’appartient que provi-soirement (Pozzi 1999, p. 19). Comme le traître, l’argent ignore à sa façon les frontières ou les normes sociales. Jouant et se jouant des ensembles sociaux, être de la distance et étranger radical, le traître incarnerait en somme l’utilitarisme si caractéristique de l’ho-mo œconomicus : « là où les autres se laissent impliquer et se passionnent, il pèse, il évalue et il calcule » (idem, p. 19-20). Ce rapprochement pose bien sûr question : tout d’abord parce que la catégorie « trahison » et la figure du traître n’auraient pas lieu d’être dans un univers entièrement marchand, peuplé d’homo œconomicus rationnels et maximisateurs. Rappelons que, pour qu’il y ait des traîtres, il faut aussi qu’il y ait des frontières sociales et morales, et donc des individus dont les maniè-res d’être et d’agir ne se limitent pas à la rationalité instrumentale. Ensuite, si le traître peut effectivement être un manipulateur, ou s’il peut orienter à son profit les clivages entre cercles sociaux, et donc apparaître et se vivre comme un homo strategicus, il ne sau-rait être réduit à cet agir. L’isomor-phisme de la trahison et de l’argent bute en effet sur ce que Petitat appelle le « cordon ombilical sémiotique » qui relie le traître aux autres individus : que le traître soit un créateur et/ou un manipulateur ne fait pas pour autant de lui une figure soustraite à toute contrainte environnementale. Si l’on peut donc considérer le traître comme un homme libre, c’est en raison de sa tentative d’être « maître des virtualités du réversible » afin de « renforcer son autonomie » (Petitat 1998, p. 184) et non en raison de ses seules capacités de calcul.

De plus, si son détachement était aussi intégral, s’il était aussi désindexé du réel qu’un homo œconomicus, on ne comprendrait pas pourquoi il res-sentirait de la culpabilité après avoir trahi ou tenterait – comme le montre les enquêtes sociologiques portant sur l’expérience de la trahison – de requa-lifier son acte en s’appuyant sur des « alliés » : toute personne accusée de trahison essaye en effet d’imposer une autre définition de la situation afin de

contrer la stigmatisation dont elle est l’objet (Schehr 2008). Par contre, il nous semble indéniable que l’acte de trahison est bien vecteur de réflexivité au sens de Beck : rappelons que celui-ci emploie le terme d’individualisation réflexive pour qualifier les capacités de mise à distance critique dont les individus feraient preuve vis-à-vis des cadres sociaux préétablis. L’on ne saurait donc considérer que la trahi-son confinerait systématiquement son auteur au calcul et à la rationalité ins-trumentale : elle favoriserait plutôt une certaine construction réflexive de soi.

Tous traîtres ? n

Si toute trahison est « différen-ciante », il nous faut ajouter que toute différenciation est peut être nécessai-rement trahison. Ne faudrait-il pas en effet renverser notre proposition sur la condition de traître et nous demander si devenir, ce n’est pas obligatoire-ment trahir ? Ce qui revient finalement à considérer la trahison comme une nécessité psychique ou anthropolo-gique : comment devenir soi-même sans trahir ? Comment construire et affirmer son autonomie sans sortir des sentiers battus et trahir divers héri-tages ? Tel est bien le point de vue du psychanalyste Scarfone pour qui « sous un certain angle, tout travail d’individuation est une « trahison » » (Scarfone 1999, p. 108). S’appuyant sur un extrait bien connu de la Genèse (« l’homme abandonnera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme… »), la psychologue Prieur rappelle quant à elle que devenir passe toujours par des ruptures et des abandons : « naître à soi implique que l’on sorte du lieu qui nous a fait » (Prieur 2004, p. 58). La trahison – parce que libératrice – serait ainsi au cœur des processus d’évolu-tion individuels, familiaux et sociaux. L’évolution psychosexuelle, par exem-ple, peut être décrite comme une série de trahisons, le sujet en étant à la fois ou successivement traître et trahi : « une trahison en trois étapes : la sépa-ration première (le désenchantement de la dyade) ; la trahison oedipienne ; la trahison finale, cette prime à la jeu-nesse : exogamie et abandon des vieux

parents – des parents devenus vieux » (Kapsambelis & al. 2008, p. 949-950). Les trahisons seraient des « compagnes utiles », constituant des leviers pour toute émancipation : afin de briser les fidélités psychiques au passé, il nous faudrait donc les accepter, de même que les conséquences qu’elles impli-quent (« …cela suppose qu’on supporte le fait que nos parents nous regardent comme un parjure, qu’on soit perdu comme enfant idéal… »). Etre soi sup-pose ainsi d’assumer (de choisir ?) sa ou ses trahisons. Dans cette pers-pective, nous sommes donc tous des traîtres et l’expérience de la trahison se révèle plus commune, plus banale que nous le croyons généralement. Le couple, par exemple, peut être consi-déré comme « l’union de deux traîtres en puissance qui s’aident respective-ment à trahir une part de leur héritage, pour accéder à une histoire renouvelée, innovante et rafraîchie » (Prieur 2004, p. 141). Mais ceci peut être compris dans l’autre sens : vivre, devenir, ce n’est pas seulement trahir et assumer sa ou ses trahisons, c’est aussi accep-ter d’être trahi, c’est-à-dire prendre le risque de la trahison. Comme le rappelle Hillman, vivre et aimer seu-lement « là où nous trouvons sécurité et monde clos, là où nous ne pouvons être ni blessé ni abandonné, où toute promesse verbale est un engagement qui lie éternellement » revient bien à rester en dehors de la vie réelle, dans la négation de celle-ci (Hillman 2004, p. 16). La capacité à se lier, le fait même d’aimer suppose la trahison4.

Page 52: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

51

Sébastien Schehr Le traître comme étranger radical

Bibliographie

Åkerström M. (1991), Betrayal and Betrayers : The Sociology of Treachery, New Brunswick, Transaction Publishers.

Beck, U. (2001), La société du risque, Paris, Alto Aubier.

Ben-Yehuda N. (2001), Betrayal and Treason. Violations of Trust and Loyalty, Cambridge USA, Westview Press.

Boveri M. (1971), La trahison au XXe siècle, Paris, Gallimard.

Burckhardt J. (1906), La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, Tome II, Plon, Paris.

Cave Brown A. (1997), Philby père et fils, la trahi-son dans le sang, Paris, Éditions Pygmalion.

Crozier M. & Friedberg E. (1977), L’acteur et le système, Paris, Le Seuil.

Deleuze G. & Parnet C. (1977), Dialogues, Paris, Flammarion.

Detienne M. & Vernant J. P. (1974), Les ruses de l’intelligence : la Mètis chez les grecs, Paris, Flammarion.

Dumont L. (1983), Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil.

Durastanti S. (2002), Éloge de la trahison, Paris, Le passage.

Fontany L. (1997), Trahison et héroïsation au théâtre, Thèse de doctorat, Université de Gre-noble III.

Friedrich C. J. (1972), The Pathology of Politics, New York, Harper and Row.

Godbout J. & Caillé A. (1992), L’esprit du don, Paris, La Découverte.

Hillman J. (2004), La trahison et autres essais, Paris, Payot.

Jamous H. (1968), Contribution à une sociologie de la décision, Paris, CNRS.

Jeambar D. & Roucaute Y. (1988), Éloge de la trahison, Paris, Le Seuil.

Kaes R. (1999), « Notes sur la trahison, une appro-che de la consistance du lien intersubjectif » in Enriquez E., Le goût de l’altérité, Paris, Desclée de Brouwer, p. 227-244.

Kapsambelis V., Passone S.M. & Ribas D. (2008), « Argument » in La trahison, Revue française de psychanalyse, n°4, Tome LXXII, p. 949-954.

Lartéguy J. & Maloubier B. (1992), Triple jeu, l’es-pion Déricourt, Paris, Robert Laffont.

Lisak C. (1999), La trahison dans les deux tétralo-gies de Shakespeare, Université Paris 7, Thèse de doctorat.

Madoui R. (2004), J’ai été fellagha, officier français et déserteur, Paris, Le Seuil.

Marienstras R. (1988), « Tradition et trahison dans Richard II » in « La trahison », Le genre humain, Le Seuil.

Park R. E. (1952), Collected Papers of R. E. Park, New York, The Free Press of Glencoe.

Petitat A. (1998), Secret et formes sociales, Paris, Presses Universitaires de France.

Pozzi E. (1999), « Le paradigme du traître » in De la trahison, Paris, Presses Universitaires de France.

Prieur N. (2004), Nous nous sommes tant trahis : amour, famille et trahison, Paris, Denoël.

Schehr S. (2008), Traîtres et trahisons de l’An-tiquité à nos jours, Paris, Berg International éditeurs.

Sibony D. (1990), « Le partage des eaux » in Wajs-brot C., La fidélité. Un horizon, un échange, une mémoire, Paris, Autrement.

Simmel G. (1984), « Digressions sur l’étranger » in L’école de Chicago, sous la direction d’I. Joseph et Y. Grafmeyer, Aubier, Paris.

Thérive A. (1951), Essai sur les trahisons, Paris, Calmann-Lévy.

Notes

1. Il faut être trois pour trahir : toute trahison suppose un traître, un trahi et un tiers auquel celle-ci profite.

2. Évoquant la position du traître, un officier du renseignement américain – McCar-gar – précise : « …votre connaissance de ses intérêts en matière de renseignement et de ses agissements politiques vous confère une quasi-certitude sur ses intentions. Et, par dessus tout, vous pouvez gouverner ses faits et gestes en le renseignant de manière à servir vos propres objectifs, en influen-çant ses évaluations pour mieux l’induire en erreur, et pour lui faire traduire en actes ses erreurs de décision » (cité par A. Cave Brown, op. cit., p. 255).

3. Trevor-Roper, haut-fonctionnaire du renseignement britannique pendant la seconde guerre mondiale, dit de Philby et de ses comparses « de tels sujets peu-vent nous paraître côtoyer les confins de la schizophrénie. Ils vivent dans deux mondes différents, ils agissent simultanément sur deux niveaux. En fait, une de leurs vies a pris le pas sur l’autre, dévorant le cœur sans toucher à la force des habitudes » (cité par Cave Brown 1997, p. 309-310).

4. « Un homme qui ne peut pas trahir sa mère (en tant que premier objet d’amour), une femme qui ne peut pas trahir son père, peuvent-ils vraiment aimer ? On voit d’où vient la difficulté : l’origine, on ne peut que lui être infidèle, même si son action récur-rente révèle une étonnante fidélité, dans la façon dont on s’écarte de ses origines » (D. Sibony, « Le partage des eaux » dans : C. Wajsbrot, La fidélité. Un horizon, un échange, une mémoire, Paris, Autrement, 1990, p. 16).

Page 53: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

le droit des sans droits

Page 54: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger
Page 55: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

les droits des étrangers et les nouveaux gardes frontières

l a crise économique de la moi-tié des années soixante-dix a conduit l’Etat français, comme

beaucoup de ses homologues euro-péens, à reprendre effectivement en main la politique dite de l’immigra-tion. Il s’en était en principe accordé le monopole avec l’ordonnance du 2 novembre 1945 en confiant l’intro-duction des travailleurs étrangers et de leur famille à ce qui s’était appelé alors l’Office National de l’Immigra-tion (ONI). Cependant, jusqu’à la fin des années soixante, la plupart des étrangers venaient en France chercher un travail et pouvaient éventuelle-ment régulariser leur situation par la suite sans difficulté majeure – au moins selon le regard rétrospectif que l’on peut jeter aujourd’hui sur cette période. Le gouvernement lui-même n’a pas craint d’émettre plu-sieurs textes encourageant la pratique des régularisations des étrangers. Dès le 15 octobre 1949, par circulaire, le Ministère du Travail facilitait la régu-larisation de travailleurs entrés clan-destinement. Les circulaires se sont succédé dans les années cinquante et les années soixante tant pour la régularisation des travailleurs que pour l’admission des familles venues en France hors de la procédure de

regroupement familial. Les ministres invitaient alors l’ONI et les préfectu-res à contourner les procédures que le gouvernement avait instaurées de son seul fait, par ordonnance, c’est-à-dire sans vote de la représentation nationa-le. Ces circulaires constituaient pour les étrangers une invitation à ignorer la réglementation et à venir chercher en France leur propre emploi. Cette pratique se manifeste clairement à travers les chiffres annuels que publie l’ONI lui-même, attestant par là l’im-portance des flux qui échappent à son monopole. Le taux de régularisation des travailleurs se monte déjà à 25,9 % en 1948, atteignant 48,5 % en 1950 ; toujours supérieur à 50 % à partir de 1959, il culmine à 82 % en 1968. En ce qui concerne les familles, le taux de régularisation est encore plus impor-tant, oscillant entre 80 et 90 % de 1962 à 1973. Il est difficile de parler d’une véritable politique de l’immigration dans ces années-là, sauf à la compren-dre comme un avatar de la maxime physiocratique du « Laissez faire, lais-sez passer » ; de façon plus polémique, Jean Benoît l’appelait « politique des clandestins »1.

La reprise en main s’ébauche timi-dement dès la fin des années soixante par la circulaire du 29 juillet 1968.

Elle se borne à limiter les régularisa-tions des seuls travailleurs, admettant néanmoins des exceptions pour les Portugais, les employés de maison, les travailleurs qualifiés. La reprise en main se prolonge avec la circulaire dite Fontanet, ministre chargé des Affaires Sociales, le 23 février 1972 ; celle-ci prône un retour plus mar-qué aux textes de 1945 et soumet le recrutement de nouveaux travailleurs étrangers à la situation du « marché national de l’emploi » tout en conti-nuant d’admettre la régularisation des travailleurs qualifiés2. Il faut noter que le marché national est explicitement défini comme comprenant les tra-vailleurs français et les travailleurs étrangers autorisés à travailler ; la cir-culaire n’introduit pas ici de « préfé-rence nationale ».

L’instauration d’un contrôle effectif de l’immigration est longue et difficile. Ces mesures se heurtent à une opposi-tion des étrangers mais aussi de leurs employeurs pour qui les procédures officielles de recrutement entraînent des coûts et des délais plus impor-tants, ne permettent plus l’embauche directe, pratiquée de préférence, et rendent difficile l’embauche nomi-native. Les étrangers sont confrontés, plus souvent encore, au cercle infernal

54

Brigitte FichetMaître de conférences en sociologieUniversité de Strasbourg Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS, EA 1334)<[email protected]>

Page 56: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

55

Brigitte Fichet Les droits des étrangers et les nouveaux gardes frontières

du titre de séjour et du titre de travail, l’autorisation de travail dépendant de celle du séjour et inversement. Des mouvements de grève importants, par-fois soutenus par les employeurs, vont aboutir à l’élaboration d’une circulaire de régularisation, présumée exception-nelle, dès 1973 : quelque quarante mille personnes sont régularisées. Les circu-laires de juillet 1974 suspendent pro-visoirement l’immigration de travail comme celle des familles ; la situation du marché du travail est opposable à tout étranger qui n’est pas déjà en possession d’une carte de travail. Ces circulaires ont un impact décisif sur le volume des entrées. Selon l’ONI, celles des travailleurs permanents chutent de quelque 132 000 en 1973 à 64 461 en 1974 puis à 25 601 en 1975 et celles des familles passent de 72 647 à 68 038 en 1974 puis à 51 824 en 1975. Les taux des régularisations qui restent élevés – respectivement de 51,2 % et 77,7 % – témoignent cependant de la difficulté rencontrée à appliquer les procédures définies. D’exception en exception, les régularisations vont en effet se succé-der jusqu’à la dernière en date, celle de 2006 pour les parents d’enfants scola-risés ; elles se poursuivent aussi mezza voce, au fil des années, atteignant par-fois encore des taux supérieurs à 50 % du total des entrées.

A partir de 1974, la politique est une politique de limitation de l’im-migration, assortie selon les périodes de mots d’ordre comme « immigra-tion zéro » ou « immigration choisie ». Associée avec les règles européennes qui vont se multiplier à partir de la fin des années quatre-vingt, elle va entraîner des changements importants dans les modes de gestion des flux migratoires.

Des changements de deux ordres seront abordés ici. Tout d’abord, s’instaure peu à peu une forme de délocalisation des frontières comme technique particulière de leur ren-forcement, induit par la volonté de réduire les entrées des étrangers, et comme effet de la construction euro-péenne. Ensuite, et en conséquence de cette évolution de la gestion des fron-tières, le travail des gardes frontières se trouve modifié : cela se traduit par des transformations dans le travail des

professions traditionnellement affec-tées à cette fonction mais aussi par l’extension de cette tâche à des pro-fessions qui n’avaient initialement pas ce rôle et qui se trouvent mobilisées à cette fin. Au lieu de garder les portes d’entrée, il s’agit de plus en plus de surveiller l’ensemble de la population. La suspicion se généralise à l’encontre des étrangers, perçus comme des frau-deurs potentiels, voués aux détourne-ments de procédures. Elle va servir de point d’appui pour légitimer toutes sortes de contrôles des populations et particulièrement des étrangers, des habitants solidaires et des associations de soutien. Ce travail nécessite la colla-boration de nombreuses professions.

La délocalisation des frontières

n

Les contrôles des entrées des étran-gers peuvent porter classiquement sur le passage de la frontière ; mais il ne s’agit plus seulement ou principa-lement d’un contrôle effectué par la police et le service des douanes aux postes de passages de la frontière. Pour que la frontière soit plus difficile à franchir, elle n’est pas nécessairement garnie de hauts murs comme dans le cas du Mur de Berlin ou du « rideau de fer », bien que ce mode de défense traditionnel ne soit pas négligé : avec le Secure Fence Act de 2006, les Etats-Unis se sont donné les moyens de construire un mur sur leur frontière avec le Mexique, Israël construit sa « clôture de sécurité » sur les terres palestiniennes et l’Europe n’hésite pas à installer grilles, barbelés et mira-dors autour de Ceuta et de Melilla au Maroc ou même aux abords de l’entrée du tunnel sous la Manche. Les côtes ne sont pas gardées par un mur de l’Atlantique mais la surveillance en devient de plus en plus intensive et sophistiquée, appuyée par des moyens empruntés aux nouvelles technologies de communication. L’agence Frontex – Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États mem-bres de l’Union européenne – a été créée en 20043 pour apporter son sou-tien aux Etats membres dans la sur-

veillance des frontières, notamment par le programme RABIT (équipes d’intervention rapide aux frontières), la formation des gardes frontières, le suivi de l’évolution de la recherche en matière de contrôle et de surveillance des frontières extérieures…

C’est aussi une autre technique qui se développe. La frontière est devenue maintenant géographiquement élasti-que. Il s’agit autant d’empêcher phy-siquement son franchissement que de multiplier les obstacles légaux et admi-nistratifs à ce passage4. Les démarches administratives nécessaires pour venir légalement en Europe sont de plus en plus exigeantes ; elles ont lieu bien avant la traversée de la frontière et se poursuivent après l’arrivée. La fron-tière est donc exportée dans les pays de départ d’où il s’agit de réunir tous les documents indispensables à une arrivée légale en France ou en Europe : passeports, visas dans les consulats5, attestations d’accueil à obtenir de la mairie de la ville de destination, jus-tification de ressources, assurances, billets de retour…

Simultanément, la frontière est aussi intériorisée : l’institutionnalisa-tion des zones d’attente dans les ports et aéroports français est accomplie en 19926. La zone d’attente n’est pas juri-diquement territoire français même si elle s’y trouve géographiquement : ainsi la plus importante d’entre elles, celle de Roissy Charles de Gaulle, au cœur de la région parisienne, n’est pas « en France ». Y sont retenues toutes les personnes qui ne sont pas admises sur le territoire, même si parfois elles ont les papiers nécessaires, celles dont le transit n’est pas accepté, celles qui demandent l’asile quand leur demande a été entendue.

Les contrôles frontaliers vont égale-ment être modifiés du fait de l’instau-ration effective de la libre circulation des personnes en Europe, déjà prévue dans le Traité de Rome en 19577. En février 1986, l’Acte unique européen se donne, pour le 31 décembre 1992, l’ob-jectif de supprimer les contrôles aux frontières intérieures ; cela implique une délocalisation des contrôles sur les frontières extérieures de l’Europe8. Cependant, les Accords de Schengen signés le 14 juin 1985 accélèrent le

Page 57: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

56 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

processus par une coopération ren-forcée entre les cinq pays signataires9, accords qui prévoient, avec la liberté de circulation entre les pays concer-nés, l’harmonisation de domaines connexes tels que la coopération des polices et des appareils judiciaires. La Convention d’application des Accords de Schengen est signée cinq ans plus tard, le 19 juin 1990, et complète le dispositif en créant des outils tels que le Système d’Information Schengen (SIS) et en instaurant la généralisation de l’obligation de visas pour les ressor-tissants des pays tiers. Les frontières intérieures ne sont pas effacées mais les postes frontières disparaissent. Le mode de surveillance doit donc chan-ger. Il s’effectue par un renforcement du contrôle aux frontières extérieures de l’espace Schengen, par une mutua-lisation des contrôles entre les pays participant à cet espace et par un ren-forcement du contrôle intérieur, c’est-à-dire des contrôles d’identité auxquels sont soumis finalement tous les indivi-dus, qu’ils soient citoyens ou résidents. En France, les lois de 1986 et de 1993 entérinent ce processus et renforcent les contrôles d’identité, déjà facilités en 1983. En 1986, sont introduites les prises de photographies et d’em-preintes digitales, sur autorisation du procureur ou du juge d’instruction, en cas de doute sur l’identité de la personne10. En 1993, la loi introduit la généralisation des contrôles d’iden-tité dans une zone de vingt kilomètres à l’intérieur des frontières nationales bordant un pays signataire des accords de Schengen et dans les zones accessi-bles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires ou routières ouverts au trafic international11. Le contrôle à la frontière est par là clairement dilué sur un espace plus large. Avec le Traité d’Amsterdam, signé le 2 octobre 1997, les procédures Schengen sont inté-grées à l’Union européenne, sauf pour quelques pays comme l’Irlande et le Royaume-Uni ; les pays nouveaux venus doivent accepter intégralement ces procédures. Ce même traité enta-me le principe de la souveraineté des Etats membres en matière de libre cir-culation et d’immigration ; il insère en effet ces domaines dans le pilier com-munautaire, alors qu’ils étaient consi-

dérés jusque là comme des « questions d’intérêt commun » ; cependant, les décisions restent prises pour la plu-part à l’unanimité, limitant sérieuse-ment leur communautarisation12. Les politiques des différents pays mem-bres demeurent disparates, les uns se livrant à des régularisations massives et répétées comme l’Italie et l’Espagne au début des années deux mille, les autres, comme la France, critiquant sévèrement leurs partenaires pour des initiatives qui vont avoir des consé-quences sur l’ensemble de l’Union tout en procédant parallèlement à des régu-larisations au long cours.

En outre, les frontières européen-nes sont de plus en plus gardées sur leurs deux faces, interne et externe. L’agence Frontex est l’institution de coopération des pays membres dans ce domaine ; elle les assiste dans la coordination de leurs moyens, et par l’analyse des risques migratoires, une veille technologique sur les moyens de surveillance, la formation de leur personnel ainsi que l’organisation de retours conjoints. Elle peut aussi conclure des accords de partenariat avec des pays tiers. Une politique acti-ve est en effet développée à l’égard des pays de départ de l’immigration vers l’Union européenne ainsi que des pays voisins, devenus pays de transit pour cette immigration. Elle vise l’augmen-tation du nombre des accords bilaté-raux signés avec ces pays, accords dits de « gestion concertée des flux migra-toires », destinés à obtenir la collabo-ration des gouvernements dans la lutte contre l’immigration vers l’Europe, dans la surveillance de leurs propres frontières, et l’acceptation de leurs res-sortissants expulsés ou même des per-sonnes qui ont transité chez eux13. Les pays comme le Congo RDC, le Mali ou le Cameroun dont les consulats ont pu se montrer peu enclins à délivrer des laissez-passer à leurs ressortissants sont l’objet de pressions tenaces puis de sanctions, telles que la restriction des visas octroyés, afin de les amener à une meilleure collaboration14. Peu de pays ont su, aussi opiniâtre que le Mali encore le 8 janvier 2009, résister à ces pressions et refuser un accord qui les rend complices des expulsions de leurs propres ressortissants.

La mobilisation des gardes frontières

n

Les nouveaux processus techniques de surveillance tout comme les mesu-res de politique européenne vont avoir un impact important sur les person-nels chargés, de près ou de loin, de garder les frontières : personnels des douanes, des professions de police, des préfectures, des consulats, magistrats et procureurs… A l’élasticité nouvelle des frontières correspond aussi une certaine plasticité des pratiques pro-fessionnelles. Jean-Paul de Gaudemar avait analysé la multiplicité des formes que pouvait prendre la mobilité du travail dans la sphère économique ou l’élasticité de son usage15. Le travail des gardes-frontière va lui-même être sen-siblement modifié. De plus, il va être confié à d’autres professions éloignées a priori de cette tâche de surveillance et qui vont être mobilisées ou parfois remobilisées à cette fin.

Les gardes frontières traditionnels

L’ouverture des frontières euro-péennes à l’intérieur de l’espace Schen-gen transforme le travail de la police. La suppression des contrôles aux frontiè-res entraîne la surveillance des popu-lations sur le territoire. Depuis la loi du 10 août 1993, les contrôles d’iden-tité n’ont plus à être justifiés dans une bande de territoire de vingt kilomè-tres à l’intérieur des frontières limi-trophes avec un autre pays signataire des Accords de Schengen – dans toute la ville de Strasbourg par exemple. Les autres contrôles d’identité obéissent à des critères particulièrement souples : un officier de police judiciaire peut vérifier l’identité de toute personne, sur la seule présomption « qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, ou qu’elle se prépare à com-mettre un crime ou un délit, ou qu’elle est susceptible de fournir des rensei-gnements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit, ou qu’elle fait l’ob-jet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire », mais également « pour prévenir une atteinte à l’ordre public »16. D’autres contrôles enfin sont organisés par les réquisitions des

Page 58: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

57

Brigitte Fichet Les droits des étrangers et les nouveaux gardes frontières

procureurs de la république, en temps et lieux donnés, sans infraction connue au préalable. De plus, depuis la loi de septembre 1986, les étrangers doivent être en mesure de présenter des docu-ments prouvant qu’ils sont autorisés à séjourner en France.

Les marges de manœuvre sont donc considérables pour contrôler les popu-lations. La loi apporte une restriction de principe, difficilement applicable dans les pratiques professionnelles : les policiers sont tenus de ne pas faire de contrôle « au facies » pour ne pas dis-criminer les étrangers. Cependant, la nationalité d’un individu n’est connue qu’a posteriori et ne peut constituer un critère de sélection des personnes. Les « éléments extérieurs » – critères objectifs a priori comme une imma-triculation étrangère – sur lesquels la police est présumée se fonder semblent peu opératoires aux policiers, surtout lorsqu’une politique du chiffre se met en place au début des années 2000. De

fait, les contrôles d’identité vont être justifiés a posteriori, lorsque l’étran-ger est trouvé en situation irrégulière, par l’évocation de contraventions tel-les que fumer dans le métro, cracher dans la rue, tenir en gare une cigarette non allumée…17 On voit ici un exem-ple d’utilisation instrumentale de la loi. Contrôler les étrangers conduit à contrôler une population beaucoup plus vaste et supposée accepter cette situation en vertu d’une vision sécu-ritaire. On retrouve encore l’ancien paradoxe de l’instauration des papiers d’identité pour les seuls étrangers : elle ne fait pas penser qu’une personne sans papier serait nécessairement un national.

Les quotas de reconduite à la fron-tière des étrangers sans–papiers vont s’ajouter, dans la pratique policière, à d’autres critères chiffrés, en géné-ral mal acceptés par la profession car ils limitent l’autonomie dont les policiers disposent pour adapter leurs

missions au contexte. Ainsi que l’af-firme un ancien ministre de l’inté-rieur, « … grâce à des objectifs chiffrés assignés aux préfets, le nombre des mesures d’éloignement d’étrangers en situation irrégulière exécutées a for-tement augmenté. Tenez-vous bien : 10 000 mesures en 2002, 12 000 en 2003, 15 000 en 2004, nous dépasse-rons les 20 000 en 2005 et j’ai fixé l’ob-jectif de 25 000 en 2006 »18. La pression politique et hiérarchique est donc très forte. Des motifs de mécontentement se manifestent dans la presse syndi-cale19, des difficultés de recrutement dans la police aux frontières, mais peu d’actes de résistance comme celui de Roland Gatti en septembre 2005 par-viennent à la connaissance du grand public.

Cette contrainte peut être plus forte que la loi. Paradoxalement, les poli-ciers sont chargés de faire respecter la loi mais sont aussi ceux qui peuvent utiliser tout un ensemble de moyens

Page 59: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

58 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

d’action non contractuels pour mener à bien leurs missions, comme le souli-gne Dominique Monjardet. Quand de plus, ils se trouvent confrontés à un type de population caractérisée par une situation d’infra-droit, selon l’ex-pression de Danièle Lochak, le respect de leurs droits fondamentaux n’est pour le moins pas très bien assuré. Le droit de vivre en famille existe mais pas nécessairement en France. Le droit d’asile existe mais les demandeurs peu-vent être arrêtés avant d’avoir pu accé-der à la préfecture et réduits à déposer une demande en urgence depuis un centre de rétention…

En amont et en aval du travail de la police, se trouvent toute une série d’ac-teurs qui sont également impliqués traditionnellement dans la surveillance administrative de la frontière. Ce sont les préfectures qui délivrent ou non les titres de séjour, les procureurs invités à poursuivre plus systématiquement, les tribunaux administratifs qui valident ou non les décisions prises, les tribu-naux d’instances qui prolongent les rétentions ou remettent en liberté… Le durcissement des lois et de leur application conduit à une multipli-cation des recours et à une surcharge difficile à gérer par ces institutions20. Au-delà des changements apportés par cette politique dans les conditions de travail de ces professions, ce sont d’autres acteurs de la vie sociale qui sont mis à contribution dans la lutte contre l’immigration « clandestine » ou « subie ».

Les nouvelles professions mobilisées

Parmi les premières professions happées dans ce rôle de gardes fron-tières, se trouvent les personnels des compagnies aériennes et maritimes. Introduisant dans le droit français une disposition de la Convention de Schengen, la loi du 26 février 199221 leur enjoint de vérifier les documents de voyage des passagers qui ne sont pas ressortissants européens et qu’elles transportent à destination de la France. Les documents doivent être en règle et, s’il y a lieu, munis des visas nécessaires. Dans le cas contraire, la compagnie est punie d’une amende maximale de 10 000 francs à l’époque, par passager

(art. 3). Elle est également tenue de couvrir les frais de séjour du passager retenu et de le ramener au point où il a commencé à utiliser le moyen de transport de cette entreprise (art. 7). Ces dispositions sont en outre applica-bles dans le cas d’un étranger en transit si l’entreprise qui doit l’acheminer à sa destination ultérieure refuse de le faire ou si les autorités du pays de des-tination refuse de l’y admettre et l’ont renvoyé en France. Les mesures s’ap-pliquent à peu près de la même façon aux entreprises de transport routier sur des trajets qui partent d’un pays ne faisant pas partie de la Convention de Schengen ; l’amende est dans ce cas réduite de moitié.

La loi du 24 août 199322 double cette dernière amende et fait obliga-tion à l’entreprise de transport fer-roviaire de mettre à disposition des autorités des places permettant le réa-cheminement des étrangers qu’elle a introduits en France et qui se sont vu refuser l’entrée. Cette obligation imposée aux entreprises de transport n’est pas une complète innovation. Georges Perec dans son travail sur Ellis Island mentionne que déjà, à la fin du XIXe siècle, les compagnies maritimes assuraient certaines formalités pen-dant la traversée. Elles étaient tenues de régler les frais de séjour des voya-geurs retenus sur l’île ainsi qu’éven-tuellement leur traversée de retour. Les compagnies de transport international sont donc non seulement soumises aux décisions des autorités en matière de documentation de voyage et autres règlements mais directement impli-quées dans leur application. Il s’agit là d’une instrumentalisation de la com-pagnie de transport. Conformément à sa fonction, elle était très normalement amenée à vérifier que le passager ait bien un billet et une réservation pour le vol ou la traversée considérée. Elle est conduite maintenant à faire effec-tuer à ses agents une tâche de police pour laquelle ils ne sont nullement préparés et qui leur incombe avant l’embarquement pour éviter frais et amendes.

Ces agents doivent faire face aux pressions de la hiérarchie pour évi-ter d’occasionner des amendes et frais supplémentaires à la compagnie pour

laquelle ils travaillent ; ils sont donc peu enclins à fermer les yeux sur des documents qui pourraient être « sus-pects ». Ils peuvent être confrontés dans certains pays à des documents moins standardisés que ceux que nous connaissons, ce qui laisse une marge assez indistincte entre le docu-ment officiel que l’on ne peut obtenir que par faveur et celui qui aura été acheté officieusement. Ces contextes rendent l’appréciation de la validité du document plus difficile encore et – selon toute probabilité dans ce genre de situation – augmente la cir-conspection des agents et la prudence de leurs décisions. Même lorsqu’ils sont recrutés localement et habitués à une éventuelle approximation, ils ont appris que le niveau d’exigence de la police française est très élevé. Deux agents de comptoir interviewés23 en 2004 disaient n’avoir pas reçu de for-mation spécifique dans ce domaine ; l’un précisait qu’il relevait la destina-tion du passager ainsi que sa nationa-lité pour savoir de quels documents il devait disposer. Dans certains aéro-ports africains, la compagnie préfère déléguer la vérification des passeports et visas au service de l’immigration. Il n’est pas étonnant de constater que des sociétés internationales de sécurité se sont créées et offrent leurs services aux compagnies aériennes ; l’une d’elle notamment propose ce qui s’appelle le « contrôle documentaire » à l’embar-quement, à l’aide d’une technologie avancée comme la numérisation des documents, ainsi que plusieurs modu-les de formation dans ce domaine ; elle utilise l’argument explicite de « préve-nir les éventuelles amendes ». La loi de 2003 avait introduit cette « incita-tion »faite aux compagnies de s’équiper d’instruments agréés de numérisation et de transmission des documents à la police française en diminuant en ce cas le montant de l’amende encourue à trois mille euros.

Dans une telle configuration, il est donc difficile à une compagnie de ne pas se plier à une telle exigence sans mettre en danger sa fonction de transport comme à ses agents de ne pas obtempérer. Même si un article de loi24 prévoit qu’un demandeur d’asile puisse voyager sans avoir les

Page 60: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

59

Brigitte Fichet Les droits des étrangers et les nouveaux gardes frontières

papiers nécessaires, à condition que sa demande ne soit pas jugée « manifeste-ment infondée » à l’arrivée, la situation concrète est telle qu’un demandeur d’asile a fort peu de chance de se pré-senter comme tel à l’embarquement dans le pays qu’il cherche à fuir et fort peu d’être entendu par l’agent de comptoir.

Les élus municipaux et les person-nels des mairies ont également été mis à contribution, à plusieurs titres. Ce n’est pas une complète nouveauté. Il est vrai que déjà à la fin du XIXe siècle les premières mesures de contrôle du séjour des étrangers étaient incom-bées aux mairies. Les décrets d’octo-bre 1888 obligeaient les étrangers à s’y déclarer puis la loi du 8 août 1893 les forçaient à s’y immatriculer, ce qui leur permettait d’obtenir un certificat qui légalisait leur éventuel emploi. Les décrets d’avril 1917 instituant la carte d’identité obligatoire pour les étran-gers ont encore accru ce rôle de sur-veillance des mairies puisqu’elles sont, dans les communes rurales, l’interface entre l’étranger et la préfecture pour la constitution du dossier de demande de carte ; elles doivent aussi valider les déclarations de résidence25. Ces tâches rendues lourdes et complexes par l’empilement progressif de la régle-mentation ont été largement critiquées en raison du poids du travail qu’elles représentaient, du manque de moyens et de connaissances pour les mener à bien. « Sait-on seulement au ministère de l’intérieur que 10 000 délibérations de conseils municipaux ont protesté contre ce service ? »26

En ce qui concerne l’établissement des certificats d’hébergement dès 1981, mais surtout à partir de 1986, on peut considérer qu’il s’agit d’une nouvelle fonction de garde frontière. En effet, ce certificat pouvait être vu initialement comme l’officialisation d’une hospi-talité privée et faciliter l’arrivée en France de visiteurs qui étaient ainsi en mesure de prouver aux autorités fron-talières qu’ils étaient pris en charge par leur famille ou leurs connaissan-ces. Il permettait néanmoins aux mai-ries d’exercer une nouvelle forme de contrôle social sur cet accueil. Quand en 1986 les visas se sont généralisés et que les certificats d’hébergement sont

devenus obligatoires pour les obte-nir, les mairies ont eu les moyens de réguler le nombre des visiteurs étran-gers et de les sélectionner à leur façon, selon leurs orientations politiques ou la manière dont elles concevaient la « diversité » de leur population ; elles ont été également conduites à contrô-ler les accueillants – ce que certaines mairies comme celle de Strasbourg ont fait avant même que cette mesure ne soit légalisée. Le projet de loi Debré en 1997 prévoyait que les hébergeants devaient signaler à la mairie le départ de leurs hôtes sous peine de ne plus se voir délivrer de certificat pendant deux ans. Cette disposition supposait aussi un fichier des hébergeants. Elle a suscité de très vives réactions et un mouvement de désobéissance civile très médiatisé ; elle a été abandonnée jusqu’à ce que la loi de novembre 2003 officialise le fichier des hébergeants, plaçant ainsi l’hospitalité privée sous la surveillance et l’appréciation d’op-portunité de la mairie.

En ce qui concerne les mariages des étrangers, qui ne sont plus sou-mis à autorisation préalable depuis 1981, la suspicion contre les mariages « blancs » se généralise dès le début des années quatre-vingt. Bien que le mariage soit un droit fondamental que l’étranger peut exercer sans être en séjour régulier, certaines mairies ont objecté qu’une personne en situation irrégulière ne pouvait faire appel à un service de l’état civil, alors que d’autres ont procédé au mariage. Les tribunaux n’ont pas montré de position homo-gène, certains enjoignant le maire de marier les personnes, d’autres mettant en examen le maire pour complicité d’aide au séjour irrégulier. Pour « cla-rifier » cette situation, le projet de loi de 2003 prévoyait initialement que le séjour irrégulier constituait en soi un empêchement au mariage – le mariage étant alors nécessairement instrumen-talisé aux yeux du législateur. Contrai-re à la Constitution, cette disposition n’est pas passée formellement mais plus insidieusement : l’officier d’état civil doit obligatoirement mener une audition des deux futurs époux – séparément ou non – pour vérifier leur consentement ; en cas de doute, il peut saisir le procureur de la Répu-

blique et en informe les intéressés27. C’est donc bien une nouvelle forme de contrôle a priori qui est instaurée. C’est aussi au cœur de la responsabi-lité de l’officier d’état civil – vérifier le consentement des époux afin que le mariage ne soit pas annulé – qu’est placée cette nouvelle fonction de qualification du séjour irrégulier. Le dilemme est éludé par certaines mai-ries où le personnel dit devoir prévenir le procureur en cas de séjour irrégu-lier28. D’autres maires, minoritaires, adoptent une attitude plus militante comme celle de Reims qui avance un mariage pour parer une reconduite à la frontière29. Pour les agents de l’état civil, le droit des étrangers n’a pas généralement le même poids que la double hiérarchie de la mairie et du procureur qui contrôle leurs décisions et que la menace de sanction que fait peser cette même loi de 2003, en cas de détournement de la procédure de mariage30. En conséquence, il devient difficile à tout étranger de se marier en France, voire périlleux s’il est en situation irrégulière.

À la fin de l’année 2007 ce sont tous les employeurs et les services de l’ANPE qui sont mobilisés à leur tour pour sur-veiller les étrangers. A la suite de la loi du 24 juillet 2006 qui enjoignait aux employeurs de vérifier que l’étranger qu’ils allaient embaucher était autorisé à travailler31, un décret de mai 2007 précise les modalités de cette démar-che. Avant d’embaucher un étranger, tout employeur doit adresser au préfet, par lettre recommandée avec accusé de réception ou par courrier électronique, une copie du document par lequel l’étranger justifie cette autorisation. Cette démarche obligatoire a conduit à bien des licenciements de salariés qui avaient présenté de faux papiers mais aussi à des mouvements de grève et d’occupation pour demander leur régularisation ; ces mouvements sont souvent soutenus entre autres par la CGT mais aussi par certains patrons se sentant responsables de leurs employés ou ayant du mal à recruter32. Les agen-ces intérimaires sont également sou-mises à cette démarche. L’employeur en est dispensé lorsque l’étranger est inscrit comme demandeur d’emploi à l’Agence Nationale Pour l’Emploi

Page 61: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

60 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

(ANPE) puisque cet organisme est lui-même chargé d’envoyer une copie du titre de séjour de l’étranger à la préfec-ture qui l’a délivré33. Diverses formules ont été finalement adoptées et confiées aux Assedic, dans la perspective de la fusion de l’ANPE avec cet organisme. Le contrôle de l’étranger s’effectue au moment de son inscription comme demandeur d’emploi. Dans une agence strasbourgeoise, c’est un détecteur de faux papier qui est utilisé34. Applicable au 1er octobre de cette même année, le décret a suscité une vive opposition de la part de syndicats comme la CGT ou comme FO qui refuse une « nouvelle mission de police n’ayant pour raison d’être que de répondre à l’objectif fixé aux préfectures de réaliser vingt-cinq mille expulsions » et saisit la Haute Autorité de lutte contre les discrimi-nations et pour l’égalité (Halde)35. Les syndicats avaient demandé l’abroga-tion de ce décret et tenté d’en neu-traliser l’application. En réaction, dès le mois de novembre, les agents de l’ANPE, des ASSEDIC, de Directions du Travail créent avec des associations un mouvement de résistance, en réfé-rence explicite au Réseau Education Sans Frontière, le réseau REFI (Réseau Emploi Formation Insertion)36.

D’autres professions sont égale-ment impliquées par la loi. Les méde-cins peuvent délivrer des certificats à des étrangers gravement malades qui peuvent ainsi être régularisés pour être soignés en France. Les médecins inspecteurs de santé publique qui donnent un deuxième avis sont aux prises avec les pressions des préfec-tures pour limiter les délivrances de ces sésames37. D’autres professions encore ne sont pas mobilisées par la loi mais sont impliquées de fait. Les enseignants voient disparaître certains élèves de leurs classes ou découvrent l’angoisse qui les taraude par la peur de l’expulsion. Ils se sont regroupés dans un réseau (RESF) très efficace de mobi-lisation et d’intervention par internet pour tenter de parer ces reconduites à la frontière, avec le soutien des parents d’élèves. Les pilotes de ligne, comman-dants de bord, sont responsables de la sécurité à bord et peuvent refuser d’embarquer une personne qui n’ad-met pas son expulsion mais doivent

rendre compte de leur décision. Les syndicats de la compagnie Air France ont demandé que ses avions ne soient pas utilisés pour les reconduites for-cées mais n’ont pas été suivis par les actionnaires38.

En règle plus générale, l’ensemble des personnes et associations, profes-sionnels, bénévoles ou citoyens, qui soutiennent les sans-papiers peuvent être inculpés d’aide au séjour irrégu-lier39. Une annexe au projet de loi de finance pour 2009 établit un récapitu-latif des interpellations d’aidants effec-tuées en 2006 et 2007 (plus de quatre mille) et prévues jusqu’en 2011 (plus de cinq mille cinq cents). Ce nombre est repéré comme un indicateur d’ef-ficacité et mêle aidants et trafiquants indistinctement.

Ces mobilisations de diverses pro-fessions et divers acteurs sociaux dans la lutte contre l’immigration comme les freins qui sont mis à l’assistance apportée aux immigrés n’ont pas pour seul effet (de tenter) de limiter l’immi-gration étrangère. Ils visent aussi un impact sur l’ensemble de la popula-tion, présumée accepter avec la légalité – contestable – de ces mesures, leur légitimité. Les frontières sont dans les têtes avant d’être sur le terrain.

Bibliographie

Brodeur, Jean-Paul (1984) La police : mythes et réalités, Criminologie, vol. XVII, n° 1, p. 9-41.

Bouteillet-Paquet, Daphné (2001) L’Europe et le droit d’asile, Paris, Editions l’Harmattan (Logi-ques juridiques).

Caloz-Tschopp, Marie-Claire (2004) Parole, pensée, violence dans l’Etat. Une démarche de recher-che, Paris, L’Harmattan, 678 p. ; Contraintes, dilemmes, positions des travailleurs du service public (recueil d’entretiens) ; Le devoir de fidé-lité à l’Etat entre servitude, liberté et (in)égalité. Regards croisés.

Cruz, Antonio (1990) Sanctions imposées aux transporteurs dans quatre Etats des commu-nautés : leur compatibilité avec les règlements de l’Aviation civile et les droits de l’Homme, Rapport pour le CAHAR, novembre 1990.

Lochak, Danièle (1985) Etrangers, de quel droit ? Paris, Presses Universitaires de France (Col-lection Politique d’aujourd’hui).

Monjardet, Dominique (1996) Ce que fait la poli-ce. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte (Textes à l’appui, série sociologie), 317 p.

Noiriel, Gérard (ed), (2007) L’identification. Genè-se d’un travail d’état, Paris, Belin (Collection socio-histoires).

Perec, Georges, et Bober Robert (1994) Récits d’El-lis Island. Histoires d’errance et d’espoir, Paris, P.O.L. avec l’Institut Nationale de l’Audiovi-suel, 159 p.

Piazza, Pierre (2004) Histoire de la carte natio-nale d’identité, Paris, Odile Jacob (Histoire), 464 p.

Notes

1. Jean Benoît, Dossier E… comme esclaves, Paris, Editions Alain Moreau (collection Confrontations), 1980, p. 170.

2. Georges Tapinos, L’immigration étrangère en France, Travaux et Documents, Cahier n° 71, INED, Paris, Presses Universitaires de France, 1975, p. 90. Cet ouvrage donne une approche de la progressivité de la reprise en main de l’immigration.

3. Elle a été créée par le règlement CE n° 2007/2004 du Conseil du 26 octobre 2004, JO L 349 du 25 novembre 2004.

4. Brigitte Fichet, « Mobiliser les frontières pour mieux enclore », in Jean-François Berdah, Anny Bloch-Raymond et Colette Zytnicki (ed), D’une frontière à l’autre : migrations, passages, imaginaires, CNRS-Université Toulouse-Le-Mirail (Collec-tion Méridiennes), 2007, p. 151-158.

5. Présentée comme une réponse à la série des attentats de l’année 1986, la mesure de généralisation du visa d’entrée a fait l’objet – entre autres – de la loi du 9 sep-tembre 1986, dite première « loi Pasqua » ;

Page 62: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

61

Brigitte Fichet Les droits des étrangers et les nouveaux gardes frontières

cette nouvelle exigence touchait presque tous les pays à l’exception de ceux de l’Eu-rope et de quelques pays occidentaux ; elle impliquait de plus que les voyageurs aient un passeport.

6. La loi du 6 juillet 1992 légalise une pra-tique policière antérieure en créant ces zones d’attente comme lieux officiels de rétention administrative.

7. Dans son article 3 c), le Traité de Rome mentionne « l’abolition, entre les Etats membres, des obstacles à la libre circu-lation des personnes, des services et des capitaux ».

8. Daphné Bouteillet-Paquet, L’Europe et le droit d’asile, Paris, Editions l’Harmat-tan (Logiques juridiques), 2001, p. 131 et sq. Bien que centré sur le droit d’asile, l’ouvrage constitue une synthèse générale sur la difficulté de la construction d’un droit européen de l’immigration.

9. L’Allemagne, la Belgique, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas.

10. Loi n° 86-1004 du 3 septembre 1986, publiée au Journal Officiel du 4 septembre 1986 ; la loi modifie les articles 78-1 à 78-5 du Code de procédure pénale.

11. Loi n° 93-992 du 10 août 1993, publiée au Journal Officiel du 11 août 1993.

12. Daphné Bouteillet-Paquet, op. cit., cha-pitre 2. Par une décision du Conseil, en date du 22 décembre 2004, il peut statuer à la majorité qualifiée sur certains points concernant l’asile, l’examen des demandes de visas et la surveillance des frontières.

13. Selon Nicolas Sarkozy, « La Libye a quatre mille kilomètres de frontières au sud avec le désert et deux mille kilomètres de côtes. Il n’est pas illusoire de dire que les frontiè-res de l’Europe, en matière d’immigration clandestine, peuvent commencer au sud de la Libye », Immigration clandestine : une réalité inacceptable, une réponse ferme, juste et humaine (annexes), Rapport de la Commission d’enquête sur l’immigration clandestine, remis à Monsieur le Président du Sénat le 6 avril 2006, Rapport n° 300 ; Nicolas Sarkozy y est longuement audi-tionné en tant que Ministre de l’intérieur, le 29 novembre 2005.

14. Id. « … nous travaillons main dans la main avec le ministère des affaires étrangères. J’ai proposé, et le ministre a bien voulu l’accepter, que l’on conditionne l’augmen-tation du nombre de visas, pour certains pays, à la bonne volonté pour les laissez-passer consulaires ».

15. Jean-Paul de Gaudemar, Mobilité du travail et accumulation du capital, Paris, Editions François Maspéro (Economie et Socialisme n° 28), 1976. Dans cette appro-che, le concept de mobilité du travail ne recouvre pas seulement le déplacement géographique ou sectoriel du travail mais

toutes les formes de malléabilité qu’il peut connaître pour répondre aux exigences de la logique économique ; le terme plus contemporain de flexibilité est sans doute plus normatif mais pas très éloigné de celui de mobilité chez de Gaudemar.

16. Code de procédure pénale, Titre II, Des enquêtes et contrôles d’identité, art. 78-2 ; le dernier motif a été introduit dans le code par la loi 86-1004 du 3 septembre 1986 relative aux contrôles et vérifications d’identité, publiée au Journal Officiel du 4 septembre 1986, quelques semaines après la série d’attentats qui avaient meurtri la capitale.

17. Centres et locaux de rétention adminis-trative, Rapport 2003, Les hors-séries de Causes communes, Cimade, p. 128.

18. Immigration clandestine : une réalité inacceptable, une réponse ferme, juste et humaine (annexes), op. cit.

19. UNSA Police Magazine, n° 22, octobre 2007.

20. Voir la contribution de Johanna Probst dans cette même livraison.

21. Loi n° 92-190 du 26 février 1992, publiée au Journal Officiel n° 51 du 29 février 1992, dans ses articles 3 et 7 ; elle crée ainsi les articles 20 bis et 35 ter dans l’ordon-nance de 1945, qui deviendront les arti-cles L625-1 à 6 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Daphné Bouteillet-Paquet, renvoyant au rapport d’Antonio Cruz , mentionne que la Convention ne fait que reprendre des pratiques nationales appa-rues dès 1987.

22. Loi n° 93-1027 du 24 août 1993 publiée au Journal Officiel n° 200 du 29 août 1993, dans ses articles 12 et 28 qui modifient les articles 20 bis et 35 ter de l’ordonnance de 1945. Le montant maximal de l’amende actuellement est de cinq mille euros par passager.

23. Entretiens réalisés par Theophila Muka-sanga et Valérie Tempé.

24. Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, art. L625-5.

25. Ilsen About, « Identifier les étrangers. Genèses d’une police bureaucratique de l’immigration dans la France de l’entre-deux-guerres », in Gérard Noiriel (éd), L’identification. Genèse d’un travail d’état, Paris, Belin (Collection socio-histoires), 2007, p. 130 et sq.

26. Id, p. 154.27. Loi n° 2003-1119 du 26 novembre 2003,

publiée au Journal Officiel du 27 novem-bre 2003, art. 76 qui modifie l’article 175-2 du Code civil.

28. Peu de meilleur et trop du pire. Soupçon-nés, humiliés, réprimés, des couples mixtes témoignent, Rapport d’observation, Cima-de, avril 2008, p. 6.

29. Le Monde, 13 novembre 2008.30. En cas de détournement de la procédure

de mariage « aux seules fins d’obtenir ou de faire obtenir, un titre de séjour, ou aux seules fins d’acquérir, ou de faire acqué-rir, la nationalité française », la sanction encourue se monte à cinq ans de prison et de 15 000 € d’amende (CESEDA, art. 623-1, introduit par la loi de du 26 novem-bre 2003, à l’époque dans l’ordonnance de 1945).

31. Loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration, publiée au Journal Officiel du 25 juillet 2006 : l’ar-ticle 18 modifie l’article L. 341-6-4 du code du travail, devenu aujourd’hui l’ar-ticle L. 5221-8.

32. Johann Le Goff anime un Groupement des Entreprises pour la Régularisation de leurs Salariés (GERS). Le Monde, 27-28 avril 2008, http://www.rue89.com/2008/06/01/les-patrons-de-sans-papiers-recus-au-cabinet-dhortefeux

33. Décret n° 2007-801 du 11 mai 2007 relatif aux autorisations de travail délivrées à des étrangers…, publié au Journal Officiel du 12 mai 2007, NOR : SOCN0753910D, sous-sections 7 et 8.

34. Entretien réalisé en février 2009 avec un conseiller référent de l’ANPE.

35. Le Monde, jeudi 18 octobre 2007.36. http://refi.over-blog.org37. Le Monde, 24 novembre 2007.38. Libération, 13 juillet 2007.39. Annexe au projet de loi de finance pour

2009, Immigration, asile et intégration. L’indicateur 4.3 est le nombre d’interpel-lations d’aidants :Année Interpellations

2006 4 365 2007 4 504 2008 4 500 2009 4 800 2010 5 000 2011 >5 500.

Page 63: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

le droit et le contentieux des étrangersEnjeux, conflits et processus décisionnels

s i les humains ont toujours entre-pris des déplacements à travers l’espace géographique pour des

raisons diverses, certaines évolutions récentes s’inscrivant dans la dyna-mique de la modernité ont modifié les modalités encadrant ces déplace-ments. Les mouvements migratoires ont gagnés en amplitude, elles ont été facilités par le développement d’une panoplie de plus en plus large de moyens de transports et encouragés par des possibilités nouvelles de créa-tion de liens sociaux entre des person-nes géographiquement éloignées les unes des autres.

Il apparaît donc que les compor-tements migratoires constituent une constante dans l’histoire de l’huma-nité. Or, ajoutons aussitôt qu’il en est de même pour la volonté de contrôler ces déplacements, de réguler les flux d’entrée et de sortie affectant certaines entités territoriales. L’amplification des déplacements humains par des nouveaux moyens techniques a ainsi été accompagnée par l’élaboration de moyens de plus en plus sophistiqués visant le contrôle et la limitation de la

libre circulation des hommes. Cette évolution prend notamment son essor au moment de l’émergence de l’Etat bureaucratique moderne. Dans son ouvrage Le creuset français (1998), Gérard Noiriel retrace l’évolution des dispositifs de contrôle politiques, juri-diques et administratifs en France. A la lumière du développement tech-nologique s’observe donc une coévo-lution des entreprises migratoires des humains et des efforts mis en place pour y faire obstacle.

Dans cette perspective, les fron-tières doivent bien évidement être considérées non seulement comme des obstacles physiques et géographi-ques mais surtout comme des obs-tacles administratifs et sociaux que doit surmonter la personne migrante. Georg Simmel disait à ce propos que « La frontière n’est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale. » (Simmel, 1999, 607 p.). Le renforcement des dispo-sitifs de contrôle va aujourd’hui de paire avec une dynamique sociopro-fessionnelle menant à l’implication

d’une grande variété de profession-nels dans l’objectif politique d’une maîtrise des mouvements migratoires. La réalisation de cet objectif appelle aux compétences des personnes tra-vaillant dans des champs profession-nels divers qui sont donc désormais contraints à y participer. Le moment de l’admission d’une personne sur un territoire national donné est ainsi décomposé en plusieurs étapes régies par l’intervention d’une grande varié-té de professionnels spécialisés.

Dans cet article, il s’agira de regar-der de plus près un élément central du dispositif de contrôle de l’immigra-tion en France : en effet, l’admission au séjour des personnes originaires de pays qui se situent en dehors de l’es-pace Schengen est notamment orga-nisée par les préfectures (instrument exécutif) et les différents tribunaux (instrument judiciaire). La tâche du contrôle de l’immigration se trouve donc, dans ce domaine, départagée entre différents pouvoirs (selon la séparation des pouvoirs de Montes-quieu) et entre différents champs pro-fessionnels.

62

Johanna proBstDoctorante en sociologie Université de Strasbourg Laboratoire Cultures et sociétés en Europe (CNRS / UdS)<[email protected]>

Page 64: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

63

Johanna Probst Le droit et le contentieux des étrangers

Dans le cadre d’une enquête sur le contrôle des frontières et le droit au séjour des étrangers, des entretiens ont été effectués auprès d’un certain nom-bre de protagonistes de l’admission au séjour des étrangers : deux personnes travaillant dans le bureau des étran-gers d’une préfecture, un magistrat du tribunal administratif (TA), un magis-trat du tribunal de grande instance (TGI) qui occupe la fonction de juge des libertés et de la détention (JDL), ainsi que deux avocats exerçant (entre autre) dans le domaine du droit des étrangers. Ces entretiens ont permis d’appréhender sous un angle de vue qualitatif la relation triangulaire qui se met en place entre ces trois prota-gonistes du droit des étrangers (agents de la préfecture, magistrats, avocats). Dans l’analyse des entretiens, notre intérêt particulier s’est porté sur la manière dont ces acteurs exercent un pouvoir décisionnel ou une influence sur le processus d’admission ou de non admission au séjour des étrangers : quels critères et éléments intervien-nent dans les processus décisionnels ? Comment s’articulent les pressions hiérarchiques et légales, l’éthique professionnelle et les convictions per-sonnelles ? Quel rapport à la loi entre-tiennent les acteurs ? Et quel type de relations mutuelles et de conflits se dégagent ? Dans le contexte considéré, le tribunal représente le lieu physique et symbolique de l’affrontement des trois types d’acteurs interviewés. A l’appui des entretiens, un certain nom-bre d’observations ont été effectuées dans des audiences du contentieux des étrangers au tribunal administratif.

Après une rapide présentation du travail et des fonctions des personnes interviewées, le présent article propose une analyse des critères intervenant dans le processus de prise de décision sur l’admission au séjour des étran-gers, en considérant l’articulation des rôles joués par les différents acteurs engagés. Il s’agira finalement de mettre en lumière la dimension conflictuelle du contentieux, autant d’un point de vue structurel que d’un point de vue symbolique et juridique.

Les protagonistesLa première instance du proces-

sus menant à une réponse positive ou négative à la demande d’admission au séjour d’une personne étrangère en France est la préfecture du départe-ment concerné. Les grandes préfectu-res disposent d’un bureau spécialisé dans le traitement des dossiers concer-nant les étrangers. Ce bureau prend en charge les demandes de titre de séjour (pour divers motifs), traite les demandes de naturalisation et s’oc-cupe, en collaboration avec la police aux frontières (PAF), de l’éloignement des personnes non admises au séjour. Le travail à l’intérieur de ce bureau suit la logique d’une hiérarchisation bien définie : les décisions sur les dossiers les plus délicats sont prises par les personnes les plus haut placées ; pour les décisions sur des dossiers simples et à faible enjeu, il existe des « délé-gations de signature » à des employés se situant à un niveau plus bas de la hiérarchie.

Les recours sur les dossiers qui relè-vent du droit des étrangers ont lieu dans différents types de tribunaux. Une grande partie de ces recours sont traités par les tribunaux admi-nistratifs et les tribunaux de grande instance. Les magistrats du tribunal administratif statuent sur les recours contre différentes décisions préfecto-rales, notamment les Obligations de Quitter le Territoire Français (OQTF). Les magistrats du tribunal de grande instance sont chargés de trancher sur la légalité des demandes de prolon-gation de la rétention administrative ou en zone d’attente d’un étranger. Ces demandes sont présentées par les préfectures. Ils font également partie des commissions de titre de séjour et d’expulsion.

De manière générale, les avocats interviennent dans tous types de pro-cès du droit des étrangers. Contrai-rement aux magistrats et à certains agents de la préfecture, ils ne détien-nent pas de pouvoir décisionnel à pro-prement parler. Malgré cela, ils jouent bien entendu un rôle non négligeable dans le processus qui mène à la déci-sion finale que prendra le juge. Par rapport aux magistrats et à la préfec-

ture, les avocats présentent une autre particularité : dans l’exercice de leur métier, ils ne dépendent pas d’une institution. Leur engagement dans le domaine du droit des étrangers relève donc toujours d’un choix libre et per-sonnel. Ceci dit, leur intervention dans le contentieux des étrangers engage parfois une rémunération par l’Etat (l’aide juridictionnelle), étant donné le niveau souvent faible des ressources économiques du public des étrangers.

Chacun des protagonistes men-tionnés s’inscrit dans une hiérarchie organisationnelle qui exerce sur lui des pressions diverses. Selon la profession, différentes éthiques professionnelles sont de rigueur. Les dispositifs exé-cutif et judiciaire du contentieux des étrangers mettent en place un partage des rôles. Ainsi, une relation triangu-laire se forme entre les protagonistes. Les liens entre eux sont avant tout d’ordre structurel et organisationnel : une décision préfectorale est examinée sous l’angle de sa légalité par les magis-trats ; l’étranger intéressé et son avocat forment la partie opposée à la pré-fecture. L’audience publique incarne donc le moment où le conflit entre ces deux parties est jugé par le magistrat.

Pour la lecture de l’analyse qui suit, il faut garder à l’esprit le fait qu’elle repose sur un très petit nombre d’en-tretiens effectués dans un cadre tempo-rel et spatial restreint. Les affirmations et conclusions qui seront énoncées se réfèrent donc uniquement aux résul-tats de cette investigation empirique locale et ne peuvent en aucun cas être généralisées à un cadre plus large. Néanmoins, nous faisons l’hypothèse qu’elles reflètent jusqu’à un certain degré une situation plus générale. Une vérification de la validité des résultats énoncés ci-dessous à une échelle plus vaste nous semble être un projet inté-ressant, autant pour la sociologie de l’immigration que pour la sociologie du droit.

Le cadre législatif n

La loi forme le cadre de travail des professionnels du droit des étrangers. Ceux-ci sont donc tenus à respecter la hiérarchie des normes allant des

Page 65: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

64 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

traités et conventions internationales (telles que la Convention Européenne des Droits de l’Homme) à la loi natio-nale de l’immigration. En France, cette dernière est fixée dans le Code de l’En-trée et du Séjours des Etrangers et du Droit d’Asile (CESEDA). Concernant la législation française sur les étran-gers, les six personnes interviewées parlent d’une voix unanime : elle est compliquée à la base, elle est instable et évolue donc très rapidement pour devenir de plus en plus complexe et de plus en plus restrictive. Notam-ment des avocats soulèvent des aspects qui rendent cette loi incohérente voire contradictoire. L’ensemble des enquê-tés remarquent que les articles de loi peuvent être plus ou moins précis et donc laisser plus ou moins de marge interprétative à celui qui les applique ; l’article 8 de la Convention Euro-péenne des Droits de l’Homme sur le respect de la vie privée et familiale représente l’exemple type d’un article particulièrement souple. C’est donc au moment de l’interprétation de tels articles que peuvent entrer en jeu des critères d’appréciation non propre-ment juridiques.

La loi reste pour l’ensemble des personnes interviewées la référence la plus importante pour l’exercice de leur métier. Or, leur rapport à cette loi, la place qu’ils lui attribuent dans les pri-ses de décision et l’usage concret qu’ils en font est en fait variable :

Pour les magistrats, la loi (et éven-tuellement la jurisprudence) incarne la référence ultime qui doit être le seul et unique élément utilisé pour produire un jugement. Les deux magistrats témoignent d’une éthique profession-nelle selon laquelle leur rôle consiste dans l’application pertinente et impar-tiale de la loi ainsi que dans le fait de veiller à sa juste application par autrui. Ils excluent explicitement du cadre de leur fonction professionnelle toute prise de position ou appréciation per-sonnelle de cette loi (« À titre personnel je n’ai rien à dire. » ; « On n’est pas là pour, comment dire, pour critiquer la loi ou les règlements qui sont définis par les autorités politiques »). En utilisant le pronom personnel « on », ils signa-lent que cette manière de considérer le

métier n’est pas individuelle mais par-tagée par l’ensemble des magistrats.

Les avocats font preuve d’une atti-tude sensiblement différente face à la loi. Pour eux, la loi constitue bien évi-demment un cadre contraignant leur activité mais elle est également perçue comme l’outil de travail ouvrant des possibilités : une bonne connaissance de la loi permet à l’avocat de faire basculer la décision du juge : « Plus la législation est complexe, plus l’avocat est une valeur ajoutée et peut apporter quelque chose. [...] Les préfectures ont de plus en plus de chances de se tromper et on obtient de plus en plus d’annula-tions ».

A la différence des magistrats et des avocats, la préfecture est directement sous les ordres du ministère de l’Immi-gration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement soli-daire. Cette différence se ressent net-tement dans la manière des agents de la préfecture de décrire leur métier et leur rapport à la loi. Malgré le fait que les agents de la préfecture, eux aussi, décrivent la loi comme la référence la plus importante, ils font preuve d’une attitude plus atténuée : « La loi, c’est l’élément prépondérant, c’est notam-ment l’élément quasi exclusif pour l’agent… ça devrait l’être en tout cas. », « J’essaye de me conformer au droit ». Une certaine prise de distance par rap-port à la contrainte légale s’observe à travers ces formulations (« quasi exclu-sif », « devrait l’être », « j’essaye »…). Nous pouvons supposer que cette position moins rigoureuse et tranchée face à la loi est liée à l’insertion de la préfecture dans une hiérarchie com-plexe. En plus, au sein même de la préfecture existent différents niveaux décisionnels. La référence de la loi se trouve donc ici doublée d’un certain nombre d’ordres et de consignes plus ou moins formels prononcés par des supérieurs hiérarchiques. Il peut s’agir de textes officiels tels que des circu-laires émises par le ministère autant qu’il peut s’agir de consignes formu-lées oralement dans des réunions ou d’une certaine orientation politique générale des préfets.

Nous pouvons donc suggérer que les magistrats perçoivent la loi avant tout comme une règle commune

fondamentale à l’ordre social dont la défense est leur métier. Pour les avo-cats, la loi constitue avant tout un instrument de travail. Les agents de la préfecture, finalement, semblent avant tout percevoir l’aspect coercitif de la loi auquel s’ajoutent les contraintes hiérarchiques.

Idéal de neutralité versus convictions personnelles

n

Comme nous venons de le consta-ter, chacun des protagonistes est sous l’autorité de la loi bien que la mise en œuvre de la dernière dans les divers cadres professionnels ne soit pas iden-tique. Il apparaît que l’éthique pro-fessionnelle des six personnes reflète une intériorisation et une acceptation profonde de l’idéal de neutralité face à la loi. À l’exception des avocats, les interviewés disent que des positions politiques ou éthiques personnelles ne doivent pas interférer dans les pro-cessus de prise de décision. Sur ce point, notons donc la différence fon-damentale existant entre d’un côté les avocats et de l’autre les magistrats et les agents de la préfecture. Parmi les trois types d’acteurs, les avocats sont en effet les seuls pour qui le fait de travailler dans le domaine du droit des étrangers relève d’un choix délibéré voire d’un engagement personnel. En effet, ils interviennent dans différents domaines juridiques, leur investisse-ment dans le contentieux des étran-gers n’étant donc qu’une partie de leur activité professionnelle. Les avocats expliquent que cette branche de leur activité est très peu rémunératrice et très coûteuse en temps et en efforts. Si un avocat décide de s’y consacrer mal-gré ces inconvénients apparents, cette décision renvoie selon eux toujours à une motivation humanitaire, un sens moral ou une conviction politique : « Il faut avoir envie d’en faire ! […] Je vais peut-être employer un terme un peu fort mais il faut avoir un côté un peu rebelle… ». L’engagement des avocats dans ce domaine ne semble pas être lié à une inaccessibilité d’autres domaines plus « prestigieux » de la profession.

Page 66: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

65

Johanna Probst Le droit et le contentieux des étrangers

La situation se présente de manière contraire pour les magistrats et les agents de la préfecture. Les magistrats affirment tous les deux que l’exercice dans le contentieux des étrangers est généralement peu apprécié. Selon eux, ceci s’explique entre autre par le fait que ce contentieux est effectivement de plus en plus volumineux et assez répétitif. Or, l’organisation interne de la profession ne laisse pas beaucoup de choix aux magistrats concernant leur domaine d’intervention. Tout comme les magistrats, les agents de la pré-fecture n’ont souvent pas réellement choisi de travailler dans le domaine du droit des étrangers. Les représen-tants de la préfecture expliquent qu’il est généralement difficile de trouver des candidats pour occuper les postes vacants au bureau des étrangers. Ils affirment que ceci est probablement dû à la grande complexité de la matiè-re, à une peur de l’étranger ou à la forte pression pesant sur cette division de la préfecture.

Par conséquent, les avocats sont les seuls dont l’engagement dans le contentieux des étrangers relève d’une envie de soutenir les étrangers dans leur demande de droit au séjour per-manent en France. Ainsi, leur tâche professionnelle – défendre leur client devant la justice – s’harmonise avec leurs idées politiques et morales. Mal-gré cela ils sont, tout comme les autres protagonistes, obligés d’admettre la situation légale et politique telle qu’elle est et de se conformer au fonctionne-ment du dispositif juridique.

Les agents de la préfecture et les magistrats font une plus nette distinc-tion entre leur rôle professionnel dont sont exclues les opinions politiques et les convictions personnelles et leur rôle de citoyen dans le cadre duquel ils nourrissent, bien évidemment, une telle réflexion politique et morale. Or, les personnes interviewées nient avec plus ou moins de ferveur qu’une part de subjectivité puisse intervenir dans leurs décisions professionnelles.

Les magistrats déclarent pren-dre l’exigence d’impartialité très au sérieux. Le magistrat du tribunal admi-nistratif admet pourtant qu’une source d’erreur consiste dans le « risque de prendre des décisions stéréotypées »,

risque encouru à cause du caractère massif du contentieux que le magistrat regrette. Il fait également référence aux articles de loi laissant une marge inter-prétative appelant forcément à une forme d’appréciation subjective par celui qui les applique. Les agents de la préfecture admettent également l’idéal d’objectivité mais tendent d’un autre côté à défendre l’avis que ce dernier ne peut pas être atteint. L’un d’entre eux déclare que certaines qualités de la personne peuvent le faire pencher pour une admission au séjour : le fait de parler de français, d’avoir un diplô-me, d’avoir donc « plus de chances de s’intégrer rapidement », d’avoir un récit convaincant, de « savoir se vendre, se défendre… ». Au-delà, il mentionne son propre état de fatigue et de stress comme un facteur pouvant influencer sa décision. L’autre agent de la pré-fecture parle d’une « sensibilité » indi-viduelle entrant en jeu dans la prise de décision. Tous les deux affirment donc que l’intervention de cette part de subjectivité est quelque chose d’iné-vitable et que sans cela, « vous êtes un robot, quoi, ou alors un truc informa-tique… ». Ils insistent également sur l’effet négatif que la pression tempo-relle et hiérarchique a sur la qualité de leur travail. Les quotas d’expul-sions annuelles de plus en plus élevés imposés par le ministère, l’obligation d’atteindre certains objectifs et d’être « jugé là-dessus », les réunions minis-térielles « glaçantes »… « Ça crée une ambiance, quoi, ça crée une ambiance très dure ». Le fait de « se faire annuler » par le tribunal a selon eux souvent pour cause ce climat oppressant : « Si moi, je me dis, le but du service n’est pas d’éloigner des centaines de person-nes, c’est de ne prendre que des arrêtés que je peux défendre avec certitude de façon favorable devant les juges, j’en prendrais beaucoup moins. Je me ferais très, très peu annuler. Quasiment pas. Mais à la sortie, si je prenais le temps de bien étudier chaque dossier, j’en ferais beaucoup moins… Il y a les effectifs quand même, on nous donnera jamais les effectifs pour que j’ai le temps d’étu-dier…voyez, c’est quand même dans une ambiance, hein ? »

Le facteur humain et le « confort » de la loi

n

Comme il vient d’être établi, le contentieux des étrangers est régi par une éthique professionnelle générale qui met en avant l’impartialité devant les personnes intéressées, la loyauté devant la loi et la neutralité face à la politique édictée par le gouvernement. Malgré cela, l’ensemble des person-nes interviewées s’accordent pour dire que c’est un contentieux « humain » qui, en conséquence, appelle à une certaine sensibilité interhumaine. Les personnes interrogées font preuve d’une conscience aiguë à l’égard des situations humaines « dramatiques » qui se cachent derrière les dossiers administratifs.

