RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... ·...

12
PORTRAITS hi SOI VI-MHS YVES FLORENNE RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRES 'autres turent, et tout aussi vainement, amoureux de Renée I J Vivien, mais j'ai quelque chance d'être le dernier à m'en souvenir. Je n'avais pas quinze ans quand je la vis pour la première fois. C'était, sur la couverture d'/l l'heure des mains jointes, cette figure nocture très evanescente, qui ne me touche plus aujourd'hui, non plus qu'aucune des images d'elle, et ce détachement, ce désenchan- tement, serait mélancolique, si une autre image ne demeurait : celle qui, précisément, a disparu. Elle s'est effacée même de mon regard, mais je conserve aussi vive la sensation que j'en reçus, de sorte que cette image-là, que je ne vois plus à mi-corps, il me semble, les épaules nues, un bijou sur la minceur du cou —, est pour moi la seule et la vraie. Il reste aussi la couleur ce mordoré inimitable le trait, le grain des photographies anciennes. Je l'avais trouvée entre les pages du recueil : c'était bien la même femme que celle de la couverture. Quant au livre lui-même... Mais c'est toute une histoire. Il appartenait à un poète de la tin du siècle, cadet de Gascogne invieillissant qui avait ferraillé dans bien des combats littéraires. Il était mon maître d'études, et à l'ombre complice de sa chaire, dans un retrait où mon pupitre avait été tiré, ces études consistaient à dévorer tous les poètes, les romantiques surtout. Maître d'études, en vérité, et maître tout court, celui qui m'initiait aux contemporains, c'est-à-dire ceux de sa jeunesse, où brillaient deux contemporaines, également étrangères et très étrangères l'une à l'autre : Anna de Noailles qu'il appelait drôle- ment critique au trait la panthère dans la luzerne. Et Renée Vivien... Il y avait aussi, dans l'histoire, une autre femme, la sienne, qui conservait l'air d'écolière qu'elle avait nécessairement quand il

Transcript of RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... ·...

Page 1: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

PORTRAITS hi SOI VI-MHS

YVES FLORENNE

RENÉE VIVIEN

SOUVENIRS IMAGINAIRES

'autres turent, et tout aussi vainement, amoureux de Renée I J Vivien, mais j'ai quelque chance d'être le dernier à m'en souvenir.

Je n'avais pas quinze ans quand je la vis pour la première fois. C'était, sur la couverture d'/l l'heure des mains jointes, cette figure nocture très evanescente, qui ne me touche plus aujourd'hui, non plus qu'aucune des images d'elle, et ce détachement, ce désenchan­tement, serait mélancolique, si une autre image ne demeurait : celle qui, précisément, a disparu. Elle s'est effacée même de mon regard, mais je conserve aussi vive la sensation que j'en reçus, de sorte que cette image-là, que je ne vois plus — à mi-corps, il me semble, les épaules nues, un bijou sur la minceur du cou —, est pour moi la seule et la vraie. Il reste aussi la couleur — ce mordoré inimitable — le trait, le grain des photographies anciennes.

Je l'avais trouvée entre les pages du recueil : c'était bien la même femme que celle de la couverture. Quant au livre lui-même... Mais c'est toute une histoire. Il appartenait à un poète de la tin du siècle, cadet de Gascogne invieillissant qui avait ferraillé dans bien des combats littéraires. Il était mon maître d'études, et à l'ombre complice de sa chaire, dans un retrait où mon pupitre avait été tiré, ces études consistaient à dévorer tous les poètes, les romantiques surtout. Maître d'études, en vérité, et maître tout court, celui qui m'initiait aux contemporains, c'est-à-dire ceux de sa jeunesse, où brillaient deux contemporaines, également étrangères — et très étrangères l'une à l'autre : Anna de Noailles qu'il appelait drôle­ment — critique au trait — la panthère dans la luzerne. Et Renée Vivien... Il y avait aussi, dans l'histoire, une autre femme, la sienne, qui conservait l'air d'écolière qu'elle avait nécessairement quand il

