René Guénon - Recueil posthume - Regnabit

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    Ren Gunon

    REGNABIT

    - Recueil posthume -

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    TABLE DES MATIRES

    Le Sacr-Cur et la Lgende du Saint Graal......................................................... 2Le Chrisme et le Cur dans les anciennes marques corporatives ......................... 9 propos de quelques symboles hermtico-religieux............................................ 20Le Verbe et le Symbole .......................................................................................... 27 propos des signes corporatifs et de leur sens originel ....................................... 33Les Arbres du Paradis ........................................................................................... 39Le Cur rayonnant et le Cur enflamm ............................................................ 44Lide du Centre dans les traditions antiques ...................................................... 50La Rforme de la Mentalit moderne ................................................................... 59LOmphalos, symbole du Centre........................................................................... 63Le Cur du Monde dans la Kabbale hbraque .................................................. 70La Terre Sainte et le Coeur du Monde ................................................................. 77Considrations sur le Symbolisme.............................................................................I.Mythes et Symboles ......................................................................................... 83Considrations sur le Symbolisme.............................................................................II.Symbolisme et Philosophie ............................................................................. 88Cur et Cerveau .................................................................................................... 93 propos du Poisson ............................................................................................. 100LEmblme du Sacr-Cur dans une socit secrte amricaine ..................... 105Une Contrefaon du Catholicisme ...................................................................... 111Le Centre du Monde dans les doctrines extrme-orientales .............................. 117

    Le grain de snev ................................................................................................ 123Lther dans le cur ........................................................................................... 129

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    Le Sacr-Cur

    et la Lgende du Saint GraalPubli dans Regnabit, aot-septembre 1925.

    Dans un de ses derniers articles (Regnabit, juin 1925), M. Charbonneau-Lassaysignale trs justement, comme se rattachant ce quon pourrait appeler la prhistoire du CurEucharistique de Jsus , la lgende du Saint Graal, crite au

    XII

    e

    sicle, mais bien antrieure par ses origines, puisquelle est en ralit uneadaptation chrtienne de trs anciennes traditions celtiques. Lide de cerapprochement nous tait dj venue loccasion de larticle antrieur, extrmementintressant au point de vue o nous nous plaons, intitul Le Cur humain et lanotion du Curde Dieu dans la religion de lancienne gypte (novembre 1924), etdont nous rappellerons le passage suivant : Dans les hiroglyphes, criture sacreo souvent limage de la chose reprsente le mot mme qui la dsigne, le curne futcependant figur que par un emblme : le vase. Le curde lhomme nest-il pas eneffet le vase o sa vie slabore continuellement avec son sang ? Cest ce vase, priscomme symbole du cur et se substituant celui-ci dans lidographie gyptienne,qui nous avait fait penser immdiatement au Saint-Graal, dautant plus que dans cedernier, outre le sens gnral du symbole (considr dailleurs la fois sous ses deuxaspects divin et humain), nous voyons encore une relation spciale et beaucoup plusdirecte avec le Curmme du Christ.

    En effet, le Saint Graal est la coupe qui contint le prcieux sang du Christ, etqui le contint mme deux fois, puisquelle servit dabord la Cne, et quensuiteJoseph dArimathie y recueillit le sang et leau qui schappaient de la blessureouverte par la lance du centurion au flanc du Rdempteur. Cette coupe se substitue

    donc en quelque sorte au Cur du Christ comme rceptacle de son sang, elle enprend pour ainsi dire la place et en devient comme un quivalent symbolique ; etnest-il pas encore plus remarquable, dans ces conditions, que le vase ait t djanciennement un emblme du cur? Dailleurs, la coupe, sous une forme ou sousune autre, joue, aussi bien que le cur lui-mme, un rle fort important dans

    beaucoup de traditions antiques ; et sans doute en tait-il ainsi notamment chez lesCeltes, puisque cest de ceux-ci quest venu ce qui constitua le fond mme ou tout aumoins la trame de la lgende du Saint Graal. Il est regrettable quon ne puisse guresavoir avec prcision quelle tait la forme de cette tradition antrieurement au

    Christianisme, ainsi quil arrive du reste pour tout ce qui concerne les doctrinesceltiques, pour lesquelles lenseignement oral fut toujours lunique mode detransmission usit ; mais il y a dautre part assez de concordances pour quon puisse

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    du moins tre fix sur le sens des principaux symboles qui y figuraient, et cest l cequil y a en somme de plus essentiel.

    Mais revenons la lgende sous la forme o elle nous est parvenue ; ce quelledit de lorigine mme du Graal est fort digne dattention : cette coupe aurait t taille

    par les anges dans une meraude tombe du front de Lucifer lors de sa chute. Cette

    meraude rappelle dune faon frappante lurn, la perle frontale qui, dansliconographie hindoue, tient souvent la place du troisime il de Shiva, reprsentantce quon peut appeler le sens de lternit . Ce rapprochement nous semble plus

    propre que tout autre clairer parfaitement le symbolisme du Graal ; et lon peutmme y saisir une relation de plus avec le cur, qui est, pour la tradition hindouecomme pour bien dautres, mais peut-tre plus nettement encore, le centre de ltreintgral, et auquel, par consquent, ce sens de lternit doit tre directementrattach.

    Il est dit ensuite que le Graal fut confi Adam dans le Paradis terrestre, maisque, lors de sa chute, Adam le perdit son tour, car il ne put lemporter avec luilorsquil fut chass de lden ; et cela encore devient fort clair avec le sens que nousvenons dindiquer. Lhomme, cart de son centre originel par sa propre faute, setrouvait dsormais enferm dans la sphre temporelle ; il ne pouvait plus rejoindre le

    point unique do toutes choses sont contemples sous laspect de lternit. LeParadis terrestre, en effet, tait vritablement le Centre du Monde , partoutassimil symboliquement au Curdivin ; et ne peut-on dire quAdam, tant quil futdans lden, vivait vraiment dans le Cur de Dieu ?

    Ce qui suit est plus nigmatique : Seth obtint de rentrer dans le Paradis terrestreet put ainsi recouvrer le prcieux vase ; or Seth est une des figures du Rdempteur,dautant plus que son nom mme exprime les ides de fondement, de stabilit, etannonce en quelque faon la restauration de lordre primordial dtruit par la chute delhomme. Il y avait donc ds lors tout au moins une restauration partielle, en ce sensque Seth et ceux qui aprs lui possdrent le Graal pouvaient par l mme tablir,quelque part sur la terre, un centre spirituel qui tait comme une image du Paradis

    perdu. La lgende, dailleurs, ne dit pas o ni par qui le Graal fut conserv jusqu lpoque du Christ, ni comment fut assure sa transmission ; mais lorigine celtique

    quon lui reconnat doit probablement laisser entendre que les Druides y eurent unepart et doivent tre compts parmi les conservateurs rguliers de la traditionprimordiale. En tout cas, lexistence dun tel centre spirituel, ou mme de plusieurs,simultanment ou successivement, ne parat pas pouvoir tre mise en doute, quoiquil faille penser de leur localisation ; ce qui est noter, cest quon attacha partoutet toujours ces centres, entre autres dsignations, celle de Curdu Monde , etque, dans toutes les traditions, les descriptions qui sy rapportent sont bases sur unsymbolisme identique, quil est possible de suivre jusque dans les dtails les plus

    prcis. Cela ne montre-t-il pas suffisamment que le Graal, ou ce qui est ainsi

    reprsent, avait dj, antrieurement au Christianisme, et mme de tout temps, unlien des plus troits avec le Curdivin et avec lEmmanuel, nous voulons dire avecla manifestation, virtuelle ou relle selon les ges, mais toujours prsente, du Verbeternel au sein de lhumanit terrestre ?

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    Aprs la mort du Christ, le Saint Graal fut, daprs la lgende, transport enGrande-Bretagne par Joseph dArimathie et Nicodme ; alors commence sedrouler lhistoire des Chevaliers de la Table Ronde et de leurs exploits, que nousnentendons pas suivre ici. La Table Ronde tait destine recevoir le Graallorsquun des Chevaliers serait parvenu le conqurir et laurait apport de Grande-Bretagne en Armorique ; et cette table est aussi un symbole vraisemblablement trsancien, un de ceux qui furent associs lide de ces centres spirituels auxquels nousvenons de faire allusion. La forme circulaire de la table est dailleurs lie au cyclezodiacal (encore un symbole qui mriterait dtre tudi plus spcialement) par la

    prsence autour delle de douze personnages principaux, particularit qui se retrouvedans la constitution de tous les centres dont il sagit. Cela tant, ne peut-on voir dansle nombre des douze Aptres une marque, parmi une multitude dautres, de la parfaiteconformit du Christianisme avec la tradition primordiale, laquelle le nom de prchristianisme conviendrait si exactement ? Et dautre part, propos de la TableRonde, nous avons remarqu une trange concordance dans les rvlations

    symboliques faites Marie des Valles (voirRegnabit, novembre 1924), et o estmentionne une table ronde de jaspe, qui reprsente le Curde Notre-Seigneur ,en mme temps quil y est question d un jardin qui est le Saint Sacrement delautel , et qui, avec ses quatre fontaines deau vive , sidentifie mystrieusementau Paradis terrestre ; nest-ce pas l encore une confirmation assez tonnante etinattendue des rapports que nous signalions plus haut ?

    Naturellement, ces notes trop rapides ne sauraient avoir la prtention deconstituer une tude complte sur une question aussi peu connue ; nous devons nous

    borner pour le moment donner de simples indications, et nous nous rendons biencompte quil y a l des considrations qui, au premier abord, sont susceptibles desurprendre quelque peu ceux qui ne sont pas familiariss avec les traditions antiqueset avec leurs modes habituels dexpression symbolique ; mais nous nous rservons deles dvelopper et de les justifier plus amplement par la suite, dans des articles o nous

    pensons pouvoir aborder galement bien dautres points qui ne sont pas moins dignesdintrt.

    En attendant, nous mentionnerons encore, en ce qui concerne la lgende duSaint Graal, une trange complication dont nous navons pas tenu compte jusquici :

    par une de ces assimilations verbales qui jouent souvent dans le symbolisme un rlenon ngligeable, et qui dailleurs ont peut-tre des raisons plus profondes quon ne selimaginerait premire vue, le Graal est la fois un vase (grasale) et un livre(gradale ou graduale). Dans certaines versions, les deux sens se trouvent mmetroitement rapprochs, car le livre devient alors une inscription trace par le Christou par un ange sur la coupe elle-mme. Nous nentendons actuellement tirer de laucune conclusion, bien quil y ait des rapprochements faciles faire avec le Livrede Vie et avec certains lments du symbolisme apocalyptique.