La différence notable qui a été rele-vée antérieurement entre les avocats et les deux autres types d’acteurs reprend toute son importance concernant cette question. Les avocats sont en effet les seuls à pouvoir légitimement pren-dre position en faveur des étrangers, à pouvoir défendre une idée morale ou une cause humanitaire sans par cela enfreindre les règles de comportement de mise pour leur profession. Or, les deux avocats témoignent de certaines situations où leur envie d’aider une personne se heurte au cadre maté-riel, institutionnel et règlementaire du contentieux qu’ils ne peuvent contour-ner. L’une des difficultés de leur métier semble résider dans la tâche de se conformer à leur rôle professionnel qui les contraint à garder leur sang froid et à mettre de côté les émotions qu’ils peuvent éprouver face aux nom-breuses situations de « détresse humai-ne » auxquels ils sont confrontés.

L’exigence d’une parfaite impartia-lité qui pèse sur les magistrats ne les empêche pas d’être également sensi-bles à ces situations humaines auxquel-les ils sont eux aussi obligés de faire face. Or, la compassion qu’ils décla-rent éprouver à certains moments ne peut en aucun cas trouver un exutoire dans le contexte de l’exercice de leur métier. Les deux magistrats affirment clairement que le facteur humain joue un rôle important dans le contentieux et les affecte personnellement. Ils sou-

Page 67: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

66 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

lignent néanmoins que ceci ne doit pas faire obstacle à la neutralité et au bon fonctionnement de la justice. Le seul critère d’appréciation d’une décision prise est donc sa légitimité juridique et en aucun cas sa légitimité morale. Il est ici important de noter que les marges de manœuvre dont disposent les deux magistrats dans leurs prises de décision ne sont pas les mêmes. Le magistrat du tribunal administra-tif dispose d’un ensemble de textes beaucoup plus vaste pour fonder ses décisions. Cependant, le magistrat du tribunal de grande instance est, dans sa fonction de Juge des Libertés et de la Détention, confronté à une situa-tion nettement plus contraignante : en effet, il tranche uniquement sur une question très précise qui renvoie à un nombre d’articles législatifs extrême-ment restreint. Les critères pour tran-cher sur une demande de prolongation de la rétention d’un étranger sont très précis et sa marge de manœuvre est donc, selon lui, quasiment nulle. Le magistrat soulève un point important en décrivant cette situation comme étant frustrante et confortable en même temps : la situation est vécue comme frustrante et insatisfaisante parce que le magistrat se sent amputé de ses compétences et restreint dans l’exercice de son pouvoir juridique. De plus, il ressent une impuissance dou-loureuse face à une situation humaine « dramatique ». Voici sa description de la relation qu’il entretient avec une personne qui se trouve en réten-tion administrative, qui est donc très directement menacée par l’expulsion et qui se présente à son audience pour obtenir sa remise en liberté : « Elle [la personne concernée] est pleine d’es-poir que je puisse finalement inverser le cours des choses. Or, devant moi, juge judiciaire, je ne peux rien renverser du tout. Parce qu’encore une fois, ma marge de manœuvre est extrêmement étroite ». Le magistrat souligne cepen-dant que le fait que la loi lui impose de prendre des décisions qu’il n’a par-fois pas envie de prendre, présente également un certain « confort ». La loi forme ici une espèce de bouclier moral qui protège de « l’état d’âme » et qui décharge celui qui l’applique de la responsabilité morale de sa décision.

Un ressenti très similaire s’observe dans le récit du magistrat du tribunal administratif : « Les règles juridiques […] me conduisent parfois à des refus de séjour, à des mesures d’éloignement etcetera. Bon. Donc elles, elles ne sont pas toujours illégales ! […] C’est pas un contentieux agréable. Moi, ça m’arrive de confirmer une décision d’éloigne-ment et de me dire : bon, la décision d’éloignement est légale, elle est même conforme à la convention européenne des droits de l’homme mais c’est pas pour autant que la situation de l’inté-ressé est très enviable ».

Les magistrats ne sont pas les seuls à remarquer le côté confortable du caractère contraignant de la loi. Notamment l’un des agents de la pré-fecture fait dans l’entretien référence à cette propriété de la loi. Pour lui, la loi joue sur cet aspect le même rôle qu’un supérieur hiérarchique : elle contraint à un certain type de décisions dont les effets éventuels ne relèvent pas de la responsabilité directe du décideur. Un bon exemple pour ce type de situations est le fait de « faire monter » dans la hiérarchie un dossier difficile ou dou-teux. Le renoncement à l’usage d’une délégation de signature a ici pour but de faire assumer la responsabilité pour la décision par une autre personne.

Malgré le caractère volontaire et explicitement « pro-étranger » de leur engagement, il apparaît donc que les avocats n’ont pas le monopole de « l’humain ». En effet, les témoigna-ges des autres acteurs comportent un double discours : si l’aspect de la conformité au règlement et à la loi est mis au premier plan, les person-nes interrogées laissent sous-entendre que les frontières entre l’application rigoureuse de la loi et appréciations subjectives ne sont pas toujours nettes. Ainsi, ils glissent dans leur discours l’information que toute décision est en fait une coproduction, un construit hybride tenant compte d’une diversité de critères.

Le dossier et l’individu n

Si toutes les personnes interrogées perçoivent la présence et l’importance de la question humaine incluse par le

contentieux des étrangers, il s’avère que la proximité avec les humains concernés par les décisions peut être plus ou moins grande, plus ou moins recherchée.

Les avocats, ayant choisi d’être au contact du public étranger, décri-vent ce contact comme intéressant et enrichissant mais comme d’un autre côté difficile sur le plan linguistique, culturel et émotionnel. Malgré le fait qu’ils travaillent surtout à partir de documents écrits, ils semblent attacher beaucoup d’importance à l’interaction directe et la relation interhumaine qu’ils entretiennent avec leurs clients.

Tout comme les avocats, les magis-trats voient une différence fondamen-tale entre le travail de bureau sur des dossiers écrits (qui pour eux aussi constituent la majeure partie de leur quotidien professionnel) et la rencon-tre avec les individus qui se cachent derrière les dossiers. Cette rencontre a lieu au moment de l’audience ; elle est donc d’une très courte durée et n’im-plique pas d’interaction réelle entre le magistrat et l’étranger. Néanmoins, les magistrats valorisent ce court moment de rencontre qui semble jouer un rôle important dans l’engagement émo-tionnel qu’ils peuvent développer face à certains dossiers.

Les agents de la préfecture sont ceux qui insistent le plus lourdement sur l’importance du fait de voir ou ne pas voir la personne. Ils affirment tous les deux qu’une rencontre avec la per-sonne peut influencer leur décision. De la même manière que les avocats et les magistrats, les agents de la pré-fecture mentionnent que le mode de travail exclusivement écrit aide à tenir à l’écart la réalité des situations humai-nes auxquelles le dossier fait référen-ce. Il préserve donc d’un engagement émotionnel trop important qui pour-rait compromettre la neutralité exigée par la profession. Notamment l’un des deux agents, de par sa position, ne voit que très rarement les individus concernés par les dossiers qu’il traite. En prenant l’exemple des policiers en charge de l’exécution les arrêtés pré-fectoraux de reconduite à la frontière, il explique la différence fondamentale entre le fait de voir du papier et le fait d’être face à l’être humain concerné :

Page 68: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

67

Johanna Probst Le droit et le contentieux des étrangers

« C’est vrai qu’on ne les voit pas, nous. Les étrangers qu’on éloigne… c’est le boulot des policiers, nous on voit du papier. Ou on les a peut être vus au guichet quand ils étaient passés une fois et qu’on leur a refusé le titre de séjour. C’est clair que c’est le boulot des flics et que c’est un boulot dur ». L’hypothèse qu’une proximité physi-que entre une personne en position dominante et le destinataire de ses actes ait un impact important sur le comportement de l’une envers l’autre a été scientifiquement établie par les expériences de Stanley Milgram. Dans une expérimentation psychologique en laboratoire, ce chercheur américain a montré dans les années soixante que l’existence d’un contact auditif, visuel ou tactile présente un frein important à la tendance des personnes testées (se trouvant en position dominante) à administrer des chocs électriques au prétendu élève (Milgram, 1974). Ce type de situations s’observe typi-quement dans des contextes de conflit armé : la position d’un soldat qui déci-de ou non de lâcher une bombe sur un village à partir de son avion de chasse est fondamentalement différente de celle d’un soldat qui décide ou non de tirer sur un individu qui est en face de lui. Il est évident que la situation que vivent les magistrats et les agents de la préfecture est (dans la plupart des cas) uniquement comparable avec les situations mentionnées ci-dessus d’un point de vue structurel et non du point de vue de la gravité des actes commis.

Il apparaît donc que proximité physique entre deux personnes peut engager différents sens par lesquels l’être humain perçoit son environ-nement (sens visuel, auditif, tactile etc.) qui ne sont pas stimulés de la même manière à la lecture d’un dos-sier. Cette différence fondamentale entre les deux formes d’appréhension d’autrui s’observe dans les entretiens à travers une opposition que les inter-viewés établissent entre deux ensem-bles de termes : Le terme humain est souvent associé à des notions tel-les que oral, subjectif, morale, sen-sibilité individuelle, émotion… De l’autre côté, le terme dossier apparaît comme lié à des notions telles que

écrit, impartialité, loi, textes, machine / robot… Si l’ensemble des personnes interviewées opèrent une telle mise en contraste de deux champs séman-tiques, elles ont également toutes ten-dance à souligner leur attachement au côté de l’humain. Cette tendance coïn-cide avec une volonté de se démarquer de l’image du Schreibtischtäter 1, du bureaucrate insensible et indifférent face à une réalité humaine cachée der-rière les piles de papiers qui forment son quotidien professionnel.

Les perceptions réciproques

n

Il n’étonnera personne qu’une cer-taine asymétrie s’observe entre l’image véhiculée par chaque type d’acteur sur lui-même et la représentation que les autres protagonistes ont de lui. Cette asymétrie est la plus évidente entre d’un côté la vision des avocats à l’égard des magistrats et de la préfecture et de l’autre côté la présentation de soi de ces deux acteurs. En effet, les avocats ont tendance à décrire les agents de la préfecture et, dans une moindre mesu-re les magistrats, comme justement ce type de bureaucrates indifférents et froids dont les acteurs cherchent tous à se distinguer : « Bah, la préfecture, elle a des directives qui sont clairement énon-

cées par le ministre de l’intégration. Je veux dire, vingt-cinq mille reconduites, ils ont pas la possibilité de se déta-cher de ça et ils ont absolument aucun recul par rapport à ça et se fichent complètement de… enfin moi je suis convaincue qu’ils se fichent complète-ment des situations humaines. » Pour expliquer cette attitude qu’ils obser-vent notamment chez les agents de la préfecture, les avocats font référence à la question du choix du domaine de travail : « On a à faire à des gens qui ne sont pas contents d’être là où ils sont : au bureau des étrangers ; c’est souvent des fonctionnaires qui n’ont pas envie d’être là et qui appliquent ça comme ils appliqueraient n’importe quelle règlementation. Qui ne suppor-tent pas le contact à la différence et qui ne supportent pas de voir...d’essayer de comprendre quelqu’un qui ne parle pas français… ». De manière générale, les avocats critiquent le fait que les agents de la préfecture se « retranchent der-rière des instructions, des circulaires, une politique de l’immigration… » sans s’interroger sur les conséquences de leurs actions sur un plan humain.

Concernant les magistrats, les deux avocats tiennent un discours moins radical. Selon eux, on trouve fréquem-ment parmi les magistrats le type d’attitudes qui viennent d’être décri-tes. Or, ils conviennent qu’il existe

Page 69: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

68 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

bien des exceptions. Les avocats ont tendance à considérer les magistrats comme des « techniciens du droit » qui ont « complètement adopté » le système de fonctionnement du tribunal et qui ont donc tendance « à regarder un dos-sier plutôt qu’un être humain ». Notons à ce propos que les entretiens avec les deux magistrats ont été obtenus par le biais de l’un des deux avocats ayant fourni le contact. Les deux magistrats interviewés font donc partie de ceux que l’avocat en question considère comme les « exceptions positives ».

Il paraît probable que les magistrats et les agents de la préfecture rejet-teraient largement la représentation que les avocats se font d’eux. Nous pouvons donc ici parler d’un conflit de structure découlant des droits et devoirs attachés à la position profes-sionnelle de chacun des protagonistes ainsi que du choix ou de l’obligation d’intervenir dans le contentieux des étrangers. Ce conflit se dessine notam-ment entre d’un côté les avocats et de l’autre les agents de la préfecture et les magistrats. Les avis que ces deux der-niers acteurs expriment sur les autres acteurs sont en effet beaucoup moins critiques que ceux exprimés par les avocats. Il semble s’agir d’un conflit informel et structurel ayant pour base les différences entres les fonctions et engagements professionnels respec-tifs.

Dans ce contexte, il faut se deman-der à quel point le discours que les personnes interviewées tiennent face à l’enquêteur est influencé par une obligation de réserve ou leur souci de protéger la réputation de leur profes-sion. La situation d’entretien relève toujours d’une situation de présen-tation de soi. Dans le cas présent, le discours des personnes met en jeu non seulement leur image personnelle mais au-delà l’image de leur profession et – par ce biais – celui de leurs collègues et de l’institution qu’ils représentent. Il paraît probable que, dans leur dis-cours, les personnes interrogées pren-nent plus ou moins consciemment en compte cet enjeu de représentation élargie.

Le conflit et le tribunal n

L’audience constitue le moment de l’affrontement entre les différents protagonistes. Le rituel juridique qui s’y déploie met en opposition les deux parties (l’étranger accompagné de son avocat et la préfecture) et place le magistrat dans une position d’ar-bitre impartial. Cette organisation de l’affrontement se superpose au conflit structurel mentionné ci-dessus. La situation de l’audience semble en par-tie formaliser le conflit informel exis-tant entre les protagonistes. Elle le met en scène sous une forme canalisée et maîtrisée.

Dans l’audience, l’interaction se déroule dans le respect d’un rituel juridique visant à conserver l’impar-tialité et l’impersonnalité du jugement par une mise à l’écart maximale de tout facteur potentiellement pertur-bateur tel que des prises de position trop engagées, des éclats d’émotion, des discussions enflammées etc. Ainsi, l’audience constitue une occasion pour célébrer et affirmer les valeurs de l’ins-titution judiciaire. L’aspect interactif de l’audience est central : l’oralité et le face à face immédiat y viennent briser le mode de travail écrit qui domine le reste de l’activité professionnelle des protagonistes.

A l’occasion d’un certain nombre d’observations réalisées au tribunal administratif, nous avons pu consta-ter le caractère extrêmement formel, rigoureux et froid des audiences : la succession des prises de parole est clai-rement définie. Les intervenants (hor-mis l’intéressé bien entendu) utilisent un langage extrêmement technique, parlent souvent très rapidement et citent beaucoup d’articles et de réfé-rences juridiques dont tout individu lambda ignore la signification. Le pré-sident de l’audience, ses conseillers et le commissaire du gouvernement se prononcent sur un ton assez sec, dépourvu de toute émotivité. Parmi les « professionnels » de l’audience, l’avocat est celui dont la manière de parler est la moins froide. L’inter-vention orale de l’étranger concerné prend une place relativement mar-ginale. Dans certaines audiences elle se limite même au « Oui. » par lequel

l’intéressé répond à la question « Vous êtes bien M. / Mme … ? » posée par le président en ouverture de séance. Le président et ses assistants n’adressent ni de regard ni de parole à l’intéressé. Ils interagissent uniquement avec son avocat. Dans tout l’échange verbal, les différents protagonistes parlent de l’in-téressé à la troisième personne. Suite à ces observations s’impose l’impression que la présence physique de l’intéressé n’a, d’un point de vue pratique, aucune importance pour le déroulement de l’audience. D’un point de vue humain et interactif, elle a cependant la fonc-tion de confronter au moins visuelle-ment le décideur à celui qui assumera les conséquences de sa décision. La présence de l’étranger intéressé empê-che en quelque sorte l’anonymat et la stérilisation totale des audiences dans le contentieux des étrangers.

Conclusions n

Il apparaît que le caractère souvent émouvant des situations humaines dont traite le contentieux des étrangers contraste fortement avec le caractère froid, formalisé et stérile des procé-dures qu’il met en œuvre. L’enquête a montré que les protagonistes du contentieux perçoivent assez claire-ment ce contraste. Ce dernier semble en effet être une manifestation de la tension permanente entre les pressions hiérarchiques découlant de la fonction professionnelle et les perceptions et convictions subjectives de l’individu en question. L’évolution actuelle vers un renforcement du contrôle admi-nistratif de l’immigration entraîne des modifications profondes pour bon nombre de professions. Les profes-sionnels interviewés dans cette enquê-te sont confrontés à une augmentation notable du volume de travail dans ce domaine ainsi qu’à un climat politi-que de plus en plus sévère et restrictif à l’égard de la question de l’immi-gration. Une responsabilité croissante revient désormais aux tribunaux et aux administrations nationales dans le domaine du contrôle des frontiè-res européennes. La présente enquête met en lumière certains effets de ce glissement de responsabilité : sous la

Page 70: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

69

Johanna Probst Le droit et le contentieux des étrangers

pression politique, les professionnels sont tenus à intérioriser les critères d’admission au séjour des étrangers en écartant toute appréciation subjective. En outre, il apparaît clairement que les exigences de la nouvelle situation entrent en conflit avec les désirs et idées de ceux qui les subissent. Dans ses travaux sur le bureau des étrangers d’une préfecture française, Alexis Spire (2007) fait des observations similaires concernant les effets du changement politique : la perception du bureau des étrangers comme un « espace de relé-gation » par ceux qui y travaillent, une certaine dépolitisation du droit des étrangers et une désémotionnalisation des dossiers par le travail bureaucra-tique etc.

George Simmel (1957) a utilisé la métaphore du pont et de la porte pour illustrer le mouvement dialectique permanent entre l’ouverture et la fer-meture, la connexion et la séparation qui caractérise la société. Le phéno-mène de la migration et des politi-ques qui essayent de la contrôler est une manifestation de cette dialectique sociale. Les professionnels auxquels s’est intéressée cette enquête affron-tent la tâche de devoir construire des ponts et fermer des portes en fonction de la volonté d’un supérieur hiérar-chique incarné par le gouvernement français et de plus en plus les autori-tés politiques de l’Union Européenne. Dans leur tâche de traduire les déci-sions politiques en des décisions admi-nistratives et juridiques effectives, ils expérimentent un certain nombre de difficultés pratiques et morales liées au fait de leur confrontation assez immédiate avec les personnes affec-tées par les décisions. Dans la gestion de ces difficultés, la loi et la hiérarchie peuvent servir à établir une distance émotionnelle au destinataire de la décision et permettre de se décharger de la responsabilité des conséquences de la dernière. Or, la rigidité de la loi et de la hiérarchie peuvent également être vécue comme faisant obstacle à une proximité interindividuelle et donc à un traitement plus humain et individualisé de la question de l’im-migration. Les interrelations sociales qui se forment dans le contentieux des étrangers contiennent ainsi un double

mouvement dialectique entre proxi-mité et éloignement (concret et abs-trait) et entre fermeture et ouverture d’un espace d’interaction sociale pour des personnes venant d’ailleurs.

« Les migrations internationales sont une réalité qui perdurera aussi long-temps notamment que demeureront les écarts de richesse et de développement entre les diverses régions du monde », constate le gouvernement français dans la proposition officielle de son projet de Pacte européen sur l’immi-gration et l’asile2 La gestion politique de cet enjeu international au niveau des politiques européennes ainsi que nationales et la mise en pratique de ces politiques au niveau local par les administrations et tribunaux demeure un terrain d’observation important pour la sociologie et ses disciplines voisines.

Bibliographie

Fassin, D., Morice, A. et Quiminal C. [ouvra-ge collectif] (1997), Les lois de l’inhospi-talité. Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, Paris, Editions de la Découverte.

Guéguen, N. (2002), Psychologie de la manipulation et de la soumission, Paris, Dunod.

Milgram, S. (1974), Obedience to Author-ity. An Experimental View, New York, Harper.

Monjardet, D. (1996), Ce que fait la police: Sociologie de la force publique, Paris, Edi-tions de la Découverte.

Noiriel, Gérard (1998), Le creuset français. Histoire de l’immigration : XIXe-XXe siè-cle, Paris, Editions du Seuil.

Pacte européen sur l’immigration et l’asile, version 2008.

Simmel, G. (1957), Brücke und Tür : Essays des Philosophen zur Geschichte, Religion, Kunst und Gesellschaft, Stuttgart, en asso-ciation avec Margarete Susman publié par Michael Landmann.

Simmel, G. (1999), Sociologie. Etude sur les formes de socialisation, Paris, PUF.

Spire, A. (2007), L’asile au guichet, Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 4, N° 169.

Weil, P. (2004), La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigra-tion de 1938 à nos jours, Paris, Gallimard, Collection Folio Histoire.

Notes

1. Ce terme allemand était initialement uti-lisé pour désigner les cadres du régime nazi qui planifiaient et commandaient les crimes sans être directement impliqués dans la réalisation concrète de ces der-niers. Aujourd’hui le terme est également employé pour faire référence à des per-sonnes qui coordonnent des actions d’une gravité plus ou moins grande à partir de leur bureau sans implication dans l’action concrète.

2. Pacte européen sur l’immigration et l’asile, version 2008.

Page 71: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

Être étranger en prison

d ans la perspective de Fou-cault (1975) qui envisage la prison comme une institution

totale cherchant à exclure une par-tie indésirable de la société globale, une majorité des chercheurs français considèrent souvent la population carcérale comme un groupe homo-gène, défini par des caractéristiques sociodémographiques bien particu-lières. Ce sont majoritairement des jeunes hommes, issus des milieux les plus défavorisés et ayant un faible niveau scolaire (Ministère de la Jus-tice 2007b). Il s’agit alors pour ces chercheurs de comprendre comment cette population vit la prison, com-ment elle se comporte à l’égard des surveillants etc. Pour notre part, nous pensons que cette population, dont les membres sont également soumis aux évolutions de l’individualisation de la société moderne, mérite un regard plus nuancé.

Pour aller vers la prise en compte de cette hétérogénéité, un premier critère de distinction apparaît, celui de la nationalité. Au 1er janvier 2007 la population carcérale française compte 20 % de détenus étrangers (Ministère de la Justice 2007a, 5). Pour définir ce groupe l’administration péniten-tiaire retient l’extranéité, le fait de ne pas avoir la nationalité française. Il s’agit de la définition classique de l’étranger : c’est une « personne dont la nationalité n’est pas celle d’un pays

donné (par rapport aux nationaux de ce même pays) » (Le Robert Quotidien

1996, 715). Les statistiques construi-sent alors deux groupes, les citoyens et les étrangers1. Lorsqu’on observe de plus près les individus relevant de cette dernière catégorie en déten-tion, on s’aperçoit qu’elle comprend plusieurs types de détenus avec des situations de vie différentes.

Il y a les étrangers qui ont vécu avant l’incarcération de manière régu-lière en France et qui souhaitent y res-ter après leur libération. Il y également les étrangers qui vivaient en France de manière irrégulière et qui souhaitent régulariser leur statut pour continuer également à vivre en France. Et enfin il y a les détenus étrangers qui arri-vent en tant que « touristes »2 ou qui sont de passage et qui n’ont pas de liens particuliers avec la France et qui ne souhaitent pas y rester en France après la sortie.

On voit que le critère de la sim-ple nationalité regroupe des types d’étrangers hétérogènes qui ont un rapport très différent au pays d’accueil mais qui sont tous amenés à y vivre un certain temps : le temps de leur peine de prison. Il n’apporte aucun renseignement sur ce que Simmel (1908) décrit comme le Fremdsein, cette situation où la personne se sent étranger par rapport à un groupe. Ce dernier utilise ce terme plutôt que celui de Fremdheit qui signifie davan-

tage un état de fait pour parler de l’étranger. Pour notre analyse, nous partons du postulat que les détenus étrangers qui vivaient avant leur incarcération en France ont tendance à partager, de part leur séjour et leurs expériences en France, la même his-toire, les mêmes normes et règles et en tout cas la même langue. Ils ne se sentent pas forcément étrangers et ne sont pas considérés comme tel.

Pour mieux saisir cette distinction dans la notion de l’étranger, il est intéressant de prendre en compte la langue allemande ou anglaise. Ces deux langues distinguent clairement ces deux définitions qui sont regrou-pées en français. Au regard de la lin-guistique comparée, pour nommer un étranger défini par sa nationalité, on parle de Ausländer en allemand ou de Foreigner ou Alien en anglais. Cependant lorsqu’il s’agit de com-prendre le statut de la personne dans une interaction entre elle et le groupe social ou la société, on utilisera en allemand le terme de Fremder ou en anglais de Stranger. Un étranger peut alors ne pas forcément être étranger. Les deux premiers types de détenus étrangers sont bien étrangers sur le papier, mais sans être forcément étrangers à la culture ou à la société française. Il s’agit alors de savoir com-ment une personne qui est étrangère au lieu d’accueil, qui ne partage pas sa culture, vit son incarcération.

70

eMily troMBikDoctorante en sociologie Université de Strasbourg Laboratoire Cultures et sociétés en Europe (CNRS/UdS)<[email protected]>

Page 72: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

71

Emily Trombik Être étranger en prison

Un certain nombre de théories sociologiques de l’étranger aide à saisir le concept de l’étranger. Nous partons avec Wood (1934, 44) du constat que toute personne qui a un premier contact avec un groupe qu’elle ne connaissait pas auparavant est un étranger. Cette définition aide à comprendre, comme déjà énoncé par Simmel, que le fait d’être étranger n’est pas statique mais dynamique. Les théories de Simmel (1908) et Schütz (2003) soulignent que l’étranger est caractérisé par une relation spécifique au groupe d’accueil. Celle-ci dépend d’un statut particulier qui est mar-qué par une position à la marge du groupe d’accueil selon Simmel (1908) et par une non adéquation de l’ancien modèle culturel pour une vie dans la nouvelle société d’accueil comme le souligne Schütz (2003). En suivant Harman (1988), nous considérons que la notion d’étranger dépendra de la distance spatiale, culturelle et sociale entre l’individu et le groupe d’accueil. A cela s’ajoute comme élément d’ana-lyse l’effort d’intégration développé par les deux acteurs, l’étranger et la société d’accueil.

Ces différents aspects de l’étranger sont repris pour comprendre com-ment des personnes, qui peuvent être considérées comme étrangères parce qu’elles ne connaissent pas la Fran-ce et son modèle culturel, vivent en prison. Pour cela le développement s’appuie sur une enquête de terrain à partir d’entretiens semi-directifs réalisés avec des détenus allemands incarcérés en France entre 2006 et 20083. Ces personnes se font arrêter et ensuite condamner à une peine priva-tive de liberté en France alors qu’elles la traversaient ou s’y trouvaient pour un court séjour. Il s’agissait de com-prendre le vécu carcéral de person-nes incarcérées à l’étranger (Trombik 2007). Or, l’analyse de ces discours montre que pour comprendre leur vécu, leur situation d’étranger, il est important de distinguer les différentes entités sociales par rapport auxquel-les ils doivent se positionner. Nous avons décidé de prendre en compte trois cercles et univers sociaux, dans un premier temps celui de la société française globale, deuxièmement celui

de l’institution carcérale et enfin celui du groupe des codétenus. Nous allons voir que la notion d’étranger n’a pas le même sens et la même pertinence si on envisage la relation entre le détenu allemand et la société française ou si on regarde le rapport entre le détenu et ses codétenus. L’étranger est amené à adopter une attitude différente, à construire une relation particulière selon le groupe envisagé. La notion d’étranger doit alors prendre en compte les différents cercles et univers sociaux pour comprendre la réalité sociale d’une personne incarcérée dans un pays étranger.

Détenu étranger et société française

n

Selon nous, l’intérêt de l’analyse de Simmel (1908) sur l’étranger est justement de souligner l’ambiguïté de son statut. Il est la fois dans la société et reste à sa marge. Cette situation est encore accentuée dans le cas des déte-nus étrangers. Au moment de l’arres-tation et du début des poursuites par la police, la société française décide de l’intégrer dans son système, elle l’oblige même à franchir les différentes étapes de la chaîne pénale. L’étran-ger se trouve propulser au cœur de la société française, à l’endroit où celle-ci exerce la plus forte coercition sur les individus. Cette entrée se fait dans des espaces fermés, des institutions clo-ses : le local de garde à vue, le tribunal ou encore la détention provisoire. Les relations et les contacts que l’étranger a avec la société française sont ainsi fortement limités et orientés, il est mis à la marge. La société française, à travers ses institutions juridiques, lui dit : « tu dois traiter avec nous mais nous te voulons à l’écart des autres ». Les relations qui s’y établissent sont fortement cloisonnées dans le champ de la justice.

Cette mise à l’écart rend très dif-ficile un contact plus large avec la société française et un apprentissage de ce nouveau modèle culturel (Schütz 2003), que les détenus allemands ne maîtrisent pas. Schütz décrit la grande difficulté d’intégration et de compré-hension pour l’étranger qui est liée à

une socialisation différente. En effet, les Allemands qui n’ont pas vécu avant leur incarcération en France n’ont de cette culture qu’une vision qui est construite à partir du schème inter-prétatif propre à la culture allemande et qui n’est pas adopté pour vivre dans le pays. L’élément le plus frappant est la langue. Comme le souligne Schütz l’apprentissage du stock de connais-sance passe notamment par le langage, il permet d’interagir avec les individus et de comprendre leur mode de fonc-tionnement. Mais privés de cet outil, ils ne sont pas en mesure d’être acteur dans les interactions, ils les subissent la plupart du temps. Le contact avec les acteurs institutionnels, les policiers lors de l’enquête, le juge et le procu-reur pendant le procès, les surveillants en détention se fait souvent par l’inter-médiaire d’un interprète : un filtre. Le détenu se trouve alors enfermé dans sa langue, souvent seul. Il sait que les rencontres avec la police ou au tribunal sont importantes et décisi-ves pour son avenir, mais il n’est pas en mesure d’y participer directement en tant qu’acteur. Il devient, pour ainsi dire, un témoin de son entrée dans la société française, il n’y parti-cipe pas. Les détenus étrangers vivent alors comme minorité involontaire au sein de la société française. L’adjectif « involontaire » a été proposé par Ogbu et Simons (1998), qui l’utilisent à pro-pos des Noirs américains. Il désigne des populations n’ayant pas choisi de vivre là où elles se trouvent, et dont la présence au sein d’une société résulte d’un déracinement imposé, en l’occur-rence l’esclavage. Cela permet égale-ment de rendre compte de la situation des détenus allemands.

A cela s’ajoute une particularité déjà décrite par Simmel (1908) qui est le regard critique que l’étranger adopte à l’égard de sa société d’accueil. D’ailleurs, Schütz (2003, 19-20) précise qu’« il devient essentiellement l’hom-me qui doit remettre en question à peu près tout ce qui semble aller de soi aux membres du groupe qu’il aborde. A ses yeux, le modèle culturel de ce groupe ne possède pas l’autorité d’un système de recettes éprouvées, préci-sément parce que lui il ne partage pas

Page 73: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

72 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

ce modèle qui a été formé à l’intérieur d’une tradition historique vivace. »

Démuni du modèle culturel, les choses, les normes et les codes ne vont pas de soi, il les examine avec un regard extérieur pour tenter de les comprendre. Cette extériorité lui permet de voir des choses, des dys-fonctionnements que les membres de la société tiennent pour acquis. Cependant, comme Stonequist (1935) le nuance, le regard critique n’est pas forcément objectif. Il peut être chargé d’émotions qui entraînent l’étranger vers une position très négative à l’égard du nouveau système. Ainsi, les déte-nus allemands sont parfois amenés à considérer tous les événements qui leur arrivent, comme l’incarcération ou le jugement lors du procès, comme étant totalement injustes. Un élément révèle particulièrement bien cette iné-quation des schèmes d’interprétation. Comme nous l’avons déjà souligné, la justice est au cœur du système social. La soumission à la justice nécessite une forte adhésion aux valeurs et normes sociales de l’Etat dans lequel on vit. La socialisation permet que l’acteur social en tant que citoyen est amené à accepter les institutions de la justice. Mais lorsqu’il s’agit de la justice d’un autre pays avec lequel la personne n’a aucun lien, dont les normes ne sont pas intégrées, il devient très difficile pour elle de l’accepter. Pour les déte-nus allemands, la notion d’étranger prend souvent tout son sens dans l’ex-périence avec la justice. Ainsi, ils se sentent étrangers à la justice française, ne comprennent pas les arguments des acteurs officiels et ne veulent pas accepter le jugement qui leur semble presque toujours injuste. Ils se révol-tent alors non seulement contre telle ou telle application d’une loi, comme il est souvent le cas des Français, mais également contre l’ensemble du sys-tème judiciaire français.

L’ensemble de ces expériences vécues comme une ingérence injus-te dans leur vie amène les détenus allemands à développer un senti-ment négatif à l’égard de la justice qui incarne toute la société française. Le regard critique chez les étrangers devient chez ces détenus une haine contre la France. Lors des entretiens,

ils expliquent qu’avant l’incarcération ils avaient à l’égard de la France une vision neutre voire positive. A leurs yeux, il s’agissait d’un pays voisin, d’un lieu de vacances ou de passage. Mais leurs expériences ont fait naître en eux une répulsion à l’égard de tout ce qui est français. A défaut d’avoir d’autres expériences plus positives et hors du cadre juridique qui leur permettraient d’acquérir un savoir plus concret, plus nuancé grâce aux interactions diverses, ils se replient sur un schéma d’inter-prétation simplifié et négatif qui leur permet de vivre avec leur situation. Ainsi le séjour de prison n’est plus réellement lié à leur infraction à une norme juridique, mais provoqué par une «justice injuste » et parfois vécue comme arbitraire.

Cet enfermement dans leur vision négative et cloisonnée est encore accentué par une certaine pratique des tribunaux qui prononcent sou-vent dans le cas d’une condamnation à une peine privative de liberté d’une personne étrangère une interdiction du territoire temporelle4. La personne doit alors à la fin de sa peine quit-ter le territoire français et commet à nouveau une infraction si elle se rend en France. Cette pratique augmente le sentiment de mise à la marge de l’étranger. Il est toléré dans la socié-té lors de l’incarcération, mais une fois celle-ci terminée, il doit quitter le territoire et la société. Le fait de le priver d’un possible avenir en France va limiter ses efforts d’intégration. On retrouve ici une autre particularité du détenu étranger. En effet, Simmel (1908) souligne dans son texte que ce dernier est marqué par la volonté de refaire sa vie dans la société d’accueil, c’est le rêve d’une ascension sociale, d’un futur radieux qui le motive à changer de groupe. Harman (1988, 12-14) souligne également que le sta-tut d’étranger est défini par l’orien-tation vers la société d’accueil et par l’envie d’intégration. Dans le cadre de notre population cette volonté fait sou-vent défaut, comme nous l’avons déjà souligné c’est la justice française qui décide de son séjour en France. A cela s’ajoute que l’interdiction du territoire empêche toute construction de vie en France et toute tentative d’intégration.

Le vécu ressemble alors fortement à celui du « sojourner ». Il s’agit d’un type particulier d’étrangers théorisé par le sociologue américain Siu (1952) concernant les travailleurs immigrés qui vivent pendant une longue pério-de dans un pays avec pour objectif de retourner très bientôt chez eux. Or, cette perspective, qui est souvent détachée de toute réalité, les pousse à refuser toute intégration. On constate qu’après parfois plusieurs décennies, les individus ne parlent toujours pas la langue de la société d’accueil. On retrouve également ces caractéristi-ques chez les détenus allemands qui, même s’ils doivent rester cinq voire dix ans dans une prison française, se ferment à l’égard de la France. A ce titre, il est intéressant de revenir sur la langue. Comme nous l’avons déjà signalé le fait de ne pas maîtriser le français enferme les Allemands dans un monde à part et limite leur liberté d’action et leurs chances d’intégration. De plus, confrontés tous les jours à ce problème, la plupart des détenus res-tent pourtant très récalcitrants à l’ap-prentissage du français. Ils expliquent qu’ils ne veulent pas apprendre cette langue parce qu’ils n’aiment pas la culture française et y rajoutent que la maîtrise de cette langue leur est inutile puisqu’ils ne doivent ou veulent pas rester en France.

À ce sujet, il est également inté-ressant de voir que, même si la Fran-ce considère depuis l’institution du contrat d’accueil et d’intégration5 de 2005 que l’intégration des étrangers passe avant tout par l’apprentissage de la langue française, elle ne fait aucun effort en ce sens en prison. En effet, les détenus étrangers ne sont pas réel-lement incités ou forcés à apprendre ou à se familiariser avec la langue. Aussi, l’accès difficile aux cours d’ini-tiation de langue en détention ajoute un obstacle supplémentaire. Les rares étrangers qui sont désireux d’appren-dre la langue doivent souvent le faire à leurs frais en achetant les manuels ou en renonçant à un travail rémunéré pour avoir le temps d’aller à l’école en détention. On constate alors que la France à travers son administra-tion pénitentiaire ne se donne pas les moyens d’intégrer les étrangers incar-

Page 74: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

73

Emily Trombik Être étranger en prison

cérés. En rendant l’accès à la culture et à la langue françaises aussi difficile elle signifie que ces étrangers doivent rester à l’écart de la société globale.

La relation qui est alors obliga-toirement construite par la prise en charge juridique et pénitentiaire entre l’étranger et la société française reste très utilitaire. Park (1939) utilise le terme biologique de la symbiose pour parler d’un groupe d’étrangers qui ne veulent ou ne peuvent pas s’assimiler ou qui ne doivent pas être intégrés par la société. Il prend comme exem-ple le ghetto juif. Chaque groupe vit parallèlement et joue un rôle dans une économie commune. Dans notre ter-rain les étrangers jouent leur rôle dans l’économie punitive, carcérale de la société. Selon Park (1939, 23) ce com-portement symbiotique est également possible pour un individu : « If one is an alien he may live in the new society for a considerable time in a relation-ship which is essentially symbiotic, that is, a relationship in which he does not feel the pressure of the customs

and expectations of the society by which he is surrounded. » Les détenus allemands vivent alors dans la société française sans être dans la mesure de construire une relation d’échange qui pourrait permettre à la personne de comprendre le modèle culturel fran-çais et d’accéder à un statut autre que détenu.

Lorsqu’on regarde la place que les détenus allemands occupent par rap-port à l’entité sociale la plus large, la société française, on constate qu’il s’agit d’une position marginale. De plus, comme les éléments mobili-sateurs tels que la possibilité d’une ascension sociale font défaut, il n’y a pas de rapprochement pour une future intégration mais une détérioration de la relation. Le vécu du détenu étranger est marqué par une haine qui pro-voque un blocage total par rapport à tout ce qui est français. Nous allons voir que ce positionnement change lorsqu’on envisage leur rapport avec d’autres entités sociales telles que le système pénitentiaire.

Détenu étranger et système pénitentiaire

n

Nous avons proposé de considérer la notion d’étranger en différenciant les groupes sociaux par rapport aux-quels ils se positionnent. Ainsi, comme l’explique Harman (1988) la position de l’étranger se définit par rapport à la distance sociale, culturelle et spa-tiale entre l’individu et le groupe social d’accueil et la volonté d’intégration de ce dernier. La distance entre le détenu étranger et la société française globale est importante du fait de l’incarcé-ration. Cependant, cette distance se réduit en prenant en compte l’ins-titution carcérale et ses acteurs. Le détenu étranger est confronté dès son arrivé en détention à ce nouvel univers social dont il ne connaît ni les codes ni le fonctionnement. Harman (1988) souligne également que l’analyse de la notion d’étranger nécessite que l’on s’intéresse à la fois à l’attitude de la

Page 75: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

74 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

personne qui s’approche du groupe comme à celle du groupe d’accueil.

Mais à la différence du rapport entre l’individu et la société globale l’orientation vers le groupe et la prise en charge de l’individu par l’institu-tion deviennent indispensables à la survie de la personne et au fonction-nement du système carcéral. En effet, l’administration pénitentiaire doit prendre en charge l’ensemble des personnes détenues, l’ensemble des activités et occupations journalières. Ainsi, dès le début un certain nombre de rituels d’entrée font du détenu un membre de l’univers carcéral. Goff-man (1968) parle à ce sujet des tech-niques de mortification lors desquelles toutes les marques d’une certaine indi-vidualité sont enlevées. L’attribution automatique du numéro d’écrou, qui sera l’identifiant de la personne tout au long de l’incarcération, symbolise bien cette première interaction avec le monde carcéral et ses acteurs. Cette prise en charge doit justement se faire en limitant toute reconnaissance d’un statut particulier. Comme les détenus n’ont pas le droit de s’organiser, de construire des revendications, leurs particularités ne sont pas et ne doivent pas être prises en compte.

Aussi, le détenu étranger constate vite qu’il doit coopérer avec l’institu-tion carcérale s’il veut que sa déten-tion se passe bien. C’est notamment le système des remises de peine (Code de procédure pénal, Art. 721) qui l’in-cite à se comporter conformément aux règlements afin d’abréger son séjour, car en cas de mauvaise conduite il perd ses réductions de peine. Conscient de cet enjeu, le détenu étranger va adop-ter une attitude soumise au système carcéral et à ses acteurs institutionnels. On voit alors pour l’instant que la plus forte proximité notamment spatiale et le fonctionnement de l’établisse-ment pénitentiaire rendent la notion d’étranger en détention moins perti-nente. Néanmoins, il est important de souligner qu’il s’agit avant tout d’un rapport utilitaire et de soumission et non pas engageant les deux acteurs de la même manière.

De plus, la prison est inscrite depuis son existence et de manière encore plus accrue à partir le XXe siècle dans

une réflexion sur ses fonctions officiel-les et latentes dans la société. Elle peut être considérée comme servant à la pure punition et à la mise à l’écart des personnes indésirables ou au contraire à participer activement à leur édu-cation et à leur resocialisation. Dans le discours officiel et dans la politi-que pénitentiaire c’est le principe de réinsertion qui l’a toujours emporté sur les autres. Ainsi la loi relative au service pénitentiaire du 22 juin 1987 réaffirme le principe de réinsertion des personnes incarcérées en France. Cependant les recherches empiriques montrent que la réalité est souvent plus complexe. Sans pouvoir entrer dans le détail des analyses, notons que ce sont notamment les contraintes de la gestion quotidienne qui limitent les possibilités d’une prise en charge effi-cace. En effet, des chercheurs comme Chauvenet, Orlic et Benguigui (1994) ou encore Rostaing (1997) soulignent le décalage entre les tâches qui incom-bent officiellement aux surveillants et leur travail effectif. Ainsi, les sur-veillants sont chargés de participer à la réinsertion des détenus, mais la sur-veillance et la gestion de la population carcérale ne laissent souvent qu’un temps minime à l’accomplissement de cette tâche. Les contacts se limitent aux contrôles et aux déplacements lors de la promenade ou pour rejoindre un service. Ce sont alors des formules de politesse qui sont échangées. Cela est encore accentué par le problème de la surpopulation qui touche le sys-tème pénitentiaire français depuis un certain nombre d’années. Ainsi l’en-semble des acteurs institutionnels, tels que les conseillers d’insertion et de probation ou encore les psychologues, qui doivent assurer un suivi individua-lisé pour accompagner le détenu vers une vie en liberté au regard de la loi, sont souvent obligés de limiter leur prise en charge au stricte minimum. Ils rencontrent le détenu lors de son entrée et lors de sa sortie, mais ne sont pas en mesure de le suivre tout au long de l’incarcération. Le détenu étranger passe alors par une intégration quel-que peu forcée, incomprise, particu-lièrement si il ne parle pas la langue du pays, car aucun budget particulier n’est alloué au recours aux interprètes

professionnels (OIP, 2004). L’omni-présente institutionnalisation permet à tout nouveau entrant qu’il soit d’ori-gine étrangère ou non d’occuper une place dans la prison. Cependant, on peut se demander s’il est pertinent de parler d’intégration, car cette entrée imposée n’implique pas que le détenu adhère et comprenne le fonctionne-ment de l’établissement pénitentiaire. En effet, c’est à nouveau la langue qui constitue un obstacle important dans l’appropriation de l’espace social et dans l’intégration active de l’individu dans le groupe. L’enquête de terrain a montré que les acteurs institutionnels et notamment les travailleurs sociaux limitent encore davantage le suivi des détenus étrangers par rapport aux détenus nationaux. La non maîtrise de la langue rend également souvent plus difficile l’accès aux autres structures devant servir à apporter une norma-lisation de la prison et à accompagner le détenu dans une démarche de réin-sertion. Ainsi, les détenus allemands ne peuvent, la plupart du temps, pas suivre de formations professionnelles, un enseignement scolaire ou encore des ateliers socioculturels dispensés en langue française. De même, l’accès au travail est souvent très long et le cas échéant le travail attribué, qui par définition ne demande pas une bonne maîtrise de la langue, n’est, par voie de conséquence, pas très qualifiant.

On voit alors que la notion d’étran-ger devient moins pertinente lorsqu’on envisage la situation du détenu alle-mand dans le système carcéral. La proximité spatiale et les contraintes institutionnelles font que le détenu occupe dès son entrée une place, il devient un détenu « normal », c’est-à-dire qu’il est soumis aux mêmes contraintes et règles que les nationaux. Cependant, la barrière de la langue l’empêche de prendre entièrement part dans ce système en tant qu’ac-teur. Cette coopération plus difficile avec les acteurs des différents services peut remettre en question la prépara-tion à la sortie et la connaissance de ses droits.

Page 76: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

75

Emily Trombik Être étranger en prison

Détenu étranger et groupe des codétenus

n

Nous arrivons finalement au der-nier groupe social par rapport auquel le détenu étranger doit se positionner. Il s’agit du groupe des codétenus qui constituent l’environnement immédiat auquel l’étranger est exposé dès son entrée en détention. La notion d’inte-raction et d’acteurs sociaux prend ici son plein sens.

Cependant l’arrivée en détention, lorsqu’il s’agit d’une première incar-cération, est vécue comme le passage du monde familier du dehors à un univers marqué par l’étrangeté et l’imprévisibilité. Le nouveau détenu ressent un « sentiment d’étrangeté », pour reprendre une expression de Pollak (1993, 153), « dans le double sens d’une situation étrange et de la rencontre entre des êtres étrangers les uns aux autres ».

On constate que la prison constitue pour tout nouvel arrivant un monde étranger. Comme l’explique Harman (1988, 45) pour la société urbaine moderne, les individus qui n’adhèrent plus en tant que tels comme membres au groupe, mais qui sont des étrangers les uns pour les autres, cherchent en permanence à voir s’ils sont encore membres. Or, on retrouve cela égale-ment en prison. La plupart des indi-vidus qui arrivent en détention en tant qu’étrangers ne connaissent pas d’autres détenus. Pourtant ils doivent vivre ensemble souvent dans l’espace très réduit de leur cellule. La distinc-tion faite par Franck (1980, 53) entre le monde « in here » et le monde « out here », les relations privées avec les amis, la famille dans la sphère pri-vée et celles avec les étrangers dans la sphère publique s’efface et perd de son sens. A cela s’ajoute qu’ils ne peuvent pas s’éviter, notamment lorsqu’ils sont ensemble en cellule 23 heures sur 24. L’organisation stricte

de la journée, la limitation des espa-ces de mouvement et de l’action font qu’on ne peut pas éviter les autres. On est obligé de se rencontrer, on est obligé quelque part de devenir un membre. Ainsi ces étrangers doivent rapidement essayer de devenir mem-bre de ce groupe qui est en perpétuel mouvement provoqués par les entrées et sorties des personnes. En effet, la moyenne de détention est en France de 8 mois (Ministère de la Justice, 2007). Les individus sont en perma-nence des étrangers qui sont obligés de vivre ensemble, ce qui nécessite un code, un langage, un mode de fonc-tionnement facilement adoptable par tout nouveau entrant. Tous les déte-nus rencontrés expliquent que la pre-mière chose qui se passe en détention est l’apprentissage de ces codes, de ce savoir commun. Cela se passe souvent par l’intermédiaire d’autres détenus étrangers ou des Français qui parlent l’allemand ou l’anglais. On retrouve lors des entretiens qui se déroulent en

Page 77: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

76 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

allemand des termes français liés à l’univers carcéral, ce qui montre qu’un stock de connaissance commun a été acquis :

Carcassonne, da war die Prome-nade… so groß wie ein Tennisplatz. (Entretien en centre de détention)

solln wir Appel machen? (Entretien en centre de détention)

Par l’utilisation d’un certain argot (Graven, 1962), ils affichent ouverte-ment qu’ils font, à la différence de l’en-quêtrice, partie du groupe des détenus. Ils se référent également à ce que Sim-mel (1992b) appelle la typification. Les termes surveillant ou assistante sociale résument alors tout le savoir néces-saire sur un surveillant pour entrer en contact avec lui. Lorsque les déte-nus utilisent ces mots, ils le font pour évoquer précisément le concept qu’ils incarnent. Ceci résumant tout le stock de connaissance dont ils disposent maintenant en tant que membre :

(…) da hatten wir dann auch einen Surveillant (Entretien en centre de détention)

On le voit le stock de connaissance des personnes détenues est basé sur la connaissance du fonctionnement du système carcéral. Comme le sou-ligne Schütz (2003), la vie du groupe des détenus est basée sur un socle de compétence communicative, « a set of « of course » assumptions ». Les déte-nus déjà « membres » informent très rapidement le nouveau arrivant du fonctionnement de l’établissement et leur transmettent facilement ce savoir. Comme Wood (1934) le souligne, la proximité spatiale et l’orientation vers le groupe, permet à l’étranger de ces-ser d’être étranger pour devenir un membre, le membre du groupe des détenus.

Cette intégration comprend égale-ment le respect d’un code qui oblige les détenus « à être loyaux entre détenus, à garder son sang-froid, à ne pas s’ex-ploiter entre détenus, à faire preuve de courage et ne jamais faiblir dans l’adversité » (Lemire, 1990, 36-37).

Personne ne se laisse opprimer, par personne. Ça n’existe pas ici. (…) Cha-cun sait pourquoi il est ici et chacun respecte l’autre. Et après ça marche. C’est probablement plus tolérant qu’à l’extérieur sur le… sur le lieu de travail

quelque part. C’est… c’est tout simple, les règles ici… celui qui croit qu’il doit dénoncer des gens, il va avoir quelques baffes. (…) De cette manière-là chacun fait ses bêtises et laisse les autres tran-quilles, basta (Entretien en centre de détention)

Au-delà de ce stock de connaissan-ce commun, c’est le type d’infraction qui relie aussi les détenus. A partir du moment où ils trouvent des éléments communs, ils ne se voient plus comme étrangers. La notion du Who’s who carcéral, développée par Chantraine (2004, 214), permet de saisir l’impor-tance accordée à l’infraction commise pour constituer des cercles d’appar-tenance. Les détenus allemands ren-contrés étant souvent incarcérés pour infraction à la législation des stupé-fiants sont intégrés dans le groupe des personnes condamnées pour la même raison :

Souvent on a aussi différentes clien-tèles, l’un est dans cette branche, l’autre dans cette branche, les gens qui font la même branche, entre guillemets, ils sont souvent ensemble. C’est souvent comme ça en prison (Entretien en centre de détention)

Dès lors la communication intra-groupe peut aussi se faire par le parta-ge d’expérience commune. L’enquête de terrain montre que le sport peut remplir cette fonction. C’est souvent autour des exercices de musculations ou lors du jogging dans la cour de promenade que les détenus étrangers rencontrent d’autres détenus.

L’intégration au groupe des codéte-nus est d’autant plus efficace qu’elle se crée en opposition à d’autres groupes de personnes. Les surveillants restent de part leur statut et leur distance face aux détenus un groupe représentant l’adversité. Les contacts étant, comme nous l’avons vu, limités aux échan-ges institutionnels se sont désormais les surveillants qui constituent les « autres ». On retrouve cette fonction de l’autre comme élément unificateur du groupe, tel que décrit par Simmel (1995), également à l’égard des déte-nus d’origine arabo-musulmane. Ce groupe de personnes défini soit par l’origine culturelle soit par l’appar-tenance à l’islam occupe une place de plus en plus importante dans les

prisons françaises (Khosrokhavar, 2004). Ce sont eux qui sont, dans les entretiens, désignés comme étrangers. La critique de ces détenus leur permet de réaffirmer les valeurs et les codes de conduite qu’ils croient partager avec leur groupe. Ainsi les détenus allemands reprochent à ce groupe de détenus qui sont majoritairement très jeunes qu’ils ne respectent pas les règles établis entre les détenus. Ils n’ont pas de respect par rapport aux autres.

C’est… un type d’êtres humains, que… que vous pouvez oublier, ils n’ont pas de respect, ils ont… Ils ne connais-sent que leurs droits, ils ne connaissent pas de devoirs, ils trafiquent ici avec des drogues, c’est une vraie joie de voir comment ça tourne ici (Entretien en centre de détention)

L’étrangeté ne semble pas forcé-ment être liée au statut de la nationa-lité. Elle est plutôt lié à la capacité de chaque acteur à se plier aux exigences et aux normes prévalant en prison. La proximité spatiale et la nécessité de s’arranger avec les codétenus pour survivre dans un espace de vie très réduit les pousse à dépasser leur diffé-rence culturelle et la barrière linguis-tique pour créer un groupe de détenus commun. Les échanges quotidiens et les expériences communes permettent aux détenus de construire un modèle culturel commun.

Conclusion n

La distinction dans l’analyse du vécu du détenu étranger a permis de constater qu’il est important de prendre en compte les différents uni-vers sociaux auxquels l’étranger doit se référer. Ainsi à travers l’exemple des Allemands, on constate que le détenu étranger occupe une position extrême de l’Étranger à l’égard de la société et de la culture françaises. Le non partage du même modèle culturel et la non maîtrise de la langue fran-çaise l’empêche de se rapprocher de la France. Au lieu de conduire à un rapprochement, l’incarcération dans un pays étranger conduit la personne à adopter un regard de plus en plus négatif à l’égard de la société d’accueil.

Page 78: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

77

Emily Trombik Être étranger en prison

On voit que le manque de perspective constitue un facteur important de ce blocage. En effet, lorsque l’on se posi-tionne dans une perspective moins macrosociologique on constate qu’à défaut de pouvoir s’intégrer ou de vou-loir intégrer le détenu dans la société globale, un rapprochement a lieu en détention. L’organisation stricte et impersonnelle de la prison permet au détenu allemand d’accéder à un sta-tut presque normal. Le principe de répression de l’autonomie et des indi-vidualités permet de pallier le manque de connaissance sur ce nouvel univers social. Mais la barrière de la langue rend l’accès aux structures, qui juste-ment doivent permettre au détenu de dépasser la simple détention punitive pour l’accompagner vers une vie en liberté, plus difficiles. Le détenu étran-ger occupe alors également dans ce système une position marginale qui le prive du champ d’action d’un véritable acteur. Il se sent étranger par rapport à la société française et privé de certaines possibilités d’action dans le système carcéral. Pourtant, au niveau micro-sociologique, le groupe des détenus va lui permettre de faire l’expérience d’être membre lors de son incarcéra-tion en France. On peut considérer que la prison met tous les détenus, entre eux, sur un même pied d’égalité, lorsqu’il s’agit d’une première incar-cération. Ils éprouvent tous ce sen-timent d’étrangeté. Cette expérience commune ainsi que la nécessité de vivre avec ces étrangers poussent les détenus à créer un système d’intégra-tion majoritairement basé sur un stock de connaissance commun qui permet aux détenus d’agir le plus possible en tant qu’acteurs.

Ainsi, lorsque l’on passe du niveau macrosociologique au niveau micro-sociologique, le vécu des détenus allemands est marqué par une dis-tanciation avec la société française et les acteurs du système pénitentiaire et en même temps par une intégration dans le groupe des détenus. D’ailleurs, si l’on pousse l’analyse, l’exclusivité des repères proposés par les codétenus peut sembler problématique au regard de la volonté affichée de l’administra-tion pénitentiaire de les accompagner vers une réinsertion sociale réussie.

Par ailleurs, il semble que la notion de citoyen européen ne soit pas encore pertinente. Notre enquête de terrain montre que la société française et son système pénitentiaire ne sont pas encore réellement en mesure d’inté-grer le détenu allemand. Au contraire, le contact avec l’autre culture par une incarcération est aujourd’hui davan-tage propice à l’émergence d’un sen-timent de révolte qu’à une intégration européenne réussie.

Bibliographie

Chantraine G. (2004), Par-delà les murs, PUF, Paris.

Chauvenet A., Orlic F., Benguigui G. (1994), Le monde des surveillants de prison, Paris, PUF.

Code de procédure pénale (2004), Edition 2005, Dalloz, Paris.

Foucault M. (1975), Surveiller et punir, Gallimard, Paris.

Franck K. A. (1980), « Friends and Strangers », Journal of Social Issues, n° 36/3, p. 52-71.

Goffman E. (1968), Asiles, Les éditions de minuit, Paris.

Graven (1962), L’argot et le tatouage des criminels, Editions de la Baconnière, Neuchâtel.

Harman L. (1988), The Modern Stranger, New York, Mouton de Gruyter.

Khosrokhavar F. (2004), L’islam dans les prisons, Editions Balland, Paris.

Ministère de la Justice (2007a), L’administration pénitentiaire en chiffres au 1e janvier 2007.

Ministère de la Justice (2007b), Les chiffres clé de la Justice, Paris, Ministère de la Justice.

Lemire G. (1990), Anatomie de la prison, Les Pres-ses de l’Université de Montréal, Montréal.

Le Robert Quotidien (1996), Paris, Dictionnaires Le Robert.

Schor P., Spire A. (2005), « Les statistiques de la population comme construction de la nation », in Kastoryano R. (dir.), Les codes de la diffé-rence, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, p. 91-122.

Ogbu J.-U., Simons H.-D. (1998), « Voluntary and Involuntary Minorities: A Cultural-Ecologi-cal Theory of School Performance with Some Implications for Education », Anthropology & Education Quarterly, n° 1.

OIP (2004), Le guide du prisonnier, La Découverte, Paris.

Park R. E. (1939), « Symbiosis and sozialisation : a frame of reference for the study of society », Amercian Journal of Sociology, n° 45, p. 1-25.

Pollak M. (1993), Une identité blessée, Paris, Métailé.

Rostaing C. (1997), La relation carcérale, PUF, Paris.

Schütz A. (2003 [1940]), L’étranger, Paris, Editi-ons Allia.

Simmel G. (1908), « Exkurs über den Fremden », in Simmel G., Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Berlin, p. 509-512.

Simmel G. (1992), Gesamtausgabe II, Suhrkamp, Frankfurt am Main.

Simmel G. (1995), Le conflit, Circé, Saulxures.Siu P. C. (1935), « The sojourner », American Jour-

nal of Sociology, n° 58, 1952, p. 34-44.Stonequist E. V. « The problem of the marginal

man », Amercian Journal of Sociology, n° 41, p. 1-12.

Trombik E. (2007), « L’incarcération des détenus allemands en France : perspectives et limites des projets de réinsertion », Champ Pénal / Penal Field, [En ligne], mis en ligne le 11 mai 2007.

Wood M. M. (1934), The Stranger: a study in social relationship, New York, Columbia University Press.

Notes

1. Schor et Spire (2005) montrent que des classements par race ou ethnicité ou bien par religion ou encore par nationalité reflètent la représentation de soi comme nation. En France, les statistiques distin-guent citoyens et étrangers et ont ainsi abouti à la construction de l’immigré comme étranger.

2. La notion de touriste n’est pas à consi-dérer au sens premier, mais doit souli-gner l’aspect éphémère du contact avec la culture et la société française.

3. Cette recherche a été réalisée dans le cadre d’un travail de thèse portant sur une ana-lyse comparative du vécu carcéral des détenus allemands en France et des déte-nus français en Allemagne. Pour la clarté de notre propos nous nous appuyons davantage sur la situation française.

4. La Directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres interdit désormais une interdiction du territoire à vie pour les citoyens européens.

5. C’est la « Loi de programmation pour la cohésion sociale » du 18 juin 2005, qui a donné la base légale au Contrat d’ac-cueil et d’intégration. Cette loi prévoit que tout étranger qui cherche à séjourner sur le territoire français de manière dura-ble doit signer un contrat avec le préfet qui conclue l’engagement d’apprendre de manière suffisante le français. L’Etat pro-pose à cet effet des cours de langue d’ini-tiation que l’étranger doit suivre si son niveau de français est jugé insuffisant.

Page 79: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

altérités subies, altérités revendiquées

Page 80: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger
Page 81: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

dans l’éclat de l’autreBoxer comme on éprouve son étrangeté

O n dit que les Gants d’Or, c’est un club où il n’y a que des immigrés. Mais en fait, il n’y

a que des gens qui ont souffert […]. Ces mecs en ont tous chié et pourtant ils s’imposent encore une contrainte supplémentaire : ils viennent boxer. Tu vois, ça signifie quelque chose !

Tandis qu’il appuie ses derniers mots d’un regard térébrant, Boris semble s’abstraire complètement des cliquetis de cuillers, des entrechocs de verres et des éclats de conversations qui nous environnent. La gravité de son propos, que je consignerai plus tard dans mes carnets de terrain, l’a mené bien loin de cet après-midi de janvier où nous sommes venus par-tager la table d’un bar strasbourgeois. Depuis les histoires sinueuses de cha-cun de ses compagnons de salle, c’est le conte de ses propres ailleurs et celui du sens de son engagement pugilis-tique que Boris tente de faire. Voilà maintenant huit ans qu’il a quitté son creuset à lui, la Martinique, et bientôt cinq années qu’il boxe en amateur aux Gants d’Or – haut lieu de la boxe anglaise à Strasbourg –, comme si les points de suspension de son histoire antillaise envolée pour la métropole s’étaient condensés là, dans ses poings chaque jour renforcés par la prati-que du combat. Et si celui-là, avec ses rings et ses rounds, n’était jamais que la métaphore de toutes les autres

duretés qu’il a dû affronter ? Il faut dire qu’à vingt-six ans, Boris a déjà vu nombre de ses amis du lakou se faire engloutir par les pièges de l’en-ville foyalais, trop riche en crack et en débrouillardises mais décidément trop pauvre en véritables perspecti-ves d’avenir1. Laissant derrière lui les faubourgs de Fort-de-France et leurs mornes horizons, c’est donc vers une France située plus à l’est, de l’autre côté de l’Atlantique, qu’il a projeté son futur. Conjugué au présent de l’exil, Boris l’accorde chaque soir aux rythmes agonistiques d’un gymnase où une trentaine de corps se livre aux danses intimes du pugilat.

L’étrangeté du pugiliste, mot-à-maux : façons et objet de l’étude

n

Parmi ce petit monde des boxeurs, tous les ailleurs s’incarnent et s’en-tremêlent, les poings dressés comme les radicelles d’une Amérique, d’une Afrique et d’un Moyen-Orient déra-cinés, jamais tout à fait naturalisés français puisqu’on dit bien que c’est un club où il n’y a que des immi-grés. Serait-ce là une façon, en insis-tant sur la précision, de réduire les pugilistes à une altérité disqualifiée : celle d’« inquiétants étrangers » tou-jours susceptibles de faire le coup de

poing contre la « bonne société » ? Cette mauvaise réputation, Boris et ses compagnons la connaissent bien. Inscrite en bas-relief de la pierre des quartiers populaires dont ils sont pour la plupart issus, elle s’est d’abord élan-cée depuis ses fissures, dans la dureté, pour venir tracer leurs portraits de pugilistes en jeunes hommes pris dans les rets d’une insidieuse limina-rité. Juste derrière les frontières qui « nous » séparent des « étrangers », elle ne laisse pas de confiner ces héritiers de l’immigration aux espaces tout à la fois physiques et symboliques de la non-appartenance (Said, 2008 : 245). Autant de lieux d’une mise au ban, ou de banlieues, dont les effets de seuil s’éprouvent comme un balance-ment continu entre souffrances d’ici et perte désillusionnée de l’ailleurs. Et tandis que les duretés du proche se drapent ainsi des signes négatifs de la distance, cette façon particu-lière de n’être ni d’ici ni de là-bas jette sur ceux qui l’incarnent ce trouble de l’identité que Georg Simmel conce-vait comme la marque de l’étrangeté (1999 : 663-668). Mal du clivage, elle apparaît ici comme un mot conduc-teur des expériences de l’exil, de la disqualification et de la relégation. A priori, ces coups-là – ceux qui por-tent les blessures de l’altérité au plus profond des chairs – on ne peut les rendre à personne. Et tandis que Boris

80

JérôMe BeauchezMaître de conférences Université de Saint-Etienne Laboratoire Modys – Mondes et dynamiques des sociétés (CNRS / Université Jean Monnet)<[email protected]>

Page 82: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

81

Jérôme Beauchez Dans l’éclat de l’Autre

semble indiquer qu’ils sont au principe de tous les autres, le boxeur ouvre une perspective inédite sur le gymnase conçu comme un espace non pas de prolongement, mais de conversion de la violence. Une violence des parcours biographiques, qui infiltre son invisi-bilité jusqu’aux conversations de ges-tes des pugilistes dont elle permettrait d’expliquer les figures à partir de l’idée d’une réponse par corps à toutes les duretés vécues, éprouvées bien au-delà du ring et des rounds.

Appuyée par plus de trois années d’engagement ethnographique auprès des boxeurs (1999-2002), cette idée d’un corps-à-corps dont les institu-tions manifestes – le gymnase et les combats en public – constitueraient une mise en abyme d’autres affronts, moins immédiatement visibles, guide-ra l’élaboration de ce texte. Conjuguant les résultats d’une observation partici-pante, pour laquelle je suis moi-même devenu boxeur parmi les boxeurs, au matériau biographique issu des récits de vie enregistrés avec les pugilistes strasbourgeois les plus aguerris, l’écri-ture consistera par conséquent en un éclairage des gestes par la parole des enquêtés commentant leurs incessan-tes mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. Mots-à-maux, c’est bien dans cet « éclat de l’Autre », celui des coups échangés sur le ring, mais également celui des mots qui révè-lent les présences-absences d’autres adversaires sur les scènes du combat, qu’apparaîtront la densité et l’intelli-gibilité des luttes pugilistiques vécues au corps des boxeurs. Suivant l’ex-pression de Thomas Luckmann (1997 : 31), il s’agira donc de présenter l’en-trecroisement des schèmes biographi-ques (les épreuves de l’étrangeté et de la disqualification) comme une toile de fond significative des catégories de l’interaction (le corps à corps et ses institutions). Ce faisant, l’analyse s’élancera dans un nouvel espace de compréhension sociologique de la condition de pugiliste. Un espace où l’on cherchera à montrer les figures synchroniques de l’agir – jusqu’alors décrites par la sociologie sur le ver-sant des raisons pratiques de l’action (Sugden, 1996 ; Wacquant, 2000) – dans toute l’épaisseur diachronique

des histoires de boxeurs qui en consti-tuent la trame par-delà les routines de l’entraînement et l’habituation des corps au combat. Distincte des préoc-cupations d’une histoire sociale de la boxe attachée à situer le parcours des champions au cœur des bouleverse-ments sociaux dont ils métaphorise-raient l’expression (Sammons, 1988 ; Rauch, 1992), cette saisie des diachro-nies individuelles renvoie plutôt à une micro-histoire des boxeurs ordinaires. Tandis que chacune des biographies s’y trouve placée, comme dit Ginzburg (2003 : 123), à l’intersection de tou-tes celles qui l’ont constituée, cette approche particulière du quotidien des boxeurs évite le retrait de la compré-hension sociologique dans le perpétuel présent des situations pugilistiques recommencées à chaque entraîne-ment. C’est au prix de cette attention portée à l’entrecroisement des par-cours biographiques que des thèmes comme celui de l’étrangeté peuvent émerger en toile de fond de l’entrechoc des corps. Participant d’une « raison symbolique » (Sahlins, 1980 : 256) qui explique les effets de la pratique, ils interrogent sa violence en la rappor-tant à ses fondements, ancrés dans la chair des boxeurs bien avant qu’ils ne se livrent à l’adversité du pugilat.

Au corps du boxeur : la chair de l’exil

n

Samedi 21 avril 2001. Ce soir les Gants d’Or donnent leur grand gala annuel de boxe. Il est 21h, et tandis que le Palais des Fêtes de Strasbourg réson-ne de l’impatience du public venu au spectacle des poings, les boxeurs pré-parent leurs affrontements dans l’en-tre-soi des vestiaires. Alors que Boris s’apprête à rejoindre l’enclosure du ring, Mohand ne fait que débuter son échauffement. Dans une heure trente, juste après les confrontations d’ama-teurs, il débutera le bal des combats professionnels. Après avoir échangé un regard galvanisant avec son coreli-gionnaire en partance immédiate pour le combat, Mohand s’abstrait provi-soirement de tout contact et se retire au fin-fond du vestiaire. Face au mur, dans le bruit des siens consacrés tout

comme lui à la préparation de leurs luttes, il se met à danser avec souplesse au rythme de quelques esquisses de coups enchaînés au corps d’un adver-saire agité en pensée. Les minutes pas-sent, affairées. Entre deux combats, la sono fait vrombir un morceau de raï dont les tonitruances retentissent dans toute la pièce. J’observe les lèvres de Mohand. Elles articulent chacun des mots du chanteur. Cependant que sa chair semble s’étendre à la Kabylie de son enfance, son corps continue de marquer les coups pour lesquels il semble fin prêt : gauche-droite-cro-chet, en bas, en haut. Maintenant, il frappe vite et juste.

Les coups et leurs résonnances kabyles

Mais il faut dire qu’avant d’en compter les séries bien ajustées à son corps de boxeur, ses coups, Mohand me les avait déjà contés en les plaçant sur d’autres scènes que celles des rings. Là aussi, tout avait été affaire de corps, de chair et d’affront. Un affront dont les lettres s’étaient partagées entre France et Algérie, depuis la naissance de Mohand à Strasbourg en 1972. Un affront que ses grands-parents kabyles pensaient avoir subi lorsque, loin de Tizi-Ouzou, son père avait épousé une Française, non-musulmane de sur-croît. Afin de combler les distances de cet exil marqué par certaines représen-tations de l’indignité, le père avait alors choisi ses fils – Mohand, 4 ans, et son jeune frère âge de 2 ans – pour donner chair et corps à la réédification du lien brisé. « Mon père voulait faire les choses bien, tu vois […]. Il a dit : «bon, on va effacer tout ça, on va envoyer nos enfants chez les grands-parents, ils vont apprendre la langue, la culture» ».

De cette reproduction du déraci-nement, l’idéal de cohésion retrouvée s’est néanmoins rapidement estom-pé au profit d’une stigmatisation de l’étrangeté : « Eux [sa famille kabyle], ils se vengeaient sur moi, parce que mon père a épousé une Française et pour eux c’était… pas bien quoi. » Si Mohand cristallisait cette « trahison » en l’incarnant, la vengeance dont il parle s’appuyait souvent, encore et toujours sur le corps de la manière la plus simplement brutale qui soit : « je

Page 83: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

82 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

prenais des coups tous les jours, c’était vraiment grave. Pourquoi ? Parce que quand je parlais français, je prenais des coups ; quand je parlais kabyle, je prenais des coups. Mes parents étaient en France, ils étaient pas conscients de ce qui se passait là-bas ». Ses dix années passées à Tizi-Ouzou furent celles d’un préjudice insistant et diffus,

qui, longtemps, n’a pu dire son nom. Lorsqu’adolescent il finit par « tout cra-cher » à ses parents, son retour définitif en France s’accompagne d’un ressen-timent lentement échafaudé à l’égard de son père : « lui il a vécu cette misère que j’ai passée là-bas ; mais pourquoi il nous l’a fait passer ? […] Si tu peux donner ce que tu n’as pas reçu, il faut

donner ! […] Il faut montrer du sable, il faut montrer de l’eau… Il n’y a pas que la pierre parce qu’à toi on t’a imposé la pierre ! » Les empreintes de son histoire kabyle continueront de faire boiter son quotidien : l’institution scolaire, peu encline à gérer l’atypique, l’aban-donnera plus qu’il ne l’a abandonnée, de même que, dans la dialectique de proximité et de distance régissant les rapports avec son père, c’est peu à peu la distance qui l’emportera. Leurs relations n’allant qu’en se dégradant, jeune adulte, il quitte rapidement le domicile familial. Une fois encore, pour retrouver la pierre : celle des quartiers populaires de la grande ban-lieue strasbourgeoise, des « quartiers d’exil » (Dubet et Lapeyronnie, 1992) où il passe le plus clair de son temps avec ses proches qui, pour la plupart, souffrent du même mal de l’ailleurs. Proximité et distance toujours, lors-que leurs ambivalences caractérisent le sentiment subjectif qu’il entretient vis-à-vis de son identité et du sens de son existence. Le Français kabyle et le Kabyle français s’entremêlent pour parfois s’anéantir et ne laisser place qu’au vide : celui d’une « double absen-ce » travaillée par Abdelmalek Sayad (1999 : 184-198) comme un signifiant composite de l’étrangeté vécue dans l’intimité de ses clivages.