Page 2: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

590 RENÉE VIVIEN

la prit, quelques années plus tôt. Une écolière d'apparence candide et sage, qui avait beaucoup grandi et se tenait un peu penchée, dans une attitude dont Natalie Barncy, qui éait de moindre taille, sait tant de gré à Renée Vivien, justement. Alors que les femmes avaient depuis longtemps déjà coupé leurs cheveux et leurs jupes et, semblait-il, une fois pour toutes, celle-là retenait parfois de la main une torsade rousse que son poids entraînait toujours un peu, et elle portait à la campagne - lui m'invitait chez eux, à Ville-d'Avray — de longues robes de faille crissante avec, à la taille, un immense nœud de velours pervenche. J'étais bien trop jeune pour sentir tout ce qu'il y avait d'émouvant, d'insolite aussi, dans cette façon qu'elle avait, qu'il lui avait apprise, de se démoder pour se mettre aux modes de sa jeunesse à lui. Je cueillais pour elle, au bord de l'étang, des branches de lilas mouillé, ce qui devait composer un Renoir, un Monet où détonnait ce petit personnage anachronique : moi, bien évidemment.

Sommes-nous si loin de Renée Vivien ? Non, certes, puisque je lui étais infidèle. Ht parce que, dans ce climat rétrospectif et compo­site — impressionniste, préraphaélite, romantique —, elle eût respiré son air. La semaine et mes études me ramenaient à elle, à son image dorée, à ses poèmes dont la découverte m'avait troublé. J'y retrou­vais l'écho de lectures préférées, où le pur, d'ailleurs, se mêlait au moins pur : Sappho, les deux (il va de soi) Femmes damnées, mais aussi Bilitis. Cette fois, derrière le chant, il y avait une femme qui vivait à portée du regard, des mains, derrière la cloison. Du moins, je l'imaginais.Jc n'en savais que mieux à quoi m'en tenir. Il n'avait pas été besoin de mon introducteur, si j'ose dire, pour que je sache que bien avant la porte de cet enfer de délices il me fallait laisser toute espérance. Quoique l'adolescence soit ambiguë et malléable. N'eût-il tenu qu'à moi, ou qu'a elle, je me serais volontiers fait fille pour peu qu'elle le voulût. Enfin, c'était déjà beaucoup que de la voir et de l'écouter.

... Que ta voix se faisait très douce Pour me dire que tu m'aimais.

Et puis, hélas ! :

Vous pour qui j'écrivis, ô belles jeunes femmes Vous que seules j'aimais...

Page 3: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

RENÉE VIVIEN

De toute façon... 11 y avait un quart de siècle qu'elle était morte.

Je me demande aujourd'hui si je le savais (la chronologie de mon maître d'études était superbement et paradoxalement intempo­relle, et il traitait tout poète en vivant) ; ou bien, si c'était pour moi une circonstance négligeable. Nécrophilie, véritablement désincar­née ? Ou amour d'une image et d'un désir ? — Les musées sont pleins, non, j'exagère : il y a, dans deux ou trois musées d'Europe, quelques femmes que j'aimais. Au point de rechercher leur histoire et d'avoir été parfois tenté de l'écrire. Eh bien, voilà l'occasion mais, ce sera d'un trait rapide.

I l n'y a que quelques années, mais a cet âge c'est un siècle, entre cette apparition de Renée Vivien disparue et le moment où j'au­

rais pu retrouver ses traces, son ombre sur une autre femme. C'est en entrant au Mercure de France que j'entendis parler de Natalie Barney. Alors, j'ai lu les Lettres à l'Amazone dans la belle édition illustrée par André Rouveyre. N'est-ce pas lui qui offrit à ce béjau-ne tombé dans le vieux nid de le mener rue Jacob ? Je n'y allai pas. De toute façon, cette fois encore, il était trop tard, elle n'avait que trop survécu, et tout ce que j'entendais dire — on ne l'aimait guère au Mercure — de son attitude avec Rémy de Gourmont m'animait contre elle d'une étrange rancune rétrospective. N'est-ce pas alors qu'elle prononça ce mot dont l'écho vola de la rue Jacob à la rue de Condé : « Gourmont et Renée Vivien sont les deux seuls êtres qui m'aient vraiment ennuyée » ?Cela la juge. Ce sont les deux, en tout cas, sans qui elle aurait été morte depuis beaucoup plus longtemps. L'Amazone avait d'ailleurs un don malheureux pour ces flèches-boomerang. Dans ses Traits et portraits, elle notait ce souvenir ancien sur Cocteau : « Mais voilà qu'un beau soir lui-même semble frappé au cœur et que l'on se demande : il avait donc un cœur ? » Et elle ajoute : « Mais oui, puisqu'il en meurt. » Rhétorique. L'en­nui, c'est que lorsque le livre sortit, Cocteau, justement, mourait.

