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ALAIN BERTHO éditions du croquant éditions du croquant ETHNOGRAPHIE POLITIQUE DU PRÉSENT NOUS AUTRES NOUS-MÊMES

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éditions du croquantéditions du croquant

ethnogrAphie politique du présent

nous Autresnous-mêmes

AlAinBerthoQu’est-ce que la mondialisation ? D’abord un changement radi-

cal d’époque, de repères culturels, de façon de penser la vie, le temps, l’espace, les autres. Changement fascinant : les barrières culturelles s’effondrent, les métissages se multiplient et s’accé-lèrent, les flux d’images, de sons et de discours ouvrent à la mise en partage des imaginaires de l’humanité tout entière, potentiel-lement unifiée dans la diversification infinie de ses mondes sub-jectifs. Ce changement, bien souvent, fait peur. Il va vite, trop vite peut-être pour des femmes et des hommes devenus soudainement comme étrangers à eux-mêmes. Il porte surtout en lui l’orage : le monde s’est aussi ouvert à la marchandisation du vivant, à la financiarisation de l’économie et de la ville, à l’usage généralisé de la guerre comme mode de gouvernement. La planète elle-même est en danger.Plus que jamais dans son histoire, l’humanité a aujourd’hui les moyens de s’enrichir de ses différences pour maîtriser collecti-vement son destin. Mais le repli frileux sur la haine de l’autre devient trop souvent le moyen choisi pour conjurer la peur de son propre devenir, l’angoisse devant l’incertitude de sa propre identité.Cette ethnographie politique du présent propose d’essayer de voir clair dans les bouleversements symboliques et culturels qui nous transforment, de lire notre présent avec le souci des possi-bles et non la nostalgie du passé.Car pour Alain Bertho, le pire danger qui nous menace réside en nous-mêmes, dans la peur de l’époque et la tentation d’une iden-tité collective assiégée, d’une fragmentation sociale et politique régressive et agressive.Cette politique exclusive du « nous autres », du ressentiment, de la frontière, du barbelé, voire du massacre nous livre tous, sans défense, aux logiques financières prédatrices. L’auteur lui oppose la construction au quotidien d’un nouveau « commun » de l’huma nité, d’une nouvelle puissance solidaire du « nous- mêmes », ouverte à toutes les singularités et toutes les altérités.

Alain Bertho est professeur d’anthropologie à l’université de Paris 8. Il consacre ses travaux depuis vingt-cinq ans à

la crise de la politique, étudiant successivement la fin du com-munisme municipal, le mouvement de 1995, le mouvement altermondialiste et les banlieues françaises. Il est l’auteur de Banlieue banlieue banlieue (1997), Contre l’État la politique (1999) et L’État de guerre (2003).

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éditions du croquantéditions du croquant

ethnogrAphie politique du présent

nous Autresnous-mêmes

AlAinBerthoQu’est-ce que la mondialisation ? D’abord un changement radi-

cal d’époque, de repères culturels, de façon de penser la vie, le temps, l’espace, les autres. Changement fascinant : les barrières culturelles s’effondrent, les métissages se multiplient et s’accé-lèrent, les flux d’images, de sons et de discours ouvrent à la mise en partage des imaginaires de l’humanité tout entière, potentiel-lement unifiée dans la diversification infinie de ses mondes sub-jectifs. Ce changement, bien souvent, fait peur. Il va vite, trop vite peut-être pour des femmes et des hommes devenus soudainement comme étrangers à eux-mêmes. Il porte surtout en lui l’orage : le monde s’est aussi ouvert à la marchandisation du vivant, à la financiarisation de l’économie et de la ville, à l’usage généralisé de la guerre comme mode de gouvernement. La planète elle-même est en danger.Plus que jamais dans son histoire, l’humanité a aujourd’hui les moyens de s’enrichir de ses différences pour maîtriser collecti-vement son destin. Mais le repli frileux sur la haine de l’autre devient trop souvent le moyen choisi pour conjurer la peur de son propre devenir, l’angoisse devant l’incertitude de sa propre identité.Cette ethnographie politique du présent propose d’essayer de voir clair dans les bouleversements symboliques et culturels qui nous transforment, de lire notre présent avec le souci des possi-bles et non la nostalgie du passé.Car pour Alain Bertho, le pire danger qui nous menace réside en nous-mêmes, dans la peur de l’époque et la tentation d’une iden-tité collective assiégée, d’une fragmentation sociale et politique régressive et agressive.Cette politique exclusive du « nous autres », du ressentiment, de la frontière, du barbelé, voire du massacre nous livre tous, sans défense, aux logiques financières prédatrices. L’auteur lui oppose la construction au quotidien d’un nouveau « commun » de l’huma nité, d’une nouvelle puissance solidaire du « nous- mêmes », ouverte à toutes les singularités et toutes les altérités.

Alain Bertho est professeur d’anthropologie à l’université de Paris 8. Il consacre ses travaux depuis vingt-cinq ans à

la crise de la politique, étudiant successivement la fin du com-munisme municipal, le mouvement de 1995, le mouvement altermondialiste et les banlieues françaises. Il est l’auteur de Banlieue banlieue banlieue (1997), Contre l’État la politique (1999) et L’État de guerre (2003).

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Nous autres,Nous -mêmes

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Photographies de couverture : Raphaële Bertho,photographe et chercheuse en photographieSérie « Clandestin »www.raphaele-bertho.com

Correction : Carol Duheyon

Éditions du CroquantBroissieux • 73340 Bellecombe-en-Baugeswww.editionsducroquant.org

Diffusion distribution : Les Belles Lettres

© Éditions du Croquant, mars 2008

ISBN : 978-2-9149-6839-3Dépôt légal : mars 2008

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Collection Turbulences

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Introduction

« Lorsque la référence au “nous-mêmes”, à la totalité de l’humain, s’affaisse devant une multiplication de “nous autres” qui fétichisent leurs petites différences, la société risque de se dissoudre dans une prédation généralisée où plus rien ne s’interpose en position tierce1. »

La globalisation du monde n’a pas, on le sait, inau-guré l’ère de la paix universelle. Une époque qui se définit comme l’avènement de l’échange généralisé de marchandi-ses, d’infor mations, de cultures, se fragmente à l’infini, de l’échelle continentale à l’échelle du quartier et la planète nous offre le spectacle du déchaînement des haines et d’affronte-ments fondateurs. Loin d’unifier l’humanité, voire de l’uni-formiser comme le craignaient ses détracteurs, la globalisa-tion multiplie les peurs et les méfiances qui fondent le plus souvent l’affir mation identitaire.

Tous les « nous » qui s’affirment ainsi sont calés sur la difficulté à penser l’autre. Ce sont des « nous » identitaires d’autant plus hostiles qu’ils ne parviennent pas à construire une identité apaisée. C’est la difficulté à être soi, l’inquiétude sur sa propre identité, qu’elle soit individuelle ou collective,

1. Bernard Doray, L’inhumanitaire ou le cannibalisme guerrier à l’ère néolibérale, La Dispute, 2000.

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qui nourrit en retour, la haine de l’autre et la peur généralisée des minorités. L’anthropologue indien Arjun Appadurai dans un remarquable ouvrage2 paru en 2007, désigne cette peur des autres comme une « angoisse d’incomplétude » générée par la globalisation. C’est elle, selon lui, qui conduit des majorités à percevoir les minorités comme un danger latent. C’est elle qui génère « ces identités prédatrices » qui « exigent l’extinction d’autres catégories sociales proches, considérées comme des menaces pour l’existence d’un certain groupe défini comme nous3 ».

C’est ainsi qu’un monde qui voit la remise en cause de la notion même d’État nation, ce monde globalisé d’où émergent des cantiques à la gloire de la libre circulation, voit la catégorie « d’étranger », alien dans le vocabulaire juridi-que nord-américain, devenir une catégorie politiquement centrale sur tous les continents. Ceci explique peut-être cela. Comme nous dit Marc Augé c’est « faute de pouvoir penser l’autre comme un autre (celui qui n’est ni semblable à moi ni différent de moi, et qui est donc lié à moi) », qu’on « en fait un étranger 4 ».

La maladie est trop générale pour en chercher des raci-nes dans des identités primordiales, séculaires ou ethniques. Cette humanité fragmentée par les haines a au moins quel-que chose en partage : cette douloureuse difficulté à se penser comme humanité, dans l’identité et l’altérité, et à penser son temps. D’autres époques de mutation ont connu leur défer-lement de violence. Elles ont aussi été pensées au travers de cosmologies fortes : le christianisme à l’aube du Moyen Âge en Occident, l’humanisme et la réforme à l’aube des temps modernes, les lumières et la pensée scientifique il y a deux

2. Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation. Payot, 2007.

3. Ibidem p. 80.4. Marc Augé, Anthropologie du contemporain, Flammarion, 1994, p. 88.

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siècles. Chacune de ces cosmologies à sa façon dirigeait les regards vers l’avenir. Notre « postmodernité », elle, se définit par son passé. Le « discret préfixe post » est « le terme-clé de notre époque5 ». Ce n’est pas à son avantage poursuit Ulrich Beck qui y voit « le mot magique de la perplexité engoncée dans la mode ».

Penser autrement

Car pour penser l’époque, il faut penser autrement. « Il nous faut trouver un moyen pour nous libérer de l’emprise des revenants du passé qui hantent le présent et retiennent notre imagination 6. » Tel est en quelque sorte le fil rouge du travail d’Antonio Negri et Michael Hardt. Nous sommes nous-mêmes pris dans ce paradoxe que le présent met sans cesse en défaut notre compréhension du monde mais que nous voulons obstinément continuer à mobiliser les vieilles catégories pour éclairer notre désappointement. Dans un monde caractérisé par la profusion d’images, de discours et d’information, l’événement, souvent, nous prend de court et nous aveugle.

Penser autrement n’est pas simple. C’est un combat contre soi-même plus complexe que celui qui conduit à l’exclu sion de l’autre. Ulrich Beck, dans le même ouvrage, en affirme la nécessité. Il faut, dit-il « s’affronter aux vieilles théories et aux habitudes de pensées que ce post a juste-ment prolongées au-delà d’elles-mêmes » car « elles ne sont pas seulement présentes chez les autres mais aussi en moi-même ». Ce combat il le mène en pensée ; il le mène donc

5. Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, 2001 (1986), p. 19.

6. Michael Hardt, Antonio Negri, Multitudes. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, La Découverte, 2004.

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au cœur même de l’écriture car « un discours universitaire mesuré serait incapable de résister à la force centrifuge des vieux modes de pensée ».

Est-ce à dire que « nous avons, nous aussi, besoin d’une nouvelle science ou, peut-être, comme le suggérait Foucault, d’une antiscience » ?7 Je reste quant à moi tout à fait réservé sur un tel projet ou du moins sur le nom de « science » à donner aux paradigmes qui nous permettront de penser le présent. Laissons la science à la science. S’il est un héritage de ce vieux mode de pensée que la moder-nité nous a transmise c’est peut-être, notamment, de conti-nuer à prendre la rationalité scientifique comme mesure et exigence de toute connaissance. La connaissance du social peut-elle être de nature scientifique ? J’ai surtout envie de demander : doit-elle l’être ? Peut-on penser l’humanité comme on pense la nature, de l’extérieur ? On sait qu’il n’en est rien. Mais alors quelle est la prétention d’un savoir qui veut s’élever au-dessus de la connaissance commune de l’expérience sociale et la juger au nom de la vérité ?

Le mystère du social ne vient pas de l’incapacité des femmes et des hommes à le penser. Il vient de sa diffi-culté, comme réalité matérielle, à incarner la multiplicité de leur pensée, de leurs rêves, de leurs projets. La pensée commune déborde le social de tous les possibles qu’elle lui imagine. C’est pourquoi j’adhère sans réserve à cette autre proposition de Toni Negri et Michael Hardt selon laquelle la nouvelle approche « rompt méthodologiquement avec toute philosophie de l’histoire » et « refuse toute concep-tion déterministe de l’évolution historique et toute célé-bration rationnelle du résultat8 ».

7. Michael Hardt, Antonio Negri, Multitudes, op. cit. p. 355.8. Antonio Negri, Michael Hardt, Empire, Exils, 2001, p. 78.

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Lire le présent comme un texte

Il y a, dans l’héritage de ce que nous continuons à nommer « sciences sociales », des inégalités quant à la capacité d’opérer ce travail de deuil. Mon propre itiné-raire intellectuel m’a conduit de l’histoire à la sociologie puis de la sociologie à l’anthropologie et à l’ethnographie. Non que j’aie changé de préoccupations : les mutations de la subjectivité politique et de l’urbanité, du xixe au xxie siècle, sont restées au cœur de ma recherche, mais parce que ce changement de posture s’est imposé à moi au cours des années. Face à l’inépuisable singularité comme à l’inépuisable altérité du contemporain, regarder notre monde par en bas et par le bout des singularités et des situations m’est apparu incontournable. Notre difficulté collective à énoncer les mots de ce contemporain m’a fait opter pour une posture d’enquête qui ne définit pas ses objets et ses hypothèses avant d’avoir questionné son terrain.

Le choix est paradoxal lorsqu’on sait la crise que traverse cette discipline en France. Une discipline née avec la colonisation ne voit-elle pas naturellement sa séquence s’achever avec l’avènement d’une mondialisation urbaine. L’ethnologie et l’anthropologie seraient des disciplines surannées destinées à s’éteindre ou au mieux à se fondre dans les autres sciences sociales. Sociologie et ethnologie ne sont-elles pas nées d’un « grand partage » originel ? À la sociologie l’étude de la société avancée, des États nations des métropoles, à l’ethnologie les peuples des autres continents. Le « grand partage 9 » n’aurait donc plus lieu d’être : l’argu-ment semble d’une simplicité imparable. La mondialisation

9. Gérard Lenclud, « Le grand partage ou la tentation ethnologique », in Vers une ethnologie du présent, Éditions MSH, 1995.

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culturelle ferait disparaître les terrains exotiques de l’alté-rité et mettrait ainsi l’ethnologie en extinction.

Or ce partage de l’étude du « nous » et de l’étude des « autres » fut aussi pour l’ethnologie, et pour l’anthropologie un formidable appel à la construction d’une épistémologie de l’altérité, une école exigeante pour apprendre à penser à la fois l’unité de l’humanité et la pluralité de ses mondes. Pour apprendre aussi à savoir qui est l’autre avant de construire sur lui des abstractions conceptuelles et explicatives. Pas d’ethno-logie sans immersion qui fait se noyer l’enquêteur dans son milieu d’enquête, jusqu’à en partager les expériences les plus extrêmes. Au partage du « nous » et des « autres » a corres-pondu un partage conceptuel fondateur entre la « société » pour les uns et la « culture » pour les autres. Différence d’objet mais aussi différence de posture.

L’anthropologue américain Clifford Geertz, disparu en 200610, nous invitait, avant de construire des modèles interprétatifs et explicatifs du social, à aiguiser notre regard et à « lire la société comme un texte ». Cette posture modeste et attentive me semble plus que jamais d’actualité. C’est en tout cas ce vers quoi me pousse inexorablement ma propre démarche de recherche. Commençons par regarder et écouter ce qui nous arrive, notre façon de penser, d’agir comme un texte littéraire, romanesque ou philosophique qui aurait été écrit par un autre et dont nous voulons déchiffrer le sens, les concepts, les symboles. Lire notre présent comme un texte, ce n’est rien d’autre, selon la formule de Clifford Geertz que de prendre « le sens commun en tant que système culturel 11 » afin de faire une « ethnographie de la pensée moderne ».

10. Notamment Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, PUF, 1986 et Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Métailié, 1992.

11. Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, PUF 2002 (1986) p. 93.

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Quelques éclaireurs

On ne pense jamais seul.Il y a ceux que l’on croise, les amis, les collègues, les

étudiants, les militants, les habitants des cités, les sans- papiers et tant d’autres auxquels je dois beaucoup. Il y a ceux que l’on lit et chez qui, tout à coup, on reconnaît la même perplexité, la même intuition, le même regard. Ceux-là deviennent proches, même si on ne les connaît pas. On les lit autrement. On se plaît à lier leurs énoncés par-delà les frontières et les continents. Ceux qui, ces dernières années, ont vraiment compté sont peu nombreux mais ce livre par un bout ou par un autre, est adossé à ce que j’ai compris de leur travail. Des citations et des références en émaillent les chapi-tres. Ils sont parfois en désaccord mais ils ont en commun de porter sur la mondialisation, les pouvoirs et les luttes qui la traversent, un regard singulier, inventif voire iconoclaste. Il s’agit bien sûr de Zygmunt Bauman, ce sociologue polonais né en 1925 mais dont les ouvrages ne sont traduits et publiés en France que depuis 1999. Depuis Le coût humain de la mondialisation jusqu’au Présent liquide, Zygmunt Bauman cherche, souvent avec beaucoup de pessimisme, à mettre des mots neufs sur ce monde qui nous déroute. Le philosophe italien Giorgio Agamben prolonge et théorise ce pessimisme dans ses analyses de l’État d’exception et de la figure du camp comme paradigme central du présent.

L’antidote optimiste est à chercher du côté de deux Américains d’adoption, la sociologue d’origine hollandaise Saskia Sassen et l’anthropologue indien Arjun Appadurai. Si l’une travaille sur les métropoles et l’autre sur les recom-positions postcoloniales de la culture et des mobilisations politiques, ils ont en commun une sensibilité plus grande aux préoccupations « militantes » et donc une attention plus poussée aux formes collectives de subjectivité qui émergent. Dirons-nous jamais assez à quel point l’édition française est

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à leur propos avare de traductions et tardive dans leur publi-cation ?

Le travail engagé par Antonio Negri et Michael Hardt depuis la publication de leur premier ouvrage commun Empire, sans faire véritablement synthèse, est néanmoins nourri de part en part par les travaux de ces sentinelles du contemporain. Il représente la cinquième de ces références qui m’ont fait traverser parfois en aller-retour, trois de nos continents. Ce dernier constat de cosmopolitisme constitue à lui seul une dimension importante de cet « esprit du temps » dont je voudrais explorer quelques recoins.

Où regarder ?

L’ethnographie de la pensée du présent est un vaste programme au regard de l’humilité de la posture d’en-quête. Précisons donc l’ambition limitée de ce petit ouvrage. L’enquête m’a conduit ces dernières années dans un certain nombre de lieux où se joue l’affrontement du « nous- mêmes » et du « nous autres » : quartiers de la banlieue pari-sienne, organisations et campagnes politiques, organisation des forums sociaux, notamment européens, mouvement des sans-papiers. Observation participante, parfois participa-tion observante : mais l’ethnologue peut-il jamais lâcher son carnet ? Cette volonté d’enquête m’a amené dans certaines des situations et événements qui ont le plus perturbé notre intellectualité du présent ces dernières années. J’ai ainsi vécu quelques nuits blanches en octobre-novembre 2005. J’ai passé quasiment toutes mes matinées entre des lycéens et les forces de l’ordre pendant la mobilisation contre le CPE au prin-temps 2006.

Le travail réflexif engagé ensuite avec mes étudiants d’anthropologie de l’université de Paris 8, avec mon collègue Sylvain Lazarus, avec toute l’équipe du séminaire de Toni

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Negri au Collège international de Philosophie et ceux du réseau Transcultura, notamment à l’occasion de notre sémi-naire à Beijing en 2007, m’a permis de faire le reste. Je peux ainsi proposer ces quelques « notes de lecture » pour une ethnographie politique du présent.

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Chapitre 1

Être de son temps

« De mon temps » : la banalité de l’expression nous aveugle. Car à y regarder (écouter ?) de plus près, celui qui se met ainsi hors du temps présent, hors du temps durant lequel il est en train de penser et de s’exprimer, prend une bien étrange posture.

« De mon temps » : prenons l’expression au pied de la lettre. Elle exprime que le temps peut ainsi se dédoubler. Il y a le temps concret, le temps qui passe, inexorablement, ce dieu Chronos qui mange ses enfants et nous ronge… Et il y a un autre « temps », temporalité subjective discontinue. C’est ce temps qui nous attache, qui nous suit et nous identifie. Et auquel on s’identifie.

Chaque époque a comme une coloration cultu-relle et subjective, un « esprit du temps » selon la formule d’Edgar Morin 12, qu’il n’est pas donné à tous de partager. Lorsque Marc Bloch indique que « les fils ressemblent plus à leur temps qu’à leur père 13 », il signale implicitement que les pères, justement, ne sont plus toujours de leur temps.

12. Edgar Morin, L’esprit du temps, Grasset, 1975 (1962)13. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Armand Colin,

1993.

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La question n’est pas neuve. Le temps chronologique nous assigne tous aux situations vécues, sans échappatoire. Mais « l’esprit du temps » qui nous habite n’est pas forcément le sien.

Bref, ce que la locution populaire énonce depuis des lustres, c’est que rien n’est moins évident que d’être « de son temps », que d’être un contemporain. « Il faut être absolu-ment moderne 14. »

La discontinuité de l’esprit du temps

Le temps chronologique est désespérément continu. « L’esprit du temps », lui, est étonnamment séquentiel. Il est fait de moments forts et de ruptures, d’émergences et de clôtures, d’engouement et d’oubli. Comme la mode dont la particularité est d’être ce qui se démode, l’esprit du temps n’est pas cumulatif.

Ceux qui ont vécu une de ces ruptures les plus brutales, celle du passage à la modernité entre la fin du xviiie siècle et les débuts du siècle suivant, en ont eu une conscience vive. De retour du nouveau monde au début des années 1830, Alexis de Tocqueville conclut ainsi son ouvrage célèbre :

« Le monde qui s’élève est encore à moitié engagé sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présen-tent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître. Quoique la révolution qui s’opère dans l’état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes, soit encore bien loin d’être terminée, déjà on ne saurait comparer ses œuvres avec rien de ce qui

14. Arthur Rimbaud, « Adieu », Une saison en Enfer, Mercure de France, 1945 (1983), p. 86.

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s’est vu précédemment dans le monde. Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. »

Ce qui fait la singularité subjective du présent est dans sa nouveauté radicale, pas dans les continuités qui l’encombrent et parfois l’obscurcissent. Pour autant cette discontinuité séquentielle n’est pas l’éternel renouvellement de la mode ou de cet air du temps qu’on nomme généralement « l’actualité ». Si elle connaît des ruptures brutales et souvent douloureuses pour ceux qui les vivent, elle connaît aussi ces plages tempo-relles de partage durable de « l’état social, les lois, les idées, les sentiments des hommes » qu’on nommera des époques.

« Quelle découverte, me dira-t-on ! La périodisation historique est une évidence : elle s’inscrit dans la succession des organisations structurelles des sociétés humaines ! C’est l’objectivité des transformations historiques qui détermine les subjectivités ! »

Cette « évidence » est discutable et elle a été discu-tée. Non sans polémique et scandale. La discussion a porté notamment sur deux domaines qui sont au cœur de notre propos : la politique et le savoir.

La politique, comme subjectivité et prescription sur le réel, ne se déduit pas des conditions sociales d’existence. Elle connaît des périodes d’expansion, de recul, voire d’efface-ment 15. Sa séquentialité est aléatoire. Ses modes successifs s’opposent souvent plus qu’ils ne s’articulent. Les nouveaux modes politiques transforment avec soudaineté ceux qu’ils remplacent en pièce de musée : l’Ancien Régime, si vite ainsi nommé, en fit les frais il y a deux siècles, comme le commu-nisme au tournant du millénaire.

15. Moses Finley, L’invention de la politique, Flammarion, Paris, 1985.

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Il en est par ailleurs des modes successifs de connais-sance du monde comme de la politique, à cette nuance près qu’il n’existe pas d’époque sans mode d’intellec-tualité, sans « épistémè 16 » qui lui soit propre. C’est une séquentialité sans parenthèses. Consistants intellectuel-lement, incontournables subjectivement, retravaillant, de façon parfois radicale, les mémoires, les héritages et les traditions, éléments structurants du réel vécu, ces modes d’intellectualité sont néanmoins historiquement provisoi-res et périssables.

De là, quelques questions se posent. Quelle époque vivons-nous ? Sommes-nous au cœur d’une époque installée ou dans la tourmente d’une rupture ? Peut-on comprendre une époque de l’extérieur de son mode d’intellectualité ? Qu’est-ce que, intellectuellement politiquement, être « de son temps » en 2008 ? Faut-il, ou non, être « de son temps » ? Questions de savants. Questions de citoyens du monde. Les deux entrées sont-elles d’ailleurs indépendantes l’une de l’autre ?

Globalisation : la multiplicité du contemporain

Partons d’une hypothèse : la globalisation dont il est tant question ne désignerait pas seulement une structuration mondiale des marchés financiers et de l’information portée conjointement par les nouvelles technologies numériques et l’effondrement du communisme, mais aussi un nouveau mode d’intellectualité.

« Mondialisation de l’imaginaire et de la connaissance » diagnostique l’anthropologue indien Arjun Appadurai. Mais

16. Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966.

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constatant par ailleurs « une dissociation croissante entre la mondialisation de la connaissance et la connaissance de la mondialisation 17 », il plaide pour une transformation profonde des « styles et des réseaux », de la géographie et enfin de l’éthique de la recherche. Rien en effet n’est plus illusoire, et dangereux, que l’apparente familiarité du contemporain pour le chercheur : « La luminosité du présent nous éblouit 18 » note Alban Bensa, anthropologue d’un autre continent.

Il faut dire que pour les anthropologues, la dite mondia-lisation ou globalisation (nous reviendrons sur ces problèmes de vocabulaire) est un défi intellectuel. Discipline de la connais-sance de l’altérité, l’anthropologie s’est forgée une posture et une identité dans l’exploration des terrains exotiques.

La globalisation signe, nous dit-on, la fin de l’exotisme et renvoie l’anthropologie soit aux terrains métropolitains, soit à son extinction pure et simple. Cette affirmation mérite examen. Car comme le fait remarquer Arjun Appadurai, la globalisation n’est pas l’uniformisation du monde. Elle s’incarne au contraire dans une grande diversité de situa-tions régionales ou locales. De fait, la globalisation et la fin de l’exotisme dont il est ici question, c’est d’abord la fin d’une domination : celle du regard sur l’autre, celle du discours sur l’autre. Cette globalisation est celle qui permet à un anthro-pologue chinois, Wan Minming, d’étudier les mœurs des habitants du Puy-Saint-André en France 19, ou à un de ses collègues maliens d’étudier l’image de l’Européen… au Mali 20.

17. Arjun Appadurai, « Mondialisation connaissance, imagination », Revue interna-tionale de sciences sociales, 160/juin 1999.

18. Alban Bensa, La fin de l’exotisme, essais d’anthropologie critique, Anacharsis, 2006.

19. Wan Mingming, « Europe, une terre sans ancêtres ? », Alliage, 55-56.20. Moussa Sow, « L’autre au risque du local, le même au risque du global : l’image de

l’Européen au Mali », Alliage, 55-56.

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Par un étrange raccourci sémantique que l’auteur de ces lignes n’a pas manqué de partager, la communauté savante a nommé « anthropologie du contemporain 21 » ou « ethno-logie du présent 22 » la redisposition intellectuelle appelée par la fin de cet exotisme. Étrange lapsus conceptuel en effet que d’énoncer ainsi que malgré toutes les dénégations des plus grands de ses représentants, l’anthropologie avait toujours eu un peu tendance à confondre les distances géographiques avec la machine à remonter le temps. Est-ce à dire que tous les peuples si brillamment étudiés par Malinowski, Lévi-Strauss ou Condominas n’auraient pas été « contemporains » de leurs observateurs attentifs ? Ou que l’esprit du temps aurait été l’apanage des colonisateurs 23 ?

Bienvenue à tous dans le xxie siècle ! Si la globalisation marque la fin de l’exotisme, ce n’est pas par l’uniformisa-tion du monde mais par l’avènement officiel de sa multipli-cité. Multiplicité des situations, multiplicité des subjectivi-tés, multiplicité des regards. La globalisation n’a pas unifié l’espace mais elle a unifié le temps. Comme le note Marc Augé : « Toute l’actualité et toute la difficulté de l’anthro-pologie aujourd’hui, tiennent à la coexistence du singulier qu’implique l’adjectif “contemporain” et de la pluralité des mondes qu’il qualifie 24. »

La reconnaissance de cette dimension intellectuelle-ment émancipatrice de la globalisation ne va pas de soi. Le plus souvent on décrit cette dernière comme porteuse d’un impé-rialisme culturel unificateur. Sa dénonciation est ainsi une antienne de la gauche traditionnelle notamment européenne.

21. Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994.22. Gérard Althabe, Daniel Fabre, Gérard Lenclud, Vers une ethnologie du présent,

MSH, 1992.23. Johannes Fabian, Le temps et les autres, comment l’anthropologie construit son

objet, Anacharsis, 2006.24. Marc Augé, op. cit., p. 127.