    Ajoutons aussi que la lgende associe au Graal dautres objets, et notammentune lance, qui, dans ladaptation chrtienne, nest autre que la lance du centurionLongin ; mais ce qui est bien curieux, cest la prexistence de cette lance ou dequelquun de ses quivalents comme symbole en quelque sorte complmentaire de la

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    coupe dans les traditions anciennes. Dautre part, chez les Grecs, la lance dAchillepassait pour gurir les blessures quelle avait causes ; la lgende mdivale attribueprcisment la mme vertu la lance de la Passion. Et ceci nous rappelle une autresimilitude du mme genre : dans le mythe dAdonis (dont le nom, du reste, signifie le Seigneur ), lorsque le hros est frapp mortellement par le boutoir d un sanglier(remplaant ici la lance), son sang, en se rpandant terre, donne naissance unefleur ; or M. Charbonneau a signal dans Regnabit(janvier 1925) un fer hosties,du XIIe sicle, o lon voit le sang des plaies du Crucifi tomber en gouttelettes qui setransforment en roses, et le vitrail du XIIIe sicle de la Cathdrale dAngers o le sangdivin, coulant en ruisseaux, spanouit aussi sous forme de roses . Nous aurons tout lheure reparler du symbolisme floral, envisag sous un aspect quelque peudiffrent ; mais, quelle que soit la multiplicit des sens que prsentent presque tousles symboles, tout cela se complte et sharmonise parfaitement, et cette multiplicitmme, loin dtre un inconvnient ou un dfaut, est au contraire, pour qui sait lacomprendre, un des avantages principaux dun langage beaucoup moins troitement

    limit que le langage ordinaire.

    Pour terminer ces notes, nous indiquerons quelques symboles qui, dansdiverses traditions, se substituent parfois celui de la coupe, et qui lui sont identiquesau fond ; ce nest pas l sortir de notre sujet, car le Graal lui-mme, comme on peutfacilement sen rendre compte par tout ce que nous venons de dire, na pas lorigineune autre signification que celle qua gnralement le vase sacr partout o il serencontre, et qua notamment, en Orient, la coupe sacrificielle contenant le Somavdique (ou le Haoma mazden), cette extraordinaire prfiguration eucharistique

    sur laquelle nous reviendrons peut-tre en quelque autre occasion. Ce que figureproprement le Soma, cest le breuvage dimmortalit (lAmrit des Hindous,lAmbroisie des Grecs, deux mots tymologiquement semblables), qui confre ourestitue, ceux qui le reoivent avec les dispositions requises, ce sens de lternit dont il a t question prcdemment.

    Un des symboles dont nous voulons parler est le triangle dont la pointe estdirige vers le bas ; cest comme une sorte de reprsentation schmatique de la coupesacrificielle, et il se rencontre ce titre dans certains yantras ou symbolesgomtriques de lInde. Dautre part, ce qui est trs remarquable notre point de vue,

    cest que la mme figure est galement un symbole du cur, dont elle reproduitdailleurs la forme en la simplifiant ; le triangle du cur est une expressioncourante dans les traditions orientales. Cela nous amne une observation qui a aussison intrt : cest que la figuration du curinscrit dans un triangle ainsi dispos naen soi rien que de trs lgitime, quil sagisse du curhumain ou du Curdivin, etquelle est mme assez significative quand on la rapporte aux emblmes usits parcertain hermtisme chrtien du moyen ge, dont les intentions furent toujours

    pleinement orthodoxes. Si lon a voulu parfois, dans les temps modernes, attacher une telle reprsentation un sens blasphmatoire (voir Regnabit, aot-septembre

    1924), cest quon a, consciemment ou non, altr la signification premire dessymboles, jusqu renverser leur valeur normale ; il y a l un phnomne dont onpourrait citer maints exemples, et qui trouve dailleurs son explication dans le fait quecertains symboles sont effectivement susceptibles dune double interprtation et ont

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    comme deux faces opposes. Le serpent, par exemple, et aussi le lion, ne signifient-ils pas la fois, et suivant les cas, le Christ et Satan ? Nous ne pouvons songer exposer ici ce sujet une thorie gnrale qui nous entranerait bien loin ; mais oncomprendra quil y a l quelque chose qui rend trs dlicat le maniement dessymboles, et aussi que ce point requiert une attention toute spciale lorsquil sagit dedcouvrir le sens rel de certains emblmes et de les traduire correctement.

    Un autre symbole qui quivaut frquemment celui de la coupe, cest unsymbole floral : la fleur, en effet, nvoque-t-elle pas par sa forme lide dune rceptacle , et ne parle-t-on pas du calice dune fleur ? En Orient, la fleursymbolique par excellence est le lotus ; en Occident, cest le plus souvent la rose qui

    joue le mme rle. Bien entendu, nous ne voulons pas dire que ce soit l luniquesignification de cette dernire, non plus que du lotus, puisque, au contraire, nous enindiquions nous-mme une autre prcdemment ; mais nous la verrions volontiersdans le dessin brod sur ce canon dautel de labbaye de Fontevrault (Regnabit,

    janvier 1925, figure p. 106)*

    , o la rose est place au pied dune lance le long delaquelle pleuvent des gouttes de sang. Cette rose apparat l associe la lanceexactement comme la coupe lest ailleurs, et elle semble bien recueillir les gouttes desang plutt que provenir de la transformation de lune delles ; mais, du reste, lesdeux significations se compltent bien plus quelles ne sopposent, car ces gouttes, entombant sur la rose, la vivifient et la font spanouir. Cest la rose cleste ,suivant la figure si souvent employe en relation avec lide de la Rdemption, ou

    *

    [Voici lillustration en question :

    ]

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    avec les ides connexes de rgnration et de rsurrection ; mais cela encoredemanderait de longues explications, quand bien mme nous nous bornerions faireressortir la concordance des diffrentes traditions lgard de cet autre symbole.

    Dautre part, puisquil a t question ici de la Rose-Croix propos du sceau deLuther (janvier 1925)*, nous dirons que cet emblme hermtique fut dabord

    spcifiquement chrtien, quelles que soient les fausses interprtations plus ou moins naturalistes qui en ont t donnes partir du XVIIIe sicle ; et nest-il pasremarquable que la rose y occupe, au centre de la croix, la place mme du Sacr-Cur? En dehors des reprsentations o les cinq plaies du Crucifi sont figures parautant de roses, la rose centrale, lorsquelle est seule, peut fort bien sidentifier auCur lui-mme, au vase qui contient le sang, qui est le centre de la vie et aussi lecentre de ltre tout entier.

    Il y a encore au moins un autre quivalent symbolique de la coupe : cest le

    croissant lunaire ; mais celui-ci, pour tre convenablement expliqu, exigerait desdveloppements qui seraient tout fait en dehors du sujet de la prsente tude ; nousne le mentionnons donc que pour ne ngliger entirement aucun ct de la question.

    De tous les rapprochements que nous venons de signaler, nous tirerons djune consquence que nous esprons pouvoir rendre encore plus manifeste par lasuite : lorsquon trouve partout de telles concordances, ny a-t-il pas l plus quunsimple indice de lexistence dune tradition primordiale ? Et comment expliquer que,le plus souvent, ceux mmes qui se croient obligs dadmettre en principe cettetradition primordiale ny pensent plus ensuite et raisonnent en fait exactement comme

    si elle navait jamais exist, ou tout au moins comme si rien ne sen tait conserv aucours des sicles ? Si lon veut bien rflchir ce quil y a danormal dans une telleattitude, on sera peut-tre moins dispos stonner de certaines considrations, qui, la vrit, ne paraissent tranges quen vertu des habitudes mentales propres notrepoque. Dailleurs, il suffit de chercher un peu, la condition de ny apporter aucun

    *[Voici lillustration en question :

    ]

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    parti pris, pour dcouvrir de tous cts les marques de cette unit doctrinaleessentielle, dont la conscience a pu parfois sobscurcir dans lhumanit, mais qui na

    jamais entirement disparu ; et, mesure quon avance dans cette recherche, lespoints de comparaison se multiplient comme deux-mmes et des preuves nouvellesapparaissent chaque instant ; certes, le Qurite et invenietis de lvangile nest pasun vain mot.

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    Le Chrisme et le Curdans les anciennes marques corporatives

    Publi dans Regnabit, novembre 1925.

    Dans un article, dun caractre dailleurs purement documentaire, consacr ltude dArmes avec motifs astrologiques et talismaniques, et paru dans la Revue delHistoire des Religions (juillet-octobre 1924), M. W. Deonna, de Genve, comparantles signes qui figurent sur ces armes avec dautres symboles plus ou moins similaires,

    est amen parler notamment du quatre de chiffre , qui fut usuel aux XVIe

    etXVIIe sicles1, comme marque de fabrique pour les imprimeurs, les tapissiers, commemarque de commerce pour les marchands, comme marque de famille et de maison

    pour les particuliers, qui le mettent sur leurs dalles tombales, sur leurs armoiries . Ilnote que ce signe se prte toutes sortes de combinaisons, avec la croix, le globe, lecur, sassocie aux monogrammes des propritaires, se complique de barresadventices , et il en reproduit un certain nombre dexemples. Nous pensons que cefut essentiellement une marque de matrise , commune beaucoup de corporationsdiverses, auxquelles les particuliers et les familles qui se servirent de ce signe taient

    sans doute unis par quelques liens, souvent hrditaires.M. Deonna parle ensuite, assez sommairement, de lorigine et de la

    signification de cette marque : M. Jusselin, dit-il, la drive du monogrammeconstantinien, dj librement interprt et dfigur sur les documents mrovingiens etcarolingiens2, mais cette hypothse apparat tout fait arbitraire, et aucune analogiene limpose . Tel nest point notre avis, et cette assimilation doit tre au contrairefort naturelle, car, pour notre part, nous lavions toujours faite de nous-mme, sansrien connatre des travaux spciaux qui pouvaient exister sur la question, et nousnaurions mme pas cru quelle pouvait tre conteste, tant elle nous semblait

    vidente. Mais continuons, et voyons quelles sont les autres explications proposes : Serait-ce le 4 des chiffres arabes, substitus aux chiffres romains dans lesmanuscrits europens avant le XIe sicle ? Faut-il supposer quil reprsente lavaleur mystique du chiffre 4, qui remonte lantiquit, et que les modernes ontconserve ? M. Deonna ne rejette pas cette interprtation, mais il en prfre uneautre : il suppose quil sagit dun signe astrologique , celui de Jupiter.

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    Le mme signe fut dj fort employ au XVe

    sicle, tout au moins en France, et notamment dans les marquesdimprimeurs. Nous en avons relev les exemples suivants : Wolf (Georges), imprimeur-libraire Paris, 1489 ; Syber(Jehan), imprimeur Lyon, 1478 ; Rembolt (Bertholde), imprimeur Paris, 1489.

