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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 253 Cour d'appel de Liège, tre chambre, 19 février 1953. Président: M. VAN DE KERCKHOVE. Ministère public : M. DALLEMAGNE, premier avocat général. Plaidants: MMes BonsoN, RADELET et RESPENTINO. I. MARIAGE PUTATIF. - MARIAGE ENTRE SUJETS ITALIENS. - CÉLÉBRATION EN BELGIQUE PAR UN PRÊTRE ITALIEN. ABSENCE DE MARIAGE CIVIL. - BoNNE FOI. - PREUVE. II. ÉPOUSE PUTATIVE. - MARI TUÉ DANS UN ACCIDEN'l' DU TRAVAIL.- DROIT AUX INDEMNITÉS PRÉVUES PAR LA LOI SUR LES ACCIDENTS DU TRAVAIL. I. Lorsqu'un mariage entre sujets italiens célébré par un prêtre italien, en Belgique, sans mariage civil préalable ou subséquent, a été contracté de bonne foi, l'épouse peut, alors qu'au cours d'une procédure répressive mue contre l' employeu1' de son conjoint, victime d'un accident du t1'avail, l'inexistence du ma1'iage a été constatée, invoquer le bénéfice du mariage putatif. C'est à l'époux qui invoque le bénéfice du mariage putatif à établir sa bonne foi. (Solution implicite.) II. La veuve putative, dont le mari a été tué dans un accident du travail, peut obtenir de l'employeur de son dit époux les indemnités p1'évues par la loi sur les accidents du travail, alors que l'accident mortel dont le mari a été victime s'est produit avant la constatation de l'inexistence du mariage. (PIZZIMENTI, C. MARINAI.) ARRÊT. Attendu que l'appelant, devant réparer un accident du travail dont fut victime le sujet italien Giuseppe Castagnino, son préposé, a contesté dans le chef de l'intimée Algerina Marinai l'état d'épouse de la victime; Que l'intimée soutient avoir contracté mariage avec Giuseppe Castagnino, le 8 mars 1948, devant un prêtre italien ; REV. CRIT,, 1953. - 13

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Cour d'appel de Liège, tre chambre, 19 février 1953.

Président: M. VAN DE KERCKHOVE.

Ministère public : M. DALLEMAGNE, premier avocat général.

Plaidants: MMes BonsoN, RADELET et RESPENTINO.

I. MARIAGE PUTATIF. - MARIAGE ENTRE SUJETS ITALIENS. - CÉLÉBRATION EN BELGIQUE PAR UN PRÊTRE ITALIEN. ABSENCE DE MARIAGE CIVIL. - BoNNE FOI. - PREUVE.

II. ÉPOUSE PUTATIVE. - MARI TUÉ DANS UN ACCIDEN'l' DU TRAVAIL.- DROIT AUX INDEMNITÉS PRÉVUES PAR LA LOI SUR LES ACCIDENTS DU TRAVAIL.

I. Lorsqu'un mariage entre sujets italiens célébré par un prêtre italien, en Belgique, sans mariage civil préalable ou subséquent, a été contracté de bonne foi, l'épouse peut, alors qu'au cours d'une procédure répressive mue contre l' employeu1' de son conjoint, victime d'un accident du t1'avail, l'inexistence du ma1'iage a été constatée, invoquer le bénéfice du mariage putatif.

C'est à l'époux qui invoque le bénéfice du mariage putatif à établir sa bonne foi. (Solution implicite.)

II. La veuve putative, dont le mari a été tué dans un accident du travail, peut obtenir de l'employeur de son dit époux les indemnités p1'évues par la loi sur les accidents du travail, alors que l'accident mortel dont le mari a été victime s'est produit avant la constatation de l'inexistence du mariage.

(PIZZIMENTI, C. MARINAI.)

ARRÊT.

Attendu que l'appelant, devant réparer un accident du travail dont fut victime le sujet italien Giuseppe Castagnino, son préposé, a contesté dans le chef de l'intimée Algerina Marinai l'état d'épouse de la victime;

Que l'intimée soutient avoir contracté mariage avec Giuseppe Castagnino, le 8 mars 1948, devant un prêtre italien ;

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Que le premier juge a déclaré le mariage inexistant, 1naist considérant la bonne foi de l'intimée, a dit pour droit que ce mariage devait produire tous ses effets civils et que notamment l'appelant devait considérer l'intiinée comme la veuve de Giuseppe Castagnino, en ce qui concerne l'allocation des indetn­nités prévues par la loi sur les accidents du travail;

Attendu que, devant la Cour, l'appelant soutient en ordre principal que l'article 201 du Code civil ne peut être appliqué à un mariage célébré le 8 mars 1948, et que le juge ne peut déclarer ce 1nariage valant comme mariage putatif; qu'il pré­tend en ordre subsidiaire que l'intimée n'établit pas sa bonne foi;

Attendu que la distinction que veut établir l'appelant entre les mariages inexistants et les mariages nuls est une construction purement doctrinale sans intérêt en ce qui concerne l'application des dispositions légales sur le mariage putatif; que celles-ci s'appliquent indépendamment de la cause qui empêche le mariage­d'être valable et de produire ses effets civils; que l'article 201 du Code civil ne fait pas notamment de différence entre les. mariages nuls pour vice de fond et les mariages nuls pour vice de forme;

Attendu qu'il ne peut être sérieusement contesté qu'un mariage­religieux selon le rite catholique a été célébré le 8 mars 1948-entre Giuseppe Castagnino et Algerina Marinai ; qu'on en_ retrouve la trace dans les archives du consulat d'Italie à Liège· et dans deux paroisses italiennes; que c'est en vain que l'appe­lant tend à créer une équivoque entre la date de la délivrance­des attestations; que rien ne permet de suspecter les attestations. délivrées qui mentionnent sans équivoque la date de la célébra­tion du mariage religieux ;

Attendu que si ce mariage est nul - voire inexistant -­aux yeux de la loi belge et peut l'être même au regard de la législation italienne, il n'en est pas 1noins vrai que ce mariage· a pù créer dans l'esprit de l'intimée la conviction qu'elle était,. au regard de la loi, l'épouse de Castagnino, eu égard à la pratique légale du mariage religieux dans la patrie qu'elle venait de­quitter;

Attendu que cette circonstance suffit pour faire produire­au mariage religieux les effets civils, à titre de mariage putatif,.

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s'il apparaît par ailleurs que l'intimée était de bonne foi àu moment de sa célébration ;

Attendu que la volonté de l'intimée de contracter un n1ariage devant produire ses effets civils et sa bonne foi ne peuvent être mises en doute;

Qu'il n'existait entre Giuseppe Castagnino et Algerina Marinai aucun obstacle à la ,réalisation d'un mariage valable à l'égard de la loi belge ;

Qu'immédiatement après la célébration du n1ariage religieux, des diligences ont été faites pour avertir le consul italien et les autorités religieuses italiennes intéressées au mariage; que dans le même temps, l'intimée prenait publiquement l'état de femme mariée ; que moins d'un mois après la célébration du mariage, Algerina Marinai demandait au consul italien de Liège et obte-. nait un passeport lui pern1ettant de rentrer en Italie; que, dans les démarches qu'elle fit alors, elle vanta sa qualité d'épouse de Castagnino, qualité dont le passeport fait mention ; qu'il résulte de l'attestation donnée par le consul lui-même que celui-ci a reçu la notification de la célébration du 1nariage religieux célébré en mars 1948 et qu'il ne paraît pas avoir attiré l'attention de l'intimée sur la nullité de son mariage ;

.Attendu que l'affirmation de l'appelant que l'intimée aurait voulu contracter un mariage purement religieux est une affirma­tion purement gratuite, contredite d'ailleurs par l'attitude même de l'intimée;

Que, comme l'a fait très judicieusement observer le premier juge, il serait tout à fait incompréhensible que l'intimée eût eu recours à la célébration du mariage si elle n'avait pas cru à la validité du mariage ainsi célébré ;

Que l'appelant n'apporte aucun élément de nature à ébranler la première décision ;

Par ces motifs, et ceux du premier juge, la Cour, ouï M. Dalle­magne, premier avocat général, en son avis conforn1e, déclare l'appelant sans grief; en conséquence, met son appel à néant, confirme la décision entreprise et condamne l'appelant aux dépens d'appel.

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NOTE.

Des conditions et effets du mariage putatif.

I

Un sieur Giuseppe Castagnino, au service d'tm sieur Pizzimenti, en qualité d'ouvrier, trouve la mort clans un accident elu travail le 16 février 1949.

La dame Algerina Marinai, se prétendant la veuve de la victime, réclame à l'employeur le payement des indemnités qui seraient elues en vertu de la loi sur les accidents du travail.

Ni l'employeur, ni son assureur-loi ne contestent que l'accident est bien survenu dans le cours et par le fait de l'exécution du contrat de travail; mais ils soutiennent que la dame Marinai n'était pas l'épouse légitime du défunt.

Castagnino et la dame Marinai, tous deux sujets italiens, arrivés . en Belgique le 20 septembre 194 7, s'étaient mariés religieusement en leur domicile à Liège elevant tm prêtre italien le 8 mars 1948, sans qu'un mariage civil ait précédé ou suivi ce mariage religieux.

La dame Marinai assigne l'employeur devant le juge de paix, mais comme la contestation soulevée portait sur l'état de la demanderesse, le litige relatif à l'état est porté devant le tribtmal de première instance de Liège.

Celui-ci constate, le 19 mai 1952, que le mariage de Castagnino et de Marinai est inexistant, mais dit pour droit qu'en raison de la bonne foi établie de la demanderesse, ce mariage produira néanmoins tous ses effets civils.

Il dit« que le défendeur devra donc considérer la demanderesse comme la veuve de Giuseppe Castagnino, en ce qui concerne l'allocation des indemnités prévues par la loi sur les accidents du travail » ;

C'est ce jugement que l'arrêt annoté confirme, pour des motifs à peu près identiqües à ceux du premier juge.

L'arrêt marque nettement la position actuellement prise par la juris­prudence belge en ce qui concerne l'application de l'institution du mariage -putatif aux mariages inexistants ·et la charge de la preuve.

Il est intéressant aussi en tant qu'il a trait! à certains effets à l'égard des tiers, en l'espèce à l'égard de l'employeur de l'époux putatif défunt, de la qualité de veuve putative reconnue à ~a demanderesse.

II

On sait que la théorie du mariage putatif puise ses origines dans le droit canonique (1).

(1) Voy. à ce propos :QE PAGE, Droit civil belge, t. Jer, n° 674; KLUYSKENS,

Personen- en farnilierecht, 1950, n° 313; RIPERT et BoULANGER, Traité eïérnentair~ de droit civil, 194.8, t. rer, no 1043.

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La première position doctrinale connue à son sujet est celle de Pierre Lombard, évêque de Paris, vers 1160.

La jurisprudence pontificale, qui va déterminer l'attitude des juri­dictio:n:s ecclésiastiques en matière de mariage putatif, se forme à peu près à la même époque da;ns des sentences d'Alexandre III, de Célestin III et d'Innocent III (1).

Les décisions intervenues ont généralement pour objet de protéger contre les effets de l'annulation rétroactive du mariage les enfants issus de celui-ci.

La théorie du mariage putatif va trouver dans l'Ancien Droit un large champ d'application en raison du grand nombre des empêchements au mariage, empêchements souvent inconnus des époux.

Notamment, comme les empêchements dérivant de la parenté ou de l'alliance sont établis jusqu'à des degrés éloignés, il arrive assez fréquem­ment qu'm1 mariage est annulé, encore que les conjoints n'aient point douté de sa régularité.

En législation, suivant un ouvrage récent (2), la première apparition de l'institution serait relevée dans le Code castillan « Las Siete Partidas »,

de 1256, qui définit avec une netteté particulière les conditions dans lesquelles il y a mariage putatif et quels en sont les effets.

On discute quelles étaient, dans le droit canonique réglant avant la Révolution les nullités de mariage en France, les éléments constitutifs du mariage putatif.

Dès l'origine, dans les Décrétales des papes Alexandre III, Célestin III et Innocent III, l'accent est mis, d'une part, sur l'exigence d'm1e célé­bration publique du mariage, d'aut:re part, sur la nécessité de la bonne foi de l'un au moins des époux.

Il semble bien qu'au cours des temps ou en requerra d'autres qui en réalité précisent les premières.

Pour qu'il y ait mariage putatif, il faudra que le mariage, célébré publiquement, in facie Ecclesiae, ait été précédé de publications régu- ' lières ; l'Eglise impose celles-ci par hostilité au mariage clandestin, et vraisemblablement aussi parce qu'il est plus malaisé de croire à la bonne foi si ces publications, les bans, n'ont pas eu lieu.

Le droit canonique veut par ailleurs une juste cause de l'erreur de fait ou de droit des époux, ce qui revient à prescrire, en quelque sorte, une bonne foi « qualifiée » ( 3).

Quand les conditions du mariage putatif sont réalisées, l'annulation se produit sans rétroactivité comme une dissolution ex nunc, à l'égard des enfants, à l'égard des deux époux s'ils sont tous deux de bonne foi ou à l'égard de l'époux de bonne foi si un seul d'entre eux a cette qualité.

Les auteurs du Code civil, introduisant les articles 201 et 202, paraissent

(1) CARON, Les conditions du mariage putatif, 1939, p. 21 et suivantes. (2) G.ALLARDO, Le rôle et les efjets de la bonne foi dans l'annulation du ma'f'iage

tm droit compa'f'é, 1952, p. 73 et suivantes. (3) Voy. sur ces questions VouiN, La bonne foi, 1939, p. 276 et suivantes;

CARON, op. cU., p. 21 à 31. . .

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bien, tout en suivant l'inspiration de l'institution canonique, s'être montrés d'une rigueur moindre.

Portalis, décrivant le mariage putatif, se borne à dire dans son<< Discours au corps législatif» qu'il est celui que les époux ont cru légitime; il commente : «Par un effet de la faveur des enfants, et par la considéra­tion de la bonne foi des époux, il a été reçu par équité que s'il y avait quelque empêchement caché, qui rendît ensuite le mariage nul, les· époux, s'ils avaient ignoré cet empêchement, et les enfants nés de leur union, conserveraient toujours le nom et les prérogatives d'époux et d'enfants légitimes, parce que les tms se sont unis et les autres sont nés sous le voile, sous l'ombre, sous l'apparence du mariage» (1).

La doctrine et la jurisprudence tant belges que françaises allaient tirer mi large parti de la faveur consentie aux enfants et à l'époux de bonne foi.

Un phénomène identique se révèle d'ailleurs dans les autres pays où existe le mariage putatif, ainsi que le montre l'ouvrage de M. Gallardo déjà cité, où sont étudiées les législations italienne, espagnole, ibéro­américaine et suisse.

On notera même que les droits suisse, espagnol, mexicain et cubain ont accordé ·le bénéfice du mariage putatif aux enfants, même lorsque les parents ont contracté de mauvaise foi un mariage nul ou annula­ble (2).

III

La doctrine et la jurisprudence en Belgique-eomme en France se sont prononcées dans leur majorité en faveur de l'extension de l'institution du mariage putatif aux mariages dits inexistants.

Ce ne fut pas sans des résistances. En doctrine belge, LAURENT (3), THIRY (4) et GALOPIN (5) ont soutenu

que la bonne foi des époux ou de l'tm d'eux ne pouvait faire obtenir, ni aux époux, ni à l'un d'eux, ni aux enfants, le bénéfice des effets civils du mariage, en cas de mariage « inexistant ».

Quand il n'y a pas, quand il n'y a jamais eu de mariage, dit en substance Laurent, il n'est point possible de faire produire à ce qui ne· fut qu'un fantôme quelque conséquence juridique.

Les articles 20 l et 202 du Code civil, insérés au chapitre qui traite des demandes en nullité, ne peuvent régir les cas d'inexistence, qui ne sont point réglés par ce chapitre ; ils ne visent pas notamment l'hypothèse rencontrée par l'article 146, suivant lequel il n'y a point de mariage quand il n'y a point de consentement.

Les deux articles cités créent une fiction dont on ne peut élargir le champ d'application hors de son texte.

(1) Discours et exposé des ·motifs dt~ Code c·ivil, 1803, t. Jer, p. 167, (2) GALLARDO, p. 79 et 99. (3) Principes de d1·oit civil, t. II, n° 515. (4) Cours de droit ci·uil, t. Jer, n° 302. (5) Etat et capacité des personnes, n° 345.

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Tel est aussi l'enseignement qu'énoncent AUBRY et RAU, et qui ne sera point d'ailleurs repris par ses continuateurs (1). BAUDRY-LACANTINERIE et HouQUES-FOURCADE (2) concluent dans le même sens.

Les cas dans lesquels il n'y a point eu de mariage sont ceux d'identité de sexe des pseudo-époux, d'absence de consentement, d'absence de cél~bration, de célébration par une personne sans pouvoirs.

Aubry et Rau, Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade y ajou­taient le cas d'ailleurs périmé où l'un des pseudo-époux était mort civil.

La thèse qui vient d'être résumée s'est heurtée à deux catégories d'objections.

Pour bon nombre d'auteurs, et parmi eux: notamment NAQUET (3), CoLIN et CAPITANT et JULLIOT DE LA MoRANDIÈRE (4) et M. R. SAVA­

TIER (5), la distinction entre l'inexistence et la nullité du mariage, inventée pour parer aux conséquences du principe « Pas de nullité sans texte >>

et au silence du Code relativement aux lmions où certains éléments essentiels font défaut, ne repose sur aucun fondement logique.

Le mariage inexistant est à leurs yeux lm mariage nul ; il y aura lieu pour le juge de « détruire lme apparence >> tout aussi bien dans les pré­tendus cas d'inexistence que dans les cas de nullité.

D'autre part, du fait de l'annulation ou de la déclaration de nullité, le mariage attaqué est en principe effacé rétroactivement et, tout comme pour le prétendu « mariage inexistant », on se trouve devant le néant.

