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CHJ@édition électronique - 2011 53 LE JUGE, LA FAMILLE ET LES ÉPOUX : UN TRIO CLASSIQUE ? RÉGINE BEAUTHIER Professeure à l’Université libre de Bruxelles (ULB) Centre de droit comparé et d’histoire du droit-ULB [email protected] BARBARA TRUFFIN Chargée de recherches FNRS-ULB Centre de droit comparé et d’histoire du droit-ULB [email protected] Au moment de son Indépendance, en 1830-1831, la Belgique était soumise aux Codes français rédigés sous le régime napoléonien. Les tentatives laborieuses du régime hollandais pour les modifier avaient bien abouti au vote de plusieurs textes, mais les Belges, témoignant là du sens très particulier de l’humour qui les caractérise, proclamèrent leur indépendance quelques mois avant la fatidique date d’entrée en vigueur de cette nouvelle législation 1 Le dernier article de la Constitution de 1831 fondant le nouvel État énumérait une série de tâches qui attendaient les assemblées législatives belges. Parmi celles-ci, la révision des Codes, qui fut cependant loin d’être une priorité des gouvernements successifs. Si un nouveau Code pénal entra effectivement en vigueur en 1867, il fallut en effet attendre 1879 pour que soit confiée à François Laurent la lourde tâche de réviser le Code civil. Laurent (1810-1887), professeur à l’Université de Gand, célèbre auteur de doctrine, auteur des Principes de droit civil (1870) qui le placent généralement dans le courant de l’Ecole de l’Exégèse . 2 , déposa en 1882 un avant-projet de révision 3 1 Les lois qui devaient remplacer les codes rédigés sous le consulat furent votées entre 1821 et 1826, après plusieurs tentatives infructueuses. La loi de 1829 qui substitua le texte nouveau au Code Napoléon fixa une date d’entrée en vigueur au 1 er février 1831. La révolution belge éclata en août et septembre 1830. 2 Pour une bibliographie détaillée, voy. G. BAET, « François Laurent. Zijn leven, zijn tijd en zijn strijd », Liber Memorialis François Laurent, Story-Scientia, 1989, p. 9-60. Voy. aussi Nederlands Biografisch Woordenboek, 1972, t. 3, p. 502-513 et les référence citées. 3 Laurent fut chargé de cette mission le 3 avril 1879, par le Ministre libéral de la Justice, Jules Bara. Le 22 août, il transmit au Ministre le Titre préliminaire de son avant-projet. L’intégralité de la tâche fut réalisée en environ deux ans. Les 2241 articles du nouveau texte, accompagnés de longs commentaires justificatifs, souvent replacés dans une perspective comparatiste, furent publiés en 1882 : Avant-Projet de Révision du Code civil, Bruxelles, Bruylant, 1882. . Mais cette mission lui avait été assignée par un gouvernement libéral et les élections de 1884 ramenèrent les catholiques au pouvoir. L’avant-projet ne fut pas discuté en tant que tel, même si quelques lois particulières, qui en reprenaient certains pans, furent peu à peu discutées et votées. Dans certains domaines, le texte de Laurent était extrêmement novateur, notamment dans celui qui va retenir ici notre attention : la puissance maritale et ses corollaires, les droits et devoirs entre conjoints et la capacité de la femme mariée. Laurent proposait rien moins que de supprimer la puissance maritale, dont il désapprouvait l’incohérence, et d’égaliser très nettement la situation juridique des époux. Son projet, abandonné en 1884, présentait en réalité en germe la substance de réformes qui ne furent achevées en Belgique qu’en 1976.

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LE JUGE, LA FAMILLE ET LES ÉPOUX : UN TRIO CLASSIQUE ?

RÉGINE BEAUTHIER Professeure à l’Université libre de Bruxelles (ULB) Centre de droit comparé et d’histoire du droit-ULB

[email protected] BARBARA TRUFFIN

Chargée de recherches FNRS-ULB Centre de droit comparé et d’histoire du droit-ULB

[email protected]

Au moment de son Indépendance, en 1830-1831, la Belgique était soumise aux Codes français rédigés sous le régime napoléonien. Les tentatives laborieuses du régime hollandais pour les modifier avaient bien abouti au vote de plusieurs textes, mais les Belges, témoignant là du sens très particulier de l’humour qui les caractérise, proclamèrent leur indépendance quelques mois avant la fatidique date d’entrée en vigueur de cette nouvelle législation1

Le dernier article de la Constitution de 1831 fondant le nouvel État énumérait une série de tâches qui attendaient les assemblées législatives belges. Parmi celles-ci, la révision des Codes, qui fut cependant loin d’être une priorité des gouvernements successifs. Si un nouveau Code pénal entra effectivement en vigueur en 1867, il fallut en effet attendre 1879 pour que soit confiée à François Laurent la lourde tâche de réviser le Code civil. Laurent (1810-1887), professeur à l’Université de Gand, célèbre auteur de doctrine, auteur des Principes de droit civil (1870) qui le placent généralement dans le courant de l’Ecole de l’Exégèse

.