    2Origine du monogramme des tapissiers, dans leBulletin monumental, 1922, pp. 433-435.

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    vrai dire, ces diverses hypothses ne sexcluent pas forcment : il peut fortbien y avoir eu, dans ce cas comme dans beaucoup dautres, superposition et mmefusion de plusieurs symboles en un seul, auquel se trouvent par l mme attaches dessignifications multiples ; il ny a l rien dont on doive stonner, puisque, commenous lavons dit prcdemment, cette multiplicit de sens est comme inhrente ausymbolisme, dont elle constitue mme un des plus grands avantages comme modedexpression. Seulement, il faut naturellement pouvoir reconnatre quel est le sens

    premier et principal du symbole ; et, ici, nous persistons penser que ce sens estdonn par lidentification avec le Chrisme, tandis que les autres ny sont associsqu titre secondaire.

    Fig. 1

    Il est certain que le signe astrologique de Jupiter, dont nous donnons ici lesdeux formes principales (fig. 1), prsente, dans son aspect gnral, une ressemblanceavec le chiffre 4 ; il est certain aussi que lusage de ce signe peut avoir un rapportavec lide de matrise , et nous y reviendrons plus loin ; mais, pour nous, cetlment, dans le symbolisme de la marque dont il sagit, ne saurait venir quentroisime lieu. Notons, du reste, que lorigine mme de ce signe de Jupiter est fortincertaine, puisque quelques-uns veulent y voir une reprsentation de lclair, tandis

    que, pour dautres, il est simplement linitiale du nom deZeus.

    Fig. 2

    Dautre part, il ne nous parat pas niable que ce que M. Deonna appelle la valeur mystique du nombre 4 a galement jou ici un rle, et mme un rle plusimportant, car nous lui donnerions la seconde place dans ce symbolisme complexe.On peut remarquer, cet gard, que le chiffre 4, dans toutes les marques o il figure,a une forme qui est exactement celle dune croix dont deux extrmits sont jointes

    par une ligne oblique (fig. 2) ; or la croix tait dans lantiquit, et notamment chez lespythagoriciens, le symbole du quaternaire (ou plus exactement un de ses symboles,car il y en avait un autre qui tait le carr) ; et, dautre part, lassociation de la croixavec le monogramme du Christ a d stablir de la faon la plus naturelle.

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    Fig. 3 Fig. 4

    Cette remarque nous ramne au Chrisme ; et, tout dabord, nous devons direquil convient de faire une distinction entre le Chrisme constantinien proprement dit,le signe du Labarum, et ce quon appelle le Chrisme simple. Celui-ci (fig. 3) nousapparat comme le symbole fondamental do beaucoup dautres sont drivs plus oumoins directement ; on le regarde comme form par lunion des lettres I et X, cest--dire des initiales grecques des deux motsIsous Christos, et cest l, en effet, un sens

    quil a reu ds les premiers temps du Christianisme ; mais ce symbole, en lui-mme,est fort antrieur, et il est un de ceux que lon trouve rpandus un peu partout et toutes les poques. Il y a donc l un exemple de cette adaptation chrtienne de signeset de rcits symboliques prchrtiens, que nous avons dj signale propos de lalgende du Saint Graal ; et cette adaptation doit apparatre, non seulement commelgitime, mais en quelque sorte comme ncessaire, ceux qui, comme nous, voientdans ces symboles des vestiges de la tradition primordiale. La lgende du Graal estdorigine celtique ; par une concidence assez remarquable, le symbole dont nous

    parlons maintenant se retrouve aussi en particulier chez les Celtes, o il est un

    lment essentiel de la rouelle (fig. 4) ; celle-ci, dailleurs, sest perptue travers le moyen ge, et il nest pas invraisemblable dadmettre quon peut y rattachermme la rosace des cathdrales3. Il existe, en effet, une connexion certaine entre lafigure de la roue et les symboles floraux significations multiples, tels que la rose etle lotus, auxquels nous avons fait allusion dans notre prcdent article ; mais cecinous entranerait trop loin de notre sujet. Quant la signification gnrale de la roue,o les modernes veulent dordinaire voir un symbole exclusivement solaire ,suivant un genre dexplication dont ils usent et abusent en toutes circonstances, nousdirons seulement, sans pouvoir y insister autant quil le faudrait, quelle est tout autre

    chose en ralit, et quelle est avant tout un symbole du Monde, comme on peut senconvaincre notamment par ltude de liconographie hindoue. Pour nous en tenir la rouelle celtique4, nous signalerons encore, dautre part, que la mme origine et lamme signification doivent trs probablement tre attribues lemblme qui figure

    3 Dans un article antrieur, M. Deonna a reconnu lui-mme une relation entre la rouelle et le Chrisme(Quelques rflexions sur le Symbolisme, en particulier dans lart prhistorique, dans la Revue de lHistoire des

    Religions, janvier-avril 1924) ; nous sommes dautant plus surpris de le voir nier ensuite la relation, pourtant plusvisible, qui existe entre le Chrisme et le quatre de chiffre .

    4 Il existe deux types principaux de cette rouelle , lun six rayons (fig. 4) et lautre huit (fig. 5), chacun

    de ces nombres ayant naturellement sa raison dtre et sa signification. Cest au premier quest apparent le Chrisme ;quant au second (auquel on peut rattacher de la mme faon, entre autres emblmes, la Santo Estrello , ltoilesymbolique de la Provence), il est intressant de noter quil prsente une similitude trs nette avec le lotus hindou huit

    ptales.

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    dans langle suprieur du pavillon britannique (fig. 6), emblme qui nen diffre ensomme quen ce quil est inscrit dans un rectangle au lieu de ltre dans unecirconfrence, et dans lequel certains Anglais veulent voir le signe de la suprmatiemaritime de leur patrie5.

    Fig. 5Fig. 6

    Nous ferons cette occasion une remarque extrmement importante en ce qui

    concerne le symbolisme hraldique : cest que la forme du Chrisme simple estcomme une sorte de schma gnral suivant lequel ont t disposes, dans le blason,les figures les plus diverses. Que lon regarde, par exemple, un aigle ou tout autreoiseau hraldique, et il ne sera pas difficile de se rendre compte quon y trouveeffectivement cette disposition (la tte, la queue, les extrmits des ailes et des pattescorrespondant aux six pointes de la fig. 3) ; que lon regarde ensuite un emblme telque la fleur de lys, et lon fera encore la mme constatation. Peu importe dailleurs,dans ce dernier cas, lorigine relle de lemblme en question, qui a donn lieu tantdhypothses : que la fleur de lys soit vraiment une fleur, ce qui nous ramnerait aux

    symboles floraux que nous rappelions tout lheure (le lis naturel a dailleurs sixptales), ou quelle ait t primitivement un fer de lance, ou un oiseau, ou une abeille,lantique symbole chalden de la royaut (hiroglyphesr), ou mme un crapaud6, ouencore, comme cest plus probable, quelle rsulte de la synthse de plusieurs de cesfigures, toujours est-il quelle est strictement conforme au schma dont nous parlons.

    5 La forme mme de la rouelle se retrouve dune faon frappante lorsque le mme emblme est trac sur le

    bouclierque porte la figure allgorique dAlbion.6 Cette opinion, si bizarre quelle puisse paratre, a d tre admise assez anciennement, car, dans les tapisseriesdu XVe sicle de la cathdrale de Reims, ltendard de Clovis porte trois crapauds. Il est dailleurs fort possible que,

    primitivement, ce crapaud ait t en ralit une grenouille, antique symbole de rsurrection.

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    Fig. 7 Fig. 8 Fig. 9

    Une des raisons de cette particularit doit se trouver dans limportance dessignifications attaches au nombre 6, car la figure que nous envisageons n est pasautre chose, au fond, quun des symboles gomtriques qui correspondent cenombre. Si lon joint ses extrmits de deux en deux (fig. 7), on obtient un autresymbole snaire bien connu, le double triangle (fig. 8), auquel on donne le plus

    souvent le nom de sceau de Salomon 7

    . Cette figure est trs frquemment usitechez les Juifs et chez les Arabes, mais elle est aussi un emblme chrtien ; elle futmme, ainsi que M. Charbonneau-Lassay nous la signal, un des anciens symbolesdu Christ, comme le fut aussi une autre figure quivalente, ltoile six branches (fig.9), qui nen est en somme quune simple variante, et comme lest, bien entendu, leChrisme lui-mme, ce qui est encore une raison dtablir entre ces signes un troitrapprochement. Lhermtisme chrtien du moyen ge voyait entre autres choses, dansles deux triangles opposs et entrelacs, dont lun est comme le reflet ou limageinverse de lautre, une reprsentation de lunion des deux natures divine et humaine

    dans la personne du Christ ; et le nombre 6 a parmi ses significations celles dunion etde mdiation, qui conviennent parfaitement au Verbe incarn. Dautre part, ce mmenombre est, suivant la Kabbale hbraque, le nombre de la cration (luvre des six

    jours), et, sous ce rapport, lattribution de son symbole au Verbe ne se justifie pasmoins bien : cest comme une sorte de traduction graphique du per quem omniafacta sunt du Credo8.

    Maintenant, ce qui est noter tout spcialement au point de vue o nous nousplaons dans la prsente tude, cest que le double triangle fut choisi, au XVIe sicleou peut-tre mme antrieurement, comme emblme et comme signe de ralliement

    par certaines corporations ; il devint mme ce titre, surtout en Allemagne,lenseigne ordinaire des tavernes ou brasseries o lesdites corporations tenaient leursrunions9. Ctait en quelque sorte une marque gnrale et commune, tandis que lesfigures plus ou moins complexes o apparat le quatre de chiffre taient desmarques personnelles, particulires chaque matre ; mais nest-il pas logique de

    7 Cette figure est appele aussi quelquefois bouclier de David , et encore bouclier de Michal ; cettedernire dsignation pourrait donner lieu des considrations trs intressantes.

    8 En Chine, six traits autrement disposs constituent pareillement un symbole du Verbe ; ils reprsentent aussi

    le terme moyen de la Grande Triade, cest--dire le Mdiateur entre le Ciel et la Terre, unissant en lui les deux naturescleste et terrestre.

    9 ce propos, signalons en passant un fait curieux et assez peu connu : la lgende de Faust, qui date peu prsde la mme poque, constituait le rituel dinitiation des ouvriers imprimeurs.

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    supposer que, entre celles-ci et celle-l, il devait y avoir une certaine parent, cellemme dont nous venons de montrer lexistence entre le Chrisme et le doubletriangle ?