La boxe comme métaphore de l’exil et de ses combats

C’est à cette période marquée par l’anomie, où il troque les moments de chômage contre l’exercice de petits boulots, « zon[ant] un coup à droi-te, un coup à gauche », que Mohand commence la boxe. Au hasard d’une discussion à la salle de ses débuts, il entend parler de Luis, l’entraîneur des Gants d’Or dont on ne manque pas de vanter les qualités. Peu de temps après, la rencontre a lieu. Plus qu’un simple contact de travail entre un entraîneur et un apprenti boxeur, elle résonne dans l’existence de Mohand comme un moment d’ « alternation ». C’est dire, avec Peter Berger et Thomas Luc-kmann (1996 : 214), qu’elle participe à transformer sa réalité subjective en opérant sur les principales blessures de son parcours : la non-appartenance

Page 84: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

83

Jérôme Beauchez Dans l’éclat de l’Autre

et le sentiment d’étrangeté. De là, cette sentence aux allures faussement sim-ples : « depuis que j’ai pris confiance dans la boxe, j’ai pris confiance dans la vie. »

Afin de maintenir son statut social d’ « outsider » hors des parenthèses du gymnase, dans lequel Mohand et tous les autres boxeurs font clairement figure d’ « établis », Luis s’appuie en effet sur la force inclusive du collectif pour combattre les symptômes délé-tères de toutes ces blessures de soi – la non-appartenance, l’étrangeté – qu’il connaît bien pour les avoir lui-même éprouvées comme autant de scansions de sa propre histoire. Né au Chili en 1953, cet ancien combattant des rings forme des pugilistes depuis 1989. À bien des égards, les Gants d’Or (fondés en 1993) sont l’œuvre de sa volonté de transmettre la « science pugilistique » qui a soutenu, accompagné et vivifié les pas souvent bien lourds de ses exils succédés. Du Chili de Pinochet à l’Ar-gentine de la junte militaire, en pas-sant par la France comme seul moyen d’échapper aux différents régimes de la dictature, face aux adversités de l’exté-rieur, c’est au corps du boxeur et à la patiente édification de ses intérieurs que Luis doit d’avoir trouvé le moyen de rendre quelques coups à un des-tin social souvent ponctué d’absences forcées et de préjudices muets. Tandis que les modalités d’expression de son ressentiment choisissaient le cuir des gants en contournement de la main de fer des militaires, Luis a vu dans l’exercice de ces peaux tannées par la vaillance d’une indéfectible résistance aux coups la possibilité d’une alchi-mie dont le produit transcenderait le métal des violences armées. Les Gants d’Or, puisque c’est bien d’eux qu’il s’agit, ont depuis lors prolongé la sil-houette poids plume de ce guerrier inca arraché à ses mondes, mais arrimé d’autant aux nécessités de prendre une revanche sur la mauvaise fortune qu’il n’a cessé de vivre, selon la définition de Max Weber (1996 : 336-337), comme un écart entre une certaine idée de son mérite personnel et l’épreuve d’une destinée préjudiciée par ses incessants combats d’exilé. « Tout ce que j’ai vécu, c’était dur. Même en boxe, je voulais qu’on me donne une chance et je l’ai

pas eue. Pourtant, je savais que j’avais les qualités. Mais j’avais personne. Ce que j’ai fait, je l’ai toujours fait seul. »

Cette solitude, continuellement éprouvée comme le signe de sa margi-nalité d’homme pris entre deux mon-des, l’un perdu et l’autre pas tout à fait gagné, Luis a donc entrepris de la dépasser avec ses boxeurs, au gym-nase. « Moi, je veux donner une chance à ceux qui veulent faire quelque chose », lance-t-il régulièrement en manière de réponse aux manques de sa pro-pre carrière. Et tandis qu’il impulse quotidiennement la coopération de tous aux routines de l’entraînement, il fait pour ainsi dire « équipe » au sens d’Erving Goffman (1973 : 81). À l’abri des regards, dans le secret du gymnase, elle réunit tous les ailleurs autour d’un même projet : édifier une force collective dont chacun serait à la fois le bénéficiaire et le creuset. Aussi Luis aime-t-il à répéter que « seul, t’es pas boxeur. Débutant ou champion du monde, c’est les coups des autres qui te font apprendre, progresser ! » À la façon d’une « éthique de corps » (Weber, 1996 : 333), cette croyance fondamentale dans la force du col-lectif comme source des individuali-tés guide les gestes de l’entraînement en leur conférant l’épaisseur d’une socialité charnelle. Faire leur « des-cription dense » (Geertz, 2003), c’est alors retrouver ces fonds d’épreuves partagées, tous ces sédiments d’expé-rience – les rappels continus de l’exil et la scansion des étrangetés – qui, dans le langage de Maurice Merleau-Ponty (1964 : 181-183), composent la « chair » des boxeurs que nous avons rencontrés. Plus qu’une constitution anatomique livrée à l’exercice des poings, elle est cette mémoire sensible des expériences vécues qui, en deçà des consciences, constitue le cadre tout à la fois individuel et social des percep-tions du monde et de ses combats. Ici le corps du boxeur n’apparaît jamais, dans toute sa visibilité, que comme synthèse de cette mémoire des luttes dont l’invisibilité recèle le sens des conversations de gestes. Qu’elles se logent dans les échanges de coups, les murmures kabyles de Mohand ou, poing par poing, dans le corps-à-corps de Luis avec ses solitudes passées, elles

disent l’épaisseur des engagements pugilistiques dont les figures agonis-tiques s’annoncent comme la méta-phore d’autres combats, ou l’art de faire corps des mal-heurts de l’Autre dans l’éclat de ses coups.

Dans l’éclat de l’Autre : l’art de faire corps

n

Parfois, le regard des boxeurs ment. Il fixe un point précis sur le corps de l’adversaire, comme pour désigner l’endroit où le gant va frapper, mais sans aucune sincérité. Celle-là est ailleurs : dans l’attaque qui, au même moment, se passe de voir pour s’abat-tre férocement sur cette pommette ou sur ce foie que l’œil ne visait pas… Et tandis que le regard d’Akim mentait, ce soir-là, c’est le foie de Mourad qui a écopé. Le souffle coupé, il peine à se ressaisir. Cahin-caha, ses appuis sem-blent hésiter à fouler à nouveau la toile du ring. Un léger râle trahit encore l’insistance de sa douleur lorsque, vio-lent et subreptice, l’uppercut jaillit. Œil pour œil : le coup a fait mouche. Sus-pendu à ce bras qui semble être venu tout entier s’écraser sur sa mâchoire, Akim en digère les craquements avec peine. Il les mâchonne et les avale tel un poison qui semble l’avoir fait vieillir de plusieurs années en l’espace d’à peine quelques secondes. Celles-là ont suffi pour que presque tout le monde, à la salle, se rapproche. Per-sonne ne veut plus perdre une miette de l’affrontement dont les suites seront à l’avenant : tactiques, inventives et rudes. Alors que leurs destins frères s’ébattent entre les cordes, Akim et Mourad, fraîchement arrivés d’Algé-rie, rêvent aux carrières professionnel-les qu’ils ambitionnent de faire ici. Ce que confirme aussitôt Mehdi. Hypno-tisé par les figures de leurs luttes, il se presse auprès de moi, en camarade de salle, pour me lancer : « T’as vu hein, ils savent pourquoi ils sont là ! Ils sont pas venus du bled pour rien ! Ils ont galéré là-bas… Ils donnent que ce qui fait mal ! Y’a l’Algérie là-dedans… » Et leurs mémoires de l’Algérie c’est quoi, si ce n’est la chair de leurs combats ?

Page 85: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

84 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Entre « eux » et « nous »…

Une chair dont Akim a montré les blessures, bien plus profondes que l’impact de quelque coup de poing, lorsqu’il m’a expliqué pourquoi lui et son cousin Mourad, tous deux plusieurs fois champions d’Algérie et membres de l’équipe nationale de boxe, avaient pris la décision de quit-ter leur ville de Chleff, et le pays. À l’exaspération de voir leurs meilleures années se perdre dans les difficultés d’une jeunesse locale prise au piège d’un inextricable marasme politico-religieux, s’était ajoutée l’expérience de la guerre civile, rude de ses terreurs. Témoins de sa violence, ils s’étaient moins sentis menacés que radicale-ment étrangers à ce que devenait leur province abandonnée aux déchire-ments fratricides. Dans ces éclats de l’Autre où l’on ne cessait d’inventer ses ennemis tout en fauchant n’importe qui, Akim et Mourad avaient non seulement perdu le sens des coups, mais encore l’espoir de le retrouver. Le leur, d’espoir, ils ne le voyaient plus qu’ailleurs : du côté de la France et d’une carrière de pugiliste profes-sionnel qui, loin de l’Algérie, rendrait leurs luttes à nouveau intelligibles. Sur le ring, où les coups ont un sens, de même qu’une chance de payer, ne décide-t-on pas face à face de qui reste-ra debout en prenant le risque assumé d’une mort – le K.O. – qui reste le plus souvent métaphorique ? Redonner du sens à leurs combats c’était donc, pour Akim et Mourad, opter pour l’exil à l’instar de Bachir, leur ancien entraî-neur, récemment installé à Strasbourg où il travaillait en tant qu’éducateur dans un quartier populaire de la ban-lieue nord. C’est d’ailleurs Bachir qui avait organisé leur venue en France, allant jusqu’à contacter Luis pour qu’il accepte d’accueillir les deux boxeurs dans son gymnase, le seul alentour à compter un groupe de combattants professionnels. Fidèle à son « éthi-que de corps », Luis avait répondu en décidant d’aider les deux impétrants à tenter leur chance. Depuis, Akim et Mourad chaussaient leurs gants cha-que soir, espérant les recouvrir de l’or d’une victoire. Pour elle, c’est d’abord le goût ferreux du sang échappé de

leurs lèvres fendillées par les coups qu’ils s’habituaient à ruminer. Une rumination âpre comme celle du pré-sent composé de leurs exils, depuis lequel ils tentent de bâtir un statut – celui de boxeur professionnel – dans l’adversité de ses dilemmes : comment être de là-bas tout en vivant ici, ou comment s’arranger quotidiennement de l’étrangeté de ses souffrances et du poids de ses rêves ?

Quelles que puissent être les issues trouvées par chacun dans ces labyrin-thes du soi, de nombreuses phrases homologiques, ressemblances dans les différences des histoires singulières, se dégagent de ces fragments de bio-graphies – celles de Boris, Mohand, Luis, Akim et Mourad – où s’éprouve, toujours à l’entre-deux, la fluctuation des frontières de l’« en-groupe » et du « hors-groupe » (Merton, 1997 : 142-148). Ne plus être de là-bas, tout en étant pas tout à fait d’ici constitue dès lors l’expérience d’un soi hybri-de, conçue par Robert Park comme la marque de l’ « homme marginal » (1950 : 354-356). Si cette figure de l’étranger doublement préjudicié se couvre de divers visages, selon les contextes son empreinte diffuse conti-nue de se décliner dans les récits de vie livrés par les autres boxeurs. Entre « eux » et « nous » (Hoggart, 1970 : 117 et passim), elle émerge régulièrement d’une confrontation de l’individu à l’arbitraire des constructions sociales de sa propre dissonance par rapport à des groupes, des institutions, des espaces nationaux qui lui manifestent son étrangeté. Ainsi de la piètre chro-nique des préjugés ordinaires nourris à l’égard des ressortissants des quar-tiers populaires, des Maghrébins, des Noirs, susceptible d’être illustrée par chacun à la salle. Génératrices d’un sentiment d’altérité vécu dans l’adver-sité d’une réalité externe et coercitive, ces socio-logiques de l’Alter fondent le sentiment d’un « préjudice originel » (Mohand : « ma mère est française, mon père est algérien et je suis venu au monde… Qu’est-ce-que tu veux que j’y fasse ? »), dans le même temps qu’elles créent les tensions de son dépasse-ment (Mehdi : « en France, pour un Arabe, c’est difficile. Il ne faut pas qu’il soit bon, il faut qu’il soit le meilleur »).

Saisir les actes d’un tel mouvement, inséparablement individuel et social, par lequel les boxeurs des Gants d’Or s’efforcent d’échapper à un certain déterminisme destinal nous a conduit à envisager en chair et en os les condui-tes de leurs corps comme un analyseur privilégié des confrontations à l’Autre, depuis les blessures de l’altérité jusqu’à la résistance aux coups. Reste mainte-nant à observer les scènes publiques de ces confrontations, lorsqu’elles concentrent sur le moment du combat toute cette dialectique pugilistique de l’Autre et du soi.

… le corps de l’Autre et le partage des coups

Saverne, samedi 29 janvier 2000. Nassim boxe ce soir. Son adversaire est un pugiliste de Saint-Lô. Professionnel chevronné, il a disputé l’an dernier la finale du championnat de France. Une victoire sur cet adversaire plus capé que lui serait donc du meilleur effet pour la carrière du boxeur stras-bourgeois. A trente ans passés, il ne lui reste d’ailleurs plus beaucoup de temps pour la couronner d’une impor-tante victoire. Cela dit, malgré l’en-jeu du moment, l’homme affiche une certaine décontraction. Enveloppé par les siens – ceux des Gants d’Or, qui forment autour de lui une façon de peau protectrice de ce corps que tous investissent – Nassim passe de l’un à l’autre, plaisante, serre des mains et ne cesse pas de toucher les membres de sa « famille pugilistique », comme s’il lui fallait toujours éprouver leur présence par le maintien d’un contact tactile. D’ailleurs, j’entre moi-même dans la spontanéité de cette effervescence col-lective et lui adresse chaleureusement tous mes encouragements. Comme les autres, j’ai droit à un large sou-rire accompagné d’une franche tape sur l’épaule. Peu après, je glisserai à Mohand : « Ça va, Nassim a l’air plutôt cool ; il semble pas trop stressé… »

Mohand : « Tu sais, il a du métier : plus de quarante combats «pro». Mais crois-moi, il est stressé. Il le gère mieux maintenant qu’au début quoi. C’est pour ça qu’il est pas seul aussi. C’est très important de pas laisser un boxeur seul avant un combat. Il faut toujours l’en-

Page 86: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

85

Jérôme Beauchez Dans l’éclat de l’Autre

tourer. Sinon, il gamberge tu vois. Et ça c’est pas bon, quand tu commences à te poser des questions… C’est hyper important de sentir les gars toujours autour de toi avant le combat. Dans les vestiaires, partout, tout le temps : un boxeur doit jamais être seul ! »

Marquée d’une grande conviction, l’exclamation de Mohand me renvoie aussitôt à cette phrase que Luis ne cesse de répéter à la façon d’une sen-tence du corps combattant : « seul, t’es pas boxeur ». Au-delà du face-à-face, c’est dire qu’en dépit de la solitude visible de chacun des opposants, l’un comme l’autre est lui-même un « com-mun » (Sartre, 1985 : 28). Puisqu’un véritable entrelacs de relations sociales rattache chaque boxeur à ses adversai-res passés, aux salles d’entraînement et, surtout, au groupe de pugilistes qui l’a forgé puis porté jusqu’au ring, au moment de l’affrontement il en vient en effet à totaliser, c’est-à-dire à incar-ner ce que Victor Turner aurait appelé une communitas pugilistique (1990 : 97-98). Tandis que cette dernière réfère les boxeurs aux liminarités du travail social qui, à l’abri des regards,

les a produits tels qu’ils apparaissent sur la scène publique du combat, elle évoque donc avant tout cette forme particulière d’être-pour-soi sociologi-que (Simmel, 1999 : 398) qu’ils consti-tuent avec leurs partenaires réguliers d’entraînement. Car c’est bien là, dans le secret du corps et de ses techni-ques, que les habiletés individuelles s’extraient du creuset de forces et de volontés que tous composent sous l’autorité de l’entraîneur et des pugi-listes les plus expérimentés (Sugden, 1996 : 69 ; Wacquant, 2000 : 99-103). Si les détails de cette construction sociale ne sauraient être exposés ici, il n’en demeure pas moins que l’obligation faite à chaque pugiliste d’un indéfec-tible don de soi tout au long de sa formation explique la forme même du contre-don qu’il reçoit de la part de ses compagnons de salle au moment de combattre en public ; alors qu’il a donné de son corps à l’entraînement, c’est un corps prêt au combat que le boxeur accompli obtient en retour. Un corps ritualisé dans la représentation collective qu’en donnent les membres de la communitas, comme ceux des

Gants d’Or, présents autour de Nas-sim qu’ils touchent, maintiennent et accompagnent jusqu’au moment de l’affrontement. Et c’est bien pour cela qu’au seuil du combat, sur le dernier chemin conduisant des vestiaires au ring, cette peau protectrice collecti-vement enveloppée autour de celui qu’on appelle à lutter ne se défait pas. Au contraire, elle renforce sa trame. Ainsi la plupart des boxeurs se trou-vent-ils portés au cœur et par le chœur des leurs jusqu’à la toile du ring, où ils incarneront la force de ce collectif charnel, le « corps des boxeurs », qui semble vivre et s’étendre au-delà d’une simple juxtaposition de ses membres. Ce corps articulé aux concordances des luttes intimes, Nassim l’incarnera ce soir-là de la plus belle manière qui soit : celle de la victoire. Par l’ensemble de ses gestes, elle s’est du reste infiltrée et même prolongée dans la chair des siens qui l’ont spontanément associée à chacun de leurs mouvements. Tandis qu’ils mimaient symptomatiquement les actes du combat de Nassim au bas du ring, tous souffraient et s’élançaient de concert avec lui. Cette « excitation

Page 87: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

86 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

mimétique » des membres (Elias, 1994 : 54) a par conséquent exulté, à l’annon-ce du résultat, avec toute la satisfaction d’une preuve de valeur collectivement retirée de l’affrontement. Bien sûr, cette preuve par corps a d’abord été conquise par Nassim. Mais tout en lui, depuis les regards qu’il vissait avec insistance dans ceux de ses par-tenaires de salle, jusqu’à ses bras qu’il ne cessait de lever avec eux dans une sorte d’échange continu des signes de la victoire, indiquait qu’il leur offrait son moment de gloire en partage. La leçon de ces rituels de cohésion reste donc qu’un boxeur n’est jamais seul qu’en apparence face à un adversaire vraisemblablement aussi « nombreux » que lui. Montrer toute cette épaisseur sociale du combat revient dès lors à densifier sa description par la décou-verte du fond de socialité charnelle sur lequel se découpent les figures indivi-duelles de la lutte.

L’intelligence de la lutte : une phénoménologie de l’homme capable

Tel que nous l’avons décrit, le corps des boxeurs apparaît en effet, dans toute la densité de ses combats, comme la métaphore vive de chairs qui por-tent au plus profond de soi les marques ainsi que l’espérance d’une véritable « lutte pour la reconnaissance »2. Si « une phénoménologie de la pratique montre son objet » (Rauch, 1992 : 284), alors il semble bien se donner dans ce combat que mène chacun des boxeurs que nous avons rencontrés pour se révéler en tant qu’homme capable de surmonter, en leur faisant face, les dif-férentes « mises en incapacité » qui ont jalonné son parcours. Réunies sous le signe de l’étrangeté, entendue comme un mal de l’exil éprouvé dans la simul-tanéité de ses pertes (celle de là-bas et celle d’ici), ce sont là autant d’ex-périences d’une brutalisation du rap-port à l’Autre dont il ne reste jamais que l’énigme. Inscrite dans le flux des vécus comme violence fondatrice d’un véritable rapport de dureté au monde social, l’épreuve d’étrangeté telle que nous l’avons définie déplace ainsi les accents de réalité de la violence-appa-rence du corps-à-corps, dont elle sus-

pend les évidences, vers l’invisibilité des blessures laissées par toutes ces négations de soi auxquelles les boxeurs tentent précisément de répliquer en affirmant l’indéfectible maintien de leur coprésence face à l’adversité. « Faire honneur » et « montrer ses capacités », comme Luis ne cesse de le demander à ceux qui s’engagent dans l’épreuve des poings, apparaît dès lors comme le vœu-chair d’une reconnais-sance de sa propre valeur bien sou-vent contestée, voire mise en échec par l’Autre généralisé sous le visage ano-nyme des différentes stigmatisations de l’altérité. À partir de l’entrecroise-ment des schèmes biographiques que nous avons présentés en toile de fond d’une intelligence des luttes pugilis-tiques, ce texte a tenté de montrer les conditions sociales d’émergence d’un tel vœu de reconnaissance. Tout l’enjeu de son écriture consiste en une sociologie de cette intention vers le monde dont l’expérience se charge d’étrangeté. Quant à la question du remplissement, ou de l’aboutissement de cette intention – quelles chances objectives les boxeurs ont-ils d’exaucer leur vœu ? Faut-il pour cela devenir un champion ? – elle reste majoritaire-ment en suspens car elle s’éloigne par trop du cadre de cet article appliqué à décrire la densité des expériences sociales qui contribuent à la genèse des pugilistes ordinaires. S’empresser de le lire comme une chronique de l’intégration sociale par la pratique de la boxe reviendrait par conséquent à se méprendre sur son objet, et à manquer le sens que les acteurs prêtent à leurs engagements pugilistiques. Tandis que l’idée d’intégration sociale des immi-grés, ou des héritiers de l’immigra-tion, s’exprime le plus souvent dans le langage des « établis » (législateurs et décideurs politiques) à la façon d’une demande adressée aux « outsiders » de gestion des effets de leur étrangeté (Sayad, 1999 : 307-317), tout le travail de reconnaissance sociale entrepris par nos boxeurs vise précisément à refuser l’idée même de cette étran-geté subie comme une énigme et un affront. Comment pourraient-ils alors se charger de trouver la solution d’un problème, dont ils n’acceptent pas les termes, en lieu et place de ceux qui leur

en imposent l’expression ? Celle des boxeurs est ailleurs : dans les combats publics que livrent sans exception tous ceux des Gants d’Or. Au-delà de la notion de compétition, ces luttes appa-raissent comme la seule façon d’obte-nir de l’Autre (l’adversaire, et surtout l’assistance) l’approbation généralisée d’une valeur jusqu’alors seulement attestée par l’entraîneur et les autres membres du corps combattant.

C’est donc bien face à cet Autre, affronté devant témoins, que le « par-cours de reconnaissance » accompli par chaque boxeur prend tout son sens, puisqu’il s’agit alors d’en concré-tiser la mutualité par la démonstration publique de ses capacités à s’imposer (c’est-à-dire à prendre l’ascendant sur son rival ou, au moins, lui disputer âprement sa victoire). Entre les cor-des, au cœur de la lutte, la vie des pugilistes semble ainsi s’incorporer un peu plus intensément au risque d’une mort théâtralisée et spatialisée par l’aire de combat ; un risque dont la dramaturgie encordée martèle ses jeux de mort à celui de vivre, d’autant plus vivement disputé qu’il s’arrache entre deux corps affrontés. S’il y a une façon d’ « ordalie pugilistique », comme une épreuve de valeur dont on retirait sa légitimité d’exister en tant que boxeur (Le Breton, 2000 : 53-66), elle se loge là, dans le corps et la chair des com-battants, heurtés entre soi. Elle montre d’ailleurs que la figure du sacrifice, en boxe, c’est toujours soi. Un soi d’abord engagé, Loïc Wacquant l’a bien vu (2000 : 68-69), dans la dureté de la préparation des corps, avec tous les exercices, les régimes alimentaires, les fatigues et les privations qu’il faut endurer pour satisfaire à l’ascèse pugi-listique exigée de tout prétendant à l’affrontement sur un ring. Et un soi ensuite confronté, et ça Wacquant ne le dit pas, à l’Autre, sur le ring, qui en figure une façon de « part maudite ». Même poids, même nudité combat-tante, même tension vers la valori-sation, mêmes expériences ; souvent, c’est une inquiétante gémellité qui s’agite ainsi devant le pugiliste. Une gémellité non pas trait pour trait, mais ressentie en dedans, comme un dou-ble étranger que l’on affronterait dans l’épreuve percutante du face-à-face.

Page 88: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

87

Jérôme Beauchez Dans l’éclat de l’Autre

Tout se passe alors comme si, pour fonder sa propre valeur, il fallait, au moment décisif du combat, l’arracher aux ressemblances de l’Autre, dont le miroir devra être brisé. De là, Si René Girard a raison, et s’il existe bien un quelconque caractère anthropologique du « sujet » qui l’inclinerait à fonder son identité en la séparant d’abord d’une trop grande ressemblance sacri-fiée sur l’autel du « nous » (1972 : 9-61), alors la boxe et l’affrontement de ses vies nues figurent très certainement quelque chose de ce combat pour soi dont l’Autre est à la fois le terme et la condition, puisque tout se joue avec lui, et en même temps contre lui, dans l’éclat des coups.

Bibliographie

Berger P. et Luckmann T. (1996 [1966]), La construction sociale de la réalité, Paris, Mas-son/Armand Colin.

Dubet F. et Lapeyronnie D. (1992), Les quartiers d’exil, Paris, Seuil.

Elias N. et Dunning E. (1994 [1986]), Sport et civi-lisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard.

Geertz C. (2003 [1973]), La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture, in Céfaï D. (textes réunis, présentés et com-mentés par), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, p. 208-233.

Ginzburg C. (2003), L’historien et l’avocat du diable, entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal (première partie), Genèses, vol. 4, n°53, p. 113-138.

Girard R. (1972), La violence et le sacré, Paris, Grasset.

Goffman E. (1973 [1959]), La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Paris, Minuit.

Hoggart R. (1970 [1957]), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit.

Le Breton D. (2000 [1991]), Passions du risque, Paris, Métailié.

Luckmann T. (1997), Les temps vécus et leurs entrecroisements dans le cours de la vie quoti-dienne, Politix, vol. 10, n°39, p. 17-38.

Merleau-Ponty M. (1964), Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard.

Merton R. K. (1997 [1953]), Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Armand Colin.

Park R. E. (1950), Race and culture. Essays in the sociology of contemporary man, New York, The Free Press.

Rauch A. (1992), Boxe, violence du XXe siècle, Paris, Aubier.

Rey N. (2001), Lakou et ghetto. Les quartiers périphériques aux Antilles françaises, Paris, L’Harmattan.

Ricœur P. (2004), Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock.

Sahlins M. (1980 [1976]). Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle. Paris, Gallimard.

Said E. W. (2008), Réflexions sur l’exil et autres essais, Arles, Actes Sud.

Sammons J. T. (1988), Beyond the ring. The role of boxing in American society, Urbana & Chicago, University of Illinois Press.

Sartre J.-P. (1985 [1958, inachevé]), Critique de la raison dialectique. 2. L’intelligibilité de l’his-toire, Paris, Gallimard.

Sayad A. (1999), La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil.

Simmel G. (1999 [1908]), Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF.

Sugden J. (1996), Boxing and society. An inter-national analysis, Manchester, Manchester University Press.

Turner V. W. (1990 [1969]). Le phénomène rituel. Structure et contre-structure. Paris, PUF.

Wacquant L. (2000), Corps et âme. Carnets eth-nographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone.

Weber M. (1996), Sociologie des religions, Paris, Gallimard.

Notes

1. Tandis qu’en créole le terme lakou servait originellement à désigner la cour arrière des cases, sa signification s’est peu à peu étendue à l’organisation socio-spatiale des « bidonvilles » et des « ghettos » antillais. À propos des richesses et des misères de ces espaces, voir notamment le beau travail publié par Nicolas Rey (2001).

2. Tandis que l’idée renvoie à la lecture proposée par Axel Honneth du thème hégélien de l’Anerkennung, le dévelop-pement à suivre s’inspire de sa reprise par Paul Ricœur dans son Parcours de la reconnaissance (2004). Précédé d’une phénoménologie de l’homme capable qui interroge sur le mode du « je peux » les conditions du « se connaître soi-même » (117-236), le moment de l’Anerkennung, ou de la reconnaissance mutuelle, est pré-senté par le philosophe comme l’indispen-sable réponse de l’Autre aux questions intimes du « soi ». Puisqu’il donne une assise sociale à ce que nous-mêmes iden-tifions comme nos « capacités », il s’appa-rente en effet à un désir d’exister que seule la reconnaissance d’autrui peut réaliser (237-378).

Page 89: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

étranges étrangers au fil des générations L’analyse d’un récit de vie

c omment les descendants d’im-migrés intègrent-ils leurs ori-gines étrangères et surtout

comment et sous quelles formes les transmettent-ils à leurs propres enfants ? Comment la condition « d’étrangers » des personnes immi-grées se transmet-elle de génération en génération ? En nous basant sur une étude de cas, nous étudierons, dans cet article, une manière dont l’étrangéité peut être intégrée à une trajectoire et comment elle peut se transmettre de génération en géné-ration. Nous nous baserons sur un récit de vie mené avec Amel1, une jeune femme d’origine marocaine qui est née et qui a grandi en France. Cette analyse est réalisée à travers une étude empirique qualitative dans le cadre d’une recherche sur les trans-missions de pratiques éducatives dans des familles d’origine marocaine en France et en Allemagne sur trois générations. L’enquête qualitative est menée à base de récits de vie croi-sés (Delcroix 1995) et de la méthode d’analyse herméneutique et séquen-tielle telle qu’elle a été développée par Fritz Schütze (Schütze 1977) et Gabriele Rosenthal (Rosenthal 1995, 2005) en Allemagne.

Nous verrons comment la jeune femme atteint un difficile équilibre entre auto-perception et perceptions imposées par l’extérieur, et comment elle allie à la fois une déconstruction de la figure de l’étranger à une adap-tation aux discriminations de son entourage.

Les analyses empiriques seront contrastées avec les concepts théo-riques sur l’étranger de Simmel, Baumann et Bhabha, dans lesquels l’étranger est notamment perçu comme figure d’ambivalence suscep-tible d’entraîner une reformulation de notre ordre social, un dépassement de soi. Après un bref portrait biographi-que de la jeune femme interviewée, nous verrons comment Amel tente, dans un premier temps, de séparer les mondes. Nous étudierons ensuite comment, se voyant dans l’impossi-bilité rejeter ses origines marocaines, elle se voit confrontée à une phase de repositionnement identitaire. Enfin, dans un troisième temps, nous ver-rons comment s’opère la transmission de son étrangéité à ses enfants, et comment la jeune femme entreprend un difficile équilibre entre revendica-tions de déconstruction de l’étranger et adaptation aux vues discriminatoi-res de son entourage.

Portrait biographique d’Amel

n

Amel est une jeune femme d’une trentaine d’années d’origine marocai-ne qui est née et qui a grandi dans une ville de l’Est de la France. Son père a émigré en France dans les années 60, sa femme et leurs enfants y émigrent à leur tour dans les années 70 dans le cadre du regroupement familial. A seize ans, la jeune femme tombe enceinte de Luc, son petit ami, qui vit dans la même cité HLM périphérique qu’elle mais qui quant à lui est d’ori-gine française. Ne pouvant rester dans sa famille suite à l’enfreinte des règles familiales et culturelles que représente sa grossesse, elle arrête l’école et quitte le domicile familial.

Elle emménage, dans un premier temps, dans un logement social dans une autre cité. Son but central étant de quitter « la cité », elle inscrit sa fille dans une école maternelle dans un autre quartier, ce qui la contraint à de longs trajets quotidiens. Après plusieurs années de semi-séparation avec Luc, qui continue de vivre dans leur banlieue d’origine et qui, au sein de son groupe d’amis, se trouve dans une dynamique de délinquance, elle pose un ultimatum à ce dernier :

88

elise papeDoctorante en sociologie Goethe-Universität, Frankfurt a.M. Université de Strasbourg Laboratoire Cultures et Sociétés en Europe (CNRS/UdS) <[email protected]>

Page 90: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

89

Elise Pape Étranges étrangers au fil des générations

c’est soit elle et leur enfant, soit sa cité et ses amis. Luc opte pour Amel et l’enfant ; il suit une formation et trouve un emploi. Le couple se marie et déménage dans un autre quartier hors de la banlieue. Ils ont un second enfant. Amel à son tour suit une for-mation et trouve un emploi dans son domaine professionnel. Sept ans après son départ du bercail familial, sa mère fait un infarctus et, se voyant mourir, appelle sa fille à son chevet. Elle ne mourra en fait que six ans plus tard, maios cette première attaque cérébrale marque la fin de la rupture entre Amel et ses parents ainsi qu’une grande par-tie de sa fratrie. Les origines étrangères d’Amel constituent l’un des thèmes centraux du récit et sont au cœur de sa définition de la transmission de ses origines marocaines à ses enfants.

Références théoriques n

Nous aborderons les différents sujets en lien avec Amel en nous référant à l’image de l’étranger et de l’ambivalence tels qu’on les retrouve dans les travaux théoriques de Georg Simmel, Zygmunt Bauman et Homi K. Bhabha en voyant, à chaque fois, en quoi la jeune femme correspond aux postulats avancés par les théoriciens.

Dans ses « Digressions sur l’étran-ger » (Simmel 1908), Simmel insiste sur les notions de distance et de proxi-mité qui sont remises en cause par la présence de l’étranger. Pour Simmel, l’étranger a la particularité d’être, non pas celui qui vient pour repartir, mais celui qui vient et qui reste dans entou-rage d’accueil nouveau. Autrement dit, l’étranger n’est pas celui qui vit dans une contrée lointaine ni celui qui n’est que de passage, mais celui qui reste assez longtemps à un endroit pour qu’il devienne un élément du groupe et que son entourage se confronte à lui. L’étranger peut alors mener à une déconstruction des notions du pro-che et du lointain dans la mesure où, selon Simmel, il partage avec le reste du groupe des qualités générales qui peuvent troubler ce dernier, lui rappe-lant l’aléatoire de ses propres relations dont il croyait qu’elles le démarquaient de l’étranger (Simmel 1908).

Dans l’œuvre du théoricien post-colonial Homi K. Bhabha, l’étranger, et en particulier la situation colo-niale, peuvent permettre de quitter des notions figées et univoques pour mener à de nouvelles constructions sociales et identitaires. C’est en se pla-çant dans la périphérie, en recherchant une position proche des frontières, que l’individu pourra investir une identité hybride dans les interstices entre signifiant et signifié et attein-dre le « troisième espace » libérateur que développe Bhabha. C’est ainsi qu’un individu peut mettre en avant l’aléatoire du rapport entre signifiant et signifié et concourir à une nou-velle perception du monde qui reste en mouvement. C’est notamment par l’hybridité, dans laquelle il n’y a, selon Bhabha, pas de hiérarchie entre l’ori-ginal et sa copie, par la reconnaissance de l’Autre comme partie de soi-même qu’une dissolution des frontières et ainsi une émancipation d’unités de sens figées peuvent être atteintes (Bha-bha 1994).

Nous nous pencherons également sur l’œuvre de Zygmunt Bauman en rapport avec les différentes réactions possibles envers l’étranger. Dans l’œu-vre de Bauman, l’étranger est présenté comme celui qui nous rappelle l’ambi-valence inhérente du monde qui reste masquée par un ordre, une structu-ration d’une part nécessaires à la sur-vie de l’homme, mais d’autre part en décalage avec la réalité ambivalente de notre existence. L’étranger rappelant la fragilité de cet ordre social, il peut susciter différentes réactions violen-tes de la part de son entourage. Dans l’époque moderne, Bauman décrit ces réactions comme allant de l’assimila-tion, de l’exclusion, de la discrimina-tion jusqu’à l’extermination comme dans l’Holocauste, alors que dans l’ère postmoderne, les réactions face à l’étranger sont marquées par une indifférence qui, ainsi que dans l’ère moderne, empêche un dialogue avec ce dernier (Bauman 1995, 2002).

Dans l’analyse suivante du récit de vie d’Amel, nous nous attacherons particulièrement à cette figure d’am-bivalence qu’incarne l’étranger qui est, selon les trois auteurs, susceptible

d’entraîner une reformulation de notre ordre social, un dépassement de soi.

Ici vs. là-bas n

Une séparation des mondes

L’une des thématiques récurren-tes tout au long du récit de vie est représentée dans les termes « ici » et « là-bas » employés par la jeune femme pour désigner la France et le Maroc. Cette thématique traduit la manière dont Amel réagit dans un premier temps par rapport à son « étrangéité », à ses racines marocaines étrangères. On constate par conséquent ici un rejet d’appartenance ambivalente de la jeune femme.

Dans son discours, le « ici » et le « là-bas » sont présentés comme étant clai-rement séparés l’un de l’autre. Lorsqu’ Amel évoque les deux mondes, ce n’est pas pour montrer leurs similitudes, mais au contraire pour souligner leurs différences. La jeune femme évoque à plusieurs reprises le « mode de vie là-bas qui n’a rien à voir avec ici », faisant ainsi transparaître une incompatibilité des deux mondes.

Deux raisons principales sont à la source de cette séparation. D’une part, la fermeté de ses parents par rapport au respect de leur religion et de leur culture, qui a mené à sa répudiation au moment de sa grossesse, a forte-ment contribué à cette vision séparée des mondes. D’autre part, et c’est ici le thème dominant dans l’analyse, la discrimination de sa culture d’ori-gine et la situation de discrédit (Del-croix 2007) dans laquelle se trouvent, dans de nombreux cas, les personnes issues de l’immigration maghrébine, concourent largement à une sépara-tion des mondes par Amel. Face aux discriminations qu’entraînent ses ori-gines marocaines « là-bas », elle établit une séparation stricte entre les deux, optant pour une vie « française », pour une vie « ici ».

En effet, outre les déceptions d’Amel par rapport à la culture maro-caine, notamment quant au rôle de la femme, son choix pour le « ici » s’explique largement par les expérien-ces de discrimination rencontrées.

Page 91: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

90 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Ces expériences, qui sont évoquées de manière récurrente tout au long de l’entretien, sont décrites comme freinant voire menaçant ses projets de mobilité sociale, tel que cela s’est notamment avéré dans sa recherche de logement et de stage dans lesquelles l’intervention de personnes d’origine française a été nécessaire afin qu’elle parvienne à ses buts.

De plus, la préférence d’Amel pour le « ici » s’explique par son intério-risation d’une vue dépréciative des immigrés d’origine maghrébine, qui s’exprime notamment dans son emploi d’images péjoratives et stéréo-typées d’immigrés marocains. Cette intériorisation, qui est accompagnée par une acceptation des rapports de force entre la population majoritaire

et les personnes d’origine immigrée, transparaît dans le caractère défen-sif de l’entretien. On constate ici une acceptation de l’assimilation que Bau-man décrit comme une confirmation de la propre infériorité, et qui consti-tue selon lui l’une des conséquences de d’exclusion de l’étranger (Bauman 1995). En effet, dans de nombreux pas-sages, Amel justifie l’immigration et le mode de vie de ses parents, comme si ceux-ci n’allaient pas de soi. Ainsi, en parlant du rapatriement familial, elle dit de son père :

« Après l’armée ils ont monté les immeubles, après il a travaillé à l’usi-ne, il a rapatrié sa famille mais il a travaillé. »

Par son ajout « mais il a travaillé », elle excuse et légitime le rapatriement familial, comme s’il nécessitait une justification.

Enfin, le choix d’Amel pour le « ici » s’explique également par une intériori-sation de l’assimilation comme mode d’intégration. Le fait de s’adapter au mode de vie français devrait, selon elle, entraîner une intégration dans son entourage et une reconnaissance de la part de ce dernier. Elle aurait pu au contraire insister sur son droit d’être acceptée en tant que différen-te ; ce qu’elle revendique, cependant, c’est une acceptation en raison de son adaptation au mode de vie français. Les réactions de son entourage, à la suite desquelles elle se sent rappelée à ses origines, provoquent un mou-vement de retrait. On retrouve cela notamment dans le passage suivant, dans lequel Amel évoque le fait d’être comme tout le monde ce qui, selon le principe de l’assimilation, devrait entraîner son acceptation :

« (…) du coup je me mets en retrait, je me fais discrète, en fait je le ressens. Alors que normalement on ne devrait pas. Alors c’est vrai qu’on s’intègre au maximum, je veux dire voilà je mange du porc, c’est vrai comme je ne prati-que pas la religion, je mange du porc; je vais chez mon frère il me fait mon apéro hein comme tout le monde mais c’est vrai que par moments on peut le ressentir. »

De manière générale, la sépara-tion qu’Amel opère entre le « ici » et le « là-bas » traduit les phénomènes

Page 92: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

91

Elise Pape Étranges étrangers au fil des générations

suivants. La jeune femme, devant l’in-transigeance de son entourage, opte pour une attitude de séparation, de différenciation entre un « ici » et un « là-bas ». En effet, non seulement ses parents n’acceptent que difficilement que leurs enfants aient des partenaires non marocains et un mode de vie fran-çais, mais le regard dépréciateur de la société française sur les Marocains, les discriminations qui s’ensuivent et la pression de se plier à l’assimilation la poussent à percevoir ces deux mon-des comme quasiment incompatibles. Devant ce choix, Amel opte pour une mise à distance de ses origines étran-gères, d’une part parce qu’elle n’adhère pas à certaines orientations du monde marocain tel qu’elle le décrit en termes de valeurs et de rapports des sexes, d’autre part parce qu’elle a intériorisé la vision péjorative de ce monde par son entourage français et, enfin, afin d’échapper au mieux à la discrimina-tion et d’accéder à un niveau de vie plus élevé en rendant, dans la mesure du possible, son étrangéité invisible.

Tentatives de rapprochement des mondes

Malgré cette séparation stricte, il existe néanmoins deux contextes dans lesquels la jeune femme établit un lien entre le « ici » et le « là-bas », qui for-ment les premiers révélateurs de la l’ambivalence de la jeune femme que l’on retrouve dans les approches théo-riques de Simmel, Bauman et Bha-bha citées ci-dessus. Dans un premier temps, on constate un rapprochement des mondes dans son rapport avec ses parents. Afin qu’ils acceptent mieux son mode de vie, Amel effectue pour eux une mise en lien des mondes, une comparaison des deux. Ces mises en lien se démarquent des passages dans lesquels elle oppose le « ici » au « là-bas » en mettant leurs différences en exergue. Ici, ce sont les liens familiaux qui mènent à un rapprochement des cultures opéré par la jeune femme. Ce rapprochement culturel n’apparaît cependant qu’au sein de leur relation, et n’est pas affirmé à l’extérieur.

On retrouve un autre rapproche-ment de ces mondes lorsqu’il s’agit de situations dans lesquelles Amel évoque

les discriminations que vivent des per-sonnes d’origine marocaine. Ici, c’est la dénonciation des discriminations qu’elle vise. En effet, en montrant les similitudes qui existent entre le « ici » et le « là-bas », notamment dans l’op-pression de la femme, c’est l’injustice de la discrimination elle-même qu’elle dénonce.

Ces deux tentatives de rapproche-ment traduisent que, bien que tran-chée dans l’entretien, la séparation des mondes n’entraîne pas une posture d’Amel aussi déterminée pour autant. A la fois critiquant et défendant les deux, elle semble mettre en place un exercice d’équilibre difficile entre les mondes, critiquant le « ici » qu’elle pri-vilégie pourtant, défendant le « là-bas » que pourtant elle critique.

Ainsi, parce qu’elle ne veut pas renier ses origines et surtout pas ses parents, et aussi parce qu’elle est révol-tée par l’attitude injuste du monde « français » par rapport aux immigrés marocains, Amel effectue, dans son discours, un équilibre extrêmement complexe et difficile entre accusa-tion et protection simultanées de ses parents, de la culture marocaine, et de la société française.

Le positionnement identitaire d’Amel

n

La jeune femme entreprend tout d’abord, comme nous l’avons vu, une séparation des mondes très marquée malgré certains aspects ambivalents, dans laquelle elle opte pour le « ici » français. Plusieurs événements vont néanmoins rendre impossible la pour-suite de cette séparation et mener à un repositionnement identitaire de la jeune femme dans lequel, située aux frontières de son appartenance fran-çaise et marocaine au sens de Bhabha, elle formulera une déconstruction de l’étranger et une propre revendication identitaire. Nous nous pencherons sur les facteurs moteurs qui sont à la source de son repositionnement iden-titaire avant d’étudier de plus près les mécanismes de ce processus.

Les facteurs moteurs du repositionnement identitaire d’Amel

Trois facteurs moteurs sont à la source du repositionnement identi-taire d’Amel. Son repositionnement s’impose en premier lieu en raison de son physique, qui, malgré son adapta-tion au mode de vie français, continue de marquer son étrangéité. Face à ce constat, qui apparaît comme un obs-tacle insurmontable, une redéfinition de ses rapports à ses origines s’impose. En effet, alors qu’elle-même se consi-dère comme Française, et malgré son adaptation qu’elle décrit comme totale – puisque, comme elle le décrit, elle boit de l’alcool et mange du porc –, elle continue de se sentir différente de son entourage en raison du regard qu’on porte sur son apparence physique. Elle décrit ce phénomène dans le passage suivant :

« Moi je sais qu’au jour d’aujourd’hui je ressens que je suis arabe, ‘Voilà c’est l’Arabe !’. C’est incroyable mais quand je vais dans certains endroits ‘C’est l’Arabe !’ pour moi c’est l’étiquette ‘C’est l’Arabe!’ parce qu’il ne va y avoir que des Blancs autour et ils vont me regarder un peu, euh, donc, euh, je le ressens. »

Les deux autres facteurs résident dans les liens filiaux qui la relient à sa mère et à ses filles. Dans ce contex-te, deux événements déclenchent la nécessité d’un repositionnement iden-titaire : d’une part par le décès de sa mère, suite auquel elle réintroduit des éléments de la culture marocaine afin de garder, comme elle l’exprime, une partie de sa mère en elle. D’autre part, ce repositionnement est déclenché par le fait que ses enfants, à l’âge de cinq ans, ont décrété ne « pas vouloir de maman marocaine », de « vouloir une maman comme les autres ». Il y a par conséquent nécessité, en défendant ses origines plutôt que de les rejeter, de les faire accepter à ses enfants. On constate par conséquent que les liens filiaux sont un facteur moteur dans la redéfinition des rapports d’Amel par rapport à sa culture d’origine.

Page 93: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

92 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Les revendications d’Amel par rapport à son positionnement identitaire

Dans le passage suivant, on constate la revendication identitaire d’Amel d’une déconstruction de l’étranger, qui n’est cependant pas effectuée par son entourage :

«Je rejetais vraiment la culture je rejetais vraiment c’était un rejet complet quoi c’était euh en moi j’étais française mais à l’extérieur j’étais marocaine. Je ne sais pas comment expliquer ça euh je vivais avec des gens où ben c’est qu’il n’y a pas beaucoup d’étrangers ici dans (nom du quartier), donc tout le monde était blanc tout le monde était clair c’est vrai que moi je fonctionnais comme eux par rapport à l’éducation des enfants par rapport au mode de vie, et mon image extérieure ben montrait autre chose quoi. Et c’est vrai que les gens se basent toujours sur l’image euh un peu extérieure quoi hein et c’est beaucoup beaucoup beaucoup de gens hein ben énormément de personnes sont très sur-prises quand elles me connaissent. Elles me disent ‘Mais ce n’est pas possible euh t’es pas une Arabe toi’. Ben je dis ‘Ben pourquoi vous dites ça je ne vois pas pourquoi, si, je suis arabe, je suis d’origine marocaine, je suis marocai-ne’. Mais ben non j’ai eu énormément de mal à comprendre pourquoi on me disait ‘Ben t’es pas une Arabe toi t’es pas une Arabe toi’. ‘Ben non pourquoi vous me dites ça parce que je suis avec vous parce que je parle avec vous parce que je mange comme vous ?’. Les gens sont très surpris encore au jour d’aujourd’hui. Ils sont très surpris de voir ben une Arabe qui s’est très très très bien intégrée parce que c’est vrai que je pense qu’encore au jour d’aujourd’hui les gens quand ils s’imaginent Arabe ils s’imaginent la personne sortant d’une cité. Donc avec les manières tout ça (…). »

On retrouve dans cet extrait d’en-tretien les notions du proche et du lointain qu’incarne l’étranger selon Simmel. En effet, l’entourage d’Amel, déconcerté par les ressemblances entre eux-mêmes et une personne qu’ils pensaient « lointaine », qualifie la jeune femme de « Française ». Ici, plutôt que de remettre en question et de déconstruire sa notion « d’arabe », l’entourage d’Amel éloigne la jeune

femme de la figure de l’étranger qu’ils maintiennent stéréotypée, affirmant à cette dernière qu’elle ne pourrait être arabe. Il est intéressant ici de noter qu’en reprenant le travail de Simmel, dans cet exemple, ce n’est pas la société majoritaire qui entreprend le travail de déconstruction de la figure de l’étran-ger, mais « l’étranger » lui-même. Les effets de l’étranger sur la réflexivité de son entourage peuvent, de ce point de vue, paraître limités.

La réaction de la jeune femme peut à première vue sembler contradictoi-re. En effet, on pourrait s’attendre à ce qu’elle souligne le fait d’être enfin reconnue en tant que ce qu’elle res-sent être, c’est-à-dire en tant que Fran-çaise, puisque dans le passage cité, elle assiste enfin à une concordance entre son auto-perception et la per-ception de son entourage. Sa réaction témoigne cependant d’une démarche plus complexe qui, telle que le décrit Bhabha, atteint, par l’expérience d’am-bivalence, la construction d’un nouvel espace, d’une nouvelle construction de sens. En effet, dans ce passage, Amel revendique une nouvelle vision de l’étranger qui soit détachée de l’ap-parence physique et de stéréotypes. Dans sa déconstruction, elle s’attaque à un amalgame entre appartenance culturelle et appartenance sociale ainsi qu’à une définition de l’étranger en fonction de ses origines culturelles. La jeune femme revendique une nou-velle appartenance franco-arabe sans que ses origines soient associées à des images figées et stéréotypées porteuses de dépréciation ou de discrimination pour autant.

Un regard objectif sur l’étrangéité

Tout comme l’étranger dans l’œu-vre de Simmel se démarque par une position neutre et objective au sein du groupe dans lequel il vit en raison de sa position à la fois intérieure et extérieure, on remarque dans le récit d’Amel une déconstruction marquée par une démarche d’objectivation. Dans ce processus, elle s’aide de par-cours migratoires et d’expériences de minorités, notamment celle de son mari et pose un regard neutre sur les différentes étrangéités. En effet, elle

insiste sur les origines du nord de l’Eu-rope de son mari, en relevant le fait qu’elles ne sont cependant pas perçues comme étrangères par leur entourage. On reconnaît également un proces-sus d’objectivation entre différentes origines étrangères dans le fait qu’elle insiste sur le fait que sa fille, qui a un prénom arabe et un nom de famille germanique, a « un prénom du sud » et « un nom de famille du nord », sans évoquer les discriminations que peut entraîner un prénom arabe.

Cette réflexion de déconstruction est majoritairement nourrie par un dia-logue intense entre les deux conjoints sur les expériences en tant que minori-tés. En effet, Luc a grandi dans une cité HLM périphérique, majoritairement auprès de personnes d’origine immi-grée, alors que lui-même est issu d’une famille d’origine française. Malgré leurs origines culturelles différentes, on constate une grande ressemblance des conjoints en raison de leurs mêmes origines sociales et de leur socialisa-tion dans la même cité, faisant d’eux un couple qu’on ne pourrait réelle-ment qualifier de mixte (Santelli/Col-let 2007). Cependant, malgré le fait que les deux conjoints évoquent le fait d’avoir été à plusieurs reprises en minorité, on constate une grande dif-férence dans le vécu de ces situations. Alors qu’Amel relate ses expériences actuelles en tant que femme typée dans des milieux en dehors de la cité comme étant difficiles, Luc décrit pouvoir se mouvoir aisément dans les deux. Il ne décrit d’ailleurs à aucun moment se vivre en étranger. Alors qu’Amel doit lutter pour sa double appartenance, autant face à ses parents que face à la société majoritaire, les descriptions de Luc à ce sujet ne témoignent d’aucune difficulté d’acceptation dans les mon-des qu’il côtoie. Contrairement à Amel qui doit faire le choix entre ici et là-bas, Luc peut lui relier les mondes et vivre dans un entourage d’immigrés sans être victime de discrimination pour autant.

Cette asymétrie des étrangéités des deux conjoints entraîne une réflexion chez la jeune femme qui est à la source de déconstruction de l’étranger et qui lui permet de se considérer en tant que

Page 94: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

93

Elise Pape Étranges étrangers au fil des générations

femme « arabe » et en tant qu’égale à d’autres origines étrangères.

Transmission de la culture

n

Le repositionnement identitai-re d’Amel s’exprime de façon plus concrète et intense dans la manière dont elle transmet sa culture d’origine à ses enfants, processus qui a été parti-culièrement déclenché par le décès de sa mère. La transmission de la jeune femme est marquée par une sélection d’éléments transmis en fonction de leur accord avec les principes de mobi-lité sociale.

Sélection des éléments transmis

De manière générale, Amel élève ses enfants dans un mode de vie « fran-çais », qu’elle définit principalement par une éducation dans la religion catholique et par une vie en dehors de la banlieue. Ici aussi, on peut voir une stratégie d’assimilation au sens de Bauman, dans la mesure où cette démarche a pour but d’effacer des ori-gines étrangères porteuses de discrimi-nation. Ainsi, le collège de leur district d’habitat se situant en banlieue, Amel les inscrit dans un établissement privé afin de les soustraire à la vie en « cité », mettant ainsi plusieurs stratégies en place afin de tenir ses enfants écartés de la banlieue. Alors que son éduca-tion a longtemps été marquée par une absence de transmission d’éléments liés à la culture marocaine, Amel dit maintenant « assumer » ses origines et vouloir les transmettre à ses enfants.

Par rapport à cette transmission, il est intéressant de se pencher sur la sélection des éléments transmis. Ainsi, les éléments en rapport avec la vie marocaine qu’elle dit particu-lièrement apprécier et vouloir trans-mettre comprennent la langue, la gastronomie, l’architecture, les décors et la mosaïque. Au quotidien, ceci se traduit concrètement par l’appren-tissage de la langue et par la cuisine marocaine. La religion musulmane, qui est particulièrement marquée par une vision stéréotypée de la part de la

société majoritaire, n’est pas présente dans cette transmission.

Deux facteurs majeurs concourent à la sélection des éléments transmis. D’une part, elle transmet des éléments de la culture marocaine en fonction du goût de ses enfants, on relève par conséquent une dimension fortement interactive de la transmission, qui ne s’opère pas uniquement dans un sens, mais qui a lieu par un échange entre les deux générations. Etant donné que ses enfants sont issus d’un « mélange », comme elle l’exprime, elle veille à ce qu’ils ne vivent pas la transmission de la culture marocaine comme une obligation, mais comme une richesse. Cette adaptation au goût de ses enfants semble provenir du fait qu’une trans-mission de la culture marocaine pour-rait, dans leur monde « français », être porteuse de discriminations ou entra-ver leur réussite, si bien que la jeune femme ne veut rien leur imposer qui puisse leur être nuisible.

En outre, Amel s’oriente, dans son processus de transmission, aux élé-ments qui sont acceptés et valorisés par la population majoritaire. Ceci devient particulièrement apparent dans le passage suivant, dans lequel elle évoque qu’elle transmet la cuisine marocaine à ses enfants avant de pré-ciser que même les personnes votant pour le Front National apprécient la cuisine marocaine.

« Au début je ne voulais pas et c’est vrai qu’après avec les années je me suis dit ‘Mais c’est n’importe quoi on a une très belle culture on a une très belle langue on a une grande gastronomie on a de très belles architectures. Main-tenant quand je vais au Maroc je dis ‘Mais la mosaïque c’est magnifique, les décors qu’on a c’est magnifique pour-quoi rejeter tout ça et puis les places et c’est magnifique’ donc c’est vrai comme disait mon mari on a une maison de campagne dans les Vosges (…), dans les Vosges ils sont très racistes (…) et mon mari disait qu’ il était allé je ne sais pas à la période des élections et il y avait des panneaux FN donc Le Pen tout le long pendant quatre mètres et ils sont allés manger dans un petit restaurant là-bas, et ils proposaient des tagines. Et mon mari n’a pas pu s’empêcher de faire la réflexion ‘Bon c’est très sur-prenant quand on arrive on voit le FN partout jusqu’au bout du village et quand on rentre dans le restaurant ben vous proposez du couscous du tagine et des décors orientaux’. ‘Ah oui mais on aime bien la nourriture hein ah on aime la nourriture mais pas les gens’. Il n’a pas pu s’empêcher de faire la réflexion. Donc c’est vrai qu’au jour d’aujourd’hui je me dis ‘Non, ce n’est pas possible il faut que je transmette ça à mes enfants c’est très important j’es-père qu’elles-mêmes le transmettront à leurs enfants (…). »

Page 95: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

94 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

On retrouve un schéma similaire dans un autre passage, dans lequel Amel évoque aimer la mosaïque avant d’ajouter que celle-ci est actuellement à la mode dans les milieux bourgeois de Paris.

Dans la sélection qu’Amel opère dans la transmission de la culture marocaine, on peut constater que son but consiste à transmettre des élé-ments qui ne sont pas en contradic-tion avec une mobilité sociale. Ici, c’est une transmission en accord avec les principes de mobilité sociale et d’inté-gration par l’assimilation qui devient visible. L’intérêt que sa fille porte à l’Egypte, un pays à la fois arabe et valo-risé pour son histoire ainsi que pour son tourisme culturel, semble être illustrateur des démarches de trans-mission d’Amel. Dans cette étude de cas, on assiste à une sélection dans la transmission par la jeune femme, qui choisit les éléments valorisés par la société majoritaire et écarte ceux qui sont susceptibles de nuire à la mobilité sociale de sa famille.

Connaître et savoir mais pas vivre et appliquer

Un autre aspect de la transmission que fait Amel de sa culture d’origine qui indique que celle-ci a davantage une vocation de connaissance silencieuse plutôt qu’une revendication visible pouvant entraîner des discriminations réside dans le fait qu’Amel insiste uni-quement sur l’importance à ce que ses enfants « connaissent » et « sachent » des choses sur la culture marocaine. Un désir de voir ces connaissances mises en application n’est pas évo-qué, excepté pour le domaine culi-naire. C’est au « savoir » que s’en tient sa transmission, qu’elle souhaite voir transmise aux générations suivantes. Ceci est apparent notamment dans le passage suivant :

« (…) mais j’en envie qu’elles connaissent j’ai envie qu’elles sachent et j’aimerais qu’elles transmettent, j’aime-rais qu’un jour elles aient des enfants qu’elles disent voilà votre grand-mère était marocaine on mangeait des plats orientaux qu’elles leur fassent ce plaisir parce que tout le monde aime bien. »

On constate une corrélation entre cette importance de savoir entre les propos d’Amel et de sa fille. En effet, lorsque l’enfant participe à l’entretien et qu’elle parle de la culture marocaine, elle dit à propos de la langue :

« (…) moi c’est vrai que j’ai envie d’apprendre parce que je me dis ‘Ça va peut-être pas me servir plus tard mais ça sera pour me dire euh ah ben ma maman était marocaine et puis moi je sais le parler’ enfin je ne sais pas c’est plus pour moi que j’en ai envie et puis mes enfants leur apprendre eux pour qu’eux ils apprennent à leurs enfants pour que ça continue et puis même si ça va pas me servir je sais très bien que ça va pas me servir mais j’aimerais quand même bien apprendre ben pour savoir. »

Dans les propos de l’enfant, c’est également la dimension du savoir et de la connaissance qui est soulignée. Tout comme dans les propos d’Amel, ces connaissances ne servent pas à relier les deux mondes – on pour-rait par exemple penser à des idées de projets professionnels en lien avec ses connaissances linguistiques arabes – mais sont uniquement destinées à la connaissance.

La transmission de la fierté de ses origines

Compte tenu du fait que la trans-mission de la culture vise plus une connaissance qu’un impact concret sur la vie quotidienne, on peut s’inter-roger sur la motivation qui est à la base de cette transmission.

Il semble s’agir, en dehors d’un maintien de derniers vestiges de la vie marocaine par la langue, les décors et la nourriture, principalement de la transmission de la fierté de ses origi-nes, capable de transformer le discrédit vécu par les descendants d’immigrés en revendication affirmée de leur identité, de leurs racines marocaines (Delcroix 2004). Ce qu’Amel semble transmet-tre, ici, c’est une fierté de la mémoire des origines marocaines de la famille, sans que celles-ci n’aient un impact concret et visible sur la conduite de la vie quotidienne pour autant.

Un sentiment d’étrangéité au fil des générations

n

Cette transmission d’une fierté de ses origines est d’autant plus impor-tante que l’étrangéité ressentie par Amel constitue également un point qu’elle partage avec ses parents. On remarque, dans les propos d’Amel, une grande proximité ressentie envers ces derniers, en dépit de la rupture familiale qui a eu lieu au moment de sa grossesse. Outre les sentiments affec-tifs qui les lient, la proximité à ses parents vient du fait qu’elle partage un certain nombre de leurs expériences, pouvant ainsi mieux comprendre leurs déceptions et leurs réactions. Ainsi, lorsqu’elle mentionne qu’ils ont fini par accepter leurs gendres et leurs bel-les-filles, elle dit :

« (…) et là le fait qu’ils aient connu mon mari ma belle-sœur, c’est vrai que là ben du coup qu’ils les ont accep-tés, mais toujours en ayant la sensa-tion qu’eux n’ont jamais vraiment été acceptés. C’est bizarre je ne sais pas si vous arrivez à comprendre. Et puis moi si vous voulez c’est un peu pareil je travaille, j’éduque mes enfants, je fais ce que j’ai à faire mais c’est vrai que dans certains endroits, je ressens la cultu-re. Après normalement ça ne devrait pas. »

On constate ici, malgré les efforts d’adaptation à la majorité française – autant du côté d’Amel que de ses parents – un sentiment de non-recon-naissance et d’étrangéité qui perdure et qui entraîne un sentiment de décep-tion au fil des générations, déception qu’Amel parvient cependant à trans-former en fierté de ses origines.

Conclusion n

L’étude de cas d’Amel présente-t-elle plutôt un parcours empreint d’assimilation, et ainsi d’une confir-mation de la jeune femme de sa propre infériorité ainsi que le suggère Zyg-munt Bauman ou plutôt de la création d’un sens nouveau de l’étranger, d’un mouvement de subversion au sens de Bhabha ? Plutôt que de situer la jeune

Page 96: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

95

Elise Pape Étranges étrangers au fil des générations

femme dans l’une ou l’autre démar-che, le récit de vie présenté permet de dégager les processus complexes, contradictoires et complémentaires qui sont à la source de la manière dont Amel perçoit sa propre étrangéité et la manière dont elle la transmet à ses enfants.

Dans un premier temps, face aux discriminations qu’un mode de vie marocain peut entraîner, Amel établit, dans son récit, une séparation stricte entre le « ici » que représente la France et le « là-bas » que représente le Maroc, optant, en raison de son intériorisa-tion du principe d’assimilation, pour une adaptation au monde d’ « ici ». En revanche, parce qu’elle continue à être perçue en tant qu’étrangère en raison de son apparence physique et parce que ses filles disent « préférer une mère comme les autres », Amel se trouve obligée d’intégrer et de redéfi-nir son étrangéité. Dans ce processus de repositionnement identitaire, Amel déconstruit l’image de « l’Arabe » sté-réotypée pour revendiquer une iden-tité franco-arabe, sans que celle-ci soit empreinte de discriminations pour autant, et participe par conséquent à une création nouvelle de sens tel que le décrit le théoricien Homi K. Bhabha. Ce-faisant, elle s’appuie sur un dialo-gue intense avec son mari sur leurs situations minoritaires respectives, par lequel elle développe une déconstruc-tion de l’étranger qui est empreinte d’un regard neutre et objectif au sens simmelien.

Son repositionnement identitaire est également visible dans la manière dont elle transmet ses origines étran-gères à ses enfants. Pour sa transmis-sion, elle sélectionne des éléments de la culture marocaine en fonction de leur acceptation par la société majo-ritaire et en fonction de leur accord avec les principes de mobilité sociale et les goûts de ses filles. Les éléments transmis restent très peu visibles du fait qu’ils ont très peu d’impact sur la conduite de vie quotidienne et qu’ils sont principalement destinés à la connaissance de leurs origines par ses enfants, et non pas à une mise en application. Ici, en raison de la dépré-ciation de la culture marocaine, on assiste à une transmission des racines

étrangères restée silencieuse et adap-tée aux principes d’assimilation de la société majoritaire. En même temps, cette transmission est le fruit d’un tra-vail de déconstruction de l’étranger. En adoptant une approche empreinte de neutralité et d’objectivité, la jeune femme déconstruit la figure de l’étran-ger telle qu’elle la vit pour reconstruire et transmettre une nouvelle construc-tion identitaire à pied d’égalité avec d’autres appartenances culturelles. Ici, c’est une volonté d’affirmation de soi qu’on constate, une transmission de la fierté de ses propres origines. On retrouve par conséquent dans le récit de vie d’Amel toute la complexi-té entre l’adaptation afin d’échapper aux discriminations qui entravent la réalisation de ses projets de mobilité sociale et simultanément un travail de déconstruction de la notion de l’étran-ger pour aboutir à une affirmation de la fierté de ses propres origines.

Bibliographie

Bauman, Zygmunt (1995). Moderne und Ambi-valenz. Das Ende der Eindeutigkeit. Frankfurt a.M. : Fischer Verlag.

Bauman, Zygmunt (2002). Dialektik der Ordnung. Die Moderne und der Holocaust. Hamburg: Europäische Verlagsanstalt.

Bhabha, Homi K. (1994). The location of culture. New York: Routledge.

Delcroix, Catherine (1995). Des récits de vie croi-sés aux histoires de famille. Current Sociology. Journal of the international sociological asso-ciation, 43 (2-3), p. 61-69.

Delcroix, Catherine (2004). Discrédit et action collective. La lutte d’une association de « pères musulmans ». In : Claire Cossée, Emmanuelle Lada & Isabelle Rigoni (Eds.), Faire figure d’étranger. Regards croisés sur la production de l’altérité, Paris: Armand Colin, p.191-210.

Delcroix, Catherine (2007). «Entre volonté de s’en sortir et discrimination, une trajectoire éclairante», in Nouvelles questions fémini-nes, «Parité linguistique», vol. 26, n°3, 2007, p. 82-100.

Lutz, Helma (1999). «Meine Töchter werden es schon schaffen». Immigrantinnen und ihre Töchter in den Niederlanden, in Apitzsch, Ursula (Hrsg.), Migration und Traditions-bildung., Westdeutscher Verlag, p. 165-185.

Lutz, Helma (2000). Migration als soziales Erbe. Biographische Verläufe bei Migrantinnen der ersten und zweiten Generation in den Nieder-landen, in Dausien, Bettina/Calloni, Marine/Friese, Marianne (Hrsg.), Migrationsgeschich-ten von Frauen. Beiträge und Perspektiven aus der Biographieforschung, Bremen : Univ.-Buchh., p. 38–58.

Rosenthal, Gabriele (1995). Erlebte und erzählte Lebensgeschichte. Gestalt und Struktur bio-graphischer Selbstbeschreibungen. Frankfurt a.M. : Campus.

Rosenthal, Gabriele (2005). Interpretative Sozial-forschung. Eine Einführung. Weinheim: Juventa.

Santelli, Emmanuelle, Collet, Beate (2007). Comment repenser les mixités conjugales aujourd’hui? Modes de formation des couples et dynamiques conjugales d’une population française d’origine maghrébine. Revue Euro-péenne des Migrations Internationales, 19 (1), p. 51-79.

Schütze, Fritz (1977). Die Technik des narrativen Interviews in Interaktionsfeldstudien. Arbeits-berichte und Forschungsmaterialien Nr. 1. Manuskript. Universität Bielefeld.

Simmel, Georg (1908). Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung. Berlin: Dunc-ker & Humblot Verlag, p. 509-512.

Notes

1. Pour des raisons d’anonymat, tous les noms et indications liées aux personnes interviewées ont été modifiés.

Page 97: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

l’altérité ou l’histoire de la poutre et de l’échardeRéflexions autour des manières de considérer l’autre

Q uand j’étais gamin, à Tunis, je me plaisais à lire le soir, Les contes de Laroui à

mes parents et frères et sœurs. Il s’agit d’histoires que Laroui contait à la radio, puis à la télévision, et qui ont été rassemblées et éditées en un ouvrage de sept ou huit volumes tout en respectant la langue tunisienne de la narration.

Abdelaziz Laroui (1898-1971) est un personnage emblématique qui a beaucoup compté pour des généra-tions de Tunisiens depuis la fin des années 1930 et surement bien au-delà de sa mort. C’est une figure quasi allégorique du monde journalistique, puis audiovisuel en Tunisie, écrivant des chroniques dans plusieurs quoti-diens et hebdomadaires, et animant plusieurs émissions à la radio et à la télévision tunisienne naissante. Grand orateur, lettré et très érudit, c’est un commentateur aussi bien de l’actualité politique du moment, que des mœurs et des comportements de ses compatriotes. Il est également un conteur (et même un très bon conteur) d’histoires et de contes divers et variés relatant ce qu’ont pu être les époques lointaines, ainsi que la vie

quotidienne et moins quotidienne de nos aïeux. Sans se défaire, comme en général la plupart des contes, de leurs traits nécessairement moralisants et moralisateurs (Turki 1988).

Il y a quelques temps, de passage chez mes parents, et en faisant du tri dans des vieux bouquins et autres documents qui se sont accumulés chez eux, je suis tombé nez à nez avec le septième volume de Laroui. Émotion, nécessairement… Le soir ma plus jeune sœur s’est mise à nous lire quel-ques contes pendant que les autres, nous autres, frères et sœurs devenus adultes, l’écoutions dans un silence nostalgique et quelque peu ému… Toutefois, et au fil des petites histoi-res, une sorte de malaise commençait à s’installer, et nous nous sommes surpris à nous regarder les uns les autres : Laroui était, dans ses contes, en train de légitimer en quelque sorte la discrimination, le régionalisme et la nette séparation entre les classes sociales, voire entre les plus foncés et les plus clairs des humains1… Il faut dire que « discrimination », « régiona-lisme », « classes sociales »… ce sont là des mots, des notions qui n’ont pas vraiment d’écho dans mon enfance et

lorsque, adolescent, je commençais à les assimiler et à les intégrer dans ma manière de penser le monde, Abdela-ziz Laroui et ses contes n’étaient aucu-nement « concernés »…

Pour le sociologue que je suis (que je suis devenu), il y avait là de la matière, même si je ne pouvais me défaire d’une certaine peine due à la désillusion… Bien entendu Laroui est loin d’être à l’ « origine », si je puis dire, de telles manières de considérer l’autre – bien qu’il en soit responsa-ble, comme tout le monde, comme nous tous –, puisque les contes peu-vent aisément être considérés comme autant d’images, de références et de représentations trouvant nécessai-rement écho dans le sens commun, dans la division de la société et dans la catégorisation des membres et des groupes qui la composent. Et la ques-tion qui alors se pose, et que je me pose, est la suivante : Est-ce que nous voyons la poutre que nous avons dans l’œil, alors que nous n’avons de cesse de dénoncer l’écharde – Ô combien flagrante – que nous voyons dans les yeux des autres ? Autrement dit, est-ce que nous nous rendons compte de ce qui est foncièrement blâmable

96

MohaMed ouardaniMaître de conférences en sociologie Université de Strasbourg Laboratoire Cultures et sociétés en Europe <[email protected]>

Page 98: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

97

Mohamed Ouardani L’altérité ou l’histoire de la poutre et de l’écharde

dans nos attitudes ? C’est là la trame du présent écrit et le fil conducteur des réflexions qui y sont annoncées et développées.

Supporter l’insupportable…

n

Nous nous sommes tous, un jour ou l’autre, trouvés face à des attitu-des et à des comportements que nous rangeons parmi les injustices, les par-tialités et les arbitraires. Comme les discriminations ou le mépris de celui et ceux qui ne nous ressemblent pas, qui ne font pas partie de notre monde, de notre milieu, de notre tribu…

L’intérêt intellectuel qu’est le mien à ce propos porte sur le « possible » dans le monde social. Sur le monde du possible, des possibles. En l’occur-rence, comment l’aberrant, l’injuste, l’insupportable peuvent-ils être possi-bles, peuvent-ils avoir lieu et comment les uns et les autres arrivent-ils à s’en accommoder2… Un questionnement qui trouve une certaine résonance dans la confession suivante de Pier-re Bourdieu : « Je n’ai jamais cessé de m’étonner devant ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de la doxa : le fait que l’ordre du monde tel qu’il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, qu’il n’y ait pas davan-tage de transgressions ou de subver-sions, de délits et de « folies » […] ou, plus surprenant encore, que l’ordre établi, avec ses rapports de domina-tion, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue en définitive aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et que les conditions d’existence les plus intolérables puissent si souvent appa-raître comme acceptables et même naturelles » (Bourdieu 1998, p. 7).