Oui, Rouveyre, ou peut-être Guy Charles Cros, le petit frère du phonographe, sûrement pas Léautaud, qui n'allait plus rue Jacob. Lui à qui elle écrivait qu'ils avaient « deux choses en commun : notre amitié pour Gourmont, notre amour des femmes. » Il le répétait un peu différemment : « Il n'y a que vous et moi, Léautaud, qui aimions les femmes ». D'ailleurs, elle se trompait ou le trompait : elle aimait moins les femmes qu'elle n'aimait être

Page 4: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

R E N E E V I V I E N

aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer que l'amant, c'était l'autre. A commencer par Renée, « le page », qui évoquait n l'impérieux baiser de (ses) lèvres d'amant ». Plus que lui, sans doute, certains, certaines étaient viriles d'apparence et de complexion.

Ainsi de Stephen, la pathétique héroïne de Radclyffe Hall , la romancière prêtant à Natalie Barney un mot — le même — toujours aussi révélateur : « Vous seriez le plus charmant des amants. » Il s'adresse, ce mot, à Stephen, cavalière aux hanches étroites, et c'est un autre personnage, sans doute, nommé Valérie Seymour, qui le prononce. Mais jamais « clef » ne fut plus délibérément livrée. Il ne semble pourtant pas qu'on cite beaucoup le Puits de solitude parmi les tableaux où furent peints Miss Barney, son salon, et ceux qui le hantaient. Mais par un étrange renversement, ou un jeu de miroir, c'est Natalie-Valérie qui dit un jour à Stephen : « Si vous désirez une maison, j'en connais une rue Jacob... » De sorte que la roman­cière décrit pour son lecteur, sans en changer une pierre ni une boiserie, la maison même de Natalie qu'elle fait acheter à son héroï­ne, la cour aux pavés inégaux, le jardin, les grands arbres, la fontai­ne de marbre, le petit temple de l'amour. Derrière la façade moder­ne sur la rue, comment soupçonner tout cela, qui existait encore hier ? Pendant trois cents pages, nous vivons avec Stephen jusque dans la chambre qui fut, comme tout le reste, en réalité, celle de Natalie.

Je vous entends : est-ce donc, dites-vous, l'histoire de Renée que vous évoquez ou celle de Natalie ? Non : c'est celle de notre roman (1). Mais patience ! Donc, c'est en 1897 que Pauline (elle ne s'appelait pas encore Renée) revint à Paris où elle avait passé son enfance ; et probablement en 1899 quV une femme lui apparut ». Klle avait vingt-deux ans. Longue apparition de deux ou trois années, puis l'une ou l'autre s'éclipsa, reparut, en ces amours traversées d'orages probablement désirés, tout en surprises, mépri­ses, déprises, reprises, sans ruptures, seulement des absences où l'at­tachement ne se dénouait pas. D'autres femmes surgissaient, dont on ne sait au juste le nombre, si l'on connaît pourtant une dizaine de noms. Soyons plus discret que Salomon Reinach qui les a écrits en toutes lettres, mais dans des papiers soigneusement celés, qu'il a

(1) Une femme m'apparut, le seul roman de R e n é e Vivien, rééd i té aujourd'hui, ainsi que les principaux recueils de p o è m e s , par R é g i n e Dcforgcs ( S . E . C . I . . K . , 20 rue Dauphi-nc).

Page 5: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

R E N E E V I V I E N

légués à la Bibliothèque nationale et où l'on n'aura accès qu'au siècle prochain. Restent pourtant les notes qu'il a jointes à ses exemplaires des livres de Renée.