2, déposa en 1882 un avant-projet de révision3

1 Les lois qui devaient remplacer les codes rédigés sous le consulat furent votées entre 1821 et 1826, après plusieurs tentatives infructueuses. La loi de 1829 qui substitua le texte nouveau au Code Napoléon fixa une date d’entrée en vigueur au 1er février 1831. La révolution belge éclata en août et septembre 1830. 2 Pour une bibliographie détaillée, voy. G. BAET, « François Laurent. Zijn leven, zijn tijd en zijn strijd », Liber Memorialis François Laurent, Story-Scientia, 1989, p. 9-60. Voy. aussi Nederlands Biografisch Woordenboek, 1972, t. 3, p. 502-513 et les référence citées. 3 Laurent fut chargé de cette mission le 3 avril 1879, par le Ministre libéral de la Justice, Jules Bara. Le 22 août, il transmit au Ministre le Titre préliminaire de son avant-projet. L’intégralité de la tâche fut réalisée en environ deux ans. Les 2241 articles du nouveau texte, accompagnés de longs commentaires justificatifs, souvent replacés dans une perspective comparatiste, furent publiés en 1882 : Avant-Projet de Révision du Code civil, Bruxelles, Bruylant, 1882.

. Mais cette mission lui avait été assignée par un gouvernement libéral et les élections de 1884 ramenèrent les catholiques au pouvoir. L’avant-projet ne fut pas discuté en tant que tel, même si quelques lois particulières, qui en reprenaient certains pans, furent peu à peu discutées et votées.

Dans certains domaines, le texte de Laurent était extrêmement novateur, notamment dans celui qui va retenir ici notre attention : la puissance maritale et ses corollaires, les droits et devoirs entre conjoints et la capacité de la femme mariée. Laurent proposait rien moins que de supprimer la puissance maritale, dont il désapprouvait l’incohérence, et d’égaliser très nettement la situation juridique des époux. Son projet, abandonné en 1884, présentait en réalité en germe la substance de réformes qui ne furent achevées en Belgique qu’en 1976.

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Nous allons tenter ici de suivre le cheminement de ces réformes successives, ponctuées par trois grandes lois – en 1932, en 1958 et en 1976 – en nous interrogeant plus spécialement sur l’articulation qu’elles privilégièrent entre le pouvoir judiciaire et les conjoints. Cette contribution abordera donc essentiellement la question de la régulation des conflits conjugaux et ne s’attardera sur d’autres catégories de conflits familiaux que lorsque l’effet de miroir serait pertinent pour dégager leur spécificité.

Un bref retour en arrière sera consacré à la question de la régulation des conflits familiaux dans le Code civil – lequel entreprenait de se démarquer nettement de la législation révolutionnaire – (I), à la suite de quoi l’originalité des travaux législatifs de Laurent sera soulignée (II). Nous aborderons ensuite les lois du 20 juillet 1932 et du 30 avril 1958 qui ont timidement réformé les relations entre époux (III) et enfin la loi du 14 juillet 1976 qui consacra en droit belge l’égalisation des relations entre époux (IV).

I –RÉTROACTES : LE CODE CIVIL DE 1804 ET L’ABANDON DE L’« UTOPIE » RÉVOLUTIONNAIRE

Les espérances révolutionnaires : des familles conciliatrices

Le Bicentenaire de la Révolution française a été l’occasion, on le sait, d’une réévaluation de l’apport du « droit intermédiaire » dans le domaine du droit privé en général et du droit du mariage en particulier4. De nombreux travaux ont notamment pu souligner l’influence de l’idéologie contre-révolutionnaire sur l’historiographie5. Une terrible « crise du mariage », soi-disant provoquée par les abus de la législation et révélée, entre autres, par un taux de divorce présenté comme extrêmement élevé, était supposée avoir conduit à une déstructuration de la famille6. Institution honnie, le divorce révolutionnaire était une concession répugnante aux voluptés humaines, une « lettre de créance à la perversité »7

Les travaux historiques du dernier quart du 20e siècle ont largement contribué à éclairer la réalité du divorce révolutionnaire

, qui avait entraîné abus et malheurs.

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4 Deux ouvrages se détachent, publiés à la suite de colloques dont les travaux renouvelèrent les problématiques : La Révolution et l’ordre juridique privé. Rationalité ou scandale ?, Actes du colloque d’Orléans des 11-13 septembre 1986, PUF, 1988 (2 vol.) et La Famille, la Loi, l’État, textes réunis par I. THERY et Ch. BIET, Paris, Imprimerie nationale, 1989. 5 Déjà mise en évidence par A. H. HUUSSEN Jr, « Le droit du mariage au cours de la révolution française », Revue d’Histoire du Droit, 1979, p. 9-51 et 99-127, sp. 10-16. 6 F. RONSIN, « Indissolubilité du mariage ou divorce. Essai d’une chronologie des principaux arguments mis en avant par les partisans et les adversaires de l’institution du divorce au cours de la période révolutionnaire », La famille, la Loi, l’État, op. cit., p. 322-334. 7 Selon l’expression de Huussen qui résume les éléments du débat présents dans les innombrables pamphlets consacrés au divorce à partir de 1789 (loc. cit., p. 45). 8 J.-L. VEDIE, L’introduction du divorce à Rennes sous la Révolution française et les tribunaux de famille, thèse de 3e cycle dactylogr., 1975 ; G. et M. SICARD, « Le divorce à Toulouse pendant la période révolutionnaire », Mélanges dédiés à Gabriel Marty, Toulouse, 1978 , sp. p. 1064-1066 ; R. G. PHILLIPS, « Tribunaux de famille et assemblées de famille à Rouen pendant la Révolution », Revue d’Histoire du Droit Français et Etranger, 1980 p. 70-79 ; ID., Family breakdown in late eighteenth Century France. Divorce in Rouen, 1792-1803 ; Oxford, Clarendon Press, 1980 ; A. CHARPENTIER, Le divorce et les institutions familiales à Bordeaux pendant la période du droit intermédiaire (Assemblées conciliatrices et tribunaux de famille), thèse de 3e cycle, Bordeaux, 1980 ; D. DESSERTINE, Divorcer à Lyon sous la Révolution et l’Empire, Presses universitaires de Lyon, 1981 ; J. LHOTE, Le divorce à Metz et en Moselle sous la Révolution et l’Empire. Une anticipation sociale, Metz, chez l’auteur, 1981 ; P. et M. GUIGAL, « La loi du 20 septembre 1792 sur le divorce. Son impact immédiat dans le district du Mézenc », La Révolution française en Ardèche, Actes des colloques de Villeneuve-sur-Berg et Annonay, Mémoire d’Ardèche et temps présent, 1989. Voy., pour une synthèse des données, J.-L. HALPERIN, L’impossible Code civil, Paris, P. U. F., 1992, sp. p. 192-193 et D. DESSERTINE, « Le divorce sous la Révolution : audace ou nécessité ? », La famille, la Loi, l’État, op. cit., p. 312-321. Voy. aussi F. RONSIN, Le contrat sentimental, Paris, Aubier, 1990 et, du même auteur, Les divorciaires : affrontements politiques et conceptions du mariage dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1992.