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Or si une volonté, ou simplement une logique impérialiste de ce type existe bien, celle-ci n’est pas nouvelle et surtout, c’est ce qui caractérise la période, elle est plus que jamais mise sur la sellette et délégitimée. Faut-il regretter l’exposition coloniale, l’action des Jésuites dans le sud-est asiatique, les manuels d’histoire de l’école républicaine aux colonies, l’ethnocide des peuples américains dénoncé par Robert Jaulin 25 ?

L’uniformisation marchande des produits culturels est certes une des dimensions de la mondialisation de la culture. Mais ce n’est pas la seule. Et à ne voir qu’elle, on passe sans doute à côté d’un phénomène d’une puissance au moins aussi grande : la mise à disposition de l’imaginaire de chacun de la profusion des cultures du monde entier. Ces flux d’images, de sons, de texte ébranlent sans doute une conception figée, muséographique sinon folkloriste, des cultures traditionnel-les 26. Mais ces « paysages imaginaires de la globalisation des flux 27 », cette mise en commun des richesses culturelles du monde que Arjun Appadurai nomme des « ethnoscapes 28 » et dans laquelle chacun puise à sa convenance, démultiplient les possibilités de métissages et de créolisation, ouvrent des espaces virtuels et mondiaux de communautés de symboles, de goûts, de modes, de subjectivités en partage.

Chacun, seul ou avec d’autres, se crée son panthéon privé, son espace de rêves et de créativité. Bagadous bretons interprétant des mélodies kabyles, DJ de Beijing membre exclusif de la grande communauté mondiale de la musique techno, rappeurs d’ici ou d’Amérique : cette mise à dispo-sition planétaire ne produit pas de l’uniformité, bien au

25. Robert Jaulin, La paix blanche, Introduction à l’ethnocide, Paris, Seuil (Combats), 1970 et De l’ethnocide (collectif), 10/18, 1972.

26. Jean-Pierre Warnier, La mondialisation de la culture, La découverte, 1999, p. 104.27. Jean-Pierre Warnier, ibidem.28. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globa-

lisation, Payot, 2001.

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contraire. Les multiples processus de subjectivation, partout, s’en nourrissent, produisent encore et toujours de la diffé-rence, accrochent au passage d’autres références aux cultures empruntées 29. Comme l’annonce Edouard Glissant « la créo-lisation du monde est irréversible 30 ». Loin des stéréotypes figés sur les aires culturelles, démentant au quotidien toutes les conceptions primordialistes des différences et des tradi-tions, l’humanité recompose sans cesse la multiplicité de ses singularités. Pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs : on sait à quel point certains réseaux terroristes sont ancrés dans un Islam profondément occidentalisé, urbanisé et déterrito-rialisé31.

Être ou non de son temps : une question politique

L’antimondialisme de la gauche critique traditionnelle française, voire européenne que nous venons de croiser, mérite à son tour examen. On a vu à quel point l’identifi-cation du contemporain était politique. La question qui se pose depuis la fin du communisme et qui reste ouverte est la suivante : la gauche issue des combats ouvriers en Europe et des combats républicains en France est-elle toujours « de ce temps » ?

Il est curieux de voir comment, en quelques années, la signification du clivage progressiste/conservateur a changé de sens dans les débats publics. Ce clivage, qui avait une conno-tation sociale et politique depuis des décennies, est devenu un simple opérateur de séparation de l’actuel et de l’inactuel, du contemporain et du dépassé, du moderne et du ringard.

29. Ibidem, p. 105.30. Entretien dans Le Monde 2, n° 46, vendredi 31 décembre 2004, p. 26-29, à propos

de son ouvrage La cohée du Lamentin, Poétique V, Paris, Gallimard, 2005.31. Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Seuil, Paris, 2002.

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En quelques années en France, la gauche qui s’était toujours réclamée de l’avenir et du progrès se trouve sans appel classée du côté du conservatisme, du refus du « mouvement ».

Le piège s’est refermé sur une gauche sociale mobili-sée pour défendre des acquis menacés (et peu à peu perdus) plus que pour la conquête de nouvelles libertés : mobilisa-tions tenaces mais tristes au nom d’un avenir dépassé par l’histoire. Le piège s’est refermé, avec son assentiment, sur une gauche républicaine qui a revendiqué son refus de « l’air du temps » au nom d’un universel libérateur déshistoricisé. Le « bougisme » voilà l’ennemi moderne des républicains !32 Comme si, à l’instar des Fourreurs d’Aragon, on pouvait dire : « Il vous reste du moins cet amer plaisir-là : vitupé-rer l’époque. » Ce piège a quelques conséquences : la perte de capacité mobilisatrice de toute une culture politique et le triomphe électoral et culturel d’une droite qui a mis moins de temps à « être de son temps ».

Car « il faut tenter d’être contemporain 33 ». Cela ne signifie pas, bien entendu, se fondre dans la vulgate moder-niste du libéralisme triomphant mais être de plain-pied avec l’intellectualité de l’époque, la subjectivité de ceux qui la vivent, la subjectivité des affrontements sociaux, culturels et politiques présents, la nature des prescriptions libératri-ces en mesure d’être portées et partagées par les dominés d’aujourd’hui. La tâche n’est pas simple car nous vivons une rupture d’intellectualité peut-être sans précédent. Mais nous n’en sommes même pas au point où en était Tocqueville en

32. Pierre-André Taguieff, L’effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000 et Résister au bougisme, Mille et une nuits, 2002.

33. Antoine Compagnon, historien de la littérature et professeur au Collège de France, XIIe Rencontres de Pétrarque, « Sommes-nous de plus en plus conserva-teurs ? ». En collaboration avec le journal Le Monde, les rencontres animées par Emmanuel Laurentin et Nicolas Weill se sont déroulées au cloître des Ursulines de Montpellier du 16 au 20 juillet 2007. Cf. Nicolas Weill « Être conservateur en l’an I du sarkozysme », Le Monde 27.07.07.

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1840. Il lui avait suffi de traverser l’Atlantique pour voir le Nouveau Monde. Il va nous falloir traverser bien des barriè-res pour commencer à l’esquisser.

Les lieux de l’esprit du temps

Résumons-nous. Parallèlement aux transformations économiques qui la caractérisent, ce que nous nommons globalisation est un changement d’époque, un bouleverse-ment culturel et intellectuel dont nous ne prenons pas la mesure. Certes, les transformations économiques s’inscri-vent dans une histoire longue au point qu’on peut éventuel-lement argumenter qu’il n’y a pas tant que ça de nouveau sous le soleil, que d’autres mondialisations ont déjà eu lieu34, que le discours de la globalisation est un discours de nature idéologique qui serait destiné à légitimer des dominations… Nous n’entrerons pas ici dans ce débat. En effet ce qui fait réellement rupture n’est justement pas de cet ordre-là, mais de l’ordre de l’intellectualité, de l’imagi-naire, du culturel.

Il ne nous est pas si facile de l’identifier : nous sommes immergés dans ce présent tandis que nos outils conceptuels sont pour l’essentiel des héritages du passé. « Étrangers à nous-mêmes35 » en quelque sorte, suivant la belle expression de Julia Kristeva. Il nous faut donc apprendre à regarder et à écouter et surtout à voir et à entendre ce qui constitue réel-lement le ou les univers de pensées de nos contemporains, sinon de nous-mêmes afin de comprendre (un peu) ce qui donne corps et sens humain à cette « immense accumula-

34. Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Seuil, 2003.35. Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Folio essai 1991.

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tion de marchandises 36 » qu’est devenue notre planète et qui encombre notre avenir.

Regarder quoi, qui et où ? Quels sont les lieux de cet « esprit du temps » qui se met en place sous nos yeux et dans nos têtes ? Les discours médiatiques et les discours de pouvoir sont sans conteste des terrains riches et légitimes. Mais comme le dit le Netchaïev campé par J.-M. Coetzee dans le Maître de Pétersbourg, « Le temps des gens ordinaires arrive 37 ». Il nous faut donc aussi, peut-être prioritairement, enquêter sur l’épistémè populaire. C’est ce projet auquel nous voulons contribuer.

36. Karl Marx, Le Capital, livre i, chapitre i.37. J.-M. Coetzee, Le maître de Pétersbourg, Seuil, 1999, p. 114.

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Chapitre 2

Les mots nous manquent

« Les mots nous manquent » : tel était le constat énoncé le 2 mars 2006, lors d’un séminaire au Collège international de Philosophie animé par Toni Negri, par la conférencière du jour, la sociologue américaine Saskia Sassen38. Cette dernière, alors invitée à faire le point sur la problématique des villes globalisées sur laquelle elle fait autorité, ne manque pourtant pas de vocabulaire. Ni en français, ni en anglais, ni même en hollandais, sa langue maternelle. Mais, comme d’autres cher-cheurs, elle manque de mots pour nommer de façon claire la nouveauté des processus à décrire.

Les mots nous font défaut alors que l’appareillage conceptuel des sciences sociales, héritier de décennies de travail, d’enquêtes et de débats, est largement fourni. Les cher-cheurs français s’offrent même le luxe d’avoir deux mots là où beaucoup d’autres n’en ont qu’un, pour désigner les proces-sus contemporains : globalisation et mondialisation. Loin de simplifier l’affaire, cette mini-abondance est à la source de débats sémantiques et définitionnels sans fin. Nous voilà un peu dans la situation des habitants d’Aglaurée, décrits par Italo Calvino : « L’on voudrait pouvoir dire ce dont il s’agit, mais

38. « La métropole du biopouvoir et la métropole de la biopolitique, gouvernance métropolitaine », disponible sur http://seminaire.samizdat.net/spip.php?article181

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tout ce qui, auparavant, a été dit à propos d’Aglaurée, empri-sonne vos mots et vous oblige à répéter plutôt qu’à dire39. »

Parlant ainsi de phénomènes approchant concernant les structures sociales et politiques et leurs transformations actuelles, Arjun Appadurai et Zygmunt Bauman usent (dans la même langue) de métaphores imagées mais peu unifiées : quand l’un parle d’organismes « vertébrés » ou d’organis-mes « cellulaires »40 l’autre opposera société « solide » et société « liquide »41… Et malheur à celui qui osera sortir de l’approximation pour tenter un concept : le feu nourri de la communauté de ses pairs risque fort de ne lui laisser que peu de chance de survie (conceptuelle s’entend). Car non seule-ment les mots nous manquent, mais les mots qui nous restent sont des champs de bataille.

Cette confusion n’est-elle que celle de la recherche ? Sans doute pas. L’analyse et la description d’une situation sociale et historique ne peuvent s’effectuer sans que cette situation produise elle-même ses mots, que les chercheurs s’en empa-rent et les travaillent. Les historiens le savent depuis long-temps et c’est à cette question que Marc Bloch consacra une bonne partie de son dernier ouvrage, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien. Que constate-t-il ? Que les hommes n’ont pas attendu le chercheur pour donner un nom commun à leurs actes, à leurs croyances, aux moments de leur vie. Ces mots donnent leur épaisseur à l’époque42. Contrairement aux « prénotions » dont le fondateur de la sociologie française Émile Durkheim, se méfiait tant, ces noms communs sont la

39. Italo Calvino, Le città invisibili, Turin, Einaudi, 1972/Les villes invisibles, Paris , Seuil, 1974.

40. Arjun Appadurai, Géographie de la colère, la violence à l’âge de la globalisation, Payot, 2007.

41. Zygmunt Bauman, Le présent liquide, peurs sociales et obsessions sécuritaires, Seuil, 2007.

42. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, Paris, Colin, 1999, 110 p.

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matière avec laquelle travaille l’historien, comme l’ethnolo-gue. Les concepts et catégories qu’il va proposer ne peuvent s’en exonérer pour décrire les situations dont ces mots font en quelque sorte partie.

Situation intellectuellement délicate, on le devine. Mais elle l’est d’autant plus qu’il ne s’agit pas, on l’aura peut-être compris, de néologismes, mais du sens nouveau et incontes-table des mots ancien, puisqu’aussi bien, note également Marc Bloch, « au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de chan-ger de vocabulaire ». Autrement, nous ne manquons peut-être pas de mots parce que l’époque manque de mots, mais parce que nous n’avons pas encore décrypté les nouveaux sens de ces mots et à travers eux le nom des réalités dans lesquelles nous sommes immergés. « L’avènement du nom est toujours un grand fait, même si la chose avait précédé ; car il marque l’épo-que décisive de la prise de conscience. Quel pas, le jour où les adeptes d’une foi nouvelle se dirent eux-mêmes chrétiens ! 43 »

Telle est la limite récurrente de toutes les tentations positivistes. Contrairement à l’assertion fameuse attribuée à Napoléon Bonaparte, les faits ne parlent pas d’eux-mêmes et ne brillent jamais seuls comme le soleil 44. Les faits et les choses ne sont rien sans le nom qu’on leur donne. Le nom et la chose sont inextricablement contemporains dans leur existence. La connaissance de la chose ne peut contourner la connaissance du nom. Voilà pourquoi comme le note Wittgenstein : « Les faits n’appartiennent tous qu’au problème, non à la solu-tion 45. » Sans aller jusqu’aux extrémités rousseauistes 46 et

43. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, op. cit.44. « Les faits parlent d’eux-mêmes, ils brillent comme le soleil… » Napoléon

à Sainte-Hélène.45. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 6.4321.46. « Commençons donc par écarter tous les faits », Jean-Jacques Rousseau, Discours

sur l’origine et les fondements de l’ inégalité parmi les hommes.

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sans négliger l’importance de la connaissance des faits, force est de constater que ceux-ci ne nous sont accessibles et n’exis-tent humainement qu’au travers des « noms communs » que leur attribue l’époque.

Les mots contre l’ordre du discours

L’affaire se corse lorsque l’époque est confuse, lors-que les mots et les temps se télescopent, lorsque les noms communs dérapent sur la nouvelle subjectivité de celles et ceux qui les énoncent. Dans ces conjonctures, les romanciers sont en première ligne.

À près de 20 ans (et quelques milliers de kilomètres) de distance, deux naufragés imaginaires de la modernité nous invitent à la vigilance sémantique : l’énigmatique Stillman de la Cité de Verre de Paul Auster et l’émouvante Élisabeth Costello, que son auteur, J.-M. Coetzee a égarée dans son siècle.

En 1985, pressentant la fin d’un monde et la difficile émergence d’un nouveau, le Stillman de Paul Auster passe sa journée à ramasser des objets brisés sur lesquels il travaille le soir venu, dans le secret de sa chambre d’hôtel. Au héros chargé de surveiller ses faits et gestes (l’auteur lui-même ?), il dévoile son projet : faire un nouveau dictionnaire car, dit-il, « les mots que nous employons ne correspondent plus au monde ». Il poursuit : « Lorsque les choses avaient leur intégrité, nous ne doutions pas que nos mots puissent les exprimer. Mais petit à petit, ces choses se sont cassées, fragmentées, elles ont sombré dans le chaos. Et malgré cela nos mots sont restés les mêmes. Ils ne se sont pas adaptés à la nouvelle réalité. Par conséquent, chaque fois que nous essayons de parler de ce que nous voyons, nous parlons à faux, nous déformons cela même que nous voulons représenter. Ce qui a fait un gâchis terrible 47. »

47. Paul Auster, Trilogie new-yorkaise, cité de verre, 1991 (1985) Actes Sud, p. 113.

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Le gâchis dont nous parle Paul Auster n’est pas seule-ment un gâchis d’intelligence. Stillman confirme l’assertion de Camus : à mal nommer les choses on ajoute au malheur du monde. Mais faut-il vraiment un nouveau dictionnaire ? Ce n’est pas tout à fait l’avis d’Élisabeth Costello ballot-tée par son errance intellectuelle. Connue pour un livre écrit des décennies plus tôt, la romancière campée par J.-M. Coetzee est invitée aux quatre coins du monde, à des conférences dans lesquelles elle se sent de plus en plus décalée. Le réalisme, l’amour, l’Afrique, le mal sont autant d’occa sions de mesurer la distance qui la sépare de son siècle et de ses contemporains. Cette distance est insurmontable au point, faute de pouvoir répondre de son identité subjec-tive, de rester désespérément « à la porte » d’une subjectivité partagée matérialisée comme une sorte « d’au-delà » dans le dernier chapitre du livre.

Dans ce « gâchis », aurait dit Stillman, dans cette souf-france singulière de l’écrivain, la question des mots émerge vite. Mais ce n’est plus la question des mots du passé, des mots cassés qu’il faudrait remplacer. Il est ici au contraire ques-tion de l’inquiétante vitalité des mots, de leur foisonnement incontrôlable. « Les mots sur la page ont cessé de répondre à l’appel, chacun clamant “je veux dire ce que je veux dire”. Le dictionnaire […] n’est plus qu’un code parmi d’autres 48. ». Les mots sont là, bien vivants. Mais ils n’obéissent plus à l’ordre du discours ancien ni aux rassurants repères définitionnels.

Doutes des romanciers. Et force du roman : « L’écri-vain comme le penseur savent qui est en eux le vrai narrateur : la formulation 49. » Mieux que certaines sciences sociales sans doute, trop vite et trop souvent rassurées par le recours à la rupture définitionnelle de l’inquiétante polysémie des mots.

48. J.-M. Coetzee, J.-M. Coetzee, Élisabeth Costello, Seuil, p. 30.49. Pascal Quignard, Les ombres errantes.

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Mais les définitions sont affaire de dictionnaires ou de codes juridiques. Le mot qui, selon la formule de Coetzee, clame « je veux dire ce que je veux dire », se joue de ces petits conforts intellectuels. Il est d’une trop grande richesse pour se laisser ainsi emprisonner.

Car « la conscience se reflète dans le mot comme le soleil dans une petite goutte d’eau » nous dit Lev Vigotski : « Le mot est à la conscience ce qu’est un petit monde à un grand, ce qu’est une cellule vivante à l’organisme, un atome au cosmos. C’est bien un petit monde de conscience. Le mot doué de sens est un microcosme de la conscience humaine 50. »

Dans le même temps le nom est un partage. Le mot qui prend sens comme « microcosme de la conscience humaine » appelle les faits et interpelle les autres, ceux auxquels il adresse la proposition qui lui donne sens. Le mot ne se déploie que dans la phrase, la « formulation » de Pascal Quignard, « l’énoncé » de Michel Foucault, la « proposition » de Ludwig Wittgenstein pour qui « la proposition seule a un sens ; et ce n’est que dans le contexte d’une proposition qu’un nom a une signification51 ». Et cette phrase, cette formulation, cet énoncé ont un destinataire. « Le mot s’adresse » selon la célè-bre formule de Mikhaïl Bakhtine, le mot invite au partage. Et gare aux mauvaises adresses, gare aux partages évités ou refu-sés : les malentendus peuvent générer de grandes violences.

Quand l’échange a lieu, c’est dans ce dialogue que le nom commun prend corps. C’est dans l’écriture et singuliè-rement dans l’écriture littéraire qu’il peut être ciselé. Dans des temps d’incertitude sémantique comme le nôtre, les lieux collectifs d’écriture et de formulation rencontrent un succès significatif. Il en est ainsi des ateliers d’écriture, inventés en 1969 par Élisabeth Bing, devenus des lieux de création litté-

50. Lev Vigotski, Pensée et langage. C’est ici la conclusion ultime de l’ouvrage.51. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 3.3.

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raire revendiquées 52. Auteur de Daewoo récit qu’il nomme lui-même « roman », et militant des ateliers d’écriture, Fran-çois Bon assure que « savoir ce qui nous est l’ immédiat présent, dans la complexité du monde tout près, qui nous baigne, exige qu’on procède à cette multiplication des paro-les » : Car « pour dire ce qui est là, tout près, [il a] besoin de le traverser, et pour que [sa] parole y tienne, qu’elle fasse aussi lever les autres paroles qui le nomment 53 ».

N’est-ce pas cela justement dont il est questions dans les innombrables « scènes ouvertes » du SLAM, officielle-ment né à Chicago dans les années quatre-vingt et largement diffusé en France dans la dernière décennie. Celui qui, par son album, « Midi 20 », en assura la légitimité médiatique, le slameur dionysien, Grand corps malade, consacre d’ailleurs une partie de son temps à l’animation d’ateliers d’écritures.

Les scènes urbaines contemporaines sont saturées de mots : mots énigmatiques des tags, mots exhibés du rap. Ces mots-là sont souvent des armes destinées, aurait dit Léo Ferré, à « tuer l’intelligence des mots anciens 54 » ou peut-être des mots dominants. Ce sont d’ailleurs ces mots-là qui ont réveillé l’ardeur des censeurs de la culture 55.

Les mots, champs de batailles urbaines

La construction des « noms communs » de notre temps est loin d’être une activité consensuelle. Le mot est une arène, nous prévient Mikhaïl Bakhtine. Les mots sont même

52. François Bon, Tous les mots sont adultes, Fayard, 2005.53. « Volonté », un article publié dans le dossier « Littérature. L’engagement

aujourd’hui », coordonné par Christophe Kantcheff, Politis, n° 642, semaine du 15 au 21 mars 2001.

54. « Il faut tuer l’intelligence des mots anciens » Léo Ferré, 1969, Le Chien.55. NTM condamné en 1996, Menaces verbales en 2004, La Rumeur en 2007.

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parfois devenus de véritables champs de bataille. Des mots apparemment aussi peu obscurs et depuis si longtemps légi-timés comme République, laïcité, banlieue, jeunes génèrent depuis des années en France, malentendus, tensions et incom-préhension.

Il est même des mots qui mettent le feu aux poudres et des mots innommables.

Que s’est-il passé entre le 27 octobre et le 18 novembre 2005 en France ? La mort de Zyed et Bouna le 27 octobre à Clichy-sous-Bois déclenche une émotion locale immédiate. Le scénario est connu. En 1998, la mort d’un jeune blessé par balle par la police avait enflammé le quartier de la Reynerie à Toulouse, comme celle de Mounir en 1999 dans la petite ville de Vauvert. Ce scénario « classique » court jusqu’au 29 octo-bre. Le retour au calme semble possible.

Mais, entre-temps, par le traitement politique voire linguistique de l’événement, se construit une situation nouvelle. Il y a du côté du pouvoir, des mots qui blessent. Il y a du côté des politiques en général, de gauche comme de droite, des mots qui ne viennent pas : mots de regret, mots de solida-rité envers la famille, mots de compassion. Ces mots si simples et obstinément non prononcés soulignent ce déni réitéré d’une situation et d’une subjectivité dont souffrent au quotidien des populations entières. En une semaine, l’émotion localisée se meut en une colère plus large d’abord en Île-de-France, puis, dans la nuit du 4 au 5 novembre dans la France entière.

Étonnamment, ce surgissement de lumières et de flam-mes nocturnes reste pour l’essentiel silencieux. Les acteurs sont restés dans l’obscurité et le silence. Ces « nuits bleues » de la banlieue laissent hors d’atteinte leur visage, leurs mots, leur subjectivité partagée. Stratégie d’une visibilité invisible, surgissement anonyme dans l’espace public. Nous avons vu à l’envi le feu et les lumières de la nuit, mais nous n’avons vu que des ombres. Et nous n’avons entendu que les commentai-res des pouvoirs.

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Nous avons été nombreux, élus, savants ou politi-ques, à tenter, dès le petit matin de mettre des mots sur notre désarroi. Mais les mots dérapent : crise des banlieues, violen-ces urbaines, émeutes, soulèvement populaire 56… Dans les semaines qui ont suivi, publications et journées d’études ont été l’occasion de répéter ce qu’on savait déjà des situations objectives des quartiers et des gens, jamais la possibilité de nommer l’événement. Et octobre-novembre 2005, à l’instar d’autres surgissements passés comme Mai 1968 restera sans doute à jamais qualifié « d’événements » faute de consensus minimum sur le nom propre à lui donner. Un mouvement sans mot, sans revendications énoncées serait-il par là même « innommable » ?

Et un mouvement qui se déclenche sur les mots insti-tutionnels ou médiatiques mis sur les dépouilles de jeunes, n’aurait pas de mots qui lui soient propres ? Est-ce défaut de « mots pour le dire » qui infère son mode d’expression et sa « violence ». Cela signifie-t-il que la subjectivité qui s’exprime et s’expose ne peut pas s’énoncer comme une pensée discur-sive, comme une pensée politique et que nous avons affaire à un mouvement « protopolitique 57 » ? Les enquêtes de terrain menées dans les jours et les mois qui ont suivi laissent peu de doute à ce sujet. Le mutisme des incendiaires n’est pas une incapacité de parole. C’est un refus d’interlocution.

Quand le langage et les mots deviennent le terrain crucial de l’affrontement, quand les mots ne peuvent plus être en partage, à qui parler ? À qui adresser ses énoncés ? Du côté des politiques en place la référence consensuelle à la Répu-blique face aux émeutes a fonctionné comme une injonction au silence. Quand la République symboliquement convoquée

56. Titre du dossier d’IPAM réalisé par Julien Lusson, 18 décembre 2005. www.reseau-ipam.org/article.php3?id_article = 1147

57. Gérard Mauger, L’émeute de novembre 2005, une révolte protopolitique, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant 2006.

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est revendiquée comme citoyenne, égalitaire, laïque, anti-communautariste, quel espace discursif reste-t-il pour parler du sort des enfants de l’immigration et des pratiques de la police ? Celles-ci inscrivent l’ethnique racialiste dans le quotidien des cités, des jeunes et de leurs familles.

L’espace public républicain énonce une injonction para-doxale : ce sont les victimes qui sont soupçonnées « d’ethni-cisme » et de « communautarisme ». L’innommable est une injonction institutionnelle. L’innommable est le produit de l’altérité, de la disjonction entre l’intellectualité institution-nelle républicaine et celle des jeunes émeutiers58, peut-être de leurs parents. Seul le mutisme est encore en partage.

Les mots de Babylone

Dans le cas d’octobre-novembre 2005, le caractère problématique de la nomination du contemporain et la multiplicité du présent se donnent à voir dans l’espace d’une même langue, le français. Le mouvement altermondialiste qui émerge à l’orée du millénaire est d’emblée confronté à la difficulté matérielle de la multiplicité des langues du monde réel.

Dès septembre 2002, pour les besoins du premier forum social européen de Firenze est créé Babels, réseau d’interprè-tes volontaires qui depuis lors prend en charge toute l’inter-prétation et la traduction non rétribuées du Forum social euro-péen (FSE) et du Forum social mondial 59. Il existe aujourd’hui des coordinations nationales dans de nombreux pays. Acteur du mouvement altermondialiste, ce réseau n’est pas seulement

58. Jean-Louis Sagot-Duvouroux., « Le “nous” manquant » in Banlieue, lendemains de révolte, La Dispute, 2006.

59. http://www.babels.org/

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un réseau de bénévoles dont l’apport est indispensable à la logistique d’événements qui sont essentiellement des moments d’échanges polyglottes. C’est un réseau de militants « dési-reux de mettre leur compétence linguistique bénévolement au service des mouvements sociaux et citoyens adhérant à la charte des principes des forums sociaux 60 ». La volonté affi-chée du réseau d’assurer « le droit de chacun à s’exprimer dans la langue de son choix » contre la logique du langage unique anglo-saxon de la mondialisation dominante le conduit, selon ses propres termes à « contribuer à la réflexion sur le rôle des langues dans les mécanismes de dominations culturelles et dans la circulation des idées entre les mouvements sociaux et citoyens ». Acteur technique incontournable du mouvement, Babels devient ainsi un acteur politique et intellectuel, « une force de proposition » sur le « choix des langues, l’organisation de séminaires, de conférences ou d’ateliers sur le thème des langues et de la diversité linguistique ».

Le constat arrive vite : la communicabilité des acteurs polyglottes du mouvement altermondialiste n’est pas qu’une affaire d’interprétariat. C’est dans toutes les langues qui se confrontent que s’inventent de nouveaux mots politiques et des stratégies de maintien ou de contournement des anciens mots. Cette nouveauté bien sûr se joue des dictionnaires et ne déploie son sens que dans les énoncés. L’interprète devient l’observateur participant de la genèse du contemporain. Mais s’il ne veut pas en être le témoin impuissant, il se doit de pren-dre l’initiative de l’ouverture « d’un laboratoire sur l’évolu-tion des langues, des termes et de leurs disparités terminologi-ques » ; porteur de « propositions de traductions de concepts », de « mise en commun des patrimoines linguistiques ».

Dès 2003, donc, Babels se trouve initiateur ou partie prenante de séminaires de réflexions sur le Mouvement

60. Charte de Babels, 14 juin 2004. http://www.babels.org/article22.html

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altermondialiste et les mots du mouvement61. La tâche ne se révèle pas facile. Le séminaire du 11 septembre 2003 qui réunissait une bonne partie des acteurs français du FSE prévu pour le mois de novembre et quelques acteurs internationaux comme le Brésilien Chico Whitaker fut d’emblée un moment fort. Les participants sous la houlette de Patrick Viveret de la revue Transversales furent en effet conviés, par un proces-sus de vote complexe, à déterminer des mots incontourna-bles pour le mouvement mais sur lesquels les participants portaient des jugements partagés. Les mots « gouvernance » et « société civile », sortirent incontestablement grands gagnants du processus de sélection. Ils furent pour les parti-cipants du séminaire, le terrain d’affrontements théoriques et éthiques absolument inattendus, révélateurs, au-delà des langues, de la diversité des cultures politiques rassemblées dans la marmite frémissante de l’autre monde possible.