Les articles 201 et 202 concernent tous mariages contractés de bonne foi et qui sont annulés ou déclarés nuls sans qu'il y ait lieu de faire une discrimination à l'égard des prétendus mariages inexistants.

CAPITANT fait observer que l'arrêt de la Cour de cassation du 30 juil­let 1900, rendu en matière de mariage putatif (6), démontre le ralliement de la Cour à cette solution (7).

L'arrêt applique la théorie du mariage putatif, pour donner valeur à un mariage célébré en France par un consul anglais sans pouvoirs.

Pour lme autre partie de la doctrine, la distinction des mariages inexistants et des mariage~ nuls doit être admise.

Il y a des cas oü n'ont jamais été réunis les éléments essentiels du mariage ; et ces cas doivent être distingués de ceux où l'un de ces éléments se trouve imparfaitement réalisé, comme de ceux où le but que pour­suivaient les auteurs de l'acte est condamné par la loi ou prohibé par elle (8).

C'est en faveur du maintien des deux: notions que se prononcent

(1) Droit civil français, 5 6 éd., t. V, § 460, p. 63 et suivantes, et p. 72, note 3. (2) Traité, t. III, n°8 1906 à 1909. (3) Note au Sirey, 1912, 1, 249. (4) Droit civil, 1947, t. Jer, no 228. (5) Cours de droit civil, 1947, 11°8 209 à 211, et n° 214. (6) D. P., 1901, 1, 317. (7) Les grands arrêts de la jt~risprtulence civile, 1950, p. 27. (8) CARON, op. cit., p. 83.

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JoSSERAND (1), MM. RIPERT et BOUL-1\.NGER (2) et RouAST dans PLANIOL et RIPERT (3).

Mais de ce maintien ne se déduit pas selon .J osserand la non-application de l'institution du mariage putatif au mariage inexistant.

La volonté du législateur a été de permettre aux époux qui ont cru contracter un mariage valable de bénéficier des effets de la putativité, et il a accordé le même avantage aux enfants nés de l'union.

Les termes de l'article 201.sont assez généraux pour qu'il puisse en être fait état même alors qu'à l'origine il n'y avait que le «néant», du moment que les époux ou l'un d'eux ont pu croire. qu'il y avait un acte génératéur des conséquences juridiques du mariage. .

Ce n'est pas au néant, c'est à la bonne foil que les auteurs du Code ont attribué la faveur des articles 201 et 20~.

Du reste, les raisons de faire jouer ces articles s'imposent tout aussi impérieusement dans certaines hypothèses d'inexistence que dans les ca~ de nullité; ainsi lorsque le mariage a été célébré par ml officier d'état civil sans pouvoirs en raison de son incompétence territoriale, alors que les époux le croyaient compétent (4).

l\11\1. Ripert et Boulanger et M. Rouast, à la vérité, sont d'avis que ht théorie elu mariage putatif ne vaut que pour les mariages nuls et non pour les mariages inexistants; mais ils réduisent le <<domaine de l'inexis­tence » à l'identité de sexe et a\1 défaut de célébration.

Or le cas d'identité de sexe n~ se présentera guère, c'est m1 ca~ d'école.

En exige&nt qu'il y ait une célébration, MM. Ripert et Boulanger et Rouast veulent qu'il y ait tout au moins l.me apparence juridique de mariage, mais ici va se poser le problème dl."!- mariage putatif dans le cas d'une célébration par un ministre du culte non compétent à cette fin, célébration qui précisément ne crée pas d'apparence jm·iclique.

IV

La jurisprudence belge et française a adopté. à l'égard du mariage célébré par m1e personne << sans pouvoirs » dès le moment où la condition de bonne foi était réalisée, une attitude bienveillante.

La Cour de cassation de France, clans son arrêt déjà cité du 30 juil­let 1900 (5), avait accordé le bénéfice de la putativité encore que le mariage eût été célébré par un consul anglais en France entre m1 Anglais et. une Française, et ce, malgré le défaut de pouvoirs du consul, sans qualité pour créer l'apparence juridique d'une müon légale.

La Cour de Douai et la Cour de Grenoble statuent de même, dans des

(1) Droit civil, se éd., t. rer, nos 794:, 798 et 860. (2) Traité élémentaire de droit civil, 4:e éd., n° 104:3. (3) Traité, t. II, 2° éd., 1952, n° 322. (4:) JossERAND, op. cit., n° 860; GAI ... LARDO, L'instUution du mariage putatif

en droit français, nos 111 et 112; Liège, 19 mai 1824, Pas., 1824, 125. (5) D. P., 1901, 1, 317.

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espèces à peu près identiques (mariages célébrés par des consuls sans pouvoir), le }er avril 1936 et le 28 avrill953 (1).

L'arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation du 5 janvier 1910 (2) attribue le caractère de mariage putatif à l'échange de consentements reçu en Algérie par un rabbin, entre un juif de nationalité française et une juive algérienne, en dépit du même défaut de qualité du rabbin.

Encore eût-on pu dire que le consul et le rabbin avaient, dans certains cas, pouvoir d'établir des actes d'unions légitimes.

Mais la Cour de Bordeaux dans des arrêts du 5 février 1883 (3) et du 16 juin 1937 (4), et la Cour de Paris dans un arrêt du 24 avril 1926 (5), voient des mariages putatifs dans des m1ions célébrées par des prêtres· catholiques, à l'étranger, en des pays où ils n'avaient, en aucune circon­stance, compétence d'officier d'état civil.

L'arrêt du 5 février 1883 se rapporte à m1 mariage célébré à Mexico, en 1861, entre un Français et une Mexicaine, après la sécularisation du mariage par Juarès.

L'arrêt du 16 juin 1937 a trait à un mariage célébré en Suisse entre Français; la législation locale ne recmmaissait pas davantage compétence au célébrant.

L'arrêt du 24 avril 1926 se prononce à propos d\me union contractée devant un missionnaire belge en Mongolie par un Français et nne Américaine.

Dans toutes les espèces rappelées, il y avait un élément d'extranéité. Comme le font remarquer MM. Ripert et Boulanger, les tribunaux:

français n'ont jamais reconnu caractère de mariage putatif à une union célébrée par un ministre du culte, en France, entre Français (6); mais le motif en est vraisemblablement qu'il n'est pas raisonnable de penser que les époux ou l'un d'eux aient pu croire à la validité d'une union reçue en France par un prêtre, si tous deux sont Français.

La jurisprudence belge a pris une position identique dans l'arrêt de la Cour de Bruxelles du 4 aoùt 1852, dans l'arrêt annoté de la Cour de Liège du 19 février 1953 et dans des jugements du tribunal de Bruxelles du 15 décembre 1886 et du tribm1al de Liège du 9 novembre 1939 (7), comme aussi dans le jugement du 19 mai.l952, confirmé par l'arrêt annoté.

Dans l'arrêt et les jugements de Liège, l'élément d'extranéité existe : mariage de deux sujets italiens en Belgique (arrêt et jugement confirmé), mariage de deux Polonais en Allemagne (jugement du 9 novembre 1939); dans l'arrêt et le jugement de Bruxelles, il s'agissait de Belges mariés en Belgique, mais aux temps troublés de l'occupation française en 1799 et 1801; la Cour et le tribunal admettent qu'à ces époques, on pouvait

(1) D. P., 1936, 2, 70, note RouAsT, et D., 1953, J., 490. (2) Sirey, 1912, 1, 249, note NAQUET. (3) Sirey, 1883, 2, 803. (4) D. H., 1937, 539. (5) D. P., 1927, 2, 9, note EscARRA. (6) RIPERT et BouLANGER, Trai.té élémentaire de droit civil, 4e éd., t. Jer, n° 1044. (7) Bruxelles, 4 août 1852, B. J., 1852, t. X, col. 1025; Liège, 19 février 1953,

supra; civ, Bruxelles, 15 décembre 1886, Pas., 1887, III, 177; civ. Liège, 9 novem­bre 1939, Jur. Liège, 1940, 36.

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croire malgré la sécularisation, datant déjà de 1792, à la .validité de l'union contractée devant le prêtre catholique.

Dans toutes les hypothèses envisagées, les unions ne s'appuyaient sur aucune apparence furidique, leur inexistence légale était certaine.

Le juge, constatant la bonne foi des époux ou de l'un d'eux, n'en a pas moins déclaré les articles 201 et 202 applicables.

Il va de soi que le problème de la putativité ne se pose pas lorsque la loi du lieu du mariage dom1.e valeur civile au mariage religieux : locus regit actum; c'est le motif pour lequel M. Escarra critique en note l'arrêt de Paris de 1926; le mariage religieux d'étrangers en Mongolie -était, observe-t-il, pleinement efficace d'après la loi locale, et le mariage était non point putatif, mais valide.

v L'article 201 elu Code civil belge exige, on l'a rappelé supm, comme

condition du mariage putatif la bonne foi des époux ou de l'un d'eux, mais il ne spécifie pas en quoi consiste cette bonne foi.

Les définitions que donnent de celle-ci la doctrine et la jurisprudence ne présentent guère de discordances.

La bonne foi, c'est la croyance des époux ou de l'époux qu'ils contrac­tent tm mariage valable; sous 1.me autre formule, c'est l'ignorance du vice qui entache l'1.mion contractée, ou encore c'est l'illusion des époux ou de l'tm d'eux d'être légitimement mariés (1).

Sous des divergences d'expression, c'est toujours la même idée qui reparaît : les époux ou l'époux sont dans l'erreur en ce qui concerne la validité,du- mariage.

L'erreur dont il y a lieu d'apprécier l'existence est un état psycho­logique; il faut rechercher in concreto, en tenant compte cl~ l'intelligence des époux, de leur milieu social, des opinions qui y règnent, si tous deux ou l'tm d'eux se sont trompés sur la valeur de leur acte (2).

La bonne foi, la croyance que l'on contracte m1 mariage valable peut avoir à sa base tout aussi bien une erreur de droit qu'm1e erreur de fait.

La Cour de cassation admettait la bonne foi fondée sur une erreur de droit, clans un ancien arrêt- du 11 novembre 1841 (3). La question n'est plus discutée, ni en jurisprudence, ni en doctrine.

Les auteurs et les Cours et tribunaux -admettent, d'autre part, que la gravité de l'erreur, son caractère inexcusable, sont sans pertinence~

Il importe peu que l'erreur ne soit pas excusable, enseignaient déjà -Demolombe et Arntz (4), ou qu'elle soit énorme (5); l'erreur <<la plus candide '' peut justifier le bénéfice du mariage putatif (6).

(1) JossERAND, op. cit., n° 860; BATTIFOL, dans BEUDAN'l', D·roit civil, 2 8 éd., t. II, n° 635; PAUL DE VIsSCHER, note au J. T., 1946, 115 ;_Rou.A.sT, dans PLANIOL

et RIPERT, T1·aité ... , t. II, n° 317; S.A.VATIER, D1·oit civil, 1947, t. rer, n° 214, etc. (2) DE PAGE, t. Jer, n° 675. !

(3) Pas., 1842, I, 70. 1

(4) DEMOLmiBE, Cours de Code c·ivil (éd. belge),1 1847, t. II, n° 358; ARNTZ,

Cours de droit civil français, t. Jer, p. 228, n° 366. (5) BAT'l'IFOL dans BEUDANT, t. II, n° 638. (6) JOSSERAND, 3 6 éd., t. Jer, n° 860.

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Il n'est plus question de la juste cause d'erreur requise par le droit canonique.

C'est au moment du mariage que la bonne foi doit exister : mala fides .superveniens non nocet.

Cependant, si large que soit la formule de la bonne foi, elle peut appa­l"aître parfois trop restrictive encore.

La jlfrisprudence italienne a eu à connaître à plusieurs reprises de l'applicabilité de la théorie du mariage putatif au profit de l'épou."!{ qui. avait contracté mariage sous l'influence de la violence ; cet époux: s'était rendu compte, suivant l'expression de M. Gallardo, de la stérilité juridique de l'union qu'il contractait; il n'avait ni voulu, ni cru conclure un mariage valable, il n'avait pas ignoré le vice qui entachait son union.

L'opportunité de ne point priver du bienfait de la putativité l'époux coactus amène l'auteur que nous citons à se contenter, pour que le mariage putatif soit admis, de la circonstance que la victime du vice n'a point été de mauvaise foi, qu'elle n'a point voulu contracter, en se mariant, 1.me simple union de fait, créer un rapport de concubinage.

C'est l'absence de mauvaise foi qui devient alors le fondement du bénéfice légal ( 1).

Le législateur italien, clans la réforme de 1942, a consacré à l'article 129 du Code civil l'octroi des avantages du mariage putatif, en cas d'union formée sous l'empire de la violence, sans rattacher la· solution, établie .au profit de l'époux coactus et des enfants, à l'existence de la bonne foi.

Deux arrêts, respectivement de la Cour de Nîmes et de la Cour de Bordeaux, semblent adhérer suivant l'interprétation qui en a été donnée à 1.me conception nouvelle de la bonne foi (2).

Les arrêts auraient mis l'accent, non pas sur le fait que les époux ou l'un d'eux croyaient ou non contracter un mariage valable ou ignoraient ou non le vice qui entachait 1\mion, mais sur l'absence de volonté (3) de conclure un acte produisant les effets civils du mariage, ou sur la volonté (4) de conclure pareil mariage (5).

L'arrêt de Nîmes se rapporte à une espèce assez curieuse; un fonction­naire colonial français avait épousé de~ux négresses selon le rite indigène de la Guinée; le mariage était nul d'après la loi française; les enfants nés des deux unions entendirent se prévaloir par la suite de la putativité. La Cour de Nîmes rejeta leur demande parce que leur mère respective n'avait pas voulu contracter une union produisant les effets du lllariage

<< français », mais seulement une union produisant les effets limités du mariage indigène.

(1) GALLARDO, Le rôle et les e(Jet.s de la bonne foi dans l'annuüttion cltt m,arictgc en droit compa1·é, 1952, p. 37 à 45.

(2) Nîmes, 17 juin 1929, Si1·ey, 1929, 2, 129, note SoLUS; Bordeaux, 16 juin 193'7, D. H., 1937, 539; l'arrêt de la Cour de Nîmes a été frappé de pourvoi et le pourvoi a été rejeté par Req., 14 mars 1933, Sirey, 1933, 1, 161; mais la Cour de cassation n'a pas pris parti sur la position de principe dont il est question ici, comme le fait observer :M. LAGARDE, Rev. trirn. d1·. civ., 1933, p. 449.

(3) Arrêt de Nîmes. (4) Arrêt de Bordeaux. (5) VoUIN, La bonne foi ... , p. 297 et suivantes,

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L'accueil fait par la doctrine à cette décision fut du reste fort peu favorable (1). '

L'arr.êt de Bordeaux admet le mariageputatif d'un Français et d'une Française, contracté religieusement en Suisse, donc, sans observer les formes de la loi locale, ni celles de la loi française ; ce mariage religieux avait eu lieu, quelques heures avant le décès du fiancé, et les époux n'avaient pas eu ~e temps de régulariser leur union au point de vue civil.

. Dans des circonstances qui rendaient la demande de la femme parti­culièrement sympathique, la Cour fonde. sa décision sur le fait que les époux avaient fait tout ce qu'ils pouvaient pour donner à leur union le caractère d'1m mariage, et qu'ils n'avaient été empêchés d'accomplir les formalités légales que par la mort de l'un d'eux.

On peut se poser la question si l'arrêt de la Cour de Bordeaux n'a point ·influencé la rédaction du jugement du tribunal de Bruxelles du 25 juil­let 1952 (2); tout en restant fidèle à la notion classique de la. bmme foi, le tribunal de Bruxelles, refusant le bénéfice du mariage putatif aux enfants nés d'une union qui n'avait été célébrée que religieusement, fait observer que les pseudo-époux, après le mariage religieux, avaient eu le moyen de recourir au mariage civil et qu'aucun obstacle ne s'opposait à ce mariage.

On ne peut nier que les arrêts de Nîmes .et de Bordeaux, en dépit· des excellentes raisons qui expliquaient le second d'entre eux, s'écartent assez nettement des solutions traditionnelles et que la .thèse qui y est défendue puisse conduire à des dangers.

A la condition de la bonne foi, la doctrine et la jurisprudence ajoutent la condition d'une «célébration », tout en spécifiant qu'il ne faut qu'un minimum de célébration.

Le texte des articles 201 et 202 n'énonce pas cette exigence; il parle seulement d'un mariage «contracté». 1

Les auteurs ne s'accordent point sur le mo~if de la condition supplé­mentaire ; on ne peut voir dans le fait de la célébration, avec M. Battifol (3}, une justification de l'erreur commise, puisque l'erreur peut être inexcu­sable, ni, avec lVI. Gallardo, une extériorisation nécessaire comme telle des consentements (4), puisque le législatem· ne dit point que cette extériorisation est imposée.

Il est plus logique de ne voir dans l'acte de célébration, dans le minimum requis de célébration, que le substratum matériel de la bonne foi ; sans cette .célébration, dans l'état actuel des mœurs, on ne peut penser que les époux ont entendu contracter une union produisant les effets civils du mariage (5).

(1) Voy. notamment GAUDEMET, Rev. tri·nt. dr. ci·v., 1929, p. 1069; LAGARDE, loc. cit., 1933, p. 449.

(2) J. T., 1953, 259.

(3) BATTIFOL dans BEUDANT, 2e éd., t. II, n° 638.

(4) GALLARDO, L'institution du 1nœriage putatif en droit français, n°8 113 et suiv.

(5) VoUIN, La bonne foi, p. 285 et suivantes.

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VI

Si, sur les problèmes qui viennent d'être examinés, il n'y a point de divergences entre le droit français et le droit belge, tm désaccord complet apparaît en ce qui concerne la charge de la preuve, soit de la bmme foi, soit de l'absence de bonne foi.

La jurisprudence française, appuyée par tme partie notable de la doctrine française, décide que la bonne foi est présumée; l'époux qui invoque le bénéfice du mariage putatif n'a pas à prouver qu'il était de bonne foi lors de la conclusion de l'union, et les enfants o_u descendants qui se prévalent de la putativité n'ont pas davantage de preuve à faire.