Nous ferons tout de même deux exceptions. L'une fut toujours du domaine public : Emilienne d'Alençon. Piquée au jeu par Nata-lie qui avait, toute une saison, enlevé aux hommes Liane de Pougy, elle voulut avoir, elle aussi, sa courtisane. Toutes deux on ne peut plus gratuitement. Ce qui montre en passant que ces femmes dites vénales pouvaient se donner de longues vacances non payées, pour l'amour de l'art. L'autre exception, parce qu'elle appartient en quelque manière à l'histoire littéraire : Olive Custance, femme très légitime de lord Douglas, l'amant d'Oscard Wilde. Etranges chevauchements. Mais Olive... Renée n'a pas pu n'y pas songer (tout comme l'auteur d'Olivia n'aura pas pris ce prénom au hasard), Olive : symbole féminin.

Ainsi en alla-t-il jusqu'à ce qu'apparut « le maître », — toujours au féminin — dont la puissance, hélas ! tint pour une part à l'argent (Renée finit par en manquer, ses dettes s'accumu­laient), sans que disparût Natalie, au contraire, et ce fut une rivali­té qui se poursuivit après la mort de son objet, non plus, d'ailleurs, que d'autres figures plus ou moins fugitives. La petite-fille de Baudelaire eût pu, en « pendant » à Réversibilité, dédier à ces divers anges de sexe résolument féminin sa Simultanéité, ou bien, en signe fraternel au cher Verlaine lesbien, son Parallèlement.

N ombre d'écrivains ont admiré la poésie de Renée» Vivien, à commencer par Maurras, qui ignora d'abord qu'elle fût une

femme, et persista, quand il le sut, à juger ses vers « virils ». Plus nombreux encore, les contemporains qui furent curieux du person­nage. Elle eut plusieurs biographes, à travers lesquels on peut recouper les éléments parfois contradictoires d'une vie brève où subsistent bien des ombres. Mais le mystère est peut-être ailleurs, ou l'insaisissable vérité. A travers toute cette littérature, où était, qui était cette femme ?

Le portrait le plus vrai qu'on ait d'elle, c'est sans doute celui que Colette a tracé dans Ces plaisirs. Et d'abord, c'est le seul du livre à n'être pas masqué. D'entrée de jeu, elle la nomme de son vrai nom : Pauline Tarn. Assemblage contrasté que celui de ce prénom français et de ce patronyme britannique, mais qui n'en est pas moins le nom aussi d'une rivière française, et sauvage. Des change-

Page 6: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

594 R E N E E V I V I E N

ments de nationalité chez les siens brouillaient encore les traces que recouvrent, ici et là, les incertitudes de l'état civil. Père anglais, mère américaine, mais celle-ci d'origine française, il semble bien. Et il semble bien aussi que Pauline soit née à Londres, rien n'est sûr, pas même la date exacte. Ce n'est pas elle qui eût revendiqué Londres : elle rejetait d'elle tout ce qui était anglais, pour ne se vouloir replonger que dans sa source irlandaise. Elle aimait à dire : « Je suis d'Irlande et de France. » Elle voulait, pour l'une de ses patries, une île qui fût égale en poésie à Lesbos ; et, pour l'autre, celle de la langue de son génie.

Français, en tout cas, le nom que s'est choisi ce poète français : comme un masculin de Viviane (elle signa d'abord de la seule initia­le R, qui abusa Maurras et bien d'autres), fée-enchanteur, Ariel androgyne. N'était-ce pas aussi, à dessein, un piège ambigu, tendu aux femmes qui se hâtaient d'y tomber ? On dit qu'elle ne répondait pas à leurs lettres : crainte de les décevoir ? On n'en croit rien, ni elle. Plus d'une se serait vite fait une raison. Ou une folie.