Voici Babylone en position de rassembler et de construire là où l’espace linguistique national peut divi-ser jusqu’à l’incommunicabilité. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce retournement contemporain.

Incontestablement si, comme le dit Saskia Sassen, « les mots nous manquent », ce n’est pas faute de vocabulaire.

61. « Le mouvement altermondialiste réfléchit à ses propres mots » 11 septembre et 13 novembre 2003 (au cours du FSE), en collaboration avec les revues Mouvements, Transversale, les associations Espaces Marx et Les amis du Monde diplomatique, le Laboratoire de resymbolisation sur les dimensions culturelles et symboliques IPAM, Transform, le CRID (fr), MASC (fr), Rhinocéros, et Les Pénélopes.

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Chapitre 3

Le temps nous manque

Le 11 novembre 1989, Mstislav Rostropovitch, assis sur une chaise en plein air, jouant une suite de Bach : on est à Berlin, à Check Point Charly, et si le mur est encore physi-quement debout, les Berlinois savent déjà, et le monde avec eux, qu’un temps est définitivement clos.

Quatre années plus tôt, Haruki Murakami publiait La fin des temps. Comment ne pas lire aussi le monde intérieur fantastique du romancier japonais comme une prescience du formidable événement subjectif que fut l’effondrement du communisme comme marqueur de l’histoire. Son héros habite deux histoires parallèles : celle du temps biographique dans le « pays des merveilles sans merci » (Hard-boiled wonderland) et l’autre hors du temps et de l’espace dans un monde où il doit relire les rêves et retrouver les cœurs. Sommé de choisir lors d’une échéance qu’il n’a pas choisie, il préfère finalement sortir du temps historique non sans avoir préalablement récupéré les rêves et les cœurs qui manquaient à « la fin des temps ».

Ce passage entre deux régimes du temps est précisément localisé à Berlin de part et d’autre du mur par Wim Wenders en 1987 62. Lorsque l’ange Daniel veut sortir de l’éternité

62. Les Ailes du désir.

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bicolore pour accéder à la lumière colorée du destin mortel, c’est de l’autre côté du mur que le porte son ami Cassiel.

Fin de la raison historique

Fin d’un temps ou « fin des temps », la chute du mur n’est pas la « Fin de l’histoire » au sens où l’entendait Fran-cis Fukuyama63. Celle-ci en effet est argumentée comme un aboutissement : le libéralisme mondialisé comme étape ultime du cheminement millénaire de l’humanité. Voici une « fin de l’histoire » étrangement hégélienne et historiciste. La faiblesse de l’argumentaire ne tient pas tant au parti pris poli-tique de son auteur qu’à cet hégélianisme étonnant et éton-namment « anachronique ». Ce qui prend fin de façon emblé-matique en novembre 1989, c’est peut-être justement cette pensée historique du monde dont Francis Fukuyama chante l’avènement final. Ce qui arrive à sa fin ce n’est pas l’histoire, c’est la séquence durant laquelle la raison historique a dominé l’intellectualité de l’humanité. Le passé, justement, n’éclaire plus l’avenir comme le notait Tocqueville en 1840.

C’est pour que le passé continue de paraître éclairer le présent et l’avenir qu’Alex, le héros de Good bye Lenin 64 réinvente pour sa mère Christiane une autre histoire de la réunification allemande. Il peut pour cela, à l’instar du héros de Murakami, puiser dans la mémoire et les rêves passés des communistes allemands de l’Est comme si un autre avenir avait été possible. Christiane meurt finalement. Lucide devant la supercherie de son fils mais heureuse puisqu’aussi bien « il ne s’agit pas de conserver le passé mais de réaliser

63. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.

64. Film de Wolfgang Becker, 2003.

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ses espérances, » faute de quoi « le passé continue comme destruction du passé »65. Ce passé n’était peut-être pas « le passé d’une illusion »66 car le communisme réel était bien là, mais à coup sûr la mise au passé d’un horizon, d’un avenir, d’un sens possible de l’histoire.

Pour mettre le présent dans la continuité du commu-nisme aussi bien vécu que rêvé, Alex a dû remonter le temps, retrouver les possibles du passé, dénicher les puissants d’hier relégués dans l’anonymat, rêver l’histoire. Mais même sa supercherie s’évente. Sa mère mourra « dans son temps ». Good bye Lénine et good bye la raison historique : le « conti-nent histoire » comme continent de la raison scientifique dont Louis Althusser attribuait la découverte à Marx est clos. La subjectivité pratique des femmes et des hommes a débordé la loi d’airain du matérialisme historique. Nous savons désormais que nulle finalité, nulle fin à tous les sens du terme, ne trans-forme, pour paraphraser André Malraux, l’Histoire en destin.

Devons-nous nous en réjouir ou nous en alarmer ? Si l’histoire n’a plus de sens vectoriel, si on ne confond plus la politique et l’histoire, alors les actions humaines retrouvent leurs mobiles multiples et ne sont plus muées en moyens de fins historiques plus ou moins transcendantales.67 L’angoisse peut alors succéder à la conscience de la fatalité, du fatum des anciens. L’incertitude renvoie l’humanité à ses propres choix 68.

Des conséquences politiques, nous en rencontrerons. Mais les premières conséquences portent sur la connaissance

65. Max Horkheimer, Theodor Adorno, Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1983.

66. François Furet, Le passé d’une illusion, Robert Lafont-Calmann-Lévy, 1995.67. Hannah Arendt, « Le concept d’histoire » in La crise de la culture, Gallimard, 2006

(1972), p. 104-105.68. « Le temps est inquiet », selon la formule d’Antonio Negri, Kairos, Alma venus,

multitude, Calmann-Lévy, 2000, p. 17.

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comme nomination et construction intellectuelle du réel. La remise en cause de la raison historique, c’est la possibi-lité nouvelle de penser l’événement, sa nécessité même envers et contre les paradigmes des sciences sociales ancrées dans l’intellectualité moderne. Qu’est-ce que l’événement dans l’Histoire ? Le nom donné à un fragment de temps, l’objecti-vation forcenée d’un moment subjectif, une inquiétude appri-voisée, expliquée, reconstruite69. L’explication de l’événement le reconstruit et le déréalise. Les sciences sociales se rassu-rent en enfouissant le surgissement inattendu dans les atten-dus sociaux et les structures qui le stérilisent. Ce qui reste d’inquiétude peut encore être renvoyé à la responsabilité de la construction médiatique. Au final il ne restera plus rien, plus d’aspérité, juste un récit lissé par la raison historique et la solitude insondables de ses acteurs face au déni public de leur subjectivité 70.

Telle a bien été la démarche de la quasi-totalité des sciences sociales françaises au lendemain des émeutes d’octobre-novembre 2005 : une remise en contexte historique, social, urbain comme une mise en abîme. La profondeur de vue y est d’autant plus impressionnante qu’on y répète à l’envi l’image déjà connue. La difficulté à y discerner l’incompres-sible singularité subjective de l’événement y est considérable. Cette difficulté est d’autant plus grande que l’événement, tel

69. « L’événement qui survient est un moment, un fragment de réalité perçue qui n’a pas d’autre unité que le nom qu’on lui donne » ; « Fabricant et fabriqué, construc-teur et construit, il est d’emblée un morceau de temps et d’action mis en morceaux, en partage comme en discussion », Arlette Farge, 2002, « Penser et définir l’événe-ment en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux », Terrain, n° 38, p. 69-78.

70. « Les sciences sociales ne font face à l’événement qu’avec hésitation : elles préfèrent les structures, et réduisent l’événement à ses contextes sociaux et à ses construc-tions médiatiques. », Adrian Bensa & Éric Fassin, 2002, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, p. 5-20.

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un « événement voyou 71 », vient perturber l’ordre intellectuel du monde connu de la société et de la politique.

Dans ces cas-là, la raison historique prise en défaut se venge. Elle dévalorise les actes et ses acteurs, elle brouille la nomination de l’événement, elle complique sa mémoire, entrave son histoire, tente en quelque sorte de « faire comme si de rien n’était », marquant obstinément l’événement comme un point d’arrivée objectif, non comme un point de départ subjectif.

Car l’identification de la singularité subjective de l’événement est intrinsèquement liée à sa reconnaissance comme fait politique. Reconnaître l’événement d’octobre- novembre 2005 comme acte collectif politique, en l’occurrence, c’est reconnaître à ces « Paroles de pierre, images de feu » selon l’expression de Denis Merklen, la capacité propre à nommer notre réel72. L’événement est un rendez-vous de la connaissance avec le réel, une occasion sans pareil de lire le monde contem-porain avec les mots qu’il se donne ici et maintenant, mais un rendez-vous inquiétant car son issue est improbable 73.

C’est bien à quoi s’est attelé Henri Lefèbvre à propos de Mai 1968. L’analyse, écrite dans les semaines qui ont suivi les événements reste fulgurante. C’est ainsi qu’il y a près de 40 ans, il peut y lire les transformations de la politi-que, l’émergence de la mondialité, l’avènement de la société urbaine et l’affirmation de « la connaissance comme force sociale et productive 74 ». C’est sans doute à la lecture de ce petit ouvrage, des années plus tard et par-delà tout ce qui s’est

71. Jean Baudrillard, « Place aux événements voyous », Libération, 14 avril 2006.72. Denis Merklen, « Paroles de pierre, images de feu. Sur les événements de novem-

bre 2005 », Mouvements, n° 43, janvier-février 2006, p. 131-137.73. « L’événement de la connaissance vraie se produit probablement en ce point précis,

là où l’inquiétude du temps se révèle comme puissance », Antonio Negri, Kairos. op. cit. p. 21.

74. Henri Lefèbvre L’irruption de Nanterre au sommet, Anthropos 1968 réédité par Syllepse en 1998.

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écrit depuis, que l’on comprend un peu l’événement comme premier événement de « notre temps » et première césure dans le temps de la raison historique.

En ce sens, Mai 68 reste un « événement voyou » avec lequel tous les discours de l’ordre et tous les ordres du discours, de droite comme de gauche, n’auront de cesse de régler des comptes75. Nos voisins italiens ne continuent-ils pas à tenir sous les verrous ou sous le coup de condamnation par contumace des centaines de militants de ces « années de plomb » pour une part fondatrices de la situation actuelle ?

Un nouveau régime d’historicité 76

Venons-en donc à l’épaisseur politique de cette rupture de la raison historique. « Un autre monde est possible » : telle est « la bonne nouvelle 77 » déclinée dans toutes les langues qui avec l’invention des forums sociaux a ouvert à la fois le siècle et le millénaire.

S’agit-il de l’avenir utopique prêt à prendre la place encore fumante des utopies naufragées de la modernité ? Cette interprétation a ses défenseurs. « La dynamique du mouve-ment altermondialiste comporte trois moments distincts mais complémentaires : la négativité de la résistance, les proposi-tions concrètes, et l’utopie d’un autre monde. » affirme ainsi en 2003 Michael Lowy 78. Ce dernier s’empresse d’ajouter que la dimension utopique s’articule autour de grandes valeurs

75. Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 1968, essai sur l’antihumanisme contempo-rain, Gallimard, 1985.

76. Les développements qui suivent reprennent pour une part mon article « L’autre monde ici et maintenant, l’altermondialisme est-il un avenir » paru dans la revue Mouvements, no 47-48 – 2006/5-6.

77. La bonne nouvelle, euaggelion en grec, a donné le mot français évangile…78. « Négativité et utopie du mouvement altermondialiste » in Contretemps 2003.

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(humanité, solidarité démocratie, diversité) qui « ne définis-sent pas un paradigme de société pour l’avenir », car « il ne s’agit pas pour le mouvement d’attendre les lendemains qui chantent, mais d’œuvrer, ici et maintenant ».

Voici donc une utopie qui ne détaille pas l’architecture du monde idéal et qui ne le situe ni dans un autre lieu ni dans un autre temps. Telle est la singularité de la situation contem-poraine : une immédiateté de l’altérité. Une telle utopie, si utopie il y a, ne fonctionne pas comme celles que nous avons connues. Elle nous parle de son époque, de ce monde de cette mondialisation dont elle porte un désir d’altérité au même titre que le socialisme nous parla, dès le xixe siècle du monde industriel en train de se mettre en place.

La mondialisation révélée par son imaginaire ? Pour-quoi pas si notre imaginaire est justement le moteur le plus puissant de cette globalisation 79! Et cet imaginaire redis-pose spatialité et temporalité. La dimension spatiale est claire. Dans le « monde plein 80 », il n’y a pas d’ailleurs. De ce point de vue nous bouclons la boucle commencée en 1516 avec l’utopie de Thomas More. La modernité s’enracine dans l’ouverture intellectuelle provoquée par la découverte des « autres mondes » et des autres continents. Elle s’achève dans la globalisation des réseaux… et des risques 81.

La dimension temporelle est plus complexe. Il s’agit bien sûr de la « durée » que les moyens de communication et surtout de traitement de l’information réduisent de façon exponentielle. L’immédiateté tend à abolir le temps en même

79. Arjun Appadurai « Mondialisation, recherche, imagination », Revue internatio-nale des sciences sociales, « La mondialisation », 1999, 160 : 257-267 et Après le colo-nialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, 2001, Paris, Payot.

80. Zygmunt Bauman, ibidem.81. La subjectivité du monde plein s’enracine dans la conscience des risques plané-

taires, cf. Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Aubier, 2002.

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temps que la distance et sans doute plus qu’elle. Le temps chronologique dans lequel se disposent nos actions, nos imaginaires, notre subjectivité, ce que Zaki Laidi nomme « le sacre du présent 82 » n’a plus la même consistance.

Ces transformations sont contemporaines mais distinc-tes du changement de régime d’historicité dont il est question depuis le début de ce chapitre et remarquablement analysé par François Hartog 83. L’humanité a longtemps connu des régimes d’historicité adossés à un passé (le mythe ou la tradi-tion) qui organisait le présent. Jusqu’au jour où la modernité s’ouvre par un renversement vers un futur de notre rapport au temps historique. Pas plus qu’avant, le présent ne se suffit à lui-même. Mais c’est maintenant l’horizon du progrès, du projet, de la révolution ou de l’utopie qui l’organise à son tour. Qu’ils chantent ou non, ce sont les lendemains qui donnent sens à notre présent quotidien.

Le passé n’est pas pour autant aboli. Histoire devenue science, il se mobilise pour nous imposer l’inéluctabilité de notre futur. Le présent, pris dans le flot du continuum histori-que, n’est plus qu’une modalité de la réalisation de ce dernier. Tel est le mode subjectif d’historicité qui s’est fracassé sur les rivages tragiques du xxe siècle. La science a échappé à son maître, l’utopie est devenue cauchemar. Le futur s’est arrêté en route. C’est beaucoup plus que la « fin de l’Histoire », c’est un nouveau rapport au temps.

Il semble que nous soyons aujourd’hui installés dans ce présent sans fin. Tandis que le « principe de précaution » tente de ménager l’avenir incertain, mémoire et mémoria-lisation disputent à l’histoire l’usage social de notre passé. Alors que l’histoire convoque le passé pour donner sens au

82. Zaki Laïdi., Le Sacre du présent, Flammarion, 2000.83. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps,

Seuil/La librairie du xxie siècle, 2003.

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présent, la mémoire, elle, mobilise le passé au présent et c’est ce présent qui lui donne sens. La mémorialisation devient une activité politique majeure et la nostalgie un marché qui tente de donner sens au sur-place apparent de l’histoire84.

L’utopie au présent

C’est dans cette conjoncture que s’inscrit le mouve-ment altermondialiste. C’est pour cette raison qu’on ne peut plaquer des syntaxes anciennes sur les textes de sa dynami-que et de ses rêves. À l’instar du mouvement ouvrier naissant dans le capitalisme usinier, il porte sur le monde présent une prescription (celui d’être autre que ce qu’il est) et en déve-loppe une intellectualité originale.

Là s’arrête l’analogie car cette intellectualité qui nour-rit des pratiques avant de proposer un discours s’inscrit justement en rupture avec les expériences précédentes de contestation sociale et politique : dans le rapport au temps historique comme dans le processus de délibération et de décision collective, le rapport au pouvoir, la conception de l’organisation, jusque dans l’usage de la parole publique.

Dans ce chapelet de ruptures, l’expérience du temps occupe une place déterminante. La « charte de Porto Alegre », cahier des charges général de tous les forums sociaux assi-gne comme finalité l’échange et l’élaboration collective des « alternatives » à la mondialisation capitaliste. Ces alterna-tives, plurielles et partielles auxquelles sont dédiés les événe-ments locaux que sont les séminaires et les ateliers autogérés sont ainsi censées « faire prévaloir, comme nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme, ceux de tous les citoyens et

84. Arjun Appadurai., Après le colonialisme, op. cit.

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citoyennes de toutes les nations, et l’environnement ». L’uto-pie, si utopie il y a, se tisse au cours de l’événement dont c’est la finalité principale : il s’agit de penser et de commencer à construire cet « autre monde possible ».

Les fondateurs des forums, notamment le Brésilien Chico Whitaker, sont attachés à leur caractérisation comme « espace » et non comme « mouvement »85. Ils indiquent par là leur souci d’éviter toute pérennité organisationnelle dont l’émergence serait fatale à la logique d’inclusion et d’élargis-sement qui fait la force du processus des forums. Cet espa-ce-événement génère un régime d’historicité qui est celui du présent et de lui seul.

Les forums agrègent des individus et des organisations aux trajectoires, aux objets, aux pratiques les plus divers. Chacune de ces composantes transporte avec elle un passé, une culture, des enjeux symboliques internes ou externes. Chacune a son propre usage du forum, sa propre part de production du commun. Aucune d’entre elles ne marque le forum de sa culture propre, de son histoire, de ses symboles. Le forum, du même coup, n’existe plus qu’à partir de lui-même. L’espace forum n’a ni passé ni tradition. Il ne prolonge aucun grand récit de la même façon qu’il n’en mobilise ni n’en produit aucun dans ses échanges internes.

La mémoire et l’histoire

Un présent qui dure ne s’exempte pas longtemps d’une réflexion sur son passé et sa propre mémoire, c’est ce qui arrive aujourd’hui au Forum social mondial comme au Forum social européen. Rien qui ressemble pourtant à l’enjeu

85. Où va le mouvement altermondialisation ?… et autres questions pour comprendre son histoire, ses débats, ses stratégies, ses divergences, La Découverte 2003.

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monumental que fut, pour le mouvement communiste, la maîtrise de sa propre histoire. Car ce n’est pas en termes historiques mais en termes de « mémoire » que le mouvement altermondialiste a décidé pour l’instant d’aborder cette ques-tion 86. La différence est de taille.

L’automémorialisation des forums les inscrit dans une sorte de présent cumulatif plus que dans une épopée sociale. Que ce soit à l’échelle du Forum social mondial et du comité international ou à l’échelle européenne et de l’Assem blée européenne de préparation 87, le travail et la réflexion engagée sur la mémoire à partir de 2004 88 débouchent sur des efforts de « systématisation ». Il s’agit en fait d’intégrer la nécessité de conserver une mémoire vivante de l’événement en amont de son organisation par des mesures du type de celles mises en place par le comité d’initiative français lors du Forum social européen de 2003. Le souci n’est pas de faire et de maîtriser le « récit » du passé, enjeu ancien des organisations politiques, mais bien de continuer et d’élargir ainsi le forum espace dans un présent prolongé. Il s’agit de faire que la matière intel-lectuelle de l’événement (débats et propositions) continue à être une matière vivante et disponible au-delà du temps et de l’espace événementiel du forum.

Aujourd’hui ou demain ?

Le régime d’historicité ainsi amputé d’une histoire, au sens moderne du terme, a-t-il un avenir ? Revenons sur la

86. Il y a ainsi un espace « mémoire » sur le site du FSM, un site mémoire du FSE, un groupe de travail « mémoire » auprès de l’AEP.

87. Instance de décision européenne ouverte à tous les mouvements qui le désirent et réunie en moyenne une fois par trimestre.

88. Notamment après les deux journées internationales d’étude organisées en septem-bre 2004 par le comité d’initiative français.

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Charte fondatrice. Il s’agit, annonce-t-elle de rassembler les « mouvements de la société civile… qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain », ou, comme il est dit plus loin, « visant à bâtir un autre monde ».

Le mot bâtir n’est pas anodin89. Il signale l’immédiateté d’un objectif qui n’est pas renvoyé à une autre séquence histo-rique. Même si la Charte parle bien d’une « nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme », il est évident que cette étape d’une certaine façon commence maintenant. Elle est d’ores et déjà soutenue par « des systèmes et institutions internationaux démocratiques au service de la justice sociale, de l’égalité et de la souveraineté des peuples ». Elle s’incarne d’ores et déjà dans les « actions concrètes » des mouvements auxquels le forum propose un espace. La charte cite « ce que la société est en train de bâtir pour axer l’activité économique et l’action politique en vue d’une prise en compte des besoins de l’être humain » et du besoin de « renforcer les initiatives d’humanisation en cours ».

En fait le forum est ainsi mis en posture de ne pas être seulement un lieu d’élaboration, un outil disjoint, par sa nature et son mode d’existence, des changements à promou-voir. Il est lui-même pensé par ses promoteurs comme un changement, comme un élément de la « nouvelle étape » parce que ses participants introduisent « dans l’agenda mondial les pratiques transformatrices qu’ils (les participants) expéri-mentent dans la construction d’un monde nouveau » et parce qu’ils participent ainsi de la construction d’une « citoyenneté planétaire ».

Cette pensée de l’altérité au présent s’incarne dans la volonté pratique d’être dans le faire autant que dans le dire et d’introduire la logique de « l’alternative » au cœur de

89. Construção en portugais, building en anglais, construcción en castillan.

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l’organisation et de l’événement. Qu’elle concerne l’alimen-tation proposée aux participants (bio et équitable), l’usage de logiciels libres, ou la place de la culture, cette injonction n’est pas toujours totalement couronnée de succès. Mais elle fait partie des injonctions partagées et s’adosse notamment à la réussite centrale de nouvelles pratiques en matière d’inter-prétariat, sans lesquelles ces événements et ce processus n’auraient pas pu avoir l’élargissement qu’ils ont connu.

L’utopie contre la « vie nue »

Le régime de temps dans lequel se pense ainsi le forum entre en tension avec le régime moderne de temporalité où sont encore intellectuellement installées nombre des organi-sations participantes. En effet, si les ONG ou les mouvements sectoriels nouveaux du type des Sans-Terre brésiliens ou du DAL en France s’installent assez aisément dans ce registre, il n’en est pas de même des organisations marquées par les formes modernes de la politique, du rythme des mobilisa-tions et des rapports au pouvoir pensés en termes « d’échéan-ces » notamment électorales.

Ce sont les organisations politiques, entre autres celles qui sont issues des diverses traditions communistes qui restent le plus marquées par ce régime moderne d’his-toricité mettant l’action présente sous la discipline du futur. Certes ces organisations ne sont pas censées être présentes en tant que telles mais leurs militants le sont au travers des mouvements sociaux. Dans leur régime d’historicité qui est celui de la modernité, l’altérité revendiquée est un projet plus qu’une pratique. Elle doit s’énoncer, se programmer et se mettre en œuvre à partir d’une position de pouvoir. La conquête du pouvoir, préalable annoncé au changement, devient donc l’objectif clef qui sacrifie le présent à l’avène-ment du futur.

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En rompant avec ce schéma national étatique, et donc partisan, de l’action politique, l’altermondialisme se libère potentiellement du régime moderne du temps dans ses modalités pratiques, celles des « étapes de l’action » et de la construction stratégique du cheminement. Et il déstabi-lise les cultures politiques de nombre de ceux qui y partici-pent. Espace ou mouvement ? Pluralité des propositions ou « consensus de Porto Alegre » ? Tous les débats qui traver-sent les forums et le mouvement altermondialiste depuis le début et qui travaillent sur la question de leur propre fina-lité sont structurés par les différents régimes d’historicité qui y cohabitent.

L’utopie de l’altermondialisme n’est pas dans ses discours, elle est dans ses actes et le sens qu’elle leur donne. L’autre monde dont il est question est déjà là, dans ses rassemblements ouverts et polyglottes, dans ses solidarités sans frontières, dans la construction et non la revendication d’une mondialité alternative.

On peut rétrospectivement se demander quelle place Jean Servier consacrerait à l’altermondialisme s’il n’avait achevé son Histoire de l’utopie en 196790… L’altermondia-lisme n’aurait certainement pas sa place du côté de l’uto-pie « cité close », « figée dans un éternel présent », figure d’un idéal auquel il ne manque pas un bouton de guêtre. Il ne l’aurait pas non plus du côté du millénarisme, cette « tempête » destinée à « laver l’humanité ». Encore moins peut-être dans l’alliance de « la science et la cité radieuse » qui caractérise l’utopie des temps modernes… Qui, aujourd’hui, alimenterait ses rêves des « promesses de la science » et des « mirages d’un avenir planifié » sur lesquels Servier conclut sa réflexion contemporaine ?

90. Jean Servier, Histoire de l’utopie, Gallimard, 1967.

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Temps, politique et pouvoir

Le sacre du présent dans le monde plein qui est le nôtre nous présente l’inventaire des rêves abolis : il n’y a plus au-delà, ni ailleurs, ni âge d’or ni avenir radieux. Et l’humanité, en face-à-face avec elle-même n’a plus d’échap-patoire. L’utopie concrète porte alors sur la catégorie même d’humanité, son caractère inclusif et cosmopolite, solidaire et communicant, en contrepoint exact de la « vie nue 91 » dont la modernité a fait la pierre angulaire du pouvoir. L’autre monde possible, c’est nous-mêmes, dès aujourd’hui.

L’espace politique nous offre le spectacle de la coha-bitation, parfois difficile de plusieurs régimes d’histori-cité. Pour une part, le pouvoir d’État continue de s’inscrire dans un régime historique : celui des étapes de l’action, des échéances à venir, du présent qui prépare le futur. Les activités politiques liées à ce pouvoir, à sa gestion, à sa conquête, à sa contestation dans le cadre national main-tenu partagent ce mode d’intellectualité. La notion de stra-tégie, centrale dans l’activité et l’organisation des partis est tout entière investie par ce régime du temps. La maîtrise de l’Histoire y est en soi un enjeu de pouvoir interne. Le présent organise et planifie les batailles à venir. Les ques-tions d’aujourd’hui alimentent les programmes gouverne-mentaux de demain.

Ce régime du temps n’est ni celui des gens ni celui des mouvements sociaux associatifs ou thématiques les plus récents qui vivent, agissent et pensent « ici et maintenant » et se méfient autant des promesses programmatiques que des stratégies électorales. Une des dimensions de ce qu’on nomme « démocratie participative » est sans doute de tenter de réduire un peu cette disjonction subjective et pratique.

91. Giorgio Agamben, Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1995.

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Cette disjonction est source de bien des malentendus. L’historicisation forcenée de l’émeute d’octobre-novembre 2005 a produit une inquiétude, savamment orchestrée sur les dangers de son anniversaire en termes d’ordre public. Des autobus ont brûlé en 2006, dans des lieux et suivant des modus operandi assez étrangers aux émeutes de l’année précé-dente. Outre qu’en 2006, comme le dit Denis Merklen, « il n’y a pas de sens dans le fait d’incendier des bus 92 », cet anni-versaire n’a pas de sens pour les jeunes de ces quartiers. Les enquêtes que nous avons menées les montrent même dans une grande difficulté pour situer l’émeute dans une trame chro-nologique. Car ce qui a fait événement pour le pays, n’en était pas forcément un pour eux. Ces morts « qui comptent moins que les autres », ces exactions policières impunies, ce déni de souffrance qui leur est opposé, ce déni des mots et la violence de leur existence, tout cela constitue un « présent qui dure ». L’émeute en a été un moment. Ni la fin d’un cycle ni le début de quelque chose, juste un moment qui ne peut s’inscrire dans aucune histoire. La mobilisation contre le CPE en 2006 fut un autre de ces moments, paradoxal. Nous en reparlerons.

Mais ce nouveau régime du temps devient peu à peu une composante de la gestion du pouvoir. Répondre « en circuit court » aux inquiétudes sociales est devenu une obses-sion de certains gouvernants : c’est une des dimensions fortes du « sarkozysme » qui s’impose à la droite puis au pays en 2007.