C'est à celui ou à ceux qui contredisent la bonne foi que le fardeau de la démonstration incombe.

Une position différente avait été prise par certains auteurs, notamment par Demolombe et par Aubry et Rau (1).

Pour eux, une distinction devait être faite entrè la bonne foi fondée sur une erreur de fait qui était présumée et la bonne foi fondée sur l'erreur de droit qui ne l'était pas; telle est du reste, encore aujourd'hui, l'opinion de la majorité de la doctrine italienne (2).

Mais la Cour de cassation de France, et, à sa suite, les juridictions inférieures, se sont nettement orientées dans le sens qui a été indiqué ci-avant et facilitent la tâche de l'époux alléguant sa bonne foi et celle des enfants (3).

,JossERAND (4), BINET (5) et MM. RIPERT et BoULANGER (6) ap­puient cette solution de leur autorité.

L'essai le plus .:lomplet de justification en a été tenté par Binet. Cet auteur, avec la jurisprudence, fait état de l'article 2268 du Code

civil, lequel énonce que «la bonne foi est toujours présumée et c'est à celui qui allègue la mauvaise foi à la prouver >>.

Sans doute, la disposition figure-t-elle au titre qui traite de la pre­scription ; mais elle a néanmoins une portée générale.

Elle est l'expression de l'idée que l'on n'est point censé vouloir violer la loi ou se comporter de mauvaise foi.

L'ordre social exige que l'on tienne ce principe pour acquis, fût-ce en dehors de -la matière de la prescription.

Rencontrant l'argument tiré par Demolombe et par Aubry et Rau

(1) DEMOLODIDE, éq. belge, 1847, t. II, n° 359; AUBRY et RAu, 6o éd., t. VII,_ p. 74, note 9.

(2) GALLARDO, Le rôle et les e(fet.s de la bonne foi dans l'annulation du mafiage en droit comparé, p. 29.

(3) Crim., 18 février 1819, Journ. Pal., t. XV, p. 98; civ., 5 novembre 1913, D. P., 1914, 1, 281 ; civ., 8 janvier 1930, Sirey, 1930, 1, 257; Aix, 11 mars 1858, D. P., 1871, 5, 260; Dijon, 13 mai 1907, Sirey, 1909, 2, 324; Paris, 31 décembre 1925, D. H., 1926, 58; Paris, 30 mars 1938, D. H., 1938, 344; Grenoble, 28 avril 1953, D., 1953, J., 490, etc.

(4) 3° éd., t. Ier, no 860. (5) Note au D. P., 1914, 1, 281. (6) Traité élémentaire de droit civil, 4° éd., t. Jer, n° 1049.

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de la maxime «Nul n'est censé ignorer la loi», Binet fait observer que l'article 1er du Code civil - abrogé actuellement en Belgique par la loi du 15 décembre 1949- n'a d'autre portée que d'empêcher les citoyens d'invoquer, pour se soustraire à l'exécution de la volonté du législateur, leur ignorance de cette volonté.

Une autre partie de la doctrine française et la doctrine et la jurispru­dence belges se sont prononcées pour la thèse contraire (1).

M. Gény a défendu avec 1n1e vigueur particulière l'exclusion de la présomption de bonne foi.

On ne peut, remarque-t-il, étendre à l'hypothèse, assez rare, d'un mariage nul la présomption établie au titre « De la prescription » par l'article 2268.

Les dif-férents cas dans lesquels la jurisprudence a admis que la bonne foi était présumée se rapportent à la possession des biens.

Ici, on se trouve en présence d'un mariage affecté de nullité; la nullité, en règle, rétroagit.

On ne peut échapper à la rétroactivité par la seule considération que des époux ne sont pas censés avoir voulu violer la loi, alors précisément qu'il est constant, en fait, qu'ils l'ont violée.

Point n'est question, du reste, d'appliquer une présomption, soit de bonne foi, soit de mauvaise foi.

Pour faire produire effet à un mariage nul, il y a lieu de prouver qu'une condition est réalisée; l'anus probandi pèse sur celui à qui l'on permet de se soustraire aux conséquences normales de la nullité.

Les observations de M. Gény se rapportaient à une espèce où le juge du fond (2) avait, par une interprétation extrêmement indulgente des faits reprochés aux pseudo-époux, rejeté d'extrême justesse les arguments invoqués pour établir leur mauvaise foi.

L'arrêt annoté de la Cour de Liège du 19 février 1953 a suivi la thèse depuis toujours accréditée en Belgique.

Les circonstances de la cause étaient d'ailleurs extrêmement favorables à la putativité, et la Cour de Liège les relève minutieusement ; il en est une cependant qu'il ne constate point et qui avait été mentionnée en plaidoirie : il est d'usage que le prêtre italien célébrant un mariage en

(1) GAUDEMET, Rev. t?··irn. dr. civ., 1914, 95; BAUDRY-LACANTINERIEetHoUQUES­FOURCADE, Traité ... , se éd., t. III, n° 1901 ; GÉNY, note au Sirey, 1930, 1, 257 ; BAT'.riFOL, dans BEUDANT, t. II, n° 637 ; CARON, op. cit;, p.127 et 138 à 148; LAURENT, Principes, t. II, n°,506; GALOPIN, Etat et capacité des personnes, n° 348; DE PAGE, Droit civil belge, t. rer, n° 676; CL. RENARD, Chronique à la Rev. crit. jur. belge, 1953, 139; Bruxelles, 27 décembre 1911, Pas., 1912, II, 56; Bruxelles, 31 jan­vier 1923, Pas., 1923, II, 65 ; Bru:x;elles, 17 novembre 1943, J. T., 1946, 115. note P. DE VrsscHER; civ. Anvers, 21 mai 1948, R. W., 1949-1950, 163; civ. Bruxelles, 31 juillet 1886, Pas., 1887, III, 184; civ. Bruxelles, 2 juin 1905, Pas . ., 1905, III, 238; civ. Bruxelles, 25 juillet 1952, J. T., 1953, 259; civ. Bruxelles, 25 octobre 1952, J. T., 1953, 470; civ. Courtrai, 17 novembre 1950, R. W., 1950-1951, 953; civ. Liège, 6 novembre 1930, Pas., 1931, III, 82; civ. Liège, 9 novem­bre 1939, Jur. Liège, 1940, 36.

(2) Paris, 31 décembre 1925.

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son pays s'occupe lui-même de la vérification des conditions de régularité et les parties lui font confiance.

L'argument tiré du rôle de la personne qui célèbre l'union av:ait cepen­dant été admis par plusieurs des décisions que nous avons rappelées; généralement, ces décisions se fondaient sur l'exercice, par ·lm officier d'état civil, d'une mission de vérification pour conclure à l'existence d'une erreur de droit : l'officier n'ayant point signalé le vice, les parties qui lui faisaient confiance, avaient cru le mariage régulier.

Dans l'appréciation des faits qui démontrent la bonne foi, la jurispru­dence belge se révèle parfois d'une grande bienveillance; il lui est arrivé de« centrer» la solution adoptée sur la considération qu'aux yeux de l'un des époux, le mariage avait eu lieu dans des conditions en apparence normales, excluant par leur « normalité »toute vraisemblance de mauvaise foi (1 ), ou sur l'invraisemblance d'une volonté de l'époux de conclure le mariage s'il l'avait su vicié (2); l'arrêt de la Cour de Bruxelles du 31 janvier 1923 invoque comme motifs de «renfort >> qu'il n'est point concevable que l'époux, prétendant à la putativité, ait voulu commettre Je crime de bigamie, sévèrement réprimé par la loi pénale.

Ces dernières décisions font en quelque sorte le pont entre les juris­prudences belge et française.

VII

L'arrêt annoté du 19 février 1953 et le jugement par lui confirmé du 19 mai 1952 résolvent implicitement et dans ·un sens identique une question ·d'un grand intérêt et sur laquelle, semble-t-il, le débat n'avait guère porté.

Lorsqu'à un mariage annulé le caractère de mariage putatif est reconnu, l'époux de bonne foi ne peut se prévaloir de ses effets que pour le passé; la nullité p1~oduit toutes ses conséquences pour l'avenir.

Ainsi, à partir du moment où le jugement déclarant la nullité ou l'inexistence est devenu définitif, l'époux de bonne foi n'a plus droit à une pension alimentaire; il n'a droit qu'aux arrérages de pension pour le passé.

Un jugement a bien admis le principe de l'application, contre l'époux dont le fait culpeux (la bigamie) avait justifié la nullité, de l'arMclé 301 du Code civil accordant des aliments à l'époux innocent, d'ailleurs à titre d'indemnité (3).

Mais M. CL. RENARD a critiqué à juste titre la transposition opérée de la sorte. du domaine de la dissolution par divorce à celui de la nullité ( 4).

Le jugement d'Anvers ajoutait que si, comme le mari l'alléguait, l'épouse « putative » s'était rendue coupable de relations extra-conjugales,.

(1) Bruxelles, 27 décembre 1911, cité. (2) Bruxelles, 17 novembre 1943, cité; civ. Liège, 9 novembre 1939, cité. (3) Civ. Anvers, 21 mai 1948, R. W., 1949-1950, 163. (4) Rev. crit. jur. belge, 1953, 139.

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elle perdait son droit à la pension; il créait ainsi la notion de l' cc adultère putatif''·

Dans l'espèce sur laquelle l'arrêt arinoté intervint, la veuve putative demandait que l'on reconnùt son droit à toutes indemnités qui seraient dues à la veuve cc de droit commun "• en vertu de la législation sur les accidents du travail.

Le jugement a qtw avait, comme nous l'avons signalé, dit pour droit dans son dispositif que ((le défendeur (l'employeur) devra considérer la demanderesse comme la veuve de Castagnino en ce qui concerne l'allocation des indemnités prévues par la loi sur les accidents du travail " ; la Cour reprend à son compte cette décisio~.

Aucune ~ifférence ~·~st faite en~re la périoide antérieure au jugement ou à l'arret et la perwde postérreure.

Le cas peut être rapproché de celui sur lequel avaient statué le tribunal de Bruxelles, le 19 mars 1943, et la Cour d'appel de Bruxelles, le 17 no­vembre 1943 (1).

La veuve cc de droit commun" et la veuve cc putative" d'un soldat de la guerre 1914-1918 réclamaient toutes deux la pension de veuve de guerre et la rente de chevrons de front de leur mari.

Le tribunal de Bruxelles avait reconnu à chacune d'entre elles le droit à la pension et à la rente, mais en limitant la créance de la veuve putative aux arrérages échus avant le jugement (2).

La Cour de Bruxelles réforme le jugement en tant qu'il a établi cette limite et décide que chacune des deux veuves a droit, sa vie durant, à la totalité de la pension et de la rente.

M. Paul De Visscher, dans une excellente note sous l'arrêt, approuve cette solution; c'est qu'en effet la veuve putative, tout comme la veuve de droit commun, avait dès la mort de son mari, survenue avant la décla­ration de nullité, un droit acquis à la pension, étant dans les conditions légales pour en bénéficier ; ce droit est "Lm droit sui generis; l'allocation de la pension et de la rente n'a pas le caractère d'une indenmisation de la perte du droit aux aliments.

C'est, semble-t-il, à la conception du droit acquis que l'arrêt annoté adhère : d'"Lm droit acquis aux indenmités prévues par la loi sur les acci­dents· du travail, dès l'instant du décès du mari putatif.

Faut-il appliquer un régime identique lorsque l'époux putatif réclame réparation du dommage que lui a causé l'accident mortel, de droit com­mun, dont son conjoint a été victime?

On envisage l'hypothèse où la déclaration de nullité ou la constatation de l'inexistence a eu lieu après l'accide:r;tt mortel.

M. JEAN SAVATIER (3) défend l'idée qu'm1.e discrimination doit être faite.

(1) J. T., 1946, 115 et la note PAUL DE VISSCHER. dans laquelle le jugement est reproduit.

(2) Comp. DE PAGE, Complément, t. Jor, p. 331, qui approuve la ventilation ainsi faite. .

(3) Note au J. O. P., 1948, II, 4237.

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Le préjudice moral qui a suivi immédiatement l'accident et était normalement réalisé avant le jugement sera indèmnisé complètement; pour le préjudice matériel, la veuve putative ne recevra que la compensa­tion de la perte de son recours alimentaire jusqu'au jugement.

La question est assurément délicate ; on peut se demander si, dans le cas d'un accident de droit commtm comme dans celui d'un accident du travail, il n'y a pas droit acquis dès le fait dommageable, ou tout au moins dès le décès, quand le fait dommageable a entraîné le décès, et si la circonstance que la nullité ou l'inexistence a été proclamée par la suite peut influencer l'évaluation du dommage; on peut aussi soutenir, et cette raison nous paraît meilleure, que le juge a pour tâche de déter­miner le préjudice réel, le préjudice subi en fait; or, si la jurisprudence admet à juste titre que la concubine ne peut être traitée comme la veuve, c'est en raison de l'illicéité des rapports existant entre elle et la victime et de la précarité de sa situation; et précisément contre la veuve putative, on ne peut invoquer l'illicéité des relations avec le mari défunt, ni la précarité d'une union qui, sans l'accident et le procès, aurait pu subsister, à son égard, comme une union légale.

Un intéressant jugement du tribunal de Bruxelles du 25 octobre·1952 (1) vient de faire une nouvelle application de la théorie des «droits acquis >1,

en recoi:maissant à l'épouse putative le droit de porter, dans l'avenir, le nom de son ex-mari.

C~ droit au port du nom du mari est généralement refusé (2). En l'espèce, le mari ne s'opposait point à ce que la femme portât son

nom et l'épouse avait un intérêt moral à le conserver. Le jugement suit la tendance bienveillante· à l'élargissement des consé­

quences de la putativité, qu'accusent les arrêts de Bruxelles du 17 novem­bre 1943 et de Liège du 19 février 1953; il pouvait d'ailleurs invoquer comme précédent l'arrêt de la Cour de Bordeaux du 16 juin 1937 (3).

(1) J. T., 1953, 470. (2) DE PAGE, t. rer, n° 682. (3) D. H., 1937, 539.

REV. CRIT., 1953,- 14

RENÉ PIRET,

PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT

DE LOUVAIN.

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270 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

Cour d'appel de Gand, 2e ch., 20 novembre 1950.

Président : M. V AN WETTER, conseiller faisant fonctions de président.

:Ministère public : M. MATTHYS, substitut du procureur général.

PROPRIÉTÉ. - OccuPATION PAR LA coMMUNE n'uN FONDS SANS FORMALITÉS D'EXPROPRIATION. -CONSTRUCTION D'OU~ VRAGES. -REFUS D'EN ORDONNER LA DÉMOLITION. - Drs.,. PROPORTION ENTRE LE DOMMAGE SUBI PAR LE PROPRIÉTAIRE ET LE PRÉJUDICE QUE CETTE DÉMOLITION CAUSERAIT A LÀ

COMMUNE.

Lorsqu'une commune a irrégulièrement pris possession d'un fonds, sans observer les formalités de la procédure d'expropriation, et y a exécuté des travaux, la demande tendant à la suppression de ces travaux n'est pas fondée, lorsqu'il existe une lourde dispro­portion entre l'intérêt minime que pareille mesure présente pout· le propriétaire lésé et le grave préiudice qu'elle entraînerait pour la commune.

(VILLE DE COURTRAI, C. VAN LEYNSEELE ET CONSORTS.)

ARREST.

Overwegende dat appellante toegeeft dat zij een onregel­matigheid heeft · begaan doordat zij, zonder de door de wet voorgeschreven procedure inzake onteigening ten algemenen nutte in te stellen, bezit heeft genomen van een deel van het eigendom van geïntimeerden, de afsluiting daarvan heeft ver­plaatst en er een werk van openbaar nut heeft uitgevoerd ;

Dat appellante echter beweert dat de oorspronkelijke. eisers geen belang hebben in het instellen van de vordering, daar zij door de gepleegde onregelmatigheid geen schade hebben geleden ; dat zij opwerpt en het immers vaststaat, dat het eigendom met een erfdienstbaarheid non aedificandi belast is en in puinen lag sinds de luchtbombardementen van 1944;

Overwegende dat een eigenaar er altijd belang bij heeft zich tegen een onrechtmatige inbezitneming te verzetten; dat appel-

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Jante een feitelijkheid beging die een schending uitmaakt van het eigendomsrecht dat door artikel Il van de Grondwet wordt gewaarborgd;

Dat de eis, in zover hij strekt tot het doen eerbiedigen vari het eigendomsrecht, dan ook ontvankelijk is ;

Overwegende nochtans dat geïntimeerden er geen belang bij hebben de vernietiging van de reeds uitgevoerde werken te horen bevelen; dat, zoals de eerste rechter terecht besliste, de afsluiting op haar vorige plaats dient te worden hersteld; dat er geen verhouding bestaat tussen het belang van geïnti­meerden en het grote nadeel dat appellante en de gemeenschap zouden ondergaan door de gevraagde vernieling van een werk van openbaar nut;

Dat overigens het hier gaat om voorlopige maatregelen in kort geding ;

Overwegende dat geïntimeerden bij incidenteel hoger beroep de veroordeling van appellante vorderen tot schadevergoeding wegens roekeloos en tergend hoger beroep ;

Overwegende dat, daar het hoofdzakelijk hoger beroep deels gegrond is, er geen aanleiding toe bestaat de incidentele vordé-ring in te willigen ; _

Om die redenen, het Hof, gelet op artikel 24 der wet van 15 Juni 1935, alle andere besluiten verwerpende als ongegrond, gehoord in openbare terechtzitting de heer substituut procureur­generaal Matthys in zijn grotendeels eensluidend advies, ont~ vangt het hoger beroep; verklaart het gedeeltelijk gegrond; doet te niet het bevelschrift a quo in zover het de vernieling van de litigieuze werken heeft bevolen; opnieuw wijzende dien­aangaande, zegt de eis strekkende tot de vernietiging van de uitgevoerde werken niet gegrond bij gebrek aan een voldoende belang voor geïntimeerden ; bevestigt het bevelschrift a quo voor het overige; wijst het incidenteel hoger beroep af ais niet gegrond; veroordeelt appellante tot de vier vijfden en geïnti­meerden tot een vijfde van de kosten van de aanleg.

