Rene Guénon - Regnabit

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    Lide du Centre dans les traditions antiques

    Publi dans Regnabit, mai 1926.

    la fin dun de nos derniers articles (mars 1926), nous faisions allusion au Centre du Monde et aux divers symboles qui le reprsentent ; il nous faut revenir sur cette ide du Centre, qui a la plus grande importance dans toutes les traditions antiques, et indiquer quelques-unes des principales significations qui sy attachent. Pour les modernes, en effet, cette ide nvoque plus immdiatement tout ce quy voyaient les anciens ; l comme en tout ce qui touche au symbolisme, bien des choses ont t oublies, et certaines faons de penser semblent devenues totalement trangres la grande majorit de nos contemporains ; il convient donc dy insister dautant plus que lincomprhension est plus gnrale et plus complte cet gard.

    Le Centre est, avant tout, lorigine, le point de dpart de toutes choses ; cest le point principiel, sans forme et sans dimensions, donc indivisible, et, par suite, la seule image qui puisse tre donne de lUnit primordiale. De lui, par son irradiation, toutes choses sont produites, de mme que lUnit produit tous les nombres, sans que son essence en soit dailleurs modifie ou affecte en aucune faon. Il y a ici un paralllisme complet entre deux modes dexpression : le symbolisme gomtrique et le symbolisme numrique, de telle sorte quon peut les employer indiffremment et quon passe mme de lun lautre de la faon la plus naturelle. Il ne faut pas oublier, du reste, que, dans un cas aussi bien que dans lautre, cest toujours de symbolisme quil sagit : lunit arithmtique nest pas lUnit mtaphysique, elle nen est quune figure, mais une figure dans laquelle il ny a rien darbitraire, car il existe entre lune et lautre une relation analogique relle, et cest cette relation qui permet de transposer lide de lUnit au del du domaine de la quantit, dans lordre transcendantal. Il en est de mme de lide du Centre ; celle-ci aussi est susceptible dune semblable transposition, par laquelle elle se dpouille de son caractre spatial, qui nest plus voqu qu titre de symbole : le point central, cest le Principe, cest ltre pur ; et lespace, quil emplit de son rayonnement, et qui nest que par ce rayonnement mme (le Fiat Lux de la Gense), sans lequel cet espace ne serait que privation et nant, cest le Monde au sens le plus tendu de ce mot, lensemble de tous les tres et de tous les tats dexistence qui constituent la manifestation universelle.

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    Fig. 26

    Fig. 27

    La reprsentation la plus simple de lide que nous venons de formuler, cest le point au centre du cercle (fig. 1) : le point est lemblme du Principe, le cercle est celui du Monde. Il est impossible dassigner lemploi de cette figuration une origine quelconque dans le temps, car on la rencontre frquemment sur des objets prhistoriques ; sans doute faut-il y voir un des signes qui se rattachent directement la Tradition primordiale. Parfois, le point est entour de plusieurs cercles concentriques, qui semblent reprsenter les diffrents tats ou degrs de lexistence manifeste, se disposant hirarchiquement selon leur plus ou moins grand loignement du Principe primordial. Le point au centre du cercle a t pris aussi, et probablement ds une poque, fort ancienne, comme une figure du soleil, parce que celui-ci est vritablement, dans lordre physique, le Centre ou le Cur du Monde , ainsi que nous lavons expliqu rcemment (avril 1926) ; et cette figure est demeure jusqu nos jours comme signe astrologique et astronomique usuel du soleil. Cest peut-tre pour cette raison que la plupart des archologues, partout o ils rencontrent ce symbole, prtendent lui assigner une signification exclusivement solaire , alors quil a en ralit un sens bien autrement vaste et profond ; ils oublient, ou ils ignorent, que le soleil, au point de vue de toutes les traditions antiques, nest lui-mme quun symbole, celui du vritable Centre du Monde , qui est le Principe Divin.

    Le rapport qui existe entre le centre et la circonfrence, ou entre ce quils reprsentent respectivement, est dj indiqu assez clairement par le fait que, la circonfrence ne saurait exister sans son centre, tandis que celui-ci est absolument indpendant de celle-l. Ce rapport peut tre marqu dune faon plus nette encore et plus explicite, par des rayons issus du centre et aboutissant la circonfrence ; ces rayons peuvent videmment tre figurs en nombre variable, puisquils sont rellement en multitude indfinie comme les points de la circonfrence qui en sont les extrmits ; mais, en fait, on a toujours choisi, pour les figurations de ce genre, des nombres qui ont par eux-mmes une valeur symbolique particulire. Ici, la forme la plus simple est celle qui prsente seulement quatre rayons divisant la circonfrence en parties gales, cest--dire deux diamtres rectangulaires formant une croix lintrieur de cette circonfrence (fig. 2). Cette nouvelle figure a la mme signification gnrale que la premire, mais il sy attache en outre certaines significations secondaires qui viennent la complter : la circonfrence, si on se la reprsente comme parcourue dans un certain sens, est limage dun cycle de manifestation, tel que ces cycles cosmiques dont la doctrine hindoue, notamment, donne une thorie extrmement dveloppe. Les divisions dtermines sur la circonfrence par les extrmits des branches de la croix correspondent alors aux diffrentes priodes ou phases en lesquelles se partage le cycle ; et une telle division

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    peut tre envisage, pour ainsi dire, des chelles diverses, suivant quil sagira de cycles plus ou moins tendus : on aura ainsi, par exemple, et pour nous en tenir au seul ordre de lexistence terrestre, les quatre moments principaux de la journe, les quatre phases de la lunaison, les quatre saisons de lanne, et aussi, suivant la conception que nous trouvons aussi bien dans les traditions de lInde et de lAmrique centrale que dans celles de lantiquit grco-latine, les quatre ges de lhumanit. Nous ne faisons ici quindiquer sommairement ces considrations, pour donner une ide densemble de ce quexprime le symbole dont il sagit ; elles sont dailleurs relies plus directement ce que nous aurons dire par la suite.

    Fig. 28

    Fig. 29

    Parmi les figures qui comportent un plus grand nombre de rayons, nous devons mentionner spcialement les roues ou rouelles , qui en ont le plus habituellement six ou huit (fig. 3 et 4). La rouelle celtique, qui sest perptue travers presque tout le moyen ge, se prsente sous lune et lautre de ces deux formes ; ces mmes figures, et surtout la seconde, se rencontrent trs souvent dans les pays orientaux, notamment en Chalde et en Assyrie, dans lInde (o la roue est appele chakra) et au Thibet. Nous avons montr prcdemment (novembre 1925) ltroite parent de la roue six rayons avec le Chrisme, qui nen diffre en somme quen ce que la circonfrence laquelle appartiennent les extrmits des rayons ny est pas trace dordinaire ; et nous disions alors que la roue, au lieu dtre simplement un signe solaire comme on lenseigne communment notre poque, est avant tout un symbole du Monde, ce quon pourra maintenant comprendre sans difficult. Dans le langage symbolique de lInde, on parle constamment de la roue des choses ou de la roue de vie , ce qui correspond nettement cette signification ; il y est aussi question de la roue de la Loi , expression que le Bouddhisme a emprunte, comme bien dautres, aux doctrines antrieures, et qui, originairement tout au moins, se rfre surtout aux thories cycliques. Il faut encore ajouter que le Zodiaque est reprsent aussi sous la forme dune roue, douze rayons naturellement, et que dailleurs le nom qui lui est donn en sanscrit signifie littralement roue des signes ; on pourrait aussi le traduire par roue des nombres , suivant le sens premier du mot rshi qui sert dsigner les signes du Zodiaque1.

    Dans larticle auquel nous faisions allusion tout lheure (novembre 1925), nous avons not la connexion qui existe entre la roue et divers symboles floraux ;

    1 Notons galement que la roue de la Fortune , dans le symbolisme de lantiquit occidentale, a des rapports

    trs troits avec la roue de la Loi , et aussi, quoique cela napparaisse peut-tre pas aussi clairement premire vue, avec la roue zodiacale.

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    nous aurions mme pu, pour certains cas tout au moins, parler dune vritable quivalence2. Si lon considre une fleur symbolique telle que le lotus, le lis ou la rose3, son panouissement reprsente, entre autres choses (car ce sont l des symboles significations multiples), et par une similitude trs comprhensible, le dveloppement de la manifestation ; cet panouissement est dailleurs un rayonnement autour du centre, car, ici encore, il sagit de figures centres , et cest ce qui justifie leur assimilation avec la roue4. Dans la tradition hindoue, le Monde est parfois reprsent sous la forme dun lotus au centre duquel slve le Mru, la montagne sacre qui symbolise le Ple.

    Mais revenons aux significations du Centre, car, jusquici, nous navons en somme expos que la premire de toutes, celle qui en fait limage du Principe ; nous allons en trouver une autre dans le fait que le Centre est proprement le milieu , le point quidistant de tous les points de la circonfrence, et qui partage tout diamtre en deux parties gales. Dans ce qui prcde, le Centre tait considr en quelque sorte avant la circonfrence, qui na de ralit que par son rayonnement ; maintenant, il est envisag par rapport la circonfrence ralise, cest--dire quil sagit de laction du Principe au sein de la cration. Le milieu entre les extrmes reprsents par des points opposs de la circonfrence, cest le lieu o les tendances contraires, aboutissant ces

    2 Entre autres indices de cette quivalence, en ce qui concerne le moyen ge, nous avons vu la roue huit

    rayons et une fleur huit ptales figures lune en face de lautre sur une mme pierre sculpte, encastre dans la faade de lancienne glise Saint-Mexme de Chinon, et qui date trs probablement de lpoque carolingienne.

    3 Le lis a six ptales ; le lotus, dans les reprsentations du type le plus courant, en a huit ; les deux formes correspondent donc aux roues six et huit rayons. Quant la rose, elle est figure avec un nombre de ptales variable, qui peut en modifier la signification ou du moins lui donner des nuances diverses. Sur le symbolisme de la rose, voir le trs intressant article de M. Charbonneau-Lassay (Regnabit, mars 1926).

    4 Dans la figure du Chrisme la rose, dpoque mrovingienne, qui a t reproduite par M. Charbonneau-Lassay (mars 1926, p. 298), la rose centrale a six ptales qui sont orientes suivant les branches du Chrisme ; de plus, celui-ci est enferm dans un cercle, ce qui fait apparatre aussi nettement que possible son identit avec la roue six rayons. [Voici lillustration en question :

    ]

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    extrmes, se neutralisent pour ainsi dire et sont en parfait quilibre. Certaines coles dsotrisme musulman, qui attribuent la croix une valeur symbolique de la plus grande importance, appellent station divine (maqmul-ilahi) le centre de cette croix, quelles dsignent comme le lieu o sunifient tous les contraires, o se rsolvent toutes les oppositions. Lide qui sexprime plus particulirement ici, cest donc lide dquilibre, et cette ide ne fait quun avec celle dharmonie ; ce ne sont pas deux ides diffrentes, mais seulement deux aspects dune mme ide. Il est encore un troisime aspect de celle-ci, plus spcialement li au point de vue moral (bien que susceptible de recevoir aussi dautres significations), et cest lide de justice ; on peut, par l, rattacher ce que nous disons ici la conception platonicienne suivant laquelle la vertu consiste dans un juste milieu entre deux extrmes. un point de vue beaucoup plus universel, les traditions extrme-orientales parlent sans cesse de l Invariable Milieu , qui est le point o se manifeste l Activit du Ciel ; et, suivant la doctrine hindoue, au centre de tout tre, comme de tout tat de lexistence cosmique, rside un reflet du Principe suprme.