Plus profondément, cette conjoncture tend à effacer la vieille notion de « génération ». Le conflit des générations tant débattu dans les années soixante pouvait être lu comme un conflit d’époque, une tension culturelle dans le passage du témoin. Les « générations montantes » pouvaient être criti-quées, elles n’en apparaissaient pas moins comme porteuses

92. Libération, 4 novembre 2006.

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de l’avenir, du futur dispositif social et éthique du pays. Avant que la femme ne soit l’avenir de l’homme, les jeunes étaient avec évidence l’avenir de leurs parents.

En est-il toujours ainsi ? Voici déjà quelques années que le « jeunisme » est pourfendu. L’histoire de ce néologisme reste d’ailleurs à écrire. À l’instar des critiques de Mai 68, les critiques du jeunisme viennent de droite comme de gauche. Régis Debray, interrogé à propos de son dernier pamphlet, Carte Vermeil, en 2004, n’hésite pas à affirmer : « Le “place aux jeunes”, antienne moderne, est un “mort aux vieux” poli. Le jeunisme, qui est le culte de notre société mercantile – après avoir été, je le rappelle, celui du fascisme, produit un effet de saturation 93. » Robert Redeker 94 y associe le « péda-gogisme qui fait de l’enfant le maître » suivi par Nicolas Sarkozy lui-même qui, le 1er septembre 2006 à Marseille, à l’université d’été de l’UMP, dénonce « le jeunisme hérité de Mai 1968 95 ».

De fait, en déniant aux générations montantes le droit d’être les générations suivantes et de porter un avenir qui soit le leur, le refus du « jeunisme » et du « pédagogisme » porte aussi une ombre sur le droit à la jeunesse d’être un passage dans une biographie, une étape de formation de l’adulte. Ce déni de jeunesse prend une part croissante dans les débats sur la crise de l’école. L’adolescence, confrontée aux adultes, des collégiens et des lycéens est de moins en moins convoquée dans l’analyse des situations et notamment des situations de conflit.

Tout se passe comme si à la succession des généra-tions avait succédé la (très) difficile cohabitation de temps

93. Le Point n° 1674, 14/10/2004.94. « Le jeunisme et le pédagogisme, profondément enracinés dans la France contempo-

raine, sont les sources du déni de réalité des manifestants anti-CPE », in « Quand le jeunisme trahit la jeunesse », Le Figaro 3 avril 2006.

95. Le Monde, le 03.09.06.

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sociaux et biographiques divers. C’est dans ce contexte que la jeunesse devenue nouvelle « classe dangereuse » perd le statut de population à protéger que lui avait conféré l’ordonnance de 1945 96. Tout simplement parce qu’elle perd son statut de jeunesse.

L’actualité et la maîtrise du temps

Zygmunt Bauman, dans nombre de ses ouvrages, parle de « monde plein » et en tire des conclusions éclairantes sur ce qu’il nomme la « liquéfaction » de nos sociétés contempo-raine. Mais il n’y a pas que le monde, comme espace, qui soit plein. D’une certaine façon le temps l’est aussi. Ce « temps plein », celui du présent qui dure, impose la cohabitation des régimes d’historicité, des temps historiques et biographiques, du réel et de l’utopie, la cohabitation des histoires devenues mémoires concurrentes 97. Belle pagaille en vérité que cet engorgement de subjectivités surabondantes ! Et belles occa-sions d’incompréhension, de haines, de manipulations.

Dans ces conditions, l’un des enjeux sociaux majeurs, enjeu de pouvoir s’il en fut, devient ce qu’Alain Touraine appellerait la maîtrise de « l’historicité » de la période, la maîtrise de cet esprit du temps, s’il peut être maîtrisable, la maîtrise des mots, des « noms communs » de l’époque. Cet enjeu est bien culturel. C’est un enjeu symbolique plus qu’un enjeu cognitif. Pourquoi cette distinction ?

J’ai personnellement longtemps pensé que les dénon-ciations de la manipulation de l’information par les grands

96. Maria Ines « La prise en charge des mineurs en difficulté, une question éminemment politique », Mouvements, numéro 49, janvier 2007.

97. Nicole Lapierre, « Mémoires des conflits et conflits de mémoires », intervention à la conférence Transcultura de Beijing, mars 2007http://berthoalain.files.wordpress.com/2007/05/memoire-lapierre.pdf

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médias se trompaient de cible. Cette conviction s’appuyait sur deux idées fortes : la capacité de résistance subjective des récepteurs et la généralisation d’une information alternative notamment à travers Internet.

On sait en effet que la méfiance populaire vis-à-vis du flux centralisé des médias est générale. La confiance accordée à l’information télévisuelle comme au discours institutionnel qu’elle véhicule est faible. Mais faute d’une référence alterna-tive cette méfiance peut toujours se convertir en ressentiment populiste dont le ressort, « on nous ment », ouvre à toutes les dérives.

Or le développement exponentiel d’Internet qui fait aujourd’hui du partage et de la circulation de l’information un outil de masse, à une dimension jamais simplement rêvée par les générations qui nous ont précédés, peut être cette source alternative d’informations et d’analyse. À des échelles différentes concernant l’Accord multilatéral sur les investis-sements (AMI) en 1998, l’usage de la torture dans les prisons américaines en Iran ou des bavures policières en France, ce réseau informel et toujours actif a brisé le silence institution-nel et ouvert un espace de résistance. Les images amateurs, plus que tout sans doute, opèrent cette action immédiate de dévoilement. Les sites coopératifs de vidéo amateur comme Youtube ou Dailymotion ont connu en quelques années un développement inouï.

Pour autant, je module aujourd’hui mon scepticisme face à cette critique d’une dénonciation unilatérale des médias tout-puissants. Car il reste une supériorité évidente des médias centralisés de diffusion sur les réseaux d’échange, si perfectionnés soient-ils.

Le plus souvent l’information alternative, la vidéo dénon-ciatrice ou simplement révélatrice répercutent ou retournent un événement déjà reconnu comme tel par les grands médias. À deux reprises en 2007, des émeutes urbaines en France, à Cergy et à L’Oly (dans l’Essonne) ont été passées sous silence

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par les médias nationaux. Ces événements n’ont quasiment pas produit d’information ou de vidéos alternatives.

Ce n’est pas dans la production et le contrôle de l’infor-mation que les grands médias dominent la scène : sur ce plan ils sont de plus en plus dépendants des réseaux informels. Non. Leur force est culturelle et non plus technique. Leur force réside dans leur capacité à contrôler « l’actualité », celle qui donne de l’importance à des informations et en invalide d’autres, celle qui donne des noms au temps et confisque l’époque à une bonne partie de ceux qui la vivent.

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Chapitre 4

Nous et les autres

« Un “nous” manquant » : voilà comment le philoso-phe Jean-Louis Sagot-Duvauroux diagnostique le drame qui se joue durant les semaines qui ont suivi la mort de Zyed et Bouna le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois. « Dans d’autres conditions, il existe un « nous » qui pousse les adul-tes à réagir avec les jeunes. « Ne touchez pas à nos enfants ! Si vous touchez à nos enfants c’est à nous que vous touchez 98. » En octobre 2005, ce « nous »-là n’a pas été prononcé. Il n’a pas été pensé. Le « nous » des parents de France n’a pas eu droit de cité. Pour autant, le « eux » auquel sont renvoyées les victimes, leurs familles, leur quartier et tous ceux qui s’en sentent solidaires est plus complexe qu’il n’y paraît au départ. L’insistance pour qualifier les émeutiers de jeunes « Fran-çais » souligne, remarque encore Jean-Louis Sagot-Duvau-roux, le doute qui plane sur leur identité collective, sur le « commun » à partager. Elle insinue que cette identité « fran-çaise » n’est pas forcément ce qui nous rassemble dans une communauté de droit. Elle fonctionne plutôt, on le verra, comme une prescription latente contre toutes les identités (revendiquées ou soupçonnées).

98. JeanLouis Sagot-Duvauroux, « Le “nous” manquant », in Banlieue, lendemains de révolte, La Dispute, 2006.

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Le « ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans » lancé par Alain Finkielkraut dans une interview le 17 novem-bre 200599 a fait, avec quelques autres sentences du même type, couler beaucoup d’encre. L’entretien en question, dont des traductions françaises et anglaises ont largement circulé, mérite une lecture exhaustive. À une question des journa-listes sur « l’intégration » de jeunes issus de l’immigration, certes, mais français depuis deux générations, le philosophe a cette réponse : « Ce sentiment – qu’ils ne sont pas français – ce n’est pas l’école qui le leur a donné. » Pourquoi ? « En France, comme vous le savez peut-être, même les enfants qui se trouvent illégalement dans le pays sont quand même inscrits à l’école. Il y a ici quelque chose de surprenant et de paradoxal. » On pourrait tenter de traduire ainsi l’argument, sans trahir son auteur : l’école ne peut pas leur avoir dénié leur qualité de Français puisqu’elle accepte absolument n’importe qui comme élève, même des étrangers sans papiers. Au fond, cette qualité leur est reconnue par défaut puisque, pour lui, l’école ne porte plus au positif une idée de l’identité française. Et de conclure : « L’école pourrait très bien appeler la police, puisque l’enfant se trouve illégalement en France. Pourtant, l’école ne prend pas en considération leur illégalité. »

L’identité française de l’institution serait-elle celle qui exclut et qui emprisonne, celle qui marie la pédagogie et la police ? Ce n’était sans doute pas loin du point de vue d’une candidate à l’élection présidentielle en France en 2007 qui proposait plus de « vigilance » dans les inscriptions des enfants, et la vérification de la régularité de leur séjour en France.

« Hier aujourd’hui demain, ils sont sous notre protec-tion », annonce depuis deux ans le Réseau éducation sans

99. Entretien avec Dror Mishani et Aurelia Smotriez dans le journal israélien Ha’aretz.

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frontière lancé en 2004. Le succès croissant de ses mobilisa-tions et de son implantation ne se dément pas de 2005 à 2007. RESF donne à voir une autre conception du « nous », une autre construction du « nous ». Ce « nous », sans a priori poli-tique ou identitaire, rassemble dans la résistance à la traque policière, à l’école, des enfants et de leurs familles.

Si donc parfois des « nous » nous manquent, d’autres « nous » peuvent se construire dans le constat d’un commun à partager et à défendre. Leur émergence est d’autant plus difficile que nous sommes orphelins des « nous » rassurants d’un autre temps. Et ce deuil identitaire est parfois de bien mauvais conseil.

Le deuil identitaire

Sommes-nous en effet confrontés d’abord à cette « puissance de l’identité100 » qui est « pour les individus la source du sens et de l’expérience » ou au désarroi provoqué par le deuil mal assumé des identités collectives de la période qui s’est close. Car c’est sur le terrain politique que la quête contemporaine des identités collectives fait sans doute le plus de ravages. Sans doute parce que c’est sur ce terrain même que des identités structurantes sur plusieurs générations sont en voie d’extinction.

Il y a des « nous » face à des « eux » qui ont eu leur puissance, leur fierté et leur vertu rassembleuse. Il y a des « nous » face à des « eux » qui n’ont pas été des « nous » de distinction et d’exclusion mais des « nous » conquérants et inclusifs. Le « nous » des ouvriers comme classe était l’affir-mation politique de la dignité d’une utilité commune et de la

100. Manuel Castells, La puissance de l’ identité, Paris, Fayard (Librairie Arthème), 1999.

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conquête d’un avenir pour tous. C’était un « nous » normatif et non normalisateur, un « nous » producteur de nouvelles normes sociales et non disciplinaires101.

L’identité politique de classe, en France, a été une formi-dable machine à digérer les différences d’origines, de croyan-ces, de culture, et à produire une identité citoyenne revendi-quée et non obéissante. Cette identité sociale et politique a fourni son sens subjectif à la démocratie représentative et sa substance à la vie des partis. Elle permettait de penser à la fois soi et les autres, leurs rapports et leur histoire commune.

Cette identité, dans sa dynamique politique, n’est plus. Elle a sombré vers le milieu des années quatre-vingt. La référence ouvrière perdure, certes, mais ne permet plus de nommer qu’en certains lieux et certaines situations : celles de l’usine102, celle du foyer Sonacotra103. C’est cet effondrement, marqué d’ailleurs par le succès politique de la « question de l’immigration » qui ouvre les vannes de la valse des identités. À partir des années quatre-vingt, prise entre l’interethnique et le multiculturel, la sociologie française ne sait plus où donner de la tête, alors même que le renouveau religieux n’avait pas encore montré le bout de son nez. « Que peut signifier le projet de vivre ensemble avec nos différences ? », s’interroge en 1996 Michel Wieviorka en ouverture à Une société frag-mentée ?104 Toute la question est là, justement, avec la clôture

101. Au sens de Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Payot, comme l’ont si bien illustré Jean-Pierre Terrail, Destin ouvriers, la fin d’une classe, PUF, 1990 et Michel Verret, La culture ouvrière, ACL édition, 1988.

102. Sylvain Lazarus, « Anthropologie ouvrière et enquêtes d’usine : état des lieux et problématique », Ethnologie française, 2001/3.

103. Coll., « Rencontres avec des gens d’ici : les résidents des foyers Sonacotra d’Argen-teuil », La Lette du cadre territorial, 1999.

104. Michel Wieviorka, François Dubet, Françoise Gaspard, Farhad Khosrokhavar, Didier Lapeyronnie, Yvon Le Bot, Danilo Martucelli, Simonetta Tabboni, Alain Touraine, Sylvaine Trinh, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, La Découverte, 1996.

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historique de l’identité de classe : on a oublié un peu vite qu’il ne s’agissait pas seulement de « vivre ensemble avec nos diffé-rences » mais plutôt de rêver ensemble pour construire du commun. Pour toute une génération, un tel deuil identitaire ne fut pas exempt de souffrance et de repli 105.

On a sans doute sous-estimé le poids de cette péremp-tion sur la totalité du système politique démocratique dans un pays comme la France. En effet, avec l’effacement des identités sociales et politiques, c’est toute l’idée de représentation poli-tique qui est remise en cause. Quoi d’étonnant si l’effacement de la figure ouvrière dans les années quatre-vingt va de pair avec la montée du thème de l’immigration, la montée électo-rale du Front national, la montée irrésistible de l’abstention électorale à partir au moins de 1984, le déclin des partis, l’effa-cement progressif de la visibilité du clivage droite gauche. La péremption de l’identité de classe a ouvert en France une crise de l’État et de la politique qui est allée en s’approfondissant jusqu’à son paroxysme du 22 avril 2002 et, du moins en ce qui concerne la crise de l’État, sa clôture le 6 mai 2007.

La crise des partis est particulièrement impression-nante. Rappelons que les partis en France sont nés de moments révolutionnaires et de l’organisation de la résis-tance populaire. Sans jamais être les partis de masses de nos voisins italiens ou allemands, ils ont assuré, des décennies durant, l’intervention électorale de ces subjectivités sociales. Ils ont été au cœur de réseaux militants culturels, revendica-tifs voire sportifs, articulant et enrichissant les identités dans une promesse de commun politique et gouvernemental. À y regarder de près, leur déclin militant commence à la fin des années soixante-dix, parallèlement au déclin d’autres orga-nisations sociales comme les syndicats. Leur déclin électoral

105. Jean Viard, Pourquoi les travailleurs votent Front national et comment les recon-quérir, Seuil, 1997.

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accompagne celui de la participation aux élections profes-sionnelles. Ils se retrouvent ainsi, au cours des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix dans une sorte d’apesanteur sociale, face à une « non-force sociale » selon l’expression de Philippe Estèbe et Jacques Donzelot 106. Tout en gardant les mêmes noms, les mêmes structures et principes de fonctionnement, les mêmes références linguistiques et pour une part le même personnel vieillissant, ces partis ont connu une profonde mutation. Ils se sont intégrés à l’espace de l’État. Ils sont devenus des institutions, d’ailleurs légalement financées par l’État, entièrement soumis au calendrier et aux enjeux insti-tutionnels, incapables de réduire la distance qui s’est installée avec les nouvelles forces militantes émergentes.

Cette distance, ces forces militantes la maintiennent d’ailleurs avec soin. Avec les partis institutionnalisés, ce sont les enjeux de pouvoir et les volontés « représentatives » qui sont ainsi congédiées. Cette position est très forte dans le mouvement zapatiste, son refus de participer aux élections, son attachement aux formes communautaires et consensuel-les de la démocratie. Il en est ainsi du Forum social mondial qui se définit en effet comme un « espace ouvert » réunis-sant « les instances et mouvements de la société civile de tous les pays du monde » tout en refusant d’être « une instance représentative de la société civile mondiale » et donc sans « caractère délibératif en tant que Forum social mondial ». Ce sont ces notions de société civile et de non-représenta-tivité revendiquée qui commandent la logique pratique du forum : ni porte-parole, ni programme unitaire, ni vote de quelque manière que ce soit.

C’est sans doute aussi pour se préserver de toute tenta-tion de ce type que « ne pourront participer au forum les

106. Jacques Donzelot , Philippe Estèbe, L’État animateur, essai sur la politique de la ville, Paris, Éditions Esprit, 1994.

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représentations de partis en tant que tels ». Cette dispo-sition, largement discutée, notamment en Europe, et en réalité souvent contournée, reste néanmoins un principe d’identification fort de ce qui est nommé « société civile 107 ». L’espace de coopération et d’élaboration est ainsi censé être mis à l’abri des enjeux de pouvoir qui lui sont extérieurs (débats politiques et partisans notamment nationaux), comme il se met à l’abri des enjeux de pouvoir internes en excluant tout vote, tout porte-parole et toute décision majoritaire.

Telle est, aux yeux des rédacteurs et des thuriféraires de la charte, la condition du principe fondateur « d’ouver-ture » qui se décline sur le mode de « l’élargissement » et de « l’inclusion », d’une production du commun jamais termi-née, ni fermée à qui que ce soit.

Identités et altérités de proximité

L’identité sociale, de classe, s’enracinait sur le constat d’une identité de condition, de lieu de travail, de lieu de vie, voire d’adversaire. Elle avait un préalable incontournable, insuffisant, certes, mais essentiel. La profusion des situations contemporaines, la profusion des pratiques et des symboli-ques disponibles dans les « ethnoscapes » de la mondialisa-tion et la progression de l’individuation ne disposent rien de semblable. Le commun est une construction collective pour des identités kaléidoscopiques et variables selon les lieux et les temps.

Faute d’une telle construction, nous assistons à une démultiplication d’univers singuliers qui ne se rencontrent pas, ou, lorsqu’ils se rencontrent, s’invectivent. Internet est

107. Catégorie reprise littéralement dans les autres langues de base du forum : en portu-gais « sociedade civil », en anglais « civil society » et en castillan « sociedad civil ».

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l’un des lieux privilégiés les plus paradoxaux de ce point de vue. C’est bien sûr un lieu d’intense communication et d’échange, de production de commun dans le domaine des savoirs et de l’information. Mais c’est aussi un lieu d’exhibi-tion d’identités singulières : 10 millions de blogs sur Skyblog (rien que pour la France), 600 000 sur Overblog, combien d’autres sur Google, sur Wordpress ou sur la multitude des serveurs qui se sont proposés. Les blogs ont à peine plus de 10 ans d’existence ! Les tentatives d’annuaires ne parviennent pas à suivre le flot continu des créations (et des fermetures) : c’est par interconnaissance, réseaux de référencements réci-proques où hasard pur que l’internaute croisera ainsi jour-naux intimes, récits de voyage, photos de famille, ou CV professionnels. Et c’est un lieu d’une violence étonnante dans les échanges épistolaires à caractère politique ou culturel, que ce soit dans des listes de discussion par mail ou des forums en ligne. On y voit s’entrechoquer sans ménagement ni rete-nue verbale des mondes subjectifs que l’écran et le clavier séparent de façon radicale alors même qu’ils sont peut-être voisins de palier.

La mondialisation informationnelle qui, pour une part, abolit les distances et le temps, connecte toutes les situa-tions et toutes les cultures, transforme réellement l’huma-nité en « village global » est aussi la révélatrice impitoyable d’altérités de proximité qui peuvent sembler irréductibles. Le « monde plein » et le « temps plein » ont généré des mondes parallèles.

Ce sont ces altérités dont la gestion est sans doute aujourd’hui la plus difficile. Et c’est bien la difficulté à conce-voir, voire à nommer ces altérités qui rend douloureuse l’iden-tification. Telle est la thèse de Marc Augé que nous avons déjà cité : « La crise de la modernité serait mieux décrite comme une crise de l’altérité. Entre l’homogénéisation virtuelle de l’ensemble et l’individualisation des cosmologies, c’est la relation à l’autre, pourtant constitutive de toute identité indi-

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viduelle, qui perd son armature symbolique 108 » mais « il y a toujours en amont des phénomènes présentés comme liés à une crise d’identité, une crise, plus profonde, de l’altérité. C’est parce qu’ils n’arrivent pas à élaborer une pensée de l’autre que des individus ou des groupes se disent en crise 109. »

Comme le montre Arjun Appadurai, ce ne sont pas des « conflits de civilisation » séculaires mais bien l’exacerba-tion de ces altérités de proximité qui ont généré ces dernières décennies des meurtres de masse et des génocides, en Algérie, au Rwanda ou en Serbie. C’est bien l’exacerbation de cette altérité de proximité qui est à la racine du mutisme des émeu-tiers d’octobre novembre 2005 et du « “nous” manquant » de Jean-Louis Sagot-Duvauroux.

Épuisement de l’incomplétude républicaine

Dans ces circonstances, les vieilles recettes sont parfois (symboliquement) meurtrières, même si les intentions de ceux qui les promeuvent ne sont pas forcément en cause. La laïcité républicaine fait partie de ces vieilles recettes fran-çaises depuis 20 ans convoquées face à la crise de l’altérité. Deux siècles durant, la République a montré ses capacités de rassemblement : de la droite et de la gauche, de l’officier juif et bourgeois et de l’ouvrier socialiste. Enracinée dans la nation citoyenne, cette République a montré ses capacités d’univer-salité.

Or depuis quelques années, les références républicai-nes sont exhibées par des collectifs ou des politiques qui divisent et qui divisent notamment la gauche française sur les

108. Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994, p. 87.

109. Ibidem p. 127.

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thèmes qui l’avaient si longtemps rassemblée. Comment les mots de liberté, de laïcité, d’égalité, de peuple même, sont-ils aujourd’hui opérateurs de division d’autant plus passionnel-les qu’ils séparent au nom d’idéaux formellement communs ? À l’automne 2003, sur la liste de discussion d’un appel qui avait connu un certain succès à la gauche de la gauche 110, des échanges épistolaires électroniques d’une violence rare accompagnèrent l’ouverture de l’affaire Alma et Lila Lévy 111, révélateurs brutaux d’un clivage culturel et éthique difficile-ment conciliable.

Quelle est donc cette République qui divise au nom, même de l’universalité qu’elle est censée porter ? À l’évidence, cette République-là n’est pas un régime politique concret et tangible que l’on pourrait ainsi jauger à ses actes et à ses effets, mais une République subjective, un idéal construit histori-quement, une conception du monde et de la vie commune, du rapport de l’individu et de l’État, de la séparation du public et du privé.

Sa force d’entraînement politique a agrégé successive-ment, des combats d’une grande diversité, de la clandesti-nité du combat républicain avant 1848 à l’alliance du drapeau rouge et du drapeau tricolore en 1936. La République s’est ainsi construite comme un point de référence commun des mobilisations sociales, des combats pour la liberté de conscience réunis dans une conception de l’égalité, de la liberté, de la citoyenneté. Figure de l’universalité incarnée dans la nation, elle permettait ainsi à ceux qui y inscrivaient leur combat de donner à ces victoires une portée universelle. Et elle a fait de la nation républicaine un passage obligé vers

110. Appel baptisé Ramuleau, du nom du restaurant parisien dans l’arrière-salle duquel beaucoup de choses s’étaient décidées au printemps 2003.

111. Alma et Lila Lévy ont été exclues du lycée d’Aubervilliers en raison de leur volonté de venir en classe en dissimulant cheveux et oreilles sous un foulard. Cf. Alma et Lila Lévy, Des filles comme les autres, au-delà du foulard, La Découverte, 2004.

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l’universalité des exigences du corps politique et de la souve-raineté du peuple.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de l’objectivité des processus politiques et institutionnels à l’œuvre, mais d’une subjectivité, d’une culture politique partagée. Dans le même temps, la « République réelle » n’a jamais vraiment honoré les promesses de la République rêvée. La Républi-que naissante a mis fin de façon sanglante à l’aventure de la conspiration des égaux et des amis de Gracchus Babeuf. Et l’armée de Cavaignac, celle de la République renaissante de 1848, a écrasé la révolte ouvrière de Juin au nom du respect du suffrage universel. « La République sera conservatrice ou ne sera pas » avait averti M. Thiers confirmant la justesse de la critique marxienne : l’État républicain est toujours au fond resté un État de classe et un outil de domination. La Républi-que de Ferry a été colonialiste. Celle de Jules Moch a brisé les grèves ouvrières. L’école libératrice républicaine a été aussi une machine à reproduire des inégalités. La République des droits de l’homme a mis un siècle et demi à être aussi celle des droits de la femme.

L’écart du réel et de l’idéal, la République contredite par ses propres actes n’ont pas été un obstacle à sa force de rassemblement, à la production et reproduction d’une culture politique commune. De Marianne à la sociale, le chemin était toujours possible. Les défauts de la République réelle étaient renvoyés à sa propre incomplétude. La référence républicaine devient la meilleure machine à intégrer non des populations mais du symbolique c’est-à-dire à produire du commun par-delà les conflits ou les différences.

La laïcité républicaine contre la multitude ?

Mais la singularité de cette production du commun réside dans son rapport à l’État national. L’État républicain

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est inséparable du peuple souverain, constitué dans son unicité citoyenne. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » affirme dès le 26 août 1789, la Déclaration des droits de l’homme (article 3). Puisqu’aussi bien « La loi est l’expression de la volonté générale » et « Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation » (article 6).

Que devient ce souverain populaire dans la globalisa-tion ? Ce n’est pas par inadvertance que les villes réunies à Saint-Denis en 2000 pour l’adoption de la Déclaration euro-péenne des droits de l’homme dans la ville posent au passage une autre définition de la citoyenneté qui ne part pas du concept de souveraineté mais de la construction nécessaire du commun dans la vie urbaine. L’article 1 annonce en effet que « la ville est un espace collectif appartenant à tous les habitants » et qu’en conséquence « les droits énoncés dans cette charte sont reconnus à toutes les personnes vivant dans les villes signataires, indépendamment de leur nationalité. Elles sont désignées ci-après comme citoyens et citoyennes des villes112 ». Nous y reviendrons.

Telle est la limite contemporaine fondamentale de l’idée républicaine La construction du commun, la voie et la manière pour les femmes et les hommes de « faire société » ne passe plus seulement par le rapport à l’État national ni par l’unicité de la construction du « peuple » comme corps poli-tique. L’hypothèse de la « multitude » a de très forts argu-ments113 et nous ramène avec d’autres aux débats initiés au

112. Charte européenne des droits de l’homme dans la ville signée à Saint-Denis en mai 2000. Voir chapitre suivant.

113. Antonio Negri et Michael Hardt, Multitudes, La Découverte, 2004, mais aussi Paolo Virno, Grammaire de la multitude, pour une analyse des formes de vie contemporaines, Conjonctures et l’éclat 2002, et Philippe Zarifian, L’échelle du monde, globalisation, altermondialisme, mondialité, La Dispute, 2004.

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xviie, à l’opposition du citoyen de Hobbes114 et de la multi-tudo de Spinoza 115. La modernité des États nations a donné un temps raison au premier, pour qui « les citoyens quand ils se rebellent contre l’État sont la multitude contre le peuple » et la multitude est restée temporairement du côté du mépris et de la menace.

La constitution d’un peuple comme unicité citoyenne abstraite s’est ancrée dans la promotion et la défense de l’individu politique contre toutes les chaînes communautai-res, familiales, culturelles, clientélaires, religieuses ou villa-geoises.

Mais cette libération a eu un prix : ce qui rassemble les uns les sépare des autres. Cette libération identifiée à la citoyenneté nationale porte une injonction de rupture à celui qui veut en bénéficier. Elle crée sur le territoire lui-même au moins deux catégories de citoyens : les citoyens de plein droit et les autres, sommés, s’ils veulent le devenir, de « s’intégrer » et donc de rompre avec leurs liens antérieurs. La République est jalouse. Elle ne partage pas. Cette injonction fonctionne tant qu’elle est libératrice. Elle ne l’est plus

L’intégration républicaine produit de l’individu et fait de l’espace public le garant de cette individualisation. Ce faisant elle produit, on le sait, d’autres frontières notamment celle, essentielle, qui oppose le privé et le public que ce soit dans l’espace économique, dans l’espace de la vie des person-nes ou celui des convictions intimes. Et si la laïcité était au départ le principe d’une neutralité de l’État vis-à-vis des convictions privées (la laïcité s’imposait aux institutions, pas aux personnes), les progrès de la libération ont pu néanmoins longtemps se confondre avec le progrès de l’espace public

114. Thomas Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la politique, Flammarion (1642) 1982.

115. Benedict de Spinoza, Tractatus politicus, La Pléiade (1677) 1955.

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sur l’espace privé, notamment dans le domaine économique. L’espace privé, comme espace incompressible de la singula-rité, a été pensé comme une résistance intime à la libération portée par cette République laïque.