    Fig. 10 Fig. 11 Fig. 12

    Fig. 13 Fig. 14

    Le Chrisme constantinien (fig. 10), qui est form par lunion des deux lettresgrecques X et P, les deux premires de Christos, apparat premire vue comme

    immdiatement driv du Chrisme simple, dont il conserve exactement la dispositionfondamentale, et dont il ne se distingue que par ladjonction, sa partie suprieure,dune boucle destine transformer lI en P. Or, si lon considre le quatre dechiffre sous ses formes les plus simples et les plus courantes, sa similitude, nous

    pourrions mme dire son identit avec le Chrisme constantinien, est tout faitindniable ; elle est surtout frappante lorsque le chiffre 4, ou le signe qui en affecte laforme et qui peut aussi tre en mme temps une dformation du P, est tourn vers ladroite (fig. 11) au lieu de ltre vers la gauche (fig. 12), car on rencontreindiffremment ces deux orientations10. En outre, on voit apparatre l un second

    lment symbolique, qui nexistait pas dans le Chrisme constantinien : nous voulonsparler de la prsence dun signe de forme cruciale, qui se trouve introduit toutnaturellement par la transformation du P en 4. Souvent, comme on le voit sur les deuxfigures ci-contre que nous empruntons M. Deonna, ce signe est comme soulign parladjonction dune ligne supplmentaire, soit horizontale (fig. 13), soit verticale (fig.14), qui constitue une sorte de redoublement de la croix11. On remarquera que, dansla seconde de ces figures, toute la partie infrieure du Chrisme a disparu et a t

    10

    La fig. 12 est donne par M. Deonna avec cette mention : marque Zachari Palthenii, imprimeur,Francfort, 1599 .

    11 Fig. 13 : marque avec la date 1540, Genve ; sans doute Jacques Bernard, premier pasteur rform deSatigny . Fig. 14 : marque de limprimeur Carolus, Morellus, Paris, 1631 .

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    remplace par un monogramme personnel, de mme quelle lest ailleurs par diverssymboles ; cest peut-tre ce qui a donn lieu certains doutes sur lidentit du signequi demeure constamment travers tous ces changements ; mais nous pensons queles marques qui contiennent le Chrisme complet sont celles qui reprsentent la forme

    primitive, tandis que les autres sont des modifications ultrieures, o la partieconserve fut prise pour le tout, probablement sans que le sens en ft jamaisentirement perdu de vue. Cependant, il semble que, dans certains cas, llmentcrucial du symbole soit alors pass au premier plan ; cest du moins ce qui nous paratrsulter de lassociation du quatre de chiffre avec dautres signes, et cest ce pointquil nous reste maintenant examiner.

    Fig. 15 Fig. 16

    Parmi les signes dont il sagit, il en est un qui figure dans la marque dunetapisserie du XVIe sicle conserve au muse de Chartres (fig. 15), et dont la nature

    ne peut faire aucun doute : cest videmment, sous une forme peine modifie, le globe du Monde (fig. 16), symbole form du signe hermtique du rgne minralsurmont dune croix ; ici, le quatre de chiffre a pris purement et simplement la

    place de la croix12. Ce globe du Monde est essentiellement un signe de puissance,et il lest la fois du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, car, sil est un desinsignes de la dignit impriale, on le trouve aussi chaque instant plac dans la maindu Christ, et cela non seulement dans les reprsentations qui voquent plus

    particulirement la Majest divine, comme celles du Jugement dernier, mais mmedans les figurations du Christ enfant. Ainsi, quand ce signe remplace le Chrisme (etquon se souvienne ici du lien qui unit originairement ce dernier la rouelle , autresymbole du Monde), on peut dire en somme que cest encore un attribut du Christ quisest substitu un autre ; en mme temps, ce nouvel attribut est rattache assezdirectement lide de matrise , comme au signe de Jupiter, auquel la partiesuprieure du symbole peut faire penser surtout en de pareils cas, mais sans quellecesse pour cela de garder sa valeur cruciale, lgard de laquelle la comparaison desdeux figures ci-dessus ne permet pas la moindre hsitation.

    12 Nous avons vu galement ce signe du globe du Monde dans plusieurs marques dimprimeurs du dbut duXVIe sicle.

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    Fig. 17 Fig. 18

    Fig. 19 Fig. 20 Fig. 21

    Nous arrivons ensuite un groupe de marques qui sont celles qui ont motivdirectement cette tude, parce quelles constituent des documents qui devaient tout

    spcialement trouver place dans cette Revue : en effet, la diffrence essentielle entreces marques et celle dont nous venons de parler en dernier lieu, cest que le globe yest remplac par un cur. Chose curieuse, ces deux types apparaissent commetroitement lis lun lautre, car, dans certaines dentre elles (fig. 17 et 18), le curest divis par des lignes qui sont exactement disposes comme celles qui caractrisentle globe du Monde 13 ; ny a-t-il pas l lindication dune sorte dquivalence, aumoins sous un certain rapport, et ne serait-ce pas dj suffisant pour suggrer quilsagit ici du Curdu Monde ? Dans dautres exemples, les lignes droites traces lintrieur du cursont remplaces par des lignes courbes qui semblent dessiner les

    oreillettes, et dans lesquelles sont enfermes les initiales (fig. 19 et 20) ; mais cesmarques semblent tre plus rcentes que les prcdentes 14 , de sorte quil sagitvraisemblablement dune modification assez tardive, et peut-tre destine simplement donner la figure un aspect moins gomtrique et plus ornemental. Enfin, il existedes variantes plus compliques, o le symbole principal est accompagn de signessecondaires qui, manifestement, nen changent pas la signification ; et mme, danscelle que nous reproduisons (fig. 21), il est permis de penser que les toiles ne font

    13

    Fig. 17 : marque de tapisserie du XVIe

    sicle, muse de Chartres . Fig. 18 : marque de matrise deSamuel de Tournes, sur un pot dtain de Pierre Royaume, Genve, 1609 .

    14 Fig. 19 : marque de Jacques Eynard, marchand genevois, sur un vitrail du XVII e sicle . Fig. 20 : marque de matrise, sur un plat dtain de Jacques Morel, Genve, 1719 .

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    que marquer plus nettement le caractre cleste quil convient de lui reconnatre15.Nous voulons dire par l quon doit, notre avis, voir dans toutes ces figures le Curdu Christ, et quil nest gure possible dy voir autre chose, puisque ce cur estsurmont dune croix, et mme, pour toutes celles que nous avons sous les yeux,dune croix redouble par ladjonction au chiffre 4 dune ligne horizontale.

    Fig. 22 Fig. 23

    Nous ouvrirons ici une parenthse pour signaler encore un curieuxrapprochement : la schmatisation de ces figures donne un symbole hermtiqueconnu (fig. 22), qui nest autre chose que la position renverse de celui du soufrealchimique (fig. 23). Nous retrouvons ici le triangle invers, dont nous indiquions,dans notre prcdent article (voirRegnabit, IX, 186), lquivalence avec le curet lacoupe ; isol, ce triangle est le signe alchimique de leau, tandis que le triangle droit,la pointe dirige vers le haut, est celui du feu. Or, parmi les diffrentes significationsque leau a constamment dans les traditions les plus diverses, il en est une qu il est

    particulirement intressant de retenir ici : elle est le symbole de la Grce et de la

    rgnration opre par celle-ci dans ltre qui la reoit ; quon se rappelle seulement, cet gard, leau baptismale, les quatre fontaines deau vive du Paradis terrestre, etaussi leau schappant avec le sang du Cur du Christ, source inpuisable de laGrce. Enfin, et ceci vient encore corroborer cette explication, le renversement dusymbole du soufre signifie la descente des influences spirituelles dans le mondeden bas , cest--dire dans le monde terrestre et humain ; cest, en dautres termes,la rose cleste dont nous avons dj parl16. Ce sont l les emblmes hermtiquesauxquels nous avions fait allusion, et lon conviendra que leur vrai sens est fortloign des interprtations falsifies que prtendent en donner certaines sectes

    contemporaines !

    15 Fig. 21 : marque de matrise, sur un plat dtain de Pierre Royaume, Genve, 1609 .16

    La fig. 24, qui est le mme symbole hermtique accompagn d initiales, provient dune dalle funraire deGenve (collections lapidaires, n 573). La fig. 25, qui en est une modification, est mentionne en ces termes par M.Deonna : clef de vote dune maison au Molard, Genve, dmolie en 1889, marque de Jean du Villard , avec la date1576 .

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    Fig. 24 Fig. 25

    Cela dit, revenons nos marques corporatives, pour formuler en quelques motsles conclusions qui nous paraissent se dgager le plus clairement de tout ce que nousvenons dexposer. En premier lieu, nous croyons avoir suffisamment tabli que cest

    bien le Chrisme qui constitue le type fondamental dont ces marques sont toutesissues, et dont, par consquent, elles tirent leur signification principale. En secondlieu, quand on voit, dans certaines de ces marques, le cur prendre la place duChrisme et dautres symboles qui, dune faon indniable, se rapportent tousdirectement au Christ, na-t-on pas le droit daffirmer nettement que ce curest bienle Curdu Christ ? Ensuite, comme nous lavons dj fait remarquer tout lheure,

    le fait que ce mme curest surmont de la croix, ou dun signe srement quivalent la croix, ou mme, mieux encore, de lune et de lautre runis, ce fait, disons-nous,appuie cette affirmation aussi solidement que possible, car, en toute autre hypothse,nous ne voyons pas bien comment on pourrait en fournir une explication plausible.Enfin, lide dinscrire son nom, sous forme dinitiales ou de monogramme, dans leCur mme du Christ, nest-elle pas une ide bien digne de la pit de nosanctres17 ?

    Nous arrterons notre tude sur cette dernire rflexion, nous contentant pourcette fois davoir, tout en prcisant quelques points intressants pour le symbolisme

    religieux en gnral, apport liconographie ancienne du Sacr-Cur unecontribution qui nous est venue dune source quelque peu imprvue, et souhaitantseulement que, parmi les lecteurs de Regnabit, il sen trouve quelques-uns qui

    puissent la complter par lindication dautres documents du mme genre, car il doitcertainement en exister et l en nombre assez considrable, et il suffirait de les

    17 Il est remarquer que la plupart des marques que nous avons reproduites, tant empruntes la

    documentation de M. Deonna, sont de provenance genevoise et ont d appartenir des protestants ; mais il ny a peut-tre pas lieu de sen tonner outre mesure, si lon songe dautre part que le chapelain de Cromwell, Thomas Goodwin,consacra un livre la dvotion au Cur de Jsus. Il faut se fliciter, pensons-nous, de voir les protestants eux-mmesapporter ainsi leur tmoignage en faveur du culte du Sacr-Cur.

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    recueillir et de les rassembler pour former un ensemble de tmoignages rellementimpressionnant18.