    Lquilibre lui-mme, dailleurs, nest vrai dire que le reflet, dans lordre de la manifestation, de limmutabilit absolue du Principe ; pour envisager les choses sous ce nouveau rapport, il faut regarder la circonfrence comme tant en mouvement autour de son centre, qui seul ne participe pas ce mouvement. Le nom mme de la roue (rota) voque immdiatement lide de rotation ; et cette rotation est la figure du changement continuel auquel sont soumises toutes choses manifestes ; dans un tel mouvement, il ny a quun point unique qui demeure fixe et immuable, et ce point est le Centre. Ceci nous ramne aux conceptions cycliques dont nous avons dit quelques mots prcdemment : le parcours dun cycle quelconque, ou la rotation de la circonfrence, est la succession, soit sous le mode temporel, soit sous tout autre mode ; la fixit du centre est limage de lternit, o toutes choses sont prsentes en parfaite simultanit. La circonfrence ne peut tourner quautour dun centre fixe ; de mme, le changement, qui ne se suffit pas lui-mme, suppose ncessairement un principe qui est en dehors du changement : cest le moteur immobile dAristote (voir notre article de dcembre 1925), qui est encore reprsent par le Centre. Le Principe immuable est donc en mme temps, et par l mme que tout ce qui existe, tout ce qui change ou se meut, na de ralit que par lui et dpend totalement de lui, il est, disons-nous, ce qui donne au mouvement son impulsion premire, et aussi ce qui ensuite le gouverne et le dirige, ce qui lui donne sa loi, la conservation de lordre du Monde ntant en quelque sorte quun prolongement de lacte crateur. Il est, suivant une expression hindoue, l ordonnateur interne (antar-ym), car il dirige toutes choses de lintrieur, rsidant lui-mme au point le plus intrieur de tous, qui est le Centre.

    Au lieu de la rotation dune circonfrence autour de son centre, on peut aussi envisager celle dune sphre autour dun axe fixe ; la signification symbolique en est exactement la mme. Cest pourquoi les reprsentations de l Axe du Monde , dont nous avons dj parl (voir dcembre 1925 et mars 1926), sont si nombreuses et si importantes dans toutes les traditions anciennes ; et le sens gnral en est au fond le mme que celui des figures du Centre du Monde , sauf peut-tre en ce quelles voquent plus directement le rle du Principe immuable lgard de la manifestation

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    universelle que les autres rapports sous lesquels le Centre peut tre galement considr. Lorsque la sphre, terrestre ou cleste, accomplit sa rvolution autour de son axe, il y a sur cette sphre deux points qui demeurent fixes : ce sont les ples, qui sont les extrmits de laxe, ou ses points de rencontre avec la surface de la sphre ; et cest pourquoi lide du Ple est encore un quivalent de lide du Centre. Le symbolisme qui se rapporte au Ple, et qui revt parfois des formes trs complexes, se retrouve aussi dans toutes les traditions, et il y tient mme une place considrable ; si la plupart des savants modernes ne sen sont pas aperus, cest l encore une preuve que la vraie comprhension des symboles leur fait entirement dfaut.

    Fig. 30

    Fig. 31

    Une des figures les plus frappantes dans lesquelles se rsument les ides que nous venons dexposer est celle du swastika (fig. 5 et 6), qui est essentiellement le signe du Ple 5 ; nous pensons dailleurs que, dans lEurope moderne, on nen a jamais fait connatre jusquici la vraie signification. On a vainement cherch expliquer ce symbole par les thories les plus fantaisistes ; on a t jusqu y voir le schma dun instrument primitif destin la production du feu ; la vrit, sil a bien parfois un certain rapport avec le feu, cest pour de tout autres raisons. Le plus souvent, on en fait un signe solaire , ce quil na pu devenir quaccidentellement et dune faon assez dtourne ; nous pourrions rpter ici ce que nous disions plus haut propos de la roue et du point au centre du cercle. Ceux qui ont t le plus prs de la vrit sont ceux qui ont regard le swastika comme un symbole du mouvement, mais cette interprtation est encore insuffisante, car il ne sagit pas dun mouvement quelconque, mais dun mouvement de rotation qui saccomplit autour dun centre ou dun axe immuable ; et cest prcisment le point fixe qui est llment essentiel auquel se rapporte directement le symbole en question. Les autres significations que comporte la mme figure sont toutes drives de celle-l : le Centre imprime toutes choses le mouvement, et, comme le mouvement reprsente la vie, le swastika devient par l un symbole de la vie, ou, plus exactement, du rle vivifiant du Principe par rapport lordre cosmique.

    Si nous comparons le swastika la figure de la croix inscrite dans la circonfrence (fig. 2), nous pouvons nous rendre compte que ce sont l, au fond, deux symboles quivalents ; mais la rotation, au lieu dtre reprsente par le trac de la circonfrence, est seulement indique dans le swastika par les lignes ajoutes aux extrmits des branches de la croix et formant avec celles-ci des angles droits ; ces

    5 En Occident, le swastika est souvent dsign sous le nom de croix gamme parce que chacune de ses

    branches a la forme de la lettre grecque gamma.

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    lignes sont des tangentes la circonfrence, qui marquent la direction du mouvement aux points correspondants. Comme la circonfrence reprsente le Monde, le fait quelle est pour ainsi dire sous-entendue indique trs nettement que le swastika nest pas une figure du Monde, mais bien de laction du Principe lgard du Monde6.

    Si lon rapporte le swastika la rotation dune sphre telle que la sphre cleste autour de son axe, il faut le supposer trac dans le plan quatorial, et alors le point central sera la projection de laxe sur ce plan qui lui est perpendiculaire. Quant au sens de la rotation indique par la figure, limportance nen est que secondaire ; en fait, on trouve lune et lautre des deux formes que nous avons reproduites ci-dessus7, et cela sans quil faille y voir toujours une intention dtablir entre elles une opposition quelconque8. Nous savons bien que, dans certains pays et certaines poques, il a pu se produire des schismes dont les partisans ont volontairement donn la figure une orientation contraire celle qui tait en usage dans le milieu dont ils se sparaient, pour affirmer leur antagonisme par une manifestation extrieure ; mais cela ne touche en rien la signification essentielle du symbole, qui demeure la mme dans tous les cas.

    Le swastika est loin dtre un symbole exclusivement oriental comme on le croit parfois ; en ralit, il est un de ceux qui sont le plus gnralement rpandus, et on le rencontre peu prs partout, de lExtrme-Orient lExtrme-Occident, car il existe jusque chez certains peuples indignes de lAmrique du Nord. lpoque actuelle, il sest conserv surtout dans lInde et dans lAsie centrale et orientale, et il ny a probablement que dans ces rgions quon sache encore ce quil signifie ; mais pourtant, en Europe mme, il na pas entirement disparu 9 . En Lithuanie et en Courlande, les paysans tracent encore ce signe dans leurs maisons; sans doute nen connaissent-ils plus le sens et ny voient-ils quune sorte de talisman protecteur ; mais ce qui est peut-tre le plus curieux, cest quils lui donnent son nom sanscrit de swastika10. Dans lantiquit, nous trouvons ce signe, en particulier, chez les Celtes et dans la Grce prhllnique11 ; et, en Occident encore, comme M. Charbonneau-

    6 La mme remarque vaudrait galement pour le Chrisme compar la roue. 7 Le mot swastika est, en sanscrit, le seul qui serve dans tous les cas dsigner le symbole en question ; le

    terme sauwastika, que certains ont appliqu lune des deux formes pour la distinguer de lautre (qui seule serait alors le vritable swastika), nest en ralit quun adjectif driv de swastika, et indiquant ce qui se rapporte ce symbole ou ses significations.

    8 La mme remarque pourrait tre faite pour dautres symboles, et notamment pour le Chrisme constantinien, dans lequel le P est parfois invers ; on a quelquefois pens quil fallait alors le considrer comme un signe de lAntchrist ; cette intention peut effectivement avoir exist dans certains cas, mais il en est dautres o il est manifestement impossible de ladmettre (dans les catacombes par exemple). De mme, le quatre de chiffre corporatif, qui nest dailleurs quune modification de ce mme P du Chrisme (voir notre article de novembre 1925), est indiffremment tourn dans lun ou lautre sens, sans quon puisse mme attribuer ce fait une rivalit entre corporations diverses ou leur dsir de se distinguer entre elles, puisquon trouve les deux formes dans des marques appartenant une mme corporation.

    9 Nous ne faisons pas allusion ici lusage tout artificiel du swastika, notamment par certains groupements politiques allemands, qui en ont fait trs arbitrairement un signe dantismitisme, sous prtexte que cet emblme serait propre la soi-disant race ryenne ; cest l de la pure fantaisie.

    10 Le lithuanien est dailleurs, de toutes les langues europennes, celle qui a le plus de ressemblance avec le sanscrit.

    11 Il existe diverses variantes du swastika, par exemple une forme branches courbes (ayant lapparence de deux S croiss), que nous avons vue notamment sur une monnaie gauloise. Dautre part, certaines figures qui nont

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    Lassay la dit rcemment ici (mars 1926, pp. 302-303), il fut anciennement un des emblmes du Christ, et il demeura mme en usage comme tel jusque vers la fin du moyen ge. Comme le point au centre du cercle et comme la roue, ce signe remonte incontestablement aux poques prhistoriques ; et, pour notre part, nous y voyons encore, sans aucune hsitation, un des vestiges de la Tradition primordiale.

    Nous navons pas encore fini dindiquer toutes les significations du Centre : sil est dabord un point de dpart, il est aussi un point daboutissement ; tout est issu de lui, et tout doit finalement y revenir. Puisque toutes choses nexistent que par le Principe et ne sauraient subsister sans lui, il doit y avoir entre elles et lui un lien permanent, figur par les rayons joignant au centre tous les points de la circonfrence ; mais ces rayons peuvent tre parcourus en deux sens opposs : dabord du centre la circonfrence, et ensuite de la circonfrence en retour vers le centre. Il y a l comme deux phases complmentaires, dont la premire est reprsente par un mouvement centrifuge et la seconde par un mouvement centripte ; ces deux phases peuvent tre compares celles de la respiration, suivant un symbolisme auquel se rfrent souvent les doctrines hindoues ; et, dautre part, il sy trouve aussi une analogie non moins remarquable avec la fonction physiologique du cur. En effet, le sang part du cur, se rpand dans tout lorganisme quil vivifie, puis revient au cur ; le rle de celui-ci comme centre organique est donc vraiment complet et correspond entirement lide que nous devons, dune faon gnrale, nous faire du Centre dans la plnitude de sa signification.