Dans le contexte contemporain, le vieil antagonisme de la République et du communautarisme ne met plus en scène que deux réponses également régressives. République ou communautarisme : le débat est piégé entre deux positions qui tout à la fois homogénéisent et séparent et mettent l’iden-tité individuelle sous la condition d’une subjectivité collec-tive, à l’opposé des formes d’agrégation sociale et politique qui émergent aujourd’hui.

2007 : fédérer les haines

Durant les 25 années de crise de l’État qui viennent de s’écouler, la convocation de la référence laïque et républicaine n’aura été que la façon bien française d’engager la classe poli-tique et spécialement la gauche dans la voie de la « peur des minorités » que décrit si bien Arjun Appadurai116.

La douleur identitaire nationale, produit de la globa-lisation, fait partout converger ses ressentiments vers les minorités qui semblent la menacer de l’intérieur. La peur de la minorité, la « peur des petits nombres » est fondamentale-ment une expression de la crainte de la globalisation. L’autre minoritaire est ainsi lu comme l’agent (si possible occulte) de puissances cosmopolites menaçantes. Pour une part, ce rejet des minorités (culturelles, nationales, religieuses…) fonc-tionne de la même façon que l’antisémitisme. La menace est d’autant plus redoutable qu’elle est cachée, l’autre d’autant

116. Arjun Appadurai, Géographie de la colère, la violence à l’âge de la globalisation, Payot, 2007.

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plus dangereux qu’il nous ressemble. L’islamophobie a ainsi pris le relais du racisme ordinaire et la laïcité républicaine a été convoquée à cet effet117.

La bataille présidentielle de 2007 et la victoire finale de Nicolas Sarkozy marquent une étape cruciale, ouvrant une autre séquence : la crise de l’État républicain qui s’est développée depuis les années quatre-vingt prend vraisembla-blement fin. Quelques grandes lignes de la nouvelle période sont lisibles dans la campagne électorale elle-même qui vit un vrai concours de drapeaux et de Marseillaises. C’est directe-ment la nation qui a été mise au centre du débat au travers de son utilité (la lutte contre les menaces de la mondialisation), de sa nature (ce qui la fonde) et de sa posture (un ordre de bataille).

L’exhibition de la peur, dans cette campagne, contrai-rement à 2002, ne reste pas enfermée dans l’insécurité urbaine mais mobilise la thématique des dangers du monde, la mondialisation comme menace de guerre, de terrorisme et de délocalisations. C’est la nation qui peut y répondre. La nation ici convoquée n’est pas constituée de tous ses membres au sens juridique du terme mais de « ceux qui l’aiment » ! La menace externe est potentiellement relayée par l’imaginaire d’un ennemi intérieur qui affaiblit la nation. Cet ennemi est « l’étranger sur place » (l’immigré), le Français pas tout à fait français (l’enfant d’immigré ou le musulman), deux figures de proximité sur lesquelles reporter sa crainte des menaces mondialisées, auxquelles on peut ajouter le jeune pas encore mâté, le multirécidiviste, l’assisté, le soixante-huitard… Autant de figures modernes de ce que la droite française des années trente aurait nommé « l’anti-France ». Enfin, le gouvernement qui sortira des urnes ne peut sortir de l’impuissance dans laquelle il est qu’en s’appuyant sur cette

117. Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie, La Découverte, 2003.

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nation en ordre de bataille. La nouvelle articulation de l’État et de la nation se fonde donc sur cette posture de guerre interne et externe. Face aux menaces du monde, la nation en ordre de bataille doit donc constituer son ennemi qui les symbolisera dans la proximité et le voisinage : cet ennemi c’est « l’autre », l’anormal, celui qui n’est pas comme nous et ne respecte pas les normes. La légitimité du pouvoir peut alors se résumer à sa capacité de fédérer les haines. Au risque de ne rien produire de commun.

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Chapitre 5

Ville ouverte

Mars 2006. Venus de tous les continents, les partici-pants du second Forum des autorités locales de périphé-rie à Nanterre, élus, urbanistes, militants, chercheurs, écoutent avec étonnement le voyage que leur proposent deux universitaires : un voyage à pied à travers la périphé-rie parisienne. Partis de Nanterre, comme il se doit, Luc Gwiazdzinski (géographe) 118, Gilles Rabin (économiste) et Laura Martin (photographe) ont fait 10 étapes, une par jour entre les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne. Le projet est simple : voir se déployer la ville à hauteur et à rythme d’homme, « éprouver » l’espace humain loin des représentations de masse des urbanistes, des quadrilla-ges sécuritaires ou des flux socioéconomiques119. Leurs semelles restent néanmoins collées à un espace physi-que qui n’est peut-être pas complètement celui de la ville humaine dont l’espace-temps est saccadé, entrecoupé d’accélérations et d’arrêts.. « C’est par où, Madame, Clichy-sous-Bois, s’il vous plaît ? – Prenez le bus à l’arrêt, juste là. – Non, non, on y va à pied. – Alors je ne

118. Directeur de la Maison du temps, à Belfort.119. Ce voyage a fait l’objet d’une publication : Luc Gwiazdzinski, Gilles Rabin, Péri-

phéries. Un voyage à pied autour de Paris, collection « Carnets de ville », L’Har-mattan, 2007.

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sais pas, c’est tout droit, je crois, puis à droite après le pont en ciment 120. »

La ville interface

Dans l’espace-temps urbain de ses habitants et de ses usagers, la ville est une sorte d’hypertexte à l’intérieur duquel les navigations possibles sont multiples, multidi-mensionnelles. Le « Paris invisible » de Bruno Latour 121 n’est visible que de façon singulière et toujours partielle, dans sa temporalité comme dans son dimensionnement. La ville ne serait qu’un enchevêtrement de réseaux prati-ques et subjectifs. « Quelles sont les limites du quartier des Halles ? » À cette question posée lors d’une enquête durant l’hiver 2007, des jeunes banlieusards, usagers diurnes de ce quartier, répondaient : « Le quartier commence au RER et finit au RER. » Le RER est le lien direct des Halles à leur propre quartier de vie. Ni l’espace physique environnant le quartier des Halles ni celui séparant ce quartier de leur ville n’ont le moindre intérêt pour comprendre leur usage et leur subjectivité de la ville. Le RER comme un clic nous fait passer d’une situation urbaine à une autre avec des impli-cations très fortes. La même enquête fait apparaître que pour ces jeunes l’importance du quartier des Halles est de leur permettre d’être autres dans leur identification reven-diquée et dans leurs rapports sociaux. Par le clic du RER, ils passent de l’identité assignée de « jeunes de banlieue »

120. Anecdote relatée par les rédacteurs du Bondy blog 14/02/2006 http://previon.typepad.com/hebdo/2006/02/le_tour_de_la_b.html

121. http://www.bruno-latour.fr/virtual/index.html et intervention au séminaire Multitude et métropole : centralisation et articulation spatiale des fonctions de gouvernance métropolitaine, et interstices urbains, 27 février 2006 en format mp3 http://seminaire.samizdat.net/spip.php?article156

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à celle d’un jeune urbain pouvant choisir, au jour le jour, le « style » qui lui servira à se présenter au monde. Il n’est pas ici seulement question d’image : les rapports entre les jeunes eux-mêmes, entre filles et garçons, mais aussi entre garçons qui aux Halles, n’ont pas envie de « s’embrouiller ». Même les forces de l’ordre sont regardées d’un autre œil 122.

Les villes, ce sont d’abord ces interfaces. Tout est dans la connexion. Certaines sont faciles. D’autres sont diffici-les, ou chères. Certaines ne fonctionnent que dans un sens. D’autres sont tout simplement interdites. Sans connexion, sans possibilité de passer d’une situation à une autre et de modifier le contexte subjectif de l’activité, la ville n’est plus qu’une mosaïque de situations et de subjectivités qui s’igno-rent ou se haïssent. Et dans le domaine urbain comme en politique, l’ancienne et fondatrice notion « d’espace public » est trop faible, trop simpliste au regard de la complexité des questions nouvelles qu’on lui enjoint de régler. L’agora reste à repenser.

La tendance générale est d’ailleurs de s’en retirer ou de détruire ce qui reste de cet espace public. On s’en retire par la fermeture des quartiers ou la « résidentialisation » qui touche les espaces urbains de tous les continents. Ce retrait atteint autant les quartiers pauvres qui se mettent à l’abri des pouvoirs que les quartiers aisés qui se mettent à l’abri des pauvres 123. On le détruit physiquement par l’urbanisme pavillonnaire. On le détruit symboliquement par une mise sous caméra vidéo « sécuritaire » qui annihile l’anonymat des rencontres, des activités et des échanges qui en faisaient le

122. Enquête menée par Marienne Hérard et Catherine Hass sur le quartier des Halles dans le cadre du Centre d’études des mutations en Europe, 2007.

123. Claire Bénit, « La suburb, l’enclosure et l’État : logiques sécuritaires et dynami-ques politiques dans les quartiers aisés de Johannesburg », Socio-anthropologie, n° 16, 1er sem. 2005.

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fondement. L’agora est alors remplacée par le panopticon 124, qui chez Bentham était, rappelons-le un modèle d’architec-ture carcérale ! « Marchés ouverts, clôtures fermées 125 ».

Interfaces et connexions internes correspondent aux gigantesques interfaces que sont devenues les villes métropo-les dans la mondialisation. Les villes portuaires, interfaces du maritime et du fluvial, de la planète et de l’arrière-pays, de la finance et des conteneurs, en sont sans doute la figure la plus achevée. Plus que jamais ces zones portuaires connectent les territoires sur le monde, et sur la mondialisation. Mais ces zones portuaires, qui donnent à voir le dépassement de la division des espaces et des fonctions de la séquence fordiste, sont aussi des territoires de commun à construire dans le métissage du local et du global 126.

L’interface métropolitaine abolit cette distinction entre le global et le local, ce dont l’expression de « ville globale 127 » rend parfaitement compte. C’est une interface information-nelle et financière. C’est aussi une interface humaine, porte du monde pour la mondialisation par en bas des migrations contemporaines.128 Les métropoles sont cosmopolites et poly-glottes, lieu localisé et improbable du face-à-face de la jet- society et des soutiers de la mondialisation, des sièges sociaux et des immigrés irréguliers. Ces derniers étant souvent les employés nocturnes et invisibles de ces mêmes bureaux à l’heure du ménage…

124. Jeremy Bentham, Le panoptique, 1780 et bien sûr Michel Foucault, Surveiller et punir, 1975.

125. Arjun Appadurai, Géographie de la colère, 2007, p. 151.126. Stratégies (Les) des villes portuaires dans les flux de la mondialisation. Rapport

final. Michèle Colin (coord.), Association internationale villes et ports. Le Havre, Programme de recherche et d’innovation dans les transports terrestres ; lettre de commande n° 99 MT 38. DRAST/PREDIT 1996-2000.

127. Saskia Sassen, La ville globale, New York, Londres Tokyo, 1996.128. Alain Tarrius, La mondialisation pas le bas, les nouveaux nomades de l’économie

souterraine, Balland, 2002.

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Quels mots pour la ville ?

Cette nouveauté urbaine est l’un des moteurs les plus puissants de l’ébranlement politique et intellectuel contem-porain : « La crise de l’urbain renvoie à une crise plus générale, des représentations de la contemporanéité. 129 » C’est l’inven-tion de la « banlieue » au début des années quatre-vingt qui permet ainsi de mettre un mot sur de nouvelles incertitudes conceptuelles, tant dans l’espace politique et public que dans l’espace savant. La thématique de la banlieue et son cortège de concepts mous, « immigrés », « violences », « insécu-rité », « exclusion » signale l’anomalie définie par Thomas S. Kuhn 130 comme le symptôme flagrant d’une rupture d’intellectualité. Ce n’est pas la moindre des difficultés de la sociologie française depuis 20 ans que d’avoir tenté d’articu-ler les héritages conceptuels durkheimiens ou marxiens aux dérapages paradigmatiques portés la plupart du temps par la commande publique de recherche.

Certes, dans l’histoire des sociétés, la ville se dispose dans chaque situation, comme une composition spatiale du pouvoir, du travail, de l’espace public et de l’espace privé, du principe d’usage et de la mise en scène 131. La ville moderne, et celle des deux derniers siècles, constituent un moment fort de cette séquentialité. La ville industrielle a été le cadre, et le moteur, d’une mise en ordre fondamentale de la vie et des rapports humains : séparation radicale, spatiale et tempo-relle, du travail productif et de la vie sociale, parachèvement de la séparation, non moins radicale, de l’espace public et de l’espace privé, sur-rationalisation d’un urbanisme pris

129. Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994, p. 154.130. Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983

(1962), p. 82-83.131. Max Weber, La ville, Aubier, 1992 (1921).

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entre le vertige de la démiurgie sociale 132 et la puissance de la réglementation étatique 133. Puisque « les villes offrent aujourd’hui l’image du chaos » annonce Le Corbusier, il convient bien d’y mettre de l’ordre. À l’urbanisme « somp-tuaire » et représentatif, il propose un ordre d’usage ration-nel : « Les clefs de l’urbanisme sont dans les quatre fonc-tions : habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres), circuler 134. »

Cette figure de la ville principalement européenne, profondément enracinée dans la matérialité de l’espace, fut à la fois le cadre et l’objet de luttes politiques et sociales qui ont modelé le territoire urbain. Le communisme munici-pal a façonné en France, une des figures possibles de la ville industrielle, inscrivant dans l’espace urbain les matériali-tés des choix qui étaient les siens sans remettre en cause un paradigme partagé. C’est dans la construction de logements sociaux et d’équipement sociaux, culturels, sanitaires et sportifs que la politique ouvrière produit sa ville industrielle à la fois dissidente et peut être plus idéal-typique qu’aucune autre : celle d’une aspiration profonde à la normalité et non d’un esprit de scission 135.

Institutionnellement cette ville industrielle a aussi été l’adossement d’un face-à-face social et politique de la localité et de l’État national, lieu d’enracinement d’une citoyenneté avant tout nationale, lieu de résistance sociale et politique à un modèle social national, qu’il soit patronal ou public. N’oublions pas qu’après « notre première mondialisation », le siècle qui s’est achevé a été, jusque dans les années quatre-vingt, le siècle de l’apogée du cadre national, tant pour ce qui

132. Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, Seuil, 1965.133. Dont les outils réglementaires français de l’après-guerre et le zonage (ZUP, ZAC,

ZI, ZAD…) constituent une sorte de paroxysme occidental.134. Le Corbusier, la Charte d’Athènes, 1933, publiée la première fois en 1942, Seuil, 1971.135. Michel Verret, L’espace ouvrier, A. Colin, 1979.

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est du développement économique que de la gestion, démo-cratique ou non des affaires collectives 136.

Cette figure de la ville s’achève.

Production immatérielle et rente foncière

C’est cet ébranlement qu’il convient d’identifier. Il ne s’agit surtout pas de partir « à la recherche de la ville perdue 137 », mais d’énoncer le nom contemporain de la ville-monde. Paupérisation des quartiers ouvriers et popu-laires, paysages dévastés des friches industrielles, subjec-tivités collectives en panne. L’achèvement de la séquence industrielle a touché au cœur de la ville plus visiblement que les dynamiques les plus neuves. La clôture de la figure de la ville industrielle a alimenté l’imaginaire d’un retour au chaos comme une pathologie dont la contagion serait d’abord spatiale : quartiers en difficultés et banlieues devraient prioritairement être traités pour éviter comme une généralisation du mal. La « politique de la ville » qui s’invente en France durant les années quatre-vingt, et qui trouve avec quelques années de décalage, sa dimension européenne, s’articule, intellectuellement à cette logique réparatrice.

« On voit bien d’où peut alors surgir l’angoisse : parlant de la ville, c’est, progressivement du monde entier qu’il nous faut parler 138 ». La mondialisation se matérialise dans une transfiguration des territoires urbains, leur métropolisation et leur inscription dans une « économie d’archipel ». Elle

136. Pierre Veltz, Des lieux et des liens, politiques du territoire à l’heure de la mondialisa-tion, L’Aube, 2004 et Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Seuil, 2003.

137. À la recherche de la ville perdue, sous la direction de Carole Blanc-Coquand, Christelle Heudron, René Le Gad, L’Harmattan, 1996.

138. Marc Augé, op. cit., p. 173.

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n’uniformise pas mais recompose sans cesse les singularités et différences dans un espace sociopolitique de plus en plus vaste.139

Cette recomposition a un cœur : c’est le poids devenu décisif des coopérations, du savoir, de l’imaginaire, des inter-faces, bref de la mobilisation immatérielle dans la production des richesses Du « district industriel 140 » du nord de l’Italie au « bassin de travail immatériel en région parisienne 141 », c’est l’espace urbain qui devient l’espace productif, c’est la ville qui tend à devenir le nouveau collectif de travail 142. Même les espaces les plus stigmatisés par le reflux de la ville industrielle apparaissent alors comme de possibles gisements de créa tivité 143.

Les capacités collectives, culturelles, sociales d’une population urbaine deviennent la matière vivante des « exter-nalités positives » recherchées par les grandes entreprises. Elles deviennent aussi la matière vivante et consciente d’une production de richesse immatérielle qui excède les capa-cités du marché. L’échange gratuit, la solidarité, l’entraide ne sont que marginalement inscrits à la comptabilité natio-nale, notamment lorsqu’ils passent par les nouveaux réseaux d’échanges électroniques. Pire : ils sont dans certains cas durement réprimés à la demande des entreprises qui voient là s’échapper la source d’une nouvelle « rente » culturelle. Quant à l’inertie de la temporalité du bâti ou la rigidité des règlements d’urba nisme hérités des périodes précéden-

139. Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires, l’économie d’archipel, PUF, 1997.140. Maurizio Lazzarato, Yann Moulier-Boutang, Antonio Negri, Giancarlo Santilli,

Des entreprises pas comme les autres, Benetton en Italie, le Sentier à Paris, Publisud, 1993 ; Giacomo Becattini, « Le district industriel : milieu créatif », in Espaces et société, n° 66-67, 1991.

141. Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Antonio Negri, Le bassin de travail immatériel dans la métropole parisienne, L’Harmattan, 1996.

142. Thierry Baudoin, « La ville, nouveau territoire productif », Multitudes, sept. 2001.143. Liane Mozère, Michel Peraldi, Henry Rey, Intelligence des banlieues, L’Aube, 1999.

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tes, elles ne laissent parfois que les marges urbaines comme espace d’émergence du nouveau144.

Cette nouvelle logique productive déconnecte en quelque sorte les lieux de création de richesse commune, la ville, et les lieux de valorisation privée d’une partie de cette richesse, l’usine, l’entreprise. Autrement dit, le profit clas-sique n’épuise pas les possibilités de plus-value au moment où le salaire ne rémunère plus qu’une partie (minoritaire) du travail productif réel.

De fait c’est la rente foncière qui s’en charge. La montée vertigineuse de la spéculation foncière dans toutes les métro-poles donne à voir la prise en compte croissante du travail immatériel urbain par le capital financier dans un contexte de généralisation de la rémunération rentière 145.

Le mécanisme de la rente a cette vertu, aux yeux de ceux à qui elle profite, de permettre de tirer profit de tous, y compris et peut-être surtout, des plus pauvres, bref de tirer de l’argent de ceux qui n’en ont pas. La mini-crise boursière de l’été 2007 en dévoile un recoin : c’est le krach des crédits fonciers usuraires américains accordés aux insolvables qui a mis quelques jours la finance mondiale en ébullition. On avait soudainement arrêté de « faire de la cavalerie » sur le dos des plus démunis ! En attendant, instrumentalisés par les jeux financiers, 1,1 million de ménages américains sont sous le coup de procédures de saisie depuis le mois de janvier 2007.

Le territoire urbain devient le lieu d’une lutte sans merci où la valorisation du capital rentier affronte les multi-ples résistances de la vie. La logique rentière, dans un pays comme la France, en détruisant le logement social (au sens

144. Hélène Hatzfeld, Marc Hatzfeld, Nadja Ringart, Quand la marge est créatrice, les interstices urbains initiateurs d’emploi, L’Aube, 1998.

145. Carlo Vercelonne, « La nouvelle articulation rente, salaire et profit dans le capita-lisme cognitif », séminaire Multitude et métropole, 24 avril 2006.

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propre avec les procédures ANRU) et en faisant disparaître le logement privé dégradé et bon marché, est une machine à fabriquer du squat et à enrichir les marchands de sommeil. À l’échelle du monde, c’est l’avènement de ce que Mike Davis appelle « Le pire des mondes possible », celui du bidonville global146. La logique est la même.

Le 1er juin 2007, 214 hectares d’un quartier de Bombay sont mis à prix à 1,9 milliard d’euros dans les journaux de 16 pays. Le projet urbain prévoit logements, bureaux et terrain de golf. Mais ces 215 hectares de baraques et d’ate-liers, ce qu’on nomme communément un « bidonville », abritent 800 000 habitants et des milliers d’entreprises. La moitié d’entre eux environ seront expulsés au nom de l’élimination de la pauvreté dans la ville. À des milliers de kilomètres de là, dans la banlieue parisienne, une banale opération de police met à 7 heures du matin, sept familles « d’occupants sans droit ni titre » sur le trottoir, les expul-sant d’un immeuble privé insalubre : parents et enfants, ballots de linges rassemblés en hâte, déboutés du droit d’asile, sans-papiers ou simplement déboutés du droit au logement pour cause de faciès. L’expulsion a eu lieu au nom du sacro-saint droit de propriété et non au nom de la décla-ration de « péril imminent » concernant leur immeuble, celle-ci n’aura pour eux qu’une conséquence : ils passeront la nuit dehors. L’échelle n’est certes pas la même. Mais tous vivent bien dans le même monde : celui de la ville globale et des effets prédateurs de la rente. Et pour les uns comme pour les autres, la question simplement de leur apparte-nance à la ville est posée.

146. Mike Davis, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2006.

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Quel espace politique ?

La ville est donc devenue un « espace stratégique 147 ». Mais cet espace stratégique pour des acteurs formels et surtout informels peut-il générer un nouvel espace formel de démo-cratie et d’autorité ? 148 « Le découpage politique de l’espace urbain constitue une dimension importante de la démocra-tie. La confrontation de la complexité de l’espace des sociétés urbaines et des territoires politiques qu’on peut y rencontrer définit l’ampleur du décalage 149 » notait Jacques Lévy. Si, comme l’annonce l’ONU en 1995, l’âge de « notre voisinage global 150 » commence, la question est plus vaste qu’un simple problème de découpage.

Pour Saskia Sassen c’est à une déstabilisation générale du « pouvoir formel 151 » que nous assistons. Enjeu concret du face-à-face du capital mondialisé et des populations préca-risées cosmopolites, la ville est à la fois l’espace de cet affai-blissement et un nouvel espace de politisation d’où émergent de nouveaux sujets politiques, agissant au niveau subnational comme au niveau supranational.

La ville globale est à la fois l’espace de l’émergence et de la multiplication de nouveaux acteurs sociaux collec-tifs démocratiques, des réseaux terroristes modernes152 et des politiques de sécurité. Lieux de multiples possibles et

147. Saskia Sassen, « La métropole du biopouvoir et la métropole de la biopolitique, gouvernance métropolitaine. », séminaire Multitude et métropole, jeudi 2 mars 2006 http://seminaire.samizdat.net/spip.php?article181

148. Saskia Sassen, Saskia Sassen, Territory, authority, rights, Princeton univ. press, 2006.149. Jacques Lévy, L’espace légitime, PFNSP, 1994, chapitre xii : « Quel espace pour la

démocratie urbaine ? », p. 361.150. Titre du rapport de la Commission de gouvernance globale.151. Saskia Sassen, « L’État et la ville globale : notes pour penser l’inscription spatiale

de la gouvernance », Futur antérieur, 1995/4 ; « La nouvelle géographie politique », Multitude, novembre 2000 et La ville globale, New York, Londres, Tokyo, Descartes, 1996.

152. L’islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.

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de multiples dangers, les villes sont aussi l’espace social et politique territorialisé de la mondialisation. D’autant que les recompositions productives de territoires offrent un nouveau rôle aux « gouvernements locaux » par une décentralisation généralisée des responsabilités qui ne les articule plus princi-palement à l’échelle nationale.

Voici près de 30 ans que l’ONU, avec le lancement d’Habitat 1 (Conférence des Nations Unies pour les établis-sements humains) à Vancouver en 1976, intervient dans la réflexion mondiale sur le développement urbain. Voici plus de 10 ans, depuis Habitat 2 à Istanbul (3-14 juin 1996) que l’organisation internationale a identifié les autorités locales urbaines comme des acteurs incontournables 153. En consé-quence, cette assemblée réclame que la place de la coopération directe entre villes et collectivités locales soit reconnue dans la coopération internationale. Cette logique conduit l’assem-blée générale des Nations Unies le 7 juin 2001 à adopter une déclaration sur « la décentralisation au profit des autorités locales et le partenariat avec la société civile identifiés comme des réponses à l’urbanisation de la pauvreté ».

Des pratiques de jumelage et de coopérations décen-tralisées anciennes ont été à la source de la mise en place de réseaux de villes à l’échelle mondiale. L’Union internatio-nale des villes et pouvoirs locaux (International Union of Local Authorities, dite IULA) fondée en 1913 et, la Fédé-ration mondiale des cités unies (FMCU, 1957), association de 1 400 collectivités locales, réparties dans plus de 80 pays s’unifient en mai 2004 à Paris pour créer « Cités et gouverne-ments locaux unis » (CGLU).

Les villes motrices de ces regroupements partagent souvent depuis quelques années les soucis de l’innovation

153. Assemblée mondiale des villes et autorités locales, Istanbul, 30-31 mai 1996, déclaration finale.

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démocratique locale, du partage des expériences de démocra-tie participative à la promotion du budget participatif inventé par la plus célèbre d’entre elles, la ville de Porto Alegre au Brésil 154. Cette dernière forme trio avec les villes européen-nes de Barcelone et de Saint-Denis 155 dans le parrainage du processus des forums sociaux mondiaux puis continentaux, initiés à Porto Alegre en 2001 156. Ce réseau de villes trouve son espace et sa visibilité dans l’organisation, en marge des forums sociaux, de forums des autorités locales. Le Forum mondial des autorités locales a eu lieu à Porto Alegre en 2001, 2002 et 2003, et, pour sa quatrième édition à Barcelone en mars 2004. Le Forum européen des autorités locales a accompagné les forums sociaux européens depuis Florence en 2003.

C’est aussi autour des villes de Barcelone et Saint-Denis, avec l’appui de Porto Alegre notamment, qu’a été impulsée la rédaction d’une Charte européenne des droits de l’homme dans la ville 157. Ce texte, qui n’a bien sûr aucune valeur juri-dique mais qui engage ses signataires 158, pose les bases d’une

154. Marion Gret et Yves Sintomer, Porto Alegre, l’espoir d’une autre démocratie, La Découverte, 2002 ; Catherine Foret, Gouverner les villes avec leurs habitants, Éditions Charles Léopold Mayer, 2001 ; collectif, Porto Alegre, Les voix de la démocratie, Syllepse, 2003.

155. Cf. l’article de Stéphane Anfrie dans ce même dossier.156. Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre (2001-2002-2003-2005) et Mumbai

(2004) et parmi les forums continentaux surtout le Forum social européen : Florence (2002), Paris Saint-Denis (2003) et Londres (2004) en attendant Athènes (2006).

157. L’idée lancée par « l’engagement de Barcelone » (17 octobre 1998) pris par les 41 villes ayant participé à la Conférence européenne des villes pour les droits de l’homme a été concrétisée le 18 mai 2000, à Saint-Denis. www.droitshumains.org/Europe/Charte_des_DH.htm

158. Anvers, Badalone, Barcelone, Belfast, Berlin, Bordeaux, Bruxelles, Corne-lià de Llobregat, Saint-Sébastien, Genève, Guernica, Gijon, Gérone, Granol-lers, Kirklees, Hospitalet de Llobregat, Ljubljana, Lérida, Logrono, Mataro, Nuremberg, Orléans, Palerme, Palma de Mallorque, Perpignan, Reading, Riga, Rome, Sabadell, Saint-Denis, Santa Coloma de Gramenet, Saint-Jacques-de- Compostelle, Stockholm, Strasbourg, Turin, Irun, Venise, Vitoria, Varsovie, Saragosse, Zgierz.