. Certains auteurs sont même allés jusqu’à estimer que la

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législation révolutionnaire devait être analysée comme permettant l’éclosion de l’amour au sein de la famille9

Les dispositions du décret de 1790 qui avait instauré les tribunaux de famille et de la loi de 1792 manifestaient la confiance placée dans la conciliation et le rôle que les législateurs révolutionnaires entendaient réserver aux arbitres, simples particuliers non professionnels, qui devaient contribuer à mettre en place une justice de citoyens

. Que l’on adhère ou non à cette analyse des intentions des législateurs révolutionnaires, il reste que l’exaltation de la liberté individuelle et la nature contractuelle assumée du mariage ouvraient la possibilité aux époux d’obtenir la rupture de leur union dans des conditions particulièrement souples. La procédure était simple et rapide et ne reposait pas sur l’intervention de juges de droit commun. Au contraire, la procédure prévue pour les causes déterminées impliquait que les époux évoquent leur situation devant un tribunal de famille ; pour les autres modalités, il était prévu l’intervention d’une assemblée de parents ou d’amis.

10. La conciliation et l’arbitrage étaient privilégiés et étaient même obligatoires en matière familiale. Plus spécifiquement, ces nouvelles institutions reposaient sur la famille comme « lieu d’expression de la démocratie, avec un principe d’égalité entre ses membres, liés par l’affection et non par l’autorité de l’un sur l’autre »11. A l’opposé du modèle patriarcal promu durant l’Ancien Régime, où le père et mari était le maître absolu de la maisonnée, disposant du pouvoir de correction sur femme et enfants, le projet révolutionnaire était, analyse-t-on, marqué par la volonté de « créer une institution autonome, une petite république se gouvernant elle-même avec une forte organisation intérieure et dans laquelle s’inclinait, comme la puissance royale en face de la nation, l’autorité paternelle devant les pouvoirs des parents assemblés »12

Le projet des tribunaux de famille correspondait donc à une nouvelle vision politique de la famille, même si Véronique Demars-Sion a pu récemment questionner sa véritable originalité en recherchant dans les normes applicables durant l’Ancien Régime, des formes antérieures d’arbitrage en matière familiale

.

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La conviction était que les familles seraient capables de s’auto-réguler et de traiter en leur sein les conflits, essentiellement par la voie de la conciliation. Les procès et les juristes étaient régulièrement accusés d’avoir provoqué la ruine des familles : désormais, dans la famille, « l’amour [devait] prévaloir sur la règle juridique, la loi naturelle de la piété filiale et de la fraternité [devait] l’emporter sur la loi civile de l’intérêt »

.

14

9 J. MULLIEZ, « Droit et morale conjugale : essai sur l’histoire des relations personnelles entre époux », Revue Historique, 1987, p. 35-105, sp. p. 94-96. Animés par la volonté de promouvoir le bonheur des époux, les juristes révolutionnaires auraient jugé indispensable que l’amour soit et demeure au cœur du mariage. Le divorce aurait été, dans un tel contexte, l’instrument indispensable pour sanctionner la disparition du sentiment amoureux et pour maintenir dans l’union la fraîcheur originelle de l’amour. Celui-ci pourrait s’épanouir grâce à la liberté des époux, qui trouverait son expression dans l’instrument juridique du contrat. 10 J.-L. HALPÉRIN, « La composition des tribunaux de famille sous la Révolution ou “ les juristes, comment s’en débarrasser ?” », La Famille, la Loi, l’État, op. cit. p. 292-304. 11 J. COMMAILLE, « Les tribunaux de famille sous la Révolution. Recours à l’histoire comme contribution à une sociologie de la justice et des relations privé-public », Une autre Justice. 1789-1799, Paris, Fayard, 1989, p. 205-223, sp. p. 217-218. 12 M. FERRET, Les tribunaux de famille dans le district de Montpellier (1790-an IV), thèse Montpellier, 1926, p. 19 (cité par COMMAILLE, ibid). 13 V. DEMARS-SION, « Une expérience d’arbitrage forcé : les tribunaux de famille révolutionnaires », RHDFE, 2005, p. 385-420, sp. p. 389-395. 14 J.-L. HALPERIN, « La composition… », op. cit., p. 293.

. C’est une vision optimiste des relations familiales qui s’imposait ainsi, où la concorde l’emporterait et où, guidés par l’amour et l’intérêt, les parents feraient naturellement de bons juges. Transformée en instance de régulation où pourraient

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s’exercer collectivement des magistratures privées, la famille familiarisait ses membres à l’exercice de futures fonctions publiques15

Le rôle des assemblées et des tribunaux de famille a fait l’objet de nombreuses études

.