    18 Il serait particulirement intressant de rechercher si le cur se rencontre parfois dans les marques dematres maons et tailleurs de pierre qui se voient sur beaucoup danciens monuments, et notamment de monuments

    religieux. M. Deonna reproduit quelques marques de tailleurs de pierre, releves la cathdrale Saint-Pierre de Genve,parmi lesquelles se trouvent des triangles inverss, quelques-uns accompagns dune croix place au-dessous ou lintrieur; il nest donc pas improbable que le cur ait aussi figur parmi les emblmes en usage dans cettecorporation.

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    propos de quelques symboleshermtico-religieuxPubli dans Regnabit, dcembre 1925.

    Nous avons pens quil ne serait pas sans intrt de donner quelquesexplications complmentaires sur certains symboles dont il a dj t question

    prcdemment dans cette Revue. Ces explications, il est vrai, ne se rapportent pasdirectement au Sacr-Cur; mais, puisquil est des lecteurs qui ont demand des

    tudes sur le symbolisme en gnral (voir juillet 1925, p. 169), nous voulons croirequelles ne seront pas tout fait hors de propos ici.

    Lun des symboles auxquels nous faisons allusion est le Janus bifrons qui a treproduit par M. Charbonneau-Lassay la suite de son article sur les cadrans solaires(mai 1925, p. 484)*. Linterprtation la plus habituelle est celle qui considre les deuxvisages de Janus comme reprsentant respectivement le pass et lavenir ; cetteinterprtation est dailleurs parfaitement exacte, mais elle ne correspond qu un desaspects du symbolisme fort complexe de Janus. ce point de vue, dailleurs, il y adj une remarque trs importante faire : entre le pass qui nest plus et lavenir quinest pas encore, le vritable visage de Janus, celui qui regarde le prsent, n est, dit-on, ni lun ni lautre de ceux que lon peut voir. Ce troisime visage, en effet, estinvisible parce que le prsent, dans la manifestation temporelle, nest quun instant

    *[Voici lillustration en question :

    ]

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    insaisissable 1 ; mais, lorsquon slve au-dessus des conditions de cettemanifestation transitoire et contingente, le prsent contient au contraire toute ralit.Le troisime visage de Janus correspond, dans un autre symbolisme, lil frontal deShiva, invisible aussi, puisquil nest reprsent par aucun organe corporel, et dontnous avons eu loccasion de parler propos du Saint Graal (aot-septembre 1925, p.187), comme figurant le sens de lternit . Selon la tradition hindoue, un regardde ce troisime il rduit tout en cendres, cest--dire quil dtruit toutemanifestation; mais, lorsque la succession est transmue en simultanit, le temporelen intemporel, toutes choses demeurent dans l ternel prsent , de sorte que ladestruction apparente nest vritablement quune transformation . Il est facile decomprendre par ces considrations pourquoi Janus peut lgitimement tre pris pourune figure de Celui qui est, non seulement le Matre du triple temps (dsignationqui est galement applique Shiva), mais aussi, et avant tout, le Seigneur delternit . Dailleurs, le Matre des temps ne peut tre lui-mme soumis autemps, de mme que, suivant lenseignement dAristote, le premier moteur de toutes

    choses, ou le principe du mouvement universel, est ncessairement immobile. Cestle Verbe ternel que lcriture Sainte dsigne comme l Ancien des Jours , le Predes ges ou des cycles dexistence (cest l le sens propre du latin sculum) ; et latradition hindoue lui donne aussi le titre quivalent dePurna-Purusha.

    Dans les deux visages du Janus dont il parlait dans son article, M. Charbonneauavait vu celui dun homme g, tourn vers les temps couls, et lautre, plus jeune,fix sur lavenir ; et cela, daprs ce que nous venons de dire, tait effectivementfort plausible. Cependant, il nous a sembl que, dans le cas actuel, il sagissait plutt

    dun Janus androgyne, dont on trouve aussi de frquents exemples ; nous avons faitpart de cette remarque M. Charbonneau, qui, aprs avoir examin de nouveau lafigure en question, a pens comme nous que le visage tourn droite devait bien treun visage fminin. Sous cet aspect, Janus est comparable auRebis des hermtistes dumoyen ge (de res bina, chose double, conjonction de deux natures en un treunique), qui est reprsent aussi sous la forme dun personnage deux ttes, lunedhomme et lautre de femme ; la seule diffrence est que ce Rebis est Sol-Luna,comme lindiquent les emblmes accessoires qui laccompagnent dordinaire, tandisque Janus-Jana est plutt Lunus-Luna. ce titre, sa tte est souvent surmonte ducroissant, au lieu de la couronne quil porte dans la figuration reproduite dans

    Regnabit(il y aurait dailleurs beaucoup dire sur les relations de cette couronne etde ce croissant) ; et il y a lieu de noter encore que le nom de Diana, la desse lunaire,nest quune autre forme de Jana, laspect fminin de Janus. Nous ne faisons quesignaler ce ct du symbolisme de lantique dieu latin, sans nous y tendre davantage,car il en est dautres encore sur lesquels nous croyons plus utile dinsister ici quelque

    peu.

    1 Cest aussi pour cette raison que certaines langues, comme lhbreu et larabe, nont pas de forme verbalecorrespondant au prsent.

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    Janus est le Janitorqui ouvre et ferme le cycle annuel, et les deux clefs quilporte le plus frquemment sont celles des deux portes solsticiales. Dautre part, iltait aussi le dieu de linitiation aux mystres (initiatio drive de in-ire, et, suivantCicron, le nom mme de Janus a la mme racine que le verbe ire) ; sous ce nouveaurapport, les deux mmes clefs, lune dor et lautre dargent, taient celles des grands mystres et des petits mystres ; nest-il pas naturel quon y ait vu une

    prfiguration des clefs qui ouvrent et ferment le Royaume des Cieux ? Du reste, envertu dun certain symbolisme astronomique qui semble avoir t commun tous les

    peuples anciens, il y a des liens fort troits entre les deux sens que nous venonsdindiquer ; ce symbolisme auquel nous faisons allusion est celui du cycle zodiacal,et ce nest pas sans raison que celui-ci, avec ses deux moitis ascendante etdescendante qui ont leurs points de dpart respectifs aux deux solstices dhiver etdt, se trouve figur au portail de tant dglises du moyen ge. On voit apparatreici une autre signification des deux visages de Janus : il est le Matre des deuxvoies auxquelles donnent accs les deux portes solsticiales, ces deux voies de droite

    et de gauche que les Pythagoriciens reprsentaient par la lettre Y2, et que la traditionhindoue, de son ct, dsigne comme la voie des dieux et la voie des anctres (dva-yna et pitri-yna; le mot sanscrit yna a la mme racine encore que le latinire, et sa forme le rapproche singulirement du nom de Janus). Ces deux voies sontaussi, en un sens, celle des Cieux et celle des Enfers ; et lon remarquera que les deuxcts auxquels elles correspondent, la droite et la gauche, sont ceux o se rpartissentles lus et les damns dans les reprsentations du Jugement dernier, qui, elles aussi,

    par une concidence bien significative, se rencontrent si frquemment au portail desglises.

    Dun autre ct, la droite et la gauche correspondent respectivement,suivant la Kabbale hbraque, deux attributs divins : la Misricorde (Hesed) et laJustice (Din) ; ces deux attributs conviennent manifestement au Christ, et plusspcialement lorsquon lenvisage dans son rle de Juge des vivants et des morts. LesArabes, faisant une distinction analogue, disent Beaut (Djeml) et Majest (Djell) ; et lon pourrait comprendre, avec ces dernires dsignations, que ces deuxaspects aient t reprsents par un visage fminin et un visage masculin. Si nousnous reportons la figuration qui est loccasion de cette note, nous voyons que, duct du visage masculin, Janus porte prcisment un sceptre, insigne de majest,tandis que, du ct du visage fminin, il tient une clef ; cette clef, et ce sceptre sesubstituent donc ici lensemble de deux clefs qui est un emblme plus habituel dumme Janus, et ils rendent peut-tre plus clair encore un des sens de cet emblme, quiest celui dun double pouvoir procdant dun principe unique : pouvoir sacerdotal et

    pouvoir royal. Cest l, en effet, une autre encore des significations multiples, etdailleurs concordantes, qui se trouvent impliques dans le symbolisme de Janus, etcelle-l aussi le rend bien propre tre regard comme une figure du Christ ; ce n est

    2 Cest ce que figurait aussi, sous une forme exotrique, le mythe d Hercule entre la Vertu et le Vice. Nousavons retrouv lantique symbole pythagoricien, non sans quelque surprise, dans la marque de limprimeur Nicolas duChemin, dessine par Jean Cousin.

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    pas aux lecteurs de Regnabit quil est ncessaire dexpliquer quau Christappartiennent minemment et par excellence le Sacerdoce et la Royaut suprmes.

    La Kabbale hbraque synthtise le symbolisme dont nous, venons de parlerdans la figure de larbre sphirothique, qui reprsente lensemble des attributs divins,et o la colonne de droite et la colonne de gauche ont le sens que nousindiquions tout lheure ; cet arbre est aussi dsign comme l Arbre de Vie (Etsha-Hayim). Il est bien remarquable quune figuration strictement quivalente seretrouve dans le symbole mdival de l Arbre des Vifs et des Morts , dcrit par M.Charbonneau-Lassay dans son rcent article sur les Arbres emblmatiques (aot-septembre 1925, p. 178), et qui voque en outre lide de postrit spirituelle , fortimportante dans diverses doctrines traditionnelles.

    Selon lcriture, l Arbre de Vie tait plac au milieu de lden (Gense, II,9), et, comme nous lavons expliqu dans notre tude sur la lgende du Saint Graal,lden tait lui-mme le Centre spirituel du Monde. Cet arbre reprsentait donc laxeinvariable autour duquel saccomplit la rvolution de toutes choses (rvolution laquelle se rapporte galement le cycle zodiacal) ; et cest pourquoi l Arbre deVie , dans dautres traditions, est encore dsign comme l Arbre du Monde .

    Nous numrerons seulement quelques-uns des arbres qui, chez les diffrentspeuples, ont t pris pour symboliser cet Arbre du Monde : le figuier dans lInde,le chne chez les Celtes et Dodone, le frne chez les Scandinaves, le tilleul chez les

    Germains. Nous pensons quil faut voir aussi une figure de l Arbre du Monde oude l Arbre de Vie dans lex-libris hermtique du XVIIIe sicle que M.Charbonneau a reproduit dans le mme article (p. 179)* : ici, il est reprsent par

    *[Voici lillustration en question :

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    lacacia, symbole hbraque dimmortalit et dincorruptibilit, donc de rsurrection.Cest prcisment, suivant la tradition hbraque encore, de l Arbre de Vie qumane cette rose cleste dont nous avons eu loccasion de parler dj diverses reprises, et par laquelle doit soprer la rsurrection des morts.