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nouvelle citoyenneté urbaine disjointe de sa définition natio-nale. L’article 1 annonce en effet que « la ville est un espace collectif appartenant à tous les habitants » et qu’en consé-quence « les droits énoncés dans cette charte sont reconnus à toutes les personnes vivant dans les villes signataires, indé-pendamment de leur nationalité. Elles sont désignées ci-après comme citoyens et citoyennes des villes ».

Altérité et nouvelles frontières

L’enjeu d’une telle prescription est considérable.Qui est « de la ville » et qui n’en est pas ? Cette question

se décline d’abord en termes d’appartenance nationale, de débat public sur l’immigration et l’intégration, sur la présence et le statut de l’étranger. La Charte des droits de l’homme dans la ville, on l’a vu, congédie ces catégories au profit de celle d’une appartenance multinationale, d’un cosmopolitisme assumé de la citoyenneté urbaine. L’un des adjoints de Ken Livings-tone, maire du grand Londres déclarait ainsi en octobre 2004 devant le Forum européen des autorités locales : « Nous avons 300 langues parlées dans le Grand Londres. C’est une richesse. Nous espérons en avoir plus bientôt… » Cette posture est loin d’être consensuelle et, sans nul doute, d’autres traditions nationales, la culture républicaine française notamment, seront moins promptes à louer ce cosmopolitisme linguistique.

C’est ensuite un enjeu urbain. Le sentiment d’apparte-nance des quartiers populaires et précarisés, le plus souvent périphériques en France à la production d’une urbanité commune n’est pas une mince question. À des politiques urbaines de désenclavement semble aujourd’hui succéder en France une politique de démolition qui, au-delà du poids qu’elle a sur la pénurie d’offre locative, pèse très fortement sur la symbolique de la ville et construit une représentation de l’urbanité contre une partie de la population présente.

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C’est enfin un enjeu administrativo-juridique, consé-quence de cette même pénurie locative. Quand, dans une région comme la région Île-de-France, il manque environ 300 000 logements pour faire face aux besoins d’habitat, « l’occupation sans droit ni titre », pour reprendre la juste expression juridique, devient un mode d’habiter de moins en moins marginal. C’est l’hébergement (amis, parents) pour ceux qui disposent de réseaux sociaux minimums. C’est le squat pur et simple pour ceux qui ne les ont pas et qui, pour des raisons de ségrégation ethnique des bailleurs qui ont été analysées par ailleurs, n’ont pas accès au logement social. Que faire de ces habitants « hors droit » dans la ville ? Sont-ils comptés comme « citoyens de la ville » lorsque, pour raison d’expulsion, la question de leur relogement se pose ? Leurs enfants sont-ils régulièrement inscrits dans les écoles comme la loi en fait obligation à l’administration ? Dans une ville comme Saint-Denis aujourd’hui, ces habitants-là sont plusieurs milliers et leurs enfants (régulièrement inscrits) forment sans doute l’équivalent de la population scolaire d’une école primaire.

Qu’on la prenne par une entrée ou par une autre cette question de l’appartenance et de l’altérité trace aujourd’hui les lignes de fractures politiques. Si elle se concentre sur la question « pour se construire la ville doit-elle compter tout le monde ou au contraire construire son identité sur le refus de l’autre ? », en pratique, l’autre en question conjugue la figure du pauvre précaire et de l’immigré, c’est-à-dire le versant le plus populaire de la mondialisation en cours.

La ville monde entre football et sans-papiers

Villes ouvertes et mondialisées : tous les championnats de football mobilisant des clubs et non des équipes nationales en sont l’image vivante sans cesse renouvelée. Des milliers, des

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dizaines de milliers de supporters se massent dans les stades pour soutenir une équipe, leur équipe, celle de leur ville, dont la composition n’est pas moins mondialisée, en général, que celle de l’équipe adverse. Le télescopage du global et du local prend ainsi corps pendant deux fois 45 minutes ou plus si prolongations.

Le nouvel esprit de clocher se joue des appartenances et des frontières. Les joueurs du club sont d’ici.

Dans le même temps, la ville policière ignore les fron-tières territoriales et se nourrit de frontières immatérielles omniprésentes. Pour les migrants de la mondialisation, en effet, la frontière ne sépare plus matériellement et spéciale-ment des États. Géographiquement franchie en effet, cette frontière peut suivre le migrant jusqu’au cœur de la ville où elle sépare maintenant le droit du non-droit, le régulier du clandestin 159. Cette toile d’araignée invisible peut capturer le migrant sans papiers à n’importe quel moment : un contrôle fiscal dans son entreprise, un contrôle de titre de transport dans une gare, un alcootest du samedi soir.

Le nouvel esprit de police se joue du quotidien, de la vie et des familles. Le contrevenant est d’ailleurs. Il conduit aux limites de notre monde, au cœur de la ville, dans le centre de rétention où il attendra son transfert. Sa dématérialisation ?

La mise en jeu des frontières de la ville, frontières temporelles et spatiales du travail et du temps « libre » et fami-lial, frontières du privé et du public, soumet l’espace commun du territoire urbain à des tensions parfois exacerbées. Ces tensions prennent notamment le visage de la violence et des logiques sécuritaires. Aux villes forteresses du Moyen Âge, aux villes rationnelles du fordisme succèdent donc des villes ouvertes au monde et sur elles-mêmes. Du coup, comme le

159. Antonietta Marrucchelli, Ce que les migrants pensent des frontières, mémoire de maîtrise, Paris 8, 2004.

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remarque Zygmunt Bauman, « par un curieux renversement de leur rôle historique et au mépris des intentions initiales des bâtisseurs et des planificateurs, nos villes sont en train de perdre leur rôle de protection contre le danger pour devenir la principale source de danger 160 ». Pour qui ?

160. Zygmunt Bauman, Le présent liquide, Seuil, 2007, p. 96.

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Chapitre 6

L’ordre et la peur

22 octobre 1978, Jean Paul II, élu pape une semaine plus tôt, est consacré. À la foule qui l’attend place Saint-Pierre, il lance : « N’ayez pas peur. »

La peur est le maître mot du présent.Le mot du maître.De l’épouvantail sécuritaire à l’épouvantail terroriste,

la peur, depuis 20 ans, est d’abord un argument d’autorité, un argument de discipline. La peur légitime la « souverai-neté de police161 ». Parler à ce propos d’épouvantail ne signi-fie pas nier la propagation du chaos et de la violence. Je m’en suis déjà expliqué dans un précédent ouvrage162 : la principale faiblesse des discours sécuritaires est sans doute justement de sous-estimer la profondeur des déstabilisations auxquelles ils prétendent répondre. Et leur principale conséquence est plutôt la propagation du désordre, et en tout cas, une légiti-mation de la peur, un doute maintenu dans un univers tendu vers la recherche permanente de sécurité 163. La politique

161. Giorgio Agamben, Moyens sans fins, notes sur la politique, Rivages, 2002.162. Alain Bertho, L’État de guerre, La Dispute, 2003, notamment le chapitre « Désor-

dre et puissance ».163. Robert Castel, L’insécurité sociale, cité par Zygmunt Bauman, Le présent liquide,

Seuil, 2007 p. 77.

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sécuritaire porte l’angoisse car elle dévoile l’inachèvement sans fin de cette quête. Le sécuritaire est comme une prati-que addictive. Cet inachèvement ne peut avoir que deux causes nullement contradictoires : l’insuffisance des mesures prises ou l’acte malveillant. Autrement dit la seule réponse logique à l’échec du sécuritaire, c’est encore et toujours le sécuritaire.

Le sécuritaire appelle donc le sécuritaire et la peur appelle, légitime, impose, l’obéissance. Peu importe au bout du compte que le chaos ait été résorbé, que la violence ait reculé, pourvu qu’on ait la discipline.

La logique sécuritaire comme manipulation de la peur par le pouvoir répond en fait à d’autres peurs. Celles-ci ne sont jamais exhibées mais elles sont bien réelles. C’est la peur ressentie par le pouvoir devant la multitude. C’est la peur de ne plus être obéi. Cette peur ne s’enracine ni dans le chaos du monde, ni dans le « choc des civilisations », ni dans l’insé-curité des villes. Elle est amarrée aux bouleversements de ce qui fit le cœur disciplinaire de la modernité : la situation de travail et de production.

La politique n’est pas loin d’avoir vendu la mèche, mais nul n’a relevé le demi-aveu. Car contre toute attente, la campagne du candidat Nicolas Sarkozy en 2007 n’a pas été centrée sur la peur et l’insécurité. Mais elle a été en grande partie consacrée à la mise en avant d’une figure du travail, à un éloge de la discipline au travail de « ceux qui se lèvent tôt ». Le clip électoral qui lui est consacré parle autant par les images que par le discours en off du candidat et la musique martiale qui l’accompagne. Ces images sont les images de ces usines et de ces ouvriers que le candidat dit affectionner. Contre les précaires et les classes dangereuses, ce discours mobilise la morale et la figure du travail fordiste, du travail ouvrier. La politique met en scène sa nostalgie de la disci-pline d’usine !

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L’œuvre et la discipline

Imposer comme une évidence un mot aussi polysé-mique relève du tour de force, ou plus prosaïquement d’une bonne compréhension des enjeux contemporains autour des mots. Choisir le mot travail ce n’est pas choisir celui d’emploi. Parler de morale du travail, de « réhabilitation » du travail c’est peut-être apparemment plus vague que parler de plein emploi.

Mais le discours politique, dans ce cas, ne parle pas du dehors. Il ne parle pas d’exclusion et d’insertion, ni « d’employa bilité », il ne parle pas du travail comme « grand intégrateur 164 », producteur de lien social. Il parle de l’intérieur d’une dimension anthropologique et psychologi-que fondamentale de l’humanité 165 et s’adresse à la souffrance de masse engendrée par sa non-« reconnaissance 166 ».

Certes l’emploi n’a jamais reconnu la totalité du travail réel ! Il y a toujours eu un écart, que le taylorisme voulait nier, entre le travail prescrit et la réalité du travail effectué. Mais aujourd’hui, avec l’affirmation de la dimension imma-térielle du travail, cet écart est devenu gouffre. L’autonomie et la coopération subjective et industrieuse des hommes devien-nent un facteur central de créativité et de production.

À quoi sert-il d’avoir la chaîne automatisée de produc-tion de tee-shirt la plus rapide, s’il n’y a personne pour vous dire quel est le modèle de tee-shirt qui va s’arracher dès demain dans les supermarchés ? Être le premier sur le marché oui, mais avec quel produit ? À quoi sert-il d’avoir la production et la distribution la plus performante de CD, s’il n’y a personne

164. Yves Barel, « Le grand intégrateur », Connexions, n° 56, 1990.165. C’est l’approche de Yves Clot (Le travail sans l’homme, 1995), Yves Schwartz ou

Christophe Dejours.166. Yves Schwartz (dir.), Reconnaissances du travail, pour une approche ergologique,

PUF, 1997.

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pour produire la musique et les paroles qui vont demain faire rêver et danser des millions de consommateurs potentiels. Même la force symbolique d’une marque se construit et se paie. Lorsque Nike veut rentabiliser un produit comme le modèle « Air Pegasus », il investit autant dans la fabrication de l’objet social et culturel que dans la fabrication en Indonésie de l’objet physique classique que constitue une paire de chaussures.167

Or, on ne discipline pas les cerveaux comme on disci-pline les corps. Si l’activité humaine la plus créatrice de richesse est immatérielle, elle est non mesurable. Elle est « imprescriptible ». Le travail potentiellement le plus rentable est aussi potentiellement incontrôlable. Pire : plus la compé-tence rentable devient subjective, et donc individuelle, plus elle devient d’une autre façon collective. Si la totalité de la subjectivité sur la totalité du temps de vie devient potentielle-ment productive, elle s’alimente à l’environnement humain et urbain, à la multiplicité de ses connexions. Tel est le nouveau rôle, central de la « place des chaussettes 168 ».

La vraie difficulté de l’époque réside moins dans la difficulté des travailleurs à trouver un emploi que dans la difficulté des employeurs à les exploiter. Et la figure de « l’œuvre » s’incarne socialement aujourd’hui plus facilement dans la figure du précaire et de l’intermittent que dans celle du salarié fordiste. Si le travailleur du futur s’incarne dans le modèle du professionnel créatif et motivé, producteur de forte valeur ajoutée immatérielle, mobile, rétif aux hiérar-chies, armé pour la précarité du marché et la concurrence interindividuelle, alors l’artiste en est incontestablement une figure emblématique 169.

167. Daniel Cohen, La mondialisation et ses ennemis, Hachette, 2005, p. 95.168. Christian Marazzi, La place des chaussettes, le tournant linguistique dans l’écono- mie et ses conséquences politiques, Paris, Éditions de l’Éclat, 1997.169. Pierre-Daniel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capi-

talisme, Seuil, 2002, p. 9.

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Les deux peurs

Cet « idéal » fait peur. Il fait peur aux pouvoirs économi-ques et politiques par le potentiel de liberté et d’insubordina-tion qu’il recèle. À cette peur répond la précarisation forcée, la dégradation des conditions de l’échange. De ce point de vue, la longue bataille sur le statut des intermittents en France n’est pas une bataille économique : les solutions avancées par les gouvernements qui pénalisent les travailleurs du spectacle coûtent plus cher que celles proposées par les intéressés. C’est une bataille politique où la question de la reconnaissance du statut et sa capacité « d’idéal » sont précisément en cause. À l’idéal du travailleur indépendant, les pouvoirs opposent l’enfer réel du précariat et de la nouvelle pauvreté. C’est bien sûr cette précarisation forcée qui alimente une autre peur : celle des millions de salariés qui restent dans le statut, encore majoritaire, du salariat fordiste.

Ces deux peurs sont hétérogènes. Elles pourraient même être contradictoires. On pourrait en effet imaginer une mobilisation du salariat fordiste en faveur d’une augmenta-tion du droit des précaires, une anticipation du syndicalisme salariés vers les futurs conflits du travail et les nouveaux compromis qui permettraient de sortir du salariat par le haut. Une telle dynamique pourrait s’appuyer sur la nature même du salariat fordiste et la part déjà importante de salaire socia-lisé distribué sous le nom de « charges sociales ». C’est ce que proposait Bernard Friot dans l’articulation de ce qu’il nomme travail d’emploi et travail de prestation : « Le travail d’emploi irait-il en se rétrécissant que cela ne signifie pas que le travail reconnu dans le salaire va en se réduisant 170 », car le salaire serait de plus en plus socialisé. Déconnecter le profit

170. Bernard Friot, « Quel travail reconnaît l’emploi ? », colloque « Travail marginali-sations, citoyenneté », Marseille 3-4 mai 1996.

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de la marchandise et la rémunération de l’emploi contraint : voilà à quoi nous conduit le nouveau processus de produc-tion. Le capital financier a trouvé sa voie en déconnectant le profit des investissements productifs et en généralisant la rente boursière et spéculative. Pourquoi ne pas imaginer une rémunération d’une partie du travail par un revenu d’exis-tence ?

Cette rencontre stratégique n’a pas eu lieu. Les forces organisées du salariat fordistes sont toujours extrêmement circonspectes dans la défense du précariat. Et les précaires ont parfois du mal à comprendre que la perspective qui leur est proposée ne soit que celle de la disparition de leur statut au profit d’une normalisation salariale qui, nous le verrons, génère aussi de la souffrance.

C’est dans cette disjonction que se sont engouffrées la stratégie politique de Nicolas Sarkozy et sa promotion du travail comme discipline. C’est cette disjonction qu’il a trans-formée en opposition entre les « assistés » et « ceux qui se lèvent tôt », entre la juste rémunération (horaire) et la socia-lisation du salaire (les charges et l’impôt qu’il faut forcément baisser). Le tour de force consiste à mettre les peurs du sala-riat stable au service de la répression sociale. On constate les mêmes mécanismes dans d’autres domaines : c’est sur la peur des locataires modestes mais stables que s’appuie la répres-sion qui touche les plus précaires, squatters, SDF ou habi-tants des bidonvilles.

D’une certaine façon c’est la conjoncture et les mobi-lisations sociales qui en ont ouvert la possibilité. L’épisode de l’affrontement sur le Contrat premier embauche (CPE) en 2006 en a disposé quelques termes.

Mobilisation contre un contrat en atteinte au droit du travail, unité syndicale, calendrier bien cadré, manifestations imposantes, journées d’action, négociations des « partenai-res sociaux » : tout concourt à donner de cette séquence les allures d’un retour en force des enjeux et de la subjectivité

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fordiste sur la scène politique. Toutes les organisations, et le pouvoir, l’ont joué sur ce registre. Vu sous cet angle, le mouvement anti-CPE s’inscrit dans la lignée des mobilisa-tions sur le rapport salarial qui ont émaillé les années 1990-2000, avec cette particularité que c’est là le premier exemple de résistance réellement victorieuse.

Si, comme dit Jean Baudrillard, on prend l’événe-ment « de profil », alors la perspective n’est pas la même. S’impose d’abord la question maintenant récurrente des « casseurs venus des banlieues », groupes mobiles et violents qu’on avait déjà vu apparaître lors des mobilisations lycéennes précédentes. Ils font de nouveau surface lors de la première manifestation étudiante à caractère national (23 mars), source d’insécurité pour les manifestants et acteurs de scènes d’une grande violence à l’arrivée du cortège place des Invalides.

Un mouvement urbain entre l’ancien et le nouveau

Qui sont-ils ? Casseurs, délinquants, jeunes désocia-lisés, « n’ayant rien à voir avec la manifestation » assurent d’une même voix les organisations qui se veulent responsa-bles. De cette caractérisation sécuritaire, voire policière d’une tension certes sérieuse, mais d’une tension au sein même de la jeunesse populaire, découle une situation surréaliste : le 28 mars, la manifestation géante à Paris défile sous la protec-tion de la police. Et lors de la dispersion, les forces de police collaborent avec des services d’ordre syndicaux auxquels le ministre de l’Intérieur de l’époque ne manque pas de rendre hommage !

Quoi de plus facile, dans ces conditions d’opposer novembre 2005 et mars 2006, la « violence des banlieues » et le rassemblement syndical, voire les jeunes les plus précarisés et la jeunesse étudiante ? Or les choses n’étaient pas jouées au départ. L’extension du mouvement contre le CPE aux lycées,

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voire aux collèges, nous l’a très vite montré. Les grèves et les blocages des établissements secondaires donnent souvent lieu à des manifestations locales de forme classique. Mais dans les villes populaires et notamment en banlieue parisienne, ces mobilisations des plus jeunes s’accompagnent de plus en plus d’affrontements violents avec la police : caillassages, voitures brûlées, vitrines cassées…

Les casseurs et les arracheurs de portable des défilés parisiens ne sont pas de nature différente des lycéens qui, devant leur établissement participent à leur façon au mouve-ment et incendient des voitures. La différence est une diffé-rence de situation. Dans leur quartier, dans leur ville, ils peuvent entraîner le mouvement sur le terrain de leurs formes de lutte et de leurs contentieux, notamment avec la police. À Paris, en terrain inconnu, et en présence d’un fort cortège clas-siquement syndical, l’altérité se tend jusqu’à l’affrontement.

Mais le face-à-face du nouveau et de l’ancien traverse le mouvement au sein même de sa composante étudiante. Deux formes de lutte collective sont alors en concurrence dans les universités : la manifestation défilé et le blocage. La manifes-tation comme mise en spectacle du rapport de force a vécu son apogée entre la fin des années soixante-dix (invention et géné-ration des éléments de mise en scène, ballons, drapeaux, etc.) et les luttes de 2003. Déjà les années deux mille avaient vu une tendance à la dislocation de la mise en scène par les orga-nisations au profit de la juxtaposition des collectifs de lutte (mouvement dans l’éducation)

Les manifestations étudiantes de 2006 semblent entrer dans une nouvelle phase qui contraste avec les cortèges syndi-caux toujours encadrés et mis en scène : flux désordonné des cortèges étudiants, densité discontinue, mots d’ordres discontinus (avec longs passages silencieux), groupes incon-trôlés et finalement encadrement policier de la manifestation « protégée par la police ». Vivons-nous la fin d’une forme d’action collective ?

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Le « blocage » quant à lui est d’abord un mot qui s’impose et une nouvelle forme d’action dans les établisse-ments universitaires puis scolaires en général. Il devient un enjeu politique en soi au cours des semaines. Mais il prend progressivement une autre dimension : celle du blocage des voies de communication. C’est la forme spontanée d’action des lycéens après blocage d’un lycée. C’est une forme adoptée dès le début dans certaines régions (Rennes, Poitiers) et fin mars dans toute la France par le mouvement étudiant et lycéen en lieu et place des « manifs » traditionnelles. Ce faisant la ville n’est plus le lieu neutre de la mise en spectacle mais l’enjeu de l’action. On bloque la ville comme les ouvriers bloquaient leur usine. Le blocage est peut-être le point de jonction de ce que le fordisme avait disjoint. Les casseurs ont disparu et le rapport avec la police retrouve une certaine clarté.

Telle n’est pas la note officielle sur laquelle s’achève cet épisode. La défaite gouvernementale est portée au crédit offi-ciel de la gauche sociale et politique. Les lycéens de banlieue sont rentrés dans leurs établissements. Comment ne pas être frappés par l’absence de toute liesse victorieuse dans les universités à la pointe du combat lors de l’abandon de l’arti-cle 8 de la loi. Il a fallu deux semaines pour revenir à la normale. Visiblement, ce n’était pas leur seul « être de travailleur » ou de « futur travailleur » qui motivait des jeunes-là. Comment dire mieux que quelque chose d’autre a bouillonné sous le fordisme officiel de la lutte. Quant à la partie de la jeunesse populaire urbaine qui est restée à côté du mouvement, elle jugeait peut-être qu’après s’être mobilisée pour « leur condi-tion d’être humain » en novembre, l’interpellation de leur seul « être de travailleur » leur semblait un peu mince comme motivation171.

171. Enquête sur Aulnay, 2006.

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Le fordisme paradoxal

La conséquence la plus politique de ces journées inten-ses est sans doute l’installation de la logique sécuritaire au sein même du mouvement populaire, comme opérateur physi-que de partition. Comment penser comme une victoire une mobilisation qui s’est, pour une partie, mise sous la protec-tion du ministre de l’Intérieur ?

Tel est aujourd’hui l’un des paradoxes de l’héritage fordiste. Même sa face dissidente peut basculer du côté de l’ordre et de la discipline. Et l’ordre en question ne lui en est nullement reconnaissant. Car il est clair que la réhabilita-tion du travail ne garde du fordisme que la discipline et n’a de cesse de déconstruire le rapport salarial, et ses avantages (durement) acquis qui en était la contrepartie acceptée.

Reste la discipline d’usine, son maintien et son renfor-cement tatillon auprès des salariés des entreprises, facilité et systématisé par l’informatisation. Les mobiles de cette tendance se devinent aisément. L’autoritarisme, les stratégies d’individualisation et de harcèlement, masquent et tentent de pallier les difficultés prescriptives des employeurs. La peur des conséquences d’une autonomie subjective, pour-tant convoquée auprès des employés, alimente cette fuite en avant.

Le second paradoxe de cette situation est qu’elle est contre-productive et génératrice de souffrances.

Dans une superbe thèse d’anthropologie soutenue en mai 2007, Mirco Degli Esposti 172 nous invite dans les usines d’Émilie-Romagne en Italie. Cette région est assez remarquable par le modèle d’intégration fordiste qui y a été

172. Mirco Degli Esposti, « Que pensent les ouvriers des transformations dans les usines de Bologne, une ville en changement ? », université de Paris 8, direction Sylvain Lazarus.

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construit. L’articulation poussée entre les entreprises, l’État (et notamment la Région) et le mouvement communiste dans les années soixante donne à voir l’usine comme lieu de coges-tion étatique du travail dans lequel les syndicats se trouvent fortement impliqués.

Quand la mondialisation fait du territoire l’espace déci-sif pour la recomposition des flux et de la connaissance, il y a rupture du modèle. La place (et la nature) de l’usine se trans-forme. Elle reste un lieu stratégique mais plus comme lieu de la cogestion étatique et syndicale du travail. Elle devient le lieu du rapport entre l’économie et l’État et reste du coup celui de la négociation salariale mais dans le cadre d’une désé-tatisation de la gestion du travail. Elle devient surtout le lieu durement vécu du déni du travail dans ses dimensions cogni-tives et subjectives, celles de la qualité et de la qualification.

Autrement on demande aux ouvriers de « faire du chiffre » au mépris d’une culture professionnelle de la haute qualité et de la haute précision qui a fait la réputation de la région. « Nous faisons ce qui est requis mais c’est comme si nous leur faisions une faveur en travaillant bien » dit un ouvrier. L’usine n’est plus l’usine d’avant alors que, « une usine doit être une usine », et non pas une simple interface avec le marché. En conséquence « ouvrier à l’usine c’est un travail comme un autre » voire « Tu deviens un pur exécutant à la chaîne, tu n’es plus un ouvrier. »

À Mirco Degli Esposti qui voyait ainsi à l’usine un nouvel espace de lutte et de prescription, Antonio Negri, membre du jury fit remarquer que la fin du modèle Emilien et l’émergence du territoire comme territoire de compétence collective étaient peut-être à prendre un peu plus au sérieux. Bref que l’enfermement dans l’usine face à l’injonction para-doxale du fordisme moribond risquait fort d’être mortifère.

Mortifère… Entre février et juillet 2007, six salariés du groupe PSA se sont donné la mort. En février un salarié de Charleville-Mézières, dans les Ardennes, se suicide et laisse

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une lettre mettant en cause ses conditions de travail. En avril, un ouvrier se pend dans un local technique. Au cours du mois de mai, c’est au tour de trois autres salariés de l’atelier ferrage. En juillet enfin un sixième ouvrier est retrouvé pendu dans les magasins du montage du secteur logistique.

Les suicides au travail, autrefois rarissimes, commen-cent à faire partie du paysage social 173. C’est l’expression paroxystique d’une extension considérable du domaine des pathologies du travail qui peuvent aller jusqu’au décès. Les Japonais ont donné un nom à ce nouveau rapport social meur-trier : le karoshi174. À la pression physique qui continue de provoquer des troubles musculo-squelettiques, s’ajoute une souffrance subjective de plus en plus forte. Un saut qualitatif et quantitatif a été franchi par rapport à ce que les ergonomes appelaient dans les années quatre-vingt la « charge mentale ». C’est l’organisation du travail elle-même qui est en cause, ce taylorisme destructeur du travail immatériel qui parcellise l’investissement subjectif des travailleurs en tâches, froides et rationnelles, évaluables à tout instant. La coopération et l’échange, composante indispensable du travail contemporain sont non seulement déniés mais implicitement réprimé par l’individualisation de l’évaluation et la mise en concurrence des travailleurs. Or contrairement à la contrainte physique, ces contraintes mentales ne prennent pas fin quand on passe la porte de l’entreprise : elles traversent la totalité de la vie.

Un capital incapable de discipliner comme il le voudrait l’intelligence sociale et incapable de libérer l’intelligence qu’il contrôle : la peur est mauvaise conseillère et elle est préda-trice. Comme le dit en conclusion Christophe Dejours : « On ne peut pas constamment pomper le capital humain et l’intel-

173. Christophe Dejours, « Souffrir au travail », Le Monde, 22.07.07. Christophe Dejours est l’auteur d’un ouvrage de référence Souffrance en France, la banalisa-tion de l’ injustice sociale, Seuil, 1998.

174. « Mort par surtravail » en japonais.

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ligence collective sans se préoccuper des conséquences. Parce qu’au bout d’un moment, il n’y aura plus rien à pomper, nous aurons une société invivable, et le système économique ne fonctionnera plus. On a peut-être déjà atteint ces limites. »

La banalisation du mal

L’une des grandes audaces de Christophe Dejours dans Souffrance en France était son parallèle entre son analyse de la situation des salariés dans les entreprises et le concept de banalisation du mal introduit par Hannah Arendt dans son récit du procès de Eichman175.

Dix ans plus tard, sa lecture reste d’une grande actua-lité. La racine contemporaine de la banalisation du mal, il la décèle en effet dans les pratiques managériales des entrepri-ses et non dans les quartiers stigmatisés. Il la décèle dans les bureaux de la Défense et non dans la précarité de la banlieue. Il la décèle dans le salariat et non dans le chômage. Chez ceux qui ont encore quelque chose et non chez ceux qui n’ont plus rien. Car elle est avant tout « initiée par la manipulation politi-que de la menace de précarisation et d’exclusion sociale176 ».

Mieux, ce sont les stratégies psychologiques de défense contre cette souffrance qui sont à la source de ce qu’il nomme une « conscience morale rétrécie » : « La division des tâches sert ici de moyen à la division subjective, au clivage du monde, au clivage du self, au rétrécissement de la conscience inter-subjective en secteur et finalement à l’ignorance conférant “l’innocence” et la sérénité. » C’est pour lutter contre la peur que se développent l’acceptation du mensonge et le cynisme.