Le « retour à l’ordre »

C’est en 1796 (an IV) que fut abrogé l’arbitrage obligatoire par une loi qui, sans supprimer formellement les tribunaux de famille, organisa les conditions de leur disparition.

16. Jacques Commaille a pu mettre en évidence à quel point, une fois encore, l’historiographie de ces institutions a été influencée par une appréciation politique de leur rôle17. L’« échec » des tribunaux de famille a été diversement analysé18. Quelques faits ressortent de la majorité des études effectuées, le plus significatif étant que les professionnels du droit semblent avoir occupé une place prépondérante dans ces instances19. Plutôt que de désigner des parents, les parties désignèrent en effet des hommes de loi, en utilisant la catégorie « voisins ou amis » prévue par la loi. Plusieurs explications ont été avancées pour expliquer cette rapide évolution : inaptitude des parents ou manque de confiance en eux ; complexité croissante des dispositions législatives (notamment en matière successorale) ; espoir des parties que les juristes défendent mieux leurs intérêts ; stratégie des professionnels du droit se réfugiant dans ces institutions au fur et à mesure de leur éviction de l’ordre judiciaire. Même si les recherches les plus fouillées s’accordent à estimer que le travail des « arbitres » fut globalement de qualité, il semble bien que « non seulement, il n’y a pas eu éviction des juristes, mais, encore moins, évacuation du droit »20

Non seulement la logique initiale de l’institution fut sans doute dénaturée par la forte présence des juristes, mais progressivement, les doutes sur l’impartialité des membres l’emportèrent

. Sans à proprement parler échouer, puisqu’ils fonctionnèrent durant leur courte existence, les tribunaux de famille déçurent l’espoir de ceux qui attendaient d’eux une transformation radicale de la justice.

21 : la vision optimiste et communautaire de la famille commença à s’estomper22

15 Si la famille devait être préservé des « corps étrangers » qu’étaient les juristes (selon l’expression d’Halpérin, ibid.), elle pouvait jouer le rôle d’école de la citoyenneté, du moins pour les hommes puisque les femmes n’étaient pas appelées à composer les tribunaux de famille. Espace privilégié de la sphère privée – devant à ce titre être à l’abri des interventions des tribunaux de droit commun – la famille restait articulée sur la sphère publique. 16 Outre les études déjà citées qui ont exploité les archives de ces instances pour en déterminer la production, voy. R. G. PHILLIPS, « Tribunaux de famille et assemblées de famille » RHDFE, 1980, p. 69-79 ; J. COMMAILLE, « Les formes de justice comme mode de régulation de la famille, questions sociologiques posées par les tribunaux de famille sous la Révolution française », La Famille, la Loi, l’État, op. cit., p. 274-291. 17 « Les tribunaux de famille sous la Révolution…. », loc. cit., p. 220. 18 Certains ont mis en lumière l’inadéquation d’une telle organisation chez les « peuples modernes » estimant qu’elle ne pouvait être mise en œuvre que dans des sociétés « relativement peu avancées en civilisation ». Les tribunaux de famille auraient donc constitué un non sens historique (thèse développée par L. DARNIS, Des tribunaux de famille dans le droit intermédiaire, thèse, Paris, 1903, p. 115 et p. 134-135). 19 On a vu que Jérôme FERRAND, arguments à l’appui, conteste dans sa contribution l’importance de cette domination. 20 J.-L. HALPERIN, « La composition… », loc. cit., p. 300. 21 Ils avaient d’ailleurs été émis, dès 1790, par Robespierre : « L’institution qu’on vous propose renferme tous les germes de la partialité ; les jugements ne seraient plus rendus suivant la justice, mais suivant l’affection des juges pour les parties » (5 août 1790, A.P., t. 17, p. 621). 22 Même le discours sur la fraternité connut un spectaculaire renversement : puisque tous les hommes étaient frères, pourquoi confier le traitement des affaires familiales à des juridictions d’exception ? (J.-L. HALPERIN, « La composition… », loc. cit., p. 301).

La critique à l’égard des hommes de loi se fit moins virulente ; la critique à l’égard de l’arbitrage plus forte. Parmi les reproches adressés aux tribunaux de famille, on évoque leur inefficacité, leur inculture, leur lenteur, leur incompétence, les manœuvres dilatoires qu’ils étaient supposés favoriser : autant d’arguments traditionnels opposés aux formes d’exercice de la justice tendant à

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promouvoir un rôle actif des citoyens. Comme le souligne Jacques Commaille, le tribunal de famille, pas plus que le jury, n’échappa au traditionnel échange d’arguments où, d’un côté, est posée la question de la compétence et de la légitimité de la décision de justice et, de l’autre, celle du dessaisissement du citoyen et de la complexification abusive ou intéressée des conflits23

Ce débat n’est évidemment pas que technique. Son caractère politique est encore renforcé dans les contentieux familiaux par le rôle assigné à la famille. Lorsque les législateurs d’après Thermidor renouèrent avec l’autorité de la loi et les institutions traditionnelles, ils renouèrent parallèlement avec la conception de l’ordre familial de l’Ancien Régime – en estimant de plus en plus indispensable de rétablir l’autorité du père et du mari. La disparition du tribunal de famille peut donc être vue comme marquant symboliquement la fin de l’utopie révolutionnaire

.