J’ai encore en tête – et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres – ces images de Kaboul (à la télévision)3 où, après la chute des Talibans (jan-vier 2002), les « nouveaux » policiers, les nouveaux gardiens de l’ordre public, organisaient l’attente devant un centre médical à coup de bâtons. Ils frappaient l’assistance, ces hommes

et ces femmes, ces jeunes et ces vieux qui attendaient leur tour pour entrer dans l’enceinte médicale, sans ména-gement, pour qu’ils reculent davantage et qu’ils laissent un chemin par lequel passeraient des dignitaires. Aucun de ceux qui se faisaient frapper n’a mani-festé une exaspération pour avoir été traité de la sorte… J’entrevoyais mieux comment les Talibans ont pu s’instal-ler dans le pays et gérer, comme ils l’ont fait, la société afghane. Le « mal », au sens pathologique du terme, leur préexistait déjà…

Il est ainsi possible de traiter autrui de la sorte. Cela n’est pas, du moins, impossible. Autrement dit, c’est (aussi) ainsi que l’on agit et qu’il est banal d’agir dans de telles circonstances. À l’évidence l’usage du bâton n’était pas, dans l’exemple kaboulite, une premiè-re, une nouveauté, une exception chez celui qui le tenait dans la main comme chez celui qui le recevait sur le dos. Aussi, il n’est pas exclu que ce dernier ait eu depuis, ou aura, à son tour, un bâton dans la main (avec toute la réserve due à cette manière spécu-lative de poser les hypothèses) pour mater ou juste menacer ceux qu’il sait pouvoir traiter de la sorte, comme ses enfants, par exemple.

La possibilité des choses c’est égale-ment ce qui nous est parvenu du Maroc et des enclaves espagnoles, au début du mois d’octobre 2005. Ce sont ces ima-ges d’hommes noirs – que l’on qualifie communément d’immigrés clandestins et qui, par conséquent, sont indénia-blement des sans droits – menottés les uns aux autres et entassés dans des autocars. Ces images de visages terri-fiés, au désespoir, qu’on allait déverser, comme des déchets, à la frontière sud du Maroc, en plein désert, là où il n’y a rien, là où c’est nulle part, « de là où ils sont arrivés », comme l’ont formulé les autorités marocaines4. Comment cela est-il possible ? Comment peut-on considérer et traiter l’autre de la manière dont ces hommes – et bien d’autres encore – ont été considérés et traités ?

Étienne de la Boétie, en son temps, s’étonnait en ces termes : « Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d’hom-mes, tant de bourgs, tant de villes, tant

de nations endurent quelquesfois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir que leur nuire, sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire. Grand’cho-se certes, et toutefois si commune qu’il s’en faut de tant plus douloir et moins s’ébahir voir un million de millions d’hommes servir misérablement, ayant le col sous le joug, non pas contraints par une plus grande force, mais aucu-nement (ce semble) enchantés et char-més par le nom seul d’un, duquel ils ne doivent ni craindre la puissance, puisqu’il est seul, ni aimer les qualités, puisqu’il est en leur endroit inhumain et sauvage » (La Boétie 1983 [1549], p. 132-133). Aussi, nous ne pouvons faire aux autres que ce qu’il est possible de leur faire. Nous ne faisons aux autres que ce que nous pouvons leur faire. Nous ne pouvons leur faire que ce que nous pensons – avec un degré de cer-titude non négligeable – pouvoir leur faire. Mais également nous ne faisons aux autres que ce qu’ils acceptent que nous leur fassions. Nous ne faisons faire aux autres que ce qu’ils accep-tent de faire… Les dictateurs, et a for-tiori les gouvernants, ne sont pas des extra-terrestres, des entités distinctes. Ils sont issus, peu ou prou, de la même collectivité d’individus ou de groupes qui forment une entité gouvernable. Ils partagent avec les gouvernés les mêmes schèmes mentaux, les mêmes codes culturels, les mêmes conniven-ces sociales, les mêmes manières de se projeter dans le monde et de situer le monde par rapport à soi… Je pense (à quelques réserves et nuances près) que les manières dont je traite et je considère, par exemple, ma compagne, ma fille et mon fils et les manières dont je les situe dans le monde ; les manières dont un maître d’école traite et considère les élèves ; les manières dont un employeur traite et considère les employés ; les manières dont un policier, un représentant de l’ordre et de la force publique traite et considère le « citoyen » ; ces manières découlent des mêmes processus et des mêmes champs de possibles que celles dont les gouvernants traitent et considèrent les gouvernés…

Page 99: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

98 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Tous les hommes sont égaux…

n

Lorsque nous agissons envers autrui avec méchanceté et injustice, nous pensons rarement que nous sommes des « méchants » ou des « injustes » et nous estimons même avoir de bonnes raisons d’avoir agi ou d’agir de la sorte. Nous estimons être en « droit » d’agir et de faire comme nous faisons… Il faut dire que la plupart du temps nous avons besoin de justifier ce que nous faisons, y compris envers nous-mêmes. Des justifications dont nous tirons les références d’éléments, de manières, de règles que nous partageons avec d’autres, avec le groupe, et que nous puisons, finalement, dans ce qui fait le groupe. Aussi, les tyrans ne se consi-dèrent pas comme des « tyrans », les injustes ne se considèrent pas comme des « injustes ». Et leur tyrannie et leur injustice se dissolvent dans les possibi-

lités de rapport à autrui intégrant ces mêmes tyrannie et injustice comme des formes légitimes et possibles de com-portement, et qui sont nécessairement rangées dans des catégories autres que celles de la tyrannie et de l’injustice… Même si le grand nombre s’accorde à propos de ce qui peut et doit être quali-fié d’injuste ou de tyrannique, à propos du cadre qui englobe le tyrannique et l’injuste, à chacun, ou probablement à chaque groupe, ses propres schè-mes d’attitudes et de comportements qui sont qualifiables de tyranniques et d’injustes. Ce qui est injuste pour les uns ne l’est pas nécessairement pour d’autres, ou n’est pas à ce point injuste pour des troisièmes. Il faut dire que ce sont généralement ceux qui subissent l’injustice qui voient dans ce qui les frappe de « l’injustice ». Pendant que ceux qui ont agi injustement ne trou-vent aucunement leur action injuste. Avec une fluide et récurrente permu-tation des rôles des uns vers ceux des

autres. Nous ne sommes jamais dans le même rôle, nous sommes tour à tour, voire à la fois, ceux qui agissent ou ceux qui subissent. Aussi, pouvons-nous être potentiellement victimes de discriminations, à titre illustratif, et en même temps capables de discriminer d’autres…

Est-il banal de dire et d’affirmer que tous les hommes sont égaux… Il n’est pas pour autant certain qu’aujourd’hui encore, cela soit accepté et pensé par tous les hommes. La plupart du temps nous sommes incapables de voir notre humanité – ou ce que nous considé-rons comme telle – chez les autres. D’ailleurs, l’attitude consistant à rejeter hors de l’humanité (donc dans l’ordre de la nature) celui que l’on considère comme « sauvage » (et ce qualificatif n’est pas si désuet), n’est pas que le propre ni le monopole des sociétés à passé ou présent colonial, esclavagiste, prosélyte ou expansionniste.

Page 100: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

99

Mohamed Ouardani L’altérité ou l’histoire de la poutre et de l’écharde

Claude Lévi-Strauss écrivait que « la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’ex-pansion limitée ». Il ajoute que « là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nul-lement certain – l’histoire récente le prouve – qu’elle soit établie à l’abri des équivoques et des régressions ». De plus, et pour un nombre consi-dérable de groupes humains, cette notion d’humanité n’existe pas. L’hu-manité cesse aux frontières du groupe linguistique, de l’ethnie, de la tribu, « parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirions-nous avec plus de discré-tion – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même

de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terres » ou d’ « œufs de poux ». On va sou-vent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier trait de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition » » (Lévi-Strauss 1987 [1952], p. 20-21). L’anthropologue rapporte que dans les grandes Antilles (les actuels Cuba, Haïti, Jamaïque, Porto-Rico), quelques années après que les conquistadors aient débarqué en Amérique : pen-dant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour vérifier si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction (Lévi-Strauss 1987 [1952], p. 21).

Il faut dire que c’est très souvent (pour ne pas dire toujours) la diffé-rence chez l’autre qui est à expliquer et rarement notre propre différence

par rapport à l’autre (Leyens & al. 1999). Et il est très fréquent que la recherche d’explication soit d’autant plus arbitraire que les différences des autres apparaissent à nos yeux si incongrues. Gustav Jahoda a relevé les réactions des premiers explorateurs en face d’indigènes inconnus : « on leur prêtait des corps rocambolesques, une sexualité hyperbolique et un can-nibalisme effréné […] c’étaient des démons-animaux, ce qui expliquait à la fois les déformations physiques et les appétits sexuels et sanguinaires qu’on leur attribuait »5.

Aussi, penser que tous les hommes sont égaux c’est admettre que tous les hommes peuvent être crédités de nos vertus comme ils peuvent être atteints de nos tares… Ce qui n’a aucune vérité factuelle, même de nos jours. Le barba-re est d’abord celui qui croit à la barba-rie, souligne Lévi-Strauss. C’est parce que nous considérons l’autre comme non-humain, comme grossièrement et

Page 101: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

100 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

inconvenablement différent de ce que nous sommes – et de ce que nous pen-sons être – que nous nous conduisons en barbare et que nous pouvons lui infliger un traitement que jamais nous n’aurions pensé infliger aux membres de notre propre groupe. Colonisa-tion, torture, réduction en esclavage, génocide, purification ethnique… Ces schémas émergent partout et tout au long de l’histoire de l’humanité. Et les exemples hélas ne manquent pas. Il s’agit de la même humanité à la fois fascinante et terrifiante, d’Auschwitz à Sarajevo en passant par le Rwanda ou le Darfour, pour ne citer que ce qu’il nous est possible de connaître.

Images de soi et images des autres

n

Nous sommes tous le sauvage, l’étranger, l’autre de quelqu’un. Il n’y a pas un autre par essence, par subs-tance, mais toujours par rapport à un même, et c’est ce rapport qu’il faut, me semble-t-il, considérer, puisque les deux termes (l’autre et le même) s’éclaircissent mutuellement. De fait, nous fonctionnons tous avec des caté-gories mentales qui nous permettent de nous situer par rapport aux autres et de situer ceux-ci par rapport à nous-mêmes. Des catégories mentales, mais nous aurions pu aussi parler de sté-réotypes, de préjugés, de prénotions, insistant de la sorte sur le caractère a priori subjectif, aléatoire et approxima-tif de ces notions qui visent à soutenir le caractère prétendument objectif des manières de considérer l’autre, le pro-che comme l’étranger. Jean-Paul Sartre disait que « pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi » (Sartre 1996 [1946], p. 66-67). Et ce processus d’intersubjectivité – comme le désigne Sartre – participe de nos pos-sibilités d’être et d’exister avec et parmi d’autres, et participe de notre sociali-sation. Une socialisation que Jacques-Philippe Leyens et Vincent Yzerbyt définissent, en l’occurrence, « comme une recherche de similitude et de dif-férences au bout de laquelle les gens se

retrouveront avec une image positive, voire idéalisée, d’eux-mêmes » (Levens & Yzerbit 1997). En effet, et si je me limitais à ma seule expérience d’ensei-gnant, je ne compte pas le nombre de travaux que j’ai pu suivre ou diriger dont les auteurs, s’intéressant à leur propres monde, leurs propres cultures, leurs pays d’origine ou leurs autres pays, veillent à donner de leurs objets de recherche l’image la meilleure.

Le philosophe Maurice Blondel avait écrit une de ces merveilleuses phrases qui ont le don d’exprimer, en à peine quelques mots, la subs-tance de ce qui nous torture l’esprit depuis longtemps et à propos duquel nous pouvons parfois avoir noirci un nombre considérable de pages. Il dit : « La sévérité de nos jugements sur les autres tient d’ordinaire à ce que nous prenons notre idéal pour notre prati-que et leur pratique pour leur idéal » (Blondel 1950 [1893], p. 169).

En tentant une explication de texte – même si dans ce cas j’ai plutôt ten-dance à mobiliser les paroles et les écrits des autres pour servir et appuyer mes propres pensées et propos, quitte à quelque peu les « détourner » de leur contexte initial et du dessein de leurs auteurs. C’est parce que notre idéal est la démocratie – pour prendre un exemple puisé dans le contexte fran-çais d’aujourd’hui – que nous avons tendance à penser que nous vivons dans une démocratie, que nous som-mes démocrates. C’est parce que notre idéal est l’émancipation et la liberté des individus, des personnes, des citoyens, des hommes et des femmes que nous avons tendance à nous penser libres et émancipés… Jusqu’à ce que nous réalisions la réalité du fonctionne-ment démocratique de nos institu-tions. Jusqu’à ce que nous réalisions les conditions déplorables et indignes de nos milieux carcéraux. Jusqu’à ce que nous réalisions les différences de salaires entre hommes et femmes ou le nombre de femmes victimes de vio-lences conjugales et familiales… De même, c’est parce que nous voyons un étranger (au sens fort du terme) traiter mal son épouse, parce que nous voyons ses goûts et dégoûts, parce que nous voyons chez lui le libertinage ou l’ascétisme des mœurs, que nous avons

tendance à penser que traiter mal son épouse est la règle et l’idéal chez le groupe d’appartenance de ce même étranger, que nous avons tendance à penser que tous ceux de son rang, de sa religion, de son teint (clair ou foncé) raffolent de ce dont il raffole et méprisent ce qu’il méprise, et que nous avons tendance à penser que tous les siens vivent et se comportent selon sa manière de vivre et de se compor-ter…

C’est que d’ordinaire nous avons tendance – comme le démontrent B. Park, C. M. Judd et C. S. Ryan – à considérer les autres groupes comme homogènes, pendant que nous per-cevons notre propre groupe d’une manière plus différenciée : Ils sont tous semblables et Nous avons chacun notre individualité6. Georg Simmel avait déjà noté, dans Trois formes a priori de la socialisation, que « pour connaître un homme, nous ne le voyons pas en fonction de sa pure individualité, mais porté, élevé ou encore abaissé par le type général auquel nous supposons qu’il appartient » (Simmel 1999 [1908], p. 78). Les clichés ont peut-être la peau dure, il n’empêche qu’ils se trouvent au cœur des manières de nous situer par rapport aux autres et de situer ces der-niers par rapport à nous-mêmes…

Au terme de cet écrit je réitère les propos annoncés en titre pour dire que ce n’est qu’au prix d’un harassant travail, aussi bien de mise à distance et de réflexivité que d’une sorte d’empa-thie, à la fois intellectuelle et cognitive, que l’on pourrait espérer entrevoir le mauvais chez soi autant qu’on le voit si aisément chez les autres. Rien ne va de soi.

Page 102: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

101

Mohamed Ouardani L’altérité ou l’histoire de la poutre et de l’écharde

Bibliographie

Blondel Maurice ([1893] 1950), L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, Presses Universitaires de France, collection Bibliothèque de philosophie contemporaine.

Bourdieu Pierre (1998), La domination masculine, Paris, Le Seuil, collection Liber.

Demoulin Stéphanie, Leyens Jacques-Philippe, Vaes Jeroen, Paladino Maria Paola & Cor-tes Pozo Brezo (2005), « Le cas de l’infra-humanisation », in Sanchez-Mazas & Licata (2005), p. 73-93.

La Boétie (de) Étienne ([1549] 1983), Discours de la servitude volontaire, Paris, Flammarion.

Laroui Abdelaziz (1980), Les contes de Laroui, volume 7, Tunis, Maison Tunisienne de l’Édi-tion, Société Nationale de l’Édition et de la Distribution.

Lévi-Strauss Claude ([1952] 1987), Race et histoire, Paris, Denoël.

Leyens Jacques-Philippe, Yzerbyt Vincent, Schad-non Georges (1999), Stéréotypes et cognition sociale, Paris, Broché.

Lordon Aurélien (dir.)(2004), Penser l’altérité, Paris, Presses Universitaires d’Aix-Marseille.

Sanchez-Mazas Margarita & Licata Laurent (dir.) (2005), L’autre. Regards psychosociaux, Greno-ble, Presses Universitaires de Grenoble.

Sartre Jean-Paul ([1946] 1996), L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, collection Folio/Essais.

Simmel Georg ([1908] 1999), Sociologie, études sur les formes de socialisation, Paris, Presses Universitaires de France.

Turki Mohamed (1988), Abdelaziz Laroui. Témoin de son temps, Tunis & Paris, Turki & Publi-sud.

Notes

1. Cf. A. Laroui, « , L’origine et l’attache » ; « , Si tu ne peux connaître ses origines, regarde ses faits », in Les contes de Laroui, volume 7. L’origine et l’attache est un conte extrê-mement significatif quant au rang et à la place que chacun se doit d’occuper dans le groupe et auxquels il doit surtout se tenir. Ainsi l’image du contestataire, de celui qui critique, de celui qui pense autrement, y est une image des plus dépréciatives : lai-deur, aigreur, méchanceté et « bassesse des origines »… L’image de celui qui n’assume pas ses dires et ses positions de la veille et se confond en mesquinerie et en indignité devant le roi pour avoir été pris en train de penser et de dire ce qu’il a pensé et dit… Et qui est tellement insignifiant qu’il ne mérite même pas d’être puni pour avoir osé critiquer le roi, le gouvernant… Il est ainsi méprisé par ceux qui tiennent les premiers rôles, ceux du premier plan, les hommes, mais aussi pris de pitié par ceux des seconds rôles, du second plan, les femmes, et finalement sauvé par elles, ce qui, dans le conte, n’est pas moins mépri-sant…

2. Question d’apparence naïve, mais que, pour mon salut personnel, je m’efforce de maintenir dans cette naïveté, afin que je ne cesse de m’étonner face à toute l’aber-ration qui nous entoure et qui nous est renvoyée en pleine figure par ce que l’hu-manité est capable de se faire à elle-même, hier comme aujourd’hui.

3. Que l’on me pardonne de me référer à une image peu flatteuse de ce pays, de cette culture, dont nous ignorons tout ou presque.

4. Cf. « Des immigrants expulsés d’Espa-gne abandonnés près de la frontière algé-rienne », in Le Monde, 7 octobre 2005 ; « Le Maroc a commencé à expulser des milliers de ressortissants subsaharien », in Le Monde, 10 octobre 2005.

5. Gustav Jahoda, Images of savages. Ancient roots of modern prejudice in Western cul-ture, London, New York, Routledge, 1999, cité par Demoulin & al. (2005), p. 74.

6. Park (B.), Judd (C. M.), Ryan (C. S.), « Social categorization and the repre-sentation of variability information », in M. Hewstone (Ed.), European Review of Social Psychology (vol. 2), Chichester: Wiley, p. 211-245, 1991, cité par Demou-lin & al. (2005).

Page 103: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

l’étranger dans le champ littéraire

Page 104: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger
Page 105: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

W.e.b. du bois, le « problème » noir et la « question » juive

«Q uel effet ça fait d’être un problème ? » La ques-tion, posée par le célè-

bre sociologue, romancier et activiste William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) dans les toutes premières pages de son livre Les âmes du peuple noir1, est en fait celle qu’il entend, même si c’est le plus souvent une interrogation non formulée, chez ses interlocuteurs les mieux intention-nés. Elle est dérangeante, déroutante, et il n’est pas aisé d’y répondre tant « être un problème est une expérien-ce étrange2 » écrit-il. Une expérien-ce dont lui-même n’a jamais pu se déprendre depuis ce moment de son enfance où, arraché à l’insouciance, il a brutalement compris qu’il était coupé du monde des blancs par « un immense voile ».

Revenant sur le parcours et la pen-sée de Du Bois, je voudrais rappeler comment sa vision du « problème » noir et sa conception du racisme, fon-damentalement liées à la couleur, vont être modifiées par sa découverte de la « question » juive. Et montrer, par-là même, comment l’étranger qu’il est en partie dans son propre pays où règne la ségrégation, va s’affranchir de toute forme d’essentialisme en

mesurant le sort d’un autre étranger, semblable et différent.

La ligne de partage des couleurs

n

Le voile désigne, chez Du Bois, tout ce qui borne l’horizon des Noirs aux États-Unis en ce début du XXe siècle, la ségrégation, les préjugés, la pau-vreté et la souffrance qui en décou-le. Dans Les âmes du peuple noir, il le soulève pour révéler la réalité de cette condition collective imposée, en décrivant la vie âpre et miséra-ble des millions de paysans du Sud ou en analysant les frustrations, les humiliations et les aspirations déçues de tous. Mais il veut aussi donner à voir la vitalité d’un monde spirituel ignoré ou méprisé, ses hautes figures et ses luttes obstinées. Au cœur de cet ouvrage polyphonique, dans lequel il mêle souvenirs personnels, chants d’esclaves, témoignages, récits de ses séjours dans les États du Sud, études sociologiques et analyses politiques, il a inséré un remarquable texte de fiction. Ce récit bref, intense et bien mené, est en même temps une sorte de concentré de son expérience et

de sa pensée. Il nous servira donc ici d’entrée.

« Sur le retour de John » racon-te l’histoire d’un garçon noir d’une petite ville de Géorgie que sa mère a envoyé étudier à Johnstown. Là, non sans difficultés, il a accédé au monde du savoir et des idées, son esprit s’est déplié, son regard s’est déployé, son maintien même a changé et il s’est mis à observer des différences, à res-sentir des entraves ou des affronts qu’il ne remarquait pas auparavant. Désormais, les humiliations le révol-taient, il s’irritait des limites qui le cernaient et auxquelles il aurait tant voulu échapper. Aussi différait-il sans cesse le retour dans sa ville natale où ses proches l’attendaient fiers et impa-tients. Dans cette ville était également attendu un autre John, son ancien camarade de jeux, blanc et fils du juge chez qui sa sœur était servante. Les deux garçons portaient le même nom et partageaient une familiarité ancienne, mais leurs destins diffé-raient radicalement et ils n’allaient plus se rencontrer que pour s’opposer. Ainsi, le jour où le premier John, de passage à New York, avait découvert avec ravissement l’opéra en écoutant Lohengrin, le second, pétri de préju-gés, avait obtenu son éviction de la

104

nicole lapierreDirectrice de recherche au CNRS Centre Edgar Morin (CNRS/EHESS) <[email protected]>

Page 106: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

105

Nicole Lapierre W.E.B. Du Bois, le « problème » noir et la « question » juive

salle de concert, réduisant à néant ses rêves d’égalité. Tout deux rentrèrent finalement au pays où chacun, dans son propre environnement, étouffait. Le Noir, ayant obtenu un poste d’ins-tituteur, s’efforçait d’éduquer les siens, mais fut rapidement congédié par le juge qui le trouvait dangereusement subversif. Le Blanc, oisif et gâté, s’en-nuyait. Leur route se croisèrent une dernière fois quand le premier sur-pris le second en train de violenter sa sœur et le tua, avant d’attendre les lyncheurs.

Cette nouvelle à la tonalité sombre est un texte ventriloque dans lequel Du Bois a glissé de nombreuses notations personnelles. Certes, lui a grandi dans le Nord, dans une famille métissée et relativement favorisée3, il a fréquenté une école à majorité blanche et, après des études à l’université noire de Fisk, à Nashville (Tennessee), il a intégré Harvard où il a été le premier Noir a obtenir un diplôme de doctorat. Mais durant ses années à Fisk, il s’engageait pendant les vacances scolaires comme enseignant dans les bourgades rurales et a alors vu de près l’exploitation et le dénuement des Noirs, comme l’igno-rance dans laquelle ils étaient confinés. Il a aussi pris la mesure de l’ordinaire raciste du Sud, comme ce jour où, allant présenter sa candidature au res-ponsable scolaire en compagnie d’un jeune homme blanc (qui, lui, postulait pour l’école blanche), ce dernier a été invité à partager le dîner tandis que lui a dû attendre, puis manger seul4.

Nul doute qu’il ne parle aussi en connaissance de cause quand il racon-te l’accès de son héros au « royaume de la culture » et son exaltation en écoutant l’opéra de Wagner, ou encore quand il évoque l’écart douloureux entre John l’éduqué et le peuple noir illettré. Grâce à une bourse, Du Bois a étudié deux années à Berlin (en 1892 et 1893) et a été marqué par ce séjour dans un pays qui l’acceptait mieux que le sien, même si il se souvient de cette matinée pénible où, dans une vaste salle de cours, il s’était senti person-nellement visé par la voix puissante et rauque de Heinrich Von Treitschke tonnant que les mulâtres étaient des êtres inférieurs5 (nulle mention dans ses souvenirs, en revanche, de l’antisé-

mitisme de ce chantre du nationalisme volkish dont il suivait les cours avec intérêt). Il en est revenu impressionné par la littérature allemande, séduit par le romantisme et fasciné par Goethe qu’il enseignait à Fisk.

Mais, au delà des échos personnels, l’histoire de John donne évidemment corps aux thèses et thèmes essentiels de la pensée de l’auteur. Le face à face du monde noir et du monde blanc à travers les deux John, qui met en miroir la situation des uns et la res-ponsabilité des autres, illustre sa thèse, énoncée pour la première fois en 1899, reprise lors de la première conférence panafricaine à Londres en 1900 et réaf-firmée dans Les âmes du peuple noir en 1903, selon laquelle « le problème du XXe siècle est celui de la ligne de par-tage des couleurs »6. Problème massif et majeur, insiste-t-il, posé non seule-ment aux États-Unis mais à l’échelle du monde. En effet, cette ligne, qui passe entre Blancs et Noirs, traverse les colonies des empires européens en Afrique (dans un texte de 1924, consacré aux « ombres coloniales », Du Bois reprend d’ailleurs mot pour mot la même formule7) et elle passe aussi, plus généralement, entre Blancs et non Blancs. Et problème individuel crucial, car la barrière de la couleur clive la personnalité noire de l’intérieur.

Les tourments de John, passé un moment de l’autre côté du voile où il a découvert tout ce qui lui était refusé, avant d’être renvoyé, entre humilia-tion et révolte, à sa prison raciale, révè-lent les conséquences psychologiques et existentielles du racisme et de la ségrégation. A travers son héros mal-heureux, partagé entre ses aspirations singulières et la condition collective à laquelle il est assigné, c’est la « dou-ble conscience » des Noirs américains que Du Bois donne à voir. Effet des tensions et des contradictions vécues par tous ces hommes écartelés entre deux mondes : le médecin noir, poussé par sa clientèle ignorante au charlata-nisme et qui, en raison de son savoir, a honte de la pratique à laquelle il est contraint ; le musicien qui chante l’âme noire mais se désole car son chant n’est pas reconnu comme un art ; ou l’enseignant confronté au fait que « la connaissance dont son peuple

avait besoin n’était que contes et légen-des pour ses voisins blancs, alors que la connaissance enseignée par le monde blanc était de l’hébreu pour ceux de sa chair et de son sang »8. Impossible d’y échapper : « Chacun sent constamment sa nature double – un Américain, un Noir ; deux âmes, deux pensées, deux luttes irréconciliables ; deux idéaux en guerre dans un seul corps noir, que sa seule force inébranlable prévient de la déchirure9 ».

Inspirée, selon certains commenta-teurs, du Faust de Goethe10, mais plus sûrement des cours du psychologue et philosophe William James suivis par Du Bois à Harvard – particulièrement des analyses des « rivalités et conflits entre les différents soi » proposées par ce dernier dans Les principes de psychologie11 –, la notion de « double conscience » fait intrinsèquement parti de l’expérience de Du Bois lui-même. Car alors, comme l’écrit Ross Pos-nock en une formule lapidaire : « intel-lectuel noir est un oxymore »12. En ce sens, on pourrait traduire la question évoquée au début par : « quel effet ça fait d’être un oxymore ? » Une partie de la réponse étant que cette dualité existentielle se prolonge en dualité de la pensée. D’où les paradoxes, ambi-valences ou contradictions dans une œuvre très abondante, étalée sur plus d’un demi siècle, qui ont suscité des interprétations et des postérités diver-ses, voire opposées. Ainsi trouve-t-on chez Du Bois à la fois une célébration de l’âme, de la beauté et de la créativité noires dont se réclamera le mouve-ment de la négritude d’Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, une glorifica-tion vibrante de la culture occidentale, ou encore une vision universaliste et un éloge de l’hybridité. Si bien que cer-tains le critiquerons comme un essen-tialiste attaché à une vision romantique de la race13, tandis que d’autres le célé-brerons comme « un prophète de la post-ethnicité » contemporaine14. En fait, il y avait bien chez lui une tension entre ces deux options, jusqu’à ce que les persécutions et le génocide des Juifs européens ne l’incitent à abandonner définitivement toute forme d’essentia-lisme de la couleur.

Page 107: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

106 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

La contre-épreuve juive n

L’image négative des Juifs donnée par Du Bois dans Les âmes du peuple noir lui a été reprochée à juste titre. Dans plusieurs passages du chapitre intitulé « La ceinture noire », récit d’un voyage dans l’État de Géorgie, il les désigne en effet de façon géné-rale comme les profiteurs de la misère noire et les héritiers du propriétaire d’esclaves15. « Seul un yankee ou un Juif est capable d’extraire une goutte de sang supplémentaire des fermiers criblés de dettes »16 écrit-il, précisant à propos du comté de Dougherty : « La plus grande partie de cette terre était pauvre et le propriétaire d’esclaves ne la jugeaient pas digne de lui, avant la guerre. Depuis, ses neveux les blancs pauvres et les Juifs s’en sont empa-rés »17. Bien des années plus tard, dans l’édition américaine de 1952, il modi-fiera ces passages en remplaçant « juif » par « étranger » et précisera, dans une lettre à Herbert Aptheker, qu’il regrette d’avoir stigmatisé un groupe entier alors qu’il visait des individus singuliers en tant qu’exploiteurs (et non en fonction de leur race ou de leur religion), précisant en outre ne pas être sûr qu’il y ait eu des Juifs rus-ses à l’époque en Géorgie, car il avait simplement reproduit les dires de ses informateurs18. Le texte initial comme les regrets ultérieurs sont révélateurs de la tension entre Juifs et Noirs qui a surgi dans les premières années du XXe siècle, quand les seconds (à travers leurs leaders et leur presse), repro-chaient au premiers leur indifférence face à la multiplication des persécu-tions et des lynchages19. Du Bois, en reprenant sans précautions les propos de ses interlocuteurs, s’est fait l’écho acritique de cette tension et des préju-gés qui l’accompagnaient.

Pourtant, comme le démontre Ben-jamin Sevitch, « aucune voix noire n’a été entendue aussi souvent et de façon aussi éloquente sur une très longue période que celle de W.E.B. Du Bois dénonçant l’antisémitisme et louant le peuple juif »20. Il en donne de nom-breuses illustrations, parmi lesquelles cet éditorial de The Crisis (le mensuel dirigé par Du Bois pendant 25 ans) en 1911, souhaitant « Bonne chance aux

Juifs – ils sont nos meilleurs amis, et nous nous réjouissons de les voir sortir du ghetto où les Noirs viennent juste d’entrer »21. Le fait que ceux-ci soient à la fois des « alliés » (c’est le titre de cet éditorial) et des exemples, revient en effet souvent dans ses articles et déclarations, particulièrement à par-tir des années 1910. Cela n’a évidem-ment rien de surprenant, étant donné l’implication décisive de figures jui-ves libérales – tel Joel Elias Spingan22, ami de Du Bois qui lui a dédié son livre Dusk of Dawn – dans la création (en 1909) puis le développement du NAACP (National Association for the Advancement of the Colored People). Une alliance qui préfigure celle du mouvement pour les droits civiques et que Du Bois défend fermement contre ceux qui voudraient une organisation exclusivement dirigée par des Noirs. Pour renforcer ces liens, il s’exprime également dans la presse juive, comme dans cette interview au très populaire Jewish Daily Forward, en 1923, dans laquelle il déclare : « La race noire considère les Juifs avec sympathie et compréhension »23. Quant à l’exemple, il est triple. La population juive, par le travail, l’épargne et l’esprit d’en-treprise, est parvenue à s’extraire de la misère et a connu une ascension sociale rapide – un modèle déjà promu par Booker T. Washington en 189924. C’est un peuple qui, sur fond de souf-france et de préjugés, a su forger « une unité spirituelle » permettant de déve-lopper « une conscience internationa-le » dont le Pan-Africanisme naissant devrait, pense-t-il, s’inspirer25. Enfin, l’idéologie sioniste (à laquelle ses amis et soutiens juifs au sein du NAACP n’adhérent pas à l’époque26), légitime aussi, par analogie, l’idée à laquelle il se rallie, d’un développement séparé des Noirs permettant de contourner la ségrégation et le racisme.

Du Bois condamne fréquemment l’antisémitisme, en Europe comme aux États-Unis, notamment dans ses éditoriaux de The Crisis où il dénonce l’imposture des Protocoles des Sages de Sion. Il s’insurge également contre la nouvelle politique nationale d’im-migration de l’après guerre, « ce formidable triomphe des « Aryens » [“Nordics”] qui a réduit l’immigration

de 1 000 000 à 160 000 personnes en excluant notamment les Juifs, ce qui a incité les industriels du Nord a embaucher les Noirs et favorisé des convergences d’intérêts paradoxa-les : « Travailleurs noirs, capitalistes blancs et « Aryens » fanatiques contre Europe latine, contremaîtres du Sud, syndicats, Juifs et Japonais ! »27. Et comme le rappelle Harold Brackman, à une époque où beaucoup de Juifs américains ne prennent pas la pleine mesure du nouveau régime nazi et où la plupart des Africains-Américains y accordent peu d’attention, il se distin-gue par sa vigilance précoce face au cours des événements28. Lui le germa-nophile, épris de culture allemande, note ainsi dans un éditorial en mai 1933 : « Cela semble invraisemblable qu’au milieu du XXe siècle un pays comme l’Allemagne puisse basculer dans la haine raciale en tant qu’ex-pédient politique »29. Par la suite, il s’élèvera fermement contre les dérives antisémites du mouvement nationa-liste noir, alertera régulièrement ses lecteurs sur les persécutions des Juifs en Europe, soutiendra l’engagement des États-Unis contre l’hitlérisme et s’associera, début 1942, à la « campa-gne du double V », celle de la victoire contre le fascisme à l’étranger et contre le racisme dans le pays.

Au fil de cet engagement très ferme, deux dissonances, cependant, lui ont été souvent reprochées. La première, en 1933, est un éditorial de The Crisis, dans lequel il cède à la tentation de ce que l’on n’appelait pas encore « la concurrence des victimes » en écrivant : « Quand les seuls peuples “inférieurs” étaient les “nègres”, il était difficile d’at-tirer l’attention du New York Times sur des petites affaires de race, de lynchage et d’émeutes racistes. Mais maintenant que les damnés incluent le proprié-taire du Times, l’indignation morale remonte »30. La deuxième, en 1936, est le refus qu’il oppose à la deman-de de l’anthropologue Franz Boas de rejoindre l’« American Committee for Anti-Nazi Literature » afin de ne pas compromettre un voyage d’études de cinq mois en Allemagne, pour lequel il a obtenu une bourse du Oberlaen-der Trust (un organisme promouvant les échanges germano-américains).

Page 108: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

107

Nicole Lapierre W.E.B. Du Bois, le « problème » noir et la « question » juive

Séjour dont il revient néanmoins plus convaincu encore de l’ampleur de la haine raciale à l’encontre des Juifs.

Le nègre et le ghetto de Varsovie

n

Du Bois reparlera de cette visite de 1936 en Allemagne dans un article intitulé « Le nègre et le ghetto de Var-sovie », publié dans Jewish Life, maga-zine juif et communiste, en 195231, en pleine guerre froide, alors qu’en tant que compagnon de route du parti communiste américain (auquel il adhèrera en 1961), il est dénoncé comme « agent de l’étranger ». Un lieu de publication qui correspond aux positionnements du moment car, dans cette période d’anticommunisme dominant, comme le rappelle juste-ment Michael Rothberg, la prise en compte de la dimension internationale des questions raciales reflue dans une

grande partie de la presse noire, tandis la destruction des Juifs d’Europe est peu abordée dans les médias et orga-nisations juives, si bien que la gauche est alors « le principal pourvoyeur de ce que nous appellerions aujourd’hui la mémoire de l’Holocauste »32.

Au delà du contexte historique et du cadrage idéologique de cet article – dont le dernier paragraphe célèbre, dans un lyrisme inspiré du réalisme socialiste, les paysans polonais libé-rés de la servitude et qui, désor-mais, « voient la lumière »33 – c’est sa construction et, plus encore, son pro-pos qui retiennent l’attention. Entre témoignage et souvenirs de voyage, Du Bois restitue des anecdotes et des impressions concernant l’antisémi-tisme, rapportées de Pologne ou d’Al-lemagne à trois époques différentes. Tout d’abord un incident survenu lors de son premier séjour en Pologne, en 1893, alors qu’étudiant à l’université de Berlin, il avait entrepris pendant

les vacances un périple en Europe cen-trale. Au cours de celui-ci, en arrivant de nuit dans une ville de Galicie34, le cocher, après l’avoir regardé, lui avait demandé s’il voulait faire halte « chez les Juifs ». Perplexe, il avait répondu par l’affirmative et s’était retrouvé dans un petit hôtel situé dans une rue étroite et à l’écart du centre. À la faveur de cette méprise, il avait ainsi découvert une ségrégation qui visait une autre population et dont il igno-rait tout jusque-là. Il évoque ensuite une deuxième anecdote datant de la même période quand, en visite dans une bourgade allemande, un camarade l’avait rassuré sur l’accueil froid qui leur était réservé en lui expliquant « ils pensent que je suis juif. Ce n’est pas contre toi, c’est moi »35. Puis, revenant sur son séjour de 1936 dans le IIIe Reich, il raconte comment il avait senti un « soupçon » peser sur lui alors qu’il entrait dans une librairie du quartier juif et mentionne la honte exprimée

Page 109: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

108 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

par des collègues universitaires alle-mands, au demeurant défenseurs du régime nazi, au sujet du traitement infligé aux Juifs.

Le procédé narratif, qui renvoie à l’expérience et à la conscience comme processus n’est pas sans évoquer, là encore, l’influence de William James. Cette succession d’expériences est présentée comme une série de jalons préfigurant une véritable prise de conscience. Celle qui survient en 1949 quand, en visite à Varsovie, il se rend sur l’emplacement de l’ancien quartier juif. Là, face à l’anéantissement com-plet de ce dernier et devant le monu-ment de Rapoport érigé en hommage aux habitants et aux combattants du ghetto, il est saisi soudain par la signi-fication et l’ampleur du génocide. Et, comme il l’explique lui-même dans cet article : « Le résultat de ces trois visi-tes et, en particulier, du spectacle du ghetto de Varsovie, ce n’était pas tant une compréhension plus claire du pro-

blème juif dans le monde qu’une com-préhension plus réelle et complète du problème noir. D’abord le problème de l’esclavage, de l’émancipation, de la caste aux États-Unis n’était plus, dans ma tête, une chose unique et sépa-rée, comme je l’avais perçu pendant si longtemps. Ce n’était plus une ques-tion de couleur ou de caractéristiques physiques ou raciales – ce qui était pour moi une chose particulièrement dure à découvrir, puisque pendant toute une vie la question de la barrière de la couleur avait été une cause réelle et efficiente de misère »36. Et il ajoute, « Ainsi, le ghetto de Varsovie m’a aidé à sortir d’un certain provincialisme vers une conception plus large des manières dont la lutte contre la ségré-gation raciale, contre la discrimination religieuse et l’oppression des pauvres devait évoluer, pour que la civilisation puisse se répandre et triompher dans le monde »37.

Sans trahir le propos, le terme de « provincialisme » pourrait être aujourd’hui remplacé par celui d’es-sentialisme. Du Bois a été l’un des principaux organisateurs du First Universal Race Congress organisé à Londres, en juillet 191138, dont l’objet était, selon la présentation introduc-tive : « de discuter à la lumière de la science et de la conscience moderne, les relations générales existants entre les peuples de l’Ouest et deux de l’Est, entre ceux que l’on appelle les Blancs et ceux que l’on appelle les peuples de couleur, de façon à encourager entre eux une compréhension plus entière, les sentiments les plus amicaux et une chaleureuse coopération »39. Il est plei-nement convaincu depuis longtemps de l’étendue mondiale du problème racial. Mais il relie celui-ci à la couleur de la peau et accorde une importance particulière à l’opposition entre Blancs et Noirs.

Page 110: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

109

Nicole Lapierre W.E.B. Du Bois, le « problème » noir et la « question » juive

C’est donc bien, en effet, une révi-sion fondamentale de ses conceptions initiales. Elle procède d’un double décentrement : la « découverte de la question juive » le conduisant à recon-sidérer son analyse du problème noir et, finalement, à universaliser son analyse du racisme et le combat qu’elle impli-que. Cette démarche intellectuelle qui relie expérience, connaissance et agir politique évoque le pragmatisme de William James et de John Dewey. Elle illustre également cette capacité épis-témologique privilégiée de l’étranger, du marginal ou du minoritaire, décen-tré par rapport à une société ou une communauté, qu’avait si bien analysée Georg Simmel. On ne sait si Du Bois, Dewey et Simmel ont discuté ensem-ble lors du Premier Congrès Universel des Races à Londres, en 1911, on peut se plaire à l’imaginer40, ou s’en tenir, ici, au croisement des idées.

Notes

1. W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir, Paris, La Découverte/Poche, 2007. Édition originale, 1903.

2. Op. cit., p. 10.3. Il est né le 23 février 1868 à Great Bar-

rington dans le Massachussets. La bran-che paternelle, blanche, descendait de Huguenots français, son arrière-grand-père, important propriétaire terrien, avait eu des enfants avec une de ses esclaves mulâtre. La branche maternelle, noire, descendait d’esclaves affranchis.

4. Op. cit., p. 66.5. W.E.B. Du Bois, Dusk of Dawn, New

York, Library of America, 1986, p. 626.6. W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir,

op. cit., p. 7.7. W.E.B. Du Bois, « The Negro Mind

Reaches out », in Alain Locke (ed.) The New Negro, an Interpretation, New York, Albert and Charles Boni, 1925, p. 414.

8. Op. cit., p. 12-13.9. Op. cit., p. 11.10. Selon Magali Bessone, qui a traduit Les

âmes du peuple noir et annoté l’édition française, op. cit., note 87, p. 265.

11. William James, « Rivalry and conflict of one ‘s different selves » in Principles of Psychology, New York, Dover Pubn Inc., 1950, p. 309 (première édition 1890).

12. Ross Posnock, « How It Feels to Be a Prob-lem : Du Bois, Fanon and the “Impossi-

ble life” of the Black Intellectual, Critical Inquiry, vol. 23, n° 2, hiver 1997, p. 337.

13. Notamment Anthony K. Appiah, In my Father’s House : Africa in the Philosophy of Culture, New-York, Oxford University Press, 1992.

14. Ross Posnock, art. cit., p. 349.15. W.E.B. Du Bois, Les âmes du peuple noir,

op. cit., p. 123.16. Ibid., p. 125.17. Ibid., p. 129.18. Correspondance W.E.B. Du Bois/Her-

bert Aptheker, citée par Benjamin Sevitch, « W.E.B. Du Bois and Jews : A Lifetime of Opposing Anti-Semitism », The Journal of African American History, vol. 87, été 2002, p. 325.

19. Philip S. Foner, « Black-Jewish Relations in the Opening Years of the Twentieth Century », Phylon, vol. 36, n° 4.

20. Art. cit., p. 323.21. W.E.B. Du Bois, Editorial : « Allies », The

Crisis, juillet 1911, p. 113.22. B. Joyce Ross, J. E. Spingarn and the Rise

of the NAACP, 1911-1939, New York, Atheneum, 1972. Voir également Charles Flint Kllog, NAACP : A History of the National Association for the Advencement of the Colored People, vol. 1, 1909-1920, Baltimore, John Hopkins Press, 1973.

23. W.E.B. Du Bois, interview, Jewish Daily Forward, 5 août 1923, p. 3.

24. « Gagnez de l’argent, comme les Juifs » conseillait Booker T. Washington en 1899, cité par Philip S. Foner, art. cit., p. 361.

25. W.E.B. Du Bois, « The Negro Mind Reach-es out », op. cit., p. 411.

26. David Levering Lewis, « Parallels and Divergences : Assimilationist Strategies of Afro-American and Jewish Elites from 1910 to the Early 1930s, », The Journal of American History 71, décembre 1984.

27. W.E.B. Du Bois, « The Negro Mind Reach-es out », op. cit., p. 412.

28. Harold Brackman, « “A calamity Almost Beyond Comprehension” : Nazi Anti-Semitism and the Holocaust in the Thought of W.E.B. Du Bois », American Jewish History, 88. 1, p. 58.

29. W.E.B. Du Bois, Editorial : « Postscript : The Jews », The Crisis, mai 1933, p. 117.

30. W.E.B. Du Bois, Editorial : « As the Crow Flies », The Crisis, septembre 1933, p. 97.

31. W.E.B. Du Bois, « The Negro and the Warshaw Ghetto », Jewish Life 6, avril 1952, p. 14-15. Traduction française d’Eleni Varikas, « Le Nègre et le ghetto de Varsovie (1949), Raisons politiques n° 21, février 2006, p. 131-135.

32. Michael Rothberg, « W.E.B. Du Bois in Warsaw : Holocaust Memory ans the Color Line, 1949-1952 », The Yale Journal of Criticism, 14.1, 2001, p. 173.

33. W.E.B. Du Bois, « Le Nègre et le ghetto de Varsovie (1949), art. cit., p. 135.

34. Le même épisode figure dans son autobio-graphie posthume, mais il est situé en Silé-sie. W.E.B. Du Bois, The Autobiography of W.E.B. Du Bois, New York, International Publishers, 1968, p. 175.

35. Art. cit., p. 132.36. Art. cit., p. 134.37. Ibid., p. 134.38. Le congrès fut notamment financé par

le philanthrope américain John E. Mul-holand qui avait également soutenu peu avant la création du NAACP. Parmi les nombreux participants, il y avait Franz Boas, Ferdinand Tönnies, Georg Simmel, John Dewey, mais également des person-nalités venues de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Il n’y aura pas de deuxième congrès en raison de la guerre.

39. Gustav Spiller (ed.), Papers in Inter-Racial Problems Communicated to the First Uni-versal Race Congress, Londres, PS King 1 Son, Boston USA, The World’s Peace Foundation, 1911, p. V.

40. J’avais ainsi imaginé une autre rencontre, lors de ce congrès, entre Du Bois, Sim-mel et Gandhi. Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Gallimard « Folio », 2005, p. 206-208.

Page 111: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

le nom de l’étrangerUlysse, entre hospitalité et hostilité

Lecture de la fiction. Perspectives herméneutiques

n

La décision prise ici, de se laisser guider, dans une réflexion sur l’étran-geté de l’étranger, par la lecture de l’Odyssée, s’appuie sur de multiples raisons. Les plus générales corres-pondent à des considérations hermé-neutiques. À ce titre, rappelons que toute expérience, et surtout celle de l’étranger et de notre propre différen-ce, se trouve profondément informée par des représentations qui ne vont apparemment de soi que parce qu’on oublie qu’elles procèdent de sources multiples, parfois contradictoires. Or, ces représentations – préjugés, selon les philosophes, doxa, selon les socio-logues – s’imposent d’autant moins qu’elles sont en quelque manière la matière première que travaille la lit-térature, ou du moins une certaine littérature. S’il est vrai que nombre d’ouvrages d’apparence littéraire consacrent la doxa et lui servent de moyens de diffusion, leurs « auteurs » répondant avec empressement aux attentes des lecteurs-consomma-teurs, il est également vrai que les plus authentiquement littéraires des œuvres s’attachent, elles, à souligner la doxa, et donc à mettre le lecteur à distance de celle-ci ; soit qu’elles

élaborent des types, qu’elles carica-turent des personnages familiers, les innombrables héros de la « comédie humaine », soit qu’elles forent plus profond dans l’expérience humaine, comme pour ramener au jour l’imagi-naire enfoui en elle ; à moins encore – mais ceci n’est pas incompatible avec cela – qu’elles n’explorent de nou-veaux modes d’exister et, plus précisé-ment, de nouvelles formes de relation, délivrées d’un joug qui n’est pas seu-lement celui des habitudes sociales, qui est souvent celui, beaucoup plus lourd, de l’imaginaire lui-même.

Si, parmi les œuvres littéraires – songeons, par exemple, à La guerre du Péloponèse – il en est qui font lar-gement écho au contexte (ce qui n’est pas dire, toutefois, qu’elles dépendent de ce contexte ; dans le cas contrai-re, on ne s’expliquerait pas l’intérêt qu’on prend à leur lecture lorsqu’on n’est pas historien ou sociologue de la culture, désireux moins de lire que de recueillir, dans les œuvres, des indi-ces culturels ou sociaux), d’autres se voient reconnaître une valeur trans-contextuelle ; sans doute parce qu’elles paraissent explorer des traits souvent cachés, et cependant consti-tutifs de la vie humaine, et révéler les limites de celle-ci. Qui contesterait que l’Odyssée ne fasse partie de ces œuvres qui, à chaque génération de lecteurs, donnent accès à une com-

préhension aiguë, quasi irremplaça-ble, de la condition humaine ? Elle fait partie de ces œuvres qui, bien qu’elles demandent à être expliquées, philologiquement restaurées et retra-duites afin que perdure leur puissance d’éclairement, sont moins des objets à interpréter que des « interprétants » majeurs de la vie humaine. Loin que le lecteur doive remplir de sens, en puisant dans ses souvenirs culturels et dans son répertoire cognitif, des signi-fiants textuels devenus inconsistants, ici, c’est au contraire l’œuvre qui, tout à la fois découvre au lecteur un aspect ou une dimension étranges du monde et leur donne sens. L’œuvre véritable-ment littéraire contribue de manière insigne à reconfigurer le monde et l’expérience en leur donnant sens – non sans mettre en valeur la marge, ou même le fond de non sens que ce sens présuppose inévitablement. Ainsi pouvons-nous reconnaître que l’œuvre est témoin – au double sens du terme – de cette invention conti-nuée du sens qui définit la dynamique de la culture, qu’elle offre au lecteur la possibilité de résister, grâce à une imagination vivifiée, à la fascination de l’archaïque ; la possibilité, autre-ment dit, de recouvrer une mémoire symbolique élargie, délivrée de l’op-pression d’un imaginaire régressif.

Les remarques précédentes relèvent de l’herméneutique générale. Celle-ci,

110

paul MasottaPsychanalyste, StrasbourggilBert VincentProfesseur émérite en philosophie Université de Strasbourg <[email protected]>

Page 112: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

111

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

on le sait, s’est développée, à l’épo-que contemporaine, sur les marges de la phénoménologie ; sous la forme, en particulier, d’une réflexion sur les limites de cette dernière, c’est-à-dire sur les limites de l’ambitieux projet de re-décrire, comme à neuf, le monde de l’expérience. Comme la phénomé-nologie, l’herméneutique entend faire droit aux multiples dimensions de l’ex-périence et du monde. Contrairement à elle, toutefois, elle considère que l’ « épochè », c’est-à-dire la mise entre parenthèses résolue des préjugés, est moins une solution méthodologique qu’un problème : comment, en effet, décrire autrement, et si possible mieux, sinon en s’appuyant sur des ressour-ces culturelles jusqu’alors tenues en jachère, oubliées ou méconnues ? Ces ressources, nous les découvrons ou les redécouvrons dans des œuvres singu-lières, qui ont la vertu de « travailler », modifier et transformer peu ou prou les « schèmes » structurant notre appréhension apparemment sponta-née du monde et de nous-mêmes ; en particulier les schèmes qui, pour une société et pour ses membres, servent à dessiner les limites du pensable et de l’impensable, du possible et de l’im-possible, du désirable et du détestable ; sans oublier les limites entre le même et l’autre, qui recoupent largement les précédentes, si elles ne les surdétermi-nent pas. L’Odyssée, nul ne l’ignore, consiste en une série de variations sur le thème, central en toute culture, de l’étranger et des différents rapports qu’on doit ou ne doit pas, qu’on peut ou ne peut pas nouer avec lui. Ce ne serait pas une « œuvre », si telle ou telle figure, tels ou tels rapports captivaient entièrement le lecteur ; si ce dernier n’était pas invité, grâce à l’œuvre, pré-cisément, à participer à un incessant mouvement de déplacement des limi-tes évoquées à l’instant, mouvement d’invention de nouveaux aspects de l’altérité et de nouvelles possibilités de vivre avec l’étranger, dans le meilleur des cas.

Pour saisir l’enjeu d’une approche herméneutique de la littérature – et de la lecture -, il suffit de citer ce lumi-neux propos de R.L. Stevenson, un de nos premiers guides à nous avoir aidé à affronter l’imaginaire enfantin

du trésor perdu tout comme celui, adulte, du double et du dédoublement psychique et moral. Le propos date de 1887, c’est-à-dire du moment où se différencient psychanalyse, phéno-ménologie husserlienne et herméneu-tique diltheyenne : « Les livres dont l’influence est la plus durable sont les œuvres de fiction. Ils n’attachent pas le lecteur à un dogme dont il devrait par la suite découvrir la fausseté ; ils ne lui apprennent pas une leçon, qu’il lui faudrait ensuite désapprendre. Ils répètent, ils arrangent, ils clarifient les leçons de la vie ; ils nous désengagent de nous-mêmes, ils nous obligent à la connaissance des autres ; et ils nous montrent la trame de l’expérience, non telle que nous pouvons la voir par nous-mêmes, mais avec un chan-gement notoire – ce monstrueux et dévorant ego qui est le nôtre se trouve pour la circonstance annulé »1.

L’Odyssée, parcours de l’étrangeté

n

Ce premier ensemble d’observa-tions ne justifie pourtant pas entière-ment l’importance reconnue par nous à l’Odyssée, parmi tous les ouvrages mettant en scène des étrangers et les différents degrés et motifs d’étrangeté. Quel est donc l’apport spécifique d’Ho-mère, en la matière ? Compte tenu de l’acception courante du vocable de « spécificité », notre réponse prendra un tour paradoxal : le spécifique, c’est que le monde exploré et configuré par l’œuvre est aussi peu « spécifique » que possible, que le contenu, les histoires racontées, de par leur allure légen-daire, n’ont guère besoin d’être référés à un contexte socio-historique pré-cis pour être « compris »2. Autrement dit, la question de l’étranger ne s’y présente heureusement pas sous cette forme abstraite : nous nous y trouvons confrontés à des figures particulières, mais – et c’est en cela que l’œuvre peut nourrir notre réflexion – telle ou telle particularité est comme une fenêtre entrouverte sur l’imaginaire. La diver-sité des personnages déborde, de beau-coup, le spectre des figures qui nous sont familières : de ce fait même, loin de confirmer notre sentiment de fami-

liarité, loin de consacrer les « objets », en particulier les formes d’étrangeté qui, par contraste, nous font nous sen-tir chez nous, comme protégés par un cercle de figurants tutélaires, voire totémiques (Bacon parlait des « idoles de la tribu » !), les figures homériques, plus ou moins fantastiques, sont de nature à nous inquiéter. À travers elles, et du fait du décentrement auquel nous sommes presque forcés, nous sommes amenés à nous éloigner du monde qui nous est devenu familier ; avant d’y revenir comme à un monde dans lequel, désormais, l’étrangeté transparaît dans le familier, un monde face auquel le soupçon ne nous lâche plus : le familier, ne serait-ce pas le résidu d’une sorte d’opération d’épu-ration, ce qui reste de l’autre après que l’on en a retiré, expulsé tous les traits d’étrangeté ? Le texte homérique a, à nos yeux, pour vertu exceptionnelle de déployer la sémantique de l’étrangeté et de débusquer l’imaginaire cristal-lisé dans telle ou telle figure d’étran-ger ainsi que dans les représentations et pratiques que nous tenons pour « rationnelles » – parce que cela nous arrange et éventuellement nous plaît, de les considérer comme indemnes de tout investissement imaginaire. Pour reprendre, dans une perspective her-méneutique, une expression chère à la phénoménologie, nous dirons que l’œuvre offre au lecteur un ensemble impressionnant de « variations ima-ginaires » sur le thème de l’étranger et de son étrangeté. Davantage, elle nous propose – sur un mode non pro-positionnel, mais narratif – un possi-ble ordonnancement de ces figures et figurations, du plus au moins « imagi-naire », du plus au moins « fantasma-tique » ; autrement dit, du moins au plus « symbolique ». Telle est en effet notre hypothèse de lecture : l’Odyssée n’est pas seulement un inventaire de formes peu ou prou tératologiques de la relation à l’autre ; l’inventaire s’y trouve – pourvu qu’on l’y cherche ! – ordonné. Ainsi sommes-nous invités, en tant que lecteurs, c’est-à-dire pour autant que nous acceptions de suivre Ulysse en imagination, à nous orien-ter dans la multiplicité foisonnante des figures de l’altérité. Nous sommes conviés, du même coup, à participer

Page 113: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

112 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

à l’aventure décisive, difficile, fragile mais indispensable pour toute culture : délivrer l’imagination – et nous déli-vrer en même temps, en vue d’être « sujet » autant que possible – des posi-tions figuratives dans lesquelles celle-ci s’enkyste ; car, à travers la fascination que certaines figures exercent, la capa-cité éthique – relationnelle – du sujet diminue, en même temps que sa capa-cité d’imaginer se trouve amputée, ou détournée au profit de masques, voire de caricatures d’altérité.

L’hypothèse avancée à l’instant serait-elle forcée ? Pour la rendre plau-sible, il n’est que de « suivre » l’histoire homérique jusqu’en un point éminem-ment singulier où enfin elle bifurque, c’est-à-dire jusqu’au moment précis où le héros rencontre une figure d’al-térité – on aurait raison de dire : une présence – qui contraste avec toutes celles qui se lèvent dans le sillage du récit. Enfin, pourrait-on dire, le héros « rencontre » véritablement quelqu’un, noue avec lui, avec elle plutôt, des relations orientées dans le sens d’une reconnaissance mutuelle ; enfin, avec le séjour chez Alkinoos, après que Nau-sicaa a accepté le rôle de médiatrice qui console et intercède en faveur de l’étranger absolu qu’est alors Ulysse, puisqu’il n’a rien dans son apparence qui plaide en sa faveur, l’« histoire » cesse de patiner – en réalité, elle cesse d’être une non-histoire, une sempi-ternelle répétition ! Enfin, le sujet se trouve par ses hôtes remis sur un che-min qui n’est plus celui du désastre, mais celui des retrouvailles avec « l’ob-jet » de son plus cher désir, Pénélope, comme aussi avec soi.

Ayant ainsi fait allusion à la pola-rité de l’imaginaire et du symbolique, on se doit d’insister, en lien avec la précédente référence à Stevenson et avec un motif herméneutique majeur, sur l’étroite connexion existant entre la pratique de la lecture et l’éthique – pratique de soi et de l’autre, et plus encore pratique du « avec » qui permet que chacun s’assume « soi » dans la solidarité avec les autres. Mais réser-vons la réflexion éthique pour la suite. Commençons par la lecture, et plus exactement par le travail demandé au lecteur, qui doit apprendre à résister à l’impatience, pourtant entretenue

par l’œuvre, par son « suspens », de connaître le dénouement : faute de patience, le lecteur pourrait-il goûter, au prix d’affects parfois pénibles, il est vrai, la qualité d’une intrigue riche en péripéties, en rebondissements et ren-versements de situation ? En se hâtant vers la fin de l’intrigue, on ferait fi de la valeur symbolique de celle-ci : dans la fin connue, s’abolit en effet la finalité de l’œuvre, s’efface sa puissance média-trice, qui nous invite à cheminer en compagnie des personnages, non pour que nous nous identifiions à tel ou tel d’entre eux, mais bien pour que nous apprenions à déjouer les identifica-tions, pour que nous nous découvrions potentiellement délivrés du sortilège attaché à chacune des différentes for-mes d’égoïté, chacune illustrant une des nombreuses manières d’esquiver le double rapport à l’autre et à soi, et toutes offrant au lecteur l’occasion de découvrir les nombreuses façons, pour un personnage tel qu’Ulysse, de se représenter les autres et de se servir d’eux, donc d’en nier l’existence en niant qu’ils soient source de droits et de devoirs réciproques. Qu’on y songe, en effet : si les protagonistes incarnent différentes positions d’alté-rité aux frontières de l’humain (morts, dieux et démons, monstres etc.), ils ont en commun d’être, sous le regard du héros, à une exception près, des vis-à-vis menaçants contre lesquels il lui faut s’imposer et, s’il n’y parvient pas, obtenir l’aide des dieux pour leur échapper.

La lecture implique certes que le lecteur s’attache tant soit peu au héros, qu’il s’intéresse à son sort. Attache-ment, cependant, n’est pas identifi-cation ni ne doit l’être ; car s’il y avait identification excessive, la richesse symbolique et symbolisante du récit s’en trouverait réduite d’autant. L’intri-gue en viendrait à se confondre avec la fabula3, contenu d’une narration dont on ne retiendrait que le squelette pro-positionnel : Ulysse est ce personnage voué à errer indéfiniment du fait qu’il n’a pas su reconnaître ce qu’il devait aux dieux (lui et ses compagnons ont en effet massacré du bétail en prin-cipe consacré, destiné au sacrifice reli-gieux), mais qui réussit, finalement, à travers maints rebondissements, à

rentrer chez lui, grâce en particulier à l’intervention l’Athéna, sa puissante et rusée protectrice. À travers un tel résumé, on met surtout l’accent sur le happy end, sur les retrouvailles. La fabula ressemble alors à ces « dépê-ches » – bien nommées – dont four-millent les modernes médias, friands en malheurs et en réussites specta-culaires, mais o combien pauvres en teneur symbolique ! À ne retenir que la fable, à trop se hâter d’en connaître l’issue, le lecteur oublie l’épaisseur du « mythos ». Il en néglige la scénogra-phie, celle d’un monde profondément étrange dans lequel le héros n’est pas situé comme en un immense terrain d’aventures : le parcours, ici, est celui d’une initiation au possible. C’est dire que le sujet – Ulysse, mais aussi le lecteur qui accepte de cheminer en imagination à ses côtés – se trouve confronté, en même temps qu’à dif-férents protagonistes, à l’énigme de ce qu’il est. C’est dire en outre que les obstacles qui se dressent sur sa route ne sont pas simplement des causes de retard, ni l’occasion de montrer ce dont il est capable, face à l’adver-sité. Comme dans toute initiation – le terme désignant tout type de parcours dans lequel « il en va » de la renaissance symbolique du sujet, de son orienta-tion ou de sa réorientation dans un univers plus culturel, voire spirituel, que physique –, ce qui se passe est ordonné à une quête. En l’occurrence, le plus visible, dans cette histoire – à savoir l’objet de la quête définie en tant que « chez soi » –, occulte que, en tant qu’il est initiatique, le récit concerne le « soi » et son identité. Mais, rétor-quera-t-on, qu’a donc cette identité de si problématique ? N’est-ce pas le même Ulysse qu’on voit se débattre, du début à la fin ? Rien pourtant n’est moins évident que cette identité. Tou-tefois, pour résister à l’impression que l’identité du héros est parfaitement assurée, il faut accepter l’hypothèse que l’altérité susceptible de troubler plus ou moins profondément l’identité présumée d’Ulysse ou de tout autre, ne se manifeste pas seulement de manière extérieure, à travers les multiples pro-tagonistes de l’histoire, mais qu’elle se manifeste encore, et peut-être surtout, sous forme d’une dualité intime, d’un

Page 114: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

113

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

écartèlement entre deux modes d’affir-mation du « soi » : l’un correspondant à l’imaginaire ; l’autre, au symbolique.

Face à l’autre n

L’alternative qu’on vient d’évoquer est probablement plus compliquée qu’il semble, s’il est vrai que, en proie à l’imaginaire, le dénommé Ulysse est hanté par deux rapports possibles, symétriques, à l’autre, et deux affects correspondants : la crainte d’être dévo-ré par lui, d’une part ; de l’autre, le refus d’attendre quoi que ce soit de lui, si ce n’est l’impossible : qu’il comble tout manque, qu’il soit source de ras-sasiement, de jouissance. Le « sujet », Ulysse ou tout autre, est placé devant une alternative dont les deux mem-bres sont également ruineux pour lui, pour autant du moins qu’il ne renonce pas à s’assumer comme sujet : soit ne manquer de rien, en assignant à l’autre le rôle de pourvoir à tout ; soit être condamné à servir soi-même d’en-cas, de viatique à l’autre ; donc être condamné à n’être rien, en n’étant que ce qui est censé le combler. Autre-ment dit : soit l’autarcie (au prix, il est vrai, de l’asservissement d’autrui), soit l’aliénation (n’être plus que l’objet dont l’autre a besoin, donc être réduit au besoin de l’autre).

Deux scènes, dans l’Odyssée, illus-trent l’une et l’autre possibilités : la première, chez Polyphème, le dévo-reur, auquel Ulysse n’échappe que de justesse. La seconde, chez Calypso, auprès de laquelle, comblé de ses bien-faits, Ulysse s’abandonne, s’oubliant au point qu’il faut une intervention divine pour que l’auteur de sa délecta-ble captivité consente à le laisser aller. À la lumière de la fameuse analyse, par Lévi-Strauss, du mythe d’Œdipe4, opérateur du dépassement figuratif de l’opposition qui existe, en particulier, entre sous-estimation et surestima-tion de la parenté, on pourrait avancer l’idée que, à travers ces deux épisodes célèbres, deux risques majeurs sont mis en scène : l’excès d’un, de fusion, avec Calypso ; et le trop de deux, « face » à Polyphème. Chaque fois, le défaut de tiers est manifeste. D’une part, en effet, la félicité, dans les bras de Calypso, a

pour effet qu’Ulysse oublie Pénélope – qui du coup fait figure de tiers insuf-fisant. D’autre part, « face » au cyclo-pe – qui a comme perdu d’emblée la face, au regard d’Ulysse et au nôtre –, il n’est pas, il n’est plus de distance sépa-ratrice et protectrice : la caverne n’est plus qu’une arène quasi hégélienne, où la vie de l’un implique fatalement la mort de l’autre. Cette seconde scène, assurément, est plus complexe que la précédente ; entre autres parce que le récit ne parvient pas à dissimuler que le narrateur a dès le début pris parti pour Ulysse, contre Polyphème, en retenant contre lui diverses « carac-téristiques » – n’oublions pas que la stigmatisation va bon train, à travers ces notations pseudo descriptives –, dont le fait de ne pas cultiver de céréa-les : preuve, pour le narrateur, que ce personnage est incapable d’avoir des « compagnons » (le compagnon étant, selon l’étymologie, celui avec qui l’on partage du pain), et le fait de ne pas réussir à faire société, ne serait-ce qu’avec ses congénères. Cette inca-pacité civique, au demeurant, rien ne la révèlerait mieux que le nom même du personnage : Polyphème. Autant dire « le braillard » ; celui qui crie, mais ne parle pas ; tel le « barbare », qui ne passe pour incapable d’articuler que parce que sa langue ne rencontre, chez les Grecs, aucune oreille capable, ou au moins désireuse de l’entendre. Ainsi, sans que la responsabilité de l’assertion soit assumée, la description sert-elle à souligner l’existence d’un double défaut, et de langage, et de vie politique. La partie avec Ulysse semble donc perdue d’avance : Polyphème a beau être parent d’un des plus puis-sants dieux, Poséidon, presque l’alter ego de Zeus, il est traité comme un être inhumain, sinon infra humain ; non seulement par Ulysse, redisons-le, mais par le narrateur lui-même, qui ici ressemble à ces chroniqueurs qui, dans une situation conflictuelle, n’hésitent pas à diaboliser l’un des protagonistes pour mieux innocenter l’autre ; tout se passant alors comme si le chroni-queur avait résilié sa mission de tiers « symbolisant », avait renoncé à toute fonction arbitrale.

On est ainsi tenté de dire que si tout se joue dans une caverne, c’est que le

narrateur a d’emblée choisi son camp, et délimité en conséquence le lieu de l’affrontement : il a décidé qu’il n’y avait d’issue, pour Ulysse, qu’au prix de la défaite cuisante de Polyphème, comme voué d’entrée de jeu au rôle de méchant – et de souffre-douleurs. Le narrateur n’est-il pas du coup le pre-mier responsable du drame qui, d’être l’objet de sa narration, paraît impliquer qu’il n’y est pour rien ? Au plan même des choses racontées, pourtant, le récit devient plus fiable quand il montre que l’implacable dramaturgie procède de l’absence de tiers, en l’occurrence de l’absence de ce tiers qu’est la relation elle-même, qui ne peut croître entre les protagonistes et les protéger que pour autant qu’ils refusent de considérer la lutte à mort comme la fatalité, la Némésis dont ils seraient les premiers agents. Ne déplorons pourtant pas trop vite la complicité du narrateur, sa complaisance à l’égard d’Ulysse et sa façon de favoriser le jeu qu’il mène, dont on verra qu’il est simpliste, sinon abusif de le mettre au compte de la ruse. La narration montre en effet que le symbolique résiste, dans le récit ; sinon le symbolique en bonne et due forme, du moins sa présence en creux, qu’on décèle à partir de l’indice sui-vant : Ulysse, nous dit le récit, s’est mis dans son tort en entrant en conqué-rant chez Polyphème, en voulant lui forcer la main. Mais – et il faut alors accepter de lire entre les lignes – ne s’est-il pas également mis dans son tort, en se moquant comme il l’a fait de l’institution langagière, en se jouant tellement de son nom propre, que le nom substitutif « Personne » n’est plus qu’un leurre – en sorte que le cri par lequel Polyphème appellera les autres cyclopes à l’aide sera comme nul et non avenu, faute de référence sensée ? On le sait, le nom affiché par Ulysse lui permet de se masquer, et même de s’absenter de l’ordre symbolique, un ordre dont, sans vergogne, il montre qu’il ne se sent nullement lié par lui. « Oudeis », « Personne » : le nom du soi-disant coupable sera, de l’avis des cyclopes, référentiellement inconsis-tant : un non nom, un vide de nom. Dès lors, voulant désigner quelqu’un mais ne désignant personne, le cri de Polyphème ne serait-il pas, pour ses

Page 115: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

114 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

voisins, signe de folie ? Néanmoins –indice, encore une fois, que l’ima-ginaire ne parvient pas à effacer toute trace du symbolique, dans la narra-tion de cette scène –, les cyclopes ont tenté de prêter assistance à Polyphè-me : malgré ce que le narrateur laissait entendre, ils forment donc bien une société, aussi inchoative soit-elle. S’ils donnent à voir un mode d’existence pré-politique, ils montrent que, même dans l’état de nature, le sentiment de sympathie et le désir d’entraide sont réels : telle sera la thèse de Locke5, pour qui les hommes sont spontanément capables d’une certaine vie sociale, toute forme politique plus élaborée reposant sur cette capacité relation-nelle minimale, non sur la volonté du souverain, de qui il faudrait tout attendre. On l’admettra toutefois sans peine, l’indice est ténu ; il est donc peu probable que le lecteur perçoive, à travers le narré et à travers la narration de la confrontation avec le cyclope, la concurrence des deux régimes de l’imaginaire et du symbolique, dont la différence, on vient de le suggérer, est intimement liée … à la question de la relation, et plus précisément à la question de savoir s’il n’est de relation qu’« accidentelle », ou si certaines rela-tions peuvent être au contraire consti-tutives ou, si l’on préfère, instituantes. Ce n’est pourtant pas dire qu’aucun autre épisode ne mette le lecteur sur la voie de la découverte de ces deux régimes et de ce qu’implique cette dis-tinction, quant à la compréhension de la relation et de l’identité

Avant de prolonger ces remarques, revenons un instant sur la question de la lecture et du lecteur afin d’insister sur le fait que ce dernier, co-créateur du texte, selon la théorie herméneutique, porte une incontestable responsabilité dans le destin de l’œuvre : il dépend en effet de lui que le lu se trouve soit inscrit dans le registre du symbolique, soit réduit à celui de l’imaginaire. Plus exactement, il dépend de lui de laisser l’entropie sémantique se développer ou au contraire de lui résister, en par-ticulier en cherchant dans l’intrigue les traces d’un autre cours possible d’action ou, dans un personnage, des traits déviants par rapport au rôle qui semble lui avoir été imparti, des traits

en lesquels s’esquisse pour lui la possi-bilité de se comporter autrement, pour peu que les circonstances viennent à changer. Participer à la stigmatisation est le plus facile : en ce cas, on ne voit plus en Polyphème que l’inévitable et juste conjonction de la monstruosité physique, de la déchéance sociale et de la dépravation morale ; néanmoins, face à lui, en s’appuyant sur certains indices textuels discrets – dont l’exa-gération dans la description et une cer-taine incohérence, par exemple entre les deux affirmations de l’asocialité et de la sociabilité des cyclopes – on peut être amené à prendre conscience des effets de la sur-accentuation de la diffé-rence, le différant, à travers la stigmati-sation dont il est la victime, se trouvant condamné par le narrateur à un statut d’inhumanité. Face à un Polyphème tellement repoussant – image de l’étrangeté maximale –, comment ne pas s’interroger, en tant que lecteur, sur le comportement d’Ulysse ? Pour-tant, les mécanismes identificatoires et contre-identificatoires à l’œuvre dans toute lecture « naïve » sont tellement puissants que l’on trouve normal de s’identifier au personnage principal, quitte à jouir de la souffrance infligée à Polyphème. Il en va ainsi tant que l’imaginaire mène le jeu ; on en vient alors à ratifier l’idée que le monde n’est fait que de jeux à somme nulle ; que le salut de quelqu’un « implique » ici (si l’on peut parler d’une logique de l’imaginaire !) la perte d’un autre ; tout comme, selon l’imaginaire de la théo-dicée, le mal subi par quelques uns est le prix à payer pour le bien maximal, celui qui profite à une majorité.