TRADUCTION.

Attendu que l'appelante admet qu'elle a commis tme irrégularité en prenant possession d'une partie de la propriété des intimés, en dépla­çant les clôtures de celle-ci et en exécutant sur ce fonds des travaux

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d'utilité publique, sans poursuivre la procédure légale d'expropriation pour cause d'utilité publique;

Attendu que l'appelante prétend, toutefois, que les demandeurs origi­naires n'ont pas intérêt à former leur action puisque les dites irrégularités ne leur ont pas infligé de préjudice ;

Qu'elle soutient, en effet, que leur fonds était grevé d'une servitude non aedificandi et était en ruines depuis le bombardement aérien de 1944;

Attendu qu,'un propriétaire a toujours in.térêt à s'opposer à une prise de possession illicite; que l'appelante a commis une voie de fait, qui constitue une violation du droit de propriété, garanti par l'article 11 de la Constitution;

Que la demande, en tant qu'elle vise au respect du droit de propriété, est donc recevable ;

Attendu, toutefois, que les intimés n'ont pas intérêt à voir ordonner la suppression des travaux: déjà exécutés;

Que, comme le premier juge l'a judicieusement décidé, la clôture doit être rétablie à son emplacement antérieur; qu'il n'existe pas de pro­portion entre l'intérêt des intimés et le grave préjudice que la suppres­sion postulée d'tm ouvrage d'utilité publique infligerait à l'appelante et à la collectivité ;

Qu'il s'agit au surplus de mesures provisoires, poursuivies en référé; Attendu que les intimés, par appel incident, demandent la condamna­

tion de l'appelante à des dommages-intérêts du chef d'appel téméraire et vexatoire ;

Que puisque l'appel principal est en partie fondé il n'échet pas de faire droit à cette demande incidente;

Par ces 1notifs, la Cour, ouï en son avis, en grande partie conforme, M. le substitut du procureur général Matthys, reçoit l'appel, le déclare en partie fondé, met à néant l'ordonnance a quo, en tant qu'elle a ordonné la destruction des travaux: litigieux ; statuant à nouveau quant à ce, dit que la demande tendant à la suppression des ouvrages exécutés n'est pas fondée, à défaut d'tm intérêt suffisant dans le chef des intimés; confirme l'ordonnance entreprise pour le surplus; déboute les intimés de l'appel incident; cond{trnne l'appelante à quatre cinquièmes et les iritin1és à tm· cinquième des dépens.

NOTE.

L'abus de droit.

I.- FAITS DE LA CAUSE.

1. Un arrêté royal avait constaté que la prise de possession de parcelles, appartenant aux intimés était nécessaire pour permettre l'exécution de travaux publics à effectuer par la Ville de Courtrai, appelante, et avait autorisé leur expropriation, conformément à la procédure d'urgence, prévue par l'arrêté-loi du 3 février 1947.

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Toutefois la ville de Courtrai, sans observer aucune des formalités édictées par le dit arrêté-loi, avait occupé ces parcelles, en avait déplacé les clôtures et y avait effectué des travaux de voirie.

L'action, introduite par les intimés, propriétaires, devant le juge des .référés, tendait :

Jo A l'évacuation des parcelles occupées sans droit ni titre; 2o Au rétablissement de la clôture à son emplacement originaire

et à la suppression des travaux exécutés; 3o A la défense d'occuper et d'utiliser plus longtemps les parcelles

litigieuses. Le premier juge avait alloué aux intimés toutes les fins de leur action.

La Cour d'appel réforma l'ordonnance, mais en tant seulement qu'elle ordonnait la suppression des travaux exécutés.

Comment justifier pareille réformation? Si- comme l'arrêt l'admet­l'appelante a illicitement occupé le fonds des intimés, ceux-ci n'étaient-ils pas en droit d'exiger que toutes les traces de cette usurpation fussent effacées?

Encore qu'il ne le dise pas expressément, l'arrêt est maJlifestement fondé sur la théorie de l'abus de droit.

Cette note a pour objet de tenter de préciser cette notion d'abus de droit et d'en établir le critère.

li.- NoTION DE L'ABUS DE DROIT.

2. La majorité de la doctrine considère l'abus de droit comnîe une faut~ commise dans l'exercice de ce droit. Il s'agit donc d'un délit ou , d'u,n quasi-délit, tombant sous l'application des articles 1382 et 1383 du Code civil (1).

Cette opinion nous paraît exacte. On peut en effet, avec Planiol, définir la faute comme <<un manque­

ment à une obligation préexistante» (2). Ces obligations préexistantes trouvent leur source soit dans les règles

(1) MAZEAUD, Traité de la responsabilité civile, 4 6 éd., t. rer, n°8 547, 576 et 592; DE PAGE, t. II, n° 941; KLUYSKENS, Verbintenissen, se éd., n° 370; DABIN et LAGASSE, Rev. crit. jurispr. belge, 1949, p. 62, n° 24; CAPITANT, «Sur l'abus de droit », Rev. trim. dr. civ., 1928, p. 367; COLIN et CAPITANT, 10 6 éd., t. II, nos 324 et 325; RIPERT, La règle morale dans les obligations, I,J.0 91; Répert. dr. civ. Dalloz, 1951, vo Abus de droit, n° 28; VAN RYN, Responsabilité aquilienne et contrats, nos 97 et 165; BRÈTHE DE LA GRESSAYE et LABORDE-LACOSTE, Introduction générale à l'étude du droit, n° 458; CHARMONT, «Abus de droit ''• Rev. trim. dr. civ., 1902, p. 117; LAURENT, t. XX, n° 413; CAMPION, Abus de droit, n° 432; JossE­RAND, Esprit des droits, nos 240 et 280; G. CORNIL, Droit privé, p. 111; DEMOGUE, Obligations, t. IV, n° 686; MEYERS, « Misbruik van recht en wetsontduiking »,

Ann. dr. et sc. pol., t. V, p. 721 et 725; J. LIMPENS, Prijshandhaving buiten contract, nos 193 et 194; MARsoN, L'abus du droit en matière de contrats, p. 164 et 165; civ. Rethel, 8 mai 1904, D. P., 1907, 2, 199; civ. Sedan, 17 décembre 1901, Sirey, 1902, 2, 219; contra : DABIN, Le droit subjectif, p. 299.

(2) PLANIOL, RIPERT et BouLANGER, ge éd., t. II, no 913 ;" PLANIOL et RIPERT, 2e éd., t. VI, n° 477.

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écrites du droit positif, soit dans d'autres normes sociales non écrites, dont les plus importantes sont fournies par la morale (1).

Doctrine et jurisprudence s'accordent d'ailleurs pour reconnaître que la faute délictuelle ou quasi délictuelle peut résulter de la violation d'un devoir moral (2).

3. Toutefois le droit ne consacre pas tous les commandements de l'éthique. C'est que le but de ces deux disciplines est différent. Alors que le droit vise au bien commun temporel par l'organisation et le maintien d'un certain ordre social, la morale a pour objet la perfection de l'in­dividu (3).

Les exigences du droit seront donc souvent moins rigoureuses que celles de la morale. Une société peut en effet vivre sans que ses membres soient parfaits et cette perfection ne s'obtient d'ailleurs pas par la contrainte. On aperçoit malaisément comment l'exécution forcée d'un devoir moral aussi imprécis que l'altruisme, pourrait être poursuivie en justice ( 4). C'est pourquoi d'ailleurs la bienfaisance n'est pas une obligation juridique (5). <<Dans la morale, le devoir de l'un ne crée pas le droit de l'autre >> (6).

4. Ce sont également les nécessités d~ la vie sociale qui empêchent le droit de sanctionner, de manière générale et absolue, la règle morale défendant de nuire à autrui.

(1) DABIN et LAGASSE, Rev. crit. jurispr. belge, 1949, p. 57, n° 15; RIPERT et BOULANGER, se éd., t. II, n° 91S; DABIN, Le droit subiectif, p. 294; R. SAVA­TIER, Du droit civil au droit public, 2 6 éd., p. 117.; HAURIOU, note sous Cons. d'Etat, 27 février 190S, Sirey, 190S, S, 17; MEYERS, << Misbruik van recht n, Ann. dr. et sc. pol., t. V, p. 710 et 725; JOSSERAND, Esprit des droits, n° 294; DELIYANNIS, La notion d'acte illicite, considérée en sa qualité d'élément de la faute délictuelle, p. 27 ; RIPERT, Répert. dr. civ. Dalloz (Encycl. Jur. Dalloz), 1951, v 0 Abus de droit, n° 26; DE HARVEN, Mouvements généraux du d1·oit civil, p. 267; MARSON, op. cit., p. 165; Bruxelles, 4 janvier 192S, B. J., i92S, col. 206.

(2) RIPERT, La règle morale., n° 12S; SAVATIER, Traité de la responsabilité civile, 2° éd., t. rer, n° S9; Du d1·oit civil au droit public, 2° éd., p. 117; Répert. dr. civ. Dalloz (Encycl. Jur. Dalloz), 1951, vo Abus de droit, n° 26; DEMOGUE, Obligations, t. IV, n° 679; GoRÉ, L'enrichissement aux déppns d'autr·ui, n° 278; KLUYSKENS, Verbintenissen, 5° éd., n° S70; SOURDAT, Responsabilit~ civile, 6° éd., t. Ier, n° 440; ])ELIYANNIS, op. cit., p. 26; RIPERT et BOULANGER, Se éd., t. II, n° 91S; Colmar, 2 mai 1855, D. P., 1856, 2, 9; civ. Sedan, 17 décembre 1901, Sirey·, 1902, 2, 419; civ. Namur, 24 décembre 19S5, Pas., 19S7, III, 58.

(S) RouBIER, Théorie générale du droit, 2 6 éd., p. 47; DABIN, Philosophie de l'ordre juridique positif, p. 189; Du PASQUIER, Introduction à la théorie générale et à la philosophie du droit, se éd., n 0 259 ; RENÉ CAPITANT, L'illicite, t. rer' p. 176 et suivantes.

(4) RIPERT, La règle morale, n° 204; DABIN, Philosophie de l'ordre juridiqtte positif, n° 17S.

(5) RIPERT, La règle morale, n° lOO; DABIN, Le droit subjectif, p. 295, 296 et S02; La philosophie de l'ordre juridique positif, p. S7S; LAURENT, t. XX, n° S88; DE PAGE, t. II, n° 941; SAVATiillR, Responsabilité civile, 2 6 éd., t. Ior, n° 29; D·u droit civil au droit public, 2 6 éd., p. 122; DELIYANNIS, op. cit., p. SO; civ. Turnhout, 28 avril 195S, R. W., 1952-195S, col. 1758; civ. Rethel, 8 mai 1904, D. P., 1907, 2, 199.

(6) DELCORDE, «Remarques sur le droit de propriété n, Ann. dr. et sc. pol., t. XI, p. 60.

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'L'exercice de bien des droits a, en effet, pour conséquence inévitable de porter préjudice au prochain (1).

Il en est notamment ainsi du droit reconnu à chacun d'exploiter un commerce, entraînant des actes de concurrence, qui, même loyaux, sont souvent nuisibles à autrui. Le législateur a estimé que pareille concur­rênce, stimulant la production, abaissant les prix des marchandises tout en améliorant leur· qualité, pour dommageable qu'elle puisse être, se trouve justifiée par les exigences du bien commun (2).

Savatier a donné une nomenclature complète des nombreux cas o\1 il est licite de nuire à autrui (3).

5. Mais dès que le doJll!Ilage, né de l'usage d'un droit, est évitable, soit que son exercice ne présente aucune utilité avouable pour son titu­laire, soit que ce dernier puisse, sans inconvénient pour lui, choisir un autre mode d'exercice moins préjudiciable, sa responsabilité est engagée.

·En effet le droit s'accorde avec la morale pour défendre tout acte i~utilement nuisible. On ne voit aucun motif de tolérer un préjudice qui ne se trouve compensé par aucun profit licite, individuel ou social (4).

6. Tel est le cas du titulaire d'un droit, qui en use dans le seul but de porter préjudice à autrui.

Un propriétaire érige sur le toit de son immeuble une fausse cheminée, qui obscurcit la demeure de son voisin (5). Eu égard au caractère fictif de cet ouvrage, il ne présente aucune utilité pour son auteur. Il ne peut donc s'expliquer que par le dessein de nuire au prochain (6). Une fin aussi répréhensible ne peut évidemment éveiller que la réprobation du juge, qui entravera ou réprimera sa réalisation (7). «La loi, dit Laurent, accorde des droits aux hommes parce qu'ils leur sont nécessaires pour leur vie physique, intellectuelle et morale, elle ne leur accorde pas de <J.roits pour satisfaire leurs mauvaises. passions» (8).

7. Il n'est pas plus admissible que par négligence, légèreté ou insou-

(1) JossERAND, Esprit des droits, n° 273; BEUDANT, t. IX, no 1437; DABIN, ~ .. Abus de droit n, B. J., 1921, col. 325; RIPERT, «Abus ou relativité des droits »,

Rev. crit. législ. jurispr., 1929, p. 57, et note 4., p. 57; CAMPION, Abus de droit, no 473; PLANIOL, «Etude sur la responsabilité civile>>, Rev. crit. législ. jurispr., 1905, p. 283; H. MAZEAUD, cc Une interprétation belge de l'article 1382 du Code civil», D. H., «Chroniques n, 1928, p. 24; RouAsT, «Droits discrétionnaires et contrôlés n, Rev. trim. dr. civ., 1944, p. 4, n° 6; BEUDANT, t. IX, n° 1437; RoussEL, L'abus du droit, p. 98 et suivantes; AUBRY et RAu, 6 8 éd., t. VI, p. 458.

(2) AUBRY et RAu, 6 8 éd., t. VI, p. 445. (3) SAVATmR, Traité de la responsabilité civile, 2e éd., nos 36 à 97. (4) RIPERT, La règle morale, n° 103·; DE HARVEN, Mouvements généraux du

droit civU, p. 305; JosSERAND, Esprit des droits, nos 283 et 289; SOURDAT, Respon­sabilité civile, 6 6 éd., t. Icr, no 440.

(5) Colmar, 2 mai 1855, D. P., 1856, 2,- 9. (6) PLANIOL et RIP:ERT, 2 8 éd., t. VI, n° 574; RIPERT et BoULANGER, 3 6 éd.,

t. II, n° 979; SAVAT:rER, Responsabilité civile, 2 8 éd., n° 34; JossERAND, Esprit des droits, no 321 ; AUBRY et RAu, 6 6 éd., t; VI, p. 460.

(7) Cass. fr., 3 août 19~5, D. P., 1917, 1, 79; civ. Sedan, 17 décembre 1901, Sirey, 1902, 2, 219.

(8) LAURENT, t. XX, no 411 ; voy. aussi t. VI, n° 140.

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ciance le titulaire d'un droit n'en use pas de la manière la moins domma­geable pour autrui, dès l'instànt où ce mode d'exercice ne lui cause pas de tort.

L'abus de droit peut donc exister en dehors de toute intention ~e nuire (1) et résulter d'une simple négligence dans l'usage d'un droit,. révélant chez l'agent l'indifférence complète. au préjudice qui en naît pour autrui, préjudice qu'il pourrait éviter sans qu'il lui en coûte aucun sacrifice matériel.

C'est le cas du négociant qui place une enseigne sur la façade de son immeuble de telle manière qu'elle masque, aux yeux des passants, venant d'une gare, celle du commerçant voisin (2).

Il en est de même du propriétaire qui exhausse le mur mitoyen, en rejetant la demande des voisins «de continuer le mur en matériaux légers, en usant à chaque étage de vitres en verre opaque qui laisseraient passer la lumière, tout en empêchant la vue et le passage des poussières il, bien que ces voisins aient offert de supporter le coût de pareil aménage­ment, et qu'il n'aurait causé aucun préjudice au bâtisseur (3). Aussi ne peut-on qu'approuver le principe édicté en ces termes par la Cour de cassation : «Entre différentes façons d'exercer son droit, avec la même· utilité, il n'est pas permis de choisir celle qui sera dommageable pour autrui>> (4).

8. Mais que décider lorsque les différents modes d'exercice d'un droit ne présentent pas la même utilité pour son titulaire?

Peut-on lui refuser l'usage du mode qui lui est le plus profitable, si le préjudice qui en résulte pour autrui est hors de toute proportion avec ce profit?

De no:tnbreuses décisions estiment que oui. Un propriétaire, en construisant sur son terrain, a légèrement empiété

sur le fonds de son voisin. Ce dernier est évidemment fondé à réclamer la réparation du préjudice ainsi subi.

Cette réparation peut s'effectuer soit en nature, par la restitution de la parcelle usurpée, préalablement remise en son pristin état, c'est­à-dire débarrassée de tous les ouvrages qui y furent édifiés, soit par équivalent, sous forme de dommages-intérêts.

Ce ljlecond mode d'indemnisation causera infiniment moins de dom­mages au constructeur que le premier, puisqu'il lui évitera la démoli-

(1) MAZEAUD, Responsabilité civile, 4e éd., t. rer, nos 547 et 592; LAURENT, t. XX, n° 413; CHARMONT, «Abus de droit ))' Rev. trim. dr. civ., 1902, p. 123; Paris, 28 octobre 1941, Gaz. Pal., 1941, 2, 490.

(2) Cass., 12 juillet 1917, Pas., 1918, I, 65. (3) Paris, 28 octobre 1941, Gaz. Pal., 1941, 2, 490. (4) Cass., 12 juillet 1917, Pas., 1918, I, 65; Paris, 28 octobre 1941, Gaz. Pal.,

1941, 2, 490; civ. Draguignan, 17 mai 1910, D. P., 1911, 2, 133; J. de P. Bruxelles, 3 décembre 1937, B. J., 1938, col. 568; comm. Bruxelles, 12 octobre 1933, Jur. com. Brux., 1933, p. 400; CAMPION, Abus de d1•oj~t, no 473; JossERAND, Esprit des droits, nos 27, 283, 289 et 300; DE PAGE, t. rer, n° 113; t. VI, n° 379; t. VII, n° 839; SOURDAT, Responsabilité civile, 6e éd., t. rdr, no 440; contra: Hoge Raad, 13 mars 1936, Nederlandse Jurisprudentie,. 1936, n° 415.