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La difficulté des travaux préparatoires du Code civil, menés sous le Consulat à partir du projet de l’an VIII, était d’autant plus grande que la rupture avec la loi révolutionnaire était revendiquée mais que le retour à l’Ancien droit ne pouvait pas l’être aussi nettement. Récusant l’ambition démesurée et périlleuse des révolutionnaires de faire table rase du passé, Portalis fixa quelques missions au nouveau législateur, lui imposant de s’imprégner à la fois de « l’esprit des siècles » et de l’esprit de modération. Parmi celles-ci, la régulation des familles, « autant de petites sociétés particulières, dont la réunion forme l’État » et qui « se forment par le mariage » : « Le mariage est de l’institution même de la nature : il a une trop grande influence sur la destinée des hommes et sur la propagation de l’espèce humaine, pour que les législateurs l’abandonnent à la licence des passions »

. C’est toute l’articulation entre la sphère privée et la sphère publique qui était réinterrogée.

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« Chaque famille, poursuivait Portalis, doit avoir son gouvernement. Le mari, le père, en a toujours été réputé le chef. La puissance maritale, la puissance paternelle, sont des institutions républicaines. C’est surtout chez les peuples libres que le pouvoir des maris et des pères a été singulièrement étendu et respecté. Dans les monarchies absolues, dans les états despotiques, le pouvoir qui veut nous asservir cherche à affaiblir tous les autres ; dans les républiques, on fortifie la magistrature domestique, pour pouvoir sans danger adoucir la magistrature politique et civile »

.

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Il ne s’agit pas ici de s’étendre sur l’éventuelle imposture que recèle ce discours, spécialement dans le contexte du Consulat. Il faut avant tout garder à l’esprit que le postulat de l’inégalité entre conjoints fut en fin de compte unanimement partagé, les seuls intervenants à avoir manifesté quelques réticences ayant très vite baissé les armes. Lors de la présentation du texte réunissant les lois civiles en un seul corps, un des orateurs pourra évoquer sans véritablement travestir le sens des travaux « l’heureuse dépendance où les épouses sont placées, et pour leur propre repos et pour leur véritable intérêt, et surtout pour qu’elles ne soient pas distraites des soins les plus tendres et les plus dignes de leur sensibilité »

. Le raisonnement est redoutable : la condition de la liberté politique réside dans l’inégalité

civile. La recette est claire : il faut renforcer la puissance maritale pour limiter le pouvoir politique.

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23 « Les formes de justice… », loc. cit., p. 281. 24 J. F. TRAER, « The french family court », History, 1974, p. 211-228. Ce point de vue est partagé par Jacques COMMAILLE. 25 Loc. cit., p. 192, n° 17 et n° 18. 26 Loc. cit., p. 193, n° 22. 27 Jaubert, orateur du Tribunat devant le Corps législatif (séance du 30 ventôse an XII, LOCRÉ, t. 1, p. 205, n° 6).

. Le même orateur conclut : « Il était impossible de tout prévoir, (…). Ce sont les principes qu’il fallait établir. Un code doit être dogmatique. La loi ne doit jamais être un raisonnement ni une dissertation. Nous aurons d’ailleurs les lumières et la conscience des juges. Les tribunaux d’appel seront une garantie pour le maintien de nos lois dans toute leur pureté. Le tribunal de cassation, ce foyer des lumières, comme il est le centre du pouvoir judiciaire, les ramènerait toujours au point d’unité. L’ordre des avocats sera un des gardiens fidèles de la

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bonne doctrine. (...) L’enseignement du droit contribuera aussi à ne propager que des idées saines sur l’application (…) »28

Portalis avait d’ailleurs, dans le Discours préliminaire, consacré un long paragraphe défendant le projet de « rendre aux tribunaux » les questions de divorce qui avaient été attribuées à des « conseils de famille ». La tirade est révélatrice : « L’intervention de la justice est indispensable, lorsqu’il s’agit d’objets de cette importance. Un conseil de famille, communément formé de personnes préparées d’avance à consentir à tout ce qu’on exigeait d’elles, n’offrait qu’une troupe d’affidés ou de complaisants toujours prêts à colluder avec les époux contre les lois. Des parents peuvent d’ailleurs être facilement soupçonnés d’amour ou de haine contre l’une ou l’autre partie : leur intérêt influe beaucoup sur leur opinion. Ils conservent rarement, dans des affaires que les coteries traitent avec tant de légèreté, la gravité qui est commandée par la morale dans tout ce qui touche aux mœurs. Une triste expérience a trop bien démontré que des amis ou des alliés, que l’on assemblait pour un divorce, ne croient pouvoir mieux remplir la mission qu’ils reçoivent qu’en signant une délibération rédigée à leu insu, et en se montrant indifférents à tout ce qui se passe »

. Tous les juristes, et les juges en particulier, étaient érigés en gardien du Temple. La rupture

avec l’« utopie » révolutionnaire se marquait également dans le retour, pour traiter des conflits conjugaux, aux juges de droit commun.

Exit les familles…

Si la famille était toujours présentée comme le séminaire de l’État, elle n’était plus investie de la même confiance et des mêmes attentes qu’à l’époque révolutionnaire. Dans l’inventaire des défauts rédhibitoires de la législation intermédiaire en matière familiale, les tribunaux de famille ne furent bien sûr pas épargnés.

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Loin d’estimer que les tribunaux de famille avaient pu fonctionner correctement, les intervenants au Conseil d’État n’y firent référence que dans un registre négatif. Ainsi, le Ministre de la Justice : « Les conseils de famille ont été de peu de secours. Les hommes sont naturellement égoïstes ; ils sont froids pour les affaires d’autrui ; on ne trouve guère l’esprit de famille que dans les ascendants et les descendants. L’expérience prouve que les parents n’interviennent ordinairement dans les divorces que d’une manière purement officieuse ; qu’ils se prêtent à tout ce qu’on veut, et semblent ne satisfaire qu’à une simple formalité »

.