175. Hannah Arendt, Eichman à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1966.

176. Souffrance en France, la banalisation de l’ injustice sociale, Seuil, 1998, p. 149.

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La question est la suivante. Les processus décrits par Christophe Dejours en 1998 sont des processus de défense individuels manipulés par les directions des entrepri-ses. La souffrance s’alimente à la culpabilité personnelle. Qu’advient-il quand une force politique déculpabilise la peur et glorifie l’obéissance, la méfiance ? La charge patho-gène accumulée depuis des années par la banalisation du mal peut devenir fortement explosive. Elle peut contami-ner largement les consciences et se retourner contre tous les boucs émissaires qui passent.

Aucune politique sécuritaire n’apaisera cette peur, comme une soif inextinguible. Ainsi le mal « peut tout envahir et ravager le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il “défie la pensée”, comme je l’ai dit, parce que la pensée essaie d’atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu’elle s’occupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est là sa “banalité” 177 ».

177. Hannah Arendt : Correspondances croisées. (À Gershom Sholem) et Les origines du totalitarisme… Quarto, Gallimard, Paris, 2002, p. 1358.

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Chapitre 7

Le commun et l’universel

En Italie, en 2007, les héritiers de ceux qui, démocrates chrétiens et communistes adversaires dans les années soixante-dix envisageaient alors un « compromis historique », gouver-nent ensemble avec toute la gauche parlementaire et s’unissent au sein du même parti. En Allemagne au même moment, la droite démocrate chrétienne gouverne avec son adversaire social démocrate au sein d’une « grande coalition ». En Angle-terre, depuis des années les travaillistes de Tony Blair, main-tenant remplacé par Gordon Brown, ont mené une politique sécuritaire et dérégulatrice.

En France, « l’ouverture » voulue par le nouveau prési-dent Nicolas Sarkozy amène au gouvernement quelques personnalités socialistes sur la base d’un accord de fond quant à la politique à mener tant dans les quartiers défavorisés qu’en politique internationale. Ce même gouvernement engage des réformes du droit du travail, concernant le contrat de travail ou la défiscalisation des heures supplémentaires qui ressem-blent à s’y méprendre aux mesures engagées simultanément par le gouvernement italien.

Le maire de Vénissieux, communiste, publie un livre préfacé par un ancien ministre UMP. La mairie de Saint- Denis, jusqu’ici de tous les combats antisécuritaires, étudie la mise en place de la vidéosurveillance. N’est-ce pas un ministre du gouvernement de Lionel Jospin qui avait lancé en

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France, en 1997, la logique de la tolérance zéro dans le cadre d’une nouvelle phase, sécuritaire, de la politique de la ville ?

La boucle est ainsi bouclée. Rarement le clivage gauche droite aura été aussi mal en point. Au-delà de la confusion des hommes, des choix et des programmes, c’est un brouillage des valeurs et des principes que nous propose le monde poli-tique parlementaire et gouvernemental européen. Quand, en septembre 2007, le maire communiste d’Aubervilliers en appelle au respect de la loi contre des familles acculées à squatter pour offrir un toit à leurs enfants, on mesure très concrètement la portée de cette remarque de Marc Augé : « Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est à une dislocation et à une décomposition générale du langage des fins dans la vie économique, sociale et politique du monde, notamment dans les grandes démocraties occidentales178. »

Le présent invisible

Trahison de la social-démocratie ! Victoire idéologi-que du néolibéralisme ! Les condamnations entendues et presque goguenardes ne manquent pas de fuser du côté de la gauche de la gauche. Celle-ci se trouve pourtant curieuse-ment marginalisée par cette dérive quand elle n’y est pas tout simplement associée, comme c’est le cas en Italie. La modes-tie, parfois, pourrait être de rigueur. Les clivages ne sont pas aussi simples que cela, surtout lorsqu’on sort du référentiel classique du social pour s’aventurer sur les incertitudes éthi-ques du monde contemporain.

Radiographions le cas français. Les émeutes d’octobre-novembre 2005 sont de ce point de vue un puissant révélateur. Quel silence étonnant, durant ces semaines et ces nuits que

178. Marc Augé, Pour quoi vivons-nous ? Fayard, 2003, p. 186.

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celui d’une gauche antilibérale rassemblée et revigorée par la victoire du Non au référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel européen. C’est que cette gauche antilibérale, héritière du xxe siècle, a pour une grande part une culture commune avec la gauche libérale qu’elle dénonce. Sa vision du monde reste centrée sur les tensions internes à l’entreprise.

Les nouveaux enjeux urbains ne sont lus que comme des conséquences de « l’affrontement de classe », des exter-nalités négatives en quelque sorte. La ville, ses connexions, ses frontières, ses exclusions sont autant de parasitages du message politique essentiel qu’on ne peut éclaircir que « de l’extérieur », à partir d’une analyse de la « société ». Les quar-tiers du prolétariat urbain d’aujourd’hui sont stigmatisés comme des « ghettos » que tous ou presque se proposent de disperser au nom de la « mixité sociale ».

Cette posture a des effets de brouillage du regard critique sur nombre de questions contemporaines comme le racisme d’État ou le traitement policier des questions sociales et urbaines. Autant de terrains d’hésitation et de divisions.

Dans ces conditions, le « ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans » d’Alain Finkielkraut ne soulève pas le rejet unanime qu’on pourrait attendre. Le brouillage du regard sur ce qui se joue dans l’espace urbain mondialisé a, l’année précédente, ouvert les vannes d’une islamophobie d’extrême gauche au nom des valeurs universelles de la laïcité et de la libération de la femme. « L’affaire du foulard179 » fut d’autant plus passionnelle au sein de la gauche de la gauche fran-çaise que c’est souvent au nom d’idéaux universels jusqu’ici communs que les noms d’oiseaux ont été proférés, que des amis se sont fâchés.

179. Alma Lévy, Lila Lévy, Yves Sintomer, Véronique Giraud, Des filles comme les autres : au-delà du foulard, La Découverte, 2004. L’affaire Alma et Lila Lévy, lycéennes d’Aubervilliers, a été lancée en octobre 2003 par l’action « laïque » d’enseignants d’extrême gauche adhérents à Lutte ouvrière et à la LCR.

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Tout un appareillage symbolique et conceptuel, pour-tant éprouvé, explose en vol faute de fournir une lecture commune du présent et de ses enjeux. Moins passionnels, parfois, mais tout aussi profonds sont des clivages concernant la nation, la nationalité et la citoyenneté, la sécurité, l’Europe, voire la mondialisation elle-même. Bref tout ce qui mobilise intellectuellement l’héritage dit républicain.

Mobiliser le social comme principe d’intelligence du réel et la République comme principe d’action sur ce dernier est la version française d’une culture commune de la gauche du xxe siècle : l’articulation de la lutte des classes ancrée dans le travail salarié et de la nation comme cadre de souverai-neté. Quand il ne reste plus grand-chose ni de la lutte ni de la souveraineté, cette articulation perd de son sens ou repart à l’envers. Deux postures sont en effet possibles. On peut continuer à user du social et de la nation comme des incan-tations sans conséquences puisque sans prise sur le réel. Un tel discours est à peu près assuré de devenir très vite inau-dible ou folklorique. On peut au contraire les mobiliser de façon normative pour qu’enfin le réel redevienne conforme à leurs catégories. On parlera alors de « restaurer le lien social » voire la « mixité sociale », de défendre « l’identité nationale » ou « l’exception française ». C’est alors la nation qui devient un principe d’intelligence et la norme sociale un principe d’action. Ce retournement normatif n’appartient ni à la gauche ni à la droite. Il a, chacun les a en tête, des versions de gauche et des versions de droite. Il est, admet-tons-le, assez régressif. Et il est audible, dans les incertitu-des ambiantes.

Le retournement de l’universel

Le paradoxe de la mondialisation est-il que les utopies disparaissent au moment où l’humanité serait techniquement

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en mesure de devenir ce fameux village global ? Pire, alors que la fin de l’utopie accompagne le changement de régime d’historicité, dans les représentations actuelles de la mondia-lisation, l’unification apparaît plus comme un effet nocif que comme une chance.

L’universalité réelle n’est plus une finalité tangible tant la peur de l’inconnu est grande et l’incertitude anxiogène. La recherche d’unité, dans ces conditions, change d’échelle et s’oriente vers la communauté de semblables, un « nous » fusionnel et rassurant. Cette « mixophobie180 », cette fuite loin de l’altérité externe qui fait peur, exonère aussi de tout engagement envers l’interaction interne, envers la construc-tion permanente et consciente d’un nous qui soit une subjec-tivation positive. Il en est ainsi du repli nationaliste comme du repli sur « l’entre-soi » des ghettos aisés181 : l’exaltation et la protection du « même » reposent sur l’opposition à l’autre plus que sur la construction d’une vraie communauté.

Ce repli loin des incertitudes du monde et des diver-sités qu’il dévoile, permet de se mobiliser sur ce que Marc Augé décrit comme « les petites finalités, les finalités à court terme » qui sont ainsi renvoyées à une « totalité, une globalité non discutée 182 ».

Il n’y a donc pas contradiction entre « la décomposi-tion du langage des fins » ou la « disparition de l’utopie » et le maintien de discours globaux. La « fin des grands récits » annoncée dès 1979 par Jean-François Lyotard 183, ressemble plus à la fin de l’histoire selon Francis Fukuyama : les prin-cipes de l’Humanité seraient enfin inscrits dans l’avènement du marché et la béatification des droits de l’homme comme

180. Zygmunt Bauman, Le présent liquide. Peurs sociales et obsessions sécuritaires, Seuil, 2007, p. 115.

181. Éric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Seuil, 2004182. Marc Augé, op. cit. p. 187.183. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Éditions de Minuit, 1979.

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référence indépassable. Mais lorsque les idéaux ne sont plus des buts à atteindre mais des signes de reconnaissance, le discours de l’universel se retourne contre son propre récit, le prend à parti et l’accuse. Pour reprendre et retourner l’expression d’Adorno et Horkheimer184, il ne s’agit pas alors de « réaliser les espérances du passé », mais de les détruire comme espérances afin que « le passé se prolonge comme destruction du passé ».

Lorsque des idéaux se deshistoricisent et sont ainsi devenus dogmes, ce discours de l’universel devient para-doxalement un discours de différenciation, de division de l’Humanité. Il devient une posture contre la globalisation. La civilisation devient source de partition, de haine et de guerre. On fustige alors comme relativistes ceux qui pensent que la civilisation peut sortir du brassage des cultures et de la confrontation des éthiques. Les droits de l’homme sont transformés en principe d’ingérence et de domination, et on accuse de « droitdelhommisme » ceux qui continuent à en porter l’exigence au quotidien185.

Ce retournement prend corps sur la scène mondiale. Il s’incarne aussi à d’autres échelles comme une injonction paradoxale répétitive envers les gens mêmes au nom desquels le discours est mis en œuvre. La République laïque devient un principe de neutralité qu’on impose aux personnes elles-mêmes. Le droit à la sûreté devient l’instrument d’une restriction des libertés publiques et individuelles et d’une surveillance généralisée. C’est au nom de la lutte contre l’indignité de leurs conditions de rue qu’on pourra expulser les habitants de bidonvilles. C’est au nom de la lutte contre les

184. « Il ne s’agit pas de conserver le passé mais de réaliser ses espérances, tandis qu’aujourd’hui, le passé continue comme destruction du passé », Max Horkhei-mer, Theodor Adorno, Dialectique de la raison, 1947.

185. Alain Pellet, « “Droits-de-l’hommisme” et droit international », Droits fonda-mentaux, n° 1, juillet–décembre 2001 www.droits-fondamentaux.org

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marchands de sommeil qu’on persécute les squatters. C’est au nom de la lutte contre le racisme qu’on pourra s’en prendre à une immigration trop « voyante ». Même la traque des immi-grés en situation irrégulière pourra se parer du drapeau de la lutte contre le trafic d’êtres humains.

L’universalité dogmatisée n’a que faire des situations. Elle n’est pas là pour les régler ni pour contribuer à « faire société ». Elle est là pour partitionner et rassurer : les laïques contre les musulmans, les citoyens qui n’ont rien à se repro-cher contre les suspects, les mauvais pauvres contre les bons, les mauvais immigrés contre ceux qu’on a choisis. Elle est l’incarnation du triomphe du « nous autres ».

Enfin, dernier avatar de la déshistoricisation et de la dogmatisation des idéaux, leurs appareillages symboliques peuvent devenir politiquement interchangeables. Ainsi, le candidat Nicolas Sarkozy n’a pas manqué de citer Jaurès au cours de la campagne présidentielle de 2007. Et le nouveau président à peine élu s’est empressé d’aller rendre hommage à Guy Moquet, jeune résistant communiste fusillé par les nazis.

À partir de ce constat, un exercice salutaire consistera à repérer les cosmologies et les références utopiques qui sont encore résistantes à ce « blanchiment » des idéaux comme discours de pouvoir. Mai 1968, à l’évidence, fait partie de ce contre-inventaire.

Rupture des flux, rupture du droit

Zygmunt Bauman aime opposer notre « présent liquide » à la figure de la société qui s’achève et qu’il qualifie de « solide ». Arjun Appadurai, de son côté, préfère mettre en vis-à-vis les structures sociales « vertébrées » et les structures sociales « cellulaires ». On devine aisément que les structures sociales « vertébrées » de l’un correspondent assez bien à la

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société « solide » de l’autre. On voit mal, au premier abord par contre comment lier la société « liquide » et les modes « cellulaires » d’organisation.

La métaphore de la liquéfaction est assez parlante. Elle rend assez bien compte de la fluidité généralisée dans laquelle nous sommes censés vivre : flux de marchandises, flux de capitaux, flux d’informations, flux d’images, flux culturels, flux indifférenciés des discours politiques. Jusqu’à la fluidité des musiques d’ambiance des lieux publics et commerçants. Là encore il est important de faire l’inventaire de ce qui résiste au flux ou le perturbe.

Ce sont dans ces hauts lieux de la circulation que sont les aéroports, que les contrôles et la contrainte par corps (libre-ment consentie ?) nous immobilisent parfois des heures 186. Le monde des flux est aussi le monde des queues, de l’attente. Dans ces lieux, ces « non-lieux 187 », l’anonymat n’est restitué qu’au prix d’un contrôle tatillon de l’identité, des itinéraires et des effets personnels. La frontière comme possibilité de rupture du flux est un lieu de pouvoir.

L’image qui s’impose est celle des doubles rangées de barbelés de Ceuta et Melilla entre le Maroc et l’Espagne. Images de nuit : dans le flou des caméras infrarouges des hommes se jettent sur les barbelés, passent la première rangée, puis la seconde. Coups de feu et matraquages : 15 morts en 2005. D’autres images s’y agrègent : le hangar de Sangatte, fermé en 2002, où s’entassaient les candidats à l’immigra-tion en Grande-Bretagne. Des centaines de kilomètres plus au sud, voici Lampedusa, petit coin d’Italie où ont débarqué 178 embarcations et plus de 10 000 personnes dans la seule année 2006. Ici ce sont les pouvoirs qui arrêtent les flux, car dans ce monde liquide, le libre flux des hommes, lui, n’est pas

186. Jean-François Bayard, Le Gouvernement du monde, Fayard, 2004.187. Marc Augé, Non-lieux, Seuil, 1992.

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autorisé. Et ici les femmes et les hommes agrégés, « gérés », stockés, perdent leur statut d’être humain à part entière. Ici l’universalité se déchire. Ici, au cœur du monde liquide, les pouvoirs installent le plus solide, le plus vertébré des modes de gestion de l’Humanité : le camp.

Le paysage en est toujours le même : murs, barbelés, miradors, lieux d’une assignation qui réduit la personne à son corps contraint et anéantit son droit à l’autodéfinition 188.

Migrants, demandeurs d’asiles, réfugiés enfermés dans les frontières de la mondialisation, ils sont aujourd’hui des millions à peupler ce paysage devenu presque banal qui les réduits à la « vie nue 189 ». Le camp est-il devenu le centre symbolique du pouvoir contemporain, « le nouveau nomos biopolitique de la planète 190 ». C’est en effet dans cette rupture des flux et du droit que se dévoile « l’État d’excep-tion » fondateur de notre présent.

La globalisation cellulaire ou la politique des grumeaux

Le pessimisme de Zygmunt Bauman n’a d’égal que celui de Giorgio Agamben. N’y a-t-il donc plus de place pour des finalités collectives qui, à défaut de revendiquer de l’uni-versel, produiraient du commun en dehors des injonctions des pouvoirs ?

C’est peut-être justement dans ces espaces-temps d’exception de la rupture des flux qu’ils peuvent se révéler. 20 mars 2007, rue Rampal à Paris : la police venue arrêter un grand-père d’élève sans papier se trouve confrontée à une

188. Zygmunt Bauman, Le présent liquide, op. cit. p. 58.189. Giorgio Agamben, Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997.190. Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Payot et Rivages, 1995, « Qu’est-ce qu’un

camp », p. 55, reprenant ainsi le titre du livre du philosophe et théoricien du nazisme Carl Schmitt, Le nomos de la planète, 1950.

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résistance collective spontanée de parents et d’enseignants dont la vidéo fera le tour de l’Internet français. L’attroupe-ment qui s’ensuit, le ralentissement des opérations de police ne sont peut-être qu’un moment éphémère. C’est peut-être aussi une manifestation de cette construction intersubjective qui s’est tissée depuis deux ans autour du Réseau éducation sans frontière, exemple concret de cette organisation cellu-laire dont parle Arjun Appadurai.

Une semaine plus tard, le 27 mars, le contrôle musclé d’un voyageur, par ailleurs sans papier, Gare du Nord à Paris provoque un attroupement monstre. Les nombreuses vidéos amateurs disponibles sur ces événements sont riches d’ensei-gnement. La première étape est un attroupement, massif celui-ci, sur plusieurs étages de cette sorte de forum qu’est le hall de la gare. Le flux, dans ce lieu justement dédié aux flux qu’est une gare, s’arrête. L’indifférence habituelle devient curiosité. Le « non-lieu » devient lieu. Lorsque la police arrive et intervient en masse c’est d’abord pour empêcher ce regard et pour réenclencher le flux anonyme. À ce moment précis on entre dans un autre espace-temps qui se prolongera jusque dans la nuit, celui de la montée de la tension puis de l’affrontement. C’est alors la vidéo tournée par la télévision du côté des forces de l’ordre qui nous renseigne. On y voit ces forces en grande difficulté, incapables aussi bien d’arrêter le flux qui lui amène sans cesse de nouveaux adversaires que de le rétablir pour vider la gare.

Le blocage des flux peut devenir une stratégie en lieu et place de ce que fut le blocage de la production. C’est la stratégie finale du mouvement contre le Contrat première embauche en 2006 : blocage des gares et des nœuds auto-routiers. Les forces de l’ordre, celles-là même qui proté-geaient les manifestations contre les « casseurs », n’ont pas été tendres avec cette nouvelle forme d’action. En Argen-tine, les piqueteros, mouvement de sans-emploi né au milieu des années quatre-vingt-dix doivent leur nom aux barrages,

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piquetes, vieux nom des piquets de grève, avec lesquels ils bloquent les routes 191. C’est ni plus ni moins que la mise en place du TVG Lyon Turin que le mouvement NO-TAV et les habitants du Val di Susa en Italie ont tenté de bloquer en 2005 et 2006, créant localement une situation quasiment insurrectionnelle.

« La politique c’est lumpy, faire la politique c’est faire lumps192 », faire des grumeaux, nous dit Saskia Sassen dans la conclusion très imagée d’une intervention sur l’émergence des « acteurs informels » dans l’espace urbain contemporain. Faire de la politique au fond, c’est un peu « gâter la sauce » de la fluidité du présent. Mais le grumeau c’est ce qui agrège et s’agrège. L’agrégation locale ou thématique, la solidarité de proximité se font sans a priori idéologique, sans nécessité de partager une conception articulée du monde et des énoncés universalistes. Mais elles construisent du commun à partir du présent. Telle est bien la force d’un mouvement comme le mouvement Réseau éducation sans frontière. Ceux qui s’y investissent le font à partir de cette solidarité de proximité qui fait que face aux enfants sans papiers, camarades de classe de leurs propres enfants, le nous-mêmes l’emporte sur le nous autres. « Le “nous” manquant », le « nous » qui manquait resurgit et s’affirme.

Tel est ce « monde cellulaire, dont les parties se multi-plient par association et opportunité plutôt que par une législation et un dessein précis » et qui constitue, selon Arjun Appadurai, « la mondialisation d’en bas193 ». Ce monde cellu-laire peut être visible lorsqu’il est revendicatif et se pose en interlocuteur des pouvoirs formels. Il peut être visible lorsqu’il conteste au marché ses logiques de production et d’échange

191. Julien Talpin, « Bloquer les routes, originalités et limites des piqueteros argen-tins », Vacarme 26/hiver 2004.

192. Saskia Sassen, séminaire Multitude et métropole, 3 mars 2006.193. Arjun Appadurai, Géographie de la colère, op. cit. p. 182.

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et recherche la mise en place d’un « commerce équitable ». Mais il est le plus souvent invisible, fait de réseaux de coopé-ration et d’échange quotidien qui n’ont aucun besoin ni de publicité ni de reconnaissance 194, voire qui fuient l’une aussi bien que l’autre.

C’est que cette politique des « grumeaux » est dans l’acte et le présent, nullement dans le verbe et l’avenir. Comme le mouvement zapatiste qui en est un gigantesque exemplaire, les grumeaux en question ne cherchent pas à concourir pour le pouvoir. Ils contestent en pratique la fluidité marchande du monde. « Telle est la véritable cause de la panique qui perce dans les déclarations de la direction civile et militaire de Washington et de ses alliés. Se pourrait-il que nous assistions à la naissance d’un nouveau système global », « une politique alternative globale de plein droit 195 ».

Deep democracy

Le Forum social mondial 196 et tout le processus des forums sociaux depuis 2001 sont l’un des terrains où cette globalisation d’en bas se donne à lire. Dans la Charte de Porto Alegre. Le FSM se définit comme un « espace ouvert » réunissant « les instances et mouvements de la société civile de tous les pays ». Il refuse d’être une instance « représentative » de la société civile mondiale. Il refuse tout statut délibéra-tif : ni porte-parole, ni programme unitaire, ni vote. Telle est, dans l’idée des rédacteurs de la Charte et des animateurs des

194. C’est le cas des réseaux de coopération étudiés par Giovanna Demontis, « Réseaux productifs et acteurs biopolitiques informels », Les nouvelles questions urbaines, PUV, 2007.

195. Arjun Appadurai, op. cit. p. 184.196. Alain Bertho, « La mobilisation altermondialiste comme analyseur du contempo-

rain », Anthropologie et sociétés, 2005/29-3, p. 19-36.

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forums, la condition du principe fondateur « d’ouverture » et « d’inclusion ». Le mouvement a vocation non à consolider une organisation, mais à s’élargir sans cesse à de nouveaux mouvements, à de nouveaux pays. « L’inclusion » implique que chaque nouvel arrivant trouve une place à égalité de dignité avec les anciens. L’autorité du Comité international et de la Charte est donc fondée sur la déconstruction systémati-que de toute structure de pouvoir.

Le principe des prises de décision d’orientation est celui du « consensus »197. Cette pratique qui suppose de poursuivre le débat tant qu’une objection majeure se fait entendre change la nature des débats. Les échanges n’ont plus, en effet, comme finalité de convaincre une partie de l’auditoire contre l’autre. La rhétorique n’est plus une rhétorique de bataille quand l’enjeu n’est plus une hégémonie argumentaire mais, de façon très transparente la construction d’une décision commune. Il s’ensuit une nouvelle économie des échanges langagiers qui remplace le pouvoir du verbe par la participation concrète à une pensée commune.

« Il y a place pour plusieurs mondes dans le monde que nous voulons 198. » Cet espace de production du commun ne réclame ni abolition des singularités ni unification des fina-lités. Tandis que la politique moderne constitue l’acteur (le parti) comme le peuple par un acte de séparation (les non-adhérents, les non-citoyens), la dynamique proposée par les forums est au contraire une dynamique d’agrégation sans limite.

197. Durant la préparation du FSE 2003, le comité d’initiative français a dérogé plusieurs fois à cette règle pour tenter de dénouer un conflit avec des acteurs cultu-rels concernant l’usage d’une salle de cinéma Gaumont. Ces votes n’ont débouché sur aucune décision opératoire et la question a été finalement résolue par consen-sus à la dernière AEP…

198. Sous-commandant Marcos in Yvon le Bot, Sous-commandant Marcos, Le rêve zapatiste, Seuil, 1997.

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Le singulier et le multiple coexistent ainsi aussi bien dans l’espace-temps de l’événement forum que dans la durée de la succession des événements. Au-delà du réseau des échanges Internet sans lesquels, dans la durée le mouve-ment des forums ne pourrait pas survivre, les forums comme événement, s’enracinent toujours dans un territoire à la fois localisé et urbain : Porto Alegre, Mumbai, Nairobi, Cara-cas, Bamako, Firenze, Paris-Saint-Denis, Londres, Athènes. C’est pourquoi le mouvement des forums qui n’a pas « d’his-toire » n’est pour autant jamais répétitif : c’est un présent qui dure et se transforme.

Cette démocratie cellulaire est donc une démocra-tie d’agrégation. Comme dans le mouvement zapatiste, la pratique du consensus pose l’identité collective comme fin et non comme moyen. C’est ainsi le commun et non l’Un qui naît de la confrontation des multiples subjectifs et cultu-rels. Malgré des ressemblances formelles, nous sommes assez loin de la « démocratie participative » qui reste pensée comme un instrument de gestion de l’État. On est beaucoup plus proche de cette « deep democracy » qui conduit, sur des questions de pauvreté et de ségrégation, des organisations diverses à travailler ensemble et à maximiser leur action par des liens internationaux199. Citons encore Appadurai, observateur si averti de ces processus : « Ces mouvements construisent de plus en plus le global, non pas par le langage général des problèmes, des droits ou des normes universels, mais en prenant un à un chaque problème, chaque alliance, chaque victoire. » Le global d’en bas construit le commun en dehors sinon contre les référentiels universalistes de la modernité.

199. Arjun Appadurai, « Deep democracy: urban governmentality and the horizon of Arjun Appadurai, « Deep democracy: urban governmentality and the horizon of politics », Environment and urbanization, 2001 ; 13.

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La fin des temps

« Les hommes sont libérés des certitudes et des modes d’existence de l’époque industrielle – comme ils ont été rendus à la société par l’Église à l’époque de la réforme » prolonge le sociologue allemand Ulrich Beck 200. « Le système de coor-données dans lequel s’inscrivaient la vie et la pensée à l’ère de la modernité industrielle se met à vaciller, et on voit apparaî-tre une structure nouvelle et trouble faite d’opportunités et de risques. »

Tels sont les contours essentiels de la « société du risque » qu’il voit émerger dès la fin du xxe siècle, dans un ouvrage paru peu après la catastrophe de Tchernobyl. Cette société du risque transforme, à son sens, de fond en comble l’organisation sociale et ses finalités, ce qu’il nomme son « épistémologie politique ». La menace globale sur la survie de la planète renverse le temps. Le risque devient « la mesure de notre action ». Le présent n’est plus le temps qui prépare l’avenir mais une condition même de son existence.

La société décrite par Ulrich Beck en 1986 est une société où la question de la répartition des richesses est supplantée par celle de la répartition des risques. C’est une société où l’individualisation disloque les solidarités. Ou même la possibilité de passage « de la solidarité dans la misère à la solidarité dans la peur 201 », avec toutes les dérives possi-bles d’une communauté de la peur.

Vingt ans se sont écoulés et la « société du risque » s’est installée. De la menace terroriste à celle de la grippe aviaire, les prévisions les plus sombres d’Ulrich Beck semblent se concrétiser. Mais ce risque, dans le même temps se diversifie.

200. Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, 2001 (1986) p. 29.

201. Ulrich Beck, Ulrich Beck, ibidem p. 84.

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Et plus de 30 ans après la publication du rapport du Club de Rome 202, on sait maintenant que même si son argumen-tation était rudimentaire, son cri d’alarme n’était pas vain. Le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, les risques liés aux manipulations génétiques se sont impo-sés dans le débat public. « La prise de conscience du risque dans l’opinion publique » n’est plus, contrairement à l’ana-lyse faite à l’époque par Ulrich Beck, « une non-expérience de seconde main203 ». La « fin des temps » n’est plus une perspective eschatologique. C’est l’annonce faite par le vieux savant au héros de Haruki Murakami204 : le compte à rebours a commencé.

Si cette révélation génère effectivement des peurs et des égoïsmes régressifs, c’est aussi le terrain d’une politique de la construction du commun, notamment parce que c’est un terrain sur lequel la mobilisation locale, voire l’action indivi-duelle est possible. C’est, on le sait, une des dimensions des forces qui s’agrègent dans les forums. C’est enfin un terrain d’où émerge la nouvelle éthique individuelle de la responsa-bilité qui donne son sens à la politique lumpy, à la politique des « grumeaux » de Saskia Sassen.