Avait-elle toujours été ce séducteur ? Elle veut le donner à croi­re, ne nous y fions pas : qui ne se plaît à accorder son passé à son présent et à tourner le miroir de Narcisse pour que s'y mire l'enfan­ce ? Pour Lucie Delarue-Mardrus, ou pour Louise Faure-Favier, elle inventait rétrospectivement ses escapades noctures, du temps qu'elle était enfermée à Londres dans le pensionnat de religieuses où elle pleurait ses premières années parisiennes. «J'avais quinze ans, l'âge de Juliette. Une Juliette pour qui Roméo est sans attrait ». Alors, pourquoi diable faire le mur, quand on est dans le gynécée ? Or, Pauline oubliait que Juliette tenait alors son journal, où nous lisons (car l'un des cahiers au moins a été conservé) pour notre déception consternée : « Je veux être un jour épouse et bonne mère ». Accordons-lui que c'était pour mieux vivre son « grand rêve : l'émancipation de la femme ». A la bonne heure ! On ne lui retirera certes pas qu'elle fût très tôt féministe, mais sans que son " grand rêve » fût du tout celui, qu'on voit faire aujourd'hui sous nos yeux, d'« un monde sans hommes ».

Jusqu'à ce qu'elle eût respiré soudain, et de trop près, leur odeur de cuir et leur désir : « Le cuir des chasseurs, des déména­geurs, des facteurs. Une seule fois, dans ma vie, un homme a tenté de m'embrasser, quelle horreur ! Il avait des bottes, un ceinturon, de gros gants. Pouah ! » Cuir et boutade à part, c'est exactement l'horreur qui se révèle à la Stephen du Puits de solitude. Quant à l'autre révélation, elle fut pour Pauline, comme pour Stephen,

Page 7: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

R E N É E V I V I E N 595

assez tardive, après la vingtième année ; et l'initiatrice paraît bien avoir été Natalie Barney : provoquant Renée-Roméo à la conquérir, elle lui apprit du même coup sa vocation d'amant.

Pourtant, dès l'enfance, il y eut Violette Shillito, fantôme jamais oublié, apparition des rêves de la nuit. Celle-là qu'elle appel­le son « amour blanc » — une couleur de l'amour dont elle eut toujours la nostalgie — faite pour ne pas vivre, souffrante et fiévreuse ; ce qui les unissait était une exaltation, une ardeur, subli­mées par la tentation spirituelle. Que Pauline y mêlât, encore inconsciemment, une émotion charnelle, de toute façon dépouillée par la nature de son objet... Mais ne devait-ce pas être sa contradic­tion, ou son balancement, comme chez Baudelaire : la passion de la chair, et l'horreur, le mépris de la chair. Satiété, mère des apira-tions mystiques :

Mon désir délicat se refuse aux baisers. Pâle de solitude, ivre de chasteté.

La poésie de Renée est faite de ces « deux postulations simulta­nées », si baudelairiennes. Sa poésie — mais elle-même, au fond ?

La vérité que je trouve au portrait de Colette'tient à ce que, seule, elle montre la nature de Pauline Tarn. Et que ses livres ne livrent certes pas. « Ce jeune visage, tout y disait l'enfance, la mali­ce, la propension au rire. Je n'ai jamais vu Renée triste. » Même quand elle disait : « Est-ce que cette existence n'est pas une pure emmerdation ? J'espère que cela va bientôt finir. » Car, bien loin des lis, des diaphanéités, des blancheurs « sororales », de l'indécis, qui au flou et au vague se joint, de tout un préraphaélisme des sentiments et du langage poétique, il y avait la saine verdeur du langage quotidien et la liberté du langage erotique. « Elle ne s'en­combra d'aucune équivoque. Elle parla non pas de l'amour mais du plaisir «(que n'en parle-t-elle en écrivant) ; ses propos « révélaient une considération immodeste pour les « sens » et la technique du plaisir ». Elle apparaissait « un peu à la manière des petites filles qu'on forme pour la débauche : innocente et crue ».