    Tous les tres, dpendant de leur Principe en tout ce quils sont, doivent, consciemment ou inconsciemment, aspirer retourner vers lui; cette tendance au retour vers le Centre a aussi, dans toutes les traditions, sa reprsentation symbolique. Nous voulons parler de lorientation rituelle, qui. est proprement la direction vers un centre spirituel, image terrestre et sensible du vritable Centre du Monde ; lorientation des glises chrtiennes nen est au fond quun cas particulier et se rapporte essentiellement la mme ide, qui est commune toutes les religions. Dans lIslam, cette orientation (qibla) est comme la matrialisation, si lon peut sexprimer ainsi, de lintention (niyya) par laquelle toutes les puissances de ltre doivent tre diriges vers le Principe Divin12 ; et lon pourrait facilement trouver bien dautres exemples. Il y aurait beaucoup dire sur cette question ; sans doute aurons-nous quelques occasions dy revenir dans la suite de ces tudes, et cest pourquoi nous nous contentons, pour le moment, dindiquer plus brivement le dernier aspect du symbolisme du Centre.

    En rsum, le Centre est la fois le principe et la fin de toutes choses ; il est, suivant un symbolisme bien connu, lalpha et lomga. Mieux encore, il est le principe, le milieu et la fin ; et ces trois aspects sont reprsents par les trois lments du monosyllabe Aum, auquel M. Charbonneau-Lassay faisait allusion dernirement

    gard quun caractre purement dcoratif, comme celle laquelle on donne le nom de grecque , sont originairement drives du swastika.

    12 Le mot intention doit tre pris ici dans son sens strictement tymologique (de in-tendere, tendre vers).

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    en tant quemblme du Christ (mars 1926, p. 303), et dont lassociation au swastika, parmi les signes du monastre des Carmes de Loudun, nous semble particulirement significative. En effet, ce symbole, beaucoup plus complet que lalpha et lomga, et susceptible de sens qui pourraient donner lieu des dveloppements presque indfinis, est, par une des concordances les plus tonnantes que lon puisse rencontrer, commun lantique tradition hindoue et lsotrisme chrtien du moyen ge ; et, dans lun et lautre cas, il est galement, et par excellence, un symbole du Verbe, qui est bien rellement le vritable Centre du Monde .

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    LOmphalos, symbole du Centre

    Publi dans Regnabit, juin 1926.

    Nous avons, dans notre dernier article, indiqu divers symboles qui, dans les traditions antiques, reprsentent le Centre et les ides qui sy rattachent ; mais il en est dautres encore, et un des plus remarquables est peut-tre celui de lOmphalos, que lon retrouve galement chez presque tous les peuples, et cela ds les temps les plus reculs1.

    Le mot grec omphalos signifie proprement ombilic , mais il dsigne aussi, dune faon gnrale, tout ce qui est centre, et plus spcialement le moyeu dune roue. Il y a pareillement, dans dautres langues, des mots qui runissent ces diffrentes significations ; tels sont, dans les langues celtiques et germaniques, les drivs de la racine nab ou nav : en allemand, nabe, moyeu, et nabel, ombilic ; de mme, en anglais, nave et navel, ce dernier mot ayant aussi le sens gnral de centre ou de milieu ; et, en sanscrit, le mot nbhi, dont la racine est la mme, a la fois les deux acceptions2. Dautre part, en gallois, le mot nav ou naf, qui est videmment identique aux prcdents, a le sens de chef et sapplique mme Dieu ; cest donc lide du Principe central que nous retrouvons ici3.

    Il nous semble que, parmi les ides exprimes par ces mots, celle du moyeu a, cet gard, une importance toute particulire : le Monde tant symbolis par la roue comme nous lavons expliqu prcdemment, le moyeu reprsente naturellement le Centre du Monde . Ce moyeu, autour duquel tourne la roue, en est dailleurs la pice essentielle ; et nous pouvons nous rfrer sur ce point la tradition extrme-orientale : Trente rais runis, dit Lao-tseu, forment un assemblage de roue ; seuls, ils sont inutilisables ; cest le vide qui les unit, qui fait deux une roue dont on peut se servir 4. On pourrait croire, premire vue, quil sagit dans ce texte de lespace qui

    1 W.-H. Roscher, dans un ouvrage intitul Omphalos, paru en 1913, a rassembl une quantit considrable de

    documents tablissant ce fait pour les peuples les plus divers ; il prtend que ce symbole est li lide que se faisaient ces peuples de la forme de la terre, mais cest l une opinion mal fonde, qui implique une mconnaissance de la signification profonde du symbolisme : lauteur simagine quil sagit de la croyance un centre de la surface terrestre, au sens le plus grossirement littral. Nous utiliserons dans ce qui suit un certain nombre de renseignements contenus dans une tude de M. J. Loth sur LOmphalos chez les Celtes, parue dans la Revue des tudes anciennes, juillet-septembre 1915.

    2 Le mot nave, en mme temps que le moyeu dune roue, dsigne la nef dune glise ; mais cette concidence parat ntre quaccidentelle, car nave, dans ce dernier cas, doit tre driv du latin navis.

    3 Agni, dans le Rig-Vda, est appel nombril de la Terre , ce qui se rattache encore la mme ide ; le swastika est souvent un symbole dAgni.

    4 Tao-te-king, XI.

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    demeure vide entre les rayons ; mais on ne peut dire que cet espace les unit, et, en ralit, cest du vide central quil est question. En effet, le vide, dans les doctrines orientales, reprsente ltat principiel de non-manifestation ou de non-agir : l Activit du Ciel , dit-on, est une activit non-agissante (wei wu-wei), et pourtant elle est la suprme activit, principe de toutes les autres, et sans laquelle rien ne pourrait agir ; cest donc bien lquivalent du moteur immobile dAristote5.

    Revenons lOmphalos : ce symbole reprsentait essentiellement le Centre du Monde , et cela mme lorsquil tait plac en un lieu qui tait simplement le centre dune rgion dtermine, centre spirituel, dailleurs, bien plutt que centre gographique, quoique les deux aient pu concider en certains cas. Il faut, pour le comprendre, se rappeler que tout centre spirituel rgulirement constitu tait considr comme limage dun Centre suprme, o se conservait intact le dpt de la Tradition primordiale ; nous avons fait allusion ce fait dans notre tude sur la lgende du Saint Graal (aot-septembre 1925). Le centre dune certaine rgion tait donc vritablement, pour le peuple qui habitait cette rgion, limage visible du Centre du Monde , de mme que la tradition propre ce peuple ntait en principe quune adaptation, sous la forme qui convenait le mieux sa mentalit et ses conditions dexistence, de la Tradition primordiale, qui fut toujours, quoi que puissent en penser ceux qui sarrtent aux apparences extrieures, lunique vraie Religion de lhumanit tout entire.

    On connat surtout, dordinaire, lOmphalos du temple de Delphes ; ce temple tait bien rellement le centre spirituel de la Grce antique, et, sans insister sur toutes les raisons qui pourraient justifier cette assertion, nous ferons seulement remarquer que cest l que sassemblait, deux fois par an, le conseil des Amphictyons, compos des reprsentants de tous les peuples hellniques, et qui formait dailleurs le seul lien effectif entre ces peuples, politiquement indpendants les uns des autres. La force de ce lien rsidait prcisment dans son caractre essentiellement religieux et traditionnel, seul principe dunit possible pour une civilisation constitue sur des bases normales : que lon songe par exemple ce qutait la Chrtient au moyen ge, et, moins dtre aveugl par les prjugs modernes, on pourra comprendre que ce ne sont pas l de vains mots.

    La reprsentation matrielle de lOmphalos tait gnralement une pierre sacre, ce quon appelle souvent un btyle ; et ce dernier mot est encore des plus remarquables. Il semble, en effet, que ce ne soit pas autre chose que lhbreu Beith-El, maison de Dieu , le nom mme que Jacob donna au lieu o le Seigneur stait manifest lui dans un songe : Et Jacob sveilla de son sommeil et dit : Srement le Seigneur est en ce lieu, et je ne le savais pas. Et il fut effray et dit : Que ce lieu est redoutable ! cest la maison de Dieu et la porte du Ciel. Et Jacob se leva tt le matin, et il prit la pierre sur laquelle il avait repos sa tte, la dressa comme un pilier, et

    5 Dans le symbolisme hindou, ltre qui est libr du changement est reprsent comme sortant du monde

    lmentaire (la sphre sublunaire dAristote) par un passage compar au moyeu de la roue dun chariot, cest--dire un axe fixe autour duquel seffectue la mutation laquelle il va chapper dsormais.

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    versa de lhuile sur son sommet (pour la consacrer). Et il donna ce lieu le nom de Beith-El ; mais le premier nom de cette ville tait Luz (Gense, XXVIII, 16-19). Ce nom de Luz a aussi une importance considrable dans la tradition hbraque ; mais nous ne pouvons nous y arrter actuellement, car cela nous entranerait dans une trop longue digression. De mme, nous ne pouvons que rappeler brivement quil est dit que Beith-El, maison de Dieu , devint par la suite Beith-Lehem, maison du pain , la ville o naquit le Christ ; la relation symbolique qui existe entre la pierre et le pain serait cependant digne dattention, mais nous devons nous borner6. Ce quil faut remarquer encore, cest que le nom de Beith-El ne sapplique pas seulement au lieu, mais aussi la pierre elle-mme : Et cette pierre, que jai dresse comme un pilier, sera la maison de Dieu (ibid., 22). Cest donc cette pierre qui doit tre proprement l habitacle divin (mishkan), suivant la dsignation qui sera donne plus tard au Tabernacle ; et, quand on parle du culte des pierres , qui fut commun tant de peuples anciens, il faut bien comprendre que ce culte ne sadressait pas aux pierres, mais la Divinit dont elles taient la rsidence7.

    La pierre reprsentant lOmphalos pouvait avoir la forme dun pilier, comme la pierre de Jacob ; il est trs probable que, chez les peuples celtiques, certains menhirs ntaient pas autre chose que des reprsentations de lOmphalos. Cest notamment le cas de la pierre dUshnagh, en Irlande, dont nous reparlerons plus loin ; et les oracles taient rendus auprs de ces pierres, comme Delphes, ce qui sexplique aisment, ds lors quelles taient considres comme la demeure de la Divinit ; la maison de Dieu , dailleurs, sidentifie tout naturellement au Centre du Monde 8.