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tion de bâtiments, d'un coût souvent fort élevé. Mais il offrira pa:rfois moins d'avantages pour le propriétaire lésé, qui peut avoir de sérieux motifs de voir effectivement rétablie en nature l'intégrité de son patri­moine immobilier. Tel serait notamment le cas si l'empiétement avait èu pour effet de rapprocher à ce point la ligne séparative des deux héritagè~ de bâtiments, sis sur le terrain du propriétaire lésé, que le passage de véhicules vers le fond de ce terrain s'en trouverait empêché.

Si, par contre, le demandeur poursuit surtout une satisfaction de principe, s'il est mû par le seul désir d'assurer le respect absolu. de son droit de propriété, alors que l'atteinte qui y a été portée ne lui cause aucun préjudice matériel appréciable, la jurisprudence rejette souvent sa prétention d'obtenir une réparation en nature, par la démolition des ouvrages litigieux, et le force à se contenter de dommages-intérêts (1). Nous verrons, toutefois, ci-après que la bonne foi du constructeur joue un rôle important en ce domaine (2).

9, Un jugement du tribunal civil de Namur expose fort bien les motifs qui justifient le rejet d'une demande tendant à la restitution de la parcelle, objet de l'empiétement, et à la démolition des ouvrages qui y furent édifiés (3) :

«Attendu qu'en contraignant le défendeur à démolir le pignon de sa maison le demandeur lui causerait un dommage énorme, hors de proportion avec la faute légère qu'a pu commettre son voisin et surtout hors de proportion avec le peu d'utilité qu'il pourrait lui-même en retirer;

»Que le demandeur en cherchant dans l'usage d'un droit que la loi lui confère une satisfaction égoïste, sans se soucier du tort extrêmement grave qu'il cause à son prochain, a méconnu son devoir et détourné le droit qu'il prétend exercer de sa finalité sociale ;

»Que les droits subjectifs de chacun doivent être exercés selon les règles de la bonne foi et qu'ils sont essentiellement limités non seulement par les droits des autres mais encore par les normes ju,ridiques et morales qui doivent orienter l'activité humaine;

>> Qu'il suit de ces diverses considérations que le demandeur en postu-

(1) KLUYSKENS, Zakenrecht, 3c éd., n° 131, p. 160; CHARMONT, . « AbÙs de droit n, Rev. trim. dr. civ., 1902, p. 117; SoLus, Rev. trim. dr. civ., 1940, p. 612 ; SAVATIER, Responsabilité civile, 2e éd., t. rer, n° 107; civ. Liège, 14 juillet 1950, Jur. Liège, 1950-1951, p. 91 ; civ. Charleroi, 7 novembre 1941, Rev. gén. ass, resp., 1942, n° 3672; civ. Dinant, 12 février 1941, Rev. gén. ass. resp., 1941, n° 3559; civ. Namur, 24 décembre 1935, Pas., 1937, III, 58; J, de P. Eghezée, 12 juillet 194:9, Res et Jura Immobilia, 1949, p. 455; J. de P. Liège, 7 février 1938, Rev. gén. ass. resp., 1938, n° 2619 ; cass. fr., 19 juin 1934, Sirey, 1935, 1, 51. - La doctrine néerlandaise partage cette opinion: VôLLMAR, Nederlands Burgerlijk Recht, 2e deel, 2c dr., 1951, n° 377, in fine, p. 109; SUYLING, Inleiding tot burgerlijk recht, 2e dr., 1936, ne stuk, 2e ged., n° 533.

Contra: DE PAGE, t. V, n°8 893, D, et 941; t. VI, n° 73; cass. fr., 20 novembre 1912, Pas., 1913, IV, 94; cass. fr., 16 juin 1903, Sirey, 1905, 1, 329; civ. Mons, 24 juin 1930, Pas., 1931, III, 109.

(2) Voy. infra, no 19.

(3) Civ. Namur, 24 décembre 1935, Pas., 1937, III, 58.

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lant la démolition du mur litigieux, dépasse les limites de son droit et en abuse >>.

10. On objecte qu'on instaure ainsi une propriété d'un nouveau genre, dont les limites sont floues, dont le titulaire pourrait être contraint <,le se dessaisir par le fait d'autrui et que la sauvegarde du droit de pro­priétê constitue toujours un intérêt suffisant et légitime pour justifier la restitution en nature de la parcelle illicitement occupée, quel que soit le préjudice qui en résulte pour l'occupant (1 ).

'Ces arguments ne nous paraissent pas convaincants. Le danger d'in­sécurité des limites séparatives des héritages est faible. En effet, l'empiéte­ment ne sera maintenu que s'il est insignifiant et s'il ne porte aucun préjudice matériel sérieux au propriétaire lésé. Dire que la sauvegarde du droit de propriété justifie toujours la demande de restitution de la parcelle qui fit l'objet de l'empiétement, c'est nier que la personne lésée puisse commettre un abus dans l'exercice de son droit d'obtenir réparation de cette lésion.

Or, tel est bien le cas lorsque la p~rtie lésée, pour obtenir ime satis­faction de principe, réclame la réparation en nature, malgré le préjudice énorme qui va en résulter pour l'auteur du dommage, alors que la répara­tion par équivalent n'infligerait au demandeur auetm tort_ matériel appré­ciable.

C'est là d'ailleurs le fondement des multiples décisions rapportées ci-dessus ou citées ci-après (2).

11. L'arrêt annoté de la Cour d'appel de Gand invoque également, pour rejeter l'action en suppression d'ouvrages exécutés sans droit. sur le fonds des intimés, la disproportion entre le minime intérêt que présente pour les propriétaires cette suppression et le préjudice fort lourd qui en résulterait pour la commune.

En effet, les demandeurs n'avaient aucun intérêt pratique à exiger cette démolition parce qu'il est évident que la commune, qui avait obtenu l'autorisation d'exproprier la parcelle litigieuse, n'aurait pas manqué, immédiatement après cette démolition, de reprendre la procédure d'ex• propriation, en observant, cette fois, toutes les formalités légales. Les demandeurs n'auraient donc obtenu qu'une possession toute momen­tanée de leur bien, qui ne pouvait leur procurer aucune utilité appré­ciable ( 3). Par contre, cette démolition aurait causé un tort énorme à la comm1.me, puisqu'elle aurait dû supporter les frais de la première exécu­tion de ces travaux, de leur suppression et ~nfin de la reconstruction des mêmes ouvrages ( 4).

(1) DE PAGE, t. V, n° 941. (2) Sous la note 1, p. 277, et infra, nos 9 à 13. (3) C'est l'argument expressément invoqué par un jugement du tribunal civil

de Dinant du 12 février 1941, Rev. gén. ass. resp., 1941, n° 3559. (4) Un arrêt de la cour d'appel de Gand du 4 juillet 1952 (R. W., 1952-1953,

col. 1647) rejette une demande identique à condition que l'Etat introduise la procédure régulière d'expropriation à bref délai.

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12. En matière contractuelle la jurisprudence considère également que le créancier d'une obligation qui n'a pas été remplie peut abuser de son droit à obtenir réparation en nature de cette inexécution.

La bailleresse d'un salon de coiffure érige des constructions nouvelles qui viennent obscurcir les lieux loués et troublent ainsi la jouissance du locataire. L'action de ce dernier, tendant à la destruction de ces ouvra­ges, fondée sur l'obligation du bailleur de garantir une jouissance paisible et complète, a été repoussée en ces termes par la Cour d'appel d'Aix :

((Attendu que de ce simple parallèle entre les situations respectives des parties, résulte la preuve de la disproportion considérable, manifeste­ment excessive, qui, en l'espèce, existe entre le préjudice restreint que pourrait avoir subi Delas - le preneur - par le fait illicite et domma­geable, imputable à la société appelante, et les conséquences désastreuses qu'entraînerait pour cette société la démolition de son hôtel (celui-ci avait coûté six millions) ... ;

»Qu'il faut reconnaître ... qu'en l'espèce le refus des appelants- dont la bailleresse - de s'exéputer est justifié par l'exagération même de la demande » ( l ).

13. Le maître de l'ouvrage réclame la réfection de travaux exécutés contrairement aux clauses du contrat, cette réfection devant entraîner la démolition d'une grande partie des bâtiments édifiés. La Cour de cassation française rejette le pourvoi dirigé contre un arrêt, qui avait décidé que le maître de l'ouvrage devait-se contenter d'une réduction du prix convênu et de dommages-intérêts, en relevant notamment que ((l'arrêt attaqué constate que la réfection demandée nécessiterait la démo­lition à peu près complète de l'immeuble, et occasionnerait une dépense beaucoup supérieure au préjudice résultant de la défectuosité des dits tra­vaux >>, de sorte que le juge du fond pouvait user du pouvoir discrétion­naire que lui confère l'article 1144 du Code civil de remplacer l'exécution en nature des travaux, conformément aux stipulations du contrat, p~r l'allocation de dommages-intérêts (2).

· Sans doute ces deux décisions se fondent-elles sur les articles 1143 et 1144 du Code civil, tels que les interprète la jurisprudence française (3), permettant au juge d'apprécier souverainement si la réparation du dommage né de la faute contractuelle doit s'effectuer en nature ou par équivalent. Il n'en reste pas moins que pour opérer ce choix le tribtmal comparera le préjudice que le mode d'indemnisation réclamé infligera au· défendeur à l'avantage qu'en retirera le demandeur:

14~ Il importe de remarquer que ces quatre décisions fondent le rejet

(1) Aix, 18 mars 1914, Sirey, 1920, 2, 82; dans le même sens : cass. fr., 25 juil­let 1922, Sirey, 1923, 1, 111.

(2) Cass. fr., 23 mars 1909, Sirey, 1909, 1, 552. Dans le même sens : cass. fr., 31 octobre 1906, Sirey, 1907, 1, 163; 3 novembre 1906, Sirey, 1907, 1, 163; 2 février 1904, Sirey, 1904, 1, 389; PLANIOL et RIPERT, t. VII, n° 782; DE~IOGUE, t. VI, n° 141; BAUDRY et WAHL, Louage, 3 6 éd., n° 3937.

(3) Voir références à la note précédente.

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de l'exécution en nature de l'obligation de réparer, incombant au défen­dem·, sur la disproportion flagrante entre le léger avantage que pareille exécution en nature procurerait au demandeur et le préjudice fort lourd qui en résulterait pour le défendeur. 1

Serait donc illicite l'usage immodéré d'un d~oit, le fait d'épuiser âpre­ment toutes les prérogatives qu'il confère, sans auclm souci du dommage qui en résulte pour autrui.

Nous croyons que pareil principe trouve appui dans de multiples dispositions légales.

!II.- APPLICATIONS LÉGALES DE L'ABUS DE DROIT.

15. L'article 1244 du Code civil permet au juge de refuser au créancier l'exécution stricte des obligations du débiteur et d'accorder à celui-ci des délais de payement lorsque cette exécution rigoureuse imposerait au débiteur des sacrifices trop lourds, pouvant entraîner sa ruine, alors, au contraire, que ce terme ne compromet pas les intérêts essentiels du créancier. Pour . justifier cette disposition les travaux préparatoires déclarent qu'il « y aurait lme dureté excessive de la part du créancier qui ne lui accorderait pas un délai >> ( 1 ).

« Il y a des temps malheureux, dit Bossuet, où c'est une cruauté et une espèce de vexation que d'exiger une dette; et la justice veut qu'on ait égard non seulement à l'obligation, mais encore à l'état de celui qui doit>> (2).

De même, si l'article 1184 du Code civil reconnaît au créancier d'm1 engagement synallagmatique le droit de réclamer la résolution du contrat, en cas d'inexécution des obligations de son cocontractant, le juge peut refuser l'exercice de ce droit et accorder au débiteur un délai pour remplir son engagement s'il estime que le créancier use trop rigoureusement de cette prérogative que la loi lui accorde.

Si, dans les contrats conclus sans durée déterminée, chacune des parties peut y mettre fin, à tout moment, les articles 1869 et 2007 du Code civil, 19 de la loi du 10 mars 1900 et 12 de la loi du 7 août 1922 imposent pourtant de n'exercer cette faculté, en matière de contrats de société, de mandat et de louage de services, qu'en ayant égard aux intérêts du cocontractant (3).

Les articles 1143 et 1144 du Code civil autorisent le juge à refuser l'autorisation de détruire ce qui a été fait en contravention à l'engage­ment ou de faire exécuter par le créancier l'obligation aux dépens du débiteur, lorsque pareil mode d'exécution imposerait au débiteur des sacrifices hors de proportion avec l'avantage qui en résulterait pour le

(1) LocRÉ, éd. belge, t. VI, p. 208, n° 16. Rapport de Jaubert au Tribunat .

.(2) BossuET, Sermon sm· la Justice. (3) VAN RYN, Responsabilité aquilienne et contrats, n° 166; JossERAND, Esprit

des droits, n° 138.

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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 28.1

créancier. En ce cas le juge peut imposer à ce dernier l'exécution par équivalent, sous forme de dommages-intérêts (l).

Les lois sur le bail à ferme du 7 juillet 1951 et sur les baux commer­ciaux du 30 avril 1951 ne permettent au bailleur d'user de son droit de mettre fin au contrat et de reprendre la libre disposition de son bien que pour des motifs << sérieux et fondés>>, que la loi précise elle-même (loi du 30 avril 1951, art. 16) ou dont elle laisse l'appréciation au juge (loi du 7 juillet 1951, art. 14). Ces motifs ne seront considérés comme tels que si l'intérêt que le bailleur satisfait en usant de son droit de résiliation est assez puissant et assez respectable pour justifier le tort qui en résul­tera pour son cocontractant.

Il est significati,f que pour justifier l'indemnité reconnue par l'article 25 de la loi du 30 avril1951 au preneur, lorsque le bailleur lui refuse le renou­vellement du contrat, le législateur, «s'étant inspiré d'une certaine doctrine de l'abus de droit», impute à faute au propriétaire de n'agir, en opposant pareil refus, « que dans son intérêt exclusif sans prendre en considération les intérêts du preneur» (2).

Les articles 1134 et 1135 du Code civil obligent les parties à respecter la bonne foi et l'équité dans l'exécution des obligations conventionnelles. Elles doivent notamment se fournir mutuellement toute l'aide nécessaire pour assurer l'exécution la plus parfaite et la moins onéreuse du contrat (3). Les mêmes principes d'équité et de bonne foi régissent les obligations légales, notamment celles nées d'un délit ou d'un quasi-délit. La victime est tenue de prendre toutes les mesures utiles pour limiter le dommage (4), parce qu'il n'est pas admissible que, par égoïsme ou insouciance des intérêts de son débiteur, elle aggrave l'obligation de ce dernier.

16. Toutes ces dispositions légales apparaissent comme les applica­tions particulières d'un même principe général, selon lequel, lorsqu'il existe plusieurs manières d'user d'un droit, son titulaire ne peut recourir au mode le plus avantageux pour lui que s'il ne cause pas ainsi à autrui un préjudice hors de toute proportion avec le profit que ce mode d'exercice lui procure.

La jurisprudence use couramment de ce mode d'interprétation, consis­tant à tirer d'applications particulières que la loi en a faites le principe général dont elles procèdent.

C'est de cette manière qu'elle a notamment dégagé les règles touchant l'enrichissement sans cause, la théorie des risques et l'exceptio non adimpleti contractus ( 5).

(1) DEMOGUE, Obligations, t. IV, n° 494bis; t. VI, nos 140, 141, 145 et 146; AUBRY et RAu, 6e éd., t. IV, p. 62, note 14; PLANIOL et RIPERT, t. VII, n° 782 ; BAUDRY et WAHL, Louage, 3 6 éd., t. II, n° 3937; cass., 2 juillet 1874) Pas., 1874, I,· 244; cass. fr., 25 juillet 1922, Si·rey, 1923, 1, Ill; 23 mars 1909, D. P., 1910, 1, 343; 3 novembre 1906, Sirey, 1907, 1, 163; 2 février 1904, Sirey, 1904, 1, 389; 31 octobre 1906, Sirey, 1907, 1, 163.

(2) Doc. parl., Sénat, 1949-1950, n° 214, p. 10. (3) DE PAGE, t. II, n° 469; DEMOGUE, Obligations, t. VI, nos 12, 14 et 16. (4) DEMOGUE, Obligations, t. VI, n° 17; Répert. prat. dr. belge, v 0 Responsabilité,

nos 1860 à 1867; DE PAGE, t. II, n° 469. (5) DE PAGE, t. II, nos 843 et 865; t. III, n° 26, p. 30, note 2.

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282 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

IV. - FONDEMENT DE L'ABUS DE DROIT.

17. Il reste à rechercher pourquoi l'usage immodéré d'tm droit constitue la faute quasi délictuelle qui, comme nous l'avons -vu, caractérise l'abus de droit (1).

C'est, croyons-nous, pàl'Ce que pareille faute peut résulter d'Une méconnaissance de la loi morale (2). Or, la morale condamne la dureté~ l'égoïsme excessif, dont fait preuve celui qui épuise âprement toutes les prérogatives que lui confère 1.m droit, sans le moindre souci du préjudice qu'il infligera ainsi à son prochain. «L'homme juste, dit Bossuet, ne doit pas toujours demander ni ce qu'il peut ni ce qu'il a le droit d'exiger des autres. La justice doit être exercée avec quelque tempérament, .elle devient inique et insupportable quand elle use de tous ses droits » (3).

Le critère de l'abus de droit serait donc de nature morale et consisterait dans<< un manquement, par mépris ou insouciance coupable, aux devoirs envers le prochain » (4).

Cette opinion nous paraît exacte et est partagée par une nombreuse doctrine (5).