30. Le réquisitoire contre les tribunaux de famille se poursuivit durant des travaux consacrés au divorce. Tronchet en fut l’un des pourfendeurs attitrés : « Qu’on interroge les magistrats, les hommes de loi, même ces individus qui vivent de divorces, tous attesteront que l’intervention des familles est une ressource vaine et abusive. Des pères et des mères partagent assez souvent l’ambition de leurs enfants; ils veulent aussi que le mariage subsistant fasse place à un mariage plus avantageux ; et, séduits par cette perspective, ils osent même provoquer le divorce. Il y a plus; on ira jusqu’à acheter le consentement de la famille ; et le mariage deviendra ainsi un foyer de crimes et de malheurs »31

Le raisonnement reposait sur des arguments multiples : l’ « échec » de l’expérience révolutionnaire – ce qui donnait une occasion de plus de la condamner – ; l’égoïsme naturel des êtres humains et leurs ambitions – dont on notera qu’elles sont, avant tout, patrimoniales – ; l’incapacité des membres des conseils de famille à remplir leur mission – d’autant qu’ils risquent d’être trompés par des époux manipulateurs – ; la difficulté des parents les mieux intentionnés à être impartiaux et la nécessité, qui allait être tant de fois affirmée durant les travaux, que le divorce

.

28 Jaubert, loc. cit., p. 208, n° 10 et n° 11. 29 LOCRE, t. 1, p. 171, n° 56. 30 (loc. cit., p. 65-66, n° 25). 31 Séance du 16 vendémiaire an X (loc. cit., p. 80-81, n° 5).

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ne soit pas prononcé sans cause. Si les parents des époux devaient finalement conserver un certain rôle dans la procédure par consentement mutuel – confirmant en quelque sorte le statut d’éternels mineurs des époux –, la famille en tant que groupe susceptible de trancher les litiges conjugaux fut évacuée. La conclusion s’imposait, encore une fois dans la bouche de Tronchet : « S’il faut des juges, que ce soient les magistrats »32

Même l’argument du danger qu’il y avait à donner de l’éclat public aux contestations conjugales ne fut pas suffisamment puissant pour contrebalancer le manque de confiance dans le rôle que pourraient remplir les familles. Les formes à respecter devant le pouvoir judiciaire devraient suffire pour « [ensevelir] les procédures de divorce dans le plus profond secret »

.

33. Le pessimisme anthropologique des rédacteurs34, qui ne touchait pas que les individus mais aussi la cellule familiale, allié à la nécessité qu’« un contrat aussi sacré que le mariage ne [soit] dissous que quand il devient évidemment impossible de le maintenir’ »35 militèrent, sans grande difficulté d’ailleurs, dans le sens d’une restitution des contentieux conjugaux aux juges de droit commun36. Comme l’avait annoncé Portalis, « tout ce qui intéresse l’état civil des hommes, leurs conventions et leurs droits respectifs, appartient essentiellement à l’ordre judiciaire »37

Le moins que l’on pouvait pressentir, à la lecture des travaux préparatoires, est que leur travail n’allait pas être aisé. Une des raisons essentielles du réseau de difficultés auxquelles les magistrats furent confrontés tient à un constat très simple mais que personne ne se risqua à exprimer ouvertement en 1804 : lorsqu’un contentieux conjugal arrive devant le juge, les limites et l’échec du système relationnel construit dans le Code deviennent patents. Alors que les rédacteurs du Code voulaient à toute force dissimuler les désordres conjugaux, l’introduction d’une action – que le demandeur soit le mari ou la femme – manifestait toute l’inefficacité du système de la puissance maritale

.

Pauvres juges…

38

Un examen approfondi de la jurisprudence publiée en matière de contentieux conjugal durant tout le 19e siècle confirme ce diagnostic

.

39

32 Loc. cit., p. 81, n°5. 33 Ibid. 34 Voy. les travaux de Xavier MARTIN, essentiellement Mythologie du Code Napoléon. Aux soubassements de la France moderne (DMM, Bouère, 2003). 35 Tronchet, ibid. 36 Le climat général de restauration de la confiance en les hommes de loi et de la société judiciaire y contribua sans doute également (voy. HALPERIN, L’impossible…., op. cit., pp.259 et s.). 37 Discours préliminaire, loc. cit. 38 Pensons à Bérenger : « On serait choqué d’entendre le chef de la famille se plaindre des injures qu’il reçoit d’une épouse qui est sous son autorité, et qui, à raison de son état de subordination, ne peut que bien difficilement le diffamer » (séance du 6 nivôse an X, loc. cit., p. 201, n° 4). 39 Voy. Régine BEAUTHIER, Le secret intérieur des ménages et les regards de la Justice, Bruxelles, Bruylant, à paraître (fin 2007).