    LOmphalos pouvait aussi tre reprsent par une pierre de forme conique, comme la pierre noire de Cyble, ou ovode. Le cne rappelait la montagne sacre, symbole du Ple ou de l Axe du Monde , ainsi que nous lavons dit prcdemment (mars et mai 1926) ; quant la forme ovode, elle se rapporte directement un autre symbole, celui de l uf du Monde , que nous aurons envisager aussi dans la suite de ces tudes. Parfois, et en particulier sur certains omphaloi grecs, la pierre tait entoure dun serpent ; on voit aussi ce serpent enroul la base ou au sommet des bornes chaldennes, qui doivent tre considres comme de vritables btyles 9. Dailleurs, comme nous lavons dj fait remarquer, le symbole de la pierre est, dune faon gnrale, en connexion assez troite avec celui

    6 Et le tentateur, sapprochant, dit Jsus : Si tu es le Fils de Dieu, commande que ces pierres deviennent des

    pains (St Matthieu, IV, 3 ; cf. St Luc, IV, 3). Ces paroles ont un sens mystrieux, en rapport avec ce que nous indiquons ici : le Christ devait bien accomplir une semblable transformation, mais spirituellement, et non matriellement comme le demandait le tentateur ; or lordre spirituel est analogue lordre matriel, mais en sens inverse, et la marque du dmon est de prendre toutes choses rebours. Cest le Christ lui-mme qui tait le pain vivant descendu du Ciel ; et cest ce pain qui devait, dans la Nouvelle Alliance, tre substitu la pierre comme maison de Dieu ; et, ajouterons-nous encore, cest pourquoi les oracles ont cess.

    7 Nous ne pouvons nous tendre ici, autant quil le faudrait, sur le symbolisme gnral des pierres sacres ; peut-tre aurons-nous loccasion dy revenir plus tard. Nous signalerons, sur ce sujet, louvrage trop peu connu de Gougenot des Mousseaux, Dieu et les Dieux, qui contient des renseignements dun grand intrt.

    8 Tout ceci se rattache la question des influences spirituelles (en hbreu berakoth), question trs complexe et qui ne parat pas avoir jamais t traite dans son ensemble.

    9 On peut voir plusieurs spcimens de ces bornes au muse du Louvre.

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    du serpent, et il en est de mme de celui de luf, notamment chez les Celtes et chez les gyptiens.

    Un exemple remarquable de figuration de lOmphalos est le btyle de Kermaria, prs Pont-lAbb (Finistre), dont la forme gnrale est celle dun cne irrgulier, arrondi au sommet10. la partie infrieure est une ligne sinueuse, qui parat ntre autre chose quune forme stylise du serpent dont nous venons de parler ; le sommet est entour dune grecque. Sur une des faces est un swastika (voir notre article de mai 1926) ; et la prsence de ce signe (dont la grecque est dailleurs un driv) suffirait confirmer, dune faon aussi nette que possible, la signification de ce curieux monument. Sur une autre face est encore un symbole qui nest pas moins intressant : cest une figure huit rayons, circonscrite par un carr, au lieu de ltre par un cercle comme la roue ; cette figure est donc tout fait comparable ce quest, dans le type six rayons, celle qui occupe langle suprieur du pavillon britannique (voir novembre 1925, p. 395), et qui doit tre pareillement dorigine celtique. Ce qui est le plus trange, cest que ce signe du btyle de Kermaria se trouve exactement reproduit, plusieurs exemplaires, dans le graffite du donjon de Chinon, bien connu des lecteurs de Regnabit ; et, dans le mme graffite*, on voit encore la figure huit rayons trace sur le bouclier ovale qui tient un personnage agenouill11. Ce signe doit avoir jou un assez grand rle dans le symbolisme des Templiers12, car il se trouve aussi en danciennes commanderies du Temple ; il se voit galement, comme signe hraldique, sur un grand cusson la tte de la statue funraire dun

    10 M. J. Loth, dans ltude que nous avons cite plus haut, a donn des photographies de ce btyle, ainsi que de

    quelques autres pierres du mme genre. * [Voici lillustration en question :

    ]

    11 Ce bouclier rappelle nettement la roue huit rayons, comme celui de la figure allgorique dAlbion, qui a la mme forme, rappelle la roue six rayons, ainsi que nous lavons dj fait remarquer.

    12 La mme figure a dailleurs t conserve jusque dans la Maonnerie moderne ; mais on ly considre seulement comme la clef des chiffres , et on montre quil est en effet possible de la dcomposer de manire obtenir tous les chiffres arabes sous une forme plus ou moins schmatise.

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    Templier, du XIIIe sicle, de la commanderie de la Roche-en-Clou (Vienne), et sur une pierre sculpte, en la commanderie de Maulon, prs Chtillon-sur-Svre (Deux-Svres) 13 . Cette dernire figuration est dailleurs celle dune roue proprement dite14 ; et ce nest l quun exemple, entre beaucoup dautres, de la continuation des traditions celtiques travers le moyen ge. Nous avons omis de signaler prcdemment, propos de ce symbole, quune des significations principales du nombre 8 est celle de justice et d quilibre , ides qui, comme nous lavons montr, se rattachent directement celle du Centre15.

    Pour ce qui est de lOmphalos, il faut encore ajouter que, sil tait reprsent le plus habituellement par une pierre, il a pu ltre aussi parfois par un tertre, une sorte de tumulus. Ainsi, en Chine, au centre de chaque royaume ou tat fodal, on levait autrefois un tertre en forme de pyramide quadrangulaire, form de la terre des cinq rgions : les quatre faces correspondaient aux quatre points cardinaux, et le sommet au centre lui-mme16. Chose singulire, nous allons retrouver ces cinq rgions en Irlande, o la pierre debout du chef tait, dune faon semblable, leve au centre de chaque domaine17.

    Cest lIrlande, en effet, qui, parmi les pays celtiques, fournit le plus grand nombre de donnes relatives lOmphalos ; elle tait autrefois divise en cinq royaumes, dont lun portait le nom de Mide (rest sous la forme anglicise Meath), qui est lancien mot celtique medion, milieu , identique au latin medius. Ce

    13 L. Charbonneau-Lassay, Le Cur rayonnant du donjon de Chinon, p. 16. Le texte est accompagn de la

    reproduction des deux exemples dont il est ici fait mention. [Voici les illustrations en question :

    ] 14 Une roue peu prs semblable est figure sur un pav de carrelage du muse des Antiquaires de lOuest,

    Poitiers, datant vraisemblablement du XVe sicle, et dont lempreinte nous a t communique par M. Charbonneau. 15 On sait aussi quelle tait limportance de lOgdoade pour les Pythagoriciens. Dautre part, nous avons dj

    indiqu (novembre 1925, p. 396) les significations du nombre 6, qui est, avec le nombre 8, le plus frquent pour les rayons des roues symboliques ; celle de mdiation a aussi un rapport trs troit, et dailleurs vident, avec lide du Milieu ou du Centre.

    16 Le nombre 5 a, dans la tradition chinoise, une importance symbolique toute particulire. Il va sans dire que le tertre est encore une image de la montagne sacre.

    17 Brehon Laws, cites par J. Loth.

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    royaume de Mide, qui avait t form de portions prleves sur les territoires des quatre autres, tait devenu lapanage propre du roi suprme dIrlande, auquel les autres rois taient subordonns. Ushnagh, qui reprsente assez exactement le centre du pays, tait dresse une pierre gigantesque appele nombril de la Terre , et dsigne aussi sous le nom de pierre des portions (ail-na-meeran), parce quelle marquait lendroit o convergeaient les lignes sparatives des cinq royaumes. Il sy tenait annuellement, le premier mai, une assemble gnrale tout fait comparable la runion annuelle des Druides dans le lieu consacr central (medio-lanon ou medio-nemeton) de la Gaule, au pays des Carnutes.

    Cette division de lIrlande en quatre royaumes, plus la rgion centrale qui tait la rsidence du chef suprme, se rattache des traditions extrmement anciennes. En effet, lIrlande fut, pour cette raison, appele l le des quatre Matres 18 ; mais cette dnomination, de mme dailleurs que celle d le verte (Erin), sappliquait antrieurement une autre terre beaucoup plus septentrionale, aujourdhui inconnue, disparue peut-tre (Thul ou Ogygie), et qui fut un des principaux centres spirituels des temps prhistoriques. Le souvenir de cette le des quatre Matres se retrouve jusque dans la tradition chinoise, ce qui semble navoir jamais t remarqu ; voici un texte taoste qui en fait foi : Lempereur Yao se donna beaucoup de peine, et simagina avoir rgn idalement bien. Aprs quil eut visit les quatre Matres, dans la lointaine le de Kou-chee (habite par des hommes transcendants, tchenn-jen), il reconnut quil avait tout gt. Lidal, cest lindiffrence (le dtachement) du sur-homme, qui laisse tourner la roue cosmique 19.

    La dernire phrase de ce passage nous ramne encore au symbole de la roue du Monde : l indiffrence dont il est question ne doit pas tre entendue au sens ordinaire, mais elle est proprement le non-agir ; l homme transcendant , tant plac au Centre, ne participe plus au mouvement des choses, mais il dirige ce mouvement par sa seule prsence, parce quen lui se reflte l Activit du Ciel 20. On pourrait, si lon traduisait ceci en termes du langage occidental, le rapporter trs exactement l habitat spirituel dans le Cur du Christ21, la condition, bien entendu, denvisager cet habitat dans sa pleine ralisation effective, et non pas comme une simple aspiration plus ou moins sentimentale.

    Peut-tre certains ne verront-ils, dans quelques-uns des rapprochements que nous avons signals ici, quune affaire de simple curiosit ; mais nous tenons dclarer quils ont pour nous une porte beaucoup plus grande, comme tout ce qui permet de retrouver et de runir les vestiges pars de la Tradition primordiale.

    18 Le nom de saint Patrice, quon ne connat dordinaire que sous sa forme latinise, tait originairement

    Cothraige, qui signifie le serviteur des quatre . 19 Tchoang-tseu, ch. Ier ; traduction du R. P. L. Wieger, S. J., p. 213. Lempereur Yao rgnait, dit-on, en lan

    2356 avant lre chrtienne. 20 Il devrait tre peine utile de faire observer que ce non-agir na rien de commun avec un quitisme

    quelconque. 21 Voir larticle de M. Charbonneau-Lassay sur ce sujet (janvier 1926), et aussi la fin de notre article de mars

    1926.

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    P.-S. Pour complter notre article sur le Cur rayonnant et le Cur enflamm (avril 1926), nous reproduisons ces lignes empruntes M. Charbonneau-Lassay22 : Les rayons, dans lhraldique et dans liconographie du moyen ge, taient le signe spcial, le signe rserv de ltat glorieux ; les flammes symbolisaient lamour ou lardeur (au sens humain et au sens mystique) qui consument comme le feu, mais non la gloire. Les rayons, clat et lumire fulgurante, disaient le triomphe, la glorification suprme et totale. Dans lancienne hraldique franaise, si nettement expressive, les rayons taient si bien lemblme propre de la gloire ainsi entendue, et surtout, dans une composition religieuse, de la gloire cleste, que les croix rayonnantes portent, dans le langage si parlant du blason, le nom de croix divines (voir la figure ci-contre, tire du trait dhraldique de Vulson de la Colombire, 1669)23.

    Il y a l encore une raison, sajoutant celles que nous avons dj dites, de limportance prpondrante de la figuration du Cur rayonnant antrieurement aux temps modernes : on voit en effet quelle correspondait un aspect plus lev, plus exclusivement divin en quelque sorte, du symbolisme du Cur.