On comprend l'humeur et la rancune de Natalie Barney quand elle vit, démentant toute une littérature à quoi elle participait, exposée dans sa nudité drue, à la place d'une Sappho un peu stéréo­typée, cette fille inconnue, si vivante, presque bonne vivante. Son apparence physique, c'est vrai, ne la trahissait pas et ressemblait

Page 8: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

596 R E N E E V I V I E N

aux longues femmes ployantes, à la fois brûlantes et désincarnées, qu'elle a tant chantées, et qui sont elle-même aussi. Ce visage, ce corps, Colette les a peints. Regardons un instant encore, avec elle, ce qui bientôt va se défaire : « ses yeux couleur de châtaigne, tantôt bruns, tantôt verdissants au soleil, ses beaux cheveux d'un blond d'argent... ». Et le décor : l'appartement de l'avenue du Bois où « tous les meubles bougeaient mystérieusement » ; les bouddhas dorés, les riches étoffes, les cierges dans les ténèbres, les fenêtres clouées sur le jardin où elle n'allait jamais, mais dont Colette avait découvert qu'il communiquait avec le sien : elle arrivait par-là, comme une chatte ; mais aussi les convives, les festins délicats, la musique, les danses ; et, parmi ses amies, plus grande qu'elles toutes, la jeune fille maintenant trop mince, qui se nourrissait d'un fruit, d'un grain de riz — et d'un inépuisable alcool. Enfin, l'étran­ge présence, presque obsédante dans sa persistante absence, du « maître » de qui personne ne prononce le nom de femme, et qui se manifestait parfois, impérieusement, par un signe, un appel, un ordre, jusqu'à faire Renée quitter sa table et ses hôtes, obéir, courir où elle ne pouvait pas ne pas aller, la passion de liberté abolie par quelle autre passion ? « Elle me tuera... ».

R enée Vivien n'a jamais dédié que quelques Chansons à Nata-lie Clifford Barney. Tous ses livres portent la même dédica­

ce : « A mon amie, H.L.C.B.» Sans même y avoir clairement pensé, elle était assez imprégnée de Baudelaire pour s'être plue à reprodui­re le mystère de la dédicace et de la dédicataire des Paradis artifi­ciels : J .G.F. est demeurée jusqu'ici inconnue. Chez Renée Vivien, loin de rester indéchiffrées, les initiales ont bien vite été percées à jour. Les deux dernières ont pu dépister un instant du côté de Miss Clifford-Barney. Mais point de N . et d'où venait cet H . et ce L . ? On se sera aussi attardé et égaré sur la recherche de ce patronyme sibyllin. Les initiales sont simplement celles de quatre prénoms : Hélène, Louise, Charlotte, Bettina, à partir de quoi on tirait au jour la dame tout entière. C'était elle — depuis 1901 ou 1902 — le « maître » aux innombrables florins, et qui n'était pour autant nullement hollandaise, mais appartenait à une dynastie européen­ne de banquiers illustres. Elle avait d'ailleurs en se mariant retrou­vé le titre des mâles de sa famille : financier lui-même, soutien de la jeune industrie de l'automobile, et sportsman, M . Van Zuylen était baron.

Page 9: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

R E N E E VIVIEN 597

Une femme m'apparut ne t'ait pas exception : l'unique dédicace s'inscrit au fronton du roman. Qui dira la part de soumission et de prudence, de jalousie et de défi, dans cette façon d'offrir à l'une ce qui est l'histoire de l'autre ? De l'autre, et de l'auteur.

K.N.

Roman autobiographique s'il en fut, ce serait déjà un titre à notre intérêt. C'est aussi le roman d'un temps : un objet d'époque, comme un vase de Galle, un bijou de Lalique, une soierie de Liber­ty, la bouche du métro. Biographie amoureuse, certes, et biographie intérieure qui charrie les fantasmes de Renée et ses idées, dont parfois l'actualité saisit, à travers les contournements et les chan-tournements, les vapeurs et les langueurs, les efflorescences et les évanescences d'un style mal supportable hier mais qui va recom­mencer de nous charmer. Bien entendu, ce récit poétique est un gynécée où règne la moderne Sappho, ou plutôt la Sappho modem

Page 10: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

598 R E N É E V I V I E N

style. Que le lecteur, pourtant, ne se prépare pas des déceptions de collégien. Il ne trouvera rien de plus ici — et même un peu moins — que dans les Femmes damnées. Mais on nous a tant gavés de la réalité très réaliste des images et des mots qu'un peu de litote, peut-être, donnera du moins à songer. Du reste, Une femme m'apparut est encore intéressant en ceci qu'il est l'expression romanesque de la contradiction de Renée Vivien ( celle du moins de sa poésie ), de ses deux « postulations simultanées », redoublées ici par deux infinis. Feu et flamme, mais « la volupté de Lorély était infiniment pure, son désir était infiniment chaste ». Et puis, un autre thème, plus assourdi, sans doute plus profond et plus vrai : l'impuissance d'ai­mer.