    Malgr la prsence de lacacia, lex-libris en question na aucun caractre

    spcifiquement maonnique ; les deux colonnes de droite et de gauche de larbresphirothique ny sont pas reprsentes, comme elles le seraient en pareil cas, par lesdeux colonnes du Temple de Salomon. La place de celle-ci est tenue par deux

    prismes triangulaires terminaison pyramidale, placs en sens inverse lun de lautre,et surmonts respectivement du soleil et de la lune. Ces deux astres ainsi rapprochs,constituant le sigle Sol et Luna qui accompagne les anciennes crucifixions3, voquenten mme temps lide du Rebis hermtique ; et ceci est encore une confirmation durapport trs troit qui existe entre tous les symboles que nous envisageons ici. Quantaux deux prismes eux-mmes, ils offrent limage des deux ternaires opposs formant

    le sceau de Salomon , dont nous avons parl dans notre article sur les marquescorporatives (novembre 1925) ; et ces deux mmes ternaires se retrouvent aussi dansla disposition, videmment voulue, des branches et des racines de larbre lui-mme,disposition qui rappelle assez nettement celle de la fleur de lys et des autres figureshraldiques ayant pour schma gnral le Chrisme.

    Tout cela est assurment fort curieux et propre susciter bien des rflexions ;nous esprons que nous aurons du moins, en signalant tous ces rapprochements,russi faire sentir dans une certaine mesure lidentit foncire de toutes lestraditions, preuve manifeste de leur unit originelle, et la parfaite conformit duChristianisme avec la tradition primordiale dont on retrouve ainsi partout les vestigespars.

    Pour terminer, nous tenons dire quelques mots dune objection qui nous a t

    adresse propos des rapports que nous avons envisags entre le Saint Graal et leSacr-Cur, bien que, vrai dire, la rponse qui y a t faite en mme temps nous

    paraisse pleinement satisfaisante (voirRegnabit, octobre 1925, pp. 358-359).Peu importe, en effet, que Chrestien de Troyes et Robert de Boron naient pas

    vu, dans lantique lgende dont ils nont t que les adaptateurs, toute la significationqui y tait contenue ; cette signification ne sy trouvait pas moins rellement, et nous

    prtendons navoir rien fait autre chose que de la rendre explicite, sans introduirequoi que ce soit de moderne dans notre interprtation. Du reste, il est biendifficile de dire au juste ce que les crivains du XIIe sicle voyaient ou ne voyaient

    ]3La croix est place, dans ces reprsentations, entre le soleil et la lune, exactement comme l Arbre de Vie

    lest ici ; et il est peine besoin de faire remarquer que la croix est aussiLignum Vit.

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    pas dans la lgende ; et, tant donn quils ne jouaient en somme quun simple rle de transmetteurs , nous accordons trs volontiers quils ne devaient sans doute pas yvoir tout ce quy voyaient leurs inspirateurs, nous voulons dire les vritablesdtenteurs de la doctrine traditionnelle.

    Dautre part, pour ce qui est des Celtes, nous avons eu soin de rappeler quelles

    prcautions simposent lorsquon veut en parler, en labsence de tout document crit ;mais pourquoi voudrait-on supposer, en dpit des indices contraires que nous avonsmalgr tout, quils aient t moins favoriss que les autres peuples anciens ? Or nousvoyons partout, et non pas seulement en gypte, lassimilation symbolique tablieentre le curet la coupe ou le vase ; partout, le curest envisag comme le centre deltre, centre la fois divin et humain dans les applications multiples auxquelles ildonne lieu ; partout aussi, la coupe sacrificielle reprsente le Centre ou le CurduMonde, le sjour dimmortalit 4 ; que faut-il de plus ? Nous savons bien que lacoupe et la lance, ou leurs quivalents, ont eu encore dautres significations que celles

    que nous avons indiques ; mais, sans nous y attarder, nous pouvons dire que toutesces significations, si tranges que certaines puissent paratre aux yeux des modernes,sont parfaitement concordantes entre elles, et quelles expriment en ralit lesapplications dun mme principe des ordres divers, suivant une loi decorrespondance sur laquelle se fonde lharmonieuse multiplicit des sens qui sontinclus en tout symbolisme.

    Maintenant, que non seulement le Centre du Monde sidentifie effectivementau Cur du Christ, mais que cette identit ait t nettement indique dans lesdoctrines antiques, cest ce que nous esprons pouvoir montrer dans dautres tudes.videmment, lexpression de Curdu Christ , en ce cas, doit tre prise en un sensqui nest pas prcisment celui que nous pourrions appeler le sens historique ;mais encore faut-il dire que les faits historiques eux-mmes, comme tout le reste,traduisent selon leur mode propre les ralits suprieures et se conforment cette loide correspondance laquelle nous venons de faire allusion, loi qui seule permet desexpliquer certaines prfigurations . Il sagit, si lon veut, du Christ-principe,cest--dire du Verbe manifest au point central de lUnivers ; mais qui oserait

    prtendre que le Verbe ternel et sa manifestation historique, terrestre et humaine, nesont pas rellement et substantiellement un seul et mme Christ sous deux aspects

    diffrents ? Nous touchons encore ici aux rapports du temporel et de lintemporel ;peut-tre ne convient-il pas dy insister davantage, car ces choses sont justement decelles que le symbolisme seul permet dexprimer dans la mesure o elles sontexprimables. En tout cas, il suffit de savoir lire les symboles pour y trouver tout ce

    4 Nous aurions pu rappeler aussi lathanorhermtique, le vase o saccomplit le Grand uvre , et dont lenom, suivant certains, serait driv du grec athanatos, immortel ; le feu invisible qui y est entretenu perptuellementcorrespond la chaleur vitale qui rside dans le cur. Nous aurions pu galement faire des rapprochements avec un

    autre symbole fort rpandu, celui de luf, qui signifie rsurrection et immortalit, et sur lequel nous aurons peut-trequelque occasion de revenir.Signalons dautre part, au moins titre de curiosit, que la coupe du Tarot (dont lorigineest du reste bien mystrieuse) a t remplace par le curdans les cartes jouer ordinaires, ce qui est encore un indicede lquivalence des deux symboles.

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    que nous y trouvons nous-mme ; mais malheureusement, notre poque surtout,tout le monde ne sait pas les lire.

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    Le Verbe et le SymbolePubli dans Regnabit, janvier 1926.

    Dans un de ses derniers articles (Regnabit, novembre 1925), le Rvrend PreAnizan a insist, dune faon trs juste et particulirement opportune, surlimportance et la valeur de la forme symbolique pour la transmission desenseignements doctrinaux dordre religieux et traditionnel. Nous nous permettons derevenir notre tour sur ce sujet, pour y apporter quelques prcisions complmentaireset montrer encore plus explicitement les diffrents points de vue sous lesquels il peut

    tre envisag.Dabord, le symbolisme nous apparat comme tout spcialement adapt aux

    exigences de la nature humaine, qui nest pas une nature purement intellectuelle, maisqui a besoin dune base sensible pour slever vers les sphres suprieures. Il faut

    prendre le compos humain tel quil est, un et multiple la fois dans sa complexitrelle ; cest ce quon a trop souvent tendance oublier, depuis que Descartes a

    prtendu tablir entre lme et le corps une sparation radicale et absolue. Pour unepure intelligence, assurment, nulle forme extrieure, nulle expression nest requisepour comprendre la vrit, ni mme pour communiquer dautres pures intelligences

    ce quelle a compris dans la mesure o cela est communicable ; mais il nen est pasainsi pour lhomme. Au fond, toute expression, toute formulation, quelle quelle soit,est un symbole de la pense quelle traduit extrieurement ; en ce sens, le langage lui-mme nest pas autre chose quun symbolisme. Il ne doit donc pas y avoir oppositionentre lemploi des mots et celui des symboles figuratifs ; ces deux modesdexpression seraient plutt complmentaires lun de lautre (et dailleurs, en fait, ils

    peuvent se combiner, puisque lcriture est primitivement idographique et queparfois mme, comme en Chine, elle a toujours conserv ce caractre). Dune faongnrale, la forme du langage est analytique, discursive comme la raison humaine

    dont il est linstrument propre et dont il suit ou reproduit la marche aussi exactementque possible ; au contraire, le symbolisme proprement dit est essentiellementsynthtique, et par l mme intuitif en quelque sorte, ce qui le rend plus apte quele langage servir de point dappui l intuition intellectuelle qui est au-dessus dela raison, et quil faut bien se garder de confondre avec cette intuition infrieure laquelle font appel divers philosophes contemporains. Par consquent, si lon ne secontente pas de constater une diffrence et si lon veut parler de supriorit, celle-cisera, quoi quen prtendent certains, du ct du symbolisme synthtique, qui ouvredes possibilits de conception vritablement illimites, tandis que le langage, aux

    significations plus dfinies et plus arrtes, pose toujours lentendement des bornesplus ou moins troites.

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    Quon naille donc pas dire que la forme symbolique nest bonne que pour levulgaire ; cest plutt le contraire qui serait vrai ; ou, mieux encore, elle est galement

    bonne pour tous, parce quelle aide chacun comprendre plus ou moinscompltement, plus ou moins profondment la vrit quelle reprsente selon lamesure de ses propres possibilits intellectuelles. Cest ainsi que les vrits les plushautes, qui ne seraient aucunement communicables ou transmissibles par tout autremoyen, le deviennent jusqu un certain point lorsquelles sont, si lon peut dire,incorpores dans des symboles qui les dissimuleront sans doute pour beaucoup, maisqui les manifesteront dans tout leur clat aux yeux de ceux qui savent voir.

    Est-ce dire que lusage du symbolisme soit une ncessit ? Ici, il faut faireune distinction : en soi et dune faon absolue, aucune forme extrieure nestncessaire ; toutes sont galement contingentes et accidentelles par rapport cequelles expriment ou reprsentent. Cest ainsi que, suivant lenseignement desHindous, une figure quelconque, par exemple une statue symbolisant tel ou tel aspect

    de la Divinit, ne doit tre considre que comme un support , un point dappuipour la mditation ; cest donc un simple adjuvant , et rien de plus. Un textevdique donne cet gard une comparaison qui claire parfaitement ce rle dessymboles et des formes extrieures en gnral : ces formes sont comme le cheval qui

    permet un homme daccomplir un voyage plus rapidement et avec beaucoup moinsde peine que sil devait le faire par ses propres moyens. Sans doute, si cet hommenavait pas de cheval sa disposition, il pourrait malgr tout parvenir son but, maiscombien plus difficilement ! Sil peut se servir dun cheval, il aurait grand tort de syrefuser sous prtexte quil est plus digne de lui de ne recourir aucune aide ; nest-ce

    pas prcisment ainsi quagissent les dtracteurs du symbolisme ? Et mme, si levoyage est long et pnible, bien quil ny ait jamais une impossibilit absolue de lefaire pied, il peut nanmoins y avoir une vritable impossibilit pratique d en venir bout. Il en est ainsi des rites et des symboles : ils ne sont pas ncessaires d unencessit absolue, mais ils le sont en quelque sorte dune ncessit de convenance, eugard aux conditions de la nature humaine.