    Pour les flammes, la signification hraldique est exactement celle que nous avons indique en nous basant sur des considrations dun autre ordre ; pour les rayons, comme la concordance pourrait ntre pas saisie immdiatement, il faut une explication complmentaire, qui peut dailleurs tenir en quelques mots. En effet, la signification hraldique des rayons se rapporte essentiellement la lumire de gloire , dans et par laquelle sopre la vision batifique ; or celle-ci est bien de lordre intellectuel pur, elle est la connaissance la plus haute, la ralisation la plus complte de lintelligence, puisquelle est la contemplation directe de la Vrit suprme.

    22 Le Cur rayonnant du donjon de Chinon, p. 21. 23 Vulson de la Colombire, La Science Hroque, ch. XIII, p. 145, fig. XXXIV.

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    Le Cur du Monde dans la Kabbale hbraque

    Publi dans Regnabit, juillet-aot 1926.

    Nous avons fait allusion prcdemment (fvrier 1926, p. 220) au rle jou dans la tradition hbraque, aussi bien que dans toutes les autres traditions, par le symbolisme du cur, qui, l comme partout, reprsente essentiellement le Centre du Monde . Ce dont nous voulions parler alors est ce quon appelle la Kabbale, mot qui, en hbreu, ne signifie pas autre chose que tradition , et qui dsigne la doctrine transmise oralement pendant de longs sicles avant dtre fixe dans des textes crits ; cest l surtout, en effet, que nous pouvons trouver des donnes intressantes sur la question dont il sagit.

    Dans le Sepher Ietsirah, il est parl du Saint Palais ou Palais intrieur , qui est le Centre du Monde : il est au centre des six directions de lespace (le haut, le bas et les quatre points cardinaux) qui, avec le centre lui-mme, forment le septnaire. Les trois lettres du Nom divin Jehovah (form de quatre lettres, iod h vau h, mais parmi lesquelles il nen est que trois distinctes, le h tant rpt deux fois), par leur sextuple permutation suivant ces six directions, indiquent limmanence de Dieu au sein du Monde, cest--dire la manifestation du Verbe crateur au centre de toutes choses, dans le point primordial dont les tendues indfinies ne sont que lexpansion ou le dveloppement : Il forma du Tohu (vide) quelque chose et fit de ce qui ntait pas ce qui est. Il tailla de grandes colonnes de lther insaisissable1. Il rflchit, et la Parole (Memra) produisit tout objet et toutes choses par son Nom un (Sepher Ietsirah, IV, 5).

    Avant daller plus loin, nous signalerons que, dans les doctrines orientales, et en particulier dans la doctrine hindoue, il est aussi question frquemment des sept rgions de lespace, qui sont les quatre points cardinaux, plus le znith et le nadir, et enfin le centre lui-mme. On peut remarquer que la reprsentation des six directions, opposes deux deux partir du centre, forme une croix trois dimensions, trois diamtres rectangulaires dune sphre indfinie. On peut noter encore, titre de concordance, lallusion que fait saint Paul au symbolisme des directions ou des dimensions de lespace, lorsquil parle de la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur du mystre de lamour de Jsus-Christ (phsiens, III, 18) ; mais, ici, il ny a que quatre termes noncs distinctement au lieu de six, parce que la largeur et la

    1 Il sagit des colonnes de larbre sphirothique : colonne du milieu, colonne de droite et colonne de gauche

    (voir nos articles de dcembre 1925, p. 26, et de mars 1926, p. 292).

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    longueur correspondent respectivement aux deux diamtres horizontaux pris dans leur totalit, tandis que la hauteur et la profondeur correspondent aux deux moitis suprieure et infrieure du diamtre vertical.

    Dautre part, dans son important ouvrage sur La Kabbale juive 2 , M. Paul Vulliaud, propos des passages du Sepher Ietsirah que nous venons de citer, signale ceci : Clment dAlexandrie dit que de Dieu, Cur de lUnivers, partent les tendues infinies qui se dirigent, lune en haut, lautre en bas, celle-ci droite, celle-l gauche, lune en avant et lautre en arrire. Dirigeant son regard vers ces six tendues comme vers un nombre toujours gal, il achve le monde ; il est le commencement et la fin (lalpha et lomga), en lui sachvent les six phases infinies du temps, et cest de lui quelles reoivent leur extension vers linfini ; cest l le secret du nombre 7 3. Nous avons tenu rapporter textuellement cette citation, dont nous regrettons que la rfrence exacte ne soit pas indique ; le mot infini , qui sy trouve trois fois, est impropre et devrait tre remplac par indfini : Dieu seul est infini, lespace et le temps ne peuvent tre quindfinis. Lanalogie, pour ne pas dire lidentit, avec la doctrine kabbalistique est des plus remarquables ; et il y a l, comme on va le voir, matire dautres rapprochements qui sont plus tonnants encore.

    Le point primordial, do est profre la Parole cratrice, ne se dveloppe pas seulement dans lespace, mais aussi dans le temps ; il est le Centre du Monde sous tous les rapports, cest--dire quil est la fois au centre des espaces et au centre des temps. Ceci, bien entendu, ne concerne que notre monde, le seul dont les conditions dexistence soient directement exprimables en langage humain ; cest le monde sensible qui est soumis lespace et au temps, et il faudrait, pour passer lordre suprasensible (car il sagit du Centre de tous les mondes), effectuer une sorte de transposition analogique dans laquelle lespace et le temps ne garderaient plus quune signification purement symbolique ; la chose est dailleurs possible, mais nous navons pas nous en proccuper ici, et nous pouvons nous borner au point de vue cosmogonique tel quon lentend le plus habituellement.

    Il est question, chez Clment dAlexandrie, de six phases du temps, correspondant respectivement aux six directions de lespace : ce sont six priodes cycliques, subdivisions dune autre priode plus gnrale, et parfois reprsentes comme six millnaires. Le Zohar, de mme que le Talmud, partage en effet la dure du monde en priodes millnaires : Le monde subsistera pendant six mille ans auxquels font allusion les six premiers mots de la Gense (Siphra-de Zeniutha : Zohar, II, 176 b) ; et ces six millnaires sont analogues aux six jours de la cration ( Mille ans sont comme un jour au regard du Seigneur , dit lcriture). Le

    2 2 vol. in-8, Paris, 1923. Cet ouvrage contient un grand nombre de renseignements intressants, et nous en

    utiliserons ici quelques-uns ; on peut lui reprocher de faire trop de place des discussions dont limportance est bien secondaire, de ne pas aller assez au fond de la doctrine, et de manquer quelque peu dordre dans lexposition ; il nen reste pas moins que cest l un travail fait trs srieusement, et bien diffrent en cela de la plupart des autres livres qui ont t crits par les modernes sur le mme sujet.

    3 La Kabbale juive, T. I, pp. 215-216.

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    septime millnaire, comme le septime jour , est le Sabbath, cest--dire la phase de retour au Principe, qui correspond naturellement au centre, considr comme septime rgion de lespace. Il y a l une sorte de chronologie symbolique, qui ne doit sans doute pas tre prise la lettre ; Josphe (Antiquits judaques, I, 4) remarque que six mille ans font dix grandes annes , la grande anne tant de six sicles (cest le Naros des Chaldens) ; mais, ailleurs, ce quon dsigne par cette mme expression est une priode beaucoup plus longue, dix ou douze mille ans chez les Grecs et les Perses. Cela, dailleurs, nimporte pas ici, o il ne sagit pas de faire des conjectures sur la dure relle de notre monde, mais seulement de prendre ces divisions avec leur valeur symbolique : il peut sagir de six phases indfinies, donc de dure indtermine, plus une septime qui correspond lachvement de toutes choses et leur restauration dans ltat premier (ce dernier millnaire est sans doute assimilable au rgne de mille ans dont parle lApocalypse).

    Maintenant, que lon considre le Cur rayonnant du marbre astronomique de Saint-Denis dOrques, tudi ici par M. Charbonneau-Lassay (fvrier 1924), et dont nous redonnons ci-dessous la reproduction. Ce Cur est plac au centre du cercle plantaire et du cercle zodiacal, qui reprsentent respectivement lindfinit des espaces et celle des temps4 ; ny a-t-il pas l une similitude frappante avec le Saint Palais de la Kabbale, situ aussi au centre des espaces et des temps, et qui est effectivement, suivant les termes mmes de Clment dAlexandrie, le Cur de lUnivers ? Mais ce nest pas tout, et il y a, dans cette mme figure, quelque chose qui est peut-tre encore plus trange, et que nous dirons dans la suite.

    4 M. Charbonneau nous a montr un curieux document quil a trouv depuis la publication de son article : cest

    une mdaille dAntonin, frappe en gypte, et au revers de laquelle est figur Jupiter-Srapis, entour pareillement des deux cercles plantaire et zodiacal ; le rapprochement est digne de remarque.

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    Revenons la doctrine cosmogonique du Sepher Ietsirah : Il sagit, dit M. Vulliaud, du dveloppement partir de la Pense jusqu la modification du Son (la Voix), de limpntrable au comprhensible. On observera que nous sommes en prsence dun expos symbolique du mystre qui a pour objet la gense universelle et qui se relie au mystre de lunit. En dautres passages, cest celui du point qui se dveloppe par des lignes en tous sens, et qui ne devient comprhensible que par le Palais intrieur . Cest celui de linsaisissable ther (Avir), o se produit la concentration, do mane la lumire (Aor)5. Le point est, comme nous lavons dj dit (mai 1926), le symbole de lunit : il est le principe de ltendue, qui nexiste que par son rayonnement (le vide antrieur ntant que pure virtualit), mais il ne devient comprhensible quen se situant dans cette tendue, dont il est alors le centre. Lmanation de la lumire, qui donne sa ralit ltendue, faisant du vide quelque

    5 La Kabbale juive, T. I, p. 217.

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    chose et de ce qui ntait pas ce qui est , est une expansion qui succde la concentration ; ce sont l les deux phases daspiration et dexpiration dont il est si souvent question dans la doctrine hindoue, et dont la seconde correspond la production du monde manifest ; et nous avons dj not lanalogie qui existe aussi, cet gard, avec le mouvement du cur et la circulation du sang.

    Mais poursuivons : La lumire (Aor) jaillit du mystre de lther (Avir). Le point cach fut manifest, cest--dire la lettre iod 6 . Cette lettre reprsente hiroglyphiquement le Principe, et on dit que delle sont formes toutes les autres lettres de lalphabet hbraque. On dit aussi que le point primordial incomprhensible, qui est lUn non-manifest, en forme trois qui reprsentent le Commencement, le Milieu et la Fin (comme les trois lments du monosyllabe Aum dans le symbolisme hindou et dans lancien symbolisme chrtien), et que ces trois points runis constituent la lettre iod, qui est ainsi lUn manifest (ou plus exactement affirm en tant que principe de la manifestation universelle), Dieu se faisant Centre du Monde par son Verbe. Quand ce iod a t produit, dit le Sepher Ietsirah, ce qui resta de ce mystre ou de lAvir (ther) cach fut Aor (la lumire) ; et en effet, si lon enlve le iod du mot Avir, il reste Aor.