Contre Ulysse n

Résister à la crue de l’imaginaire, à l’inflation des duels : tel est du coup l’enjeu de la lectio difficilior, icono-claste à maints égards. Mais icono-claste jusqu’à quel point ? Jusqu’où, par exemple, aller dans le refus de s’identifier à Ulysse ? Assurément, la fin apparente du récit légitime ce refus, éthique et politique : la mort des pré-tendants est d’une atrocité gratuite, et d’un sadisme à peine déguisé. Ces mêmes prétendants n’avaient-ils pas

déjà été « mortifiés » par le refus de Pénélope d’épouser l’un d’entre eux ? Sans compter qu’en s’acharnant contre eux tous, Ulysse semble se compor-ter comme quelqu’un qui doute de la fidélité de sa femme, ou la soupçonne d’une future infidélité ! Enfin, n’est-il pas déraisonnable, pour inaugurer son nouveau règne, de commencer par faire le vide autour de soi, et avant tout autour de sa propre femme, qu’on paraît vouer à un régime de totale claustration ?

Parmi les lectures récentes, évo-quons celle de Levinas, qui va très loin dans le refus de s’identifier au héros. Mais, précisément, n’est-ce pas aller trop loin, que de faire d’Ulysse l’incarnation d’une sorte de contre-sens éthique radical ? Selon Levinas, en effet, le retour du héros illustrerait le sens manifeste de la fable ; mais, selon lui toujours, l’illustration équivaudrait à un contresens éthique majeur, tout événement véritablement éthique se reconnaissant au contraire au fait qu’il dérange radicalement, qu’il dé-totalise ce que nous sommes si empressés à, et si fiers de totaliser. L’univers dans lequel Ulysse se meut serait donc, selon ce lecteur, un univers an-éthi-que, où autrui est sans visage humain, où de lui n’émane plus aucun com-mandement visant à écarter l’éven-tuel meurtrier. Plus généralement, les « aventures de la pensée » ne seraient pas de vraies aventures, pas plus que le voyage du héros ne serait un véritable dépaysement, un décentrement effectif en terre d’altérité : des rencontres, à en juger par son exemple, il n’y aurait rien à attendre, si ce n’est des ennuis et des causes de retard, des obstacles et des freins par rapport au seul mouvement important, le retour chez soi, où l’on se retrouverait enfin, soi et sa femme, où l’on recouvrerait enfin l’usage de ses biens ! Levinas n’évoque le personnage d’Ulysse, dans la Préface de Totalité et Infini, que pour en faire un servant de la totalité, un personnage qui, petit sujet encore, annonce ce grand sujet qui, chez Hegel, a pour nom l’Esprit absolu, chargé de tout récapituler, donc de ne rien perdre de ce qui compte, dont il est le Juge ultime. Sous la courbure du désir qu’Ulysse a d’Ithaque, l’histoire déjà formerait cycle, dessinant l’espace

Page 116: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

115

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

d’un enfermement ; en définitive, elle illustrerait l’enfermement même de la pensée occidentale, « enfermée en elle-même, malgré toutes ses aventu-res » (p. XV). Ulysse ne serait donc que le prototype de l’Ego occidental, qui ne conçoit l’autre que par rapport à soi, et qui, avec les meilleures inten-tions du monde parfois, le transforme en objet, en cible ou en destinataire. Le motif de toute cette critique, sous la plume de Levinas, est évidemment éthique. Mais comment la critique est-elle possible si, comme l’écrit le philo-sophe, les aventures du héros ne sont pétries que d’imaginaire et si en nous identifiant à lui nous nous trouvons pris au piège du même imaginaire ? De quelles ressources pourrions-nous bien disposer – si l’on ose ainsi s’expri-mer, après la condamnation éthique du vocable de disposition et de tous les vocables apparentés –, en matière de contre-identification ? Si, sous peine de ne plus être concernés en rien par la critique éthique, nous ne devons pas être démunis de toute ressource, ne faut-il pas admettre que ces ressources éventuelles dépendent de la capacité que nous avons de reposer, à travers une lecture renouvelée, la question de l’identité d’Ulysse ? Bref, pour que nous ne soyons pas piégés par l’ima-ginaire ulysséen, ne devons-nous pas envisager la possibilité que l’Ulysse connu, trop bien connu comme un habile manipulateur, masque un autre Ulysse, dont certains épisodes nous découvriraient des traits inattendus, plus symboliques qu’on ne l’imagi-nait ?

Levinas n’est pas seul à faire d’Ulys-se un personnage fort, tout d’une pièce, prévisible. Avant lui, quoique dans une perspective fort différente – entre autres, parce que le personnage leur semble incarner une attitude pratique qui contraste avec l’univers présupposé par les grandes philosophies, avec leur « logique de l’identité » et leur « méta-physique de l’être et de l’immuable » –, Détienne et Vernant nous ont livré d’Ulysse le portrait type de l’homme rusé, incarnation de cette « métis » qui « préside à toutes les activités où l’homme doit apprendre à manœu-vrer des forces hostiles, trop puissantes pour être directement contrôlées, mais

qu’on peut utiliser en dépit d’elles, sans jamais les affronter de face, pour faire aboutir par un biais imprévu le projet qu’on a médité »6. L’existence d’Ulysse, telle que la présentent nos historiens philologues, ne déroge-t-elle pas au monde décrit par Levinas, un monde en proie à l’obsession de la totalité, aveugle au visage de l’autre, sourd au cri de l’indigent ? Oui, cer-tes ; mais en première apparence seu-lement, car il se pourrait que d’autres éléments de la description du compor-tement rusé confirment au contraire le diagnostic porté par Levinas sur une culture occidentale dont, sauf excep-tion (chez Platon, lorsqu’il est ques-tion du Bien au delà de l’essence, ou chez Descartes, avec son concept d’In-fini positif), les schèmes de pensée en vigueur sont supposés rendre l’éthique impensable et, surtout, impraticable. Parmi ces autres éléments, la descrip-tion suivante qui, en conclusion du premier chapitre, confirmerait une sorte d’indifférence éthique foncière : « Telle est la « duplicité » d’une métis qui, se donnant toujours pour autre que celle qu’elle est, s’apparente à ces réalités mensongères, ces puissances de tromperies qu’Homère désigne par le terme dolos : le cheval de Troie, le lit d’amour aux liens magiques, l’appât pour la pêche, tous pièges qui dissi-mulent, sous des dehors rassurants ou séducteurs, le traquenard qu’au-dedans d’eux-mêmes ils recèlent »7.

Il n’est pas question de récuser la lecture précédente, qui débouche sur la mise en relief, sinon en valeur, de la « duplicité » du héros : incon-testablement, on le redira, Ulysse est un personnage en lequel s’illustrent la duplicité et son efficacité pratique. Reste à se demander, d’une part, si cette lecture, plutôt que de l’infirmer, ne confirme pas le jugement formulé par Levinas à l’encontre des représen-tations qui ne cessent de dominer pra-tiques et pensée ; des représentations qui contribueraient pratiquement toutes à la définition d’un monde … « fini », saturé d’intentions troubles, étranger à toute droiture ; un monde transformé en une arène plus ou moins sanglante. Reste à se deman-der, d’autre part, si à côté de l’identité centrale du personnage homérique,

qu’on reconnaît en effet à sa fourbe-rie, il n’existe aucune indication nar-rative susceptible de nous amener à découvrir un autre portrait d’Ulysse, ou du moins à entrevoir, à travers son comportement habituel, les traits d’une autre possibilité d’exister, hors du régime rémanent de tricherie et de violence. Si cette dernière hypo-thèse pouvait se vérifier, force serait alors d’admettre que, sous la plume des éminents hellénistes, Ulysse gagne en « type » – celui de l’homme rusé, qui n’hésite pas à se servir des autres – ce qu’il perd en singularité, donc en ambiguïté, et ce que ses rapports avec les autres perdent en positive ambi-valence, en heureuse polysémie. Mais dire qu’il perd en singularité, n’est-ce pas, une fois encore, rappeler qu’une manière hâtive de lire a pour effet qu’on laisse de côté ce qui, dans le texte, contrevient au portrait devenu traditionnel de notre personnage prin-cipal ? Assurément, l’admiration du narrateur pour le personnage est sensi-ble, dans l’Odyssée. Est-ce à dire que la narration ne se distingue plus en rien d’une apologie de la ruse, qu’elle ne diffère en rien d’une leçon cynique de manipulation ? Pour être en droit de refuser ce qui ressemble à une lecture réductrice, il nous faut reconnaître la richesse de l’intrigue, et tout d’abord admettre que la richesse d’une intrigue ne se mesure nullement à la multi-plicité d’épisodes semblables qu’elle rassemble, mais bien au contraire à la façon qu’elle a d’accentuer certains contrastes – entre personnages et entre situations et relations – et de faire surgir l’improbable du probable ; en termes plus techniques, on dira que la richesse de l’intrigue est directement proportionnelle à son hétérotopie ; ou, si l’on préfère, on dira que celle-ci est inversement proportionnelle à l’isoto-pie, à la récurrence du même (même sémantisme, mêmes idéologoumènes, mêmes types de personnages, mêmes types de situation et de relation …).

Bifurcation dans l’intrigue

n

Tel est donc l’enjeu d’une lectu-re attentive à l’ouverture symbolique

Page 117: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

116 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

du texte : découvrir le polymorphisme de l’intrigue, sous l’apparente unifor-mité de la fable, à peine entamée par l’allure bigarrée des situations et des personnages. Dans cette perspective, on peut remarquer que la lecture plus ancienne proposée par Horkheimer et Adorno, en 1944, se tient à mi-dis-tance de l’intrigue et de la fable. À sa manière, en tant que lecture d’une fable philosophique, elle annonce déjà le propos de Levinas : « Comme tous les héros des romans ultérieurs, écrivent nos auteurs, Ulysse se perd pour se retrouver »8. Mais elle annonce également le propos de Détienne et de Vernant, puisque les auteurs ajou-tent : « La ruse est le moyen dont dis-pose le soi aventureux pour se perdre afin de mieux se préserver »9. Cette lecture semble du coup infirmer la thèse que « dans l’image du voyage, le temps historique se détache laborieu-sement de l’espace, modèle irrévoca-ble de tout temps mythique ». Cette thèse est forte ; trop forte peut-être, puisqu’elle écarte d’emblée une hypo-thèse digne d’intérêt : se pourrait-il que le voyage soit plus polysémique qu’il n’est admis ici ? Ne faut-il pas, dans le voyage, prêter autant d’attention à l’espace qu’au temps, et donc éviter de les opposer pour mieux réduire le premier au second ? Le voyage qui nous est narré n’a rien d’une croisière touristique, rien d’un dépaysement pour rire ou pour se reposer d’être soi, ce « soi » bardé d’habitudes, retran-ché, précisément, dans ses habitudes et dans un rôle prévisible ; et s’il faut concéder que l’intérêt du lecteur pour le sort final d’Ulysse est prégnant – au point de devenir une sorte de principe de lecture exclusif de tout autre inté-rêt – force est également d’admettre que cet intérêt faiblirait très vite, si le même lecteur ne découvrait au fil de la narration plus, autre chose que de simples péripéties destinées à retarder le dénouement final. À maints égards, on peut dire, avec nos auteurs, que la question de l’espace est importante. Mais, d’un côté, on hésitera à dire, avec eux, que cette dimension de la narra-tion est récessive, en tant précisément que relevant du mythe ; d’un autre côté – mais ceci explique cela –, on jugera préférable de dire que l’espace traversé

par Ulysse, et par le lecteur à sa suite, est un espace relationnel ; plus exactement, un ensemble d’espaces disparates, cha-cun constituant une sorte de scène ou de matrice relationnelle, chacun illustrant une manière de se représen-ter l’intersubjectivité, une façon pour un sujet de se situer « face » à d’autres. L’ensemble de ces scènes correspond à un spectre très étendu de possibilités, dont il n’est pas exagéré de dire qu’il s’étend entre deux positions extrêmes : tantôt, n’étant qu’un moyen, l’autre est privé de « visage » (pour reprendre le concept cher à Levinas) ; tantôt – il faudra montrer que cette possibilité est bien présente dans l’Odyssée –, l’autre est reconnu comme un actant décisif dans un espace neuf, presque inespéré ; un espace qui ne se constitue que grâce à une sorte de conversion du regard des protagonistes, chacun d’entre eux se tournant vers la « face » de l’autre, tous deux mus comme par une aspira-tion secrète – dont il se peut qu’ils ne soient pas pleinement conscients – à la reconnaissance mutuelle10.

Pour ce qui est de Horkheimer et d’Adorno, le sous-titre de leur étude : « mythe et raison », souligne le choix interprétatif qui préside moins à leur « lecture » qu’il ne l’encadre et la limite, en même temps qu’il signa-le – ce que confirment les premières pages de l’étude – qu’ils ont cherché à faire droit à l’histoire de la réception philosophique d’Homère (de Hegel à Nietzsche, en particulier), histoire relue à la trouble lumière d’un sinistre présent (rappelons que la première parution de cet écrit est de 1944) : celui de l’effroyable expansion du fascisme et du nazisme. L’analyse est donc mili-tante. C’est à ce titre qu’elle entend interroger l’un des présupposés les plus communs de la lutte contre la domination et contre l’idéologie fas-ciste ou nazie ; à savoir que, contre le mythe, il n’y aurait de recours que dans la seule raison ; que donc il fau-drait défendre avec la dernière énergie la thèse d’une différence radicale entre mythe et raison. La lecture d’Homère qui nous est proposée vise à ébranler l’idée reçue qu’entre ces deux régimes de l’intellect il existerait une véritable alternative, une frontière étanche. La geste d’Ulysse illustrerait la perméa-

bilité de cette prétendue frontière, la raison n’en finissant pas de tenter, en vain, de s’affranchir de la tyrannie du mythe. Plus grave : cette même lecture suggère que, à supposer que la raison soit capable de s’émanciper – tel est bien le projet des Lumières ! –, rien ne nous permet d’affirmer – sinon un ersatz de croyance séculière dans les pouvoirs de la raison – qu’elle suffise à nous guider dans la construction d’un monde plus juste ; car si la raison est bien le fer de lance de la science, cette dernière, sous les auspices de la sécularisation, n’est-elle pas le moteur d’une entreprise mondiale – mondia-lisante ! – de conquête et de colonisa-tion de la nature en nous et hors de nous ? La ruse dont on crédite Ulysse est sans conteste la forme que prend la raison dans le champ des rapports humains ; mais l’histoire d’Ulysse ne montre-t-elle pas que dans le type de monde résultant des entreprises les plus rusées, la question de l’héroïsme en vient à se confondre avec celle de savoir qui s’imposera à l’autre et par-viendra à l’instrumentaliser ?

Cette grille de lecture, accordons-le, est assez dérangeante pour mériter de retenir notre attention. Elle est en outre consonante avec l’éthique de Levinas, et elle a pour elle, comparée à cette dernière, de prendre davantage au sérieux la teneur de certains des épisodes de la narration. Néanmoins, il n’est pas sûr, selon nous, que cette même grille n’amène pas nos auteurs-lecteurs à négliger d’autres aspects du récit, qu’un lecteur, légitimement guidé par des préoccupations éthiques, pourrait juger pertinents. La perspecti-ve macro-historique ou macro-socio-logique adoptée par nos auteurs nous donne l’impression que, grâce à elle, l’on parvient à connaître de l’œuvre tout ce qu’il y a à en connaître. Mais que telle puisse être notre impression, ne serait-ce pas l’indice que l’œuvre a été « prise » par eux comme un objet de connaissance, plutôt que considé-rée comme un espace littéraire des-tiné, en tant que tel, à susciter une expérience proprement fictionnelle ? Ce disant, prenons garde de ne pas perdre, dans la formulation de cette critique, le sens des nuances dont il nous arrive de regretter l’absence chez

Page 118: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

117

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

certains lecteurs de l’Odyssée ; car s’il est vrai que nos auteurs optent principalement pour une histoire ou une sociologie de la culture, on ne saurait oublier qu’il existe chez eux une autre perspective, qu’il ne serait pas incongru de qualifier d’éthique. Témoin de la première perspective, et donc indice du poids de la grille de lecture évoquée précédemment, la citation suivante : « L’opposition entre la raison et le mythe s’exprime dans l’opposition entre le je individuel – qui survit – et les multiples aspects de la fatalité (…). Le monde préhistorique est sécularisé dans l’espace qu’il (= le « je ») parcourt ; les anciens démons peuplent les horizons lointains et les îles (…), refoulés dans les rochers et dans les cavernes »11. Le contenu de notre seconde citation relève, lui, d’une perspective bien différente. Jugeons-

en : « le héros naufragé et tremblant anticipe le travail de la boussole ». Har-die, l’image suggère, compte tenu du contexte, que l’affaire du « je », être faible, dont la position subjective reste flottante, est de trouver en soi l’énergie du désir, l’orientation d’un désir déli-vré du besoin immédiat, désir assez ferme pour que le « je » résiste à l’envie de se couler dans le genre de situa-tion avantageuse, toute de jouissance, qu’illustre le séjour chez Calypso, chez qui, précisément, le héros en vient à oublier Pénélope, ou du moins à ne pas la désirer assez pour se décider à partir. Calypso : l’objet possédé pos-sède Ulysse, aliène son désir ; dès lors, Ulysse ne veut pas vraiment partir, faute de désirer assez Pénélope. Faute de désir, faute des lointains dessinés par le désir, Ulysse se love dans le tout proche, dans l’espace d’involution de

la caverne, domicile de la Divine, et lieu de félicité – car lieu d’annula-tion de l’histoire, de mise en oubli de l’errance. Mais, on ne le sait que trop, il existe une autre caverne, celle de Polyphème. Parce que celle-ci est autrement plus effrayante que la pre-mière, nous en venons à oublier que celle-là est elle-même le lieu d’une sorte d’abandon de soi et de trahison de l’autre, Pénélope ; à oublier que la félicité efface de la mémoire du sujet qu’il se doit à d’autres. Nous revien-drons sur l’examen de l’espace interne de la caverne la plus dangereuse et de ce qui s’y joue. Notons seulement ceci, qui concerne les alentours, espace proche où la menace d’anéantissement proférée par le cyclope risque encore de devenir réalité : à peine échappé de l’antre de Polyphème, Ulysse se vante longuement, au point qu’il s’en faut

Page 119: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

118 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

de peu qu’il ne soit le premier artisan de sa ruine, puisque le cyclope ne fait que répondre comme il peut, en lan-çant d’énormes rochers en direction du vaisseau des fuyards, à des agres-seurs dont l’agression est redoublée par les attaques verbales d’Ulysse, qui se moque et humilie celui qu’il a mutilé. Le héros tient tellement à se vanter de son exploit sanglant contre Polyphème, que son exploit risque de se retourner contre lui : il redevient en effet une cible sonore, alors que, après avoir enfoncé le pieu dans l’œil unique de l’autre, il avait tout juste réussi, au prix de la vie de plusieurs de ses com-pagnons – à échapper au statut de cible trop visible. En excitant la colère de son ennemi, il régresse : il fait l’enfant, lui le réputé rusé, indifférent à la réalité du danger auquel il s’expose, ainsi que ses derniers compagnons !

« Les aventures d’Ulysse représen-tent toutes de dangereuses tentations qui tendent à détourner le soi de la tra-jectoire de sa logique ». L’observation est précieuse, en dépit d’une certaine exagération. Qu’il s’agisse de « ten-tations », soit ! Mais si l’on a raison de parler de « tentation », on devrait hésiter à parler ensuite d’« aventures » et, plus encore, à traiter l’Odyssée de « roman picaresque », même si l’on peut relever ici ou là certains emprunts à ce genre littéraire. Quel serait donc l’objet de la « tentation « ? Disons, en bref, que la tentation – presque irrésis-tible en effet – consiste, pour le héros, à traiter tout autre en « objet », donc à se « comporter » par rapport à lui conformément à une « logique » (pour reprendre un terme de la citation) binaire : prendre ou être pris ; être le chasseur, ou la proie. « Tentation » : le mot est juste, car le sujet est tenté d’oc-cuper le premier rôle, le premier poste. Pire ! Il est enclin à imaginer qu’il n’y a pas d’autre choix, donc que l’alterna-tive – celle, aussi bien, de l’actif et du passif – épuise le champ des positions subjectives possibles. Selon cette lec-ture, Ulysse tanguerait, et nous avec lui, entre deux mondes. Dans l’un, le plus manifeste, la distinction entre imaginaire et réel est trop labile pour que le premier ne l’emporte pas sur le second, qui du coup se confond avec le monde de la traque. Dans l’autre

monde, on devine, comme en creux par rapport aux traits pleins, sur-accentués, du précédent monde, une possibilité qui nous amène à douter salutairement que ce que nous tenions pour le réel, soit tout le réel : possibilité d’un monde où le duel n’aurait rien de fatal, où il cesserait de barrer la voie vers le symbolique, et d’abord l’aspi-ration à l’alliance.

Selon cette lecture, l’opposition première ne passerait donc pas entre mythe et raison, mais entre deux régi-mes d’existence, l’un mettant à mal la possibilité de co-exister : régime de l’alternative, du deux et du duel ; l’autre représentant la condition de possibilité de toute justice et de toute paix : régime du tiers et de la loi (du) symbolique. « Tentations » ou « aven-tures », peu importe, finalement, pour-vu qu’à travers elles, grâce à elles, le lecteur en vienne à comprendre que la haine persécutrice du méchant dieu, Poséidon, est la projection d’une haine de soi, plus exactement d’une haine du « soi » dissimulée derrière moult manifestations d’un orgueil démesuré. Haine de soi ou vantardise infantile ne pourraient cesser qu’à condition que le héros parvienne à se comprendre lui-même comme un sujet face à d’autres, face à des autres dont … la face seule, reconnue, peut interrompre l’affole-ment (de la) logique de l’alternative ; peut suspendre, à défaut de pouvoir y mettre définitivement fin, la réversi-bilité du prendre / être pris, ou encore celle du persécuter / être persécuté.

Toute œuvre, redisons-le, en appelle à la responsabilité du lecteur, quant à l’établissement de son sens. La chose est patente, dans le cas pré-sent, la question se trouvant en effet posée, pour le lecteur, de savoir s’il peut imaginer – au plus loin de ce que lui souffle l’imaginaire de la repro-duction ou de la répétition – Ulysse véritablement délivré, affranchi d’un monde où il n’y aurait de parcours que ceux dictés par la haine, où le pré-tendu sujet ne serait finalement qu’un projectile mu par la passion des autres et par la sienne, toute réactionnelle. La question posée est donc bien celle de la boussole. Mais de quelle boussole peut-il s’agir ? Ulysse, convenons-en, ne dispose que d’une boussole désai-

mantée : aussi est-il jeté d’une caverne à l’autre, d’un imaginaire à l’autre, et il n’en réchappe, pour peu de temps, que grâce à l’intervention d’Athéna. Il errera donc longtemps : tant que sa boussole ne sera pas effectivement celle du « soi », celle du symbolique, celle de la sur-réalité de l’alliance ! Quant au lecteur, il comprendra que, bien qu’étant parvenu au but qu’il s’était fixé, à savoir rentrer à Ithaque, Ulysse a échoué, échoué à faire de son errance une histoire sensée, orientée vers la paix : lorsqu’il prend pied sur Ithaque en conquérant, n’est-ce pas tout le sens – non l’accident brut – du pré-cédent naufrage qu’il décide de tenir pour nul et non avenu ? Mais cela, le lecteur ne le voit, ne le comprend, qu’à condition de recueillir avec plus de soin qu’Ulysse les traces de l’irruption du symbolique dans le récit, les traces du seul épisode digne d’être considéré comme un « événement ».

Au-delà de la ruse n

Admettons qu’on puisse parler d’aventure, à propos d’Ulysse. Recon-naissons alors au moins que celle-ci ressemble beaucoup à une initiation. Là encore, évitons de prendre ce mot en son sens courant, trop pauvre, qui suggère que le héros serait progressive-ment amené à découvrir ce qu’il peut et ce qu’il ne peut pas, donc à assumer peu à peu son identité, confondue avec la somme de ses capacités et incapacités. « Initiation », en un sens moins banal, cela veut dire que, en même temps qu’il se découvre, le héros découvre le sens du réel ; non pas le sens figuratif que les mythes prêtent au monde, mais ce qui constitue le réel en tant que réel, c’est-à-dire en tant que visée commune de sens, commune parce que partagée ou tout au moins partageable. Qu’est-ce en effet que le réel, sinon la trace, ou l’ensemble des traces et des traits grâce auxquels le monde est un monde habitable en commun, où plusieurs, où le plus grand nombre décident de chercher ensemble comment s’orien-ter, vers quel Bien ? Depuis Marcel Mauss, on devrait le savoir mieux : il n’y a de monde que pour autant qu’on y reconnaît des tiers, capables

Page 120: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

119

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

de s’interposer entre les duellistes : être tiers, n’est-ce pas répondre d’un devoir d’interposition ? Là seulement où se dressent des tiers, là un espace sym-bolique peut prendre forme, peuplé d’êtres et de relations symbolisantes – dont Mauss a su rappeler qu’elles ne font symbole, qu’elles n’instituent une relation effective, non simplement un « rapport » social, qu’en tant que réfraction, écho ou anticipation du don. Pour qu’il puisse exister des tiers, il faut que l’espace ne soit pas saturé de duels, de jeux à somme nulle. Il faut de l’inapropriable, des choses qui, cessant d’être la cible de la visée d’appropria-tion des duellistes, puissent devenir communes, au point d’être littérale-ment désarmantes12.

Tantôt fort, tantôt faible, balloté par les flots ou par les conflits entre dieux – Olympiens contre Chtoniens – qui n’ont pas encore tous désappris les mauvaises manières ni, surtout, renon-cé à la « loi » de la vengeance « person-nelle », Ulysse incarne apparemment le même, l’obsession de l’autarcie, de la suffisance – tout en montrant que l’ob-session nous condamne à une indéfinie déception, puisqu’on n’a jamais assez, une fois lancé sur la voie où nous jette le besoin éperdu d’identité, imaginaire dévorant de l’Egocrate ! Levinas voit juste : Ulysse erre dans le cercle du même. Horkheimer et Adorno ont également raison : tout se répète, dans ce récit. Tout, ou presque tout ? Seule une lecture attentive du récit suscite le scrupule, avant de plaider en faveur de la seconde expression, donc en faveur de l’hypothèse selon laquelle, derrière ou à côté de la répétition de l’échec – aucun exploit ne suffisant à briser le cercle maléfique tracé par la volonté de vengeance de Poséidon –, il existe un autre possible narratif, un épisode dans lequel la répétition s’interrompt, dans lequel se trouve montrée la possi-bilité même … du possible, c’est-à-dire du (re)commencement. Cet épisode, si différent des autres, a valeur d’évé-nement ; comme tout événement, il rompt la chaîne du « moi » à laquelle le « je » est enchaîné, à supposer qu’il ne s’y enchaîne pas de lui-même ! À la lumière de certains textes de Levinas, nous pouvons dire que le cycle de la répétition s’achève, non sur la mort

du héros, mais sur la découverte de « l’autrement qu’être »13, libéré de la loi de la mêmeté et de la pulsion de conquête. Étrangement, la répétition prend fin avec, voire grâce au nau-frage : ce pourrait être, sur un mode narratif, une bonne illustration d’un thème cher à Bateson14, qui soutient que, contrairement à ce que trop sou-vent l’on imagine, l’échec de l’alcoo-lique ne réside pas dans un défaut de volonté, mais dans la forme du défi et du duel par quoi il se piège, luttant « à mort » contre un moi qui lui répu-gne, qu’il juge haïssable. Le naufrage, dans l’Odyssée, clôt un cycle : celui de la survie désespérée. Qu’est-ce donc qui rend Ulysse à la vie, la vraie, la vie symbolique, la vie sous le signe de l’al-liance ? À partir de diverses remarques antécédentes, il est aisé de savoir où est la réponse : le retour à la vie, à l’aimée (sinon à la trop mal aimée ?), à Pénélo-pe, c’est, après le naufrage, donc après le complet retournement du moi cor-respondant à la catastrophe, le retour au symbolique, c’est-à-dire au possible et à la relation proprement dite.

La qualification de « roman pica-resque » avancée par Horkheimer et Adorno est donc inappropriée pour caractériser le récit lorsque, en un point extrêmement singulier, celui-ci, empruntant une ligne narrative jusqu’alors négligée, nous éloigne une bonne fois, nous après Ulysse, du monde de Polyphème, monde où le cri étouffe le langage, où la rage éteint l’imploration, où le son, l’éructation, sert d’arme, rien ne paraissant plus urgent que de tenir l’agresseur poten-tiel à distance. En ce point singulier, avec Ulysse, nous, lecteurs, sommes placés sur le seuil d’un monde spa-cieux, gracieux, tout de prévenances, tissé de dialogisme. Oui, « tissé » : c’est dire qu’on ne saurait tirer le tissage du seul côté des techniques de la métis, dont le filet serait le chef d’œuvre, au dire de Vernant et de Détienne. Le vêtement est lui aussi œuvre de tis-sage, au service de l’apparaître « face » à autrui, au service de la pudeur et du respect que l’on doit à soi et à l’autre : tissage du symbolique contre techni-ques de capture. En ce point, en cette aube qui se lève, grâce au récit, sur un monde neuf, comme rajeuni, s’étei-

gnent la vocifération et la moquerie cruelle – l’épisode de l’affrontement à mort d’Ulysse et de Polyphème pré-cède de peu – : la voix qui s’élève, claire, émouvante, est celle de l’élégie. Avec Nausicaa, l’on entend, enfin !, de l’inédit : une parole de franc accueil. Enfin, voilà une salutation vraie, véri-tablement inaugurale ; qui donne accès à un possible jusqu’alors insoupçonné, enseveli sous la mêmeté, étouffé par la tautologie. Chez Nausicaa, la voix et le geste concordent, ils ne mentent pas. De plus – en cela, précisément, ils ont valeur inaugurale – ils orientent, mais sans la prédéterminer, une suite ordonnée de gestes et de paroles dont l’ensemble forme un quasi ballet, le ballet de l’hospitalité, avec ses règles et ses improvisations, ses moments délicats et ses avancées décisives en direction de l’établissement d’une rela-tion d’alliance, acmé de toute relation symbolique.

On ne saurait trop insister sur la part qu’est appelé à prendre le lecteur dans cette écoute quasi musicale. Il lui faut refuser de se ranger sur le banc de rame, à côté des compagnons d’Ulysse, auxquels celui-ci a commandé de se boucher les oreilles avec de la cire pour rester hors d’atteinte du chant des sirènes. Il lui faut faire crédit au chant narratif, à sa puissance d’éveil – éveil, fondamentalement, du sens de la différence entre imaginaire et symbo-lique – ; jouer, par conséquent, le récit contre le récit, un épisode singulier contre les autres, voire tous les autres. Le lecteur est ainsi rendu coresponsa-ble de l’éclosion du sens de l’œuvre ; « éclosion », en effet, soit le contraire de la clôture de, et dans l’imaginaire. Il ne suffit pas de vouloir (re)cueillir (au double sens du terme) un sens prédé-fini : recueillir reste une modalité de la coupe et de l’appropriation. Il faut consentir à participer à la croissance du sens d’une œuvre. Par exemple, en l’éclairant par une intertextualité appropriée. Bornons-nous, sur ce point, à évoquer l’intérêt qu’il y aurait à relire, l’un en regard de l’autre, les récits du naufrage d’Ulysse et de celui de Robinson. Cette comparaison est amorcée par Horkheimer et Adorno, mais on peut regretter qu’à force de souligner la similitude des histoires,

Page 121: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

120 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

ils ne négligent la dissimilitude ; n’hé-sitant pas, du coup, à écrire, à propos de Robinson, que « l’ingénieux soli-taire est déjà l’homo oeconomicus », et à ajouter que « l’Odyssée est déjà une robinsonnade »15.

On se rappelle ce qui s’ensuit, de son naufrage : Robinson refait sa vie. Il le peut, car il n’a pas tout perdu, dans le naufrage. La vie continue pour lui, car ce qui reste de l’épave recèle maints signes et instruments ; à travers ceux-ci, la société dont il est éloigné continue de lui être secourable, à titre de société anonyme bienfaisante. Ano-nyme, l’épave est donc un don, un legs social. Autant dire que le naufrage est moins radical qu’il semble à première lecture. Ce n’est pas le cas du naufrage d’Ulysse, comme le signale la nudité du naufragé. Si, en ce cas, l’histoire a malgré tout une suite, c’est grâce à un geste éminemment gracieux, celui de Nausicaa. À cet égard, ne convien-drait-il pas d’élargir l’intertextualité servant d’espace culturel d’accueil pour l’œuvre à lire ? Face à la princesse Nausicaa, comment ne pas songer à cette autre princesse, culturellement sa contemporaine, symboliquement sa parente : la fille du Pharaon, qui sauva Moïse des eaux ? Moïse, c’est-à-dire celui par qui la Loi – pars pro toto du symbolique, condition de toute relation sensée – est donnée au peuple d’Israël en gage d’alliance, le peuple se constituant dans l’accueil et la prati-que de cette Loi ? Qu’il nous suffise de souligner que l’épisode de l’accueil par Nausicaa ne ressemble à aucun de ceux qui jalonnent l’histoire d’Ulysse. Il ne leur ressemble ni quant au contenu, ni quant à la contribution apportée à l’ir-ruption du symbolique – ou du moins de sa représentation poétique – dans la saga. Mais ces aspects sont intime-ment liés : pour qu’il y ait histoire, et non répétition, entropie, il faut que de l’inédit prenne place, que l’improbable devienne possible ; il faut – telle est la loi gracieuse du symbolique et de l’al-liance – que le possible soit … possible. Comment ne pas le voir ? Comment Horkheimer et Adorno ne l’ont-ils pas aperçu ? On aurait envie de dire que, face au texte, ils n’ont pas tenu à se trouver en position de lecteurs naïfs et curieux : naïfs, c’est-à-dire accep-

tant d’entrer dans l’histoire, comme Ulysse ; après lui cependant, c’est-à-dire misant, pour éventuellement les perdre, leurs peurs, leurs espoirs, leurs fantasmes et aspirations ; mais curieux également, et donc acceptant de lire … entre les lignes ; non en vue de découvrir quelque sens caché, mais pour faire surgir un sens mi-dit, sug-géré par le texte, mais déployé à la faveur de l’inter et de l’intra-textualité. Le texte est en effet hétérogène, donc plus surprenant que ne sont prêts à l’admettre nos auteurs quand ils affir-ment qu’« Ulysse et Robinson ont tous deux affaire à la totalité : le premier la parcourt, le second la crée » (mais mieux vaudrait dire : la produit), et ajoutent : « Tous deux ne réalisent la totalité qu’en étant totalement séparés des autres hommes. Ceux-ci leur appa-raissent uniquement sous une forme aliénée : comme ennemis ou comme points d’appui, toujours comme ins-truments, comme objets »16.

Peut-on souscrire à ce jugement sans négliger l’épisode décisif où le mal de séparation est guéri et où, pour reprendre les mots plus austères de Kant, autrui est considéré comme une fin, et non comme un moyen ? L’épisode le plus décisif est le plus singulier. Par définition, il excède le tout et, par contraste, révèle ce qu’est ce tout, ainsi que le monde, sous le chiffre du tout : un monde inviva-ble, où les mortels n’ont rien de plus pressé à faire que de se « donner » la mort. L’épisode le plus singulier offre la chance d’un écart décisif : enfin, il est permis de sortir d’un cycle, d’une histoire cyclique, stationnaire. Il est « permis » : curieux vocable ! C’est que l’ouverture du permis annonce le pos-sible, que l’intersubjectivité et le dia-logisme sont le sel de la logique, que l’autorité reconnue passe le pouvoir, qui s’en moque mais n’échappe pas pour autant à tout jugement. Du point de vue d’Ulysse, disons que l’épisode en question est ferment ou promesse d’histoire parce que, ou plus exacte-ment dans la mesure où le « je » se reconnaît porté par une intersubjec-tivité prévenante, où il cesse de s’affir-mer pour enfin se reconnaître comme celui qui a été accueilli, recueilli – au sens hospitalier du terme ; « recueillir »

signifiant accorder tous les soins pos-sibles à l’autre, être obligé par l’autre, au-delà de toute obligation strictement « légale ». En un mot : l’épisode est déci-sif ; littéralement décisif, puisqu’il fait coupure, qu’il tranche… dans l’imagi-naire, Ulysse cessant – mais pour trop peu de temps, hélas ! – d’être le plus rusé, celui qui se sert de tout ce qu’il peut avant de le rejeter après usage, pour devenir l’hôte, devenu capable, en réponse à l’accueil par l’autre, de s’assumer tel dans l’espace d’une plu-ralité enfin humaine, structurée par les pratiques constitutives de l’hospi-talité, par les gestes et les paroles qui sont les « performatifs » de la relation d’alliance.

L’autre, la secourable Nausicaa17

n

Avant de prolonger ce commentai-re, insistons sur ce point : Horkheimer et Adorno n’accordent aucune atten-tion à notre épisode. Cette inattention surprenante ne confirme-t-elle pas, indirectement, que leur grille fait vio-lence au texte, alors même qu’ils n’ont de cesse de signaler, à juste titre, que la violence est le moteur de l’histoire dont Ulysse est le héros ? Cette grille ne leur permet pas de faire place à l’évé-nement, qui en tant que tel déroge à ce à quoi, selon eux, l’on doit s’attendre, de la part du héros. Preuve, encore une fois, que l’épisode détonne par rapport aux autres ; y compris, nous y revien-drons, par rapport au dernier d’entre eux, le retour à Ithaque. À ce propos, il faudra bien en effet se demander « qui » revient à Ithaque, et si l’identité nominale du revenant n’occulte pas une substitution de personnes : Ulysse, à la fin du récit, n’aurait-il pas oublié cette partie de la narration qui l’a révé-lé pitoyable ? Si son retour chez lui ressemble trop à une reconquête ultra violente, ne serait-ce pas parce qu’il a enseveli la mémoire de l’événement de sa rencontre avec Nausicaa, ou parce qu’il a réduit cette rencontre à un sim-ple « fait divers », simplement plus utile que les autres ? Plus généralement, ne doit-il pas avoir oublié le malheureux qu’il a été, avant d’être reçu chez Alk-inoos, celui à qui il a été permis de se

Page 122: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

121

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

restaurer et, plus encore, de recouvrer son identité symbolique en racontant, à la demande de son hôte, le tout de son histoire ancienne, jusqu’au nau-frage, ce moment où dans l’extrême du malheur s’annonce – annonciation incarnée par Nausicaa – la fin d’une litanie d’épisodes où adversité et hos-tilité sont indiscernables ? Il se pour-rait que l’identité d’Ulysse soit restée fixée à ce trauma du naufrage ; comme s’il n’avait pas su, ou pas voulu tenir compte, réflexivement, du fait que, au-delà de son contenu brut, le récit a pris valeur d’acte dans la narration faite à Alkinoos ; un acte instituant ou restituant un présent neuf, alors même que les choses narrées sont du passé ; un acte par lequel le sujet fait enfin acte de présence, face à un autre qui cesse, du point de vue de l’imaginaire, d’être perçu comme un persécuteur. La vengeance d’Ulysse contre les pré-tendants montrerait, hélas !, que notre personnage est malheureusement resté prisonnier d’une histoire tronquée, histoire sans présent dont d’autres sont contraints de payer le prix, de leur vie. Sauvé de la vengeance de Poséidon, Ulysse, à Ithaque, échouerait à renon-cer à l’esprit de vengeance. Malgré Nausicaa !

Mais ne nous hâtons pas trop. Arrê-tons-nous encore sur l’épisode des Sirènes18, qui nous offre l’occasion de mieux repérer les limites de la démar-che interprétative de Horkheimer et d’Adorno, le sens supposé immanent à l’histoire plombant leur lecture au point qu’elle ne se distingue guère d’une pratique allégorisante. Nos auteurs semblent tellement assurés de connaître le sens de l’histoire, qu’ils en oublient d’explorer ses marges, ses écarts, ses contradictions. Le monde mythique, déclarent-ils, est rempli de puissances qui s’imposent, dont nul encore ne songe, parmi les humains, à contester le « droit » qu’elles ont de s’imposer toujours, dont le caractère « sacré », enfin, dissimule sans le dépas-ser le caractère monstrueux : « Chaque figure mythique (Sylla et Charybde, Circé, Polyphème) est une figure de répétition … ce sont des figures de la coercition »19. Intéressante suggestion : ces figures représenteraient et relaie-raient la violence, la « coercition » dont

elles ont elles-mêmes été les victimes. Insistons à notre tour : alors que l’on a coutume d’identifier monstruosité et écart (à la norme), il est opportuné-ment suggéré ici que la monstruosité consiste dans la répétition du mal-heur, que le monstre est le malheur incorporé. Ulysse, lui, tenterait de se soustraire à la « loi » de la répétition ; il chercherait à résister à « la fatalité du destin », alors qu’il ne peut s’auto-riser d’aucun droit, d’aucune forme de raison universelle pour s’opposer à cette fatalité ; il n’a rien pour lui, si ce n’est la conscience de soi comme « exception » ; une exception qui, si elle n’a pas encore les moyens de se dire, parvient néanmoins à se montrer à travers l’aptitude à ruser ; laquelle, en l’occurrence, le conduit à éviter de défier frontalement les puissances hos-tiles. Mais, selon la lecture qui nous est proposée, tout en renonçant à défier directement les Sirènes, Ulysse reste-rait prisonnier de l’univers mythique. Ainsi en irait-il, lorsqu’il décide … de ne pas emprunter un autre chemin. Sa décision aurait donc moins valeur de défi, que de soumission à un ordre implacable : il y a des choses, dans l’or-dre mythique, ou imaginaire, que l’on ne peut pas ne pas faire. La seule marge de liberté qui subsiste, c’est de faire les mêmes choses, mais un peu autre-ment que la coutume l’exige : ainsi le sujet s’affirme-t-il en décidant de se « lier soi-même » au mât du navire, devenant ainsi le seul qui puisse prêter l’oreille au chant égarant des sirènes, tandis que les rameurs ne sont plus que puissance motrice, leur aptitude auditive ayant été provisoirement neu-tralisée pour que le chant ne soit pas le prélude de leur perte. Le monde dans lequel il erre, serait donc encore pour Ulysse un monde enchanté : il reste sensible au chant, et ne peut que s’efforcer de se protéger de sa morsure. Le héros sortira donc certes indemne de cette mauvaise passe, hantée par les Sirènes ; mais, selon nos auteurs, il en gardera quelque chose, comme une nostalgie ; et la petite musique dont il se souvient deviendra grande musique, art majeur en Occident, contrepoint esthétique destiné à faire oublier le coût de l’expansion de la domination, compensation destinée à rendre l’alié-

nation plus supportable. Ulysse, si l’on peut résumer cavalièrement le com-mentaire de Horkheimer et d’Adorno, réussit à désactiver la puissance d’en-chantement du chant ; mais, s’il le peut, c’est que, simultanément, il se fie inconsidérément à d’autres signes, plus prosaïques : il se fie au pouvoir dénotatif des mots ; il s’en remet à eux, résiliant en leur faveur le pou-voir qu’on croit avoir d’appréhender à travers eux, efficacement, tout ce qui compte comme réel, d’avoir prise sur les gens et sur les choses.

Nos auteurs avancent des remar-ques fort judicieuses à propos de ce pouvoir, lorsqu’ils interprètent l’épi-sode du changement tactique de nom. Ulysse, on le sait, « sacrifie » son nom, il l’échange contre un nom commun : oudeis, c’est-à-dire « personne ; c’est-à-dire un signifiant dont la particula-rité – comble de la ruse ! – est de faire référence, si l’on peut dire, à l’absence de tout référent. Le nom substitutif est donc un pseudo nom propre ; mais un vrai leurre – vrai, au sens d’efficace –. Le nom est le jeton d’une présence feinte, d’un parfait alibi. Ne craignant pas de céder à leur tour au plaisir de généra-liser, lié au formalisme que par ailleurs ils dénoncent, nos auteurs écrivent : « Ulysse découvre dans les mots ce qui, dans la société bourgeoise pleinement développée, prendra le nom de for-malisme » ; lequel, suggèrent-ils, serait « l’origine du nominalisme, prototype de la pensée bourgeoise »20. La remar-que ne manque pas de pertinence : à travers le jeu d’allitération portant sur son nom, Ulysse décide de s’absenter de l’ordre symbolique présidant au don du nom propre, « propre » par réflexivité. Aussi rationnelles qu’elles paraissent – il s’agit pour Ulysse de ne pas donner prise à son ennemi – les motivations du héros l’entraînent à « décliner » une fausse identité. Disons, par analogie, qu’il procède à la manière de ces animaux pris au piège qui, dit-on, sectionnent de leurs dents la patte par laquelle ils sont retenus piégés.

De l’automutilation au sacrifice, il n’y a pas loin ; en sorte que nos auteurs ont raison d’insister sur le fait que, à maints égards, l’Odyssée consiste en une série de variations sur le thème du sacrifice. L’épisode déclenchant de

Page 123: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

122 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

la longue errance du héros, rappelons-le, coïncide en effet avec le massacre, par ses compagnons, des animaux consacrés au dieu : ils ont fait un usage profane d’animaux sacrés, destinés au sacrifice. La vengeance du proprié-taire-destinataire de ces biens sacrés, Poséidon, est donc assez compréhen-sible : Ulysse – lui ou ses compagnons : peu importe, lorsque le principe de responsabilité personnelle ne vaut pas – a commis un sacrilège ; cet acte hors norme suscite, de la part du dieu offensé, une réaction elle-même déme-surée : une véritable chasse à l’homme. Ulysse – mais ses compagnons ne sont pas épargnés – doit payer de sa per-sonne, dans sa personne et dans celle de ses compagnons ; à moins qu’il ne réussisse à tromper le dieu ou, à défaut, son parent et son représentant, Poly-phème, son bras armé si l’on peut dire. L’histoire est donc bien autre chose qu’une farce, de même que le chan-gement de nom est tout autre chose qu’un simple jeu de mots. L’errance d’Ulysse n’est pas le fait du hasard, de la simple malchance. La vengeance du dieu ne se laisse pas fléchir : l’errance s’inscrit dans une topique archaïque, par rapport à laquelle les lieux dits, les repères spécifiquement géographiques n’ont guère de pertinence. Ulysse est condamné à errer parce qu’il a enfreint la séparation « fondatrice » du sacré et du profane. Son crime : se croire dispensé de respecter la part due aux dieux ; autrement dit, mépriser l’en-vers – si ce n’est l’endroit – des choses, en s’en rendant le maître ; faire fi de tout mystère, faire main basse sur ce qui devrait rester indisponible pour être commun à tous, source ultime de toute communauté ouverte. Or, le non respect de l’indisponible fait retour dans la vie d’Ulysse ; mais contre lui, contre sa vie « propre » ; sous la forme de ce que Bataille nomme la « part maudite ».

L’intrigue, appréhendée sous cet angle, peut alors se résumer ainsi, très simplement : le héros a commis un premier sacrilège, déclenchant ainsi un cycle de représailles dans lequel il s’en faut de peu qu’il ne soit à son tour sacrifié, qu’il ne « paye » de sa personne la transgression majeure qu’il a com-mise. Horkheimer et Adorno ont donc

certainement raison lorsque, dans le récit des ruses d’Ulysse, ils discernent une trame sacrificielle. Celle-ci fait que les pôles actif/passif, sacrifiant / sacri-fié sont toujours réversibles ; au point que l’on pourrait dire, après nos com-mentateurs, que l’auteur des ingénieux stratagèmes est parfois tout près d’être l’acteur principal d’une scène sacrifi-cielle dans laquelle sacrifiant et sacri-fié en viennent à ne plus faire qu’un. Le sacrifice peut être « symbolique » ; ainsi, dans le cas de la substitution de nom. Il prend parfois la forme du « sacrificium intellectualis », de la folie liée à l’hubris ; ainsi lorsque, au mépris du danger que Polyphème représente encore, Ulysse clame son triomphe, ajoutant l’humiliation à l’une des pires mutilations, dans le monde héroïque des grecs : priver le mutilé de la gloire du visible. À travers ces notations, l’analyse de nos commentateurs ouvre un passionnant chapitre d’anthropo-logie fondamentale, qui annonce les réflexions chères à René Girard. Ils n’hésitent pas à se livrer à un jeu subtil d’interprétations croisées, de la situa-tion historique (les années noires du nazisme, redisons-le) qui est la leur, à l’Odyssée, et de celle-ci à celui-là, qui dès lors devient lourd de nouvelles et terribles significations puisque l’accent en vient à être mis, non seulement sur l’inflation mythique dans l’idéologie nazie, mais encore sur le régime de terreur sacrée que cette dernière met en place ; régime où, pour prix de son sacrifice anticipé, le sacrifiant s’estime habilité à sacrifier autrui – mais, le plus souvent, le sinistre héros moderne, l’agent de la terreur, n’est capable de rien, sinon de voir, dans sa « capacité » à sacrifier autrui, la preuve qu’il se trouve voué à un destin d’exception. Horkheimer et Adorno ont su mesu-rer l’étendue du sacrifice requis de quiconque se prend à imaginer qu’on ne s’affirme jamais mieux comme sujet qu’en s’acharnant contre les autres. Ils ont su percevoir que l’apologie de la ruse va de pair, s’il ne le dissimule pas, avec le fait qu’on finit par trouver normal, nonobstant l’hommage par-fois rendu à la théorie kantienne de la primauté des fins sur les moyens, de se traiter soi-même comme un moyen, allant jusqu’à s’auto-mutiler, sinon

jusqu’à s’auto-immoler. On comprend alors que, après avoir discerné, sous les avancées de l’instrumentalisation, la terrible réversibilité du sujet et de l’ob-jet dans l’instrumentation et l’expéri-mentation, après avoir perçu l’étrange voisinage de la ruse et du sacrifice, ils puissent écrire que « la transformation du sacrifice en subjectivité s’effectue sous le signe de cette ruse qui a tou-jours eu sa part dans le sacrifice »21. Ce diagnostic anthropologique sous-tend la proposition générale suivante, de portée anti-hégélienne puisqu’elle contredit l’idée que la « ruse dans l’his-toire » pourrait être le moyen – plus exactement le moyen des moyens – de la promotion de la raison de et dans l’histoire : « L’histoire de la civilisa-tion est l’histoire de l’introversion du sacrifice »22.

Du sacrifice, de son intériorisation et de son interruption

n

L’énoncé précédent est-il vrai, vrai sans exception, ou n’est-il que presque vrai ? S’agit-il d’une proposition uni-verselle, ou d’une proposition généra-le ? Sans chercher ici à trancher, nous nous contenterons, compte tenu de l’objet de cette étude, le « monde de l’œuvre » de l’Odyssée et les « proposi-tions de sens » à la lumière desquelles le lecteur est invité à se comprendre autrement23, d’avancer l’idée que cette œuvre, précisément, met en scène un « possible » propre à nous retenir, et peut-être à nous dissuader de passer de la proposition générale à une proposi-tion universelle. Il n’est pas question de démontrer quoi que ce soit à ce pro-pos, mais seulement de montrer que cette retenue est appropriée à notre fiction littéraire, sinon recommandée par elle. Pour être en droit de limiter la portée de la proposition relative à « l’introversion du sacrifice », à la coextensivité de l’histoire de la civi-lisation et de la logique sacrificielle – comment, sur ce point, ne pas son-ger à maintes réflexions de Malaise dans la civilisation, que nos auteurs connaissaient fort bien ? – il nous faut revenir sur l’épisode sur lequel ils font silence : l’accueil d’Ulysse par

Page 124: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

123

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

Nausicaa, puis par ses parents. Rap-pelons notre hypothèse de lecture : cet épisode, selon nous, est différent des autres, non pas numériquement, mais intrinsèquement ; il ne se laisse donc pas subsumer sous l’idée générale de « ruse », qui sert en effet de leitmotiv à la plus grande partie de la narration. Cet épisode est tellement singulier qu’il ne s’insère dans le récit qu’en rompant, par son sens et sa portée exceptionnels, le cycle tragico-comi-que correspondant à la combinaison et à l’alternance de la ruse et de la vengeance. Sa singularité : montrer que le cycle n’est pas implacable ; que le héros malheureux peut devenir sujet, et peut préalablement, en vue de sortir du cycle évoqué à l’instant, entrer dans une relation intersubjective toute de droiture. Précisons pourtant : ce n’est pas le héros qui décide de nouer cette relation puisque, et c’est là un point remarquable du récit, il a pour l’heure perdu toute capacité d’initiative. Cette étrange relation correspond au fait que le sujet a cessé, forcé, de jouer au héros ; cessé de pouvoir mener le jeu : l’abandon du rôle de leader ne serait-il pas la condition de toute vraie relation d’alliance ?

Notre épisode, dans cette perspec-tive, n’est pas un épisode de plus, mais un épisode de moins ; en ce sens que, différant du tout au tout de l’ensemble des illustrations de la ruse et de la ven-geance, il montre comment un possi-ble relationnel inédit prend corps, le possible de l’hospitalité – dont le récit, jusqu’alors, ne nous a livré que des formes caricaturales. Étrange struc-ture, que celle de l’hospitalité, puisque le possible qu’elle manifeste – impli-quant en quelque sorte que le possible préexiste aux divers actes chargés de l’actualiser Ó, elle le fait exister, elle l’invente en quelque manière. Oui, ce que l’hospitalité présuppose, en fait de capacités relationnelles, elle le crée : ainsi en va-t-il de l’ordre symbolique, qui échappe à l’ordre programmé de la raison instrumentale, structuré par le rapport moyens/fins. L’entrée dans l’ordre symbolique ne saurait donc se faire au mérite ; car si le mérite était moyen en vue d’une fin, l’intégration par exemple, on retomberait dans un ordre tout de calcul, donc de degré

symbolique nul. Disons donc qu’on entre dans l’ordre symbolique sans rai-son ; autant dire : gratuitement ; mais autant entendre aussi, autant consentir à entendre, dans la notion séculière de gratuité, un écho de la notion plus théologique de grâce, que l’on perçoit, discrète, chez Horkheimer et Adorno. Non théologiens, n’ont-ils pas com-pris que la logique sacrificielle ne se découvre dans toute son horreur que si un pas de côté peut être esquissé, sur le mode de la fiction avant de pouvoir l’être en réalité ?

Quelque chose est donc près de (re)commencer, alors même que, voire parce que le guerrier semble entièrement défait. Le texte souligne son identité défaite, lorsqu’il évoque l’état de ce corps rejeté par la mer, « tellement horrible que, à sa vue, les compagnes de Nausicaa s’enfuient toutes ». Le texte nous donne à voir un corps privé de capacités, un corps qui a cessé d’être le « corps propre » d’un sujet actif, entreprenant, sûr de lui. Ulysse, malgré les interventions récurrentes d’une Athéna qui fait tout pour le secourir, ne peut plus rien ici. Il est au plus bas degré d’humanité concevable : il n’a rien, il n’est rien. Athéna va certes intervenir, une fois encore. Pourtant, le principal de la (re)naissance d’Ulysse va se décider entre les humains, et dans une cité, enfin ! ; dans la cité des Phéaciens, dont le récit nous dit que, bien qu’ayant été avertis par le dieu de ne pas parti-ciper au salut-sauvetage d’Ulysse, ils passeront outre et feront franchir à Ulysse, grâce à leurs vaisseaux rapides, la distance immatérielle – proportion-nelle au temps d’un songe, le songe d’Ulysse endormi, dont le sommeil est « pareil à la paix de la mort » – arti-culant le symbolique et le réel. On sait que la colère de Poséidon se reportera contre les sauve(te)urs d’Ulysse, qui seront transformés en rochers, immo-bilisés à jamais, pétrifiés pour avoir accepté de jouer jusqu’au bout le jeu de l’hospitalité, le jeu de la relation et de l’ordre symbolique. Quant au peu-ple des Phéaciens, malgré les offran-des qu’ils feront à Poséidon, ils seront condamnés par lui à devoir renoncer à leur office de passeurs / médiateurs ! Cette fin n’est-elle pas infiniment plus

catastrophique que l’autre fin, la plus connue, la seule retenue, qui coïncide avec le retour à Ithaque ? Mais peut-être y a-t-il une certaine symétrie et une sorte de confirmation mutuelle entre les deux fins puisque le héros, une fois rentré chez lui, réamorce le cycle de la vengeance mortifère, tan-dis que les Phéaciens sont condamnés à la mort symbolique, condamnés à « vivre » ou à survivre hors de l’ordre symbolique dont ils avaient jusque là été les plus fidèles témoins.

Ab initio : l’hospitalité et la révélation du nom de l’étranger

n

Athéna, on l’a rappelé, continue d’être une auxiliaire efficace. Mais quel est précisément son rôle ici, où le principal de l’action consiste en un déploiement quasi rituel des pratiques instituant l’hospitalité ? Elle se met discrètement au service de ce quasi rituel. Avant tout, elle facilite l’entrée de l’étranger dans la ville en le rendant à peu près invisible – tout se passant comme s’il fallait commencer par mas-quer la différence par trop ostensible incarnée par cet étranger, de peur qu’il ne soit source d’une inquiétude insup-portable pour les autres. Selon le récit, la différence doit être en quelque sorte « assimilée » ; mais avant qu’elle puisse l’être, une certaine discrétion s’impose, de la part de l’accueilli. Il ne doit donc pas parler, ou parler aussi peu que possible. Mais l’hospitalité tournerait court, s’il était condamné au silence. Le récit montre en effet que l’hospi-talité s’affirme tout particulièrement à travers l’invitation faite à l’étranger à parler, et à parler de lui. Athéna, dans le concours qu’elle apporte à l’accomplissement réglé des pratiques hospitalières, redouble de son geste – couvrir Ulysse d’une nuée – celui, premier, de Nausicaa, qui donne au malheureux, sans nom encore pour elle, de quoi couvrir sa nudité et l’hor-reur que ce corps-objet inspire. Par le vêtement, Ulysse redevient quelque peu humain. Or ce n’est là qu’un début d’humanisation, pour des Grecs qui ne concevaient guère – qu’on se rappelle la manière dont les cyclopes étaient

Page 125: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

124 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

stigmatisés, tenus pour incapables de faire société – qu’un sujet pût ne pas être inscrit dans l’ordre d’une cité. Le difficile est évidemment d’entrer dans une société dans laquelle on n’a pas (pas encore, en tout cas), le droit d’entrer. Comment passe-t-on du non droit au droit ? Il faut qu’il y ait passa-ge, transition, sinon la frontière serait rigoureusement étanche, entre inclus et exclus, et il n’est pas sûr du tout que les inclus eux-mêmes se trouve-raient bien, d’être ainsi forcés à être les membres d’une totalité incapable d’ouverture. Athéna – n’y a-t-il pas en effet quelque chose d’improbable, donc de quasi miraculeux, dans ce qui se passe alors ? – rend le passage possi-ble ; en particulier elle indique à Ulysse un endroit, une sorte de no man’s land, un petit bosquet, à mi distance de la nature et de l’urbain, où il pourra attendre Nausicaa et faire comme s’il la rencontrait pour la première fois ; où il la rencontrera plus civilement qu’au tout début, son habillement valant habilitation pour une rencontre en bonne et due forme.

La ville, dans cet épisode, est un lieu plus symbolique que géographique : on y vit d’être reconnu ; mais pour être autorisé à y entrer, ne faut-il pas que la reconnaissance soit graduée ? Signalons tout d’abord que la ville est l’anti-type de la grotte, où ne vit qu’un être anormalement solitaire ; « anor-malement » : c’est la situation d’un non humain, dieu ou monstre, Calypso ou Polyphème. À bien des égards, Ulysse entre dans la ville comme le fait un clandestin : il n’a pas le droit, et pas même l’autorisation d’entrer. L’auto-risation, selon le récit, dépend d’Al-kinoos, le roi. Mais le récit montre aussi que l’autorisation est plus qu’une tolérance, plus qu’une concession uni-latérale destinée à signifier que la rela-tion entre accueillant et accueilli est et restera toujours asymétrique. L’autori-sation n’est pas le fait du prince, mais un acte destiné, après d’autres et avant d’autres, à faire exister l’hospitalité et à lui donner son plein effet. Pour com-prendre le sens de cette autorisation, il faudrait relire les pages d’Hannah Arendt consacrées à ce même sujet24 : l’autorité autorise, c’est-à-dire permet au sujet d’être auteur, de contribuer à

l’action commune et à la construction d’un monde où il est bon, où il fait bon d’habiter avec les autres. La décision du roi, en autorisant le malheureux à se tenir face à lui – et non simple-ment devant lui –, révèle moins sa magnanimité, que le fait qu’il prend sa tâche au sérieux, à savoir servir la cité en la faisant vivre – donc en lui épargnant le destin d’une totalité close, toute clôture annonçant la dégrada-tion entropique de rapports qui ne reposent plus que sur un mixte d’in-différence et d’indifférenciation. Le sens de la décision du roi est clair. Sa décision est très clairement ordonnée à l’actualisation progressive du possible de l’hospitalité. En autorisant le mal-heureux, le roi lui donne, plus que la permission, la possibilité de s’affirmer comme un sujet singulier ; non plus un étranger absolu, anonyme parmi les anonymes, mais un sujet porteur d’un nom propre. Par là même, le roi réitère le geste qui délivre la cité de l’obsession de la fermeture, qui en fait un espace symbolique.

Dans l’espace-temps construit à l’enseigne de l’hospitalité, la défiance peu à peu recule, et bientôt l’étranger n’a plus à se cacher : il peut se fier à la parole de son hôte. À cet égard, le moment décisif est celui où l’ac-cueillant invite l’étranger, tout à la fois, à se nommer et à raconter son histoire : double manifestation de ce qui constitue la singularité d’un sujet ; qui, le récit le montre excellemment, le constitue symboliquement, c’est-à-dire l’inscrit dans l’espace de l’hospitalité qui s’institue concomitamment. Ulys-se peut alors se présenter, en réponse à l’invitation qui lui a été faite, dont la qualité d’acte a été et sera confirmée par d’autres actes eux aussi constitutifs de l’hospitalité, tels le bain et le repas partagé, en amont, et les cadeaux en aval. Certes, Ulysse ne répondra pas à toutes les attentes de ses hôtes, qui auraient souhaité qu’il s’engageât plus avant dans la relation d’alliance avec eux et leur cité, en épousant Nausicaa. Sa réponse leur semblera pourtant suf-fisante, en tant que contre-don. Le récit montre en effet que la parole peut avoir valeur de don. Il en va ainsi, quand le nom propre est révélé, en réponse à une demande : « Je veux

commencer, déclare Ulysse, en vous disant mon nom : que vous le sachiez tous ! Et si le jour cruel m’épargne, que pour vous je sois toujours un hôte, si loin que je demeure ! C’est moi qui suis Ulysse, oui, fils de Laërte… ». L’énoncé, tout solennel, n’est pas une simple information relative à la façon dont l’énonciateur est désigné. Car se nommer, ce n’est pas se désigner ; et moins encore se dénoncer en tant que porteur d’un nom suspect, suspect car d’assonance étrangère. On comprend, du coup, qu’Athéna ait craint que son protégé ne fût obligé de « livrer » son nom au premier Phéacien venu. C’est pourquoi elle a fait en sorte, grâce à la nuée dont elle couvre Ulysse, d’atté-nuer le choc de sa présence inopinée. C’est pourquoi, plus encore, elle prend la place du premier habitant rencontré par le malheureux, une presque non-personne, une petite fille portant une cruche. Ainsi le récit suggère-t-il le caractère quasi miraculeux25 de cette rencontre, qui inaugure une relation d’hospitalité improbable destinée à déboucher sur une alliance durable, engageant les protagonistes ainsi que leurs descendants. Pour paraphraser ce texte, nous dirons que l’hospita-lité est tellement improbable, compte tenu de ce que l’ensemble des autres épisodes nous a révélé de la condition humaine, l’homme étant, à l’image d’Ulysse, un paria persécuté par des puissances hostiles, qu’il est quasi iné-vitable que le lecteur soit amené à voir dans l’irruption de l’événement, contre toute attente, l’intervention d’un dieu secourable. Celui-ci pour-tant – celle-ci, plutôt, puisqu’il s’agit d’Athéna – ne rend pas les choses à ce point faciles, que les autres person-nages se trouveraient dispensés d’agir par eux-mêmes. Il leur incombe au contraire, tout particulièrement, de faire en sorte que la confiance, condi-tion de tout inter esse, l’emporte sur la défiance. Ils doivent assumer les rôles, faire les gestes et prononcer les paroles qui conviennent ; il leur faut réinventer, à partir d’une mémoire symbolique fragile, souvent oblitérée par le souvenir des échecs relationnels, la geste de l’hospitalité. On a beau, en tant que lecteurs modernes instruits de la théorie des performatifs, considérer

Page 126: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

125

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

que le déroulement du rite rend possi-ble l’émergence d’une situation de plus en plus conforme au sens qui prend forme en elle, reste que le rite n’a pas d’effets automatiques ; en tout cas, il subsiste toujours le risque que, même accompli scrupuleusement, le perfor-matif connaisse l’échec, ou ne réus-sisse qu’à demi – en faisant seulement reculer la méfiance, en n’accordant qu’un permis de séjour temporaire, en mettant à l’autorisation administrative de séjour des conditions restrictives, humiliantes…

Se nommer, disions-nous, n’est pas se désigner, mais se présenter ; com-ment se présenter, en effet, sinon en « révélant » le nom qu’on a reçu d’un autre, le nom par lequel on se trouve inscrit dans l’ordre symbolique d’une filiation qui ne saurait être confondue avec quelque « histoire » de procréa-tion que ce soit ? Le don du nom pro-pre est assez extraordinaire, en vérité, puisqu’il est don d’une réalité préa-lablement reçue. Le nom propre fait mémoire d’un immémorial qui transit tout présent véritable, l’immémorial du donner, du recevoir et du rendre ; l’im-mémorial de l’hospitalité impliquée par la « venue au monde », qu’accom-pagne l’acte de nomination-adoption avant que le sujet inchoatif, encore dans les langes, ne réponde à l’appel – ce qu’il fera si l’ordre symbolique tient assez pour permettre aux multiples sujets concernés de (se) tenir mutuel-lement endettés et obligés. Le sujet ne peut se nommer que parce qu’il a reçu un nom destiné à devenir sien. Il y a certes une sorte d’arbitraire, dans le nom ; non dans la nomination, acte d’adoption qui inscrit le sujet nommé dans l’ordre symbolique, celui de la reconnaissance. Ulysse dit juste, en se présentant comme fils de Laërte, nommé Ulysse par son père : c’est, de sa part, reconnaître que lui, pas plus qu’un autre, n’est contemporain de soi, ramassé en soi, « individu » rivé à soi. En cet instant de présentation, dans ce présent là, Ulysse ne ruse pas. Le nom n’est plus un artifice, le moyen de se dissimuler et d’échapper par avance aux coups de quelque nouveau Polyphème. Or, à la lumière de l’acte de présentation de soi, le sens de ce qui s’était passé dans l’antre de Polyphème

apparaît mieux ; c’était un processus26 déclenché par une première entorse à la droiture symbolique, un premier mensonge, premier énoncé destiné à dissimuler l’absence d’énonciateur : confirmation que notre personnage était venu chez Polyphème avec l’in-tention de s’emparer de ses biens. Mais alors que le cyclope montre qu’il n’est pas dupe, qu’il a raison de traiter les intrus comme des malfaiteurs, Ulysse tente, en vain, de lui faire croire qu’il est venu avec les meilleures intentions possibles : nouer une relation d’hospi-talité. Nouveau mensonge donc, qui redouble celui du nom propre. La ruse, cette fois, consiste à faire passer un rapport d’hostilité (dont Ulysse est le premier responsable) pour un rapport d’hospitalité qui échoue à cause de la mauvaise volonté de l’autre. Bref, Ulysse voulait prendre, et parce qu’il est empêché de le faire, il tente de mettre Polyphème dans son tort en l’accusant de manquer à ses devoirs d’hôte ! Il tente d’obliger Polyphème à endosser un rôle d’hôte que son intru-sion a rendu impossible à assumer. C’est de tout cela, qui correspond à une manipulation sémantique et réfé-rentielle éhontée, voire à une « violen-ce symbolique » maximale – puisqu’il en va d’une dégradation majeure du sens et de la réalité de l’hospitalité –, que s’éloigne la parole « droite », non retorse, pour une fois, d’Ulysse « face » à ses hôtes. Pour lui, les reconnaître tels, c’est reconnaître qu’ils ont droit à ce que lui, Ulysse, sorte de sa réserve et, plus encore, de sa situation d’étran-ger radical, muré dans un silence qui dure, tant que rien n’est dit, non certes des trop fameuses « racines », mais du radical du nom propre, point d’an-crage symbolique de toute énonciation en première personne.

L’ordre symbolique n

Il est vrai que, là encore, le narrateur semble prendre plaisir à compliquer les choses. Plus exactement, le récit sug-gère que si les choses sont un peu plus compliquées qu’on ne l’a dit jusqu’ici, c’est qu’Ulysse, soit embrouille les choses, soit se laisse embrouiller par la question de l’identité, de son iden-

tité. C’est que la présentation qu’il fait de lui-même comporte deux parties, dont nous n’avons mentionné que la première. Ce qui fait immédiate-ment suite a beaucoup d’importance, car cela indique qu’Ulysse s’empêtre dans une certaine dualité, à suppo-ser qu’il ne renoue avec une habitude de duplicité. Le personnage ajoute en effet ceci, après la mention du « fils de Laërte … » : « … de qui le monde entier chante toutes les ruses et porte aux nues la gloire ». Comment, à la place d’Alkinoos, ne pas tenir rigueur à cet hôte de sa vantardise, de sa pré-tention ? L’étranger, ici, ne passe-t-il pas les bornes de l’indispensable dis-crétion ? Convient-il qu’un étranger se place de lui-même sous le projec-teur de la « gloire », qu’il s’auto-glorifie sans pudeur ? Le texte, à ce propos, appelle réflexion. Il vaut donc la peine de renoncer aux facilités d’une lec-ture cursive. Nous le pouvons, dès que nous commençons à percevoir une sorte de dénivellation sémantique, voire symbolique, dans l’énoncé de l’auto-présentation de soi par Ulysse, dans lequel la juxtaposition des deux fragments cités paraît pourtant pres-que « couler de source ».

À examiner les choses d’un peu près, comment ne pas sentir que les deux modes de présentation ne sont nullement équivalents, que l’on ne peut à la fois se qualifier par ses hauts faits, tels qu’un observateur est censé avoir pu les observer, et par son nom propre, nom reçu de son père ? Exami-nons de près la présentation graduelle d’Ulysse. Pressé une première fois de dire quel est son nom et quel est son peuple (pressé, en outre, de préciser de qui – nous savons, nous que c’est de Nausicaa – il a reçu les vêtements qu’il porte), Ulysse en dit aussi peu que pos-sible. Taisant son nom, il se contente de rapporter l’épisode de son séjour chez Calypso, ainsi que son naufrage, qu’il impute à Poséidon. Par la suite, au cours du repas, invité à partici-per à différents jeux, il a l’occasion de montrer la force et l’adresse dont il est capable. Mais ce n’est là qu’une partie de ses capacités, le reste faisant l’objet du récit de l’aède, Démodocos, qui raconte la guerre contre les Troyens et la part qu’Ulysse y a prise (tout

Page 127: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

126 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

particulièrement lors de l’épisode du fameux cheval). Ulysse se reconnaît tellement dans ce récit, qu’il se met à pleurer. Ce que voyant, Alkinoos le presse de se découvrir davantage : « À ton tour, mon hôte, il ne faut rien cacher : sans feinte, réponds-moi ; rien ne vaut la franchise. Dis-nous quel est ton nom… ». Répétons-le : la demande

n’a rien d’une enquête policière ; c’est pourquoi elle intervient relativement tard, dans le récit. Ainsi la demande n’est-elle pas un préalable ; elle fait par-tie du rite d’hospitalité ; elle doit donc venir en son temps, après que l’hôte a été l’objet de maintes prévenances. Vient pourtant le moment où il lui faut s’engager, c’est-à-dire montrer, en le

révélant, que son nom l’engage en tant que partenaire de cette suite de dons et de contre-dons sans lesquels l’hospita-lité manque de réalité. Cet engagement se prolonge de la façon qu’on connaît, avec le récit qu’Ulysse fait, en première personne – l’aède, lui, le désignait en troisième personne – de la série de ses nombreux malheurs, à peine inter-rompus par quelques épisodes moins dramatiques. Voilà peut-être l’acmé de l’Odyssée : la révélation du nom pré-lude à l’identification par soi d’Ulysse, par rapport à qui le récit est une sorte d’opérateur symbolique grâce auquel une série d’accidents terribles se trans-forme en une expérience personnelle, voire personnalisante : par le récit, des événements « objectifs » deviennent les moments d’une épreuve dans laquelle le sujet peut consentir à se reconnaître, plus faible que glorieux, moins héros qu’anti-héros.