    Mais il ne suffit pas de considrer le symbolisme du ct humain comme nousvenons de le faire jusquici ; il convient, pour en pntrer toute la porte, delenvisager galement du ct divin, sil est permis de sexprimer ainsi. Dj, si lon

    constate que le symbolisme a son fondement dans la nature mme des tres et deschoses, quil est en parfaite conformit avec les lois de cette nature, et si l on rflchitque les lois naturelles ne sont en somme quune expression et comme uneextriorisation de la Volont divine, cela nautorise-t-il pas affirmer que cesymbolisme est dorigine non-humaine , comme disent les Hindous, ou, endautres termes, que son principe remonte plus loin et plus haut que lhumanit ?

    Ce nest pas sans raison que le Rvrend Pre Anizan, au dbut de larticleauquel nous nous rfrions tout lheure, rappelait les premiers mots de lvangile

    de saint Jean : Au commencement tait le Verbe. Le Verbe, leLogos, est la foisPense et Parole : en soi, Il est lIntellect divin, qui est le lieu des possibles ; parrapport nous, Il se manifeste et sexprime par la Cration, o se ralisent danslexistence actuelle certains de ces mmes possibles qui, en tant quessences, sont

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    contenus en Lui de toute ternit. La Cration est luvre du Verbe ; elle est aussi, etpar l mme, sa manifestation, son affirmation extrieure ; et cest pourquoi le mondeest comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre : Cli enarrant

    gloriam Dei (Ps. XIX, 2). Le philosophe Berkeley navait donc pas tort lorsquildisait que le monde est le langage que lEsprit infini parle aux esprits finis ; maisil avait tort de croire que ce langage nest quun ensemble de signes arbitraires, alorsquen ralit il nest rien darbitraire mme dans le langage humain, toutesignification devant avoir lorigine son fondement dans quelque convenance ouharmonie naturelle entre le signe et la chose ou lide signifie. Cest parce quAdamavait reu de Dieu la connaissance de la nature de tous les tres vivants quil put leurdonner leurs noms (Gense, II, 19-20) ; et toutes les traditions anciennes saccordent

    pour enseigner que le vritable nom dun tre ne fait quun avec sa nature ou sonessence mme.

    Si le Verbe est Pense lintrieur et Parole lextrieur, et si le monde est

    leffet de la Parole divine profre lorigine des temps, la nature entire peut treprise comme un symbole de la ralit surnaturelle. Tout ce qui est, sous quelquemode que ce soit, ayant son principe dans lIntellect divin, traduit ou reprsente ce

    principe sa manire et selon son ordre dexistence ; et ainsi, dun ordre lautre,toutes choses senchanent et se correspondent pour concourir lharmonieuniverselle et totale, qui est comme un reflet de lUnit divine elle-mme. Cest cette correspondance, vritable fondement du symbolisme, que nous avons dj faitallusion ici mme (dcembre 1925) ; et cest pourquoi les lois dun domaine infrieur

    peuvent toujours tre prises pour symboliser les ralits dun ordre suprieur, o elles

    ont leur raison profonde, qui est la fois leur principe et leur fin. Signalons cetteoccasion lerreur des modernes interprtations naturalistes des antiques doctrinestraditionnelles, interprtations qui renversent purement et simplement la hirarchiedes rapports entre les diffrents ordres de ralits : par exemple, les symboles ou lesmythes nont jamais eu pour rle de reprsenter le mouvement des astres, mais lavrit est quon y trouve souvent des figures inspires de celui-ci et destines exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvementtraduisent physiquement les principes mtaphysiques dont elles dpendent.Linfrieur peut symboliser le suprieur, mais linverse est impossible ; dailleurs, sile symbole ntait plus rapproch de lordre sensible que ce quil reprsente,comment pourrait-il remplir la fonction laquelle il est destin ? Dans la nature, lesensible peut symboliser le suprasensible ; lordre naturel tout entier peut, son tour,tre un symbole de lordre divin ; et dautre part, si lon considre plus

    particulirement lhomme, nest-il pas lgitime de dire que lui aussi est un symbole,par l mme quil est cr limage de Dieu (Gense,I, 26-27) ? Ajoutons encoreque la nature nacquiert toute sa signification que si on la regarde comme nous

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    fournissant un moyen pour nous lever la connaissance des vrits divines, ce quiest prcisment aussi le rle essentiel que nous avons reconnu au symbolisme1.

    Ces considrations pourraient tre dveloppes presque indfiniment ; maisnous prfrons laisser chacun le soin de faire ce dveloppement par un effort derflexion personnelle, car rien ne saurait tre plus profitable ; comme les symboles

    qui en sont le sujet, ces notes ne doivent tre quun point de dpart pour lamditation. Les mots, dailleurs, ne peuvent rendre que bien imparfaitement ce dont ilsagit ; pourtant, il est encore un aspect de la question, et non des moins importants,que nous essaierons de faire comprendre ou tout au moins pressentir par une brveindication.

    Le Verbe divin sexprime dans la Cration, disions-nous, et ceci estcomparable, analogiquement et toutes proportions gardes, la pense sexprimantdans des formes (il ny a plus lieu ici de faire une distinction entre le langage et les

    symboles proprement dits) qui la voilent et la manifestent tout la fois. La Rvlationprimordiale, uvre du Verbe comme la Cration, sincorpore pour ainsi dire, elleaussi, dans des symboles qui se sont transmis dge en ge depuis les origines delhumanit ; et ce processus est encore analogue, dans son ordre, celui de laCration elle-mme. Dautre part, ne peut-on pas voir, dans cette incorporationsymbolique de la tradition non-humaine , une sorte dimage anticipe, de prfiguration de lIncarnation du Verbe ? Et cela ne permet-il pas aussidapercevoir, dans une certaine mesure, le mystrieux rapport existant entre laCration et lIncarnation qui en est le couronnement ?

    Nous terminerons par une dernire remarque, parce que nous noublions pasque cette Revue est spcialement la Revue du Sacr-Cur. Si le symbolisme est, dansson essence, strictement conforme au plan divin , et si le Sacr-Cur est le centre du plan divin , comme le cur est le centre de ltre, rellement etsymboliquement tout ensemble, ce symbole du Cur, par lui-mme ou par sesquivalents, doit occuper, dans toutes les doctrines issues plus ou moins directementde la tradition primordiale, la place centrale, celle que lui donna, au milieu des cercles

    plantaire et zodiacal, le Chartreux qui sculpta le marbre de Saint-Denis dOrques(voirRegnabit, fvrier 1924) ; cest prcisment ce que nous essaierons de montrer

    dans dautres tudes.P.-S. Depuis notre article de novembre 1925, on nous a communiqu

    quelques marques dimprimeurs ou de libraires du XVIIe sicle, parmi lesquelles nousen avons trouv trois o figure le curassoci au quatre de chiffre .

    1 Il nest peut-tre pas inutile de faire observer que ce point de vue, suivant lequel la nature est considre

    comme un symbole du surnaturel, nest aucunement nouveau, et quil a t au contraire envisag trs couramment aumoyen ge ; il a t notamment celui de lcole franciscaine, et en particulier de saint Bonaventure. Notons aussi quelanalogie, au sens thomiste de ce mot, qui permet de remonter de la connaissance des cratures celle de Dieu, nest

    pas autre chose quun mode dexpressionsymbolique bas sur la correspondance de lordre naturel avec le surnaturel.

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    Lune de ces marques est rigoureusement semblable, y compris les initiales, celle que nous avons reprsente dans notre fig. 17 en la donnant, daprs M.Deonna, comme une marque de tapisserie du XVIe sicle ; cette similitude nest sansdoute quune concidence, car il est peu probable que lauteur cit par nous aitindiqu cet gard une rfrence errone. Quoi quil en soit, cette marque se trouveassocie deux autres, dont lune est certainement celle de limprimeur CarolusMorellus (voir notre fig. 14), et dont lautre ne diffre gure de cette dernire que parle monogramme, qui y est form des initiales S. M., et par labsence de toute barresupplmentaire adjointe au 4.

    Une autre marque est du type de celle de notre fig. 20 ; les initiales placesdans le cur sont D. B., et la partie infrieure porte un soleil au lieu dune toile ;cette marque est place sous un cusson dans lequel est un autre soleil et qui estsurmont dune couronne royale. La troisime est du mme genre, mais les initialesA. D. qui y figurent sont renfermes dans deux cercles tenant la place des courbes qui

    simulent les oreillettes du cur; la partie infrieure de celui-ci porte trois toiles ; enoutre, le 4 est accompagn la fois dune barre horizontale et dune barre verticale.Cette dernire marque est contenue dans un cartouche ovale plac sous une couronneroyale supporte par deux anges, avec la devise Non coronabitur nisi qui legitimecertaverit. Peut-tre ces indications permettront-elles quelque lecteur de cetteRevue didentifier dune faon prcise les marques dont il sagit.

    Signalons dautre part, cette occasion, lanalogie qui existe manifestemententre les marques de ce genre et celle de limprimeur orlanais Matthieu Vivian(1490), reproduite prcdemment par M. Charbonneau-Lassay dansRegnabit(janvier1924, p. 124)*. La diffrence principale est que, dans cette dernire, le curcontenantles initiales nest pas surmont du quatre de chiffre , mais seulement de la croix ;cette similitude nous engage considrer comme extrmement vraisemblable, pour

    *[Voici lillustration en question :

    ]

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    ne pas dire plus, lhypothse daprs laquelle, dans ce cas galement, cest bien leCurdu Christ quon a voulu reprsenter.

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    propos des signes corporatifset de leur sens originel

    Publi dans Regnabit, fvrier 1926.