Savatiér fait judicieusement remarquer que <<l'abus de droit semble (lonstituer tm cas de conflit entre un droit positif appartenant à tine personne et tm devoir moral lui incombant; en usant de son droit elle manque à son devoir moral>> (6).

Et Dabin souligne que << le critère de l'abus de droit est moral et humain ... Ce qui importe pour la détermination de l'abus ce n'est pas le mauvais rendement, au point de vue économique ou même social, de l'usage qui est fait du droit, c'est la mauvaise qualité morale de cet usage (7) ... Il est immoral d'user d'1.m droit ... en ne pensant qu'à soi­même, sans aucun égard pour autrui. Au contraire les droits doivent être exercés civiliter dans un esprit de sociabilité humaine et de civilisation, impliquant le respect des personnes que cet exercice peut toucher, directe­ment ou indirectement» (8).

Ripert partage cette opin:lon : <<Même s'il n'y a pas intention de nuire, l'abus de droit rend l'acte coupable en ce qu'il révèle nn certain mépris

(1) Voy. supra, no 2. (2) Voy. supra, no 2. (3) BossUET, Sermon sm• la Justice. (4) DABIN, Le droit subjectif, p. 298. (5) JossERAND, Esprit des droits, n°8 120 et 285; RIPERT et BoULANGER, 3° éd.,

t. II, n° 983; SAVATIER, Responsabilité civile, 2° éd., n° 39; RIPERT, La règle morale, 4° éd., nos 89, 95 et 102; «Abus ou relativité des droits >>, Rev. crit. législ. jurispr., 1929, p. 48; Répert. dr. civ. Dalloz, 1951, vo Abus de droit, n° 29; DE PAGE, t. Jer, n° 114; BEUDANT, t. IX, n° 1432; DABIN, Le droit subjectif, p. 294 à 300; HAURIOU, note sous Cons. d'Etat, 27 février 1903, Sirey, 1003, 3, 17 ; J. LIMPENB, Prijshandhaving buiten contract, n° 194.

(6) SAVATIER, Des effets et de la sanction du devoir moral, p. 23; Traité de la responsabilité civ-ile, 2e éd., t. Ier, no 39.

(7) DABrN, Le droit subjectif, p. 298. (8) DABIN, Le droit subjectif, p. 297 et 298.

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du droit du prochain » ( 1 ). Et ailleurs il ajoute qu'il importe de refréner << l'indifférence trop absolue devant l'intérêt d'autr_ui » (2).

Le Hoge Raad- Cour de cassation néerlandaise- considère comme illicite et constitutif de quasi-délit «tout acte ou omission contraire à la vigilance dont on doit faire preuve, dans la vie sociale, à l'égard de la personne et des biens d'autrui» (3).

Meyers voit pareille faute dans le fait de celui qui <<pour un léger intérêt personnel cause, sans nécessité, un grave préjudice à son voisin >> ( 4 ).

De même le Tribunal fédéral suisse tient pour illicite« le fait de vouloir sacrifier sans scrupule à son propre intérêt, proportionnellement moins important, les intérêts d'autrui plus précieux et plus vitaux» (5).

Il est intéressant de noter que la règle défendant l'enrichissement sans cause aux dépens d'autrui a également pareil fondement moral (6).

18. C'est toutefois le lieu de rappeler ici que la plupart des droits sont<< à esprit égoïste » (7) et ont été conférés aux individus pour satisfaire leurs intérêts propres. On ne peut donc tenir leur exercice pour illicite dès qu'il porte préjudice à autrui.

Nous avons d'ailleurs vu ci-dessus que ce préjudice avait souvent été prévu et admis par le législateur, qui estimait que le bien commun exigeait qu'il fût toléré (8).

Ce n'est donc pas tout égoïsme qui est condamnable dans l'exercice de la plqpart des droits, c'est l'excès d'égoïsme, c'est l'indifférence absolue aux intérêts d'autrui, le refus de sacrifier la moindre prérogative que confère un droit, alors même que l'usage de pareille prérogative inflige à autrui un dommage hors de toute proportion avec le profit qu'il pro­cure.

19. Il est évidemment impossible de fixer abstraitement le critère de pareil excès d'égoïsme.

Il résultera, avant tout, de la mise en balance des intérêts. rivaux, de la comparaison de leur importance respective (9). S'il s'agit d'un abus du droit à réparation, le juge, pour former son opinion, aura égard non seulement à ce facteur objectif de déséquilibre des intérêts opposés, mais encore à un élément subjectif, la gravité de la faute initiale qui a causé le dommage, infligé au demandeur en réparation. Si; par

(1) RIPERT, Répert. dr. civ. Dalloz (Encycl. Jur. Dalloz), 1951, v 0 Abus de droit, n° 29.

(2) RIPERT, La règle morale, 4° éd., n° 103bis. (3) Hoge Raad, 31 janvier 1919, Nederlandse Jurisprudentie, 1919, p. 161. (4) MEYERS, << Misbruik van recht», Ann. dr. et sc. pol., t. V, p. 718. (5) Tribuna,l fédéral, 26 novembre 1925, Journal (suisse) des tribunaux, 1926,

p. 88. (6) GoRÉ, Enrichissement aux dépens d'autrui, n°8 37 à 40, 44, 45 et 90; RIPER'!',

La règle morale, n° 142; RIPERT et BouLANGER, ge éd., t. II, n° ·1262. (7) JossERAND, Esprit des droits, no 308; RouAsT, Rev. trim. dr. civ., 1944.,

p. 5, n° 9. (8) Voy. supra, n° 4. (9) CAMPION, Abus de droit, nos 418, 429 et 454; GÉNY, Méthode d'interprétation,

2° éd., t. II, p. 172; DEMOGUE, Obligations, t. IV, n° 685.

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284 REVUE CRITIQUE DE JURISJ>RUDENCE BELGE

exemple, le défendeur a sciemment construit sur le terrain d'autrui, avec l'intention délibérée de commettre une usurpation, la prétention du demandeur d'obtenir la démolition de ces constructions sera beaucoup mieux fondée que si cet empiétement résulte. d'une erreur excusable, le défendeur ayant cru, de bonne foi, bâtir sur son propre fonds (1).

Dans le premier cas la destruction des ouvrages sera la juste punition d'agissements frauduleux; dans 1e second èas elle apparaîtra souvent comme Une sanction disproportionnée à la légèreté de la faute et à l'in­signifiance du préjudice causé.

Un jugement du tribunal de paix d'Eghezée éclaire fort bien le rôle décisif que joue cette appréciation de la valeur respective des intérêts rivaux (2).

Un propriétaire réclame la suppression de constructions et d'une clôture qui empiètent sur son fonds. Le juge refuse d'ordonner la démolition des bâtiments parce qu'elle causerait au défendeur un grave préjudice, hors de proportion avec l'avantage que le demandeur retirerait de cette mesure, de sorte que ce dernier« n'a auClm intérêt à postuler cette mesure extrême ». Il aurait été plus exact de dire aucun intérêt sérieux. Par· contre, il ordonne le déplacement des piquets en béton formant la clôture parce qu'il s'agit d' <<un travail facile et peu coûteux ». Décision fort sage parce que, ayant mis en balance les intérêts des parties, elle ne donne gain de cause au demandeur que dans la mesure ot1 ses prétentions ne causent pas au défendeur un dommage hors de proportion avec le profit que le demandeur retirerait des condamnations postulées.

20. On a prétendu que l'abus de droit naît lorsque le titulaire d'un droit en use sans satisfaire un intérêt sérieux et légitime (3). Mais ce caractère sérieux et légitime est une notion toute relative, qui ne peut résulter que de la confrontation de cet intérêt avec celui qu'il heurte. Ce critère ne dispense donc pas de la comparaison des intérêts en conflit pour faire triompher le plus respectable d'entre eux {4) et se ramène ainsi à celui que nous proposons.

«On ne découvrira, dit Gény, la mesure, juste et vraie, des droits

(1) C'est pourquoi la plupart des décisions, rejetant la demande de démolition de constructions édifiées sans droit sm· le fonds du demandeur, ont soin de relever expressément la bonne foi du défendeur: civ. Liège, 14 juillet 1950, Jur. Liège, 1950-1951, p. 91; civ. Charleroi, 7 novembre 1941, Rev. gén. ass. resp., 1942, n° 3672; civ. Namur, 24 décembre 1935, Pas., 1937, III, 58; .J. de P. Liège; 7 février 1938, Rev. gén. ass. resp., 1938, n° 2619; .J. de P. Eghezée, 12 juillet 1949, Res et Jura Immobilia, 1949, p. 455; cass. fr., 19 juin 1934, Sirey, 1935, 1, 51. Il importe de remarquer également que l'arrêt de la Cour de cassation française du 16 juin 1903 (Sirey, 1905, 1, 329), qui accueille pareille demande, souligne la mauvaise foi du défendeur.

(2) .J. de P. Eghezée, 12 juillet 1949, Res et Jwra Immobilia, 1949, p. 455. (3) DE PAGE, t. rer, n° 112; .JossERAND, Esprit des droits, n° 287; CAPITANT,

u Sur l'abus de droit», Rev. trim. dr. civ., 1928, p. 370; BRÈTHE DE LA GRESSAYE et LABORDE-LACOSTE, Introduction générale à l'étude du droit, n° 454"; cass. fr., 7 mai 1924, Sirey, 1925, 1, 217 et la note de BRÈTHE; Paris, 28 octobre 1941, Gaz. Pal., 1941, 2, 490; Gand, 22 juin 1907, Pas., 1907, II, 313.

(4) MEYERS, « Misbruik van recht>>, Ann. dr. et sc. pol., t. V, p. 717.

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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 285

individuels, qu'en scrutant leur but économique et social, et en comparant son importance à celui des intérêts qu'ils contrarient (1) ».

Le jugement précité du tribunàl de paix d'Eghezée (2) en fournit la preuve. L'intérêt du propriétaire d'obtenir la restitution de la parcelle qui a subi l'empiétement n'était sérieux et légitime que dans la mesure où il ne contrariait pas trop gravement l'intérêt du voisin en l'obligeant à démolir des bâtiments d'un coùt élevé.

Même l'intérêt indiscutable qu'a le propriétaire de sauvegarder l'inté­grité de son bien ne paraît plus assez sérieux pour fonder une action en réparation lorsque cet intérêt ne pouvait être satisfait qu'en sacrifiant des vies humaines et qu'il entrait ainsi en conflit avec le droit supérieur et primordial d'autrui à l'existence (3).

V. - ÜRITÈRE DE L'ABUS DE DROIT.

2t'. Le critère de l'abus de droit se trouve donc, croyons-nous, dans la dispropol,'tion flagrante entre le préjudice qu'inflige à autrui une certaine IQanière d'exercer son droit et le profit que ce mode d'exercice procur~ au titulaire de ce droit (4). Pareille disproportion révèle, en effet, chez ce dernier 1.m égoïsme excessif, un mépris total des intérêts d'autrui, qui enfreint assez gravement la règle morale pour constituer un quasi-délit {5). -

Rappelons les termes particulièrement significatifs, à cet égard, du jugement prononcé par le tribunal de Namur:

«Attendu qu'en contraignant le défendeur à démolir le pignon de sa maison le demandeur lui causerait un dommage énorme, hors de proportion avec la faute légère qu'a pu com;mett1·e son voisin et. s~trtout hors de p1·oportion avec le peu d'utilité qu'il pourrait lui-même en ?'etirer;

»Que le demandeur en cherchant dans l'usage d'un d1·oit que la loi lui confère une satisfaction égoïste, sans se soucier du tort extrêmement grave qu'il cause à son prochain, a méconnu son devoir .et détourné le droit qu'il prétend exercer de sa finalité sociale;

)) Que les droits subjectifs de chacun doivent être exercés selon les règles de la bonne foi et qu'ils sont essentiellement limités non seulement

(1) GÉNY, Méthode d'interprétation, 2e éd., t. II, p. 172, n° 173; voy. également p. 167.

(2) Voy. supra, n° 19. (3) Cass., 15 mars 1930 et les conclusions de l'avocat générar Gesché, Pas.,

1930, I, 223 ; Gand, 2 inai 1901, Pas., 1901, II, 330. (4) DEMOGUE, Obligations, t. IV, n° 681; CAMPION, Abus des droits, nos 429

et 453; SoLus, Rev. trim. dr. civ., -1940, p. 612 ; DELIYANNIS, La notion d'acte illicite, considérée en sa qualité d'élément de la faute délictuelle, p. 234; CLAUDE DU PAsQUIER, Les lacunes de la loi et la jttrispr·ttdence du tribunal fédéral suisse sur l'article Jer du Code civil suisse, p. 62; MEYERS, « Misbruik van recht n, Ann. dr. et sc. pol., t. V, p. 717 et 718; GÉNY, Méthode d'interprétation, 2e éd., t. Ii, p. 172, no 173; VôLLMAR, Nederlands Burgerlijk Recht, 2 6 deel, 2 6 dr., 1951, no 377, in fine, p. 109. Les décisions rapportées ci-dessus (n°8 9 à 13) sont expressément fondées sur pareille disproportion.

(5) Voy. supra, n° 17.

REV. CRIT., 1953. - 15

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par les droits des autres mais encore par les normes juridiques et morales qui doivent orienter l'activité humaine;

»Qu'il suit de ces diverses considérations que le demandeur en postu. lant la démolition du mur litigieux, dépasse les limites de son droit et en abuse» (1).

Cette disproportion entre le profit retiré d'un certain mode d'exercice d'un droit et le préjudice qui en résulte pour autrui se retrouve dans les différents cas que nous avons examinés ci-dessus.

Elle est évidente lorsque le titulaire d'un droit en use dans le seul but de nuire à autrui, puisque pareil usage ne lui procure aucun profit avouable (2).

Elle existe encore lorsque, ayant le choix entre plusieurs manières d'exercer son droit, avec la même utilité pour lui, le titulaire de ce droit, par insouciance ou légèreté, choisit le mode le plus dommageable pom• autrui. En effet, on suppose précisément que l'adoption d'un mode moins préjudiciable pour le prochain ne lui causerait aumm tort (3 ).

Elle existera encore, mais à un degré moindre, lorsque ces différentes manières d'user d'un droit ne présentent plus la même utilité pour son titulaire (4). C'est alors évidemment que le rôle du juge sera le plus délicat, sans qu'il excède pourtant les limites normales de sa mission (5).

22. Nous croyons que ce critère fort souple est préférable à celui fondé sur le détournement du droit de sa destination économique et sociale (6); qui nous paraît dangereusement équivoque et imprécis (7). • En effet, il est souvent fort malaisé de déterminer à quelle fin exacte le législateur a reconnu un droit et cette fin peut d'ailleurs ne plus corres· pondre aux nécessités sociales actuelles.

Soit le droit de propriété. D'aucuns n'y voient qu'une «fonction sociale», qui ne peut donc être exercée qu'en vue de réaliser le bien commun (8). ·

D'autres le considèrent comme un droit «à esprit égoïste» accordé à l'individu pour lui permettre d'atteindre son plein épanouissement physique, intellectuel et moral et pouvant donc être exercé dans le seul

(1) Civ. Namm·, 24 décembre 1935, Pas., 1937, III, 58; voy. supra, nos 8 et IJ. (2) DELIYANNIS, op. cit., p. 244 et 24.5; voy. supra, n° 6. (3) Voy. supra, no 7. (4) Voy. supra, nos 8 à 16. (5) RIPERT, La règle morale, n° 205; «Abus ou relativité des droits », Rev. crit.

législ. jurispr., 1929, p. 42. (6) DE PAGE, t. Ier, n°8 112 et 113; .JossERAND, Esprit des droits, n°8 292 et 293;

civ. Compiègne, 19 févrie1• 1913, D. P., 1913, 2, 177. (7) BEUDANT, t. IXbis, n° 1436 ; RIPERT et BoULANGER, ge éd., t. II, n° 981 ;

CAPITANT, << Su1• l'abus de droit n, Rev. trim. dr. civ., 1928, p. 375; MAZEAUD, Responsabilité civile, 4e éd., t. Jcr, n° 573; RIPERT, <<Abus ou relativité des droits "• Rev. c·rit. législ. jurispr., 1929, p. 42·; BRÈTHE, note sous cass., 7 mai 1924, Sirey, 1925, 1, 217; DE HARVEN, Mo·uvernents généraux du droit civil, p. 289; RoussEL, L'abus du droit, p. 111 et suiv. ; AuBRY et RAu, 6e éd., t. VI, p. 461 ; Rennes, 20 juin 1932, Gaz. Pal., 1932, 2, 516.

(8) DUGUIT, Traité de droit constitutio·nnel, 3e éd., t. III, p. 665; Transiorrnations générales du clroit privé, p. 158.

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intérêt de son titulaire ( l ). Si la première conception gagne du terrain, elle est loin pourtant d'avoir effacé la seconde, qui fut assurément celle des auteurs du Code civil. Il en résulte que la destination économique et sociale du droit de propriété est actuellement confuse et controversée.

Les travaux préparatoires de la convention européenne des droits de 1 'homme ont révélé ces divergences de vues sur la nature, le fonde­ment et l'objet de ce droit de propriété (2).

Lorsqu'il s'agira d'estimer, selon ce critère de finalité, si un propriétaire a ou non abusé ·de son droit, les opinions personnelles, politiques et sociales du juge vont donc nécessairement jouer tm rôle prépondérant, qui offre de graves risques d'arbitraire.

VI.- CoNcLUSION.

23. Nous croyons que l'abus de droit naît lorsqu'on exerce tm droit de telle manière que le profit qu'on en retire est hors de toute proportion. avec le dommage qui en résulte pour autrui (3).

Le refus d'avoir égard à pareille disproportion révèle chez l'agent une indifférence complète aux intérêts de son prochain, une dureté et un égoïsme excessifs ( 4 ).

Méconnaissant ainsi la règle morale, il commet tme faute qui engage sa responsabilité, en vertu des articles 1382 et 1383 du Code civil (5).