Lorély, tout le monde l'a dit, c'est Natalie. A mes yeux, ce n'est pas moins, c'est plus encore, Renée elle-même, qui est à la fois l'autre et « Je ». Les clefs sont claires, la plus transparente étant Ionc, ombre blanche de Violette Shillito. On reconnaît sans peine Olive Custance, Eva Palmer. Et Lucie Delarue-Mardrus, dans la grande scène de la vierge qui va convoler, est fustigée, foudroyée, renonce, se consacre à Lorély — qui l'abandonne la semaine suivan­te. La scène avait eu lieu — par écrit — quand Lucie Delarue avait épousé le Dr Mardrus. «Je pleure sur toi. » Lucie l'avait laissé pleurer. C'est ici l'occasion pour Renée d'exprimer le féminisme intégral qui était depuis longtemps — au fait, cinq ou six ans : tout paraît long dans la vie brève de Pauline — celui de feu « l'épouse et mère » du journal de la seizième année. « Vous ne comprenez point ce qu'il y a d'humiliant et d'immoral dans l'union légitime. Et surtout, et surtout vous acceptez aujourd'hui, vous subirez demain le rut avilissant du mâle. » Plus loin, elle dira : « Une femme a-t-elle jamais aimé un homme ? J'ai peine à concevoir une telle aberra­tion. Le fait de se plier au joug masculin m'apparaît ainsi qu'une chose monstrueuse, une passion hors nature. »

Plus intéressant, peut-être, avec « l'horreur de la maladie d'araignée », toujours si baudelairienne, l'horreur de l'espèce. « Vous allez animer du néant. Vous ferez vivre le non-être... Un jour, vos filles et vos fils vous maudiront de les avoir créés. » Dans ce véritable projet conscient d'extinction de l'humanité, Renée Vivien rejoint curieusement Otto Weinningzr, l'ennemi le plus radi­cal qu'eurent jamais les femmes, la féminité et la féminitude.

Comment Hélène-Louise-Charlotte-Bettina reçut-elle le roman ? C'était l'époque où Renée tentait encore de conduire à

Page 11: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

R E N É E V I V I E N

deux, avec un attelage particulièrement rétif et ombrageux. Il fallait qu'une femme disparût. On sent elle savait que ce devait être Natalie : « J'éprouve un peu de honte et beaucoup de tristesse à t'écrire cette lettre, ma sirène blonde, mais il le faut, et j'obéis. » Parole d'esclave. Aussi bien, l'esclavage se déclare sans fard ( mais l'argent n'y est pour rien ) : «Je dépends d'elle, je vis par elle, je respire par elle. Je ne puis plus vivre sans elle. Alors quoi qu'il arri­ve, je demeure sa chose. Elle m'a prise autant qu'un être humain peut me prendre. »

On comprend mieux la raison — la folie — profonde de ce qui étonnait si fort Colette, et qu'elle a même dit un peu rudement à Renée, au point que celle-ci se fâcha et rompit : pour toute une journée. Oui, quand elle plantait la tout le monde — tout le monde — au milieu d'un concert ou du repas qu'elle donnait : elle « obéissait », il le « fallait » ; elle était « prise ». Pour la première fois sans doute et la seule. Peut-être parce qu'elle entrevoit la déli­vrance. Car bientôt, ce sera fini.