Ces remarques ne sont pas destinées à infirmer la célèbre analyse d’Erich Auerbach qui, s’appuyant sur une intertextualité audacieuse, soutient que, comparée aux figures de l’An-cien Testament, celle d’Ulysse manque d’épaisseur historique : « Même Ulysse, à qui ses longues aventures offraient tant de possibilités de développement personnel, ne révèle rien » de tel. Selon cet auteur, « Ulysse est exacte-ment le même homme que celui qui a quitté Ithaque deux décennies aupa-ravant »27. Est-il juste, comme le fait Auerbach, de prétendre qu’Ulysse n’a pas changé ? Il est vrai que beaucoup de choses lui arrivent, qui semblent l’indisposer mais ne pas l’affecter pro-fondément. Vrai encore qu’il apparaît souvent comme un sujet faiblement impliqué – en tant que sujet – ; sauf, précisément, dans l’épisode relatant son accueil par les Phéaciens. Aussi exceptionnel soit-il, cet épisode ne nous oblige-t-il pas à nuancer l’as-sertion du commentateur, même si la renforce cette remarque, qui porte sur le retour à Ithaque : « Ulysse est seulement travesti en mendiant, alors qu’Adam est véritablement chassé » ? Donnons raison à Auerbach, pour tout ce qui concerne le récit de ce qui se passe, une fois qu’Ulysse a mis le pied sur son île. Cependant, encore une fois, l’épisode du séjour chez les Phéa-

Page 128: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

127

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

ciens offre un vigoureux contraste avec ce qui précède comme avec ce qui suit. Notre épisode commence en effet avec la complète déchéance du héros, tan-dis que le récit enchâssant commence avec le sacrilège, et se clôt avec le mas-sacre des prétendants. Admettons que l’analyse proposée par Auerbach soit globalement pertinente. Reste qu’une pertinence globale n’est pas une perti-nence totale. La différence, selon nous tient à une différence sensible, quant à la focalisation de la lecture. S’il est facile de définir notre propre foca-le, il l’est tout autant de définir celle d’Auerbach, dont l’analyse s’ouvre sur le rappel de l’épisode de la reconnais-sance d’Ulysse par sa vieille nourrice, grâce à la cicatrice qu’il porte au pied. L’épisode est jugé tellement impor-tant, par le commentateur, qu’il lui a emprunté la matière du titre de son premier chapitre. Ainsi, ici, la décou-verte de la cicatrice tient-elle, dans l’histoire du retour, la même place que la révélation du nom et le récit en première personne dans l’histoire du séjour chez les Phéaciens. Mais si la place est fonctionnellement la même, le sens, lui, n’est nullement identi-que ; car si, dans le premier cas, l’on a affaire à ce que Peirce appelle un indice physique, on a affaire, dans le second cas, à ce qu’il appelle un « symbole ». En référence à la terminologie chère à Derrida, on dira que la cicatrice est une marque, tandis que le nom propre est une trace.

Ce qui intéresse avant tout Auer-bach, c’est le style de la narration homé-rique, où « les êtres et les choses se tiennent ou se meuvent dans un espace où tout est visible »28. Homère, est-il précisé, « ne connaît pas d’arrière-plan. Ce qu’il raconte constitue toujours le présent et remplit entièrement la scène aussi bien que la conscience ». Le propos nous paraît trop catégorique ; si du moins l’on accorde du poids à l’épisode que nous avons cru devoir privilégier, où les larmes d’Ulysse n’ont pas grand chose à voir avec l’ex-pression bruyante des émotions chez les héros grecs29 ; où elles manifestent que le sujet se reconnaît, pitoyable en définitive, dans le récit fait par l’aède. Ici, alors que d’ordinaire il s’identifie à ses exploits, le héros s’efface devant

le sujet éthique, qui se reconnaît dans ce qu’un autre, aède, tiers chargé du meilleur de l’institution langagière, dit de lui ; un dire qui opère une ouverture décisive vers ce qu’il va être en mesure de dire lui-même à propos du « soi » impliqué en lui.

Auerbach a donc presque entière-ment raison. Il a tellement raison, en ce qui concerne la majeure partie de l’Odyssée, que l’épisode des Phéaciens présente une grave rupture de l’isoto-pie générale de l’œuvre. C’est pourquoi il convient de conclure à l’existence de deux isotopies : à côté de celle, fami-lière à tous, de l’errance, des ruses et du retour qu’on se plaît – à tort, probablement – à juger « heureux », il en est en effet une autre, trop souvent négligée, qui a trait à l’hospitalité, et à un sujet que la « gloire » du héros empêche de voir, un sujet empêché de se considérer comme tel, tant qu’il persiste à s’enorgueillir de ses hauts faits. Le sujet commence en réalité à poindre lorsque, réflexivement, il parvient à se prendre en pitié. Mais cette conversion – le héros extraverti devenant sujet réflexif – va de pair avec une autre, qui concerne les dieux eux-mêmes : Poséidon, c’est certes la sacralisation de la vengeance ; mais des limites sont mises à l’exercice de la vengeance par d’autres dieux, d’autres figures et figurations du divin : Athé-na, certes, qui reste très, trop proche d’Ulysse, jusqu’à contribuer à rendre ses ruses efficaces, dans ce qu’elles ont de plus violent ; mais surtout Zeus, souvent nommé « l’hospitalier ». C’est de lui qu’il est question au début de l’adresse suivante : « Que nous buvions au brandisseur de foudre, à Zeus qui nous amène et recommande à nos res-pects les suppliants »30. On l’aura noté : la première partie de l’énoncé désigne un être dont l’identité se manifeste à travers des épiphanies « foudroyan-tes » ; la seconde, au contraire, le consi-dère à la fois comme le partenaire des humains, à qui il recommande de prendre soin des étrangers, qui vien-nent en son nom – il devient ainsi semblable au Dieu des Prophètes de l’Ancien Testament, qui prend plaisir à l’attention portée aux sans statut, non aux sacrifices – et comme le juge de tout manquement grave au devoir

d’hospitalité. Parfois, les deux carac-térisations en viennent presque à se confondre ; non, toutefois, sans que la première ne soit alors englobée par la seconde, la plus éthique. Ainsi dans l’énoncé suivant : « Crains les dieux, brave ami ! Tu vois des suppliants : Zeus se fait le vengeur du suppliant, de l’hôte ! Zeus est l’Hospitalier, qui amène les hôtes et veut qu’on les res-pecte »31. C’est dire combien Zeus tient à l’hospitalité, dont il n’est pas seulement le garant, dont il est l’ac-tant majeur, lui qui conduit l’étranger auprès de celui qui doit se révéler son hôte, se montrer à la hauteur de ce que l’hospitalité exige. L’arrivée d’un étranger, dans cette perspective, n’est donc pas seulement une cause occa-sionnelle, un événement contingent ; car derrière l’apparence de contin-gence, derrière l’apparent hasard de la rencontre entre l’étranger et les indi-gènes, le lecteur est invité à découvrir un dessein éthique : élever l’inconnu à la hauteur de l’hôte, et l’accueillant et l’accueil à celle du partage, opérateur nucléaire de toute pratique authenti-quement symbolique. En deux mots : le sens téléologique de toute rencontre est l’hospitalité ; en guise de récipro-que : la rencontre est l’hospitalité à l’état inchoatif, à l’état de promesse.

Pratiquer l’hospitalité, ou la feindre ?

n

Le lecteur ne saurait cependant oublier que, dans le dernier contexte, l’invocation de Zeus était complète-ment fallacieuse, sinon perverse : la ruse, dont cette invocation fait par-tie, est un coup majeur porté contre l’ordre symbolique, qu’Ulysse, le trop rusé, n’invoque que pour couvrir le vol qu’il entend commettre, et l’extorsion de cadeaux qu’il escompte que Poly-phème lui « donnera » lorsqu’il l’aura forcé à endosser le rôle d’hôte. On l’a déjà dit : dans ce contexte, chez le cyclope, Ulysse procède à un total renversement du sens de l’hospita-lité ; il s’efforce de faire en sorte que le rôle d’obligé, que l’hôte accueillant est appelé à assumer pour que le per-formatif d’alliance ait des chances d’aboutir, soit un rôle rigoureusement

Page 129: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

128 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

imposé. Ulysse détourne donc le sens du rite32, en tant qu’ensemble de pra-tiques réglées instituant une relation symbolique. Doit-on alors s’étonner qu’à la violence du fourbe – ce qui est trop peu dire, car il s’agit en réalité de blasphème, quand on abuse du nom de Zeus en se servant de son autorité pour confondre hospitalité et abus de confiance – fasse suite la riposte sui-vante, qui vaut déclaration d’hostilité, de la part de Polyphème : « Tu fais l’enfant, mon hôte ! Ou tu nous viens de loin ! Tu veux que, moi, je craigne et respecte les dieux ! (…) Nous sommes, nous les Yeux Ronds, les plus forts ».

La ruse n’a pas d’excuse ; elle ne saurait passer pour l’ultima ratio du faible, face au fort. Dans la ligne du propos d’Auerbach, nous pourrions dire qu’Ulysse n’est pas David, face au géant Goliath. La ruse n’est pas justifiée, dans le cas d’Ulysse, car elle n’est précédée d’aucune menace – et quand menace il y a, elle n’est que la suite d’un processus amorcé par l’in-trusion du héros. Notons qu’il existe deux façons d’abuser de l’hospitalité. L’une consiste, pour l’accueilli, à « ren-dre » aussi peu que possible ; au point de ressembler à un parasite : la faute, en ce cas, c’est de profiter d’une situa-tion dans laquelle l’accueilli cherche à maximiser son seul intérêt. L’autre correspond, pour l’accueillant et pour l’accueilli, au refus de se reconnaître tenu de respecter le sens, symbolique et pragmatique, de l’hospitalité ; au point que la distinction entre hospitalité et hostilité se trouve annulée, qu’elle est intentionnellement, malignement neu-tralisée. Cette seconde faute, celle que permet d’observer l’attitude symétri-que-antagonique d’Ulysse et de Poly-phème, est beaucoup plus grave que la précédente, car elle mène à l’abolition de toute limite – et de toute auto-limi-tation – entre profit et don, intérêt et désintéressement. Cette faute majeure, non contre tel hôte en particulier, mais contre les conditions de possibilité de l’hospitalité et, grâce à elle, de l’insti-tutionnalisation d’un monde habitable en commun, Kant avait su la déceler, lorsqu’il mettait en cause « la conduite inhospitalière des États civilisés et par-ticulièrement des États commerçants de notre partie du monde, l’injustice

dont ils font preuve, quand ils visitent des pays et des peuples étrangers (visi-te qui pour eux signifie la même chose que la conquête33), et allait jusqu’à par-ler de l’horreur qu’on doit éprouver devant cette perversion sémantique et pragmatique.

Hospitalité ou hostilité ? Hospitalité et hostilité ? L’Odyssée illustre les deux possibilités. Avec la première, la ques-tion de la possibilité de la confiance est clairement posée, et la voie du dépas-sement du paradoxe suffisamment indiquée : s’il est vrai que, pour faire confiance à autrui, il faut, semble-t-il, que ce dernier se montre digne de confiance, il est vrai aussi que l’on ne sort du cercle vicieux que par la pratique, inévitablement risquée : la confiance doit aller devant, sans garan-tie. Tout se joue alors dans la décision d’ouvrir sa porte34. De ce point de vue, l’Odyssée reste un texte intriguant, par son ambiguïté, par la concurrence de deux isotopies, celle de l’hostilité et celle de l’hospitalité, la première relevant du registre de l’imaginaire, la seconde de celui du symbolique. Ulysse erre, et son errance, répétons-le, n’est pas spatiale sans être aussi anthropologique ou éthique. Loin donc d’être tout d’une pièce – ce que prétend Auerbach –, le personnage central est double, mais pas toujours duplice. Il paraît écartelé entre deux positions subjectives, et ne pas pouvoir faire autrement qu’osciller entre l’une et l’autre. Néanmoins, ces deux posi-tions sont assez marquées pour que le lecteur soit autorisé par la narration à juger et à condamner nombre d’ac-tes ou de comportements malheureux imputables à Ulysse, à la lumière des capacités éthiques et symboliques que la même narration lui reconnaît par-fois. Ricœur parlait de « laboratoire du jugement éthique », pour désigner le service rendu par l’œuvre au lecteur35. Encore faut-il que le lecteur soit prêt à admettre l’existence de différentes isotopies. Mais s’intéresserait-on au texte, sans cette hypothèse de lectu-re, sans qu’on s’engage, en tant que lecteur, à faire en sorte que le texte nous surprenne toujours à nouveau ? La lecture de Levinas est moins naïve que hâtive : en sorte que l’on pour-rait avancer l’idée que si, après lui, on

affirme qu’Ulysse illustre la réitération anté et anti éthique du même, c’est qu’on s’est laissé leurrer par l’identité nominale du héros, alors que, pour peu qu’on se prête au jeu de l’intra-textualité, le récit montre, à travers un montage fictionnel plus complexe qu’on ne le croit, qu’un personnage n’est pas aussi un que son nom est unique ; que l’identité n’est rien de figé, et que le porteur du nom vient à chan-ger, selon l’usage qu’il fait de ce même nom, tantôt l’assumant et le donnant, tantôt s’en moquant ou s’en réser-vant l’usage privé, commettant alors la faute symbolique majeure signalée par Wittgenstein, à propos de l’illusion du « langage privé »36 ; la faute qui, selon Horkheimer et Adorno, revient à mépriser l’ordre symbolique, comme lorsqu’on s’abrite derrière le nomina-lisme pour décréter qu’il est impossi-ble, faute de critère définitif, de faire la part entre us et abus de langage.

Selon Levinas, le retour à Ithaque est le retour du même, une sorte de bouclage de l’identité. Ulysse serait le même, fait homme. Nous pourrions presque faire nôtre ce propos ; à condi-tion, toutefois, de souligner qu’Ulysse n’est pas condamné à rester le même ; que cette apparence de condamnation au même, qui le condamne à être la première victime de l’imaginaire … de la persécution, et donc à devenir le vecteur d’une hostilité permanente, s’est trouvée pour un temps interrom-pue, lors de la rencontre avec Nausicaa. Alors, en effet, en même temps que s’est patiemment construite une rela-tion d’hospitalité, Ulysse est devenu un autre. Ce qui n’a pu empêcher qu’il ne succombe à l’ivresse du conquérant, de retour chez soi, à l’impétueuse affirma-tion de soi, comme maître et proprié-taire. Mais nous, lecteurs, comment pourrions-nous oublier que, retourné au même, Ulysse a trahi l’altérité, en lui et hors de lui, désavouant ainsi la grâce de ce moment où, face à ses hôtes, il lui a été possible d’échapper à l’image de soi comme chasseur ? À Ithaque, hélas !, redevenu un sinistre héros, Ulysse s’abandonne à la vengeance ; il redevient chasseur impitoyable. Et si la vieille nourrice le reconnaît à sa cicatrice, il ne se reconnaît plus, lui, dans le sujet capable d’assumer l’his-

Page 130: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

129

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

toire de ses « propres » malheurs, ce sujet né à soi-même chez Alkinoos. Il a surtout oublié « qui » il était lorsque, abandonné de tous, faisant horreur à presque tous, sa vie ne tenait plus qu’au fil de la grâce tenue en mains par Nausicaa et ses parents. Alors, en effet, il donne largement raison à Auerbach : il redevient un personnage tout d’une pièce, inflexible ; c’est qu’il a oublié qu’il a été l’étranger. Et s’il ne pardon-ne pas aux prétendants d’avoir été des parasites – assez excusables, au fond –, ne serait-ce pas parce qu’il veut oublier qu’il n’est pas entièrement irresponsa-ble de son errance, et qu’en tout cas il a lui-même longtemps oublié Pénélope dans les bras de Calypso, parasite de la Divine à sa façon ?

Ulysse et / ou Robinson ?

n

Auguste Comte avait décidé de faire précéder son édition du Catéchisme positiviste d’un « court catalogue » des ouvrages dont il conseillait la lec-ture aux « bons esprits populaires ». L’Iliade et l’Odyssée sont les premiers ouvrages à être cités, dans la première rubrique « poésie ». Saluons l’audace de l’un des pères de la sociologie, qui a jugé la littérature homérique digne d’être lue et qui, plus généralement, a considéré la littérature comme étant compatible avec une éducation pla-cée sous le patronage de la sociolo-gie. Force est ainsi d’admettre que, chez Comte, le positivisme n’est pas un scientisme borné. On peut sup-poser que le sociologue avait compris que tout sujet, pour pouvoir s’orienter dans un monde autant que possible « commun », a besoin de s’appuyer sur diverses ressources cognitives, mais que celles-ci seraient insuffisantes sans le concours de ressources plus « poétiques », propres, elles, à nourrir le désir et le vouloir. Lire Homère, parmi d’autres, n’est-ce pas, à la fois – lecture « naïve » – se laisser éveiller au sens du possible et – lecture plus réfléchie – savoir mieux à partir de quoi, de quel héritage catégoriel, l’on « appréhende » la réalité, savoir mieux, en outre, contre quoi, contre quel héri-tage de préjugés il convient d’exercer

son jugement afin de faire place aux possibles les plus rares ? Encore faut-il que l’imagination, fécondée par des œuvres et des lectures multiples, nous aide à ne pas mépriser ces possibles ni à les rejeter sous prétexte d’irréalisme. Or, l’altruisme, thème central dans la pensée de Comte, et l’idée d’hospita-lité, chez Homère ou chez Kant, sont de ces possibles sans lesquels la vie commune devient impossible.

La bibliothèque que Comte appelle de ses vœux, avec ses différents rayons de poésie, de science, d’histoire, de philosophie, de morale et de religion, correspond bien à l’intention d’ac-cueillir des traditions diverses et de leur donner forme institutionnelle, réellement hospitalière. On percevra mieux la hardiesse de Comte, et plus encore sa générosité, si l’on se rap-pelle combien, selon J. S. Mill, le père de l’utilitarisme, Bentham, se défiait de l’imagination et de la poésie. Mais que penser de la recommandation de Rousseau, dans l’Émile, de bannir la lecture de tous les livres, à l’exception de Robinson Crusoé, dont il écrit que « seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et y tiendra tou-jours une place distinguée »37 ? Ce qui plaît à Rousseau, c’est le personnage de Robinson, « seul, dépourvu de l’assis-tance de ses semblables et des instru-ments de tous les arts ». Notre auteur sait bien qu’il s’agit là d’une fiction dont le contenu est fort éloigné de tout ce qui a trait à la vie en société. La fic-tion est pourtant indispensable, selon lui, dans la mesure où, en s’identifiant à un homme isolé, on est censé « s’éle-ver au-dessus des préjugés et ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses ». Curieux privilège, que celui ainsi accordé à Robinson, s’il s’agit, à partir de lui, de penser l’homme social. Mais non moins curieuse est la lec-ture que Rousseau semble avoir faite de l’œuvre de Defoe, puisqu’il paraît avoir oublié l’insupportable solitude qui pèse sur le héros, qui ne trouve d’apaisement que dans la découverte d’une Bible sauvée du naufrage, cette petite bibliothèque38 représentant une arche symbolique, l’arche du symbo-lique même. Sauvée du désastre, la Bible sauve Robinson de la folie et du suicide, avant qu’il ne rencontre

Vendredi, qu’il sauve à son tour des cannibales. Rousseau n’a pas pu, pas voulu lire dans le Robinson l’histoire fragile du désir humain, désir d’huma-nité et désir d’hospitalité confondus : le contresens de sa lecture en dit long sur sa misanthropie, sinon sa folie !

Que le désir en question soit fragile, ainsi que ses fruits, nous avons pu le découvrir chez Homère, dans l’Odys-sée. Encore fallait-il résister à l’envie ou à l’habitude de lire ce livre en conti-nuité avec l’Iliade, pour avoir quelque chance de découvrir un Ulysse qui ne s’identifie pas totalement au person-nage rusé et retors qui eut l’idée du cheval de Troie, cette offrande deve-nue mortelle à ceux dont le tort fut de s’y fier. On applaudit généralement au stratagème. Comment cependant ne pas voir qu’Ulysse, pour réussir, doit abuser de la piété des Troyens, qui prêtent une piété équivalente à leurs ennemis ? Il doit, par conséquent, ourdir une double machination : la première, construire le cheval de bois, est la plus facile ; beaucoup plus diffi-cile est la seconde : faire en sorte que les Troyens deviennent les agents de leur propre perte. Pour ce faire, Ulysse doit tabler sur le pieux raisonnement que ses ennemis feront, à savoir que ce que les Grecs ont jugé bon de laisser sur le rivage, en offrande à leurs dieux, est bon également pour leurs propres dieux. Ce faisant, Ulysse abuse de la foi, ou ne serait-ce que de la curio-sité des Troyens. Il est sacrilège, à sa façon : par rapport aux dieux, et par rapport à la part qui devrait leur être réservée ; la part du sacrifice, certes, mais aussi celle de l’étranger, que les dieux, et Zeus tout le premier, ont sous leur garde. Le cheval est la ruse faite objet, qui endort la méfiance : objet d’un abandon contrefait, apparence d’un don anonyme. L’objet potenti-alise ainsi des « relations » mortelles : il annonce le travestissement du sym-bolique, traîtrise vis-à-vis de l’autre, Polyphème, trahison de l’ordre sym-bolique à travers le détournement de l’institution première, celle des noms propres.

S’il y a continuité, entre les deux ouvrages d’Homère, c’est là qu’elle se manifeste le mieux : dans le compor-tement d’un héros cynique autant que

Page 131: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

130 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

rusé, qui trompe d’autant mieux ses adversaires que ceux-ci se montrent aussi pieux ou respectueux des rites et des pratiques qu’il le suppose (suppo-sition juste et pleinement efficace, dans le cas des Troyens, mais non dans le cas de Polyphème). La ruse – mais mieux vaudrait parler d’abus – consiste dans l’exploitation de la différence qu’il y a entre deux façons de se rapporter aux règles fondatrices : alors que les autres sont supposés les respecter, Ulysse, plus cynique qu’iconoclaste, s’en moque, et c’est ainsi qu’il réussit à vaincre, à armes totalement inéga-les ; à vaincre sans gloire. La ruse ne témoigne d’aucune supériorité cultu-relle : est-on cultivé quand, ainsi que le feront les Conquistadors, on abuse de la confiance des autres pour mieux s’imposer à eux ? Mais, nous l’avons vu, il arrive que le chasseur devienne le chassé : la violence ne cesse pas pour autant. Pour qu’elle cesse, il ne suffit donc pas qu’Ulysse, de vainqueur qu’il était, soit en position de vaincu ; il faut qu’il connaisse le sort de la victime et découvre que, sans la générosité de l’autre, il mourrait. Cette expérience, il l’a faite, il a été le bénéficiaire de la générosité de Nausicaa, et il a vécu : tel est le sommet, dans l’Odyssée, dont rien dans l’Iliade ne s’approche. Mais cette même générosité, Ulysse l’a oubliée, de retour à Ithaque, et nombreux ont été ceux qui ont péri sous ses coups vengeurs. Il s’est alors ré-identifié au personnage du héros impitoyable, il est redevenu celui qu’il était sous les murs et dans les murs de Troie, un dévastateur. Ulysse oublie alors qui il a été chez Alkinoos, ce qu’il aurait pu être s’il ne s’était pas pris à imaginer qu’Ithaque et Pénélope devaient être son domaine, sa propriété exclusive. Le retour à Ithaque, finalement, ce n’est la défaite de Poséidon qu’en apparence. En réalité, le dieu qui se moque de Zeus l’hospitalier, l’anti-dieu, peut triom-pher, puisqu’Ulysse n’a échappé à sa vengeance que pour devenir ivre de vengeance, résolument hostile à toute idée de paix avec les prétendants. Sous Poséidon, le chaos règne, puisque la domination exclut l’alliance, comme la préposition « sous » exclut « avec ». De ce chaos, Ulysse est, involontairement ou non, l’efficace ministre. Il refuse de

faire grâce, lui qui pourtant a bénéficié d’une grâce insigne, au moment criti-que du naufrage.

D’où vient ce refus ? Serait-ce qu’Ulysse veut l’impossible, à savoir que soit annulé le temps de son errance – géographique et spirituelle –, le temps aussi des espoirs finalement légitimes des prétendants, face à des biens qu’ils avaient quelque raison de supposer tombés en déshérence ? Ulysse le rusé ne sait pas, ou ne veut pas savoir ce que Hannah Arendt n’a cessé de nous rappeler : que, face à l’irréversibilité du temps, les seuls actes qui vaillent, tout de langage, tout de langage pétris, tout chargés d’un pouvoir de relance symbolique, sont la promesse et le pardon39, terminus a quo et terminus ad quem de l’alliance entre des sujets toujours fragiles et faillibles.

Notes

1. Robert Louis Stevenson, « Des livres qui m’ont influencé », in Essais sur l’art et la fiction, Petite Bibliothèque Payot, 2007.

2. C’est pourquoi l’œuvre représente une sorte de matrice toujours féconde pour des versions sans cesse renouvelées. Parmi les dernières, celle d’Eric-Emma-nuel Schmitt : Ulysse from Bagdad, Albin Michel, 2008.

3. Cf Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, Gras-set, 2003, p. 59. Peu auparavant, l’auteur souligne la corrélation entre traduction et « mondes possibles ». Considérant la lecture active comme une forme d’in-tra-traduction, nous avons cru pouvoir recourir, librement, à la même notion de « mondes possibles ».

4. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie struc-turale, Plon, 1958, p. 325 sq.

5. John Locke, Deux traités du gouvernement civil, Garnier Flammarion

6. Détienne et Vernant, Les ruses de l’intel-ligence. La métis des Grecs. Flammarion, 1974, p. 56-57. On ne voudrait pas réduire à cette seule analyse l’apport des deux auteurs. Il nous semble particulièrement opportun, eu égard à notre thématique, de citer les dernières lignes de l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant : Entre mythe et politique, Seuil, Points, 1996 : « Dans une société telle que la nôtre, faite d’exhibition et d’indifférence, chacun prétend pouvoir mener sa barque comme il l’entend (…). Mais (…) Germaine Tillon avait raison de dire (…) que lorsque quelqu’un frappe à la porte, il y a ceux qui ouvrent et ceux qui n’ouvrent pas. Celui qui ouvre, c’est celui qui se sait en dette. Les Grecs disaient déjà qu’il fallait ouvrir quand on venait frapper chez vous, parce que, n’est-ce pas, comment savoir si le vieux clochard qui empuantit alors votre jardin n’est pas en réalité un dieu venu vous visiter pour voir si vous vous sentez bien en dette ? » (p. 628).

7. Ibid., p. 31.8. Max Horkheimer & Theodor Adorno, La

dialectique de la raison, Gallimard, 1974, p. 62.

9. Ibid., p. 63.10. Paul Ricœur, Parcours de la reconnais-

sance, Stock, 2004.11. Ibid, p. 61.12. On oublie trop souvent que l’éthique levi-

nassienne sait rendre justice à la fonction tierce des « choses », nous rappelant ainsi que les relations directes, face à face, sont menacées d’instabilité, qu’elles oscillent entre l’inhumain et le surhumain. Les choses, comme, selon Hannah Arendt, « le monde de l’œuvre », sont des médiateurs

Page 132: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

131

Paul Masotta & Gilbert Vincent Le nom de l’étranger

muets, tacites. Cf. Totalité et Infini, Mar-tinus Nijhoff, 1968, p. 103 ss.

13. « Autrement qu’être » : c’est la première partie du titre de l’ouvrage de Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, 1974.

14. Gregory Bateson, « La cybernétique du « soi » : une théorie de l’alcoolisme », Vers une écologie de l’esprit 1, Seuil, 1977.

15. Ibid., p. 74.16. Ibid., p. 75.17. René Schérer, dans Zeus hospitalier. Éloge

de l’hospitalité, La Table ronde, 2005, sou-ligne à juste titre que l’épisode de la ren-contre d’Ulysse et de Nausicaa et de ses suites est plus complexe, et plus ambigu que nous n’avons pu l’indiquer ici (du fait, en particulier, d’une certaine attente amoureuse, chez Nausicaa, et de l’esquive de son hôte). Dans son L’Iliade et l’Odys-sée, Bayard, 2007, Alberto Manguel note que « Bien que dans l’Iliade et dans l’Odys-sée les protagonistes soient des hommes, il y a au cœur de chaque poème des femmes extraordinaires. Dans l’Odyssée, l’impos-sible voyage d’Ulysse n’aurait aucun sens sans Pénélope à son terme ». Voire ! Et pourquoi, une fois encore, oublier Nau-sicaa ?

18. Hans Blumenberg, dans La légitimité des Temps modernes, Gallimard, 1999, rap-pelle deux lectures anciennes fameuses de l’Odyssée. Celle de Cicéron, qui souligne que si Ulysse ne succombe pas sous le charme du chant des sirènes, sa curiosité reste assez suspecte de complaisance, et que son errance prouve que chez lui la science n’a pas réussi à limiter la curio-sité (p. 315). Par contre, pour Clément d’Alexandrie, Ulysse, en s’attachant au mât, montrerait qu’il est « un individu dominé par un désir de retour terrestre, qui refuse de s’abandonner au risque mor-tel de la vérité » (p. 333).

19. Ibid, p. 71.20. Ibid., p. 73-74.21. Ibid., p. 69.22. Ibid., p. 68.23. On aura raison de voir dans cette der-

nière formule une allusion à l’herméneu-tique littéraire de Ricœur, qui a toujours défendu l’idée que la métaphore n’est pas sans référence, et n’a pas hésité à parler de « vérité métaphorique ». Cf. La métaphore vive, Seuil, 1975, Septième et huitième études.

24. Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’auto-rité ? », in La crise de la culture, Folio.

25. Le terme de miracle vient sous la plume d’Hannah Arendt, lorsqu’elle parle du commencement, dont la vertu est d’in-terrompre des processus : « au regard des processus automatiques qui semblent régir la marche du monde, l’action paraît un miracle. En langage scientifique, c’est

une « improbabilité infinie qui se produit régulièrement » (Condition de l’homme moderne, Agora Pocket, p. 314). Notre lecture de l’Odyssée doit beaucoup à cette philosophe, à sa distinction entre proces-sus et action comme à sa façon d’articu-ler commencement et action. L’ouvrage, dans son édition française, est préfacé par Ricœur, auteur d’études fameuses sur l’identité narrative (en particulier Temps et récit III, Seuil 1985) qui n’a pas manqué de reconnaître ce qu’il devait aux analyses semblables menées par la philosophe, pro-che de Horkheimer et Adorno, et surtout de Benjamin, dont elle a été l’exécutrice testamentaire.

26. Concept mis en avant par H. Arendt pour désigner l’ensemble d’effets quasi automatiques résultant de l’absence de sujets agissant et d’actes personnels. Cf. le chapitre : « L’action comme processus », Condition de l’homme moderne, Agora Pocket, p. 295. Dans cette perspective, le premier acte, c’est d’interrompre. De dire « non ! », selon Ricœur, qui écrit : « La pen-sée dubitative est la véritable institutrice de toute pensée qui nie et qui affirme (…). La réponse décisive, la réponse première est celle qui dit non (…) et ainsi peut être défait ce qui est fait. » (Histoire et vérité, Seuil, 1955, p. 220-221).

27. Erich Auerbach, Mimesis. La représenta-tion de la réalité dans la littérature occi-dentale, Gallimard, 1968, p. 27. Rappelons que l’édition originale date de 1947.

28. Ibid., p. 12.29. Eva Cantarella, Ithaque. De la vengeance

d’Ulysse à la naissance du droit, Albin Michel, 2002. Cf. en particulier le paragra-phe intitulé : « la virilité et les larmes : pour une archéologie des pleurs », p. 38sq.

30. p. 164 de l’édition Folio, Gallimard, de la traduction de Victor Bérard.

31. Ibid., p. 199.32. Comment ne pas penser à la formule,

d’une ambiguïté savamment calculée et d’une ironie cruelle, mise par l’humoriste canadien Sol dans la bouche des conqué-rants, lors de leur « rencontre » avec les indigènes : « nous voulons votre bien … et nous l’aurons ! » ?

33. Emmanuel Kant, Pour la paix perpétuelle, Le livre de poche, 1985, p. 63.

34. Michel Terestchenko, Un si fragile ver-nis d’humanité, La Découverte-MAUSS, 2005. Cf. les pages sur « André Trocmé et la cité-refuge du Chambon-sur-Lignon, p. 207-230.

35. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, p. 194. Le philosophe écrit, ce qui a été source d’inspiration pour nous, dans le cours de cette étude : « Dans l’enceinte de la fiction, nous ne laissons pas d’explorer de nouvelles manières d’évaluer actions et personnages. Les expériences de pen-

sée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal. Transvaluer, voire déva-luer, c’est encore évaluer. Le jugement moral n’est pas aboli, il est plutôt lui-même soumis aux variations imaginatives propres à la fiction ».

36. Cf. Jacques Bouveresse, Le mythe de l’inté-riorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Les Éditions de Minuit, 1976

37. Rousseau, Émile, ou de l’éducation, Gar-nier Flammarion, p. 239.

38. Rappelons que dans le texte de Stevenson que nous citions tout au début, l’auteur parlait de son intérêt pour l’Évangile selon saint Matthieu, et écrivait ceci de ce livre : « Je crois qu’il surprendrait et émouvrait quiconque ferait l’effort d’imagination de le lire – mais cette fois comme un livre, non plus avec ennui comme une partie de la Bible » (op. cit. p. 325).

39. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Agora Pocket, p. 301.

Page 133: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

l’œuvre d’edmond Jabès ou l’écriture de « l’étrangeté »

L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant de toi un

étranger(Jabès 1989, p. 9)

– Quelle est l’histoire de ce livre ?– La prise de conscience d’un cri

(Jabès 1963, p. 14)

l a vie d’Edmond Jabès, Juif égyp-tien de culture française, né au Caire en 1912, mort à Paris

en 1991, se caractérise par l’arra-chement et l’assignation à l’errance. En 1957, lorsque la situation des Juifs devint des plus précaires, il dut quitter l’Égypte pour se réfugier à Paris. « De cet exil forcé … naquit une œuvre à la foi sereine et tourmentée, inquiète et forte de cette inquiétude même » (Cahen 1991, p. 21). Edmond Jabès se définit juif par « le trajet » (Jabès 1991, p. 24) et la trace. Sa présence au monde est de l’ordre de l’écoute, de l’étranger en lui et de l’étranger devant la porte. « Les affinités qui traversent ‘Je bâtis ma demeure’ témoignent de sa capacité à entendre l’autre comme il s’entend. Jabès parvient toujours à s’ouvrir à l’autre dans son étrangeté même, non pour renoncer à être lui-même mais au contraire pour devenir encore mieux ce qu’il est ou ce qu’il se doit d’être » (Cahen 1991, p. 24.).

Dès le premier Livre des Questions Edmond Jabès se présente comme « celui qui écrit et qui est écrit ». La trajectoire brisée de sa vie n’est pas restée sans influence sur l’œuvre de celui qui se définit comme « écrivain

et juif ». Toute tentative pour le clas-ser comme poète, penseur, philoso-phe, conteur s’avère insatisfaisante. Le pays qu’il quitte en 1957, devant la montée de la menace antisémite, est le sien sans être tout à fait le sien. Celui qu’il rejoint est certes la terre de sa langue et de sa culture, mais la France n’est pas sa demeure. « J’ai quitté une terre qui n’était pas la mienne, pour une autre qui, non plus, ne l’est pas » (Jabès 1991, p. 107). Comme l’écrit Didier Cahen (1991, p. 117), « sans être nulle part à demeure, il restera déchiré entre les déchirures, partagé entre les identités ». Jabès a fait l’ex-périence de l’exclusion et du bannis-sement, mais on ne saurait parler de « déracinement ». Dans sa jeunesse il est comme en retrait par rapport au monde qui l’entoure, il ne parvient pas à s’intégrer à un groupe. Il connaît par contre l’attirance du désert, lieu de l’origine, lieu de l’arrachement à soi-même, et, en même temps, lieu où « le silence écrasant se transforme en force de vie ». Son existence sera dès lors celle du cheminement, « de la non-appartenance devenue appartenance ». À peine débarqué, l’exilé se heurte au cri de la haine destructrice : c’est l’ap-

132

Freddy raphaëlProfesseur émérite en sociologie Université de Strasbourg Laboratoire Cultures et sociétés en Europe (CNRS/UdS)

Page 134: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

133

Freddy Raphaël L’œuvre d’Edmond Jabès ou l’écriture de « l’étrangeté »

pel au meurtre des graffitis antisémites sur un mur balayé par les phares d’une automobile. « Le choc atteint l’étranger nouvellement débarqué en pleine poi-trine. Ce ‘Mort aux Juifs’, toléré par les passants indifférents, si peu d’années après le génocide hitlérien, lui donne le sentiment d’être environné d’une ‘foule silencieuse et secrètement com-plice’ » (D. Goistein-Galpérin, « Mon itinéraire juif », in Mendelson 1987, p. 62). Le sol se dérobe sous ses pas. Il a la nausée et le vertige. Et soudain, le mur lui apparaît « comme une page blanche » dont les graffitis sont les pre-miers mots. Il se rend compte que cette culture qu’il avait indûment reven-diquée comme la sienne le repousse dans la solitude historique du Juif sans feu ni lieu. « L’étranger, l’hom-me séparé (plus encore que différent) n’aura désormais d’autre patrie que le livre, et d’autre famille que son peuple – lui-même peuple du livre, étranger, errant sur les routes du temps et de l’exil » (ibid.). L’appartenance juive est en fait l’expérience de l’étrangeté, du questionnement infini, d’un vide qui ne saurait être comblé. Elle est in-quié-tude et refus de toute vérité établie, installée.

L’étrangeté est le paradigme de la condition humaine

n

Pour Jabès, seul l’étranger qui est en chemin, dans la rupture, peut dire « Je ». Ce qui est devant lui le renvoie à son image ; ce qui est derrière lui, à son visage perdu (Jabès 1985, p. 16). Être homme c’est « résister à la tentation de s’arrondir, de se faire perle pour un col-lier ; c’est composer avec chaque caillou de la route. Partir » (id., p. 18). La vie est discordance, inadéquation de l’instant avec l’instant. Si le cri du nouveau-né expulsé de la matrice maternelle est un cri de douleur, c’est parce qu’il ne peut aborder la vie que par l’expérience de l’exil. La parole première de l’homme est parole d’exilé : « Nous sommes, à travers nos paroles, à jamais ce cri d’en-fant en quête d’un visage familier, de la tiédeur d’un sein, d’un amour » (Jabès 1984, p. 184).

Refusant tout système clos, Edmond Jabès rejoint par la question aussi bien l’étranger que « l’étrange-je », l’autre en lui. Elle est « liée au devenir. Hier inter-roge demain comme demain interroge hier au nom du futur toujours ouvert… Elle est le seul véhicule de la pensée, l’épreuve, dirais-je, de la pensée jusqu’à l’impensé qui l’obsède » (Jabès 1981, p. 45). D’où la nécessité de perdre nos habitudes de raisonner, de nous décen-trer en abandonnant le « qui suis-je ? » au profit de « qui vient ? ». D’où l’obli-gation de nous arracher à l’ordre des choses, de cheminer dans notre exil, en n’ayant « d’autre guide que des ques-tions sans réponses » (Bounoure 1965, p. 16). Toute l’œuvre de Jabès, du Livre des Questions au Livre de l’hospitalité, repose sur un dialogue ininterrompu et inachevé que l’homme entretient avec l’étranger qui est au fond de lui-même (Cahen 1991).

Edmond Jabès est le poète du refus de l’enracinement. Le principe rec-teur de son œuvre c’est l’expérience du non-lieu, de la nécessaire créativité à partir du vide. La béance infranchis-sable, la faille irréductible résultent d’une double brisure : celle de la Shoa, qui fut une tentative pour tuer l’hu-main en l’homme, avant que de le liquider physiquement ; celle de l’exil forcé qui arracha Jabès à l’Égypte, aux traces qu’avait inscrit l’histoire des siens. « N’ayant plus d’appartenance, je pressentais que c’est à partir de cette non-appartenance qu’il me fallait écri-re. Peu à peu émergeaient, mais d’une mémoire pour ainsi dire antérieure, des lambeaux de phrases, de dialo-gues. J’étais, sans le savoir, à l’écoute d’un livre qui rejetait tous les livres et que, bien évidemment, je ne maî-trisais pas » (Jabès 1987a, p. 4). Pour l’exilé, « l’espace s’annule lui-même. Il devient un lieu nul dont les parties indifférenciées s’ajoutent inutilement aux parties » (Bounoure, cité par Jabès 1987a, p. 21). Selon Emmanuel Levi-nas (Humanisme de l’autre homme, cité par Jabès 1987a, p. 27), la marque de l’homme c’est la trace. « Quelqu’un a déjà passé. Sa trace ne signifie pas son passé, comme elle ne signifie pas son travail ou sa jouissance dans le monde, elle est le dérangement même

s’imprimant – on serait tenté de dire se gravant – d’irrécusable gravité ».

Seule la question qui récuse la réponse rassurante peut rendre compte de l’expérience des limites, de la déréliction absolue. L’expérience de l’étrangeté absolue ne laisse pas indemne, Sarah, l’amante éperdue des premiers Livres des questions, est reve-nue folle des camps de la mort. « Tu es là ; mais ce lieu est si vaste qu’être l’un près de l’autre signifie être déjà si loin que nous n’arrivons ni à nous voir ni à nous entendre » (Jabès 1963, p. 165). Elle a survécu sans raison à la dérélic-tion, elle ne peut rien en dire… Elle sera internée jusqu’à sa mort.

L’errance de l’écriture n

L’œuvre poétique d’Edmond Jabès est marquée par la tension entre l’éclatement et le ressaisissement de la pensée. « Dans l’ensemble de frag-ments, de dialogues, d’invocations, de mouvements narratifs qui constituent le détour d’un seul poème », Maurice Blanchot retrouve à l’œuvre « les puis-sances d’interruption par lesquelles ce qui se propose à l’écriture doit s’inscrire en s’interrompant » (Blanchot 2004, p. 252). La fragmentation poétique exprime la rupture qui, pour Edmond Jabès, est au centre de l’histoire, et plus particulièrement celle du peuple juif, « la catastrophe encore et toujours toute proche, la violence infinie du malheur » (id., p. 253). C’est une blessure et une douleur « dont le passé et la continuité se confondent avec ceux de l’écriture ». La voie ardue qu’arpente Edmond Jabès part de la double difficulté, celle d’être et celle d’écrire.

La parole errante, dans le judaïs-me, est fondée sur un vide, un écart, une rupture originelle. « Les Tables de la Loi, à peine touchées par l’indice divin furent brisées, et certes écrites à nouveau, mais non pas restituées dans l’originalité d’une première fois. De sorte que c’est d’une parole toujours déjà détruite que l’homme apprend à tirer l’exigence qui doit lui parler. Pas d’entente vraiment première, pas de parole initiale et intacte, comme si l’on ne parlait jamais que la seconde fois, après avoir refusé d’entendre et pris ses

Page 135: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

134 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

distances à l’égard de l’origine » (id., p. 254).

Le lieu du Juif, c’est une parole, puis un texte qui ont suscité un commen-taire infini, une réinterprétation conti-nuée des siècles durant. La terre n’est légitimée que par la parole qui y a fait irruption et qui exige de s’y inscrire.

L’errance est doublement requise chez Jabès par sa vocation de Juif et sa vocation d’écrivain : l’une et l’autre exigent qu’il écrive contre l’apparte-nance et la réponse, contre la demeure et la halte. Son écriture est celle de la séparation et de l’exil, de la quête d’un absolu qui toujours se dérobe. Face à l’accomplissement de la vie, qui est toujours en route, l’écriture est « l’ex-pression déchiquetée de l’irréductible opposition de la limite à la limite » (Jabès 1985, p. 18).

L’identité juive comme non-appartenance

n

« Mes rabbins sont imaginaires, et en même temps tirés du plus pro-fond de ma mémoire, une mémoire dont j’aurais perdu les traces et qui n’en demeure pas moins lancinante, écorchée » (Jabès 1981, p. 75). C’est à juste titre que Didier Cahen relève que l’abandon sans retour de la terre où il avait séjourné va raviver chez Edmond Jabès cette séparation, cette fracture de l’identité, cette différence de soi à soi qui constitue l’identité juive. « Que l’on se réfère aux motifs, aux questions, à la loi du livre, que l’on remarque la forme dite fragmentaire et le travail des lettres, les livres de Jabès paraissent décrire, voire réécrire, les livres des Juifs. L’autre, la loi, la question …, le dehors, le désert, l’infini …, l’exil, l’errance, le nomadisme …, la solitude, la sépara-tion, la dispersion …, le livre : autant de thèmes qui traduisent une part du judaïsme dans l’œuvre ; une part seule-ment, puisque Jabès reste attentif à ne jamais valoriser ces thèmes en tant que tels… » (Cahen 1991, p. 118). À l’in-terrogation de Boris Pasternak « Que signifie être juif ? Pourquoi cela existe-t-il ? » Maurice Blanchot répond : « Cela existe pour qu’existe l’idée d’exode et l’idée d’exil comme mouvement juste. Cela existe … pour que l’expérience

de l’étrangeté s’affirme auprès de nous dans un rapport irréductible ; cela existe pour que, par l’autorité de cette expérience, nous apprenions à parler » (cité par Cahen 1991, p. 122).

La condition juive s’impose à Edmond Jabès. Il est contraint de « quitter le lieu connu, vécu – le pay-sage, le visage – pour le lieu inconnu – le désert, le visage nouveau, le mirage » (Jabès 1987, p. 168). Il est l’homme du trajet singulier, qui refuse d’être un « Juif apaisé » : « cela peut paraître paradoxal, mais c’est précisément dans cette coupure – dans cette non-appar-tenance en quête de son appartenance - que je suis sans doute le plus juif… La tradition juive, depuis toujours, questionne les textes. L’appartenance n’y est jamais mise en doute. Peut-être est-ce de cette question : ‘Qu’est-ce que cette appartenance ?’ que je suis parti » (Jabès 1981, p. 95). C’est par le refus de l’enracinement qu’Edmond Jabès se rapproche le plus de l’essence du judaïsme.

De tout temps, écrit Jabès, le Juif fut tenu à l’écart par ceux qui le tolé-raient à peine. « Si étroit est le vital espace qui lui fut consenti. Son livre déborde son obscur univers » (Jabès 1987, p. 17). Mais en perdant sa terre, à aucune époque, il ne s’est perdu. « Il a récupéré sa perte, en s’y enlisant, en s’y lisant » (ibid.). Si l’absence nous sculpte, si la présence nous expose, « deux fois absent est le Juif ; deux fois présent » (id., p. 20). L’antisémitisme, dans sa dynamique renouvelée à tra-vers le temps, peut être appréhendé dans ses dimensions politique, éco-nomique, culturelle… Mais il ne sau-rait être enfermé dans ces structures sociologiques, il est aussi autre chose : « la manifestation de la violence pure qui s’adresse à l’autre sans motivation, mais seulement parce qu’il incarne le scandale d’une autre existence » (Mis-rahi 1963, p. 251sq).

Les mots par lesquels Edmond Jabès se raconte « font, en même temps, revivre une histoire inscrite dans la [sienne] et plus vieille que [lui] » (Jabès 1987a, p. 181). C’est à partir de ses interrogations d’écrivain qu’il aborde le questionnement juif. « Le rapport du Juif – talmudiste, cabaliste – au livre est, dans sa ferveur, identique à celui

que l’écrivain entretient avec son texte. Tous deux ont même soif d’apprendre, de connaître, de décrypter leur destin gravé dans chaque lettre où Dieu s’est retiré. Et qu’importe si leur vérité dif-fère ! Elle est vérité de leur être » (ibid.). L’écriture juive est dérangeante car elle s’obstine à se ressourcer, à se mettre en question, à ressasser l’indicible. « Paro-le d’un vertigineux discours tendu vers le futur dont elle connaît d’avance la fragilité. Parole d’inquiétude, inquié-tante mais fraternelle » (id., p. 182).

Questionner les blessures de l’histoire

n

L’œuvre d’Edmond Jabès est un vaste livre de l’intranquillité. Il refu-se l’indifférence et la passivité qui acquiescent au désordre du monde.

L’impératif catégorique selon Edmond Jabès est de travailler sur soi pour assumer l’autre. Or, cette tâche « est aussi difficile que de s’assumer soi-même. Dans cette difficulté, il y a tout le poids de notre solitude » (Jabès 1987a, p. 137). Il ne s’agit pas de tendre la main à l’autre. La fraternité est « la main qui a, de son côté, accompli la moitié du chemin de la main amie » (ibid.). Connaître l’étranger c’est aller vers lui, se sentir responsable à son égard, tout en le préservant dans son altérité. « Je vois un chemin et un homme qui s’éloigne. – J’essaie de lui inventer un visage, car je ne le vois que de dos. – Qui est-il ? – Un étranger, sans doute, avec, sous le bras, un livre de petit format » (Jabès 1989, p. 144). Se définir comme soi dans la seule relation à l’autre, c’est renoncer à s’en-fermer dans son unité, à être dans son intégralité. « À la fraternité il nous faut, chaque fois, concéder une part de nous-mêmes ; une petite part de notre amour de nous-mêmes » (Jabès 1985, p. 20).

Pour Edmond Jabès l’impératif catégorique de notre génération est de questionner les blessures de l’histoire. La plus profonde, la plus lancinante, ne peut être nommée. Faute de mieux, pour évoquer cet univers qui ne saurait être représenté, nous désignons l’ab-sence du vide par le mot « Auschwitz ». « Auschwitz », écrit Edmond Jabès, « a changé radicalement notre vision

Page 136: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

135

Freddy Raphaël L’œuvre d’Edmond Jabès ou l’écriture de « l’étrangeté »

des choses. Ce n’est pas tant qu’un tel degré de cruauté était impensable avant. C’est l’indifférence quasi-totale des populations allemandes, aussi bien qu’alliées, ayant permis Auschwitz qui l’était. Cette indifférence continue à défier toute notion antérieure de l’hu-main. Après Auschwitz, le sentiment de solitude qui est au fond de chaque être s’est considérablement amplifié. Toute confiance, aujourd’hui, est dou-blée d’une méfiance qui la consume. Nous savons qu’il n’est pas raisonnable d’attendre quoi que ce soit d’autrui. Nous espérons quand même, mais il y a quelque chose d’enfoui dans cet espoir qui nous répète que le fil est rompu » (Jabès 1981, p. 92). Pendant longtemps Edmond Jabès a écrit Auschwitz sans le nommer. Il l’a questionné, en refusant de « faire rentrer l’inacceptable dans l’ordre de l’acceptable, où succombe toujours ce qui finit par trouver sa place dans le registre de la représentation » (Cahen 1991, p. 51).

L’ordre institué qui a rejeté le Juif et fait de lui un étranger l’a rapproché de tous ceux qui sont assignés à cette condition : « car il y a similitude d’ap-partenance, indéniable connivence, entre exilés, comme il y a mélange des eaux » (Jabès 1985, p. 17).

Conclusion n

Edmond Jabès définit sa relation à la fois au judaïsme et à l’écriture comme rapport à l’étrangeté. « Il peut faire de nous, au plus fort de notre incondition, l’étranger de l’étranger » (Jabès 1987a, p. 185). Il y a toujours un au-delà du Juif comme il y a un au-delà du livre. Cet inachèvement met à mal le fantasme de l’identité. « Face à l’impossibilité d’écrire qui paralyse tout écrivain et à l’impossibilité d’être juif qui, depuis deux mille ans, déchire le peuple de ce nom, l’écrivain choisit d’écrire et le Juif de survivre » (ibid.).

C’est l’errance qui définit la condi-tion de l’homme. Celui-ci avance, « incertain », dans « la nuit de l’indi-cible et absurde errance » (id., p. 102). À l’éclipse de Dieu qui se dérobe, qui « efface le Nom », correspond le noma-disme de son peuple : « des millions de noms inconnus ont enseveli le Nom »

(ibid.). Si les « fours crématoires » ne furent pas le seul crime, ils furent, « en plein midi, le plus abject, assurément, dans l’absence abyssale du Nom » (id., p. 10).

Pour Edmond Jabès il n’est de pen-sée que de l’exil. Il récuse ce qui est achevé, définitif, ainsi que toute pré-tention à apporter une réponse. Cel-le-ci se veut définitive ; elle est figée, fermée, elle est une injonction à l’im-mobilité.

C’est dans le dialogue que progresse la question : « S’y mettent en jeu la dis-tance et l’étrangeté entre l’autre et moi, l’étrangeté en moi et en l’autre » (Cahen 1991, p. 95). Didier Cahen dit avec une grande justesse que le dialogue jabésien « fait parler les blessures, les trous, les intervalles, les séparations, les silences, les effacements et les disconti-nuités. Au cœur du dialogue se tiennent le désordre, le silence, l’absence et le néant… » (ibid.).

La vocation de l’homme est d’avan-cer dans la vie dans une perpétuelle attente. Le questionnement est cette parole nomade qui s’écarte des sentiers balisés et qui creuse dans l’incertain. Être en chemin, c’est « ne jamais en rester là » (id., p. 99), c’est se construire dans l’écoute, dans la découverte de l’humanité de l’autre et rencontrer parfois de nouvelles formes d’huma-nité.

J’écris à partir de deux limites.Au-delà il y a le vide.En deçà, l’horreur d’Auschwitz.Limite réelle. Limite reflet.Ne lisez que l’inaptitude à fonder un équilibre.Ne lisez que la déchirante et maladroitedétermination de survivre

(Jabès 1985, p. 95)

À toute question, répondre par une question du livre » disait un sage…Tout cela pour un ‘Peut-être’ ?Le TalmudTout cela pour un ‘Presque’ ?presque une lueur, peut-être le matin ?

(Jabès 1987b, p. 97)

Références

Blanchot Maurice (2004), L’amitié, Paris, Gal-limard.

Bounoure Gabriel (1965), Edmond Jabès : la demeure et le livre, Paris, Mercure de France.

Cahen Didier (1991), Edmond Jabès, Paris, Bel-fond.

Mendelson David (1987), Jabès. Le livre lu, Paris, Point Hors Ligne.

Misrahi Robert (1963), La condition réflexive de l’homme juif, Paris, Julliard.

Œuvres d’Edmond Jabès

(1963), Le livre des questions, Paris, Gallimard.(1973), El ou le dernier livre, Paris, Gallimard.(1981), Du désert au livre. Entretiens avec Marcel

Cohen, Paris, Belfond.(1985), Le parcours, Paris, Gallimard.(1987a), Le livre des marges, Paris, Hachette.(1987b), Le livre du partage, Paris, Gallimard.(1989), Un étranger avec, sous le bras, un livre de

petit format, Paris, Gallimard.(1991), Le livre de l’hospitalité, Paris, Gallimard.

Page 137: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

lu – à lire

Page 138: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger
Page 139: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

la coopération transfrontalière et la construction européenneEléments d’analyses récentes en sciences sociales

À propos de :

BRUNO DUPEyRONl’europe au défi de ses régions transfrontalières. expériences rhénane et pyrénéennecoll. Publications universitaires européennes, série XXXI, vol. 556, Peter Lang, Berne, 2008, 260 p.

JEAN-BAPTISTE HARGUINDÉGUy la frontière en europe : un territoire ? coopération transfrontalière franco-espagnole L’Harmattan, Paris, 2007, 320 p.

BIRTE WASSENBERG Vers une eurorégion ? la coopération transfrontalière franco-germano-suisse dans l’espace du rhin supérieur de 1975 à 2000 coll. Euroclio – Etudes et docu-ments n°38, PIE – Peter Lang, Bruxelles, 2007, 488 p.

l a coopération transfrontalière a fait l’objet, au fil des années, de plusieurs articles dans la Revue

des Sciences Sociales, qui en ont sou-ligné toute la portée : il en va à la fois de relations interinstitutionnelles qui se nouent et se recomposent et, plus largement, du rapport à l’Autre pour les habitants des espaces-frontières, au sein desquels se développent les initiatives de rapprochements entre collectivités publiques, entre orga-nisations et associations, voire entre citoyens mobilisés sur tel ou tel enjeu commun de part et d’autre de la fron-tière nationale. S’il fallait retenir une définition de base, on pourrait ren-voyer à celle proposée par Georgette Birouste (2002) et d’ailleurs reprise par Bruno Dupeyron au début de son ouvrage, à savoir une coopération directe de voisinage entre autorités infra-étatiques des espaces frontaliers, dans une diversité de domaines et avec la participation d’acteurs de différents niveaux – ce qui écarte les formes de coopération entre des collectivités d’espaces non contigus, ne partageant pas une même frontière (les coopéra-tions transnationale et interrégionale,

au sens des programmes européens, par exemple).

On aborde ainsi immanquable-ment, et avec la possibilité de les penser ensemble, la recomposition des espaces de pertinence de l’action publique, entendue en termes mul-ti-scalaires, c’est-à-dire à la fois au niveau local, régional et national, dans le rapport à l’intégration européenne, et les dynamiques interculturelles par lesquelles passe la formation de liens pluriels (sociaux, économiques, cultu-rels, politiques…) entre des univers géographiques, sociaux et cognitifs jusque-là séparés et à présent placés en interactions renforcées de proxi-mité. Il y a donc ici tout spécialement une problématique de l’institué et de l’instituant, du formel et de l’informel, de la confiance et de la méfiance qui se pose, comme autant de couples d’op-positions structurants, sinon de dua-lismes divergents au sens de Georg Simmel, qui se trouvent précisément placés au centre de ce que coopérer par-delà une frontière veut dire.

L’objet des textes publiés dans la Revue est significatif de ces dimen-sions entremêlées, où il est question à

138

philippe haMManMaître de conférences en sociologieUniversité de Strasbourg Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS, EA 1334)<[email protected]>

Page 140: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

139

Philippe Hamman La coopération transfrontalière et la construction européenne

la fois de modes de coopérations peu institutionnels, comme les jumelages de communes, et confrontés au défi de produire de l’institution à mesure de leur inscription dans la construc-tion européenne et ses programmes incitatifs (Hamman 2003, et également 2004a) et d’une dimension culturelle et identitaire pour les habitants de ces espaces d’entre-deux que sont les territoires-frontières, à l’exemple de l’Alsace entre la France et l’Allema-gne (et au sud la Suisse) (Bloch & Ercker 1996, Denis 1990/1991). De plus, ceci renvoie également à des interdépendances socio-économiques structurantes, comme en témoigne le fonctionnement du marché du travail dans le cas des travailleurs frontaliers, qui se définissent par leur résidence et leur activité dans deux espaces natio-naux différents, contigus et délimités, entre lesquels ils opèrent des migra-tions pendulaires quotidiennes (Ham-man 2007).

Dans ce contexte éditorial mais aussi géographique, au niveau de la France de l’Est, pour l’ouvrir à la com-paraison, il est intéressant de s’arrêter sur quelques ouvrages récents, publiés en 2007 et 2008, susceptibles d’enri-chir notre regard grâce à une double focale d’histoire contemporaine et de sociologie politique. Elle permet un croisement pluri-disciplinaire et porte qui plus est sur deux terrains transfrontaliers que sont le Rhin supé-rieur (entre la France, l’Allemagne et la Suisse) et l’Euro-région Méditerranée (entre la France et l’Espagne). Cette convergence permet d’ouvrir des com-paraisons heuristiques, d’autant plus que la période couverte par chaque auteur autorise à la fois une double lecture s’agissant des années récentes et-ou de la décennie 1990 et offre des complémentarités sur un temps plus long ou tout proche, où le degré d’ap-profondissement diffère.

Présentons brièvement les trois ouvrages qui nous retiennent, et consti-tuent à chaque fois la recomposition d’une thèse de doctorat. Le premier est celui de Birte Wassenberg, maître de conférence en histoire des relations internationales à l’Institut des hautes études européennes de Strasbourg. Sur près de 500 pages, à partir de nom-

breuses sources d’archives contempo-raines en français et en allemand, elle retrace finement les cheminements de la coopération franco-germano-suisse dans l’espace du Rhin supérieur de 1975 à 2000, suivant une perspective chronologique en trois phases, dont la troisième commence en 1991 en liaison avec le programme européen de soutien Interreg, pour s’arrêter en 2000 – là où les deux autres livres vont plus loin vers le présent. Le second nous est proposé par Bruno Dupeyron, professeur adjoint à l’Université de Regina au Canada, qui a mené sa thèse à Strasbourg au sein de l’UMR 7012 CNRS (GSPE). Il analyse sur quel-ques 260 pages les expériences trans-frontalières rhénane et pyrénéenne au prisme de l’européanisation, en por-tant attention plus spécialement aux projets Interreg I, IIA et IIIA (sans exclure des références antérieures à 1991). Quant au troisième ouvrage retenu, sous la plume de Jean-Bap-tiste Haguindéguy, docteur en scien-ces politiques et sociales de l’Institut Universitaire Européen de Florence, il porte sur la coopération transfronta-lière franco-espagnole à travers la mise en œuvre d’Interreg IIIA, c’est-à-dire un angle d’entrée davantage concentré dans le temps, et dans l’espace égale-ment, puisque l’auteur interroge trois cas précis de coopérations concrètes qu’il tient pour exemplaires de sa démonstration. Le point commun à ces livres est de se situer au niveau de la coopération transfrontalière inter-régionale en Europe, ce qui peut être discuté. Au-delà, il est intéressant de noter que Birte Wassenberg comme Bruno Dupeyron, même s’ils ne parta-gent pas le même regard disciplinaire (optant du coup pour la première pour une chronologie problématisée, pour le deuxième pour un plan thématique attentif aux dynamiques), ont pu tous deux appuyer leurs recherches sur des observations et des prises de contacts personnelles grâce aux fonctions qu’ils ont occupées au Conseil régional d’Al-sace ; les deux auteurs y reviennent en préambule à leurs développements et Bruno Dupeyron souligne avoir tenu aussi précisément que possible (et qu’autorisé) des carnets de notes. Ce point de méthode mérite d’être relevé,

car c’est également un intérêt de ces ouvrages que d’éclairer l’« objet » coo-pération transfrontalière sous diver-ses focales et à partir d’un croisement de sources variées, de première et de seconde main : observations, entre-tiens, archives, presse, littérature grise, etc.

Qu’est-ce qu’une Euro-région ?

n

Le terme d’Euro-région s’est aujourd’hui considérablement diffusé parmi les acteurs et dans les analyses de la coopération transfrontalière (ct) ; il masque pourtant des itinéraires et des enjeux bien différents, des théorisa-tions elles-aussi distinctes. C’est une des forces des travaux relevés que d’y revenir. Le fil directeur de l’ouvrage de Birte Wassenberg peut se résumer comme suit : il s’agit de voir si un espa-ce géographique comme celui du Rhin supérieur – qualifié aussi de « pays aux trois frontières » (Dreieckland) – constitue une Euro-région, voire – et l’analyse historique se conjugue alors avec une approche sociologique – un possible modèle d’Euro-région. Le questionnement rejoint à ce titre directement celui de Bruno Dupey-ron, qui s’interroge : « La coopération transfrontalière permet-elle l’émer-gence d’Euro-régions ? » (p. 18). En termes de déconstruction des catégo-ries usitées par le sens commun, ceci permet de faire ressortir la diversité des lectures possibles et qui coexis-tent à propos de ce que désigne la ct. B. Wassenberg (p. 18-21) rappelle qu’il existe trois grands modes de lecture, au positionnement et à l’ambition dif-férents : pour certains, il s’agit de faire disparaître des frontières d’État (de façon utopique ?) ; pour d’autres, de participer de la montée en puissance des régions en Europe face aux États, en recourant à ce levier inter-scalaire ; pour d’autres encore, on aurait là un « laboratoire de l’Europe », c’est-à-dire un modèle réduit et précurseur de l’Eu-rope de demain. C’est au demeurant cette troisième hypothèse que teste plus spécialement Bruno Dupeyron, examinant ainsi l’« Europe à la lumière du local », c’est-à-dire interrogeant le

Page 141: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

140 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

lien souvent revendiqué par les acteurs entre ct et construction européenne, espaces frontaliers et Europe. De son côté, Birte Wassenberg s’efforce de repérer des moments de prégnance ou des basculements relatifs entre ces versions en concurrence, en fonction des conjonctures, depuis 1975. À cela s’ajoute également le fait, repéré par les auteurs, que les perceptions de ce qui se noue dans le transfrontalier varient en fonction de cadres nationaux : celui de la centralisation de l’administration publique puis de la décentralisation en France, de l’État fédéral en Allemagne et en Suisse, ou encore la lecture du « pont vers l’Union européenne » dans le cas helvétique. Enfin, dans leurs interactions réciproques, les échelles des acteurs viennent aussi interagir avec la définition de la ct formu-lée par les uns et les autres : échelle régionale, dont le renforcement est ambitionné, nationale, les États appa-raissant incontournables pour fixer des accords intergouvernementaux, et européenne, sachant qu’à mesure de l’approfondissement de l’intégration européenne les relations internationa-les des régions tendent à être perçues par les institutions communautaires comme des « affaires intérieures » de l’Union (Balme 1998, p. 28).

C’est en partant de la diversité de ces lectures des relations transfrontalières que B. Wassenberg nous propose une mise en chronologie, organisée autour de trois périodes qui s’articulent pro-gressivement, sans vision mécaniste, autour d’aspects de continuités et de ruptures tout à la fois. Pour l’auteur, elles correspondent schématiquement à trois temps de la ct, celui de l’inter-gouvernementalisme (1975-1982), de la régionalisation (1982-1991) et de l’européanisation (1991-2000).

En partant de l’Accord de Bonn de 1975, vu comme la pierre angulaire initiale de la coopération transfron-talière entre la France et l’Allemagne (non sans être revenue sur le Rhin comme frontière contestée sur la lon-gue durée), B. Wassenberg expose dans un premier temps ce qui constitue une phase d’institutionnalisation de la ct, dans laquelle s’impliquent les États. Ce retour en arrière sur la genèse de la coopération institutionnelle – car de

relations transfrontières en réseaux, en particulier entre villes, il en est déjà question au Moyen-Âge, si l’on pense à la Ligue hanséatique ou à la Déca-pole en Alsace, par exemple – présente deux intérêts majeurs.

Le premier tient, là encore, à la restitution de la diversité des inter-prétations possibles, et produites en parallèle, de ce qu’est une Euro-région, grâce à cette densité historique. Trois principales définitions théoriques s’avèrent en présence (avec des décli-naisons possibles bien sûr). La première renvoie à une proposition de Richard Balme, selon lequel « l’euro-région est définie sommairement comme une association régionale de coopération transfrontalière » (Balme 1996, p. 122). Comme l’explique B. Wassenberg, « ici, l’existence de l’euro-région est mesurée au degré de coopération entre les régions frontalières concernées. Il s’agit d’une définition organique où les euro-régions sont caractérisées avant tout par leurs membres, deux ou plusieurs régions » (p. 51). Une autre définition correspond à la posture pro-mue par Karl Deutsch, qui évoque un « groupe d’unités politiques reliées plus étroitement entre elles qu’avec n’im-porte quelle autre » (cité in : Dupeyron, Kissling & Schall 1999, p. 8). Il est donc question d’une possible nouvelle unité politique autonome, au-delà de la question des limites administrati-ves des régions existantes. Enfin, une troisième variante est énoncée en ces termes par Claude Olivesi : « Ni entités administratives, ni collectivités terri-toriales de droit communautaire, elles peuvent, en revanche, être définies comme association régionale de coo-pération transfrontalière cherchant à promouvoir des relations plus étroites sur la base de caractères et intérêts communs » (1996, p. 132). Le point nodal tient alors en la finalité du pro-jet : en ce sens, « l’euro-région est un espace transfrontalier de coopération, dont le but est d’accroître l’intégra-tion », note B. Wassenberg (p. 52), qui montre bien que ces trois approches sont applicables à l’espace du Rhin supérieur, en fonction des visions que l’on véhicule ou promeut.

C’est là le deuxième intérêt de la lecture historique : l’euro-région appa-

raît clairement comme un processus et non comme un état, et nécessite donc une attention aux dynamiques en train de se faire. L’examen des fondements possibles à la ct dans le Rhin supérieur met en exergue les échanges écono-miques et de personnes, le sentiment d’appartenance à un espace de vie com-mun (ce qui fait sans doute davantage débat), mais aussi la faiblesse des bases juridiques transfrontalières. Aussi les premières coopérations sont-elles d’abord informelles. B. Wassenberg les retrace avec minutie, en com-mençant par les premiers « groupes de travail Regio » (Regio Basiliensis), la Conférence tripartite permanente de coordination régionale, ou encore l’Association des régions frontalières d’Europe (ARFE) créée en 1971, et en pointant une diversité d’initiati-ves sectorielles souvent peu connues (banques de données, coopération économique et culturelle, transports et environnement…). Avec les années 1970, on entre à proprement parler dans la phase d’institutionnalisation de la ct, notamment à l’initiative du gou-vernement français, comme contre-poids à la coopération régionale « par la base », pour reprendre l’expression de B. Wassenberg, qui souligne alors, en même temps que le développement des réseaux informels précités, la créa-tion d’un certain nombre d’instances de coopération « officielles ». L’Accord de Bonn du 22 octobre 1975 met en place une Commission intergouverne-mentale franco-germano-suisse ainsi que deux Comités régionaux : l’un, « bipartite », pour évoquer les ques-tions bilatérales franco-allemandes, et l’autre, « tripartite », en charge des pro-blèmes franco-germano-suisses – le premier fonctionnant dans la pratique bien moins que le second.

Une deuxième période s’ouvre en 1982, celle de la ct au défi d’une nou-velle régionalisation. Il y est question, par rapport à l’influence intergouver-nementale première de la décennie 1970, de la multiplication d’initiati-ves des régions-frontières du Rhin supérieur, à partir du mouvement de décentralisation amorcé côté français en 1982-1983. B. Wassenberg examine en détail ces processus à travers l’orga-nisation significative de symposiums

Page 142: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

141

Philippe Hamman La coopération transfrontalière et la construction européenne

et des Congrès tripartites, et rapporte également cette montée en force des collectivités régionales au fait qu’au même moment, d’une part, la coo-pération « institutionnelle » (au sens des instances de la sphère intergou-vernementale) connaît une certaine stagnation et, d’autre part, les deux scènes « interrégionale » et « intergou-vernementale » entrent en relation : les Comités régionaux, qui se veulent moteurs, soumettent différentes ini-tiatives à la Commission tripartite et mettent en avant certains thèmes spé-cifiques en plus des deux principaux thèmes récurrents que sont l’environ-nement et les transports. Du reste, en 1991, la coopération « institution-nelle » est réformée avec la création de la Conférence du Rhin supérieur, les deux Comités régionaux étant fusion-nés. Parallèlement, un autre facteur d’évolution, bien rendu dans les ouvra-ges de B. Wassenberg et B. Dupeyron, tient à la mise en réseau croissante des autorités régionales de l’espace rhé-nan. On pense en particulier à la mise en place du réseau PAMINA (Palati-nat / Mittler Oberrhein / Nord Alsace) en 1988. Cette évolution se super-pose avec une deuxième : les réseaux européens se renforcent également. Le soutien du Conseil de l’Europe est réel, à travers l’organisation de plu-sieurs Conférences européennes des régions frontalières, la consolidation du réseau de l’ARFE et la création de l’Assemblée des régions d’Europe (ARE)1, etc. À cela s’ajoute le posi-tionnement à compter de 1989 de la Communauté européenne comme un nouvel acteur s’intéressant à la ct, avec la mise en place d’un programme pilote communautaire (auquel par-ticipe l’espace PAMINA) puis celle de l’initiative Interreg dans l’espace rhénan (Interreg I, de 1991 à 1995).