. La position des juges est extrêmement inconfortable : par leur seule activité, ils révèlent à la fois l’existence du désordre des familles – et parfois même les scandales de l’intérieur des ménages que le législateur s’est acharné à « couvrir » – et l’incompétence de ces maris dont on attendait tant. Dotés d’un instrument bien peu adapté à l’infinie variété des situations conjugales problématiques, les magistrats sont alors parfois amenés à adopter des mesures ou à ratifier des situations à la limite de la légalité. L’exemple le plus net se manifeste lorsque le juge doit admettre son impuissance à contraindre deux conjoints à cohabiter, alors que l’un d’eux au moins ne le souhaite plus et a quitté le domicile : aucune sanction n’est assez efficace pour mettre un terme à une situation contraire à l’essence du mariage mais aucun des deux conjoints ne peut être non plus contraint à choisir la voie de la séparation de corps ou du divorce

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pour légaliser la séparation. Des séparations de fait illégales, contraires à l’ordre public, s’installent ainsi dans la pratique40

Les incohérences de la puissance maritale, la possibilité reconnue par les juges que le mari abuse de cette puissance au point de mériter d’être contrôlé et sanctionné, les divergences de la jurisprudence et le manque de cohérence de certaines solutions, instaurant parfois des situations illégales, sont autant de points qu’un grand juriste comme Laurent ne pouvait que relever dans l’examen doctrinal de la matière des droits et devoirs des conjoints et du divorce

, dont le juge ne peut que faire le constat.

41

II – L’AVANT-PROJET DE RÉVISION DU CODE CIVIL DE LAURENT (1879-1882)

. Placé dans la position sans aucun doute exaltante pour un auteur de doctrine de rédiger un

projet de loi, Laurent va tirer des conclusions de tous ces éléments et proposer, à certains égards, des solutions étonnamment novatrices qui – et c’est là sans conteste un des aspects les plus intéressants de sa démarche – prennent acte des limites du pouvoir de la loi et du juge dans la régulation des rapports matrimoniaux.

42

1. Laurent propose tout d’abord d’abolir la puissance maritale. Les arguments pour ce faire s’accumulent

Des époux égaux et une intervention judiciaire banalisée

La position de Laurent quant aux droits et devoirs respectifs des époux et à leur articulation avec le pouvoir judiciaire se construit tout au long de son projet : lorsqu’il conteste l’opportunité de la puissance maritale (1), lorsqu’il se montre favorable à la capacité de la femme mariée et à la nécessité pour les conjoints de décider ensemble des actes d’intérêt commun (2) et lorsqu’il propose – contradiction apparemment irréconciliable – de légaliser les séparations de fait (3).

43

Dans cette perspective, la comparaison évoquée par Portalis selon lequel, dans une société de deux personnes, il faut toujours qu’un des deux associés ait une voix prépondérante, est elle aussi

. Les très maigres justifications avancées au cours des travaux préparatoires du Code de 1804 sont soulignées, ainsi que leur inconsistance. Force et audace du côté de l’homme ; pudeur et timidité du côté de la femme… Laurent tranche : « ces antithèses ne sont que des mots, et ce n’est point par des mots que l’on décide les difficultés de droit ». Si, comme Portalis l’affirmait, l’homme a plus d’intelligence et de force de caractère, « c’est une thèse qui peut se soutenir » mais qui devrait entraîner une incapacité pour toutes les femmes et pas seulement pour les femmes mariées. Si c’est de force physique qu’il s’agit, « le droit naturel des auteurs du Code civil, est le droit de la barbarie, le droit du plus fort. C’était la loi du monde ancien, loi de tyrannie et de servitude ».

Au contraire, affirme-t-il, « les principes de liberté et d’égalité, base de notre ordre politique, doivent devenir là règle de l’ordre civil ». Et de rappeler ce qu’il avait déjà avancé dans ses Principes en 1870 : « en dépit du Code, qui a maintenu la vieille tradition, l’égalité règne dans le mariage, comme dans l’ordre politique ; ce n’est pas la protection et l’obéissance qui y dominent, c’est l’affection, lien des âmes ; ce n’est pas un maître qui y impose sa volonté et une esclave qui la subit, c’est par voie de délibération commune et de concours de consentement que les décisions se prennent ».

40 Ibid. 41 Voy. essentiellement le tome 3 de ses Principes de droit civil (3e éd., 1878). 42 Voy., pour un examen plus général, R. BEAUTHIER, « L’ordre du mariage. De l’intransigeance au réalisme », in La politique des droits. Citoyenneté et construstion des genres aux 19e et 20e siècles, sous la direction de H. U. JOST, M. PAVILLON et Fr. VALLOTON (Paris, Kimé, 1994), p. 113-128. 43 Les fondements de la puissance maritale dans le Code Napoléon et les critiques que Laurent estime devoir lui adresser sont longuement développées dans l’avant-projet : Avant-Projet, op. cit., tome 1, p. 425 et s. Voy aussi, sur le problème plus spécifique de l’incapacité de la femme mariée, p. 441-444.

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fermement contredite par Laurent. Il lui oppose les situations où des associés sont en dissentiment et où c’est le tribunal qui tranche. Et de conclure par une question toute rhétorique : « pourquoi n’organiserait-on pas un recours dans tous les cas où les époux sont en désaccord ? ».

Le raisonnement est développé lorsqu’il aborde la question de l’obéissance que la femme devrait au mari : « Il m’est (…) permis de supposer, sans être accusé d’utopie, que le mariage repose sur l’affection des époux ; or l’affection rend l’obéissance inutile. (…) Avant d’obliger la femme à obéir, il faudrait savoir lequel des deux époux a raison. Pourquoi supposer que c’est toujours le mari ? (…) Où commence le droit et même le devoir de désobéir ? On ne peut pas répondre à ces questions dans une loi. Dès lors, il faut laisser là le devoir abstrait de l’obéissance, sauf à prévoir les cas où un conflit éclaterait entre les époux. Le Code civil lui-même suit cette voie. Le mari qui refuse d’autoriser la femme pour faire un acte juridique lui défend implicitement d’y procéder. Cependant, la loi permet à la femme de ne pas obéir ; elle peut demander l’autorisation au tribunal. Ainsi la justice intervient pour décider qui a raison, la femme ou le mari. Pourquoi ne suivrait-on pas la même voie dans tous les cas où il y a un conflit sérieux entre les époux ? »44

Le constat de Laurent est clair, mais peu se sont risqués à le faire explicitement avant lui. Le Code civil de 1804 n’a en réalité pas organisé un système de puissance maritale absolue puisqu’il a permis à la femme de s’adresser à la justice lorsqu’elle n’entend pas se résigner à un refus d’autoriser

.