Soi et le monde

« Quels sont ces temps où il ne suffit pas d’être quelqu’un de bien ?205 » s’interroge l’héroïne de L’Âge de fer de

202. D.-H. Meadows, D.-L. Meadows, J. Randers, W.-W. Behrens III, D.-H. Meadows, D.-L. Meadows, J. Randers, W.-W. Behrens III, The Limits to Growth: a Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, Universe Books, New York, 1972, publié en France dans Halte à la croissance, Fayard, 1972.

203. Ulrich Beck, ibidem, p. 130.204. Haruki Murakami, La fin des temps.205. J.-M. Cotzee, L’Âge de fer, Seuil, 1992, p. 189.

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J.-M. Coetzee confrontée à la violence de l’apartheid. Quand les pouvoirs exhibent la morale disciplinaire ; les personnes sont de plus en plus confrontées à leur conception d’elles-mêmes et de leurs rapports aux autres. Le regain urbain du sentiment religieux n’a souvent pas d’autre sens. C’est le soufisme qui a aidé le rappeur Abd el Malik, l’enfant du quar-tier du Neuhof à Strasbourg, à sortir de la délinquance. Et c’est la responsabilité personnelle qu’il chante206. Que ceux qui lui tiennent rigueur de cet « individualisme » écoutent attentivement les textes de rappeurs considérés comme plus radicaux, à commencer par la sulfureuse et altermondialiste Keny Arkana, pour qui « changer le monde commence par se changer soi-même 207 » :

J’ne suis qu’une goutte de plus noyée dans l’océan qui saitQu’à nous tous, on pourrait faire plein de vagues et tout éclabousserPoussée par un Vent de Sagesse, émanant du CielUn peu plus de Foi, la mienne, elle m’a rendu sienneQue chaque maillon se ressoude et reconstitue la chaîneEt si ce monde veut notre peau, gardons l’Esprit et la ChairOn y arrivera, même si ici le Mal est bien portantParce qu’on est tous une goutte de plusEt que chaque goutte est importante… 208

L’éthique du commun a aujourd’hui plus de force que les valeurs universelles. L’éthique du social est un moteur de mobilisation plus fort que tous les plans sur la comète, les lendemains qui chantent et les programmes électoraux. C’est tout l’écart qui existe entre l’éthique de la « radicalité » à l’œuvre dans des mobilisations autour du logement, des

206. « Les autres », album Gibraltar 2007.207. « Entre les lignes, clouée au sol », album Entre ciment et belle étoile.208. « Une goutte de Plus », ibidem.

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sans-papiers, au sein des forums sociaux et du mouvement altermondialiste, dans les réseaux militants des quartiers populaires et la cosmologie d’une gauche, antilibérale à défaut de pouvoir encore être révolutionnaire, toujours polarisée sur les perspectives de pouvoir.

Non, il ne suffit pas d’être quelqu’un de bien, ni de promettre quelque chose de bien. La politique du présent se joue, dans les situations concrètes, sur le rapport de soi au monde, le rapport de soi aux autres, l’effort urgent et patient à la fois, pour produire du « nous-mêmes ».

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Conclusion

Pour une éthique du commun

Dans quel monde sommes-nous donc une fois la porte passée ? Sommes-nous encore dans le « monde des merveilles sans merci » ou dans celui de la « fin des temps » ? Sommes-nous déjà dans un nouveau monde ou dans cet intermina-ble corridor, cet entre-deux obscur qui n’en finit pas de nous faire imaginer la lumière ?

La lumière est là, pourtant. Le présent nous éblouit de sa profusion d’informations, de mots, de chiffres, d’images, de bruits, d’actualité surabondante, de sources inépuisables d’événements proclamés tels par les professionnels de l’évé-nement. Gorbatchev en son temps avait ciselé le nom politi-que de cette modernité : Glastnost, la transparence. Monde transparent donc, où les caméras viennent saisir dans le gros plan d’un visage célèbre le frémissement, le rictus esquissé, la larme retenue, le désarroi effacé qui nous fait croire à cette immédiateté de tout et de tous. Au-delà des mots et des raisons, l’exhibition de l’intime, la « peopolisation » des pouvoirs semblent nous faire traverser les mots, les murs, les âmes. D’une main portée par le regard, tel le héros du film Minority report devant son écran informatique holographi-que, nous pouvons caresser le monde non dans sa globalité, mais au contraire dans ses détails.

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Aveuglante transparence

La transparence de l’intime du pouvoir, telle fut le trait de génie d’un roi, Louis XIV, qui faute d’écran à cris-taux liquides, bricola Versailles, la cour, les levers du roi, les couchers de la reine, les heures dévorées par les potins d’alcôve. Nous aurons, nous, le jogging du ministre, le divorce du président, la fille cachée, les vacances de milliardaire. Nous avons inventé la cour planétaire. Les excès des paparazzi ne sont là que pour nous distraire du flux principal, quotidien, omniprésent, incontournable. Tous complices ! Le panopti-que de Bentham aurait-il été retourné ?

Cette luminosité étalée sur tous les écrans de la ville, grands et petits, détourne, on le sait, notre regard d’autres coins du monde et de la vie, coins obscurs de vies obscures. Cette transparence veut rendre nos yeux à la fois transper-çants et aveugles.

Elle n’y parvient jamais car ce réel obscur colle à la vie quotidienne de milliards d’êtres humains. Il est la matière de leur expérience personnelle et collective. Ce réel multiple et humain est là, devant ou derrière les écrans qui parlent sans parler à personne. Il est là qui regarde, commente, adule, critique, jauge, fait comme un pas de côté.

Non, les peoples de la mondialisation ne sont pas exac-tement les courtisans de Versailles. Non seulement parce qu’entre les fêtes de la cour et les communions cathodiques on ne joue plus à la même échelle ni dans l’espace ni dans le temps, mais aussi parce que le regard du bon peuple n’est plus aussi crédule. Mais que lui manque-t-il donc pour prendre d’assaut la Bastille… ou le Palais d’hiver ?

Quand le présent nous éblouit, notre perplexité vient sans doute de cette difficulté persistante à concevoir la maîtrise collective que nous pourrions avoir de notre vie commune. Le voile qui recouvre le présent et le brouille, qui rend cette lumière paradoxalement sombre, qui entrave l’émergence

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de mots communs, c’est celui de la politique comme action consciente et collective de l’humanité. Voilà ce que traverse notre corridor interminable : deux temps politiques. Car s’il est vrai que la pensée humaine est née de l’outil, c’est-à-dire de la volonté raisonnée d’agir, la pensée de l’humanité comme humanité naît de sa volonté d’agir sur elle-même et sur son devenir. L’esprit du temps, on l’a vu, est celui de sa politique comme pensée.

L’avantage du corridor c’est que nous sommes forcément amenés, à un moment ou à un autre, à renoncer à regarder en arrière. Nous avons été trop nombreux, trop convaincus, trop longtemps dans notre recherche vaine d’une rénova-tion de la politique institutionnelle et partisane du xxe siècle : réformateurs, rénovateurs, modernisateurs, refondateurs. Quel courant politique n’a pas connu ses jeunes Turcs (ou moins jeunes) parfois un peu péremptoires ? Nous avons été les artisans zélés, infatigables, du rafistolage de maisons trop vieilles. Nous nous sommes épuisés dans des débats comme en eurent les Byzantins sur le rôle des images pieuses sinon sur le sexe des anges quand les armées turques étaient à leurs portes. Nous avons confondu les querelles de rafistolage avec le débat politique, le rafistolage avec la politique.

La gauche déboussolée

Où est la gauche ? Le parti socialiste, s’il a su dans bien des cas, au pouvoir ou dans l’opposition, se distinguer de ses adversaires sur des propositions programmatiques, n’a pas su, pas voulu ou pas pu, durant toutes les années, les décen-nies passées, s’en distinguer sur l’éthique sociale. En ce qui concerne la sécurité, les sans-papiers, les banlieues et sur bien d’autres questions, sa posture s’est inscrite dans le sillage de la droite, dans la nuance souvent, jamais dans le contre-pied. De fait, le parti socialiste n’a pas eu d’autre politique que la

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gestion d’un État en crise. La politique de la ville dont il est l’inventeur et qui fut l’objet d’une continuité consensuelle remarquable en est un des lieux les plus significatifs.

La « gauche de la gauche » était-elle une alternative à cette posture ? Elle a, on le sait, explosé en pleine dynamique unitaire en décembre 2006. Cet échec a présidé à sa satellisa-tion annoncée au premier tour de la présidentielle : l’addition des scores des différents candidats à la gauche du PS (verts compris) est inférieure au score du seul PCF il y a 20 ans ! Le ver était sans doute dans le fruit. C’est la campagne du référendum sur le Traité constitutionnel européen qui avait mis cette gauche-là en ordre de bataille. Le choix du Non a construit une dynamique unitaire mais stérilisé la dyna-mique politique, faisant glisser les références de l’idée d’une gauche « d’alternative » à celle d’une gauche « antilibérale ». Ce choix a inscrit sa mobilisation dans un mouvement de fond antimondialisation et antieuropéen, confondant ques-tion nationale et question sociale. Le résultat du référendum porte le désir de protection nationale dans lequel s’est inscrit notamment Nicolas Sarkozy.

Pour les uns comme pour les autres, l’épreuve de vérité est survenue le 27 octobre 2005 avec la mort de Zyed et Bouna. Les semaines d’émeutes qui ont suivi n’ont pas vraiment permis de distinguer les différences entre social- libéralisme et antilibéralisme. C’est le même silence auquel nous avons assisté, la même atonie collective que j’ai décrite par ailleurs209. On l’a vu, le mouvement contre le CPE n’a pas contribué à éclaircir les choses.

Aujourd’hui le nouveau pouvoir a sonné l’heure de la brocante. Le 22 octobre 2007 restera sans doute dans la mémoire politique française comme un jour de grande confusion. Ce jour-là, le président de la République a enjoint

209. Dans Banlieue, lendemains de révolte, op. cit.

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les enseignants de lire à tous leurs élèves la dernière lettre de Guy Moquet à ses parents. Il en avait déjà fait, en mai, un des symboles forts de son avènement avant que le sélectionneur de l’équipe de rugby ne la fasse lire aux joueurs à la veille d’un match de Coupe du Monde.

Pauvre Guy Moquet. Jeune communiste, arrêté à 16 ans dans la tourmente d’une époque encore trouble, fusillé par les nazis à 17, le voici élevé au rang d’une icône désubstanti-alisée, décontextualisée, dépolitisée, « peopolisée ». Voici les bribes d’une histoire morte mise au service de l’exhibition de l’intime. Même des militants et élus communistes, ne sachant plus s’il faut s’en flatter ou s’en offusquer, s’empressent d’apporter de l’eau au moulin de cette étrange mais si contem-poraine opération de propagande au nom d’une filiation poli-tique inactuelle.

Une éthique du commun contre l’éthique du ressentiment

Il est temps, grand temps, de regarder la politique au présent, d’identifier les nouveaux pouvoirs qui se mettent en place, d’énoncer les principes d’humanité contemporaine qui peuvent leur faire face, de parler un langage politique « de ce temps ».

En France, l’élection présidentielle a été un moment de décantation rapide de l’époque. En chimie on appelle ça un précipité. La gauche est désarticulée. Une politique s’affirme en discours et en acte. Il faut donc la lire à travers ses actes et ses discours, ses décisions et les mots qui les portent.

Essayons-nous à cette lecture. Voici une politique qui pose la mondialisation comme la menace confuse où se mêlent la peur de la guerre, la peur du terrorisme et la crainte des délocalisations. La campagne électorale a été l’occasion d’un vrai concours de références nationales. Il n’est plus diffi-cile, à son issue, de désigner la nation, une nation disposée en

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ordre de bataille, comme réponse à ces menaces constituées en ennemis.

Les énoncés du nouveau chef de l’État construisent une rhétorique récurrente : à chaque dossier, un problème spéci-fique ; à chaque problème une solution. Cette solution passe le plus souvent par la partition nécessaire entre les bons et les méchants et la disparition des « rigidités » (le plus souvent des droits).

Cette thématique du bon grain et de l’ivraie traverse la politique actuelle de l’État de part en part et trouve sa figure la plus claire dans la politique judiciaire et l’appel compas-sionnel à la solidarité avec les victimes contre les coupables. Elle constitue à la fois une éthique sociale et un « nouvel esprit des lois ». L’éthique est celle de l’état de guerre généra-lisé, l’éthique de la méfiance sinon de la surveillance, l’éthi-que du conformisme prosélyte, l’éthique de la dénonciation et du témoignage sous X. Le nouvel esprit des lois est celui de la généralisation de la discrimination fût-elle « positive », qui instaure « l’État des braves gens » en lieu et place de l’État de droit et de l’État pour tous.

Le « nous » que nous propose le pouvoir est un « nous autres », un « nous » d’égoïsme et de ressentiment. Qui dési-gne les bons et les méchants ? En l’absence de critères clairs et universels, en l’absence d’un droit abstrait qu’on s’apprête à mettre en cause au nom de la lutte contre les rigidités, chaque situation met potentiellement en danger ses protagonistes et chaque situation est l’occasion de l’affirmation subjective de bons contre des méchants. Cette éthique sociale qui est une éthique de division et de tension génère ainsi un désir d’arbi-trage, voire d’autorité suprême. La solution passe alors par la décision d’un chef. Le « nous » que nous propose le pouvoir est un « nous » d’autorité, un « nous » d’assignation identi-taire, un « nous » disciplinaire.

Or cette rhétorique est d’une efficacité redoutable. Isoler les dossiers et ainsi les dépolitiser permet de répon-

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dre à chaque souffrance en termes compassionnels et mora-lisateurs et non en termes de droit. Isoler de cette façon les dossiers permet l’identification de chacun aux victimes. Nul n’est à l’abri de ce discours. L’accord ponctuel avec telle ou telle analyse, telle ou telle caractérisation, telle ou telle façon de nommer les problèmes nous guette tous. Cet accord, même infime, même anecdotique, ne peut pas être sans conséquence. C’est un engrenage d’accords partiels qui a bâti « l’ouver-ture » voulue par le chef de l’État et qui laisse aujourd’hui peu de place à une pensée extérieure au sarkozysme.

Ce qui traverse la période et balise les difficultés de la gauche, dans son ensemble, à faire face à la politique menée par Nicolas Sarkozy avec cohérence et efficacité, c’est bien la difficulté à porter de façon forte, sinon unanime, un autre « nous » et une éthique du commun : une conception du rapport aux autres et au monde qui s’incarne dans une façon de répondre aux problèmes posés dans la vie des gens ici et maintenant.

Richesses du présent

André Gorz, une de nos sentinelles intellectuelles, s’est donné la mort le 24 septembre 2007. Dix ans plus tôt, il avait publié un ouvrage important sur les mutations du travail dont la lecture fut pour beaucoup, y compris l’auteur de ces lignes, très stimulante et importante. Cet ouvrage avait pour titre Misères du présent, richesse du possible. Est-ce porter ombrage à sa mémoire que de dire aujourd’hui que nombre des possibles qu’il esquissait alors se sont affirmés et que le présent lui-même recèle maintenant des richesses humaines insoupçonnées.

Évitons les faux procès : dire cela ce n’est pas nier la misère matérielle réelle de la plus grande part de l’huma-nité, ni les souffrances, ni les persécutions de tous ordres,

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ni la remise en cause systématique des droits, ni l’aggrava-tion spectaculaire des inégalités sociales. C’est juste dire que les moyens de les attaquer sont aujourd’hui considérables et qu’en les combattant nous pouvons construire dès mainte-nant une humanité plus humaine. Car nous ne pouvons vrai-ment les combattre qu’en abolissant cette mortifère distinc-tion des moyens et des fins qui fit le malheur du xxe siècle. Il n’est réellement possible de les affronter qu’en mobilisant la culture de la libération contre sa sœur ennemie, cette culture du ressentiment, mère de la haine, du stalinisme comme du fascisme.

Cessons de regarder l’époque avec méfiance. Nous n’avons certes pas encore exorcisé les fantômes de notre histoire, mais nous pouvons le faire. L’apartheid en Afrique du Sud a été aboli sans bain de sang. En France, quelques mois après l’élection présidentielle, ce sont les sans-droits, ces sans-papiers stigmatisés, pourchassés, raflés, qui paradoxale-ment mettent les premiers en difficulté politique le nouveau pouvoir. Car c’est dans la solidarité de proximité contre le sort qui leur est fait que se construit un « nous » alternatif à la logique de guerre, que se tisse, en acte, cette éthique du social, cette éthique de l’humain qui peuvent, même dans les situations les plus tendues, devenir une force matérielle et, qui sait, déplacer des montagnes.

La suite de l’histoire ne s’écrira ni à partir de raison-nements savants ni à partir des « projets » concoctés à l’abri du monde dans des cercles partisans en vue des prochaines échéances. La suite de l’histoire est ouverte. Elle sera d’un côté celle d’un État qui se constitue comme « État de guerre ». De l’autre, celle de la subjectivité en partage qui se consti-tuera, peut-être, dans la résistance solidaire.

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Postface

Ce livre n’est qu’un récit. C’est le récit d’un ethnologue qui a traversé près de 40 années de vie politique occidentale et qui, tandis que progressait son expérience sociale et acadé-mique, voyait sa perplexité grandir. Au fil des ans, l’accumu-lation de « savoir » semblait inversement proportionnelle à la capacité de connaissance du réel. Au fil des ans, la propo-sition de Wittgenstein, selon laquelle « les faits n’appartien-nent tous qu’au problème, non à la solution 210 », prenait une consistance incontournable.

Moins qu’un récit, peut-être, ce sont quelques notes de voyage, quelques notes de lecture du présent à la recherche de quelques bribes de « solution ».

Ce récit n’est pas neutre. Non seulement parce que, nous rappelle Ulrich Beck, le « discours universitaire mesuré » reste prisonnier des « vieux modes de pensée », mais parce que, au cours de ce voyage, je me suis forgé une conviction.

J’ai travaillé, il y a 20 ans, sur les formes de décompo-sition et de recomposition politique dans la France urbaine, diagnostiquant une crise de la politique dont la banlieue était le nom 211. En restant sur le terrain urbain français, mais en y intégrant l’enquête sur le mouvement de grève de 1995, j’ai

210. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico philosophicus, proposition 6.4321.211. Alain Bertho, La crise de la politique, L’Harmattan, 1996 et Banlieue, Banlieue,

Banlieue, La Dispute, 1997.

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travaillé sur la crise de l’État et les recompositions formelles de la politique 212. C’est en internationalisant mon regard, sur les forums sociaux, sur le mouvement zapatiste213 et sur la situation internationale après le 11 septembre 2001 que j’ai construit une analyse des transformations des formes et de la nature des pouvoirs 214 qui s’est avérée assez opératoire face à l’événement des émeutes d’octobre-novembre 2005 215.

J’ai aujourd’hui acquis la conviction que la politique n’a pas seulement changé de forme, mais qu’elle a changé de nature et que cette rupture est le symptôme, voire l’opéra-teur, le plus flagrant du changement d’époque. Cette convic-tion est que la culture, comme partage cognitif et symbo-lique, est devenue un enjeu politique central. La nature du « nous » qui rassemble, ou qui sépare, peut aujourd’hui produire le meilleur ou le pire. Par ces temps de confusion générale des valeurs et des symboles, cette conviction rejoint ce que Bernard Doray (à qui je dois le titre de cet ouvrage) a appelé le besoin de « re-symbolisation216 » de ce monde par ceux qui le vivent.

À l’édifice de cet enjeu, l’ethnologue peut apporter sa pierre. Si réellement « les mots nous manquent » et si « nous assistons à une décomposition générale du langage des fins », alors l’enquête sur les mots et sur les finalités a un sens, notam-ment là où les mots s’inventent et où des finalités collectives

212. Alain Bertho, Contre l’État, la politique, La Dispute, 2000.213. Grâce notamment à la thèse de Virginie Robert, « Enquêtes d’anthropologie

auprès des communautés zapatistes : une organisation dans la guerre pour le droit de vivre en paix. Contre l’État, les indigènes sont la figure de la multiplicité au Mexique », sous la direction de Sylvain Lazarus.

214. Alain Bertho, L’État de guerre, La Dispute, 2003.215. Alain Bertho, « Bienvenus au xixe siècle » in Banlieue, lendemains de révolte,

La Dispute, 2006.216. Cette notion a été proposée et développée par Bernard Doray qui anime avec

Concepcion de la Garza-Doray un séminaire clinique de resymbolisation au sein du CEDRATE.

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se cherchent. Les terrains de cette dramatique sont divers. Ils sont dans les dispositifs militants étudiés par Arjun Appadu-rai près de Mumbai ; ils sont dans les forums sociaux, dans les communautés zapatistes, dans les émeutes de banlieue, dans les mobilisations de solidarité avec les sans-papiers…

À qui servent les sciences sociales ?

Que faire de cette connaissance ? On ne peut vraiment répondre à cette question qu’en s’en posant une autre : quelle est la nature de cette connaissance ? Si l’ethnologue ne fait que lire par-dessus l’épaule de celui sur qui il enquête alors son récit ne fait que restituer une intellectualité qui ne lui appar-tient pas. Son récit traduit et communique à un public large un bout de culture qui était partagé par un groupe restreint. Il lui donne juste visibilité, lisibilité et légitimité. Aux yeux de n’importe qui.

« À quoi servent les sciences sociales ? » Tel était le thème du colloque organisé par le Conseil scientifique de l’université de Paris 8 en juin 2007. Invité à intervenir sur ma discipline, j’ai tenté de retourner la question. Ne faut-il pas plutôt se demander « à qui » servent les sciences sociales ? Dans le « à quoi sert », il y a en effet toujours la tentation de considérer ce savoir comme le possible instrument d’une « ingénierie sociale » dont la neutralité est garantie par la scientificité du savoir.

En matière d’ingénierie sociale, tout dépend de l’ingé-nieur. Cet enjeu ne peut pas être mis entre parenthèses. Notre discipline connaît trop, par expérience, la nécessité de maîtriser les usages sociaux de son savoir pour rester naïve en la matière ou campée sur une position « d’objectivité scientifique » et de neutralité illusoire. Dans le passé de l’ethnologie, en temps de colonisation, cette question n’était pas anodine. Elle a pu, très concrètement être une question militaire. L’ethnologie,

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cette discipline du passage et du nouveau partage, peut, a pu, comme la géographie 217, servir à faire la guerre.

Il ne faut donc pas travailler pour n’importe qui. L’évi-dence du bon conseil qu’on pourrait ainsi nous prodiguer rencontre une limite tout aussi évidente. Rapports de recher-che, articles, livres : une grande partie de la vie d’un cher-cheur est consacrée à la publication de ses travaux. Et lorsque les travaux sont publiés, on ne choisit pas ses lecteurs.

Lorsqu’on enquête sur des mouvements de résistance, sur des communautés noires ou indigènes d’Amérique latine confrontées aux paramilitaires 218, sur des réseaux de solida-rité informels, sur les espaces subjectifs de ce que Toni Negri nomme l’exode, tout résultat d’enquête n’est pas forcément bon à divulguer, toute vérité n’est pas toujours bonne à dire à la cantonade. La question n’est pas simplement celle de la « confidentialité des sources » chère aux journalistes. Son savoir, l’anthropologue le tient de ses rencontres d’enquête, de ces femmes et de ces hommes qui lui ont fait un jour assez confiance pour partager leur façon de penser la vie. Cette communauté d’enquête est précieuse. Sans elle, bien sûr, il n’y aura pas d’enquête et l’ethnologue ne verra rien. Mais sans elle, il n’y aurait pas d’éthique de l’enquête.

Il ne s’agit ni de se taire ni de fermer pudiquement les yeux. Il s’agit de faire en sorte que les premiers usagers de l’enquête soient ceux avec lesquels on a travaillé. Cette ambi-tion n’est pas toujours complètement réalisable. Durant plus de 10 ans, les enquêtes menées sur les cités par les enseignants et les étudiants de la MST « Formation à la connaissance des

217. Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Maspero, 1976.218. Jesus Alfonso Florez Lopez, Spiritualité, identité et autodétermination des

peuples indigènes, le cas du Choco en Colombie, et Lucia Mercedes De La Torre Uran, « Territoire : appropriation et rapports sociaux chez les Afro-Colombiens », thèse d’anthropologie soutenue à l’université de Paris 8 sous la direction de Jesus Garcia Ruiz.

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banlieues » de l’université de Paris 8 ont fait l’objet d’une resti-tution dans un colloque annuel où étaient invités nos interlo-cuteurs. Certains venaient et ils furent les meilleurs critiques de notre travail, les auditeurs les plus attentifs aussi.

Aller au bout de cette démarche, c’est non seulement restituer ainsi le savoir à ceux qui nous l’ont transmis – la moindre des choses est de se mettre en posture de leur resti-tuer la valeur de ce don – mais de travailler avec eux à l’usage de ce travail commun. Cette posture « d’ethnologie appli-quée » est une des garanties actuelles de la responsabilité sociale et politique du savant. Elle est une des dimensions contemporaines de l’engagement de l’intellectuel. Il s’agit de faire le deuil des postures traditionnelles de porte-voix de l’Universel qui s’avèrent inadéquates, voire dangereuses au regard des enjeux du moment, et de prendre part, à partir de ses propres compétences, à cette urgente construction du commun.

Une connaissance réciproque

Ce commun doit, aujourd’hui, être à échelle mondiale. Il nous faut traverser les frontières. L’idée peut sembler banale pour un anthropologue. Elle prend aujourd’hui une nouvelle dimension. Il ne nous faut pas seulement traverser les frontières pour aller chercher de nouveaux terrains exoti-ques. Il nous faut traverser les frontières pour aller rencon-trer d’autres collègues et d’autres situations de recherches. Il y a une relation « entre la connaissance de la mondialisation et la mondialisation de la connaissance219 ». Le commun à construire est aussi un enjeu interne au savoir et donc à cette

219. Arjun Appadurai, « Mondialisation, recherche, imagination », Revue internatio-nale de sciences sociales, juin 1999/160, p. 257-267.

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petite portion de construction de savoir qu’est notre disci-pline. Le « connais-toi toi-même » du fronton de Delphes est aujourd’hui inséparable d’un « connais les autres » auquel nous invite Umberto Eco 220. La connaissance réciproque des intellectualités et des cultures est aujourd’hui une alternative à la tentation autoritaire, sécuritaire et policière de la cohésion sociale que la prolifération des autismes collectifs autorise. Il nous faut ainsi contribuer à réconcilier le « nous-mêmes » et le « nous autres ».

220. Umberto Eco, « Connais les autres. Le fardeau des hommes de toutes les couleurs », Assises de la connaissance réciproque, Le Robert, 2003, p. 35.

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Table des matières

Introduction 7Penser autrement 9Lire le présent comme un texte 11Quelques éclaireurs 13Où regarder ? 14

Chapitre 1 – Être de son temps 17La discontinuité de l’esprit du temps 18Globalisation : la multiplicité du contemporain 20Être ou non de son temps : une question politique 24Les lieux de l’esprit du temps 26

Chapitre 2 – Les mots nous manquent 29Les mots contre l’ordre du discours 32Les mots, champs de batailles urbaines 35Les mots de Babylone 38

Chapitre 3 – Le temps nous manque 41Fin de la raison historique 42Un nouveau régime d’historicité 46L’utopie au présent. 49La mémoire et l’histoire 50Aujourd’hui ou demain ? 51L’utopie contre la « vie nue » 53Temps, politique et pouvoir 55L’actualité et la maîtrise du temps 58

Chapitre 4 – Nous et les autres 61Le deuil identitaire 63Identités et altérités de proximité 67Épuisement de l’incomplétude républicaine 69La laïcité républicaine contre la multitude ? 712007 : fédérer les haines 74

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Chapitre 5 – Ville ouverte 77La ville interface 78Quels mots pour la ville ? 81Production immatérielle et rente foncière 83Quel espace politique ? 87Altérité et nouvelles frontières 90La ville monde entre football et sans-papiers 91

Chapitre 6 – L’ordre et la peur 95L’œuvre et la discipline 97Les deux peurs 99Un mouvement urbain entre l’ancien et le nouveau 101Le fordisme paradoxal 104La banalisation du mal 107

Chapitre 7 – Le commun et l’universel 109Le présent invisible 110Le retournement de l’universel 112Rupture des flux, rupture du droit 115La globalisation cellulaire ou la politique des grumeaux 117Deep democracy 120La fin des temps 123Soi et le monde 124

Conclusion – Pour une éthique du commun 127Aveuglante transparence 128La gauche déboussolée 129Une éthique du commun contre l’éthique du ressentiment 131Richesses du présent 133

Postface 135À qui servent les sciences sociales ? 137Une connaissance réciproque 139

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