    M. Vulliaud cite, sur ce sujet, le commentaire de Mose de Lon : Aprs avoir rappel que le Saint, bni soit-Il, inconnaissable, ne peut tre saisi que daprs ses attributs (middoth) par lesquels Il a cr les mondes, commenons par lexgse du premier mot de la Thorah : Bereshith (le mot par lequel commence la Gense : in Principio). Danciens auteurs nous ont appris relativement ce mystre quil est cach dans le degr suprme, lther pur et impalpable. Ce degr est la somme totale de tous les miroirs postrieurs (cest--dire extrieurs). Ils en procdent par le mystre du point qui est lui-mme un degr cach et manant du mystre de lther pur et mystrieux. Le premier degr, absolument occulte, ne peut tre saisi. De mme le mystre du point suprme, quoiquil soit profondment cach, peut tre saisi dans le mystre du Palais intrieur. Le mystre de la Couronne suprme (Kether, la premire des dix Sephiroth) correspond celui du pur et insaisissable ther (Avir). Il est la cause de toutes les causes et lorigine de toutes les origines. Cest dans ce mystre, origine invisible de toutes choses, que le point cach dont tout procde prend naissance. Cest pourquoi il est dit dans le Sepher Ietsirah : Avant lUn, que peux-tu compter ? Cest--dire avant ce point, que peux-tu compter ou comprendre ? Avant ce point, il ny avait rien, except An, cest--dire le mystre de lther pur et insaisissable, ainsi nomm (par une simple ngation) cause de son incomprhensibilit. Le commencement comprhensible de lexistence se trouve dans le mystre du point suprme. Et parce que ce point est le commencement de toutes choses, il est appel Pense (Mahasheba). Le mystre de la Pense cratrice correspond au point cach. Cest dans le Palais intrieur que le mystre uni au point cach peut tre compris, car le pur et insaisissable ther reste toujours mystrieux. Le point est lther rendu palpable dans le mystre du Palais intrieur

    6 Ibid., T. I, p. 218.

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    ou Saint des Saints. Tout, sans exception, a dabord t conu dans la Pense7. Et si quelquun disait : Voyez ! il y a du nouveau dans le monde, imposez-lui silence, car cela fut antrieurement conu dans la Pense. Du point cach mane le Saint Palais intrieur. Cest le Saint des Saints, la cinquantime anne (allusion au Jubil, qui reprsente le retour ltat primordial), quon appelle galement la Voix qui mane de la Pense8. Tous les tres et toutes les causes manent alors par la force du point den haut. Voil ce qui est relatif aux mystres des trois Sephiroth suprmes 9. Nous avons voulu donner ce passage en entier, malgr sa longueur, parce que, outre son intrt propre, nous aurons sans doute nous y rfrer, dans la suite de ces tudes, pour tablir certaines comparaisons avec dautres doctrines traditionnelles.

    Le symbolisme de la lettre iod doit encore retenir notre attention : nous avons rappel prcdemment (fvrier 1926) le fait, dj signal par le R. P. Anizan, que, dans une estampe dessine et grave par Callot pour une thse soutenue en 1625, on voit le Cur du Christ contenant trois iod, qui peuvent tre regards comme reprsentant la Trinit. Du reste, si lon considre, comme nous lavons vu plus haut, le iod comme form par la runion de trois points, il est dj par lui-mme une image du Dieu tri-un ; et sans doute les trois iod nen reprsentent-ils que mieux les trois Personnes de la Trinit. Dautre part, on a fait remarquer M. Charbonneau-Lassay que, dans le Cur de Saint-Denis dOrques, la blessure a la forme dun iod renvers ; est-ce une ressemblance purement accidentelle, ou faut-il voir dans cette forme quelque chose de voulu ? Nous noserions rien affirmer l-dessus, et nous admettons mme que celui qui trace un symbole nest pas ncessairement conscient de tout ce qui y est inclus rellement ; pourtant, le Chartreux qui sculpta le marbre astronomique a fait preuve par ailleurs dassez de science pour quil ne soit nullement invraisemblable quil y ait eu l, de sa part, une intention effective ; et, en tout cas, ce iod, voulu ou non, nous apparat plein de signification. Il nest pas jusqu sa position renverse qui nait un sens : elle peut tre une allusion lIncarnation, ou, dune faon plus gnrale, la manifestation du Verbe dans le Monde, considre en quelque sorte comme une descente (cest le sens exact du terme sanscrit avatra, qui dsigne toute manifestation divine). Pour ce qui est du iod lui-mme, il a le sens de principe , comme nous lavons dit plus haut, et aussi de germe (mot qui, notons-le en passant, est appliqu au Christ en divers passages de lcriture) : le iod dans le cur, cest en quelque sorte le germe envelopp dans le fruit. Cest aussi lindication dun rapport trs troit entre le symbole du Cur et celui de l uf du Monde , auquel nous avons dj fait allusion ; nous aurons loccasion dy revenir, et nous nous expliquerons alors plus amplement sur ce point, qui est assez important pour mriter dtre trait part ; nous ne nous y arrtons donc pas davantage pour le moment.

    7 Cest le Verbe en tant quIntelligence divine, qui est le lieu des possibles . 8 Cest encore le Verbe, mais en tant que Parole divine : il est dabord Pense lintrieur, et ensuite Parole

    lextrieur, la Parole tant la manifestation de la Pense (voir notre article de janvier 1926) ; et la premire parole profre est le Iehi Aor (Fiat Lux) de la Gense.

    9 Cit dans La Kabbale juive, T. I, pp. 405-406.

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    Voici maintenant cette chose vraiment trange que nous annoncions plus haut : le Cur de Saint-Denis dOrques, avec sa blessure en forme de iod, rayonne la lumire (Aor)10, de telle sorte que nous avons ici la fois le iod et lAor, cest--dire les deux termes de la diffrenciation de lAvir primordial. De plus, ce iod et cet Aor sont placs respectivement lintrieur et lextrieur du Cur, ainsi quil convient, car le premier procde de la concentration et le second de lexpansion, et cest de cette concentration et de cette expansion successives que nat la distinction mme de lintrieur et de lextrieur. Encore une fois, nous naffirmons pas que tout cela ait t voulu expressment par le sculpteur, car nous navons aucun moyen den acqurir la certitude ; mais on conviendra que, si cest involontaire, sil ny a l quune rencontre inconsciente avec la doctrine kabbalistique, cest encore plus extraordinaire, et que le Chartreux aurait alors suppl la science qui lui manquait par une intuition des plus surprenantes ; nous laisserons chacun libre de choisir son gr entre les deux hypothses.

    Quoi quil en soit, ce qui est incontestable, cest que le Cur lui-mme, dans cette figuration si remarquable, sidentifie au Saint Palais de la Kabbale ; cest bien ce mme Cur, centre de toutes choses, que la doctrine hindoue, de son ct, qualifie de Cit divine (Brahma-pura). Le Saint Palais est aussi appel le Saint des Saints , comme nous lavons vu dans la citation de Mose de Lon ; et, dans le Temple de Jrusalem, le Saint des Saints ntait pas autre chose quune figure du vritable Centre du Monde , figure trs relle du reste, puisquil tait aussi le lieu de la manifestation divine, la demeure de la Shekinah, qui est la prsence effective de la Divinit. Il y a l, dans la tradition hbraque, un autre aspect du symbolisme du cur, dailleurs troitement li au prcdent, et dont ltude fera lobjet de notre prochain article.

    10 Peut-tre y a-t-il aussi une intention symbolique dans lalternance de deux sortes de rayons, droits et sinueux,

    qui peuvent reprsenter deux mouvements diffrents dans la propagation de la lumire, ou encore deux aspects secondaires de celle-ci.

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    La Terre Sainte et le Cur du Monde

    Publi dans Regnabit, septembre-octobre 1926.

    Nous parlions, en terminant notre dernier article, de la Shekinah, qui est, dans la tradition hbraque, la prsence relle de la Divinit ; le terme qui la dsigne drive de zhakan, qui signifie habiter ou rsider . Cest la manifestation divine en ce monde, ou, en quelque sorte, Dieu habitant parmi les hommes ; de l son rapport trs troit avec le Messie, qui est Emmanuel, Dieu avec nous : Et habitavit in nobis, dit saint Jean (1, 14). Il faut dailleurs remarquer que les passages de lcriture o il est fait tout spcialement mention de la Shekinah sont surtout ceux o il sagit de linstitution dun centre spirituel : la construction du Tabernacle, qui est lui-mme appel en hbreu mishkan, mot de mme racine et signifiant proprement lhabitacle divin ; ldification du Temple de Salomon, puis de celui de Zorobabel. Un tel centre, en effet, tait essentiellement destin tre la rsidence de la Shekinah, cest--dire le lieu de la manifestation divine, toujours reprsente comme Lumire ; et la Shekinah est parfois dsigne comme la Lumire du Messie : Erat Lux vera qu illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum, dit encore saint Jean (I, 9) ; et le Christ dit de lui-mme : Je suis la Lumire du monde (ibid., VIII, 12).

    Cette illumination dont parle saint Jean se produit au centre de ltre, qui est reprsent par le Cur, ainsi que nous lavons dj expliqu1, et qui est le point de contact de lindividu avec lUniversel, ou, en dautres termes, de lhumain avec le Divin. La Shekinah porte ce nom, dit lhbrasant Louis Cappel2, parce quelle habite dans le cur des fidles, laquelle habitation fut symbolise par la Tabernacle o Dieu est cens rsider . la vrit, ce symbole est en mme temps une ralit, et lon peut parler de la rsidence de la Shekinah, non seulement dans le cur des fidles, mais aussi dans le Tabernacle, qui, pour cette raison, tait considr comme le Cur du Monde . Il y a ici, en effet, plusieurs points de vue distinguer ; mais, tout dabord, nous pouvons remarquer que ce qui prcde suffirait en somme justifier entirement le culte du Sacr-Cur. En effet, si nous appliquons au Christ, en lui donnant la plnitude de sa signification, ce qui, en un certain sens et au moins virtuellement, est vrai de tout tre humain (lomnem hominem de saint Jean en est la dclaration explicite), nous pouvons dire que la Lumire du Messie tait en quelque sorte concentre dans son Cur, do elle sirradiait comme dun foyer

    1 On pourra se reporter notamment notre article sur Le Cur rayonnant et le Cur enflamm (avril 1926). 2 Critica sacra, p. 311, dition dAmsterdam, 1689 ; cit par M. P. Vulliaud, La Kabbale juive, T. I, p. 493.