Cette émergence d’un programme communautaire pour la ct ouvre, selon B. Wassenberg, un troisième moment, qui correspond à la décennie 1990. Elle est marquée par un change-ment d’objectif de la coopération entre régions, dans le sens de la promotion d’un espace d’intégration, posé comme lié au processus d’intégration commu-nautaire, auquel il est censé contribuer par la pratique exemplaire de terrain

(le « laboratoire » évoqué plus haut !). Ceci s’incarne aussi bien dans les pro-grammes Interreg (I, IIA et IIIA) que par la création de nouvelles instances comme la Regio TriRhena, en 1995 (Regio Basiliensis, Regio du Haut Rhin et Regio Freiburg), le Conseil rhénan, en 1997 (comme organe de conseil et de coordination politique, où siègent des élus régionaux des trois pays), ou les Communautés de travail régiona-les (par exemple, la Communauté de travail Centre fondée en 1999, entre la Regio TriRhena et l’espace PAMINA). Enfin, ces processus s’accompagnent, selon B. Wassenberg, d’une nouvelle dynamique au niveau de la Conférence du Rhin supérieur et de ses groupes de travail (y compris la création de nouveaux groupes) et à travers l’élabo-ration de nouveaux cadres juridiques transfrontaliers que sont les Accords de Karlsruhe du 23 janvier 1996 fon-dant les Groupements locaux de coo-pération transfrontalière (GLCT)2, et ceux de Bâle du 21 septembre 2000, qui établissent de nouvelles bases pour la ct 25 ans après l’Accord de Bonn.

On rejoint de la sorte les grandes lignes des évolutions dépeintes éga-lement par B. Dupeyron, de façon congruente, depuis les premiers jume-lages de communes sans base juri-dique véritable, puis l’avènement de conventions internationales (Accords de Karlsruhe pour le Rhin supérieur, Accords de Bayonne entre la France et l’Espagne) et le rôle privilégié des États dans la mise en œuvre des program-mes Interreg, mais aussi la place croissante de la Commission euro-péenne cherchant à s’autonomiser par rapport aux États dans le cadre de la politique régionale européenne, enfin l’émergence progressive d’acteurs ins-titutionnels locaux et régionaux en tant qu’alliés de la Commission.

Chemin faisant, à côté des progrès enregistrés dans la mise en relation entre institutions et acteurs de part et d’autre d’une frontière, c’est bien la complexité croissante des instances de la ct et ses doublons qui se donnent à voir à mesure que l’on empile des structures au fil du temps sans faire disparaître celles qui deviendraient obsolètes ; ce serait là, peut-on lire, le prix d’une coopération entre ins-

titutions sans partenaire dominant ! L’enjeu que constitue aujourd’hui l’ouverture du « petit monde » du transfrontalier ressort aussi, et double-ment : ouverture vers l’Europe, d’une part, mais également au sein-même de l’espace du Rhin supérieur, « à la dimension locale et aux citoyens », termine B. Wassenberg (p. 454). Et telle est bien toute la question de ce que recouvre un espace-frontière, en termes d’échelles et d’acteurs qui inte-ragissent dans des intermondes struc-turants, là peut-être plus qu’ailleurs. On rejoint ainsi les rapports entre identité et politique, dont on connaît les nombreuses facettes lorsqu’il en va du franchissement d’une frontiè-re et des inscriptions socio-spatiales (Cherqui & Hamman 2009), à travers ce qui serait une « identité régionale » du Rhin supérieur, sujette à bien des discussions. On retiendra du moins que l’Euro-région se définit comme un processus toujours pendant et non un aboutissement rêvé, et c’est bien à ce titre que l’on peut y voir pour le chercheur un cadre suggestif (mais non unique) pour examiner les dyna-miques qui se jouent dans les espaces-frontières.

La question de l’européanisation de la coopération transfrontalière

n

La troisième période de la ct dans le Rhin supérieur dégagée précédem-ment invite à prolonger la réflexion sur les rapports entre coopération transfrontalière et construction euro-péenne : n’y a-t-il là qu’une question d’espaces et de niveaux d’application d’un même projet, celui d’une plus grande unité de l’Europe ? Ainsi peut-on rapidement résumer le questionne-ment sous-jacent à la problématique de l’européanisation de la ct – laquelle, disons-le d’emblée, montre en soi qu’il s’agit là d’un construit – progressif et porté par certains acteurs plutôt que d’autres – et non d’une évidence qui se serait imposée d’entrée de jeu. Les rappels historiques l’auront clairement vérifié. En même temps, la question de

Page 143: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

142 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

l’européanisation se pose à la fois sur le plan des thèmes et des contenus des politiques engagées et sur celui des ter-ritoires d’application. De ce point de vue, prôner, comme le fait B. Dupey-ron, une analyse « par le local » permet de ne pas se contenter des lectures courantes dites top-down, qui cor-respondent à une conception com-munautaro-centrée du changement. Aux interventions des services de la Commission européenne à Bruxel-les correspondraient les adaptations consécutives des structures politiques de niveau territorial inférieur, qui sui-vraient ainsi des contraintes imposées « par le haut » (pour une illustration : Andersen & Eliassen 1993, Fligstein, Sandholtz & Stone 2001). En même temps, il ne s’agit pas de céder simple-ment à la vision bottom-up (quoique Francesc Morata y affilie le livre de B. Dupeyron en préface), et ce d’autant moins que, on le sait, les analyses dites « par le bas » se sont souvent focali-sées exclusivement sur les seules enti-tés régionales (Balme 1996) et qu’il pourrait alors sembler « naturel » de les appliquer aux Euro-régions. Sur ce plan, les ouvrages retenus vont plus loin : grâce à la focale historique chez B. Wassenberg, qui montre bien la diversité des modélisations possibles et leur relativité socio-génétique ; grâce à une lecture configurationnelle chez B. Dupeyron, qui permet d’interroger ce que désigne le bottom, ce que recou-vre ce « local » qui se mobilise comme espace et comme territoire, parcouru par des acteurs et des réseaux enclen-chant diversement des dynamiques au succès variable, et ce avec des flux et des reflux depuis plusieurs décennies maintenant, B. Wassenberg l’a pointé ; grâce enfin à une lecture davantage « micro », par projets et territoires de projets entre la France et l’Espagne, dans le cas de J.-B. Haguindéguy. C’est dire que ce sont trois enjeux territo-riaux d’importance qui sont éclairés corrélativement : la recomposition des espaces politiques, la gouvernance multi-nivelée (Hamman 2005) et la production-diffusion de politiques européennes, et c’est ainsi que peut se saisir l’européanisation des questions et des cadres de relations transfron-talières.

L’originalité de l’hypothèse posée par B. Dupeyron est de tenir pour gage de l’existence de la ct sa faiblesse, et même sa double faiblesse : celle, d’une part, des politiques transfronta-lières, contraintes par des ressources financières réduites et limitées à des micro-projets, et celle, d’autre part, des acteurs et des réseaux transfronta-liers, limités en ressources matérielles et symboliques. Deux entrées analy-tiques sont ainsi pensées ensemble. Il en va d’abord d’une problématique de l’invention territoriale en rapport à des processus d’institutionnalisation, d’où se dégage un couple de tensions au sein duquel la frontière en tant qu’espace s’avère centrale : ce sont des enjeux multi-échelles et multi-secto-riels qu’illustrent bien les programmes Interreg. En tendance, B. Dupeyron et B. Wassenberg se rejoignent pour en qualifier l’évolution, de politiques réglementaires vers des politiques d’investissement dans les années 1990 avec Interreg. En même temps, la ct s’incarne en des politiques « de basse intensité », selon l’expression de B. Dupeyron, mais qui sont vues comme valorisantes par des acteurs périphériques locaux, qui les rappor-tent à de la « diplomatie de proximité ». Ceci montre du reste, et les auteurs auraient pu davantage le souligner, qu’il n’en va pas uniquement, en ter-mes d’européanisation, de relations verticales (« par le haut » et-ou « par le bas »), mais également de logiques horizontales qui se comprennent dans la compétition politique et territoriale entre collectivités et élus à un même niveau pour le développement éco-nomique, urbain, régional, etc. Sur ce plan, la scène transfrontalière offre de nouvelles opportunités et de nouvelles ressources valorisables localement et pensées comme telles, sans lien évi-dent avec la construction européenne (Hamman 2003, 2004a).

Ceci n’enlève rien à la démonstra-tion de B. Dupeyron, qui articule deux grandes focales, quant aux modalités d’apparition de la ct et aux politi-ques mises en œuvre à ce titre, ce qui vient compléter de façon heureuse l’approche chronologique de B. Was-senberg, et permet – et ce n’est pas si fréquent – de disposer d’une pluralité

de modes de lectures sur un même objet, fondés au demeurant sur des recherches menées sensiblement à la même période.

Il en va d’abord des processus d’émergence et de mise sur agenda (c’est-à-dire aussi des conditions de mise en œuvre) de la ct, qui sont marqués de l’empreinte des acteurs-porteurs, ceux qui s’engagent ou non, y compris par rapport à des enjeux comme ceux de la langue – l’apprentis-sage de la langue du voisin, du pays où l’on va travailler, où l’on vient résider, etc., question qui se pose aussi bien en Alsace qu’en Catalogne, par exemple3 – mais également sur l’arène politique locale et régionale, notamment par effets de différenciation : l’épisode du Jardin des Deux Rives situé entre Stras-bourg et Kehl, cité par B. Dupeyron (p. 92-93), en est une bonne illustra-tion, où la municipalité Keller-Gros-smann a voulu prendre ses distances par rapport à un projet initié par leurs prédécesseurs Trautmann-Ries, complexifiant ainsi les rapports trans-frontaliers vis-à-vis des partenaires allemands (Blanc & Hamman 2009). C’est là une leçon, l’apparition de la ct ne peut être abstraite de celle d’espaces concurrentiels aux frontières : « Face à la Commission [européenne], nous avons observé que les acteurs étati-ques, régionaux et locaux se placent dans des formes alternées de concur-rences et d’alliances (infranationales, nationales ou transfrontalières) […]. Dans cette perspective, s’associer ou ne pas s’associer à un projet, chercher à le soutenir ou à le saboter, est révélateur des intérêts défendus ou convoités par chaque acteur », conclut B. Dupeyron (p. 246). Ce dernier montre bien en quoi la ct peut ici figurer une « niche » pour des décideurs locaux, c’est-à-dire une situation où un investissement en ressources minimal permet de tirer des bénéfices supérieurs, tout en limitant l’approfondissement de la coopération compte tenu de ces mises réduites, et précisément ceci est assumé par des acteurs devenant progressivement des « entrepreneurs transfrontaliers » (avec une composante à la fois politi-que et technicienne, suivant un pro-cessus qui rappelle des évolutions des maires en entrepreneurs politiques

Page 144: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

143

Philippe Hamman La coopération transfrontalière et la construction européenne

locaux en France avec la décentra-lisation). Ces derniers peuvent être rassurés par un cadre qui reste ainsi « contrôlable » (économiquement et politiquement)4. Dans le même sens, on peut comprendre l’exclusion des réseaux de ct d’acteurs et de grou-pes jugés trop « militants », y compris dans le cas de projets affichant la pro-motion de la citoyenneté transfronta-lière dans le Rhin supérieur (projets dits People-to-people) ou d’initiatives reposant sur des réalités socio-écono-miques fortes comme le travail trans-frontalier ou liées à des incidences croisées (en matière de circulation et de transports, d’environnement, etc.). Le cas de l’association citoyenne alle-mande VBG (Verein Bürger / innen im Grenzgebiet), souligné par B. Dupey-ron, le traduit (p. 113 sq.). Il s’agit de couples vivant côté allemand, non loin de Strasbourg, en Ortenau, et qui ont contracté un mariage mixte franco-allemand, et sont confrontés au quotidien à un certain nombre de questions : santé, chômage, retraite, impôts, etc. Ils vont se rapprocher en Alsace d’une association de frontaliers, mais ne parviennent pas à obtenir une écoute véritable des élus.

On entre ainsi pleinement dans le deuxième volet de l’analyse proposée par B. Dupeyron, autour du contenu de l’action publique transfrontalière mise en œuvre par des réseaux d’acteurs, et des effets pour la population des espa-ces-frontières. Un double questionne-ment se nourrit ici mutuellement. C’est d’abord celui de l’européanisation des politiques d’investissement transfron-talières et leur diffusion avec Inter-reg comme vecteur, si l’on pense, à une échelle infra-régionale, à la mon-tée en puissance de l’espace PAMINA en termes de différenciation d’avec la coopération franco-germano-suisse (scellant durablement la séparation du Rhin supérieur en deux program-mes Interreg). Les dynamiques en jeu d’un programme Interreg à un autre sont ainsi restituées, dans leurs dimensions locales et aussi par rap-port à la Commission européenne qui se montre plus contraignante à partir d’Interreg IIA (1994-1999). Corré-lativement, sont abordés les impacts politiques et sociaux de ces initiatives

transfrontalières, ce qui permet de ne pas se contenter d’observer la sphère politico-administrative, et d’examiner aussi d’autres acteurs et groupes, à commencer par un certain nombre d’associations, et en particulier d’as-sociations de défense de frontaliers alsaciens, qui font écho à nos propres travaux sur ces structures développées le long des frontières françaises de l’Est, leurs modes d’action et les enjeux de légitimité de la « cause frontalière » (Hamman 2006, 2008a, 2008b)5.

En même temps, si les ouvrages de B. Wassenberg et de B. Dupeyron se répondent concernant l’espace du Rhin supérieur, le lecteur désireux de comparaisons possibles avec d’autres espaces-frontières en Europe notera que l’analyse des expériences rhénane et pyrénéenne menée par le deuxième auteur ne consiste pas pleinement en une comparaison point par point et fondée sur une même méthodologie appliquée aux deux terrains. Ce sont plutôt des éclairages France/Espagne venant asseoir la portée des matériaux recueillis et des analyses qui se concen-trent plus nettement sur l’espace du Rhin supérieur6. C’est pourquoi il est intéressant de noter la publication de la thèse de Jean-Baptiste Haguindé-guy, à la fois parce qu’elle est spécifi-quement consacrée à la coopération transfrontalière franco-espagnole et nous fournit à ce titre des éléments précis, et parce qu’elle vient à son tour éclairer une problématique des terri-toires en Europe et de l’européanisa-tion de l’action publique locale.

J.-B. Haguindéguy retient pour exemple la mise en œuvre de projets de développement local Interreg IIIA France-Espagne (examinés à mi-par-cours, c’est-à-dire sur la période 2000-2003), pour étudier les mécanismes et les acteurs par lesquels passe et se joue l’influence des programmes européens sur des politiques territorialisées. L’auteur examine trois projets : celui d’une valise pédagogique, porté par les municipalités d’Hendaye (Aquitaine), Irun et Fontarabie (Euskadi), puis une étude de faisabilité en vue de l’établis-sement d’un téléphérique entre Broto, Torla (Aragon) et Gèdre, Gavarnie (Midi-Pyrénées), enfin un programme de mise en réseau des musées de Sain-

te-Léocadie (Languedoc-Roussillon) et Puigcerdà (Catalogne).

Il ouvre ainsi une diversité de situa-tions locales au niveau des Pyrénées, d’Ouest en Est, afin de ne pas unifier trop vite « la » frontière franco-espa-gnole. Plus encore, il dispose de la sorte d’une illustration des trois résul-tats possibles du programme com-munautaire – un bilan positif, mitigé ou négatif. Que le projet de mallette pédagogique fonctionne montre que l’action communautaire vaut parti-culièrement lorsqu’elle coïncide avec une tradition de collaboration locale franco-espagnole, effective ici depuis le début des années 1990 et incar-née dans une institution spécialisée (autour de la formule du consorcio). La diffusion des normes communautaires apparaît corrélée au niveau d’institu-tionnalisation des pratiques dans le cadre local (et non mécaniquement en lien aux subsides bruxellois d’un point de vue top-down). Les deux autres cas le confirment : « Le territoire agit à la manière d’un filtre opaque rendant difficile la pénétration de nouveaux modes de faire et de penser l’action publique » (p. 219). Ici aussi, c’est la compréhension de processus toujours en cours qui est favorisée, en même temps que les dynamiques d’intégra-tion européenne sont « réincarnées » à travers une analyse « microscopique » à valeur « macro-logique ».

De la consistance des frontières

n

Les trois recherches l’attestent, un enjeu de taille de la ct est alors celui de la consistance des frontières : aborder non pas la frontière comme ligne – fût-ce sous la forme duale, notamment soulignée en géographie, de la coupure et de la couture, qui se limite à y voir un passage ou un obstacle7 – mais comme espace et territoire. Investie par la ct, la frontière est davantage une interface, où prennent place des acteurs et des instances, vécue comme une contrainte ou une opportunité. Les institutions et les normes européennes sont intégrées dans ces territoires, sui-vant des déclinaisons et des usages variables, comme autant d’occasions

Page 145: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

144 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

à saisir pour des groupes mobilisés ; les questions économiques, l’aménage-ment du territoire et le rapport au poli-tique se combinent pour distendre et modifier l’espace et les frontières. Or, comme l’a souligné Dominique Des-jeux (2004), les espaces et les rapports sociaux sont des « grandeurs », dont la mesure varie en fonction de l’échelle, macro- ou micro-sociale notamment, d’où un principe de discontinuité : lorsque le point de vue change, la réa-lité observée également, ce qui sup-pose une observation mobile, qui reste toujours relative. La focale transfron-talière permet ici d’avancer à partir d’espaces d’« entre-deux », qu’ils soient rhénans ou pyrénéens. La mobilisation d’outils sociologiques montre que « la diffusion des modalités d’action publi-que communautaire est intermédiée par des variables propres à chaque configuration » (J.-B. Harguindéguy, p. 115), en restituant les traductions et les transactions dans lesquelles pren-nent place les acteurs, les groupes et les institutions.

Précisément, la coopération trans-frontalière a fréquemment été sur-déterminée dans le cadre européen à partir d’instruments et de visions institutionnelles, qui ne rendent pas pleinement raison des dynamiques – bien réelles – engagées dans les sphè-res économique et sociale, et dans le cadre d’une histoire longue. À ce titre, les trois ouvrages recensés sont particulièrement bienvenus, même s’ils pourraient parfois aller plus loin dans un questionnement croisé des scènes de représentation politique et de mobilisations socio-économiques. En particulier, comprendre comment certaines problématiques transfron-talières viennent à être inscrites sur l’agenda politique, et pas d’autres, sup-pose aussi de voir dans quelle mesure des pressions sociales se sont structu-rées. Les circulations et les mobilités de personnes peuvent ici constituer une entrée complémentaire dans les enjeux d’un développement territorial multi-scalaire et transfrontière, en révélant la prégnance de mobilisations d’acteurs autour et par la frontière, à commen-cer par les migrants, pendulaires – à l’instar des travailleurs et des résidents transfrontaliers, que seul B. Dupeyron

mentionne – ou à vocation d’installa-tion, ou encore sans-papiers. Dans ce dernier cas, les mouvements qui les défendent témoignent très concrète-ment d’investissements spatialisés et de rapports à la frontière, entre des cadres juridiques différents, comme c’est le cas pour la France et l’Espagne, suscitant parfois des importations de compétences et de modèles d’action qui donnent corps à des groupements de l’entre-deux ; l’exemple de Barce-lone et de l’Assemblée pour la régu-larisation sans condition, au cœur de l’actualité en 2005, alors qu’un pro-cessus de régularisation d’ampleur est engagé en Espagne, le montre bien (Frank 2007, 2008).

Un certain nombre de prolonge-ments pourraient ainsi être esquis-sés. D’abord, à travers la question des échelles, et après avoir lu les travaux de B. Wassenberg et B. Dupeyron en par-ticulier, on pourrait inviter à se dépar-tir davantage encore de la vision d’un cadre spatial d’évidence de la coopé-ration transfrontalière que seraient les Euro-régions, pour favoriser une pen-sée proprement relationnelle. Un seul exemple : Markus Perkmann (2003) s’est intéressé aux régions transfron-talières en Europe en essayant de les classifier selon l’intensité des coopé-rations. Il a ainsi établi qu’en 2003, sur les 73 régions transfrontalières qu’il recense en Europe, seules 30 étaient caractérisées comme « régions d’in-tense coopération ». Or, l’auteur mon-tre que la coopération est plus intense lorsque ce sont les autorités locales, et non pas régionales, qui s’engagent…

À ce propos, on remarquera aussi chez B. Wassenberg et, dans une moin-dre mesure, chez B. Dupeyron un cer-tain engagement de la recherche qui transparaît tantôt au fil des livres, en faveur de la coopération transfronta-lière comme projet politique légitime et fondé, et en rapport à l’Europe en construction ; il convient de l’avoir à l’esprit. En forçant un peu le trait, il y aurait comme un certain sens de l’histoire à ce que les Euro-régions se fassent, seuls des obstacles (nationaux et locaux) les ralentiraient, qui tom-bent peu à peu. Les mots par lesquels Birte Wassenberg termine ses dévelop-pements (p. 448) sont clairs : « Dans le

contexte de l’intégration européenne, la coopération transfrontalière joue un rôle primordial, parce qu’elle permet aux acteurs régionaux et aux citoyens de participer directement à la construction de l’Europe » ; c’est là peut-être davantage un vœu.

Une façon d’interroger pareille hypothèse consiste à suivre des tra-jectoires biographiques d’acteurs, afin de compléter les focales étudiées et de voir non seulement ce que les acteurs repérés font à la ct mais aussi ce que le transfrontalier fait aux acteurs qui le portent. Bruno Dupeyron fait un pas dans cette direction (p. 205) lorsqu’il analyse le « profil » de Jean-Luc Joha-neck, qui est à la fois responsable d’une association de frontaliers du Haut-Rhin et syndicaliste affilié à une struc-ture suisse (pays d’emploi), et en est même un permanent. Multiplier les regards longitudinaux en termes de parcours individuels et collectifs serait certainement riche de sens, notamment pour questionner une européanisation des références cognitives soulevées, et appuyer certaines pistes, par exemple lorsque B. Dupeyron écrit : « On décèle, en particulier parmi les jeunes agents, une continuité ou une cohérence du modèle de socialisation chez certains enquêtés : l’ouverture à l’intégration régionale européenne, expérimentée par exemple à travers la réalisation d’une partie des études supérieures dans un pays de l’Union européenne (programme Erasmus-Socrate) est plus ou moins prolongée dans la socia-bilité professionnelle transfrontalière » (p. 16). Autant de pistes d’analyses sociologiques possibles autour de la coopération transfrontalière…

Page 146: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

145

Philippe Hamman La coopération transfrontalière et la construction européenne

Bibliographie

Andersen Svein, Eliassen Kjell (eds.) (1993), Mak-ing Policy in Europe. The Europeification of National Policy-Making, London, Sage.

Balme Richard (dir.) (1996), Les politiques du néo-régionalisme. Action collective régionale et globalisation, Paris, Économica.

— (1998), « Les relations internationales des régions », in : Jacques Palard (dir.), Vers l’Eu-rope des régions, Paris, La Documentation française, 806.

Birouste Georgette (2002), « Vécus frontaliers, évo-lution du concept de frontière », in : Christian Desplat (dir.), Frontières, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), p. 335-346.

Blanc Maurice, Hamman Philippe (2009), « La construction politique métropolitaine dans le Rhin Supérieur : coopérations intercom-munales et transfrontalières. L’exemple de l’agglomération de Strasbourg », in : Christine Maillard, Catherine Maurer, Astrid Starck-Adler (dir.), L’Espace rhénan, pôle de savoirs / Rheinischer Raum, Wissensraum, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg.

Bloch Anny, Ercker Alain (1996), « Une culture de frontières entre l’Alsace et le Palatinat ? Etat cruel des lieux », Revue des sciences socia-les, 23.

Cherqui Adeline, Hamman Philippe (dir.) (2009), Production et revendications d’identité. Élé-ments d’analyse sociologique, Paris, L’Harmat-tan.

Denis Marie-Noële (1990/1991), « L’identité de la frontière : un exemple en Alsace », Revue des sciences sociales, 18, p. 119-124.

Desjeux Dominique (2004), Les sciences sociales, Paris, PUF.

Dupeyron Bruno (2005), Acteurs et politiques de la coopération transfrontalière en Europe. Les expériences du Rhin Supérieur et de l’Euroré-gion Méditerranéenne, thèse de science politi-que, Université de Strasbourg.

Dupeyron Bruno, Kissling Mischa, Schall Gunther (1999), « Les eurorégions », Revue de la coopé-ration transfrontalière, 15.

Fligstein Neil, Sandholtz Wayne, Stone Alec (eds.) (2001), The Institutionalization of Europe, Oxford, Oxford University Press.

Frank Cécile (2007), « Le traitement politico-ins-titutionnel du mouvement des sans-papiers à Barcelone : de la négociation à la répres-sion », in : Magali Boumaza, Philippe Hamman (dir.), Sociologie des mouvements de précaires. Espaces mobilisés et répertoires d’action, Paris, L’Harmattan, p. 185-210.

– (2008), Les collectifs de sans-papiers en France et en Espagne dans les années 2000 : analyse comparative d’acteurs collectifs à faibles res-sources, thèse en science politique, Université de Montpellier 1.

– (2009), « L’usage du catalan, facteur d’intégra-tion “nationale” des immigrés étrangers en

Catalogne ? », in : Adeline Cherqui, Philippe Hamman (dir.), Production et revendications d’identité, Paris, L’Harmattan, p. 23-76.

Hamman Philippe (2003), « Les jumelages de com-munes, miroir de la construction européenne “par le bas” », Revue des sciences sociales, 30, p. 92-98.

— (2004a), « La coopération urbaine transfron-talière ou l’Europe “par le bas” ? », Espaces et Sociétés, 116-117, p. 235-258.

— (2004b), « La production d’expertise, genèse d’un service public transfrontalier. Le réseau “Infobest” et l’aide aux travailleurs fronta-liers », in : Steve Jacob, Jean-Louis Genard (dir.), Expertise et action publique, Bruxelles, Éditions de l’ULB, p. 99-112.

— (2005), « From “Multilevel Governance” to “Social Transactions” in the European Con-text », Swiss Journal of Sociology, 31 (3), p. 523-545.

— (2006), Les travailleurs frontaliers en Europe : mobilités et mobilisations transnationales, Paris, L’Harmattan.

— (2007), « Penser l’Europe à l’aune des espaces-frontières. À propos des relations transfronta-lières de travail », Revue des sciences sociales, 37, p. 27-34.

— (2008a), « Profiteure oder Pioniere ? Vertre-tung von Grenzgängern in der Saar-Lor-Lux-Region », Saarbrücker Hefte. Saarländische Zeitschrift für Kultur und Gesellschaft, 99, p. 85-91.

— (2008b), « Legal Expertise and Cross-border Workers’ Rights : Action Group Skills facing European Integration », International Jour-nal of Urban and Regional Research, 32 (4), p. 860-881.

Olivesi Claude (1996), « Du développement struc-turel à l’espace euro-méditerranéen : les îles et la construction européenne », in : Richard Balme (dir.), Les politiques du néo-régionalis-me. Action collective régionale et globalisation, Paris, Économica.

Perkmann Markus (2003), « Cross-Border Regions in Europe : Significance and Drivers of Regional Cross-Border Co-Operation », European Urban and Regional Studies, 10 (2), p. 163-171.

Soutif Véronique (1999), L’intégration européenne et les travailleurs frontaliers de l’Europe occi-dentale, Paris, L’Harmattan.

Notes

1. Fondée en 1985 sous la dénomination de Conseil des régions d’Europe.

2. Ce traité-cadre de droit international signé le 23 janvier 1996 concerne la coopération transfrontalière sous forme d’institutions ad hoc – les GLCT – entre autorités locales des Länder du Bade-Wurtemberg, de la Sarre et de Rhénanie-Palatinat, des régions d’Alsace et de Lorraine, du Luxembourg et des cantons suisses de Solothurn, Bâle-Ville, Bâle-Land, Aargau et Jura.

3. Pour l’Alsace, B. Dupeyron détaille dans sa thèse (2005) l’épisode significatif du manuel d’histoire franco-allemand et des négociations auxquelles le projet a donné lieu. Dans le cas catalan, cf. Frank (2009).

4 Bruno Dupeyron écrit ainsi : « Dans cette configuration, le jeu à somme positive résulte du cofinancement mutuel des pro-jets par chaque acteur, dont la mise glo-bale est systématiquement inférieure au gain réalisé. Ainsi, cette action publique transfrontalière est rendue uniquement possible du fait qu’elle soit amortie par l’apport de fonds communautaires – des fonds qui, s’ils ne sont pas utilisés, sont définitivement perdus au niveau trans-frontalier » (p. 245).

5. Les instances Infobest (Informations- und Beratungsstelle – Centre d’infor-mation et de conseil) sont également analysées. Ce réseau de quatre bureaux d’information transfrontalière dans l’espace du Rhin supérieur s’inscrit en partenariat avec les services européens de l’emploi EURES-Transfrontaliers, et donc en partie en concurrence avec les associations de frontaliers, sur un même « créneau », mais une concurrence limitée compte tenu d’un niveau d’expertise qui connaît des limites, et de difficultés à trou-ver des relais politiques pour faire avancer les problèmes recensés. Là encore, il y a largement convergence avec nos propres conclusions (Hamman 2004b).

6. « L’Eurorégion Méditerranée est moins utilisée comme objet de comparaison que de contrepoint ou source d’éclairage pour le Rhin supérieur », écrit l’auteur p. 2.

7. « Au lieu d’être des barrières et des coupu-res, les frontières de l’Europe occidentale sont devenues des charnières et des cou-tures », avance André-Louis Sanguin, in Soutif (1999), p. 8.

Page 147: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

Penser la négociation des valeurs en sociologie

À propos de :Didier VRANCKEN, Christophe DUBOIS, Frédéric SCHOENAERS (sous la direction de)penser la négociation. Mélanges en hommage à olgierd kutycoll. Ouvertures sociologiques, De Boeck, Bruxelles, 2008, 262 p.

l ’ouvrage dirigé par Didier Vrancken, Christophe Dubois et Frédéric Schoenaers qui sert

de fil rouge à la réflexion que nous proposons a, disons-le d’emblée, un statut particulier. Il s’agit de « Mélan-ges » offerts au professeur Olgierd Kuty de l’Université de Liège, à l’oc-casion de son départ en retraite. Le premier texte du recueil, signé par D. Vrancken, a pour fonction d’expo-ser de façon synthétique le parcours de l’intéressé et ses principaux apports à l’analyse sociologique. La liste des contributeurs est alléchante, et même impressionnante. La plupart sont des « noms », connus et reconnus, en Bel-gique et en France (et même, dans le cas de Marc-Henry Soulet, en Suis-se) ; c’est d’ailleurs un premier alliage réussi de ce volume1, qui rassemble vingt-cinq textes, dans un format de présentation et de lecture fort agréa-ble. On regrettera tout au plus quel-ques coquilles ou approximations au niveau des bibliographies de fin d’articles (Patrick Watier p. 216 et Dominique Andolfatto p. 234, mal orthographiés ; la référence à Chris-tian Thuderoz p. 232 dans le texte ne figure pas en bibliographie p. 235, etc.). Ceci ne grève pas l’intérêt du livre, qui ne défère pas simplement à des convenances ou à des références-révérences. Il propose de véritables réflexions en prise avec la notion de

négociation qu’a contribué à porter en sociologie Olgierd Kuty, par ses travaux comme par son rôle de mem-bre fondateur de la revue internatio-nale et interdisciplinaire Négociations, co-dirigée avec Christian Thuderoz, et qui a acquis de belles lettres de noblesse.

Une approche transversale de la négociation

n

La diversité des applications d’une pensée de la négociation en sociologie

Toutes les contributions de l’ouvra-ge ne se situent sur un même plan (scientifique et sociologique), toutes ne sont pas rédigées dans un même style et n’ont pas une portée iden-tique. D’un texte à l’autre, le mode d’écriture diffère, en termes didac-tiques et démonstratifs, de papiers très structurés à des témoignages de sympathie du pair ou du compagnon de réflexion d’O. Kuty (on pense par exemple, dans le deuxième cas, aux pages de Marc Jacquemain, Erhard Friedberg, Marco Martiniello et Jean-Daniel Reynaud). Nous privilégierons de ce fait ce que l’opus semble plus particulièrement pouvoir apporter à

146

philippe haMManMaître de conférences en sociologieUniversité de Strasbourg Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS, EA 1334)<[email protected]>

Page 148: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

147

Philippe Hamman Penser la négociation des valeurs en sociologie

la pensée de la négociation, du conflit et des transactions, ce qui désigne un champ d’intérêt vaste pour un lectorat qui ne le sera pas moins. Se mêlent en effet, avec un certain bonheur, propo-sitions théoriques et proximité au(x) terrain(s) – les politiques sociales, le droit, la recherche-action et l’interven-tion, parmi d’autres, ayant marqué la carrière d’O. Kuty.

À ce titre, et en écho à la diversité des préoccupations de Kuty, le livre offre une variété de domaines d’ap-plications possibles d’une réflexion sociologique en termes de négocia-tions, étayant la portée de la notion. Il n’est pas possible de les égrener tous. On signalera la contribution de Fran-çois Pichault sur l’intervention comme processus de légitimation dans le cadre d’une épistémologie à la fois théorique (en termes de production de connais-sance) et pragmatique (par rapport aux conditions d’appropriation par les acteurs de ladite connaissance)2, don-nant à saisir tout l’enjeu de la négo-ciation de la légitimité. Benoît Bastard propose quant à lui une analyse de la médiation familiale en France en tant que profession, notamment en ce qui touche aux enjeux de forma-tion et de débouchés. Michel Born et Claire Gavray interrogent l’association courante entre adolescence et délin-quance juvénile, entre l’hypothèse du déficit d’ordre identitaire et celle de l’oscillation entre différents pôles identitaires. L’analyse des pratiques quotidiennes à partir de la notion de négociations est illustrée par Jean-François Guillaume à partir du cas de l’enseignement en Communauté fran-çaise de Belgique, où les enseignants, écrit-il, sont confrontés à la difficile conciliation entre « un idéal démo-cratique basé sur l’égalité de droits et des références culturelles parfois très éloignées de celles que portaient les usagers “habituels” » (p. 109), ce qui suppose de s’engager valoriellement. Il est également question des relations professionnelles et des mécanismes de négociations collectives, sous la plume de Pierre-Éric Tixier, qui pointe un processus de désarticulation entre le système juridique de représentation des intérêts, dont la faible représen-tativité sociologique pose question, et

un espace de négociation de plus en plus autonome du champ de la repré-sentation. Jacques Commaille souligne pour sa part la pertinence de la notion de négociation en termes de sociolo-gie politique du droit, compte tenu de « ce qu’elle est dans la réalité de la vie sociale, économique et politique mais aussi [par rapport] aux repré-sentations qu’elle suscite à la mesure des enjeux liés aux métamorphoses de la régulation sociale, économique et politique » (p. 39)3. On notera enfin le texte de Sébastien Dalgalarrondo, qui revient sur l’apport d’O. Kuty à la sociologie de la santé, à travers l’ana-lyse de l’articulation entre connaissan-ces thérapeutiques et pouvoir médical qu’il a développée dans le cadre de sa recherche doctorale menée à la fin des années 1960 au sein de quatre unités de dialyse rénale puis reprise dans son ouvrage Innover à l’hôpital, publié en 19944.

Une notion-clef : la négociation valorielle

Là n’est pas tout, bien au contraire, car c’est bien l’ambition d’une théo-risation générale de la société et des organisations qui irrigue les travaux d’Olgierd Kuty, et que l’on retrouve discutée dans l’ouvrage. Le point nodal tient au couple de tension intérêts-valeurs, où l’analyse sociologique de la négociation et du compromis apparaît comme une entrée transversale. Kuty l’exprime en 1977 déjà, à travers ce qu’il nomme le « paradigme de négo-ciation »5. Plus récemment, en 1998, dans un manuel de synthèse intitulé La négociation des valeurs, il soutient dans son analyse de la modernité que « l’homme des sociétés démocratiques est un négociateur »6. Il met en particu-lier en avant la notion de « négociation valorielle », c’est-à-dire (schématique-ment) l’idée selon laquelle le champ de la négociation s’étend aux valeurs en présence entre les acteurs et les groupes sociaux et ne se limite pas aux conflits d’intérêt7. Plus préci-sément, l’arrière-plan est celui d’un affaiblissement du régime constitutif de la société industrielle faisant que les problématiques de la régulation sociale connaissent un mouvement de

translation vers un questionnement des valeurs8.

La négociation valorielle se distin-gue ainsi de la négociation stratégi-que, en fonction de deux conjonctures différentes qu’elles caractérisent plus particulièrement – même si le passage de l’une à l’autre est d’ordre proces-suel, et qu’il peut donc y avoir une certaine coexistence des deux traits9. O. Kuty distingue un premier moment correspondant aux années 1960, et un deuxième à compter des années 198010. Dans la première conjoncture, la coo-pération est réciproque et intéressée entre des acteurs qui, par des ajuste-ments mutuels, parviennent à produire un équilibre organisationnel : c’est ce que Kuty qualifie de « marchandage », qui prend place dans une « situation d’indépendance relativement stable, construite par un processus de diffé-renciation constant et continu » et joue sur les zones d’incertitudes chères à la sociologie des organisations de Michel Crozier. Il en va différemment dans le deuxième moment, « plus ouvert et plus mouvant », où il s’agit pour les acteurs de construire des préférences, en rapport à une situation et dans le but non de parvenir à un équilibre organisationnel mais à un accord entre eux. Ceci passe par des engagements, qui ont alors une capacité de mobi-lisation (ce n’est pas simplement le résultat d’un compromis d’intérêts), une dimension dite valorielle, ce qui revient d’une certaine façon, en usant du vocabulaire promu par Jean Remy et Maurice Blanc – malheureusement absent du volume, là où une discus-sion des termes et des outils aurait été intéressante –, à des transactions sociales correspondant à des dynami-ques culturelles entre les acteurs en interaction11.

Négociations, transactions, identifications : quelques pistes de dialogue

n

Nous voudrions dès lors montrer que l’ouvrage collectif dédié à O. Kuty ne vaut pas uniquement par les illus-

Page 149: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

148 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

trations de la théorisation de la négo-ciation valorielle qu’il contient, mais aussi par les pistes de discussions qu’il ouvre avec d’autres concepts et appro-ches. C’est en particulier le cas de la notion de transactions (et ses déclinai-sions) et de celle d’identité, ou encore de reconnaissance.

Négociations et transactions sociales

Tout d’abord, des fils peuvent être tissés de la négociation valo-rielle en direction de la notion de transactions sociales. Cette dernière emprunte à l’économie (la transaction est un échange négocié) et au droit (la transaction est une technique de prévention et/ou de résolution non judiciaire des conflits). Elle renvoie à la fois à de l’échange, de la négocia-tion et de l’imposition (ou rapport de force), et s’inspire du sociologue allemand Georg Simmel, selon lequel la vie sociale est structurée par des couples de tensions opposées – celui entre intérêts et valeurs travaillé par O. Kuty prend bien place ici. En par-ticulier, reprenant le paradoxe de la liberté et de l’égalité d’Alexis de Toc-queville, Simmel montre qu’elles sont antinomiques et que leur tension est indépassable12. Par les jeux du formel et de l’informel, de la confiance et de la méfiance, de tels principes de légi-timité d’égale valeur, mais tendant à s’exclure mutuellement, forment des couples de tension qui structurent la situation, et ne peuvent aboutir, en ter-mes transactionnels, qu’à des « com-promis pratiques », nécessairement instables et provisoires13 – propriété qui fait écho à la deuxième conjonctu-re de la négociation dépeinte par Kuty. Raisonner par la transaction sociale permet de souligner qu’il en va de conflits d’intérêts entre acteurs mais aussi de conflits de valeurs, moins aisés encore à résoudre, et d’une dimension interculturelle14.

Des ponts apparaissent d’ailleurs directement à la lecture de l’ouvrage dont nous rendons compte. Le dernier texte (p. 249-256), signé par Luc Van Campenhoudt et portant sur la cen-tralité du conflit dans le lien social, est même explicite. Pour l’auteur, l’acteur social se définit par la tension entre

coopération et conflit, dans le cadre d’un schéma organisé autour de qua-tre pôles et construit à partir de deux couples opposés : coopération / non-coopération et conflit / soumission15. La figure de l’« associé contestataire » correspond à un acteur social « associé dans le sens où il coopère en interac-tion avec d’autres, et donc collabore, à la production de biens, de services ou de prestations quelconques en vue d’une fin. Il est contestataire dans le sens où il entre en conflit avec les autres acteurs, s’oppose à eux pour remettre en question leur emprise sur les enjeux de la coopération (ou résis-ter à la contestation des autres s’il est en position dominante) » (p. 254). La conclusion à laquelle parvient L. Van Campenhoudt correspond à ce que met en avant l’analyse des transactions sociales pour complexifier la pensée du conflit. Il ne s’agit pas simplement d’un affrontement, au sens des modè-les économiques, comme le dilemme du prisonnier dont fait état Thomas Schelling16. On repère des modes de « coopérations conflictuelles », qu’a bien exposés Maurice Blanc, notam-ment dans le cadre des processus de démocratie locale : ceux-ci mettent en présence élus, techniciens et adminis-tratifs, citoyens et associatifs autour de formes de transactions tacites (notamment entre le décideur et le technicien…) et de transactions tripo-laires, entre les trois groupes mention-nés17. C’est bien cette formulation que reprend Van Campenhoudt : « À partir du moment où la coopération s’en-gage, ne constitue-t-elle pas une dyna-mique de coopération conflictuelle qui permet aux acteurs en présence d’être des “associés contestataires”. Même dans une situation où les protagonistes semblent, dans l’ensemble, dans un rapport de force équilibré, il apparaîtra vite que, sur certains enjeux spécifi-ques de leur coopération, leurs posi-tions sont inégales » (p. 255).

Négociations et double transaction identitaire

S’agissant des transactions tou-jours, le recueil met en perspective la négociation valorielle de Kuty avec la « double transaction identitaire » au

sens de Claude Dubar, en particulier à travers la contribution suggestive que livre ce dernier. C’est pour lui l’occasion de revenir sur la synthèse qu’Olgierd Kuty a publiée en 1998, La négociation des valeurs (op. cit.). Cet ouvrage se présente comme une lec-ture d’histoire de la sociologie, sélec-tionnant (aucun manuel n’y échappe du reste !) un certain nombre d’auteurs et de moments-clefs, en l’espèce pour ce qu’ils permettent plus particulière-ment de comprendre les liens entre les intérêts et les valeurs. Ainsi, en lieu et place du triptyque « classique » des pères fondateurs Marx, Durkheim et Weber, O. Kuty préfère-t-il retenir Machiavel, Montesquieu et Tocque-ville : le premier pour ce que Le Prince donne à lire de la « logique implacable de l’adaptation mécanique des inté-rêts politiques », le second pour avoir rendu saillante dans De l’Esprit des lois la question des valeurs dans l’opposi-tion entre le pouvoir despotique et la monarchie modérée qui applique le principe de la séparation des pouvoirs, et le troisième pour sa mise en confi-guration des intérêts et des valeurs dans une société démocratique – La démocratie en Amérique – à partir de la formule célèbre « Une Bible, une hache et des journaux ». Après avoir recons-titué cette phase de genèse, O. Kuty pose l’hypothèse – centrale dans sa pensée – d’un passage de la sociologie classique à la sociologie contempo-raine en France qui serait situé dans les années 1960 et rapporté à ce qu’il appelle le « tournant wébérien ». Il y aurait là un nouveau traitement des valeurs : « passage d’une sociologie classique qui considérait les valeurs comme “encadrant” les conflits ou les coordinations d’intérêts et une socio-logie contemporaine qui ne traite des valeurs que comme des justifications ou des rationalisations immanentes aux pratiques individuelles ou aux actions collectives », résume Claude Dubar (p. 69). En ce sens, O. Kuty met spécialement en avant par la suite les apports de Michel Crozier (notamment Le Phénomène bureau-cratique, qui date de 1963), voyant dans cette approche du pouvoir vu comme relationnel et distribué une « nouvelle sociologie des intérêts » qui

Page 150: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

149

Philippe Hamman Penser la négociation des valeurs en sociologie

rompt avec la « conception classique des valeurs »18. Quant aux travaux de Renaud Sainsaulieu (notamment L’identité au travail, 1977), ils nour-rissent une réflexion sur les dynami-ques identitaires et la question de la reconnaissance de soi dans les socié-tés post-industrielles, que Kuty étudie notamment au niveau des conflits de travail.

On peut alors mieux saisir ce qui rapproche et différencie les visions de Kuty et de Dubar. Ce dernier parle d’une double transaction, « biographi-que » et « relationnelle », qui lui per-met de caractériser les dynamiques de l’identité pour soi et pour autrui, en même temps que leur dialectique : « La première transaction (biographique) concerne l’identité pour soi et s’enra-cine dans la dialectique entre l’iden-tité héritée (de sa famille d’origine) et l’identité visée, en continuité ou en rupture avec elle. La seconde transac-tion (relationnelle) est constitutive de l’identité pour autrui et s’éprouve dans la dialectique entre l’identité reven-diquée et l’identité reconnue »19. On retrouve alors chez les deux sociolo-gues l’importance accordée à l’idée d’une production identitaire à la fois pour soi et pour les autres. En effet, Kuty distingue trois dimensions des processus d’identification de l’acteur : ce qu’il nomme la dimension « argu-mentative » – une justification « plau-sible et vraisemblable de l’action » –, la dimension « maussienne » (renvoyant à d’anciens engagements) et la dimen-sion « narrative » (une mise en récit de l’histoire de ses identifications). Ceci conduit l’acteur à une nouvelle défini-tion de lui-même en même temps que de ses rapports avec les autres. C’est en ce sens qu’il faut lire O. Kuty lorsqu’il écrit : « Le thème de la négociation est central aujourd’hui. Les hommes ne négocient pas seulement leurs intérêts comme la sociologie classique nous l’a appris. Ils abordent la construction de leurs valeurs dans la même pers-pective »20. Le régime de la modernité conduit les acteurs à négocier tant sur le plan collectif que sur le plan indi-viduel, et donc à réaliser un travail sur eux-mêmes, comme l’a montré Bernard Francq dans le cas des urba-nités21. Quant à Claude Dubar, s’il

note que l’identité est attribuée par les autres avant d’être revendiquée par soi, dans un rapport subjectif qui a conduit Erving Goffman à parler d’« identité virtuelle »22, c’est pour mieux souli-gner qu’elle « est conquise par et dans l’action avec les autres mais aussi le “travail sur soi” » (p. 71).

On comprend alors où les deux conceptualisations se séparent : Olgierd Kuty ne s’appesantit guère sur la notion d’habitus au sens de Pierre Bourdieu, tandis que pour C. Dubar le pôle biographique de l’identité est pris dans pareille détermination, même si les « dispositions à agir issues de la trajectoire sociale »23 ne sont pas fixes et se recomposent au contraire au fil de la vie. Il n’empêche qu’el-les « sont marquées par la position sociale, incluses dans des rapports de pouvoir qui sont aussi des rapports de domination et pas seulement des relations d’influence », note Dubar, qui conclut : « [O. Kuty] a insisté sur le caractère local et provisoire des valeurs créées par l’action collective mais n’a pas poussé au bout la réflexion sur les conditions de la “création valorielle” et de l’“innovation stratégique” » (p. 72). Ce qui ne doit pas masquer l’intérêt de la dimension multidimensionnelle et transversale de la négociation telle que l’entend Kuty et que les textes rassemblés dans l’ouvrage traduisent chacun à sa façon, précisément.

Négociations et identifications

Corrélativement, et le texte de Jean-Yves Trépos y invite (p. 237-247), la notion de négociation valorielle ne peut être séparée d’une analyse des investissements identitaires, les « trois scènes » que dégage Kuty en attestent (identité « argumentative », « maus-sienne » et « narrative »). Il s’agit alors pour le sociologue d’être sensible aux passages de valeurs, qui permettent de combiner d’autres approches suscepti-bles d’enrichir le raisonnement – que ce soit la conceptualisation du passage chez Moser et Law24, ou encore les réflexions sur les rôles des passages et des passeurs dans la sociologie de la traduction. Certes, au sens strict, la traduction désigne le passage entre des univers scientifiques, en termes

de déplacement et de transposition d’un monde précis à un autre. Mais les quatre opérations que distingue analytiquement Michel Callon per-mettent bien de resituer des enjeux qui s’apparentent à de la négociation. La problématisation correspond à l’ac-tivité de reformulation d’un problème afin de le rendre « acceptable ». Puis c’est par l’enrôlement que des rôles sont assignés aux différents acteurs. L’intéressement désigne ensuite expli-citement les activités de négociations scellant des alliances entre acteurs et entre groupes. Enfin, la mobilisation permet la réalisation de l’action25.

Que l’on parle de transactions ou de traductions, se pose la question des hybridations, et des intersections et autres espaces interstitiels au sein lesquels celles-ci trouvent consistance pour s’opérer26, ce qui amène à reve-nir sur des processus d’identification. Sur ce plan, la contribution de Marc-Henry Soulet (p. 217-225) part des négociations valorielles pour interro-ger la propriété de non-intégralité des individus dans les interactions aux-quelles ils participent, c’est-à-dire le fait que « les individus ne sont pas pleinement dans les interactions qu’ils engagent au moment-même où ils s’y engagent » (p. 217). On aborde ainsi un débat important dans l’analyse sociologique, puisque cette probléma-tique renvoie aux tensions entre les entrées de Simmel et de Schütz. Pour le premier, l’individu est en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de toute situation et de toute relation, et donc il n’est jamais totalement là où il est27. Au contraire, pour le deuxième, dans toute théorisation sociologique, l’individu placé dans une situation ou une relation y est totalement impli-qué, pour ce qu’il y fait28. Si nombre de théories sociologiques ont impli-citement retenu la non-intégralité de l’acteur dans les situations29, elles ne l’ont pas pensée pour elle-même, d’où l’intérêt, selon M.-H. Soulet, d’intro-duire la notion d’identités transverses. Elle vise à saisir en même temps l’ici et l’ailleurs (et non pas seulement la situation hic et nunc), « sans réduire certaines au rang subalterne de com-posantes secondaires » (p. 219). À cet effet, elle suppose de mettre au centre

Page 151: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

150 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

de l’analyse de l’action la « pluralité de plans » correspondant à une situation (p. 221). C’est ici que vient s’articuler, poursuit l’auteur, l’approche de Danilo Martuccelli30, qui suggère de retenir non pas la lecture d’un monde social rigide mais au contraire celle d’un intermonde social caractérisé par la malléabilité et l’élasticité. Ceci permet-trait de rendre raison à la fois d’une ouverture au contradictoire (les indi-vidus parviennent à interagir même sur la base d’interprétations différen-tes) mais aussi des limites à intégrer (y compris du fait de la consistance de ce qui est socialement produit), dans un rapport permanent entre « textures » et « coercitions ». Il reste à préciser ce que pourraient être les méthodologies de saisie concrète de l’intermonde : on le voit, penser la négociation est loin d’être un champ clos et parfaitement balisé, mais conserve toujours une dimension de défi.

C’est peut-être d’autant plus vrai, et l’on terminera par là, que la géné-ralisation des théories de la négocia-tion (à laquelle on pourrait être tenté de conclure en parcourant le volume) pose aussi question : tout est-il négo-ciable, finalement ? Dans son texte (p. 77-82), Alain Eraly n’a pas tort de mettre le lecteur en garde, estimant que l’espace de la négociation doit être délimité pour justement autoriser la négociation, sans quoi la valeur heu-ristique de la théorie s’étiole : « Plus s’étend son champ d’application, plus le modèle de la négociation tend à réduire les phénomènes sociaux aux catégories de l’intérêt, de l’incertitude, du jeu et du compromis » (p. 77). C’est pourquoi A. Eraly prend ses distances avec la notion d’identités négociées, selon laquelle on considère que les identités sont toujours renégociées, entre échange et imposition (en situa-tion de migration, dans la sphère professionnelle, par les médias, etc.). Il ouvre ainsi une discussion sur le rapport entre reconnaissance et négo-ciations – mais aussi transactions. En effet, dans sa théorie de la recon-naissance aujourd’hui bien connue, Axel Honneth distingue trois sphères correspondant à trois types de rap-ports à soi : la sphère de l’amour et la confiance en soi ; la reconnaissance

juridique avec l’accès au respect de soi ; et l’estime sociale qui permet l’estime de soi. Honneth souligne alors que la reconnaissance réciproque des sujets, suivant ce triple répertoire, fonde l’identité individuelle, et que le déni de reconnaissance pèse, à l’inverse, sur le rapport à soi31. Il en va donc bien de construction de l’identité, et la question est alors : les trois formes de reconnaissance visées – l’amour, la reconnaissance en tant que sujet de droit et l’estime sociale comme reconnaissance des qualités propres de l’individu – sont-elles négociables ? Eraly répond sans grand détour par la négative. La mobilisation des outils de la transaction sociale pourrait égale-ment s’y confronter.

Notes

1. On s’autorise à les citer, par ordre alpha-bétique : Benoît Bastard, Michel Born, Jacques Commaille, Sébastien Dalgalar-rondo, Pierre Desmarez, Claude Dubar, Christophe Dubois, Alain Eraly, Ber-nard Fournier, Erhard Friedberg, Claire Gavray, Jean-Louis Genard, Jean-François Guillaume, Joël Hubin, Marc Jacquemain, Paul Martens, Marco Martiniello, Fran-cis Pavé, François Pichault, Jean-Daniel Reynaud, Frédéric Schoenaers, Philippe Scieur, Marc-Henry Soulet, Pierre-Eric Tixier, Jean-Yves Trépos, Luc Van Cam-penhoudt et Didier Vrancken.

2. Ce qui entre en congruence avec la pos-ture promue par Gilles Herreros, « Revisi-ter l’intervention sociologique », Annales des Mines. Gérer et comprendre, 49, 1997, p. 83-92.

3. Deux contributions de juristes, hauts-magistrats belges, figurent dans l’ouvrage, celles de J. Hubin et de P. Martens, en écho aux travaux de sociologie du droit engagés par O. Kuty.

4. Olgierd Kuty, Innover à l’hôpital, Paris, L’Harmattan, 1994. Entre temps, la recherche de Kuty a également été popu-larisée à travers l’ouvrage de Michel Cro-zier et Ehrard Friedberg, L’Acteur et le Système, Paris, Seuil, 1977, ces derniers se fondant sur cet exemple pour argumenter la notion de contingence des systèmes d’action.

5. Olgierd Kuty, « Le paradigme de négo-ciation », Sociologie du travail, 2, 1977, p. 157-175.

6. Olgierd Kuty, La négociation des valeurs. Introduction à la sociologie, Bruxelles, De Boeck, 1998, cité p. 325.

7. O. Kuty prend ici ses distances avec la thèse de Raymond Aron, pour lequel : « Comme l’a dit un profond psychologue du nom d’Hitler, entre les intérêts les compromis sont toujours possibles, entre les conceptions du monde, jamais ». Cité in : O. Kuty, La négociation des valeurs…, op. cit., p. 10.

8. Ce qu’a bien souligné Christian Thuderoz, Négociations. Essai de sociologie sur le lien social, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

9. C’est ce que montrent dans le présent ouvrage Frédéric Schoenaers et Christo-phe Dubois, en s’attachant à la coexistence des deux formes de négociation dans les prisons belges (p. 193 sq.), sachant que le milieu carcéral a constitué l’un des pre-miers terrains de recherche d’O. Kuty.

10. On renvoie en particulier à son article publié dans le numéro inaugural de la revue Négociations : « Une matrice concep-tuelle de la négociation. Du marchandage

Page 152: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

151

Philippe Hamman Penser la négociation des valeurs en sociologie

à la négociation valorielle », Négociations, 1, 2004, p. 45-62, cité p. 57-58.

11. Cf. Jean Remy et alii, Produire ou repro-duire ?, Bruxelles, De Boeck, 1978, et le triptyque d’ouvrages collectifs co-dirigés par Maurice Blanc : Pour une sociologie de la transaction sociale, Paris, L’Harmat-tan, 1992 ; Vie quotidienne et démocra-tie. Pour une sociologie de la transaction sociale (suite), Paris, L’Harmattan, 1994 ; Les transactions aux frontières du social, Lyon, Éditions Chronique sociale, 1998.

12. « Ce fut peut-être parce qu’instinctive-ment on a saisi la difficulté de cet état de choses qu’on a joint à la liberté et à l’égalité une troisième exigence, celle de la fraternité », écrit Georg Simmel, Socio-logie et épistémologie, Paris, PUF, 1981, p. 144-145 (original, 1917).

13. Selon l’expression de Raymond Ledrut, L’Espace en question, Paris, Anthropos, 1976, p. 96.

14. Ce que nous avons pointé dans le cas des relations de travail transfrontalières en Europe : Philippe Hamman, « From “Multilevel Governance” to “Social Tran-sactions” in the European Context », Swiss Journal of Sociology, 31(3), 2005, p. 523-545 ; Les travailleurs frontaliers en Europe : mobilités et mobilisations transnationales, Paris, L’Harmattan, 2006 ; « Legal Exper-tise and Cross-border Workers’ Rights : Action Group Skills facing European Integration », International Journal of Urban and Regional Research, 32(4), 2008, p. 860-881.

15. De là sont définies quatre situations potentielles : associé contestataire (cor-respondant à un engagement de l’acteur à la fois dans la coopération et le conflit) ; associé asservi (coopération / soumis-sion) ; marginal contestataire (non-coo-pération / conflit) ; et marginal asservi (non-coopération / soumission). Cf. Ray-mond Quivy, Luc Van Campenhoudt, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2006, p. 112.

16. Thomas Schelling, Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1986 (trad. fr., original 1960).

17. Maurice Blanc, « Conflits et transactions sociales : la démocratie participative n’est pas un long fleuve tranquille », Sciences de la société, 69, 2006, p. 25-37.

18. Olgierd Kuty, La négociation des valeurs, op. cit., p. 237.

19. Claude Dubar, « Une sociologie (empiri-que) de l’identité est-elle possible ? », in : Suzie Guth (dir.), Une sociologie des iden-tités est-elle possible ?, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 25-31, cité p. 27.

20. Olgierd Kuty, La négociation des valeurs, op. cit., p. 325.

21. Bernard Francq, La Ville incertaine. Poli-tique urbaine et sujet personnel, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2003.

22. Erving Goffman a mis en avant l’impor-tance de la relation subjective à l’identité attribuée par les autres, « identité virtuel-le » en permanence susceptible de consti-tuer un « stigmate » : Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975 (1e éd. 1963).

23. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.

24. Ingunn Moser, John Law, « Good pas-sages, bad passages », in : J. Law, J. Hassard (eds.), Actor Network Theory and After, Oxford, Blackwell, 1999, p. 196-219.

25. Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domesti-cation des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, 36, 1986, p. 169-208.

26. Sur cette problématique de l’hybridation, cf. Philippe Hamman, Jean-Matthieu Méon, Benoît Verrier (dir.), Discours savants, discours militants. Mélange des genres, Paris, L’Harmattan, 2002 ; et, pour des illustrations de la portée des espaces d’intersections dans les politiques locales, voir l’exemple du développement durable urbain : Philippe Hamman (dir.), Penser le développement durable urbain : regards croisés, Paris, L’Harmattan, 2008.

27. Georg Simmel, « Note on the problem : How is society possible ? », American Jour-nal of Sociology, 16, 1910.

28. Alfred Schütz, Le Chercheur et son quoti-dien : phénoménologie des sciences socia-les, Paris, Méridiens Klincksieck et Cie, 1987.

29. On peut penser entre autres à l’acteur-interprète d’Erving Goffmann, à l’acteur marginal-sécant d’Haroun Jamous ou à l’acteur sur-adaptatif de Bernard Lahire. M.-H. Soulet signale encore d’autres décli-naisons dans son texte (p. 218-219).

30. Danilo Martuccelli, La Consistance du social. Une sociologie pour la modernité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

31. Axel Honneth, La lutte pour la recon-naissance. Grammaire morale des conflits sociaux, Paris, Cerf, 2000.

Page 153: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

recensions

152

Laurent Besseles MJc. de l’été des blousons noirs à l’été des Minguettes 1959-1981Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 2008, 391 pages

La publication de cet ouvrage résulte d’un travail de doctorat en histoire socia-le, soutenu à Paris I en 2004, le directeur de thèse étant le Pr. Antoine Prost.

Le premier intérêt de l’ouvrage est de contenir toute la démarche de l’his-torien, Laurent Besse, annoncée dans le titre, et le second est d’être préfacé par Antoine Prost. Ce dernier a d’ailleurs le mérite de résumer le projet originel ou la mission fondatrice des MJC en une proposition simple visant à rappeler sa dimension politique : Il s’agissait ainsi « d’éduquer les jeunes à la démocratie par la prise de responsabilités à la base, même la plus infime » et nous y trouvions l’es-poir, de la réalisation d’une démocratie associative autour d’un projet participatif cher à la « deuxième gauche » (p.13). Un premier travail de définition nous per-met de sortir de la confusion car nous confondons trop souvent les MJC avec les Maisons de la culture (chères à Malraux) ou encore les centre sociaux-culturels (leurs missions tendant d’ailleurs, de plus en plus, à se rapprocher).

Il importe dès lors, pour l’auteur, de montrer leur contribution à la dynamique du champ de l’éducation populaire. Lau-rent Besse construit cette démonstration en distinguant historiquement trois pha-ses majeures qui aurait comporté autant de moments ou de tournants décisifs pour leur institutionnalisation.

La première phase d’installation, considérée par certains observateurs

d’comme son âge d’or, couvre la période allant de 1959 à 1965.

D’entrée de jeu, la thèse de Laurent Besse est de rappeler ce que l’essor des Maisons des jeunes et de la culture doit à une problématique sociétale particu-lière : l’apparition du blouson noir et les appréhensions qu’il susciterait chez « certains ». Cette nouvelle figure juvé-nile, médiatiquement et socialement amalgamée au délinquant des nouveaux quartiers populaires, est comme le facteur déclencheur d’une seconde naissance. Nous sommes ainsi au croisement de différentes logiques sociales : la jeunesse ici concernée a connu la seconde guerre mondiale au moment de la petite enfance, la guerre d’Algérie secoue en ces temps-là les mouvements de jeunesse, de nou-velles aspirations (notamment dans le domaine de la sexualité) voient le jour du côté de la jeunesse en provoquant maints commentaires sociologiques etc. Toutefois, une conjoncture ne suffit pas à elle seule à provoquer le changement et il aura fallu l’action décisive d’au moins trois personnalités porteuses de différen-tes cultures professionnelles pour que l’alchimie sociale puisse prendre. Le rôle majeur joué par le secrétaire d’État à la jeunesse et au sport, Maurice Herzog, est mis en avant ainsi que ceux exercés par André Philip et Lucien Trichaud, res-pectivement président et délégué général de la FFMJC (Fédération Française des Maisons des Jeunes et de la Culture). C’est ainsi par un volontarisme concrète-ment et directement traduits en actes que Maurice Herzog saura convaincre des interlocuteurs et publics professionnel qui lui étaient préalablement hostiles : un budget revu à la hausse rendant possi-ble la professionnalisation des directeurs

des MJC, un programme de construction de nouveaux équipements anticipant de manière presque prématurée les besoins de professionnels, une réelle considéra-tion du travail réalisé en MJC passant par des visites d’établissement (pratique qui a surpris du fait même de sa nouveauté)…

La seconde phase, qui est la plus brève (1966-1969), est celle de la déstabilisation d’un projet de développement des MJC auparavant porté par le politique.

Il s’agit d’une phase charnière fai-sant rentrer les MJC et leur fédération dans une zone de turbulences qu’elles ne connaissaient plus… Ce brusque chan-gement d’orientation politique aura pour conséquence la démission du président de la FFMJC aboutissant à la scission de la fédération. Laurent Besse évoque l’ar-rivée du nouveau secrétaire d’État, Fran-çois Missoffe, comme la principale source de ces nouvelles difficultés. Ce dernier, développant une conception singulière de la jeunesse dont il faut travailler le « caractère », se montre particulièrement sensible à certaines thèses émises mino-ritairement dans son camp politique et visant à trouver dans les MJC des foyers communistes. De plus, il conteste l’utilité des directeurs qui forment le premier corps d’animateurs qualifiés.

La crise alors volontairement pro-voquée atteste la sensibilité du secteur de l’éducation populaire au contexte idéologique, fragilité qui sera d’ailleurs confirmée et amplifiée dans la troisième phase… celle de la mise en cause d’une légitimité institutionnelle (1970-1981).

Cette troisième période se caractérise par le désengagement financier de l’État, la montée en force du rôle joué par les municipalités, et la contribution du sec-teur à la progression de la gauche. Cette

Page 154: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

153

Recensions

153

contribution sera source d’espoir… et de désillusion. Pris entre le marteau de l’État de plus en plus indifférent et l’enclume du renforcement des exigences des munici-palités, les responsables et animateurs du monde associatif des MJC oscillent entre désillusion et sentiment d’avoir été trahis par leur camp.

Laurent Besse signifie ce déséquilibre transactionnel en ces termes : « Chez les militants MJC, la conscience d’avoir joué un rôle dans la victoire des forces de gau-che s’accompagnait de voir les nouvelles municipalités « renvoyer l’ascenseur » selon une expression fréquemment uti-lisée (…) Mais l’amertume des militants n’est d’abord que la rançon des espoirs de mars 1977 » (p.334).

Les nouvelles problématiques socia-les, comprenant notamment les nouvelles interrogations suscitées par l’été des Min-guettes, ont pour effet de repositionner le secteur de l’animation autour des théma-tiques de l’intégration et de l’insertion. Laurent Besse évoque parallèlement à ces nouvelles considérations politiques le « déclin de la ferveur éducative » (p.357). En fait, les MJC sont de plus en plus concurrencées sur les deux pôles de la jeunesse et de la culture, leur vocation de polyvalence semblant se retourner contre elles.

En définitive, la somme des données accumulées par Laurent Besse est impres-sionnante et ne peut qu’intéresser tout lecteur désireux de se plonger dans la complexité de réalités proches. Elle nous renseigne utilement sur le rôle joué par les craintes sociales dans l’expérimen-tation éducative et sociale… Il suffit de penser aux représentations collectives qui poussaient, au XIXe siècle, à la création des premières salles d’asile ou encore à celle des résidences sociales. Le sociolo-gue des professions pourra, par ailleurs, y trouver un matériau pour mieux for-maliser les contours de l’identité profes-sionnelle de l’animateur socioculturel, participant pleinement de la culture pro-fessionnelle de la corporation des tra-vailleurs sociaux…

Jean-Yves Causer Université de Strasbourg

CRESS Centre de recherches en sciences sociales

david COURPASSON & Jean-cLaude thoeniGQuand les cadres se rebellentParis, Vuibert, 2008, 179 pages

Les auteurs l’avancent d’emblée : ce livre parle de rébellion, de révolte et de contestation dans les entreprises moder-nes. D’une résistance active (par opposi-tion aux freinages, vols et autres types de contestations passives) et pour le moins originale parce qu’elle émane de cadres « de très haut niveau », habituellement réputés pour leur consentement au travail (Durand, Le Floch, 2006). S’il était établi que les salariés exécutants pouvaient en même temps s’impliquer très fortement tout en exprimant une distance, voire une contestation radicale, par rapport à la règle dominante et à l’ordre établi de l’entreprise (Linhart, 2004), il restait à identifier les logiques de ces rébellions singulières.

L’ouvrage traite de sept cas de salariés à haut potentiel qui, du jour au lende-main, osent s’opposer à leur hiérarchie alors qu’ils doivent justement leur place à leur capacité à intérioriser la logique managériale et à épouser les intérêts de l’entreprise. Si de tels comportements, malaisés à quantifier, méritent un exa-men de 179 pages (même si, en évitant nombre de répétitions, le livre aurait pu être écourté), c’est parce qu’à travers ces « pétages de plombs » se lisent les trans-formations du pouvoir, l’évolution pro-gressive des modèles de gestion et de gouvernement des organisations, mais aussi la réalité du quotidien, parfois impi-toyable, de l’univers entrepreneurial.

Ciblé sur la volonté de mettre au jour les tenants et les aboutissants de la rébel-lion, l’objet central de l’ouvrage peut se résumer en quelques questions : « Qui dit non, qui s’insurge, qui se rebelle ? Dans quelles circonstances des cadres passent-ils à l’acte ? Contre quoi et contre qui leur refus est-il dirigé ? Quelles sont les finalités qui guident ces protagonistes et qu’espè-rent-ils changer ? ». Le questionnement n’élude (heureusement) pas la question du lendemain : quelles sont les consé-quences, pour le rebelle et son entre-prise, de son acte ? Parmi ces histoires de rébellion qui servent de fil conducteur à l’analyse, mentionnons celle de Jean-Paul, ingénieur diplômé d’un école pres-tigieuse, titulaire d’un MBA coté. Chef de

département « travaux » chez Bat, il reçoit un coup de téléphone de son superviseur qui, pensant qu’il a la carrure pour deve-nir, à terme, le grand patron de l’entrepri-se, lui propose – mais est-ce réellement une proposition ? – d’intégrer un labora-toire d’essais que Bat vient d’acquérir. S’il accepte, la récompense sera, paraît-il, à la hauteur de ses efforts : diriger la business unit nord-américaine de l’entreprise. La proposition serait anodine si le coup de téléphone n’avait pas eu lieu un vendredi soir, à 22h, à un rare moment de repos goûté en famille après deux longues jour-nées de déplacement, si le laboratoire ne se situait pas en Écosse, s’il n’y avait pas à envisager nombre de licenciements in situ et si Jean-Paul disposait de plus de 24h de réflexion – son départ pour l’Écosse, pour une durée de 6 à 9 mois, étant programmé trois jours plus tard (sic). Au-delà des données factuelles, il faut retenir de cet exemple – symptoma-tique – la volonté des dirigeants de tester les capacités des cadres. Le défi revient à poser la question : jusqu’où êtes-vous prêts à vous investir pour l’entreprise ? Le fait que le coup de téléphone arrive au sein du cadre spatiotemporel privé (familial) n’est pas anodin : il s’agit jus-tement de voir ce que « pèse » la famille au regard de l’entreprise, d’évaluer les priorités et le degré des sacrifices que le cadre est prêt à consentir pour cette dernière. Jean-Paul vient en effet d’être papa. Réussites « familiale » et profes-sionnelle semblent dès lors ne plus aller de pair. Le dilemme révèle une violence symbolique (Bourdieu, Wacquant, 1992) : s’il accepte, il met incontestablement sa vie familiale entre parenthèses (voire en danger) ; s’il refuse, il sait pertinemment que ses jours dans l’entreprise sont comp-tés. Up or out.

Tout au long des cinq premiers cha-pitres, on suit le devenir de ces cadres en amont, pendant et après leur rébellion. Sont appréhendées les conséquences – sociales, économiques, politiques – de ces actes, à la fois pour les rebelles, leurs collè-gues et l’entreprise. On apprend ainsi que leurs contestations peuvent être destruc-trices pour eux, mais aussi pour l’entre-prise, qui n’a pas voulu les entendre. En leur fixant un ultimatum, l’entreprise ris-que de les perdre, eux ainsi que quelques collègues susceptibles de démissionner au nom d’une logique de fonctionnement

Page 155: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

154 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »154

d’un « management sacrificiel » qu’ils ne cautionnent plus. Cependant, fait est de constater que « la parenthèse de la rébel-lion est plutôt brève et contenue » par un management qui « siffle vite la fin de la récréation ». Mais D. Courpasson et J.-C. Thoenig montrent également que les rébellions poussent les entreprises à ima-giner des solutions innovantes. En effet, on aurait tort de croire qu’elles ne sau-raient servir les intérêts de l’entreprise : ces « acteurs créatifs et responsables […] investissent leur énergie dans la recherche de solutions, ils proposent des façons de faire alternatives, et souvent aussi efficaces sinon plus ». Ils peuvent ainsi s’autopro-clamer promoteurs de projets alternatifs susceptibles d’induire des changements souvent bénéfiques pour l’entreprise. On découvre alors en quoi la contestation peut tout aussi bien être productive. Par ailleurs, si la résistance est susceptible de desservir les intérêts du rebelle, elle peut tout aussi bien les servir : il arrive que ces cadres « courageux » voient leur car-rière accélérée à la suite de leur acte. En effet, « résister, c’est gouverner, c’est mon-trer que l’on est capable de comprendre, et même de mieux comprendre certains enjeux que les gouvernants eux-mêmes ». Le chapitre 6 permet d’identifier trois types de « porteurs de création » : le néo-professionnel, le communautaire et le rebondisseur. S’ensuit une autre typo-logie sur les différentes rebellions créa-trices (collégiale, territoriale, cognitive). Après avoir caractérisé l’intrusion de la sphère privée des cadres dans l’univers « public » entrepreneurial (chap. 7), les auteurs montrent en quoi ce modèle managérial, au fond si résistant, n’est rien d’autre que de la bureaucratie (chap. 8), « celle que le management contemporain hétérodoxe déclare pourtant vouloir faire disparaître ». Ils brossent enfin les nou-velles formes d’organisation (adhocratie, la post-bureaucratie, l’hétérarchie) de l’éternelle bureaucratie des entreprises. L’ouvrage se clôt avec le chapitre 9 sur un plaidoyer à propos d’une méthode alter-native de management : la polyarchie. Le lecteur intéressé par ces « histoires de résistance » pourra utilement consul-ter le site Internet dédié (www.jeresiste.com), élaboré par quelques membres, dont David Courpasson, du Centre de recherche OCE (Organisations, Carriè-

res, nouvelles Élites) de l’École de Mana-gement de Lyon.