    Larticle dans lequel nous avons parl des anciennes marques corporatives(Regnabit, novembre 1925) semblant avoir intress particulirement un certainnombre de lecteurs, nous allons revenir sur ce sujet trop peu connu et donnerquelques prcisions nouvelles dont les rflexions qui nous ont t soumises de divers

    cts nous ont montr lutilit.Tout dabord, une confirmation nous a t apporte depuis lors sur ce que nous

    avions dit en terminant propos des marques des maons et tailleurs de pierre et dessymboles hermtiques auxquels elles paraissent se rattacher directement. Lerenseignement dont il sagit se trouve dans un article relatif au Compagnonnage, qui,

    par une concidence assez curieuse, tait publi prcisment en mme temps que lentre. Nous en extrayons ce passage : Le Christianisme arriv son apoge voulutun style rsumant sa pense, et aux dmes, au plein cintre, aux tours massives,substitua les flches lances et logive qui prit progressivement son essor. Cestalors que les Papes crrent Rome lUniversit des Arts o les monastres de tousles pays envoyrent leurs lves et leurs lacs constructeurs. Ces lites fondrent ainsila Matrise universelle, o tailleurs de pierre, imagiers, charpentiers et autres mtiersdArt reurent la conception constructive quils appelaient le Grand uvre. Larunion de tous les Matres duvres trangers forma lassociation symbolique, latruelle surmonte de la croix ; la croix aux bras de laquelle se suspendaient l querreet le compas. Les marques emblmatiques crrent les symboles de la GrandeMatrise universelle 1.

    La truelle surmonte de la croix, cest exactement le symbole hermtique quenous avions reproduit dans notre fig. 22 (p. 400) ; et la truelle, cause de sa formetriangulaire, tait prise ici pour un emblme de la Trinit : Sanctissima TrinitasConditor Mundi 2 . Du reste, il semble que le dogme trinitaire ait t mis

    particulirement en vidence par les anciennes corporations ; et la plupart desdocuments qui en manent commencent par cette formule : Au nom de la TrsSainte et Indivisible Trinit .

    1

    Auguste Bonvous, La Religion de lArt, dans Le Voile dIsis, numro spcial consacr au Compagnonnage,novembre 1925.

    2 Le mot Conditorrenferme une allusion au symbolisme de la pierre angulaire . la suite du mme articleest reproduite une curieuse figuration de la Trinit, o le triangle invers tient une place importante.

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    Puisque nous avons dj indiqu lidentit symbolique du triangle invers et ducur, il nest pas inutile de noter quun sens trinitaire peut tre galement attach cedernier. Nous en trouvons la preuve dans une estampe dessine et grave par Callot

    pour une thse soutenue en 1625, et dont le R. P. Anizan a donn une explicationautrefois dans cette Revue (dcembre 1922)*. Au sommet de la composition est figurle Cur du Christ, contenant trois iod, la premire lettre du nom de Jehovah enhbreu ; ces trois iodtaient dailleurs considrs comme formant par eux-mmes unnom divin, quil est assez naturel de regarder comme une expression de la Trinit 3. Aujourdhui, crivait ce propos le R. P. Anizan, nous adorons le Curde Jsus,Fils duPre ternel ; le Curde Jsus, uni substantiellement au Verbe de Dieu ;le Cur de Jsus, form par le Saint Esprit dans le sein de la Vierge MarieComment stonner que ds 1625 ait t affirm le contact auguste du Curde Jsusavec la Trinit Sainte ? Au XIIe sicle, des thologiens ont vu ce Cur comme leSaint des Saints et comme lArche du Testament4. Cette vrit ne pouvait se

    perdre : son expression mme emporte ladhsion de lesprit. Elle ne se perdit point.

    Dans unDiurnalparu Anvers en 1616, on lit cette belle prire : O Curtrs douxde Jsus, o se trouve tout bien, organe de la toujours adorable Trinit, vous je meconfie, en vous je me remets tout entier. LOrgane de la Trs Sainte Trinit, levoil bien sous nos yeux : cest le Curaux trois iod. Et ce Curdu Christ, organe

    *[Voici lillustration en question :

    ]3 Les trois iodplacs dans le Cur du Christ sont disposs 2 et 1, de telle faon quils correspondent aux trois

    sommets dun triangle invers. On peut remarquer que cette mme disposition est trs frquente pour les pices du

    blason ; elle est notamment celle des trois fleurs de lys dans les armoiries des rois de France.4 Ces assimilations ont un rapport assez troit avec la question des centres spirituels dont nous avons parldans notre tude sur le Saint Graal ; nous nous expliquerons plus compltement sur ce point lorsque nous exposerons lesymbolisme du cur dans les traditions hbraques.

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    de la Trinit, notre estampe nous dit dun mot quil est le principe de lordre :Prdestinatio Christi est ordinis origo .

    Sans doute aurons-nous loccasion de revenir sur dautres aspects de cesymbolisme, notamment en ce qui concerne la signification mystique de la lettre iod;mais nous avons tenu mentionner ds maintenant ces rapprochements trs

    significatifs.

    Plusieurs personnes, qui approuvent notre intention de restituer aux symboles

    anciens leur sens originel et qui ont bien voulu nous le faire savoir, ont en mmetemps exprim le vu de voir le Catholicisme revendiquer nettement tous cessymboles qui lui appartiennent en droit, y compris ceux, comme les triangles parexemple, dont se sont empares des organisations telles que la Maonnerie. Lide esttout fait juste et correspond bien notre pense ; mais il peut y avoir sur un point,dans lesprit de certains, une quivoque et mme une vritable erreur historique quilest bon de dissiper.

    la vrit, il ny a pas beaucoup de symboles qui soient proprement etexclusivement maonniques ; nous lavons dj fait remarquer propos delacacia (dcembre 1925, p. 26). Les emblmes plus spcialement constructifs eux-mmes, comme lquerre et le compas, ont t, en fait, communs un grandnombre de corporations, nous pourrions mme dire presque toutes5, sans parler de

    lusage qui en a t fait aussi dans le symbolisme purement hermtique6

    . LaMaonnerie emploie des symboles dun caractre assez vari, en apparence tout aumoins, mais dont elle ne sest pas empare, comme on semble le croire, pour lesdtourner de leur vrai sens ; elle les a reus, comme les autres corporations (car elleen fut une tout dabord), une poque o elle tait bien diffrente de ce quelle estdevenue aujourdhui, et elle les a conservs, mais, depuis longtemps dj, elle ne lescomprend plus.

    Tout annonce, a dit Joseph de Maistre, que la Franc-Maonnerie vulgaire estune branche dtache et peut-tre corrompue dune tige ancienne et respectable 7.Cest bien ainsi quil faut envisager la question : on a trop souvent le tort de ne penserqu la Maonnerie moderne, sans rflchir que celle-ci est simplement le produitdune dviation. Les premiers responsables de cette dviation, ce quil semble, cesont les pasteurs protestants, Anderson et Desaguliers, qui rdigrent lesConstitutions de la Grande Loge dAngleterre, publies en 1723, et qui firentdisparatre tous les anciens documents sur lesquels ils purent mettre la main, pourquon ne sapert pas des innovations quils introduisaient, et aussi parce que ces

    5

    Le Compagnonnage interdisait seulement aux cordonniers et aux boulangers de porter le compas.6 Cest ainsi que lquerre et le compas figurent, au moins depuis le dbut du XVII e sicle, dans les mains duRebis hermtique (voir par exemple lesDouze Clefs dAlchimie de Basile Valentin).

    7Mmoire au duc de Brunswick(1782).

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    documents contenaient des formules quils estimaient fort gnantes, commelobligation de fidlit Dieu, la Sainte glise et au Roi , marque incontestablede lorigine catholique de la Maonnerie8. Ce travail de dformation, les protestantslavaient prpar en mettant profit les quinze annes qui scoulrent entre la mortde Christophe Wren, dernier Grand-Matre de la Maonnerie ancienne (1702), et lafondation de la nouvelle Grande Loge dAngleterre (1717). Cependant, ils laissrentsubsister le symbolisme, sans se douter que celui-ci, pour quiconque le comprenait,tmoignait contre eux aussi loquemment que les textes crits, quils ntaientdailleurs pas parvenus dtruire tous. Voil, trs brivement rsum, ce quedevraient savoir tous ceux qui veulent combattre efficacement les tendances de laMaonnerie actuelle9.

    Nous navons pas examiner ici dans son ensemble la question si complexe etsi controverse des origines multiples de la Maonnerie ; nous nous bornons enconsidrer ce quon peut appeler le ct corporatif, reprsent par la Maonnerie

    oprative, cest--dire par les anciennes confrries de constructeurs. Celles-ci,comme les autres corporations, possdaient un symbolisme religieux, ou, si lonprfre, hermtico-religieux, en rapport avec les conceptions de cet sotrismecatholique qui fut si rpandu au moyen ge, et dont les traces se retrouvent partoutsur les monuments et mme dans la littrature de cette poque. En dpit de ce que

    prtendent de nombreux historiens, la jonction de lhermtisme avec la Maonnerieremonte bien plus loin que laffiliation dElias Ashmole cette dernire (1646) ; nous

    pensons mme quon chercha seulement, au XVIIe sicle, reconstituer cet gardune tradition dont une grande partie stait dj perdue. Quelques-uns, qui semblent

    bien informs de lhistoire des corporations, fixent mme avec beaucoup de prcision 1459 la date de cette perte de lancienne tradition10. Il nous parat incontestable queles deux aspects opratifetspculatifont toujours t runis dans les corporations dumoyen ge, qui employaient dailleurs des expressions aussi nettement hermtiquesque celle de Grand uvre , avec des applications diverses, mais toujoursanalogiquement correspondantes entre elles11.

    Dailleurs, si lon voulait aller vraiment aux origines, supposer que la chosesoit possible avec les informations ncessairement fragmentaires dont on dispose en

    pareille matire, il faudrait sans doute remonter au del du moyen ge, et mme au

    del du Christianisme. Ceci nous amne complter sur un point ce que nous avonsdit ici mme du symbolisme deJanus dans un prcdent article (dcembre 1925), car

    8 Au cours du XVIIIe sicle, la Maonnerie cossaise fut un essai de retour la tradition catholique, reprsentepar la dynastie des Stuarts, par opposition la Maonnerie anglaise, devenue protestante et dvoue la maisondOrange.

    9 Il y a eu ultrieurement une autre dviation dans les pays latins, celle-ci dans un sens antireligieux, mais c estsur la protestantisation de la Maonnerie anglo-saxonne quil convient dinsister en premier lieu.

    10 Albert Bernet,Des Labyrinthes figurs sur le sol des glises, dans le numro dj cit du Voile dIsis.Cetarticle contient cependant ce propos une petite inexactitude : ce nest pas de Strasbourg, mais de Cologne, quest date

    la charte maonnique davril 1459.11 Notons aussi quil exista, vers le XIVe sicle, sinon plus tt, une Massenie du Saint Graal, par laquelle lesconfrries de constructeurs taient relies leurs inspirateurs hermtistes, et dans laquelle Henri Martin (Histoire de

    France, t. III, p. 398) a vu avec raison une des origines relles de la Franc-Maonnerie.

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    il se trouve prcisment que ce symbolisme a un lien fort troit avec la questi