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    resplendissant ; et cest ce quexprime prcisment la figure du Cur rayonnant . Dautre part, nous voyons aussi, par ce qui vient dtre dit, que le Sacr-Cur est pour ainsi dire le lieu o se ralise proprement le mystre de ltre thandrique, o sopre lunion des deux natures divine et humaine dans la personne du Christ. Dans lvangile, lhumanit du Christ est compare au Temple3 : Dtruisez le Temple de Dieu et je le rebtirai en trois jours (St Jean, II, 19 ; cf. St Matthieu, XXVI, 61, et St Marc, XIV, 58) ; et le Cur est, dans son humanit, ce quest dans le Temple le Tabernacle ou le Saint des Saints .

    Revenons maintenant la distinction laquelle nous faisions allusion tout lheure : elle rsulte immdiatement de ce que la religion, au sens propre et tymologique de ce mot, cest--dire ce qui relie lhomme son Principe divin, concerne non seulement chaque homme en particulier, mais aussi lhumanit envisage collectivement ; autrement dit, elle a la fois un aspect individuel et un aspect social4. La rsidence de la Shekinah dans le cur du fidle correspond au premier de ces deux points de vue ; sa rsidence dans le Tabernacle correspond au second. Du reste, le nom dEmmanuel signifie galement ces deux choses : Dieu en nous , cest--dire dans le cur de lhomme, et Dieu avec nous , cest--dire au milieu des hommes ; et le in nobis de saint Jean, que nous rappelions plus haut, peut sinterprter aussi dans ces deux sens. Cest au second point de vue que se place la tradition judaque lorsquelle dit que, quand deux personnes sentretiennent des mystres divins, la Shekinah se tient entre elles ; et le Christ a dit exactement la mme chose, et presque dans les mmes termes : Quand deux ou trois sont assembls en mon nom, je me trouve au milieu deux (St Matthieu, XVIII, 20). Cela est dailleurs vrai, comme le prcise le texte vanglique, en quelque lieu quils se trouvent assembls ; mais ceci, au point de vue judaque, ne se rapporte qu des cas spciaux, et, pour le peuple dIsral en tant que collectivit organise (et organise thocratiquement, dans lacception la plus vraie de ce terme), le lieu o la Shekinah rsidait dune faon constante, normale en quelque sorte, tait le Temple de Jrusalem ; cest pourquoi les sacrifices, constituant le culte public, ne pouvaient tre offerts nulle part ailleurs.

    Comme centre spirituel, le Temple, et plus spcialement la partie appele le Saint des Saints , tait une image du Centre du Monde , que la Kabbale dcrit comme le Saint Palais ou Palais intrieur , ainsi que nous lavons vu dans notre prcdent article ; et nous avons fait remarquer alors que ce Saint Palais tait aussi appel le Saint des Saints . Du reste, comme nous lavons dj dit dans notre tude sur lOmphalos (juin 1926), la maison de Dieu , le lieu de la manifestation divine, quel quil soit, sidentifie naturellement au Centre du Monde , quil reprsente symboliquement, mais aussi rellement.

    3 Nous disons lhumanit du Christ, et non pas seulement son corps, parce que cest effectivement le compos

    humain qui, comme tel, est dtruit par la mort. 4 Il y a mme un troisime aspect, qui concerne lhumanit en tant que nature spcifique, et qui, par suite, se

    rfre directement lordre cosmique.

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    Le centre spirituel, pour un certain peuple, nest dailleurs pas forcment un lieu fixe ; il ne peut ltre que si ce peuple est lui-mme tabli demeure dans un pays dtermin. Lorsquil sagit dun peuple nomade, les conditions sont tout autres, et son centre spirituel doit se dplacer avec lui, tout en demeurant cependant toujours le mme au cours de ce dplacement ; tel fut prcisment le cas du Tabernacle tant quIsral fut errant. Voici ce que dit ce sujet M. Vulliaud, dans louvrage que nous avons dj cit : Jusqu la venue dAbraham, dIsaac et de Jacob, les patriarches, en attirant le Shekinah ici-bas, lui prparrent trois trnes. Mais sa rsidence ntait pas fixe. Ds lors Mose construisit le Tabernacle, mais elle tait prgrine comme son peuple. Aussi dit-on quelle ne rsidait pas ici-bas (en un lieu dtermin), mais au milieu des Isralites. Elle neut de fixit que le jour o le Temple fut construit, pour lequel David avait prpar lor, largent, et tout ce qui tait ncessaire Salomon pour parachever louvrage5. Le Tabernacle de la Saintet de Jehovah, la rsidence de la Shekinah, est le Saint des Saints qui est le cur du Temple, qui est lui-mme le centre de Sion (Jrusalem), comme la sainte Sion est le centre de la Terre dIsral, comme la Terre dIsral est le centre du monde 6. Lexpression de Cur du Monde , applique Sion, se trouve notamment dans le Zohar, et aussi dans le Kuzari de Jehudah Halvi7 ; et, dans la dernire phrase que nous venons de citer, on peut remarquer quil y a comme une srie dextensions donnes graduellement lide du centre dans les applications qui en sont faites successivement.

    On peut aussi prendre les choses dans lordre inverse, et mme en les poussant encore plus loin que ce qui vient dtre dit : non seulement tout ce qui a t numr, cest--dire la Terre dIsral, la montagne de Sion, le Temple, le Saint des Saints ou le Tabernacle, mais encore, aprs celui-ci, lArche dAlliance qui tait dans le Tabernacle, et enfin, sur lArche dAlliance elle-mme, le lieu prcis de la manifestation de la Shekinah, situ entre les deux Kerubim, reprsentent comme autant dapproximations successives de ce que nous pouvons appeler le Ple spirituel , suivant un symbolisme commun toutes les traditions et que nous avons dj eu loccasion dindiquer prcdemment8 : cest, pourrait-on dire, comme le point de contact du Ciel et de la Terre. Nous avons expliqu ailleurs9 que Dante, de son ct, a prsent prcisment Jrusalem comme le Ple spirituel de notre monde ; cest quelle lest encore en un autre sens, et plus effectivement que jamais, depuis le Christianisme, comme tant le lieu o sest leve la croix du Sauveur, qui sidentifie l Arbre de Vie cest--dire l Axe du Monde 10 ; son rle, qui jadis se rapportait spcialement au peuple hbreu, sest en quelque sorte universalis par l mme que sy est accompli le mystre de la Rdemption.

    5 Certaines des expressions qui sont employes ici voquent (peut-tre linsu de lauteur qui rapporte ces

    choses) lassimilation qui a t frquemment tablie entre la construction du Temple, envisage dans sa signification idale, et le Grand uvre des hermtistes.

    6 La Kabbale juive, T. I, p. 509. 7 Ibid., T. I, p. 353. 8 Voir notre article sur Lide du Centre dans les traditions antiques (mai 1926). 9 Dans notre tude sur Lsotrisme de Dante. 10 Voir notre article sur Les Arbres du Paradis (mars 1926). Il y a une allusion trs nette cette identification

    de la croix l Axe du Monde dans la devise des Chartreux : Stat Crux dum volvitur orbis.

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    Nous venons de voir que lappellation de Cur du Monde ou de Centre du Monde est tendue la Terre dIsral tout entire, en tant que celle-ci est considre comme la Terre Sainte ; et il faut noter aussi quelle reoit, sous le mme rapport, diverses autres dnominations, parmi lesquelles celle de Terre des Vivants est une des plus remarquables. Il est parl de la Terre des Vivants comprenant sept terres , et M. Vulliaud observe que cette Terre est Chanaan dans lequel il y avait sept peuples 11 , ce qui est exact au sens littral, bien quune interprtation symbolique soit galement possible ; et cest pourquoi il est dit : Je marcherai devant le Seigneur dans les Terres des Vivants (be-aretsoth ha-hayim) (Ps., CXVI, 9). On sait que la liturgie catholique applique cette appellation de Terre des Vivants au sjour cleste des lus 12 , qui tait en effet figur par la Terre promise, puisque Isral, en pntrant dans celle-ci, devait voir la fin de ses tribulations ; et, un autre point de vue encore, la Terre Sainte, en tant que centre spirituel, tait une image du Ciel, car, selon la tradition judaque, tout ce que font les Isralites sur terre est accompli daprs les types de ce qui se passe dans le monde cleste 13.

    On doit dailleurs remarquer que le peuple dIsral nest pas le seul qui ait assimil son pays au Cur du Monde et qui lait regard comme une image du Ciel, deux ides qui, du reste, nen font quune en ralit ; lusage du mme symbolisme se retrouve chez dautres peuples qui possdaient galement une Terre Sainte , cest--dire un pays o tait tabli un centre spirituel ayant pour eux un rle comparable celui du Temple de Jrusalem pour les Hbreux. Nous pouvons rpter ce propos ce que nous avons dj dit au sujet de lOmphalos, qui tait toujours limage visible du Centre du Monde pour le peuple habitant la rgion o il tait plac ; et nous renverrons aussi ce que nous ajoutions alors (juin 1926, p. 46) sur les diffrentes traditions particulires et leur rattachement la Tradition primordiale. On pourra comprendre par l que des contres diverses aient t qualifies symboliquement de Cur du Monde , les centres spirituels correspondants ayant tous dailleurs une constitution analogue, et souvent jusque dans des dtails trs prcis, comme tant autant dimages dun mme Centre unique et suprme.

    Le symbolisme dont il sagit se rencontre notamment chez les anciens gyptiens ; en effet, suivant Plutarque, les gyptiens donnent leur contre le nom de Chmia14, et la comparent un cur 15. La raison quen donne cet auteur est assez trange : Cette contre est chaude en effet, humide, contenue dans les parties mridionales de la terre habite, tendue au Midi, comme dans le corps de lhomme le cur stend gauche , car les gyptiens considrent lOrient comme le visage

    11 La Kabbale juive, T. II, p. 116. 12 Lexpression de Terre des Vivants , dailleurs, est effectivement synonyme de sjour dimmortalit ;

    aussi est-elle, originairement, une des dsignations du Paradis terrestre, qui est la Terre Sainte par excellence. 13 Ibid., T. I, p. 501. 14 Kmi, en langue gyptienne, signifie terre noire ; de ce mot est venu celui dalchimie (al ntant que

    larticle en arabe), qui dsignait originairement la science hermtique, cest--dire la science sacerdotale de lgypte. 15 Isis et Osiris, 33 ; traduction Mario Meunier, p. 116.

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    du monde, le Nord comme en tant la droite, et le Midi, la gauche 16. Ce ne sont l que des similitudes assez superficielles, et la vraie raison doit tre tout autre, puisque la mme comparaison avec le cur a t applique galement toute terre laquelle tait attribu un caractre sacr et central , au sens spirituel, quelle que soit sa situation gographique. Dailleurs, ce qui justifie encore linterprtation que nous envisageons, cest que, au rapport de Plutarque lui-mme, le cur, qui reprsentait lgypte, reprsentait en mme temps le Ciel : Les gyptiens, dit-il, figurent le Ciel, qui ne saurait vieillir puisquil est ternel, par un cur pos sur un brasier dont la flamme entretient lardeur 17 . Ainsi, tandis que le cur est lui-mme figur hiroglyphiquement par le vase18, il est son tour, et simultanment, lhiroglyphe de lgypte et celui du Ciel19.