Si l’on peut regretter l’absence de questionnement sur le pouvoir explicatif d’autres facteurs que la seule « absur-dité du management » – on a du mal à se satisfaire d’un « les cadres qui se rebellent sont apparemment mieux dotés en capital social que ceux qui ne se rebellent pas » –, on apprécie de voir, en filigrane, se dessiner une critique de certains modes de fonctionnement du management moderne. Sont dénoncées la « prétention arrogante à l’hégémonie », la « négation du débat » qui va de pair avec « l’infailli-bilité d’une élite bénéficiant d’une large impunité gestionnaire » et une forme de « mépris à l’égard des gens du bas ». Cet ouvrage qui ne saurait, ni ne prétend d’ailleurs, résulter d’une méthodologie rigoureuse ni d’une analyse empirique dense, a l’intérêt d’ouvrir un nouvel espa-ce de questionnement relatif à la trans-formation des modes et des modalités de contestation en entreprise. Le XXè siècle ayant scellé la transformation de la composition socioprofessionnelle de la population active, il convient en effet d’appréhender les spécificités des rébel-lions des cadres des entreprises tertiari-sées par rapport aux luttes syndicales des ouvriers du secteur industriel. D’ailleurs, ces nouvelles formes de contestation ne seraient-elles pas symptomatiques d’un passage du management d’hommes failli-bles (au sens que lui donne Paul Ricœur (1960), c’est-à-dire d’hommes à la fragi-lité affective qu’il importe d’encadrer), à des hommes capables (Abel, Porée, 2007), entendus comme des cadres – ces élus de l’entreprise – ayant intériorisé les contraintes productives et la nécessité de s’autocontrôler (Élias, 1994) ? La réponse ne semble pas si évidente que ne le sous-entend l’hypothèse.

Julien Pierre Université de Strasbourg

EA 1342 Sciences sociales du sport

Jean-pierre ESQUENAZIla vérité de la fiction. comment peut-on croire que les récits de fiction nous parlent sérieusement de la réalité ?Paris, Lavoisier, 2009, 201 pages

Jean-Pierre Esquenazi, sociologue des médias et de la culture, s’efforce depuis plusieurs années de valider une démarche de recherche en sociologie de l’art, qui ne s’intéresserait pas exclusivement à la pro-duction ou à la réception, mais qui porte-rait également sur les œuvres. Dans cette perspective, il s’interrogeait dans son pré-cédent ouvrage¹ sur la relation qui s’éta-blit entre des communautés humaines et des œuvres d’art, envisageant celles-ci comme des processus symboliques.

Portant cette fois-ci plus particulière-ment son attention sur la fiction, il s’ef-force de comprendre les rapports effectifs que les récits fictionnels développent avec leurs destinataires, qu’ils soient lecteurs, spectateurs ou téléspectateurs. S’écartant très nettement des thèses structuralistes sur la fiction, Esquenazi se situe dans une compréhension plus philosophique du phénomène narratif, à la suite d’auteurs comme Kate Hamburger, Félix Martinez-Bonati, Thomas Pavel, ou encore Jean-Marie Schaeffer. Dans La vérité de la fiction, Esquenazi va porter la réflexion sur la cohabitation entre les univers fic-tionnels et la réalité, et sur ce qu’il appel-le « l’acceptabilité » du récit, c’est-à-dire les critères selon lesquels le destinataire adhère au récit. En effet, citant plusieurs études empiriques (menées aussi bien sur le public de la série Dallas, sur des lecteurs de romans policiers, ou sur des spectateurs des films de David Lynch ou David Cronenberg), l’auteur constate que le critère de la « vérité de la fiction » est massivement invoqué par le destina-taire pour expliquer l’intérêt, ou le plaisir, qu’il éprouve à l’égard du récit fictionnel. Ainsi la question qui sous-tend l’ensem-ble de l’ouvrage : comment se fait-il que des destinataires parlent de la « vérité » d’un récit « fictionnel » ? Car prétendre qu’une fiction est « juste », « vraie », « c’est en faire un mode effectif de compréhen-sion de notre réalité » (p.11). Esquenazi s’interroge alors sur les conditions de possibilité d’une fiction « véridique » : il s’agit de « parvenir à montrer comment

Page 156: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

155

Recensions

155

un certain type d’énoncé prend sens à l’intérieur d’un contexte particulier : comment l’affirmation qu’une fiction est vraie trouve sa signification du fait d’être située dans un cadre social spécifique » (p.13).

Chaque section de l’ouvrage constitue une étape d’un raisonnement permet-tant d’éclairer les notions de « vérité », de « récit fictionnel », ou de « destinataire ». Esquenazi aboutit ainsi à une définition de la vérité fictionnelle perçue comme « une proposition concernant une situa-tion de la réalité du destinataire, exempli-fiée justement par un univers fictionnel, contestable de façons diverses, attribuée éventuellement à un locuteur-auteur, médiatisée par un personnage fictionnel et énoncée par le destinataire du récit » (p.174). Cette notion de « paraphrase » que développe l’auteur s’avère particuliè-rement intéressante, et désigne ici le fait, pour le destinataire, de s’approprier le récit de telle façon qu’il perçoit l’univers fictionnel comme une situation exem-plifiant le monde réel, ou du moins une part de la réalité du destinataire ; le récit fictionnel joue alors, selon Esquenazi, le rôle « d’une paraphrase du domaine de réalité concerné » (p.155).

L’un des aspects les plus stimulants du travail d’Esquenazi sur la fiction réside sans doute dans sa prise en compte de genres de fictions généralement dédai-gnés par la recherche, comme par exem-ple, les séries télés (celles-ci pâtissent en effet de la réputation qu’une certaine sociologie critique a façonnée de la télé-vision, et font rarement l’objet d’analyses rigoureuses). Ainsi, à travers l’exemple d’un épisode de la série Law and Order, Esquenazi tente de démonter les méca-nismes du fonctionnement de la fiction télévisuelle, et de mettre en évidence pour quelles raisons le public y adhère et la juge « vraie » ; trois conditions doivent être réunies : l’acceptabilité de la base réelle de l’univers fictionnel, la plausibi-lité du récit, et la justesse d’au moins un des points de vue portés par les person-nages sur le récit.

Enfin, en conclusion de sa réflexion, Esquenazi plaide pour la mise en place d’un programme de recherche prenant en compte, dans l’étude des publics du ciné-ma, du roman, de la télévision, le crédit que les destinataires accordent à la fiction dans leur construction de la réalité.

Note

1. Jean-Pierre Esquenazi, Sociologie des œuvres, De la production à l’interprétation, Paris, Armand Colin, 2007.

Régis LANNO Université de Strasbourg

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”

WiLLiam GASPARINI & GiLLes vieiLLe-marchisetle sport dans les quartiers. pratiques sociales et politiques publiquesParis, PUF, coll. « Pratiques physi-ques et société », 2008, 176 pages

En France, il est désormais large-ment admis que le sport constitue un puissant vecteur d’intégration à la vie sociale, notamment pour des populations marginales, exclues ou minoritaires. Les exemples vus dans les médias de réussite sociale de sportifs généralement issus des quartiers, les discours assénés dans le champ politique ou scientifique, mais aussi les résultats de nombreux sondages d’opinion trouvent tous leur point de convergence dans l’exaltation des vertus sociales, intégratives et pacificatrices des pratiques sportives.

Quels sont néanmoins les fondements réels de cette « idée force » ? Le sport peut-il vraiment pacifier et redynamiser une banlieue ? Quels sont les sports pratiqués dans les quartiers ? Selon quelles moda-lités ? Pourquoi privilégier le sport dans les politiques urbaines à destination des quartiers de relégation ? Autant de ques-tions que se proposent d’élucider les deux auteurs de cet ouvrage, William Gaspa-rini et Gilles Vieille-Marchiset.

Les deux sociologues proposent, dans un premier temps, de questionner les catégories utilisées dans le titre du livre : « sport », « quartiers », « politiques publi-ques ». Il s’agit en particulier pour les auteurs de mettre en exergue que ces « catégories de pensée » sont l’enjeu de luttes symboliques où s’opposent des représentations construites dans diffé-rents champs de l’espace social (média-tique, politique, universitaire, etc.) et au

sein même de chacun de ces champs. William Gasparini et Gilles Vieille-Mar-chiset fournissent alors un certain nom-bre de données contextuelles permettant de mieux appréhender les caractéristi-ques de la pratique sportive dans les quar-tiers pauvres. Ils rappellent aussi que le sport demeure, quoi que l’on en dise, un « univers » social cloisonné, bousculant au passage plusieurs représentations du sens commun. Ils se livrent ensuite à une analyse du sport pratiqué par les « classes populaires », en précisant bien que sous cette appellation uniformisante se cachent en réalité des groupes sociaux divers, qui entretiennent chacun un rap-port singulier aux activités physiques et sportives. Afin d’appréhender cette diver-sité, le « quartier » semble représenter, selon les auteurs, une unité d’observation relativement intéressante, à condition d’en clarifier la signification. Ils réalisent alors une généalogie de l’usage du terri-toire urbain comme catégorie de l’action publique et catégorie d’appréhension des problèmes sociaux. Enfin, ils retracent la genèse des politiques publiques et sociales du sport, dont l’émergence est en partie liée au développement de l’État-provi-dence, et dont les évolutions accompa-gnent les grands changements structurels qui affectent la société française.

Dans un deuxième temps, William Gasparini et Gilles Vieille-Marchiset abordent la diversité des activités spor-tives pratiquées dans les quartiers popu-laires. Selon eux, elles oscillent entre l’associatif organisé et l’auto-organisé. Du côté de la pratique sportive organisée, ils repèrent trois types distincts d’associa-tions sportives : les clubs sportifs « tradi-tionnels » constitués historiquement dans les quartiers ouvriers selon une logique de « paternalisme sportif » et privilégiant la performance ; les « associations de sport-insertion » qui poursuivent l’objectif de l’insertion, la citoyenneté et l’apprentis-sage des règles sociales et qui tendent à intégrer des populations en situation de désaffiliation sociale ; et les « associations non sportives proposant des sports », à commencer par les organisations de jeunesse et d’éducation populaire. Du côté des activités « auto-organisées » ou informelles, les deux sociologues souli-gnent d’abord qu’elles se déroulent dans la rue, mais aussi sur des espaces sportifs spécifiques, délimités, comme les « pla-

Page 157: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

156 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »156

teaux EPS », les « J-sports » ou les « équi-pements multisports ». Au niveau des pratiquants, ils notent l’omniprésence des jeunes hommes (douze à dix-huit ans en grande majorité) issus de milieu ouvrier ou employé et faiblement dotés en « capital sportif », ils relèvent la pré-sence d’un certain nombre de principes structurants d’organisation derrière l’ap-parente inorganisation, et insistent sur les tensions entre logiques individualistes et besoin d’affiliation, sociabilité choisie et sociabilité imposée, ouverture à tous et exclusion des moins « doués ». En somme, les deux auteurs constatent que, loin de s’opposer, les activités auto-organisées et les sports institutionnalisés sont bien souvent, dans les quartiers, pratiqués par les mêmes jeunes, notamment dans le football et le basket.

Le troisième temps enfin est consacré à l’émergence du sport dans les dispositifs des politiques sociales urbaines, notam-ment depuis les années 1980. En pré-sentant les différentes phases du recours aux activités physiques et sportives pour faire face aux situations de « crise » dans les banlieues, les auteurs montrent par-ticulièrement bien que les politiques sociales urbaines par le sport se situent au confluent de plusieurs secteurs d’in-tervention publique mettant aux prises une multitude d’acteurs institutionnels spécifiques : de l’« État-animateur » aux collectivités locales, en passant par le mouvement sportif. Les deux sociologues analysent ensuite plus en profondeur l’im-plication croissante des collectivités terri-toriales dans les dispositifs d’intervention sociale par le sport. Ils dégagent deux principaux éléments d’explication de cet engagement : d’une part, la conjoncture de la décentralisation, et d’autre part, l’augmentation massive des inégalités territoriales. À partir de l’exemple de la ville de Strasbourg, William Gaspa-rini et Gilles Vieille-Marchiset abordent certaines contradictions des politiques sociales urbaines par le sport, comme le renforcement de l’exclusion des filles ou l’impasse que constituent les dispo-sitifs d’insertion par l’emploi sportif. Ils démontrent finalement par là que l’action publique par le sport est bien souvent guidée par des croyances idéologiques et des compromis autour des valeurs positi-ves, sociales et éducatives du sport. Or, les auteurs notent que le sport peut consti-

tuer un levier d’éducation, de citoyenneté et d’émancipation, mais uniquement à condition de l’utiliser avec précaution et discernement, et sans en faire un remède miracle à tous les maux de la société.

À ce titre, cet ouvrage est indispen-sable aux acteurs de terrain comme aux chercheurs et étudiants qui tentent de mieux saisir les enjeux, les inconvénients et les atouts de l’intervention sociale par les activités physiques et sportives.

Pierre Weiss Université de Strasbourg

EA 1342 Sciences sociales du sport

maurice GODELIER & micheL panoFF (dir.)le corps humain. conçu. supplicié, possédé, cannibaliséParis, CNRS éditions, 2009, 575 pages

Un premier constat s’impose au sujet de l’ouvrage collectif coordonné par Maurice Godelier et Michel Panoff : il offre une appréciable richesse et une remarquable diversité de matériaux. Le corps humain. Conçu. Supplicié, possédé, cannibalisé peut avant tout se lire comme un véritable roman d’aventure, à la fois celle de la production des hommes et celle de leur devenir sur terre. Car derrière chaque article, le lecteur devine toute l’étendue d’une Weltanschauung particu-lière qui lui sera plus ou moins accessible, plus ou moins lointaine.

Long de seize contributions pour la partie dédiée à la conception du corps et de neuf autres textes pour la partie consacrée au supplice, l’ouvrage réunit essentiellement des anthropologues, même si des historiens viennent joindre leurs voix à l’ensemble. Sans qu’il soit nécessaire de rentrer dans les détails, le nombre d’interventions différentes se traduit naturellement par une variété des terrains. Les sociétés de l’Océanie sont certes légèrement surreprésentées, mais cela n’enlève rien à l’impression de vaste diversité qui se dégage à la lecture. Par ailleurs, cette déclinaison des observa-tions dans différentes sociétés d’Océanie

permet la mise en perspective des grilles de lecture sur des terrains géographi-quement très proches mais suffisamment éloignés dans les conceptions de l’ordre social et, partant, dans les représentations de la façon dont est produit un enfant. Diversité des matériaux également : si certaines contributions reposent sur des matériaux d’origine exclusivement litté-raires (Jean-Claude Schmitt, Christiane Klapisch-Zuber, Francis Zimmerman), d’autres exploitent des observations d’une grande richesse ethnographique (André Itéanu, Pascale Bonnemère).

Le corps donc, comme pierre de tou-che, tel que le titre l’indique. Avec, pour la première partie, une focalisation sur la façon dont le corps est socialement produit. Cela s’inscrit naturellement dans l’idée de ce « corps ventriloque », chère à Maurice Godelier, qui consiste à lire dans des inscriptions corporelles les trames de la société qui les produit : « […] décou-vrir quels problèmes posent à la pensée humaine les processus de construction des rapports sociaux et d’inscription de ces rapports dans le corps. ». Après la conception du corps, la seconde partie propose des approches de toutes sortes de nuisances faites au corps, dans un cres-cendo allant du supplice à l’anthropopha-gie en passant par la possession. Comme pour la conception, l’idée centrale des grilles d’analyses est bien de voir com-ment toutes ces mésaventures relèvent de l’expression de rapports sociaux : les agressions entrent dans un cadre social et permettent surtout l’expression renouve-lée de ce cadre social. Par exemple, dans son article sur le corps des femmes de la côte est de la mer Noire en Turquie, Sabi-ne Strasser montre combien les crises de possession réaffirment la valeur des règles de contrôle social des femmes. Plus large-ment, que le supplice vienne châtier un individu ayant rompu l’équilibre socio-cosmique ou préparer à une initiation, il est toujours l’occasion de faire du corps à la fois le signe d’un désordre et celui de la restauration de l’ordre.

Il faut bien l’avouer, la voix de ce corps ventriloque est plus ou moins aisée à entendre selon le contexte, surtout pour le lecteur non-anthropologue. Par exemple, les règles parfois complexes qui détermi-nent la parenté peuvent amener la perte du fil de l’analyse et du propos principal : le recours à la représentation schémati-

Page 158: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

157

Recensions

157

que est alors un support indispensable ! Mais cette difficulté et la diversité de sociétés rencontrées dans l’ouvrage agis-sent pour le sociologue comme un filtre bénéfique qui le conduit à reprendre ses travaux avec un regard plus distancié encore. Il ne s’agit là pourtant que d’un bénéfice secondaire. La force de l’ouvrage réside bien entendu dans le traitement proposé de l’objet corps, objet relative-ment incontournable en sciences sociales. Avec efficacité, l’ensemble des contribu-tions invite à ne pas se laisser piéger par les évidences trompeuses de la corporéité judéo-chrétienne. Si nous voulons consi-dérer le corps humain comme signifiant dynamique des rapports sociaux, comme nous y sommes invités par le livre, cela nous amène, premièrement, à marquer évidemment une distance radicale d’avec bon nombre de lectures naturalistes, et secondement, à nous méfier des modè-les proposant une approche trop figée , structuraliste, de la société.

Dans l’ensemble des contributions, l’une ou l’autre peut présenter certaines faiblesses dans l’analyse des faits obser-vés : l’articulation entre les hypothèses interprétatives et les éléments du recueil de terrain est dans ces rares cas par-fois abrupte et peine à obtenir l’adhésion du lecteur. Mais il s’agit réellement de cas isolés au sein d’un ouvrage collectif de très bonne tenue, dont la lecture est autant source de réflexion que de plaisir.

Hervé Polesi Université de Strasbourg

Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe”

thierry JANDROKtueurs en série. les labyrinthes de la chairPertuis (Vaucluse), Rouge Profond, 2009, 222 pages

La fascination qu’exerce sur le public le tueur en série tient selon Thierry Jan-drok à sa faculté d’excéder les représenta-tions : il sait ce qu’est la réalité mais il lui impose la grammaire de ses fictions, c’est un fin connaisseur des âmes mais il met sa psychologie au service de ses propres

projections imaginaires, il est très bien intégré socialement mais son masque dissimule une perversion qui ne respecte personne. Thierry Jandrok n’entreprend pas dans ce livre un exposé organisé sur le mode universitaire : il procède par entrées multiples, en croisant théorisa-tion psychanalytique (sur la grammaire de la folie, le pouvoir des pulsions…), études de cas cliniques, analyses d’œuvres littéraires, cinématographiques et télévi-suelles, s’essayant même à la rédaction de trois courts textes de fiction, qui tiennent d’ailleurs lieu de prologue, d’interlude à mi-parcours, et d’épilogue. Pas d’in-troduction ni de conclusion, donc, à un ouvrage qu’il est difficile de résumer : on se contentera ici d’en faire ressortir quel-ques idées saillantes.

Qui sont les tueurs en série ? Au-delà de la diversité de leurs histoires et de la complexité de leur personnalité, ils s’or-ganisent préférentiellement autour d’un mode pervers, soit que leur structure psy-chique soit perverse essentiellement, soit que le noyau en soit psychotique mais s’organise sur ce mode pervers. Parfois, il existe des couples réunissant un pervers et un psychotique, l’un étant le maître à penser de l’autre.

La perversion se caractérise par la transgression, le pervers ne se soumettant qu’à une seule loi, celle de son bon plai-sir. Il n’ignore pas les lois, il les connaît même très bien, mais en joue et joue des autres là où il sait ces derniers organisés par ces lois. Il sème le trouble, dénie les faits, les reconstruit, réécrit la réalité : une réalité qu’il plie à son bon vouloir en lui imposant les scénarios que lui-même à rédigé. Les rituels que le tueur en série s’impose et impose à ses victimes obéis-sent à cette nécessité pour lui d’organiser son fantasme dans les actes et les décors de la réalité.

La perversion se lit dans la capacité qu’ont les tueurs en série, revenant sur leurs méfaits, de jouer sur les doutes de leurs interlocuteurs. Le doute étant un mode répandu, surtout dans la moder-nité, dans les rapports que les humains entretiennent à la réalité, même quand les faits semblent s’imposer, le pervers est comme aspiré dans cette faille que lui présentent ses interlocuteurs : “Mais non, docteur, je n’ai pas tenté de séduire cette petite. C’est elle qui est venu sur mes genoux et qui a joué avec mon sexe…

Vous dites que je l’ai violée, alors que c’est elle qui m’a dragué… Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui pourrait s’en pren-dre à des gays ? Ce serait plutôt à moi de me plaindre de leur harcèlement…” La constante de cette réécriture de la réalité, c’est le procédé qu’elle fait jouer d’une mise à distance de la situation : le pervers n’y est pour personne, dans tous les sens du terme, on ne peut pas le retrouver, le confondre, et si les faits lui sont opposés, il se présente comme la victime.

D’où viennent-ils ? La réponse à cette question éclaire souvent le basculement dans ce mode de construction de soi qui sollicite constamment le regard de l’autre tout en évitant d’y être capturé. Les trans-gressions qui les font vivre sont souvent celles dont ils ont été eux-mêmes victimes dans leur enfance. Il fallait se faire petit, s’effacer, ne pas exister, en quelque sorte faire le mort pour survivre. La compré-hension du monde qui est la leur est celle d’une société qui ne respecte pas les lois qui sont censées les protéger : le jour où ils saisissent cela, ils décident de cesser d’en être les objets pour faire fonction-ner les lois et les gens à leur bénéfice. Ils disent eux-mêmes qu’ils ne sont pas fous, et ils ont raison : ils savent comment le monde fonctionne, ils savent qu’ils transgressent et qu’ils sont des monstres, mais comme ils ont survécu au pire, ils se pensent comme au-delà de l’humanité. En fait, eux sont des hommes, et c’est le reste de l’humanité qui n’a pas dépassé le stade de la proie dont on peut faire de la viande.

Comment procèdent-ils ? Dans un jeu de regards en miroir, ils sont en quête de reconnaissance, mais accepter le regard de l’autre, d’un autre qu’ils ne maîtri-seraient pas, reviendrait à s’exposer de façon insupportable. Ils ne cherchent dans le regard de l’autre que le miroir de leur propre regard. Ils ne peuvent prêter aux autres aucune intériorité, ne peuvent occuper aucune place clairement définie dans une relation intersubjective. Par contre, ils savent prendre les autres à ces jeux de miroir. “Le pervers se place de l’autre côté du miroir, non pas comme un individu ordinaire qui regarderait son reflet, mais comme un reflet regardant tous ces autres qu’il feindrait de refléter” (p. 24). Le pervers attire ses proies en se présentant comme celui qui posséderait la clé de leur désir et de sa satisfaction,

Page 159: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

158 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

il ressemble à ce que chacun pourrait souhaiter de mieux. Spécialiste de la transgression, maître à penser et maître à jouir, il embarque ses victimes là où elles ne s’imaginaient pas un jour parvenir. L’expérience du contact avec la perver-sion, le souvenir d’un moment d’aban-don de soi, la promesse d’une jouissance sans limites, marquent les victimes d’une empreinte si puissante qu’elles sont sou-vent portées à excuser leur tortionnaire, même après coup. “La tentation de sub-sister au regard [du tortionnaire] comme un bon objet est parfois si puissante que le sujet [la victime] accepterait de faire n’importe quoi pour sauvegarder en lui l’idée qu’il est un bon objet d’amour pour autrui” (p. 31).

L’importance de ce jeu des regards, que le tueur en série sollicite tout en évi-tant d’être capté par eux, souligne l’im-portance des médias de communication ainsi que des scripts culturels qui lui fournissent les outils et les contenus de leurs mises en scène. Le phénomène du tueur en série émerge au XIXe siècle, en phase avec l’explosion de la presse écrite et de la littérature policière. Les tueurs pervers n’ont pas d’imagination propre, ils ne sont pas créatifs. Ce sont en grande partie les exemples historiques du passé, les grands tueurs de masse, qui leur four-nissent leurs modèles. Les policiers, les journalistes et les écrivains propulsent leurs actes et ceux de leurs prédécesseurs réels ou imaginaires sur la scène publi-que, leur conférant l’aura des anciens dieux et monstres des théogonies que la modernité a fait disparaître. “Sans dire que le cinéma est un pousse-au-crime, le futur meurtrier, d’abord fasciné par les images et l’intrigue, semble y découvrir un sens qui s’adresserait à lui, en par-ticulier” (p. 165). Le sujet s’empare du substrat des fictions pour donner corps et sens à ses pulsions restées jusque là en suspens de symbolisation, non organisée en désir.

L’ouvrage de Thierry Jandrok est foi-sonnant, souvent touffu, voire agaçant par son recours à une phraséologie de spécialiste (psychanalytique, en l’occur-rence) qui n’éclaire pas toujours le lecteur non averti. Une construction par chapi-tres indépendants, et donc l’absence de progression au long de l’ouvrage, conduit à de fréquentes redondances. Certains passages traitent un peu indifféremment

des tueurs en série, des tueurs en masse, des massacres organisés, des pervers en général, alors que les catégories nécessi-teraient d’être comparées et différenciées. Mais c’est un livre qui nourrit la réflexion sur son objet et pose les bonnes questions. En particulier, le chapitre sur la récidive (p. 177sq.) montre que le tueur en série est un analyseur impitoyable du fonction-nement de nos systèmes judiciaires. Les statistiques, dit Thierry Jandrok citant Stéphane Bourgoin, sont imparables : les tueurs en série récidivent toujours, ils ne peuvent pas faire autrement. Ils sont inaccessibles à la négociation de leurs pulsions : une démarche thérapeutique suppose un mécanisme réflexif qui est chez eux absent. Si les États modernes assumaient leurs logiques de contrôle social, ils devraient laisser les tueurs en série en vie mais les enfermer jusqu’à leur décès et réduire au maximum leurs marges de manœuvre. Cependant, outre que cette solution est humainement peu défendable, comment envisager la prise en charge de prisonniers qui savent qu’ils ne sortiront jamais ? Celle-ci n’est possible que dans des structures d’ac-cueil dont Thierry Jandrok pense que les administrateurs, geôliers et soignants devraient eux-mêmes être recrutés pour leurs composantes perverses. De tels établissements seraient voués à l’échec puisqu’ils auraient pour résultat de victi-miser les criminels dans l’opinion publi-que. “La présence des tueurs en série dans les sociétés occidentales pose un réel problème aux politiques. Elle pousse les pouvoirs dans leurs derniers retran-chements, les oblige à mettre en place des structures policières et un contrôle social de plus en plus virulents” (p. 186). Il y a là une réflexion qui annonce des suites nécessaires, de la part aussi bien des psychologues que des sociologues et des politiques.

Patrick Schmoll CNRS / Université de Strasbourg

Laboratoire “Cultures et sociétés en Europe”

cLaudie VOISENAT (dir.)imaginaires archéologiquesParis, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, 277 pages

Les contributions publiées dans ce cahier numéro 22 de la collection « Eth-nologie de la France » sont issues de trois journées d’études d’un groupe de travail associant anthropologues, ethnologues, sociologues, archéologues, journalistes, poètes et artistes plasticiens, qui se sont réunis entre 2003 et 2006 dans le cadre du Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (Lahic).

Ce recueil d’articles, premier d’une série de cinq volumes consacrés à l’ar-chéologie, est emblématique de cette dis-cipline qui s’intéresse à tous les aspects de la vie humaine, et convoque pour ce faire aussi bien les sciences humaines que les sciences dites exactes, constitutives de son discours.

Cet ouvrage se donne pour objet d’ex-pliciter, en s’attachant au sens et aux implications sociales de cette discipline (l’archéologie), les raisons qui poussent nos contemporains à revendiquer comme légitime le souvenir vécu ou mythique d’une expérience individuelle ou collecti-ve qui est subjective et s’inscrit tour à tour dans le registre de l’émotif et de l’affectif, de l’imaginaire et de l’irrationnel.

Compte tenu de l’hétérogénéité des diverses contributions nous reprendrons le découpage en quatre parties tel qu’il est proposé initialement par l’éditeur.

Dans une première série de chapitres, les auteurs analysent non seulement de quelle façon la fascination causée par le passé concourt à la reproduction sur plusieurs générations d’une élite d’édiles propriétaires/guides de grottes ornées, mais encore comment à partir d’un fait divers local (la présomption d’un trésor enfoui) se tisse une légende à résonance internationale, que l’imaginaire collectif va contribuer à entretenir durant un demi siècle, en réélaborant à partir d’un maté-riau originel équivoque des thèses plus farfelues les unes que les autres. Cette première partie s’achève par une analyse de contenus d’une série de lettres éma-nant d’enquêteurs fantaisistes (inventeurs de pseudo gisements archéologiques) adressées aux archéologues patentés des Services régionaux de l’archéologie.

Page 160: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

159

Recensions

Une seconde partie porte sur la puis-sance évocatrice des traces du passé, cause et sujet d’inspiration du poète et de l’écrivain, au risque de les plonger l’un et l’autre dans une certaine forme de sidération.

Dans un troisième temps une réflexion portant sur les rapports existant entre création artistique contemporaine et archéologie expérimentale nous renvoie à des questionnements métaphysiques où esthétique et épistémologie tentent de s’éclairer mutuellement.

Enfin, à partir de matériaux emprun-tés à la fiction littéraire, il est détaillé comment à partir d’un mythe (celui de l’Atlantide) le recours à l’archéologie à entretenu un discours source de contro-verses scientifiques séculaires. La dernière contribution, de Gaetano Ciarcia, revisite l’œuvre de Marcel Griaule, en le passant au crible d’une critique acerbe mais néan-moins non dépourvue de justesse.

Pour conclure, cet ouvrage offre un ensemble de réflexions « qui interrogent le rapport imaginaire, créatif et souvent passionnel que les hommes entretien-nent avec leur passé enfoui ». Le lecteur archéologue qui s’intéresse à des problé-matiques plus en prise avec le terrain (au sens propre du terrain de fouille) restera peut-être sur sa faim, mais en attendant les volumes ultérieurs du Lahic dans cette collection, force est de constater qu’un tel travail permet de montrer que l’ar-chéologie enrichit l’ensemble des sciences humaines en posant un regard lucide sur le présent tout en donnant à nombre de questions contemporaines des réponses inattendues.

Olivier Zumbrunn Archéologue

Institut national de recherche archéologique préventive, Strasbourg

Page 161: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

résumés des articles

JérôMe Beauchez

Dans l’éclat de l’Autre : Boxer comme on éprouve son étrangeté

À partir de l’ethnographie d’un groupe de boxeurs, ce texte interroge l’engagement pugilistique comme expé-rience d’un affrontement à l’Autre dont les raisons et les effets dépassent le seul cadre du ring. Éclairant le geste par la parole des pugilistes, il propose une des-cription des figures de la lutte travaillée dans la densité des parcours biographi-ques. Réunis par l’expérience de l’immi-gration, ceux-ci portent chacun à leur manière l’empreinte d’une confrontation à l’étrangeté entendue comme une dis-qualification sociale de l’altérité éprou-vée dans l’intimité de ses blessures. À la façon d’un éclat de l’Autre ancré dans la chair des boxeurs bien avant qu’ils ne se livrent à l’adversité du corps-à-corps, cette dernière apparaît dès lors au premier rang des raisons symboliques permettant de comprendre la pratique du combat.

alain Bertho

L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger

La mondialisation propose à l’anthro-pologue de nouvelles figures d’altérité : celles de la multiplicité hétérogène des modes d’intellectualité coexistant dans des situations socialement localisées. L’émeute est un des terrains ou se don-nent à voir, de façon paroxystique ces disjonctions subjectives. La production de l’étranger apparaît alors comme une

opération institutionnelle de réification juridique d’une altérité irréductible. Elle met en lumière les recompositions de l’Etat dans la mondialisation dans les-quelles la légitimité se fonde plus sur la capacité à exclure que sur la volonté de rassembler. En démultipliant les assi-gnations objectivantes ou exotiques de l’altérité (ethnique, culturelle, religieuse, juridique), elle autorise aussi à la mul-tiplication des affirmations identitaires dans la haine de l’autre.

Marie-noële denis

Les étrangers en France : données chiffrées et cas de l’Alsace

La présence des étrangers en France est le résultat d’une longue histoire où les touristes et les étudiants représentent la face la plus prestigieuse. Au revers, il faut compter avec ce que l’on appelle « la population immigrée » qui représen-tait en 2004 4 310 000 individus, c’est à dire 7,4 % de la population métropoli-taine. L’arrêt de l’immigration de main d’œuvre en 1974, et les nécessités du regroupement familial, ont entraîné la féminisation de cette population et son rajeunissement. Mais ses conditions de travail restent difficiles, dans les emplois les moins valorisés, et le chômage plus élevé que dans le reste de la population. L’Alsace est l’une des régions françaises qui a accueilli le plus d’immigrés. Ils se distinguent par leur forte concentration dans les trois grandes villes de Stras-bourg, Mulhouse et Colmar, mais aussi par leur dispersion sur tout le territoire. La présence d’une importante commu-

160

Rés

umés

Page 162: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

161

résumés

nauté turque constitue aussi une parti-cularité régionale.

Brigitte Fichet

Le droit des étrangers et les nouveaux gardes frontières

La lutte contre l’immigration, légale ou illégale, ne concerne pas seulement la police, la police aux frontières, les consulats et les préfectures ; elle entraî-ne dans son courant de plus en plus de professions dont ce n’est pas la mission première : transporteurs, officiers d’état civil, employeurs, agents de l’ANPE… Quelles sont les contraintes qui s’exercent sur eux ? Quelles sont les modifications que cela implique dans leurs pratiques professionnelles ? Quels garants peuvent-ils être des droits des étrangers ?

philippe haMMan

La figure de l’étranger dans les mondes syndicaux. Quelques réflexions à partir des espaces frontaliers

La façon dont les organisations syn-dicales intègrent les travailleurs étran-gers demeure assez peu étudiée, souvent angle mort entre, d’une part, la focale des mouvements sociaux et, de l’autre, les approches en termes de migrations et leur traitement par l’action publique. Ce texte s’y arrête, retenant les territoires frontaliers en Europe, à partir du terrain de la France du nord-est. Ces espaces économiques originaux emportent à pré-sent une dimension politique et identi-taire en voie de densification, à partir des migrations frontalières de travail et des relations sociales transnationales qui s’y nouent, de part et d’autre d’une frontière. Dans ces espaces semi-institutionnalisés, on s’attache en particulier aux trajectoires des syndicalistes en charge des questions transfrontalières, qui s’avèrent être des acteurs-passeurs aux propriétés mixtes. La question de la maîtrise de la langue et de la pratique interculturelle le mon-tre spécialement, lorsqu’il s’agit d’aller à la rencontre de l’autre, au sens de la dialectique du proche et du lointain telle que Georg Simmel l’a introduite autour de la figure de l’étranger, que vient à incarner ce migrant pendulaire qu’est le

travailleur frontalier, entre l’étrangéité et l’étrangeté.

nicole lapierre

W.E.B. Du Bois, le « problème » noir et la « question » juive

Revenant sur l’œuvre de W.E.B. Du bois, et notamment sur son analyse du racisme fondée sur la ligne de séparation des couleurs (color line), cet article mon-tre comment la « découverte de la ques-tion juive » l’a conduit à élargir sa vision du problème noir et à sortir d’une forme d’essentialisme, au profit d’une critique universalisante des préjugés raciaux.

laurent Muller

Figures contemporaines de l’« étranger » à Strasbourg

Cet article a pour objet, à partir d’ob-servations empiriques effectuées à Stras-bourg, de brosser le portrait de ‘l’étranger’ contemporain. Un projet dont la trame théorique s’inspire très librement des travaux du sociologue Georg Simmel en la matière. Il s’agit en l’occurrence de la figure du juif comme victime de l’anti-sémitisme à travers les siècles, de celle du commerçant étranger, de l’élu issu de l’immigration, du jeune Beur ainsi que de la musulmane voilée : cinq ‘types’ contemporains ayant pour dénomina-teur commun d’incarner, selon Georg Simmel, une unité relationnelle entre distance et proximité. Cette unité dans la relation à l’autre « s’organise [en fait] en une constellation dont la formule la plus brève serait celle-ci : la distance à l’inté-rieur de la relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie que le lointain est proche. Car le fait d’être étranger est naturellement une relation tout à fait positive, une forme particulière d’interaction ». Ici, ‘l’étran-ger’, le Français stigmatisé en raison de sa confession juive, l’élu maghrébin, l’épicier arabe, le jeune banlieusard ainsi que la musulmane portant le hijâb sont, chacun à leur manière, « un élément du groupe lui-même, tout comme le pau-vre, et les divers ‘ennemis de l’intérieur’, un élément dont la position interne et l’appartenance impliquent tout à la fois l’extériorité et l’opposition ». Différents

portraits auxquels, il est possible d’asso-cier celui du ‘demandeur d’asile’.

MohaMed ouardani

L’altérité, ou l’histoire de la poutre et de l’écharde. Réflexions autour des manières de considérer l’autre

Penser que tous les hommes sont égaux c’est admettre que tous les hommes peu-vent être auréolés de nos vertus comme ils peuvent être atteints de nos tares… Ce qui n’a aucune vérité factuelle, aussi de nos jours. Le barbare est d’abord celui qui croit à la barbarie, a souligné Claude Lévi-Strauss. C’est parce que nous considérons l’autre comme non-humain, comme grossièrement et inconvenable-ment différent de ce que nous sommes – et de ce que nous pensons être – que nous nous conduisons en barbare et que nous pouvons lui infliger un traitement que jamais nous n’aurions pensé l’infliger aux membres de notre propre groupe. De fait, rares sont les occurrences où nous sommes capables de nous rendre comp-te du foncièrement blâmable dans nos conduites et attitudes, en même temps que nous faisons preuve de grande pers-picacité à repérer puis dénoncer les tares des autres.

elise pape

Étranges étrangers au fil des générations. L’analyse d’un récit de vie

L’article contraste les travaux théo-riques sur l’étranger de Georg Simmel, Zygmunt Bauman et Homi K. Bhabha par la présentation empirique de l’ana-lyse d’un récit de vie. La manière dont une jeune femme d’origine marocaine perçoit ses origines étrangères permet de montrer comment elle adapte son étran-géité en fonction de son entourage, mais aussi comment elle déconstruit et recons-truit la notion de l’étranger. L’article se penche également sur la manière dont elle transmet ses origines à ses enfants, opérant une sélection des éléments trans-mis en fonction de leur reconnaissance par la société majoritaire ; et mettant en place une transmission rendant l’étran-géité invisible, parant ainsi ses enfants au mieux de la discrimination. L’analyse

Page 163: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

162 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »162

dégage en quoi ce processus correspond à une affirmation de soi, à une affirmation de la fierté de ses propres origines qui forme un contraste avec sa démarche simultanée d’adaptation.

Johanna proBst

Le droit et le contentieux des étrangers : enjeux, conflits et processus décisionnels

Le processus d’admission au séjour des étrangers en France implique un certain nombre d’acteurs détenteurs de pouvoirs et de fonctions différentes. Les décisions d’accord ou de refus du droit de séjourner régulièrement en France font l’objet d’un processus administratif et juridique qui se développe dans ce que nous appelons le contentieux du droit des étrangers. L’article se concentre sur les relations qui lient trois différents types d’acteurs engagés de ce contentieux : les agents de la préfecture, les magistrats et les avocats. Il propose une analyse des éléments organisationnels et structurels intervenant dans les processus décision-nels et décrit leurs relations conflictuelles avec les considérations subjectifs et indi-viduels des acteurs.

Freddy raphaël

L’œuvre d’Edmond Jabès ou l’écriture de « l’étrangeté »

La vie et l’écriture d’Edmond Jabès se caractérisent par l’arrachement et l’assi-gnation à l’errance. Son départ en 1957 d’Égypte où il est né et son exil en France, dont il partage la langue et la culture mais où il se sent un étranger, réactivent les souvenirs de la Shoah encore proche à cette époque. L’expérience de l’écriture est elle-même une mise à distance qui redouble paradoxalement cet exil là où elle cherche à en combler le vide.

séBastien schehr

Le traître comme étranger radical

Si le traître a toujours fait l’objet – de l’Antiquité à nos jours – de représenta-tions négatives; s’il a de tous temps – en

raison de son action et des bouleverse-ments qu’elle implique – focalisé contre lui indignation, ressentiment collectif et désir de vengeance, il n’en reste pas moins une figure complexe, ambivalente, dont le rôle dans la vie politique et sociale ne sauraient être oblitéré facilement. Ainsi, même si toute trahison peut être carac-térisée sociologiquement comme une violation des rapports de confiance et de loyauté, elle n’en constitue pas moins un acte fondateur et instituant, qui confron-te son auteur à une expérience singulière, proche de celle de l’étranger chère à Sim-mel ou du « marginal man » qu’évoque R. E. Park. Il s’agira dans cet article de relever les accointances qui existent entre ces diverses figures, en nous penchant notamment sur certains aspects mécon-nus de la condition de « traître ».

eMily troMBik

Être étranger en prison

L’article pose la question de l’étran-geté des détenus non nationaux en Fran-ce. L’analyse dynamique et interactive de l’étranger révèle l’importance d’une prise en compte des différents univers sociaux auxquels il doit se référer. Le vécu des détenus étrangers est marqué par une distanciation avec la société fran-çaise ainsi qu’avec les acteurs du système pénitentiaire, tandis que nous constatons simultanément une intégration dans le groupe des détenus.

paul Masotta & gilBert Vincent

Le nom de l’étranger. Ulysse, entre hospitalité et hostilité

L’étude repose sur le pari suivant : l’analyse sociologique peut gagner à s’ap-puyer sur une démarche herméneutique, elle-même attentive à l’apport de la psy-chanalyse. L’objectif poursuivi est néces-sairement plus étroitement circonscrit : il s’agit, de montrer que, grâce à un élargis-sement des ressources de « l’imagination sociologique », grâce en particulier à une relecture de l’Odyssée, on peut enrichir la palette des représentations culturelle-ment disponibles pour penser les multi-

ples rapports possibles à l’altérité. Ulysse, dans cette perspective, n’est pas ce héros balloté par des forces extérieures, divi-nes ou démoniaques : l’univers fictionnel dans lequel il entraîne le lecteur est celui des passions, les siennes, alimentées par un imaginaire diversement investi dans les figures du parasite, de l’intrus, du captif complice etc. On ne se fait pourtant pas faute de le souligner : la fiction roma-nesque signale les conditions de possibi-lité de l’accès au « réel » ; des conditions hautement symboliques, immanentes à la pratique de l’hospitalité. L’Odyssée raconte une navigation périlleuse, parmi différents écueils relationnels. C’est ainsi que l’œuvre peut nous aider, sociologues ou anthropologues, à affiner l’outillage catégoriel, voire conceptuel indispensa-ble pour penser tant les impasses rela-tionnelles que les alliances improbables et les délivrances symboliques.

Page 164: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger
Page 165: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

164 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, “Stranger-Foreigner”

JérôMe Beauchez

The fragment of the Other: boxing as an experience of foreignness

Taking the ethnography of a group of boxers as a basis, this text examines the commitment to fight as an experience of confronting the Other, where reason and effect go beyond the mere frame of the boxing ring. The article sheds lights on gesture through the fighters’ words, offering a description of boxing figures detailed through the density of biographical backgrounds. Brought together through the experience of immigration, all these life histories bear the mark of a confrontation with foreignness, understood as being a form of social disqualification of otherness, experienced in the very wounds it generates. Like a fragment of the Other anchored in the flesh of the boxers well before they enter the adversity of a physical fight, this otherness stands at the forefront of the symbolic reasons that can help us understand why boxers fight.

alain Bertho

Rioting, the state of war and building the foreigner

Globalisation offers the anthropologist new facets of otherness: the heterogeneous plurality of coexisting modes of intellectual vision in socially localised situations. Rioting is one area where subjective disjunctions are paroxysmally displayed. Producing the foreigner then appears as an institutional operation of legally reifying an invincible otherness. It highlights how the state is recomposed through globalisation, where legitimacy is based more on the ability to exclude than a desire to bring together. By providing an array of objectivizing or exotic attributions to otherness (ethnic, cultural, religious or legal), it is also encouraging an expanding range of assertions of identity in terms of hatred of the other.

Marie-noële denis

Foreigners in France: data and the case of Alsace

The presence of foreigners in France stems from a long history where tourists and students represent the most prestigious facet. On the flip side of the coin, the so-called “immigrant population” must be taken into account, representing 4,310,000 individuals in 2004, i.e. 7.4% of the population in mainland France. With the end of immigration for labour purposes in 1974 and the need to reunite families, the result is that this population has become younger and more feminine. Yet working conditions remain hard, for jobs of lesser standing, and unemployment is higher than in the rest of the population. Alsace is one of the French regions that opened its doors to a high number of immigrants. One marked feature is that although they are mainly concentrated in the 3 large towns of Strasbourg, Mulhouse and Colmar, they are nonetheless also widespread throughout the territory. The presence of a large Turkish community is another regional feature.

Brigitte Fichet

The right of foreigners and the new border guards

The fight against legal or illegal immigration is not just a matter for the police, the border police, consulates and prefectures. It also sweeps along in its current an ever-increasing number of professions where immigration is not the primary concern: carriers, registrars, employers, agents working for job centres etc. What constraints are they under? What are the resulting changes in their professional practice? Can they stand as guarantors of foreigners’ rights?

philippe haMMan

The foreigner in the world of trade unions. Some thoughts based on border areas

The way in which trade unions integrate foreign workers has not been studied in depth and often represents a blind spot in terms of the focus of A

bstrac

ts

Page 166: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

165

Abstracts

165

social movements on the one hand, and approaches to migration and how they are handled by public action on the other hand. This text ponders the issue taking into account the border areas in Europe based on north-east France. These unique economic areas carry an identity and political dimension which are currently becoming denser, based on cross-border migrations for work purposes and the transnational social relations that are formed on both sides of the border. In these semi-institutionalised areas, we look in particular at the itineraries of trade union workers in charge of cross-border issues, who appear as stakeholder intermediaries with mixed characteristics. The issue of language fluency and intercultural practice is particularly pertinent when encountering the other in terms of the dialectics of near and far as introduced by Georg Simmel around the figure of the foreigner, incarnated by this pendulum migrant, the cross-border worker, between foreignness and strangeness.

nicole lapierre

W.E.B. Du Bois, of the black “problem” and the Jewish “question”

Referring to the work by W.E.B. Du Bois, and in particular his analysis of racism based on the colour line, this article shows how the” discovery of the Jewish question” led him to broaden his vision of the black problem and to emerge from a form of essentialism to the benefit of a universalising criticism of racial prejudices.

laurent Muller

Contemporary figures of the foreigner in Strasbourg

The aim of this article, based on empirical observations conducted in Strasbourg, is to paint the picture of the contemporary “foreigner”. The theoretical frame for this project is very freely inspired by the works of the sociologist Georg Simmel on the subject. We concentrate here on the image of Jews as victims of anti-Semitism through the centuries, the image of the

foreign traders, elected representatives coming from an immigrant background, second-generation North Africans and Muslim women wearing the veil. These 5 contemporary “types” have, according to Georg Simmel, a common denominator whereby they embody a relational unit between distance and proximity. This unit in the relationship with the other “is organised [in fact] like a constellation which, put into the briefest formula, would be as follows: the distance inside the relationship signifies that what is near is far, but the very fact of otherness, means that what is far is near. For the fact of being a foreigner is naturally a highly positive relationship and a special form of interaction.” Here “the foreigner” - French people stigmatised for belonging to the Jewish faith, North African elected representatives, Arab grocers, and urban youths and Muslim women wearing hijabs are, each in their own way, “a cog in the group itself, just like the poor and the various “enemies from the inside”, a cog whose internal position and belonging imply both exteriority and opposition”. They are different portraits to which the “asylum seeker” can be associated.

MohaMed ouardani

Otherness or the story of the beam and a splinter. Thoughts on how to consider the other

To think that all men are equal is to admit that all men can bear halos of our virtues as they can be stricken by our flaws. In our times, this has no factual truth. The barbarian is first and foremost someone who believes in barbarianism as Claude Lévi-Strauss underlined. It is because we consider the other as being nonhuman, and as being crudely and improperly different from what we are – and what we think we are – that we behave like barbarians and that we can inflict a treatment that we would never think of inflicting on members of our own group. Indeed, it is only on very rare occasions that we are able to realise what is deeply at fault in our behaviours and attitudes, while we show great perspicacity in spotting and denouncing the flaws in others.

Page 167: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

166 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, “Stranger-Foreigner” 166

elise pape

Strange foreigners through the generations. The analysis of a life story

The article sets in contrast the theoretical works on the foreigner by Georg Simmel, Zygmunt Bauman and Homi K. Bhabha through an empirical presentation of analysing a life story. The way in which a young woman of Moroccan descent perceives her foreign origins enables us to show how she has adapted her foreignness to her surroundings, and also how she deconstructs and rebuilds the notion of foreigner. The article also focuses on how she transmits her origins to her children, by selecting the elements she transmits according to how they are acknowledged by the majority society, and by setting up a transmission that makes foreignness invisible, thereby preparing her children for the best type of discrimination. The analysis demonstrates how this process corresponds to self-assertion and an assertion of pride in one’s own origins, which contrasts with her own concurrent approach to adaptation.

Johanna proBst

The Law and disputes concerning foreigners: the stakes, conflicts and decision-making processes

The process by which foreigners are temporarily allowed to stay in France implies a certain number of stakeholders with different powers and functions. Decisions to grant or refuse the right to stay in France in keeping with the law, follow an administrative and legal process which is developing in terms of legal disputes concerning the rights of foreigners. This article focuses on the relations which link 3 different types of stakeholders involved in these legal disputes: officials working at the prefecture, magistrates and lawyers. It offers an analysis of the organisational and structural factors involved in the decision-making processes and describes their conflictual relations with the subjective and individual considerations of the stakeholders.

Freddy raphaël

The work of Edmond Jabès or writings of “foreignness”

The life and writings of Edmond Jabès are characterised by uprooting and being destined to a life of wandering. In 1957, his departure from Egypt, where he was born, and his exile in France, a country whose language and culture he shares but where he feels foreign, revive memories of the Holocaust still very present at that time. The experience of writing is in itself a means of distancing which paradoxically underscores this exile instead of filling the gap.

séBastien schehr

The traitor as a radical foreigner

While the traitor has always – from ancient times till today – been accorded negative representations, while the traitor in all eras – due to his actions and the disruptions inherent therein – has been the focal point of indignation, group emotion and a desire for vengeance, he is nonetheless a complex and ambivalent figure, whose role in political and social life cannot be easily discarded. Even if all betrayal can be sociologically characterised as a violation of trusting relations and loyalty, it is nonetheless a founding act which confronts the author of the act with a unique experience, close to that of the foreigner so dear to Simmel or the marginal man mentioned by R. E. Park. In this article we will record the links between these various figures, concentrating in particular on certain ill known aspects of the condition of “traitor.”

eMily troMBik

Being a foreigner in prison

This article examines the issue of foreignness among non-national prisoners in France. The dynamic and interactive analysis of the foreigner reveals how important it is to take into account the various social environments he must refer to. The experience of foreign prisoners is marked by a distancing from French society and the actors of the penitentiary system, whereas we

simultaneously observe an integration in the group of prisoners.

paul Masotta & gilBert Vincent

The foreigner’s name. Ulysses, between hospitality and hostility

The study is based on the following wager: sociological analysis can improve if it is based on a hermeneutic approach, itself open to the contribution brought by psychoanalysis. The goal pursued is necessarily more narrowly limited: it is a question of showing that, thanks to broadening the resources of the “sociological imagination”, and thanks in particular to re-reading the Odyssey, we can enhance the palette of representations that are culturally available to examine the many potential relationships with otherness. Within this perspective, Ulysses is not a hero tossed about by external, divine or demon forces. The fictional universe into which he leads the reader is one of passions – his own passions – fed by an imagination diversely invested in the figures of the parasite, the intruder, the accomplice captive etc. Yet it cannot be underlined enough: Romantic fiction signals the potential conditions required to access what is “real”, highly symbolic conditions immanent in the practice of hospitality. The Odyssey tells the story of a perilous voyage dotted with relational pitfalls. As such, the work can help us sociologists and anthropologists to fine tune the sectional or even the conceptual tools required to examine both relational dead-ends and improbable alliances, and symbolic deliverance.

Page 168: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger
Page 169: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

JérôMe Beauchez

Im Glanz des Anderen: Boxen, wie man seine Fremdheit verspürt

Ausgehend von der Ethnografie einer Gruppe von Boxern untersucht dieser Text das kämpferische Engagement als Erfahrung der Konfrontation mit dem Anderen, deren Gründe und Wirkungen den eigentlichen Ring überschreiten. Durch die Untermalung der Kampfgestik mit den Worten der Kämpfer beschreibt der Artikel die Kampffiguren aus der Dichte der biografischen Lebensläufe heraus. Gemeinsamer Nenner ihrer Vitae ist die Erfahrung als Einwanderer, bei der jeder auf seine Art die Spuren seiner Konfrontation mit der Fremdheit trägt, die als eine soziale Disqualifizierung der Andersartigkeit verstanden wird, die jeder im Innersten seiner Verletzungen erlebt. In der Art eines abgesplitterten Stücks des Anderen im eigenen Fleisch erscheint dieser, lange bevor sie sich Mann gegen Mann mit dem Gegner messen, als wichtigster symbolischer Grund für das Verständnis der Kampfpraxis.

alain Bertho

Aufruhr, Kriegszustand und die Konstruktion des Fremden

Die Globalisierung bietet den Anthropologen neue Figuren der Andersartigkeit: die der heterogenen Vielfalt der intellektuellen Auffassung-sweisen, die in sozial lokalisierten Situationen koexistieren. Bei einem Aufstand werden diese subjektiven Trennungen paroxystisch sichtbar. Die Entstehung des Fremden vollzieht sich wie eine institutionell bedingte rechtliche Verdinglichung einer unabänderlichen Andersartigkeit. Sie erhellt die neuen Strukturen des Staates in der globalisierten Welt, bei denen die Legitimität sich mehr auf die Fähigkeit der Ausgrenzung als auf den Willen der Eingrenzung stützt. Indem diese so mehr objektivierende oder exotische Argumente für die (ethnische, kulturelle, religiöse und rechtliche) Andersartigkeit bringt, genehmigt sie ebenfalls die Anzahl der identitären Rechtfertigungen für den Hass gegen den Anderen.

Marie-noële denis

Ausländer in Frankreich: Zahlendaten im Fall Elsass

Die Tatsache, dass Fremde in Frankreich leben, ist das Ergebnis einer langen Geschichte, deren sichtbarste und prestigereichste Seite die Touristen und Studenten darstellen. Andererseits gibt es die „Gastarbeiter“ oder «Einwanderer», die 2004 4.310.000 Menschen zählen, das sind 7,4 % der Inlandsbevölkerung. Im Zuge des 1974 erfolgten Anwerbestopps und der Erfordernisse der Familienzusammenführung wurde die Migrantenbevölkerung zunehmend weiblicher und jünger. Aber ihre Arbeitsbedingungen bleiben schwierig, sie übernehmen die schlechter bezahlten Arbeiten und haben mit höherer Arbeitslosigkeit zu kämpfen als die restliche Bevölkerung. Das Elsass hat im Verhältnis mehr Ausländer aufgenommen als andere französische Regionen. Diese konzentrieren sich zwar im Wesentlichen auf die drei großen Städte Strasbourg, Mulhouse und Colmar, sind aber auch in den übrigen Teilen des Elsass anzutreffen. Die große türkische Gemeinde stellt auch eine regionale Besonderheit dar.

Brigitte Fichet

Das Recht der Ausländer und die neue Grenzbewachung

Der Kampf gegen legale oder illegale Einwanderer betrifft nicht nur die Polizei, die Grenzpolizei, die Konsulate und die Präfekturen; sie betrifft immer mehr Berufe, die primär mit Einwanderung nichts zu tun haben: Spediteure, Standesbeamte, Arbeitgeber, Angestellte der Arbeitsämter u. a. Welche Anforderungen stellt das an diese Berufe? Welche Veränderungen bringt dies für ihre berufliche Praxis mit sich? Inwiefern können Sie für die Rechte von Ausländern einstehen?

168

Zusa

mmen

fass

ungen

Revue des Sciences Sociales, 2009, Nr. 42 „Das Fremde am Fremden“

Page 170: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

169

Zusammenfassungen

169

philippe haMMan

Die Figur des Ausländers im Gewerkschaftswesen. Erfahrungen und Überlegungen aus den Grenzräumen

Bislang ist wenig untersucht, wie und inwiefern die Gewerkschaften ausländische Arbeitnehmer integrieren. Das Thema kommt oft nur im toten Winkel zwischen dem Brennpunkt sozialer Bewegungen und der Behandlung von Migrationsfragen durch die öffentliche Hand zur Sprache. Dieser Text will darauf eingehen und beschäftigt sich insbesondere mit den Grenzregionen Europas am Beispiel von Frankreichs Nordosten. Diese Wirtschaftsräume weisen derzeit wegen der grenzüberschreitenden Arbeitsmigration und der transnationalen sozialen Beziehungen, die auf beiden Seiten einer Grenze geknüpft werden, eine dichter werdende politische und identitäre Dimension auf. Der Artikel geht insbesondere auf die Lebenswege von Gewerkschaftern in diesen halb institutionalisierten Räumen ein, die für grenzüberschreitende Fragen verantwortlich sind und die ihre Rolle als Weitergebende sehr unterschiedlich auffassen. Die Frage der Sprachbeherrschung und der interkulturellen Praxis zeigt dies ganz besonders, wenn es darum geht, auf den anderen zuzugehen - im Sinne der Dialektik des Nahen und Fernen, die Georg Simmel um die Figur des Fremden konstruiert hat, jener Fremde, pendelnder Migrant und Grenzarbeiter zwischen Fremdheit und Fremdartigkeit.

nicole lapierre

W.E.B. Du Bois, das Schwarzen-„Problem und die Juden-Frage”

Im Rückblick auf das Werk von W.E.B. Du Bois und insbesondere auf dessen Analyse des Rassismus auf der Grundlage der Farbenlinie (color line) zeigt dieser Artikel, wie die „Entdeckung der jüdischen Frage“ ihn dazu gebracht hat, seine Vision des Schwarzenproblems zu erweitern und eine Form des Essentialismus zugunsten einer universellen Kritik der rassistischen Vorurteile zu verlassen.

laurent Muller

Zeitgenössische Figuren des « Fremden » in Straßburg

Ziel dieses Artikels ist, ausgehend von empirischen Beobachtungen aus Straßburg, ein Porträt des zeitgenössischen „Fremden“ zu skizzieren. Ein Vorhaben, dessen theoretischer Hintergrund sich sehr frei aus den Arbeiten des Soziologen Georg Simmel zu diesem Thema inspiriert. Es handelt sich hier um die Figur des Juden als Opfer von Antisemitismus über die Jahrhunderte, um den ausländischen Geschäftsinhaber, den Abgeordneten ausländischer Abstammung, den jungen Araber zweiter Generation sowie die Kopftuch tragende Muslimin: Fünf Typen unserer jetzigen Zeit mit dem gemeinsamen Nenner, nach Simmel eine Beziehungseinheit zwischen Distanz und Nähe zu bilden. Diese Einheit in der Beziehung zum Anderen „begründet sich auf einer Anordnung, die folgendermaßen auf die kürzeste Formel gebracht werden könnte: die innere Distanz in der Beziehung bedeutet, dass das Nahe fern ist, aber die Tatsache der Andersartigkeit selbst bedeutet, das das Ferne nahe ist. Denn die Tatsache, Fremder zu sein, ist von Natur aus eine äußerst positive Beziehung, eine besondere Art der Interaktion“. Hier sind die «Fremden» der Franzose, stigmatisiert wegen seines jüdischen Glaubens, der maghrebinische Abgeordnete, der arabische Lebensmittelhändler, der junge Araber aus den Vorstädten und die den Hijab tragende Muslimin, die jeder auf seine Art, „ein der eigentlichen Gruppe zugehöriges Element darstellen, wie auch der Arme und die verschiedenen ‚inneren Feinde’, ein Element, dessen innere Position und Zugehörigkeit gleichzeitig die Äußerlichkeit und die Gegensätzlichkeit umfassen.“ Verschiedene Porträts, denen man noch die Figur des „Asylbewerbers“ hinzufügen könnte.

MohaMed ouardani

Anderssein oder die Geschichte über den Splitter und den Balken. Überlegungen zu der Art, den anderen zu sehen

Denken, dass alle Menschen gleich sind, bedeutet zuzugeben, dass alle Menschen

mit unseren Tugenden geschmückt und aber auch mit unseren Makeln behaftet sein können… Dahinter steckt keinerlei faktische Wahrheit, auch heutzutage nicht. Barbar ist zunächst der, der an Barbarei glaubt, stellte Claude Lévi-Strauss nachdrücklich fest. Es ist, weil wir den Anderen als Nichtmensch, als grob und fast unanständig anders als das, was wir selbst sind - und was wir zu sein glauben - einschätzen, dass wir uns als Barbar aufführen und dass wir ihm eine Behandlung zukommen lassen können, die wir niemals jemandem aus unserer eigenen Gruppe zukommen lassen würden. Aus diesem Grund sind die Gelegenheiten selten, in denen wir uns unseres grundsätzlich tadelnswerten Verhaltens und Benehmens bewusst sind, gleichzeitig entwickeln wir großes Talent darin, die Makel der Anderen aufzuspüren und anzuprangern.

elise pape

Das Fremde am Fremden im Lauf der Generationen. Analyse einer Lebensgeschichte

Der Artikel stellt die theoretischen Arbeiten zum Fremden von Georg Simmel, Zygmunt Bauman und Homi K. Bhabha einer empirischen Analyse einer Lebensgeschichte gegenüber. Die Art wie eine junge Frau marokkanischer Abstammung ihre Andersartigkeit erlebt, macht es möglich zu zeigen, wie sie ihre Fremdheit an ihr Umfeld anpasst, aber auch wie sie ihr eigenes Fremdsein zerlegt und wieder aufbaut. Der Artikel beschäftigt sich ebenfalls mit der Art, wie sie ihre kulturelle Identität an ihre Kinder weitergibt, indem sie aus den weiterzugebenden Elementen tendenziell die auswählt, die in der dominanten Gesellschaft eher Anerkennung finden. Und indem sie die die Traditionen so weitergibt, dass deren Fremdheit nicht mehr durchscheint, um ihre Kinder am besten vor Diskriminierung zu schützen. Die Untersuchung zeigt, inwiefern dieser Prozess die Selbstbehauptung und den Stolz auf die eigene Abstammung stärkt, die zur gleichzeitig stattfinden Anpassung in Kontrast stehen.

Page 171: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

170 Revue des Sciences Sociales, 2009, Nr. 42 „Das Fremde am Fremden“170

Johanna proBst

Recht und Streitsachen bei Ausländern: Herausforderungen, Konflikte und Entscheidungsprozesse

Das Annahmeverfahren für die Aufenthaltbewilligung von Ausländern umfasst in Frankreich Akteure mit unterschiedlichen Machtbefugnissen und Funktionen. Die Zustimmungs- oder Ablehnungsentscheide für das Aufenthaltsrecht in Frankreich gehen über einen Instanzenweg durch die Verwaltung und die Gerichte, dies nennen wir die anhängigen Streitsachen der Ausländer. Der Artikel konzentriert sich auf die Beziehungen zwischen drei verschiedenen Akteuren, die mit diesen Streitsachen beschäftigt sind: die Präfektur, die Richter und die Rechtsanwälte. Der Artikel bietet eine Analyse der organisatorischen und strukturellen Elemente in den Entscheidungsprozessen und beschreibt die konfliktreichen Beziehungen mit den subjektiven und individuellen Erwägungen der Akteure.

Freddy raphaël

Das Werk von Edmond Jabès oder die Beschreibung der „Fremdheit“

Leben und Werk des Edmond Jabès zeichnen sich durch Vertreibung und stetige Rastlosigkeit aus. Er verlässt sein Heimatland Ägypten 1957 und geht ins französische Exil. Er teilt zwar die Sprache und Kultur Frankreichs, fühlt sich aber als Fremder. Diese Umstände reaktivieren in ihm die Erinnerungen an die Shoah, die zu diesem Zeitpunkt noch frisch waren. Die Erfahrung des Schreibens ist an sich eine innere Distanzierung, die paradoxerweise dieses Exil verschärft, dort, wo sie dazu gedacht war, diese Leere zu überbrücken.

séBastien schehr

Der Verräter als radikaler Fremder

Die Figur des Verräters ist - von der Antike bis in unsere Zeit - durchweg negativ besetzt; der Verräter hat zu allen Zeiten - wegen seiner Tat und der Umwälzungen, die diese mit sich

bringt - nur Empörung, kollektive Ressentiments und Rachegelüste ausgelöst, er bleibt aber dennoch eine komplexe, ambivalente Figur, deren Rolle aus dem politischen und sozialen Leben nicht so einfach wegzudenken ist. Wenn auch jeder Verrat soziologisch als eine Verletzung des Vertrauens und der Loyalität zu bezeichnen ist, bleibt dieser dennoch eine grundlegende Handlung, die ihren Urheber mit einer einzigartigen Erfahrung konfrontiert, ähnlich der des Fremden bei Simmel oder der des «marginal man“ bei R. E. Park. Es geht in diesem Artikel darum, die zwischen diesen verschiedenen Figuren bestehenden Beziehungen aufzuzeigen, indem insbesondere auf bestimmte, wenig bekannte Aspekte des „Verräters“ eingegangen wird.

eMily troMBik

Als Ausländer im Gefängnis

Der Artikel stellt die Frage nach der Fremdheit ausländischer Häftlinge in Frankreich. Die dynamische und interaktive Analyse des Ausländers zeigt, wie wichtig es ist, die verschiedenen sozialen Welten zu charakterisieren, auf die sie sich beziehen soll. Das Erleben ausländischer Häftlinge ist durch eine Distanzierung zur französischen Gesellschaft sowie zu den Akteuren des Strafvollzugs gezeichnet, während gleichzeitig eine Integration in die Häftlingsgruppe zu verzeichnen ist.

paul Masotta & gilBert Vincent

Der Name des Ausländers. Odysseus zwischen Gastfreundschaft und Feindlichkeit

Die Untersuchung beruht auf folgender Wette: die soziologische Analyse kann daran wachsen, sich einer hermeneutischen Methode zu bedienen, die selbst auch psychoanalytische Elemente einbezieht. Dazu muss das Ziel der Untersuchung enger gefasst werden: es geht darum aufzuzeigen, dass dank einer Erweiterung der Ressourcen des „soziologischen Imaginären“, insbesondere dank einer neuen Lesart

der Odyssee, die Palette der kulturell verfügbaren Leitbilder bereichert werden kann, um die möglichen Beziehungen zur Andersartigkeit einzubeziehen. Von dieser Perspektive aus gesehen ist Odysseus nicht jener Held, der von äußeren, göttlichen oder teuflischen Gewalten gesteuert wird: die fiktionale Welt, in die er den Leser hineinzieht, ist die der Leidenschaft, seine eigene, gespeist durch diverse imaginäre Vorstellungen über die Figuren des Parasiten, des Eindringlings, des mitwissenden Gefangenen usw. Man kann es jedoch nicht oft genug sagen: die Romanfiktion zeigt, unter welchen Bedingungen Zugang zum „Realen“ besteht; hoch symbolische Bedingungen, die zum gastlichen Gebaren gehören. Odysseus erzählt von einer gefahrvollen Schiffsreise, gezeichnet von verschiedenen verhängnisvollen Beziehungen. So kann dieses Werk uns Soziologen und Anthropologen helfen, unser kategorisches oder sogar konzeptuelles Werkzeug zu verfeinern, das unabdinglich ist, um sowohl die schicksalhaften Beziehungen sowie die wenig erfolgversprechenden Bündnisse und symbolischen Erlösungen zu reflektieren.

Page 172: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

171

Page 173: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

172 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Page 174: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

173Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Page 175: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

174 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »174

Page 176: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

175Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Page 177: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »

Page 178: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

BULLETIN DE COMMANDENom et prénom : . ..........................................................................................................................

.......................................................................................................................................................

Adresse : .........................................................................................................................................

.......................................................................................................................................................

Date : ......................................................................... Signature :

Je désire recevoir le(s) numéro(s) suivant(s) de la Revue des Sciences Sociales :

Numéro de la publication Prix Nombre Totaln° 2 - 1973 .............................................................................. 2,60 € x ................... = ................. €n° 7 - 1978 .............................................................................. 4,87 € x ................... = ................. €n° 10 - 1981 ............................................................................ 5,94 € x ................... = ................. €n° 11 - 1982 ............................................................................ 6,56 € x ................... = ................. €n° 12-12bis - 1983 ...................................................................10,67 € x ................... = ................. €n° 13-13bis - 1984 ...................................................................11,58 € x ................... = ................. €n° 16 - 1988/89 “Images en mouvement” ...............................18,29 € x ................... = ................. €n° 19 - 1991/92 “Villes mémoires, villes frontières” ..................18,29 € x ................... = ................. €n° 20 - 1992/93 “L’Europe des Imaginaires” ............................19,81 € x ................... = ................. €n° 22 - 1995 “Fidélités, infidélités” ...........................................19,81 € x ................... = ................. €n° 23 - 1996 “Femmes et hommes dans une Europe en mutation” ........................19,81 € x ................... = ................. €n° 28 - 2001 “[email protected] ?” ........................................21,34 € x ................... = ................. €n° 29 - 2002 “Civilité, incivilités” .............................................21,50 € x ................... = ................. €n° 30 - 2003 “Les cicatrices de la mémoire” .............................21,50 € x ................... = ................. €n° 32 - 2004 “La nuit” .............................................................21,50 € x ................... = ................. €n° 33 - 2005 “Privé-public : quelles frontières ?” .......................21,50 € x ................... = ................. €n° 34 - 2005 “Le rapport à l’image“.........................................21,50 € x ................... = ................. €n° 35 - 2006 “Nouvelles figures de la guerre“ ..........................21,50 € x ................... = ................. €n° 36 - 2006 “Écrire les sciences sociales“ ................................21,50 € x ................... = ................. €n° 37 - 2007 “Penser l'Europe“ ................................................21,50 € x ................... = ................. €n° 38 - 2007 ”Le Risque. Entre fascination et précaution“ ........21,50 € x ................... = ................. €n° 39 - 2008 ”Éthique et santé“ ...............................................21,50 € x ................... = ................. €n° 40 - 2008 ”Strasbourg, carrefour des sociologies“ ...............21,50 € x ................... = ................. €n° 41 - 2009 “Désirs de famille, désirs d’enfant” ......................21,50 € x ................... = ................. €n° 42 - 2009 “Étrange étranger” ..............................................21,50 € x ................... = ................. €

Je désire m'abonner à la Revue des Sciences Sociales à partir de 2009

Conditions de l’abonnement : La Revue des Sciences Sociales est publiée à raison de deux numéros par an. L’abonné reçoit en début d’année la facture correspondant aux numéros prévus pour l’année, au tarif préférentiel fixé pour les abonnements. Ses exemplaires lui sont adressés à réception de son règlement.

Tarif pour 2009 : 34,39 €, soit 20% de réduction sur les deux numéros

Bulletin de commande A retourner à l’Université de StrasbourgService des publications et périodiques

MISHA – 5 allée du Gl Rouvillois – CS 50008FR-67083 Strasbourg Cedex

Tél. : 03 68 85 62 63 – Fax :03 68 85 62 85Bulletin de commande électronique : [email protected]

Page 179: REVUE DES ÉTRANGE REVUE DES SCIENCES · PDF filealain Bertho L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger 46 séBastien schehr Le traître comme étranger

Imprimerie et reprographie Direction des affaires logistiques intérieures

Université de Strasbourgdépôt légal : 2e semestre 2009