Le juge potU'ra souvent prévenir l'accomplissement de pareil délit ·ou quasi-délit en refusant toute protection sociale à l'exercice abusif d'un droit (6).

Si l'abus a déjà été commis, il appréciera librement le mode de répara­tion le plus efficace qu'il importe d'appliquer (7).

L'arrêt annoté, qui a fait une saine application de ces principes, doit être approuvé.

ANDRÉ DE BERSAQUES,

PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE BRUXELLES.

CONSEILLER A LA CoUR DE CASSATION.

(1) RouAsT, «Droits discrétionnaires et contrôlés », Rev. trim. dr. civ., 1044:, p. 7, n° 11; RIPERT et BOULANGER, 5e éd., t. Ier, n° 2705.

(2) ADAM, <<Le droit de propriété dans la convention européenne des droits de l'homme », Rev. dr. publ. et sc. pol., 1953, p. 322, 325 et 332.

(3) Voy. supra, n° 21. (4) Voy. supra, n° 21. (5) Voy. supra, n°8 2 et 17. (6) COLIN et CAPITANT, 10e éd., t. II, n° 328. (7) DE PAGE, t. Icr, n° 115; t. II, n° 1026, C; KLUYSKENS, Verbintenissen,

5e éd., n° 375te-r; LALOU, Responsabilité civile, 48 éd., n° 89; DEMOOUE, Obliga­tions, t. IV, n° 949bis; t. VI, n° 140; CHARMONT, «Abus de droit», Rev. trim. dr. civ., 1902, p. 117.

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Cour de cassation, 2e chambre, 2 décembre 1952.

Président : M. SMETRIJNS, conseiller

faisant fonctions de président.

Rapporteur : M. DE BERSAQUES.

Ministère public : M. GANSHOF VAN DER MEERSCH,

avocat général.

Plaidants : MMes V AN LEYNSEELE et FEYE

(ce dernier du barreau d'appel de Bruxelles).

I. SOCIÉTÉ. - DISSOLUTION. - PERSISTANCE DE LA PER­

SONNALITÉ JURIDIQUE. - PROPRIÉTÉ DE L'ACTIF. - TRANS­

FERT DE CELUI-CI. DANS LE PATRIMOINE DES ASSOCIÉS.

II. SOCIÉTÉ.- DISSOLUTION.~ CESSION DES DROITS PAR UN

DES ASSOCIÉS A SON COASSOCIÉ. - EFFETS.

III. IMPOTS SUR LES REVENUS. -IMPÔT SUR LES REVENUS

PROFESSIONNELS.- CESSION PAR L'UN DES ASSOCIÉS A L'AUTRE

DE SES DROITS DANS UNE SOCIÉTÉ EN NOM COLLECTIF EN

LIQUIDATION. - TAXATION DE LA PLUS-VALUE RÉSULTANT

DE LA DIFFÉRENCE ENTRE LA PART ATTRIBUÉE A L'ASSOÇIÉ

CESSIONNAIRE DANS L'ACTIF NET DE LA SOCIÉTÉ LIQUIDÉE

ET LE CAPITAL RÉÉVALUÉ QU'IL Y AVAIT INVESTI. - ADMI,..

NISTRATION FONDÉE A NE FAIRE CETTE TAXATION QUE LE

JOUR OÙ LA LIQUIDATION DE LA SOCIÉTÉ EST ACHEVÉE.

I. La société dissoute conserve la pe1·sonnalité juridique et reste seule JJropriétaire des biens composant son actif, jusqu'à la clôture de la liquidation.

II. La cession par un des associés ,à son coassocié de ses droits dans la société, après sa dissolution, a pour effet de lui transférer le droit à la partie de l'actif net que le liquidateur remettra au cédant. Elle ne transmet immédiatement aucun droit de propriété sui· l'avoir social. " 1 -

III. Lorsque, au cours de la liquidatio1 d'une société en nom collectif, l'un des associés a cédé à l'autre, moyennant le paye­ment d'une certaine somme, ses droits dans la société, l'admi­nist?·ation peut n'imposer à ·[a taxe JJrofessionnelle la plus-value

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résultant de la di tférence entre la part attribuée à l'associé cessionnaire dans l'actif net de la société liquidée et le capital réévalué qu'il y avait investi, que le jour où la liquidation est achevée.

(ÉTAT BELGE, C. VAN GROOTENBRUL.)

ARRÊT.

Vu l'arrêt attaqué, rendu par la Cour d'appel de Gand le 24 janvier 1951 ;

Sur le n1oyen unique, pris de la violation des articles 97 et 112 de la Constitution, de l'article 178 des lois sur les sociétés com­merciales, coordonnées par arrêté royal du 30 novembre 1935, des articles 32 et 74, § 1er, des lois relatives aux impôts sur les revenus, coordonnées par arrêté royal du 12 septembre 1936, et des articles 1er, 2, § 1er, et 6 des lois relatives à la contribution nationale de crise, coordonnées par arrêté royal du 21 janvier 1937, et de l'article 1er de la loi du 19 juin 1937 réduisant de moitié la contribution nationale de crise due pour 1937, en ce que, statuant sur le recours dirigé contre la décision n° 4 72/41 du 30 septembre 1949 relative à la taxe professionn,elle et à la contribution nationale de crise établies au nom de« la succession Louis V an Grootenbrul, Marie V erspaillen, veuve Louis V an Grootenbrul >> pour l'exercice 1940, rappel de droits afférents à l'exercice 1937, article 138 N du rôle, l'arrêt attaqué met à néant la dite décision et annule du chef de forclusion la cotisa­tion litigieuse par le motif que le revenu professionnel imposé dont a bénéficié le sieur Louis V an Grootenbrul en sa qualité d'associé actif, revenu représentant la différence entre la part de l'avoir de la société à lui attribuée lors de la liquidation de celle-ci et le capital de la société par lui versé et revalorisé, est passé le 9 février 1931 dans son avoir personnel, par suite de la liquidation entre associés de la société, en sorte qu'il a à ce moment réalisé la dite plus-value et que ce revenu ressortit normalement à l'exercice 1932, bien que ce ne soit qu'en 1937 que l'admmistration ait eu connaissance de la liquidation, alors que, tout en étant dissout-e de plein droit le 1er mars 1930 par l'expiration de la durée pour laquelle elle avait été contractée, la société est- cependant, en vertu de l'article 178 des lois coor­données sur les sociétés commerciales, réputée exister polir sa

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liquidation et que, nonobstant la convention avenue le 9 fé­vrier 1931 entre les associés, l'exploitation de la société fut continuée par son associé-gérant et après le décès de celui-ci par ses ayants droit, en tant que liquidateurs de la société, jusqu'au 15 novembre 1937, date de l'achèvement de la liquida­tion, de sorte que la société en liquidation est de1neurée pro­priétaire de l'avoir de la société jusqu'au 15 noven1bre 1937 et qu'en conséquence la part de l'associé actif liquidateur ne pouvait passer qu'à cette date dans son patrhnoine, que dès lors la plus-value imposée qui n'est devenue déterminable qu'après la clôture de la liquidation, relève de l'exercice 1937 (lois d'impôts précitées, art. 32, § 2) et que la contribution éludée volontairement a été à bon droit rappelée en 1940, conformément à l'article 74 des mêmes lois d'impôts :

Attendu que par acte sous seing privé, du 9 février 1931, Gaston Quintart a cédé à Louis Van Grootenbrul ses droits dans la société en nom collectif << Louis V an Grootenbrul et Qie »,

dissoute depuis le 1er mars 1930 par l'expiration du temps pour lequel elle avait été contractée;

Attendu que cette cession a eu pour effet de transférer à Louis Van Grootenbrul le droit à la partie de l'actif net de la société qui aurait été attribuée à Quintart par le liquidateur;

Que Quintart n'a pas transféré à Van Grootenbrul, dès le 9 février 1931, un droit de propriété sur l'avoir de la société;

Attendu, en effet, qu'aux termes de l'article 178 des lois coordonnées par l'arrêté royal du 30 novembre 1935, la société dissoute conserve la personnalité juridique et reste donc seule propriétaire des biens composant son actif jusqu'à la clôture de sa liquidation ;

Attendu, d'ailleurs, que l'arrêt attaqué constate que jusqu'en 1937 l'auteur des défendeurs, puis ceux-ci, ont déclaré chaque année, au nom et pour compte de la société, les revenus profes­sionnels qu'elle avait réalisés;

Qu'il résulte des termes du dit arrêt que les époux Quintart et les ayants cause de Louis Van Grootenbrul, décédé le 3 août 1936, ont déclaré au notaire Luyckx, le 15 novembre 1937, que la liquidation avait pris fin à cette date ;

Que ce n'est donc qu'à cette date que les biens composant l'actif net de la société sont entrés dan~ le patrimoine des défen­deurs en raison de la clôture de la liquidation ;

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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 291

Attendu que l'administration des finances était, dès lors, fondée, aux termes de l'article 74 des lois relatives aux impôts .sur les revenus, coordonnées par arrêté royal du 12· septembre 1936, à réclamer en 1940 la taxe professionnelle et la taxe natio­nale de crise sur une plus-value, réalisée en 1937, résultant de la différence entre la part attribuée aux défendeurs dans l'actif net de la société liquidée et le capital, revalorisé, investi par leur auteur dans la dite société;

Que le moyen est donc fondé ;

Par ces motifs, la Cour casse l'arrêt attaqué, mais en tant seulement qu'il annule l'imposition à charge de la succession Louis V an Grootenbrul, Marie V erspaillen, veuve Louis Van Grootenbrul, à la taxe sur les revenus professionnels et à l'impôt national de crise, pour l'exercice 1940 par rappel de droits afférents à l'exercice 1937 sous l'article 138 N du cahier de la commune de Renaix et condamne l'Etat belge (Ministère des finances) à restituer aux défendeurs en cassation toutes sommes indûment payées à la suite de cette imposition, ainsi qu'au payement des dépens ; ordonne que le présent arrêt sera transcrit sur les registres de la Cour d'appel de Gand et que n1ention en sera faite en marge de la ·décision partiellement annulée ; condamne les défendeurs aux frais; renvoie la cause, ainsi limitée, à la Cour d'appel de Bruxelles.

NOTE.

Nature des droits de l'associé sur l'actif d'une société commer~ ciale avant et après la dissolution. - Persistance de la per~ sonnalité morale après la dissolution.

D'importants principes en matière de sociétés commerciales se dégagent de la motivation de l'arrêt annoté; ils concernent quatre questions:

I. Les associés ont-ils un droit de propriété sur l'actif de la société, avant la dissolution de celle-ci ?

II. Ont-ils un tel droit durant la liquidation de la société ?

III. Comment les associés acquièrent-ils la propriété des biens d'une société dissoute et liquidée ?

IV. Quand une société dissoute perd-elle la personnalité morale?

Nous examinerons la solution donnée par l'arrêt annoté à chacune de ces questions.

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292 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

I

1. La question de la nature des droits des associés sur l'actif social, avant la dissolution de la société, ne se posait pas dans l'espèce; Mais l'arrêt annoté la résout indirectement.

Il décide en effet que, jusqu'à la clôture de sa liquidation, une société en nom collectif dissoute par 1 'échéance de son terme conserve la person­nalité morale et reste donc settle propriétaire des biens composant son actif.

Or, les associés ne sauraient avoir des droits plus étendus sur l'avoir social avant la dissolution de la société qu'après elle. Il ressort donc des principes posés par l'arrêt amwté que les assoCies d'une société commerciale n'ont, avant sa dissolution, aucun droit de propriété sur ses biens.

2. Cette dernière solution n'est plus guère contestée (1). Mais la doctrin.e montre quelque embarras lorsqu'elle tente de définir

le droit de l'associé d'une société commerciale. S'agit-il d'un droit de créance? On l'a soutenu (2), en ajoutant parfois «que c'est une créance de nature particulière ll.

Selon d'autres auteurs, l'associé a, non pas lill droit de créance contre la société, mais un droit sui gene1·is << qui dérive du contrat de société et doit être réglé pai· lui JJ (3) ou <<lill droit opposable à" tous et qui res­semble au droit réel par cette opposabilité absolue JJ (4).

D'autre part, la jurisprudence a quelquefois refusé de valider la saisie~ arrêt d'a,ctions non1inatives, par le créancier d'un actionnaire, parce que celui-ci n'a pas de créance contre la société (5). Cette jurisprudence paraît abandonnée, mais pour des motifs inspirés par l'équité plutôt que parie droit :les actions nominatives- tout comme d'ailleurs les parts d'intérêt - ne peuvent faire l'objet d'une saisie-exécution et, si leur saisie-arrêt était impossible, elles échapperaient donc aux poursuites des créanciers de l'associé - ce qui a paru inadmissible (6).

(1) Voy. cependant DEKKERS, La fiction ju1·idiqtw, n° 384. (2) LYON-CAEN et RENAULT, T1•aité de d1·oit commercia.l, 5e éd., t. II, nos i41

à 143; PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, t. rer, 11° 2259; DE PAGE et DEKKERS, Tmité élém,entaire de droit civil belge, t. V, no 715, C; PIC, Sociétés commerciales, t. J?r, n° 223.

(3) RESTEAU, Traité des sociétés anonymes, t. Je1·, n° 578. ( 4) RIPERT, Tmité de droit commerc·ial, n° 665. (5) Paris, 11 janvier 1895, D. P., 1896, 2, 187; S., 1897, 2, 241; Liège, 27 juil­

let i887, Pas., 1888, ii, 77. Le titulaire d'une action nominative, déclare ce derniet• arrêt, est 11 plutôt n propriétaire de l'avoir social.

(6) TISSIER, note sous Paris, 11 janvier 1895, S., 1897, 2, 241; GLASSON, TISSIER et MoREL, Traité de procédure civile, 3° éd., t. IV, n° 1200; voy. également : RESTEAU, op. cit., t. ter, n° 632 ; Rép. p1·at. d1·. belge, vo Sociétés anonymes, n° 502 ; NOYELLES, Sociétés commerciales, n° 1445; Pre, op. cit., t. rer, n° 224; FREDERICQ, Traité de droit commercial, t. IV, n ° 344 V AN HouTTE, Traité des sociétés de per­sonnes à responsabilité limitée, 11.0 150 RIPERT, op. cit., n° 669; Bruxelles, 27 novembre 1894, Pas., 1895, II, 121 civ. Huy, 5 janvier 1939, Pas., 1939, III, 101.

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REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE 293

3. Il n'est pas douteux, à notre avis, que, dans les sociétés à per:­sonnel variable, c'est-à-dire les so<?iétés de capitaux et les sociétés coopéra­tives, les associés n'ont pas de droit réel sur le patrimoine social. En effet, la personne des associés ne joue aucun rôle dans ces sociétés. Celles-ci ont un intérêt et, par le fait même, une existence juridique propres (1). Elles jouissent dès lors de la personnalité morale avec les attributs qui y sont attachés, notamment l'aptitude à posséder 1.m patrimoine. L'associé n'a sur celui-ci «qu'un droit corporatif, le droit du membre sur le patri­moine du groupe auquel il appartient>> (2).

4. La question semble plus délicate en ce qui concerne les sociétés de personnes proprement dites (3). Au sujet de la société en nom collectif, la Cour de cassation a décidé que «sa personnalité se confond pratique­ment avec celle des associés ll, au point que ceux-ci sont nécessairement commerçants et que la faillite de 1\me entraîne inévitablement celle des autres (4). D'autre part, les gérants d'une tellesociété sont les manda­taires des associés (5); chacun de ceux-ci a contre eux une action indivi­duelle en responsabilité, dans la mesure de son intérêt (6).

Un élément essentiel de la personnalité morale, l'in.térêt collectif, distinct des intérêts individuels (7), semble faire défaut en l'occurrence (8), d'où l'on devrait conclure que les biens sociaux appartiennent aux associés, sauf à reconnaître un droit de préférence sur ces biens aux créanciers de la société.

Sans doute, on retrouve dans les sociétés de persmmes certains des caractères de la personnalité morale, mais ils peuvent s'expliquer en faisant appel à d'autres notions (9). La séparation des patrimoines, notamment, n'implique pas nécessairement l'existence d'une personne morale (10).

Reste évidemment la volonté du législateur, qui attribue indistincte­ment à toutes les sociétés commerciales la personnalité morale (11). L'arrêt annoté respecte cette volonté à la lettre, ce que l'on comprend. Mais cet arrêt se concilie-t-il avec celui que la Cour avait rendu le 15 décembre 1938? Nous en doutons. En effet, si la personnalité d'une société en nom collectif <<se confond pratiquement avec celle des associés >>, comment

(1) MICHOUD, La théorie de la pm·sonnalité 1norale, t. rer, n° 73; LACOUR et BoUTERON, P?·écis de droit commercial, t. rer, n° 229 ; avis de M. le procureur général Leclercq précédant cass., 1er décembre 1927, Pas., 1928, I, 29.

(2) MICHOUD, op. cit., t. II, n°8 181 et 183, en note. (3) C'est-à-dire les sociétés en nom collectif et en commandite shnple. (4) Cass., 15 décembre 1938, B. J., 1939, col. 85, et la note signée L. S. (5) Note précitée B. J., 1939, col. 87. (6) FREDERICQ, op. cit., t. IV, n° 212. (7) MICHOUD, op. cit., t, rer, n° 52; BONNECASE, La personnctlité m01·ale, n° 154

(Supplément au Traité de BAUDRY-LACANTINERIE, t. IV). · (8) MICHOUD, op. cil., t. rer, n°8 72 et 74; contra: DABIN, Le d1•oit subjectif,

p. 136. (9) Voy. à ce sujet LACOUR et-BOUTERON, op. cit., t. rer, n° 232. (10) Cf. DE PAGE et DEKKERS, op. cit., t, V, n°8 576 à 584, (11) Lois coordonnées sur les sociétés commerciales, art. 2,

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294 REVUE CRITIQUE DE JURISPRUDENCE BELGE

admettre que, lorsqu'une telle société ne comporte plus qu'un seul associé (1), elle soit douée d'une personnalité tellement distincte de cet associé que celui-ci n'a aucun droit réel sur l'actif social?