    Nous avons encore noter, cette occasion, une curieuse remarque sur le symbolisme de libis, qui tait un des emblmes de Thoth (appel Herms par les Grecs), cest--dire de la Sagesse. Elien, indiquant les diverses raisons qui contribuaient donner cet oiseau un caractre sacr, dit que, quand libis ramne sa tte et son cou sous ses ailes, il prend la figure dun cur, et cest par un cur que les gyptiens reprsentaient hiroglyphiquement lgypte 20. Enfin, puisque nous sommes revenu sur cette question du cur dans lantique gypte, rappelons encore un dernier texte de Plutarque, dj cit ici par M. Charbonneau-Lassay21 : De toutes les plantes qui croissent en gypte, le persa, dit-on, est celle qui est particulirement consacre Isis, parce que son fruit ressemble un cur, et sa feuille une langue 22 ; et rapprochons-en ce que M. Charbonneau-Lassay indiquait aussi prcdemment propos de linscription funraire dun prtre de Memphis, de laquelle il ressort que les thologiens de lcole de Memphis distinguaient dans luvre du Dieu Crateur le rle de la pense cratrice, quils appellent la part du

    16 Ibid., 32, p. 112. Dans lInde, cest au contraire le Midi qui est dsign comme le ct de la droite ,

    dakshina ; mais, en dpit des apparences, cela revient au mme, car il faut entendre par l le ct quon a sa droite quand on se tourne vers lOrient, et il est facile de se reprsenter le ct gauche du monde comme stendant vers la droite de celui qui le contemple, et inversement, ainsi que cela a lieu pour deux personnes places lune en face de lautre.

    17 Ibid., 10, p. 49. On remarquera que ce symbole, avec la signification qui lui est donne ici, semble pouvoir tre rapproch de celui du phnix.

    18 Voir larticle de M. Charbonneau-Lassay sur Le Cur humain et la notion du Cur de Dieu dans la religion de lancienne gypte (novembre 1924), et aussi notre article sur Le Sacr-Cur et la lgende du Saint Graal (aot-septembre 1925).

    19 M. G. Ferrero (Les Lois psychologiques du Symbolisme, p. 142) dit que Wilkinson donne un curieux dessin dune maison gyptienne, sur la faade de laquelle il y a une croix latine sortant dun cur dessin grossirement et extrmement semblable ceux quon trouve dans certains tableaux catholiques . Nous nous bornons noter ce fait, ne pouvant linterprter srement en labsence de donnes plus prcises.

    20 De Natura animalium, X, 28 ; cit par M. Mario Meunier dans une note de sa traduction dIsis et Osiris, p. 218. M. Charbonneau-Lassay, qui nous avons signal ce texte, a fait un rapprochement avec le dessin dun vieux bijou, semblant de provenance espagnole, o est figur, au milieu dun mdaillon ellipsode comme les sceaux ecclsiastiques mdivaux, un hron ou une cigogne, quivalent occidental de libis, dispos de telle faon que sa forme schmatique rappelle celle de certains vases antiques, dailleurs voisine de celle dun cur ; et ceci fait penser encore lassimilation symbolique du vase et du cur chez les gyptiens.

    21 Le Cur et la Lyre (fvrier 1926, pp. 209-210). 22 Isis et Osiris, 68, p. 198. On notera spcialement lassimilation tablie entre le cur et le fruit ; nous avons

    dj fait allusion une telle comparaison dans notre dernier article, en nous rservant dailleurs dy revenir plus tard.

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    Cur, et celui de linstrument de la cration, quils appellent la part de la Langue 23. Ce Cur et cette Langue, cest exactement ce que les textes kabbalistiques que nous reproduisions dans notre dernier article appellent la Pense et la Voix, cest--dire les deux aspects intrieur et extrieur du Verbe ; il y a l, entre la tradition hbraque et la tradition gyptienne, une similitude aussi parfaite que possible. Cette concordance des traditions, que lon pourrait assurment tablir de mme sur bien dautres points, nexplique-t-elle pas quHbreux et gyptiens aient pu avoir, chacun lappliquant spcialement son propre pays, la mme ide de la Terre Sainte comme Cur du Monde et image du Ciel ?

    23 Le Cur humain et la notion du Cur de Dieu dans la religion de lancienne gypte (novembre 1924, p.

    380).

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    Considrations sur le Symbolisme Publi dans Regnabit, novembre 1926.

    Nous avons dj expos ici quelques considrations gnrales sur le symbolisme, notamment dans notre article sur Le Verbe et le Symbole (janvier 1926), o nous nous sommes surtout attach montrer la raison dtre fondamentale de ce mode dexpression si mconnu notre poque. Cette mconnaissance mme, cette ignorance gnrale des modernes lgard des questions qui sy rapportent, exige quon y revienne avec insistance pour les envisager sous tous leurs aspects ; les vrits les plus lmentaires, dans cet ordre dides, semblent avoir t peu prs entirement perdues de vue, de sorte quil est toujours opportun de les rappeler chaque fois que loccasion sen prsente. Cest ce que nous nous proposons de faire aujourdhui, et sans doute aussi par la suite, dans la mesure o les circonstances nous le permettront, et ne serait-ce quen rectifiant les opinions errones quil nous arrive de rencontrer et l sur ce sujet ; nous en avons, en ces derniers temps, trouv particulirement deux qui nous semblent mriter dtre releves comme susceptibles de donner lieu quelques prcisions intressantes, et cest leur examen qui fera lobjet du prsent article et de celui qui suivra.

    I. Mythes et Symboles Une revue consacre plus spcialement ltude du symbolisme maonnique a

    publi un article sur l interprtation des mythes , dans lequel il se trouve dailleurs certaines vues assez justes, parmi dautres qui sont beaucoup plus contestables ou mme tout fait fausses par les prjugs ordinaires de lesprit moderne ; mais nous nentendons nous occuper ici que dun seul des points qui y sont traits. Lauteur de cet article tablit, entre mythes et symboles , une distinction qui ne nous parat pas fonde : pour lui, tandis que le mythe est un rcit prsentant un autre sens que celui que les mots qui le composent expriment directement, le symbole serait essentiellement une reprsentation figurative de certaines ides par un schma gomtrique ou par un dessin quelconque ; le symbole serait donc proprement un mode graphique dexpression, et le mythe un mode verbal. Il y a l, en ce qui concerne la signification donne au symbole, une restriction que nous croyons inacceptable : en effet, toute image qui est prise pour reprsenter une ide, pour lexprimer ou la suggrer dune faon quelconque, peut tre regarde comme un signe ou, ce qui revient au mme, un symbole de cette ide ; peu importe quil

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    sagisse dune image visuelle ou de toute autre sorte dimage, car cela nintroduit ici aucune diffrence essentielle et ne change absolument rien au principe mme du symbolisme. Celui-ci, dans tous les cas, se base toujours sur un rapport danalogie ou de correspondance entre lide quil sagit dexprimer et limage, graphique, verbale ou autre, par laquelle on lexprime ; et cest pourquoi nous avons dit, dans larticle auquel nous faisions allusion au dbut, que les mots eux-mmes ne sont et ne peuvent tre autre chose que des symboles. On pourrait mme, au lieu de parler dune ide et dune image comme nous venons de le faire, parler plus gnralement encore de deux ralits quelconques, dordres diffrents, entre lesquelles il existe une correspondance ayant son fondement la fois dans la nature de lune et de lautre : dans ces conditions, une ralit dun certain ordre peut tre reprsente par une ralit dun autre ordre, et celle-ci est alors un symbole de celle-l.

    Le symbolisme, ainsi entendu (et, son principe tant tabli de la faon que nous venons de rappeler, il nest gure possible de lentendre autrement), est videmment susceptible dune multitude de modalits diverses ; le mythe nen est quun simple cas particulier, constituant une de ces modalits ; on pourrait dire que le symbole est le genre, et que le mythe en est une des espces. En dautres termes, on peut envisager un rcit symbolique, aussi bien et au mme titre quun dessin symbolique, ou que beaucoup dautres choses encore qui ont le mme caractre et qui jouent le mme rle ; les mythes sont des rcits symboliques, comme les paraboles vangliques le sont galement ; il ne nous semble pas quil y ait l matire la moindre difficult, ds lors quon a bien compris la notion gnrale du symbolisme.

    Mais il y a encore lieu de faire, ce propos, dautres remarques qui ne sont pas sans importance : nous voulons parler de la signification originelle du mot mythe lui-mme. On regarde communment ce mot comme synonyme de fable , en entendant simplement par l une fiction quelconque, le plus souvent revtue dun caractre plus ou moins potique. Il semble bien que les Grecs, la langue desquels ce terme est emprunt, aient eux-mmes leur part de responsabilit dans ce qui est, vrai dire, une altration profonde et une dviation du sens primitif ; chez eux, en effet, la fantaisie individuelle commena assez tt se donner libre cours dans toutes les formes de lart, qui, au lieu de demeurer proprement hiratique et symbolique comme chez les gyptiens et les peuples de lOrient, prit bientt par l une tout autre direction, visant beaucoup moins instruire qu plaire, et aboutissant des productions dont la plupart sont peu prs dpourvues de toute signification relle ; cest ce que nous pouvons appeler lart profane. Cette fantaisie esthtique sexera en particulier sur les mythes : les potes, en les dveloppant et les modifiant au gr de leur imagination, en les entourant dornements superflus et vains, les obscurcirent et les dnaturrent, si bien quil devint souvent fort difficile den retrouver le sens et den dgager les lments essentiels, et quon pourrait dire que finalement le mythe ne fut plus, au moins pour le plus grand nombre, quun symbole incompris, ce quil est rest pour les modernes. Mais ce nest l que labus ; ce quil faut considrer, cest que le mythe, avant toute dformation, tait proprement et essentiellement un rcit symbolique, comme nous lavons dit plus haut ; et, ce point de vue dj, mythe nest pas entirement synonyme de fable , car ce dernier mot (en latin fabula, de fari, parler) ne dsigne tymologiquement quun rcit quelconque, sans en

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    spcifier aucunement lintention ou le caractre ; ici aussi, dailleurs, le sens de fiction nest venu sy attacher quultrieurement. Il y a plus : ces deux termes de mythe et de fable , quon en est arriv prendre pour quivalents, sont drivs de racines qui ont, en ralit, une signification tout oppose, car, tandis que la racine de fable dsigne la parole, celle de mythe , si trange que cela puisse sembler premire vue lorsquil sagit dun rcit, dsigne au contraire le silence.

    En effet, le mot grec muthos, mythe , vient de la racine mu, et cette racine (qui se retrouve dans le latin mutus, muet) reprsente la bouche ferme, et par suite le silence. Cest l le sens du verbe muein, fermer la bouche, se taire (et, par une extension analogique, il en arrive signifier aussi fermer les yeux, au propre et au figur) ; lexamen de quelques-uns des drivs de ce verbe est particulirement instructif1. Mais, dira-t-on, comment se fait-il quun mot ayant cette origine ait pu servir dsigner un rcit dun