Colette ne l'a connue que les dernières années. Déjà, elle obser­vait sur elle avec effroi les progrès d'un mal, intérieur sans doute, mais qui se manifestait par le négligent refus de se nourrir — refus de vivre — et par le croissant recours à l'alcool. On a parlé de suici­de. Si c'en est un que de se laisser lentement mourir, étrangement — ou trop humainement — la païenne était revenue au christianis­me. Exactement revenue ? Je ne sais dans quelle religion Pauline avait été élevée et si Mary Tarn, sa mère, venue de France et d'Ir­lande, était catholique. C'est en tout cas au catholicisme que s'était convertie Violette Shillito, et c'est dans une atmosphère catholique — cierges, arcades d'église ou de cloître — que lui apparaissait en rêve l'amie spirituelle. Ainsi se réalisait ce rêve — ou bien est-ce elle qui se conformait à lui ? — de la petite morte venant la prendre par la main. Une autre main, plus réelle et sans doute plus ferme, avait saisi la sienne : celle d'un dominicain qui l'assista et ne la quitta point. On a recueilli une action de grâce qu'elle prononçait : « ...Je crois en Dieu et je l'aime. Je croyais en lui autrefois en le haïssant... Il me fit triste et solitaire, ayant le goût de la mort et le grand amour de la paix. »

Etrange aussi, la solitude où s'accomplit cette paix. Et qui permit un dénouement presque hallucinant, comme une fin d'Ed­gar Poe. Au moment de la mort et après, il n'y avait à son chevet ni amie ni servante. La maison avait toujours été emplie de cierges. A leur lumière, ce fut le religieux — un homme, le premier et le

Page 12: RENÉE VIVIEN SOUVENIRS IMAGINAIRESdata.over-blog-kiwi.com/2/18/51/49/20180123/ob_fc088c_r... · 2019. 12. 11. · RENEE VIVIEN aimée d'elles. Dans leur couple, tout semble montrer

R E N E E VIVIEN

dernier qui rhabilla, d'une robe blanche, qui dénoua et répandit les beaux cheveux.

dieu. Ht au revoir », ce sont les derniers mots du roman. 4M. Au-delà de cette lin, nous venons d'écrire la lin. Reste un

court voyage : a la pointe extrême et la plus haute de la colline de Chaillot, sur cette terrasse qui est un étroit cimetière, dans son enceinte de pierre et d'arbres. Le livre refermé, son lecteur fera ce voyage-là, au printemps où elle vint-au monde, plutôt à l'automne où elle le quitta, et vers quoi l'inclinaient naturellement son roman­tisme et la mélancolie funèbre de sa harpe irlandaise. Il n'y a pas très loin de la maison de l'avenue du Bois*, qui existe toujours avec ses jardins communicants, a la chapelle d'un gothique de collège anglais, édifiée pour le père de Pauline, mort en 1886 à quarante ans, dit l'inscription. Un autre Tarn les a rejoints, il n'y a qu'une vingtaine d'années, probablement un cousin. Aucune femme. Où est Mary Tarn ? A Pauline seule, la dédicace du monument, gravée sur l'arc brisé.'fout un mur est consacré au poète, il porte l'épi-taphe qu'elle s'était composée. Deux quatrains, dont la chute est un peu trop « voulue » :

Ce qu'on lit dans le filigrane de la pierre, c'est un seul vers et rien de plus, un soupir :

Des vitraux en grisaille laissent a peine couler le jour sur les « violettes sombres » qu'elle a tant aimées, tant chantées, déposées là sans doute il y a longtemps, et qui sont, hélas ! artificielles. Or, surprise, trois lis fraîchement fanés, glissés derrière la grille, jonchent la dalle. Qui s'est souvenu aujourd'hui que Pauline Tarn était née au printemps de 1877 ? Le siècle est accompli dont elle n'aura vécu que trente-deux années. Nul ne reste, de ceux, de celles, que fascinèrent, dans les dernières de ces années, le long corps consommé, consumé. Les frondaisons couvrent la haute terrasse pour donner à rêver sur cet impalpable squelette que laisse à la terre, après qu'elle s'est défaite, la chair des feuilles.

Ayant pour l'amour de la Mort Pardonné ce crime : la Vie

O sommeil, ô mort tiède, ô musique muette.

{") Aujourd'hui Avenue Foch. Y V E S F L O R E N N E