II

5. L'arrêt annoté décide qu'1.me société commerciale dissoute reste, même dans les rapports entre associés, propriétaire des biens composant son actif jusqu'à la clôture de sa liquidation, parce qu'elle conserve la personnalité morale en vertu de la loi.

Cette décision est conforme à la jurisprudence et à la doctrine belges (2) : celle-ci ajoute que, même lorsque les biens sociaux sont partagés en nature, ce partage ne rétroagit pas au jour de la liquidation (3).

En France, au ~ontraire, on estime généralement que le maintien de la personnalité morale de la société, durant sa liquidation, se justifie à l'égard des tiers, mais non dans les relations entre associés. On en déduit que les biens sociaux restent la propriété de la société dissoute envers les tiers, mais non dans les rapports réciproques des associés. Leur partage, entre ces derniers, rétroagit au jour de la dissolution de la société (4).

L'llll;e des conséquences pratiques de ce système est la suivante : si, après la dissolution de la société, un associé se marie sous le régime de la communauté légale, les immeubles sociaux qui lui seront attribués seront des biens propres (5).

6. Le système du droit français paraît plus rationnel; mais son fonde­ment juridique est discutable. On conçoit m~l, en effet; une personne morale existant pour les tiers et non pour se~ associés : toute personne morale a une vie autonome, même à l'égard de ses propres membres (6). Le système français aboutit en réalité à instituer, après la dissolution, 1.m simple régime de séparation des patrimoines.

Or, la loi belge - alors que la loi française ne règle pas la question

(1) Ce qui était le cas dans l'espèce, à la suite de la cession interv.enue le 1or mars 1930 (infra, n° 7).

(2) Cass., 17 mai 1906, Pas., 1906, I, 249 ; Liège, 11 novembre 1900, Rev. prat. soc., 1901, p. 314; avis de M. le premier avocat général Hayoit de Termicourt précédant cass., 7 juillet 194:1, Pas., 1941, I, 284:, spécialement p. 290; RESTEAU, op. cit., t. IV, n°8 1844 et 1973; FREDERICQ, op. cit., t. V, n° 720; NoYELLES, Sociétés commerciales, n° 4277; DEMBOUR, Précis des sociétés anonymes, p. 232.

(3) MAsrus, « De la liquidation des sociétés commerciales »,B. J., 1893, col. 1527 ; avis de M. Hayoit de Termicourt, loc. cit.

(4) EscARRA, Cours de droit commercial, nos 665 et 666; LYON-CAEN et RENAULT, op. cit., t. II, nos 425 et 426; PIC et KRÉHER, Sociétés commerciales, t. Ier, no 619; cass. fr., 12 février 1890, S., 1891, 1, 230; 1er juillet 1947, Gaz. Pal., Tables, 1946-1950, V 0 SocUté (en général), n° 33; cont·ra: cass. fr., 13 janvier 1892, S., 1892, 1, 100; comp. HoUPIN et Bosvmux, Traité des sociétés civiles et commerciales, 7e éd., t. Ier, n° 29, et t. II, 11° 1391.

(5) LYoN-CAEN et RENAULT, op. cit., t. II, n° 366bis; PIC et KRÉHER, op. cit., t. Jar, n° 619; THALLER et PERCEROU, Traité de droit commercial, 8° éd., n° 447.

(6) MICHOUD, op. cit., t. II, nos 170 et suivants; DABIN, Le droit subjectif, p. 133 et 205 et suivantes:

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- déclare expressément que les sociétés dissoutes sont réputées exister powr leur liquidation (1). Cette dernière restriction signifie que la capacité de la société est profondément modifiée par la dissolution, que désormais elle ne pourra agir qu'en vue de la réalisation de son patrimoine, alors que, précédemment, elle ·était apte à accomplir tous actes rentrant dans son objet statutaire. Cette restriction ne saurait signifier, en revanche, que le société dissoute n'aura qu'une vie «externe », sous prétexte que sa liquidation ne requiert pas qu'elle existe dans ses rapports avec ses associés. Une telle conception nous paraît inconciliable avec la notion de personnalité morale, ainsi qu'on vient de le voir. Elle est du reste en contradiction avec les travaux préparatoires de la loi (2).

7. Les associés n'acquièrent clone pas en droit belge 1.m droit de propriété sur les biens sociaux en raison du seul fait de la dissolution de la société.

Toutefois, l'espèce présentait un trait particulier : la société ne corn. prenait que deux associés et, après la dissolution, l'un de ceux-ci avait cédé à l'autre tous ses droits. Le cessionnaire était donc devenu le seul associé. La société n'avait-elle pas, de ce fa-it, perdu la personnalité morale et la propriété de ses biens n'avait-elle pas été en conséquence transférée à l'unique associé ?

La ÇJour de cassation de France a résolu pareille question par l'affirma­tive. Elle a décidé en effet que, lorsqu'une cession de droits sociaux a pour effet de ne laisser qu'un seul associé, l'être moral disparaît et le cessionnaire devient instantanément propriétaire des biens composant le fonds social. Elle ne distingue d'ailleurs pas selon que la cession a été conclue avant la dissolution de la société (3) ou après elle (4).

La doctrine belge paraît être du même avis (5). Notre Cour de cassation n'avait pas encore résolu l'ensemble de la

question. Son arrêt du 5 janvier 1911 (6) admet la persistance de l'être moral pour les besoins de la liquidation ; mais, d'autre part, .l'arrêt du 31 mai 1951 (7) semble considérer que l'unique associé devient proprié-

( 1) Lois coordonnées sur les sociétés commerciales, art. 17 8. (2) GUILLERY, Commentaire législatif, t. III, n° 348.- M. Hayoit de •.rermicourt

(avis cité, Pas., 19<11, I, 290) fait d'ailleurs remarquer à juste titre que la survie de la société pendant la liquidation est également utile aux associés pour diverses 1•aisons. Mais nous croyons que le législateur aurait pu atteindre les mêmes résultats en maintenant le patrimoine social séparé de celui des associés et en le soumettant à un régime propre, au lieu de recourir à la notion .de personne morale qui, en l'occurrence, n'est qu'une fiction inutile.

(3) Cass. fr., 7 février 1881, S., 1881, 1, 276, et 21 avril1898, S., Chronologique, à sa. date. Voy. également Charleroi, 3 août 1882, Pas., 1882, III, 364; comm. Bruxelles, 8 août 1931, Rev. p1·at. soc., 1933, p. 287, et 13 octobre 1951, Pas., 1952, III, 64.

(4) Cass. fr., 23 février 1898, S., Chronologique, à sa date. (5) RESTEAU, op. cit., t. IV, n° 1826; DEMBOUR, op. cit, p. 229; DE PAGE

ct DEKKERS, op. cit., t. VII, n° 1012; GENIN, Commentaire du Code cles droits d'enregistrement, t. II, n° 1092; contra: MARX, Manuel du liquidateur, n° 159.

(6) Pas., 1911, I, 68. (7) Pas., 1951, I, 665.

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taire du patrimoine social dès qu'il a acquis tous les droits dans la société. L'arrêt annoté, au contraire, décide que la disparition de l'être moral

et le transfert ae la propriété de l'actif ne se produisent qu'à la clôture de la liquidation.

8. Cette dernière solution est la conséquence logique elu système de la loi belge. Car si la société conserve la personnalité morale pendant sa liquidation et si, par suite, elle reste propriétaire de son actif dura~1t cette période, aucune distinction ne doit être faite sèlon qu'il subsiste plusieürs associés, ou un seul. L'unique question qui importe est de savoir si la société est encore en liquidation ou si celle-ci est terminée. Tant que la liquidation est en com·s, la société dissoute est encore un sujet de droit ; sans doute, sa capacité est-elle limitée à l'extrême (1), mais elle est néan­moins susceptible d'accomplir des actes juridiques.

9. Il faut toutefois regretter les conséquences de ce raisonnement, peut-être trop exclusivement logique. Car la réalité, c'est que l'unique actionnaire a, en tout cas, en fait, la disposition du patrimoine social, tout comme s'il en était propriétaire. Nous nous bornerons à indiquer ici, faute de place, l'lm des inconvénients de ce système.

Jusqu'à la clôture de la liquidation, qui dépend de la seule décision de l'unique associé, les créanciers de celui-ci ne pourront saisir le patri­moine social (2). Ils devront tenter de saisir les parts sociales. Si celles-ci sont des actions nominatives ou des parts d'intérêts, et que l'müque associé soit le liquidateur, il leur faudra pratiquer une saisie-arrêt entre les ma.ins de celui-ci - leur propre débiteur ... De toute façon, avant que les créanciers aient pu faire vendre les parts, l'unique associé aura eu le temps de réaliser le patrimoine social et de dissimuler le produit de la réalisation. Au surplus, qui consentirait à acheter des parts sociales représentant une valeur aussi aléatoire ?

Ainsi, l'unique associé peut se èonstituer, en fait, un patrimoine insai• sissable. ·

En pareil cas, plus encore que lorsque la société dissoute comporte plusieurs associés, l'institution d'un régime de séparation des patri­m.oines (3) assurerait, mieux que la survivance d'lme personne m.orale purement fictive, la protection des divers intérêts en présence.

III

10. L'arrêt annoté met parfaitement en lumière le caractère a?,tto­

matique du transfert de propriété qui se produit au moment de la clôture de la liquidation. «Les biens composant l'actif net de la société », dit-il;· <( sont. entrés dans le patrimoine des défendeurs en raison, de la clôture de la liquidation. »

(1) Supra, n° 6. 1

(2) Cf. civ. Hasselt, 16 juin 19481 R. W., 1948-1949, col. 789. (3) Voy. à ce sujet BASTIAN, «La réunion de toutes les actions entre les mains

d'une seule personne n, J. S., 1933, p. 86 et suivantes.

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L'arrêt écarte ainsi à juste titre la théorie selon laquelle le transfert de la propriété de l'actif social serait subordonné à la conclusion d'tme convention entre l'unique associé et la société dissoute, représentée par son liquidateur (1). Ce transfert ne résulte pas d'un acte juridique, mais <<d'un mécanisme légal» (2).

Il en serait du reste de même s'il restait plusieurs associés au moment de" la clôture de la liquidation et que tous les biens de la société n'eussent pas été répartis.

En effet, la société, ayant perdu la personnalité morale, par suite de la clôture de la liquidation (3), cesse d'être un sujet de droit. Elle ne peut donc plus posséder. Ses biens sont dès lors dévolus à ses membres, car c~ux-ci << ne sont autre chose que la persom1e morale elle-même décomposée en ses éléments premiers » ; ils la remplacent· et « recueillent ses biens en vertu d'un droit résultant de leur qualité même de membres>> (4).

Mais les associés ne continuent pas la personne de la société liquidée (5)~ Ils ne sont que des successeurs à titre particulier, car ils ne sont pa,s, en raison de la dévolution qui s'opère au moment de la clôture de la liquidation, personnellement tenus des dettes de la société (6).

11, L'une des conséquences pratiques de la solution consacrée par l'arrêt annoté est que, contrairement à ce qu'on a parfois enseigné (7), la vente des parts sociales au dernier associé restant ne doit pas être transcrite. En effet, cet associé acquiert la propriété des immeubles s_qciaux, non en vertu de cette vente, mais par suite de la clôture de la liquidation.

C'est donc l'acte constatant la clôture de liquidation qui devrait être transcrit, si la société possédait des immeubles.

IV

12. <<La société dissoute », déclare l'arrêt annoté, «conserve la per~ ~annalité juridique ... jusqu'à la clôture de la liquidation. >> C'est dire implicitement que la société perd la personnalité juridique lorsque sa

(1) Voy. sur cette théorie P. DEMEUR, étude dans Rev. prat. soc., 1924:, p. 181, (2) BASTIAN, op. cit., J. S., 1933, p. 82. Sans doute, cet auteur estime-t-il.

conformément à la jurisprudence française, que le seul associé restant devient propriétaire de l'actif de la société dès qu'il possède toutes les parts. Mais le processus de l'acquisition de cet actif par l'unique associé est le même, quel que soit le, moment où elle se produise.

(3) Infra, nos 12 et suivants. (4:) MICHOUD, op. cit., t. II, nos 362 et 366. (5) Ci v. Bruxelles, 25 mars 1891, Rev. prat. soc., 1891, p. 320; 27 février 1930,

Rev. prat. soc., 1930, p. 90. (6) 1\frcHoUD, op. cit., t. II, n° 383. Les associés en nom collectif et les comman­

dités sont tenus du passif, mais en vertu d'obligations antérieures à la dissolution. (7) GENIN, Hypothèques et privilèges immobiliè1's, n° 156; DE PAGE et DEKKERS,

op. cU., t. VII, n° 1012; ceux-ci estiment même que l'associé devrait faire transcrire toutes les ventes d'actions qu'il a contractées successivement, ce qui serait en tout cas pratiquement impossible. ·

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liquidation est clôturée. Et il semble bien que la Cour de cassation consi· dère que la disparition de l'être moral se produit dès que les associés ont décidé de clôturer la liquidation et, partant, avant même que la clôture ait été publiée. La Cour décide en effet que les biens de la société dissoutè sont entrés dans le patrimoine des héritiers de l'unique associé:. lorsque ceux-ci ont déclaré au notaire Luyckx, le 15 novembre 1937, que la liqui­dation avait pris fin. Or, la décision censurée par l'arrêt annoté avait relevé que l'acte dressé par le notaire, à la suite de cette déclaration, n'avait été publié que le 1er décembre 1937.

13. L'arrêt annoté confirme, sur ce point, la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation ( 1).

Cette jurisprudence a suscité de vives critiques (2). On a fait valoir que la clôture de la. liquidation entraîne la disparition de l'être moral entre associés, mais non à l'égard des tiers, puisque la loi prévoit que les actions contre les liquida~eurs en cette qualité ne sont prescrites que cinq ans après la publication de la clôture (3). Il ressort de cette disposi· tion, a~t-on soutenu, d'une part, qu'avant d'avoir été publiée, la clôture de la liquidation est inopposàble aux tiers et, d'autre part, que la loi maintient dans les cinq ans qui suivent cette publication la fiction de la survie de l'être moral, car« il serait absurde d'admettre que les liquida­teurs gardassent la qualité de représentants du néant ». Il serait du reste inadmissible, ajoute-t-on, que les associés pussent empêcher les créanciers sociaux d'exercer leurs droits contre leur débitrice, en mettant fin préma~ turément à la liquidation.

14. Ces critiques nous paraissent injustifiées. Leurs auteurs admet­tent en effet que, dès que les associés ont décidé de clôturer la liquidation, <<la société ne peut plus agir; qu'elle ne peut plus prendre d'engagement; qu'elle n'a plus d'organes pour fonctionner; que le droit et le moyen d'initiative lui font absolument défaut» (4). La société n'a d'ailleurs plus de patrimoine (5). Elle a donc perdu tous les attributs essentiels de la personne morale. La maintenir en vie serait effectivement animer le néant.

C'est dès lors avec raison, croyons-nous, que la Cour de cassation a décidé, par son arrêt du 8 mai 1930, qu'une société ne peut être déclarée en faillite; plus de six mois après la clôture de sa liquidation (6).

Mais il ne s'ensuit nullement qu'à partir de la clôture de la liquidation, les créanciers qui n'auraient pas été payés n'ont plus qu'une action en responsabilité contre les liquidateurs. L'arrêt du 8 mai 1930 n'affirme rien de semblable ; il rappelle au contraire que les créanciers peuvent assigner

(1) Cass., 8 mai 1930, Pas., 1930, I, 202. (2) Note sous l'arrêt précité dans Rev. p1•at. soc., 1032, p. 73; Rép. 1Jrat. dr. belae,

v 0 Sociétés anonymes, n° 2703; voy. également NoVELLES, Sociétés commerciales, nos 4895 à 4899.

(3) Loi sur les sociétés commerciales, art. 194, alinéa 4. (4) NovELLES, Sociétés commerciale.ç, n° 4898. (5) NoVELLES, Sociétés commerciales, n° 4928. (6) Dans le même sens: comm. Bruxelles, 13 octobre 1951 Pas., 1952, III, 64.

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les liquidateurs « en cette qualité » dans les cinq années qui suivent la clôture de la liquidation.

Durant cette période, les créanciers ont la possibilité de mettre en cause les liquidateurs, en leur qualité de représentants de la personne morale disparue, afin de faire reconnaître les droits qu'ils avaient contre elle ou de faire prononcer la nullité des actes de liquidation frauduleux ( 1 ). Telle est donc, à notre avis, la portée de l'article 194, alinéa 4, de la loi sur les sociétés commerciales : après la clôture de la liquidation, la société est incapable d'accomplir un acte quelconque, elle n'a dès lors plus d'exis­tence juridique, mais les tiers doivent être en mesure de poursuivre la reconnaissance et la défense des droits qu'ils avaient acquis contre elle ; comme ces recours ne peuvent être exercés contre les associés, qui ne continuent pas la personne de la société disparue (2), la loi permet aux tiers de les intenter contre les derniers organes de cette société, les liquidateurs. Ce sont ceux-ci qui incarnent, mais à cette seule fin, l'être moral défunt.

Dira-t-on qu'il n'est pas moins singulier d'admettre la survivance temporaire de l'organe à l'être moral qu'il représentait, que celle de cet être moral lui-même après qu'il a perdu tout pouvoir d'agir? Nous en convenons. Mais, d\me part, l'interprétation que nous proposons se concilie, davantage que celle que nous critiquons, avec le texte de la loi; d'autre part, elle nous paraît avoir le mérite de ne consacrer qu'une fiction limitée aux nécessités qui la justifient - ce qui n'est certes pas le cas de la survivance de l'être moral après la clôture de sa liquidation.

JACQUES HEENEN'

PROFESSEUR EXTRAORDINAIRE A L'UNIVERSITÉ

DE BRU;xELLES.

(1) L'arrêt du 8 mai 1930 rései•ve expressément l'hypothèse d'une fraude des droits des créanciers.

(2) Supra, n° 10.