45

2. L’avant projet repose sur l’idée que la femme « est capable en principe aussi bien que le mari, pendant le mariage, comme elle l’est avant et après le mariage ». Le principe est que « les époux agissent par concours de volonté, et s’ils sont en désaccord, le tribunal prononcera »

. On pourrait ajouter que si une femme peut obtenir le divorce ou une séparation, malgré l’obéissance qu’elle doit à son mari, c’est que celui-ci doit, dans certaines circonstances, soumettre l’exercice de ses pouvoirs maritaux au contrôle de la justice. Il est donc possible de généraliser ces interventions et d’en faire un principe général : les époux, en cas de désaccord, lorsqu’il leur est impossible d’arriver à une décision commune, doivent s’adresser aux tribunaux qui jouent alors le même rôle régulateur que dans d’autres catégories de conflits.

Ceci posé, Laurent va prendre le risque de multiplier les occasions de conflits conjugaux, précisément parce que l’abrogation de la puissance maritale s’accompagne dans son avant-projet d’une égalisation de la position des conjoints et de l’octroi de la capacité juridique à la femme mariée. Les époux devant décider en commun, leurs désaccords éventuels auront plus d’occasions de se manifester ouvertement.

46

Laurent justifie cette position en insistant à la fois sur la similitude avec le système du Code Napoléon et sur une différence fondamentale : « La femme veut faire un acte juridique, aliéner un de ses propres, par exemple ; le mari refuse de l’autoriser ; la femme a son recours devant les tribunaux. On dira que, si le système du concours libre des deux époux a le même effet que celui de l’autorisation maritale, il ne vaut pas la peine d’abandonner le principe traditionnel. Je réponds que la différence est grande. Si les actes de la femme intéressent la famille, il en est de même des actes du mari, et si, à raison de cet intérêt commun, le mari intervient dans les actes juridiques de la femme, pourquoi la femme n’interviendrait-elle pas dans les actes juridiques du mari ? L’inégalité

.

44 Loc. cit., p. 433-435. 45 « Le Code Napoléon fait intervenir le tribunal en cas de refus du mari ; ainsi le législateur lui-même ne regarde pas l’obéissance comme une loi absolue quand il s’agit d’actes juridiques » (loc. cit., p. 452). 46 L’article 211 de l’avant projet porte en effet que « La femme mariée est capable de contracter, d’aliéner et d’ester en jugement, quand elle a des propres dont l’administration et la jouissance lui appartient. Si les époux sont communs en biens, l’administration de la communauté appartiendra au mari et à la femme, comme il sera dit au titre du Contrat de mariage (…) Aucun des époux ne pourra, sous ce régime, disposer de ses propres sans le concours de son conjoint. En cas de dissentiment le juge pourra autoriser l’époux propriétaire à disposer et à ester en jugement ».

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fait place à l’égalité, le commandement et l’obéissance sont remplacés par le concours de volonté des deux époux »47

Une fois encore, Laurent renvoie à la pratique et se dit convaincu que, même sous l’empire du Code civil, « les époux s’entendent dès qu’il s’agit d’un acte de quelque importance »

.

48. Façon de faire croire que l’innovation qu’il propose est loin d’être radicale, tout en assumant pleinement une critique du système de 1804 qu’il estime « absurde dans son principe et absurde dans ses conséquences »49. Passant en revue toutes les situations et toutes les catégories d’actes susceptibles d’être posés par les époux, Laurent se réfère sans cesse à l’idée que, dans la réalité, les époux coopèrent et dialoguent, quelles que soient les règles juridiques qui président à l’organisation de leurs rapports patrimoniaux. Le système de l’avant-projet généralise et clarifie ce qui est déjà une pratique sociale : « il n’y a plus d’autorisation proprement dite, puisqu’il n’y a pas de puissance maritale. Les époux sont régulièrement associés, communs en tous biens, ayant par conséquent, en toutes choses, des intérêts identiques »50

Reste qu’il pourra y avoir des conflits. Tout en estimant qu’ils seront rares – » de même que le refus du mari d’autoriser la femme est une rare exception », affirme-t-il

.

51 –, Laurent organise le recours au pouvoir judiciaire : « Quand l’un des époux refuse de consentir à un acte juridique qui doit se faire par leur concours, le mari ou la femme, qui veut passer outre, citera son conjoint en conciliation. Si le juge de paix ne parvient pas à concilier les parties, la demande sera portée devant le tribunal d’arrondissement du domicile commun. Les époux seront entendus en chambre du conseil et le tribunal décidera, sur les conclusions du Ministère public, si l’acte peut-être fait, en prenant en considération l’intérêt de l’époux demandeur et celui de la famille »52

Sans justifier la répartition des compétences entre le juge de paix et le tribunal de première instance, Laurent explicite néanmoins la logique de l’intervention judiciaire : « Si c’étaient des associés ordinaires, le tribunal n’interviendrait pas pour les concilier, il les laisserait faire et débattre leurs intérêts comme ils l’entendent. Mais dans l’espèce, les associés sont des époux, et le maintien de la paix et de l’harmonie entre les conjoints est d’intérêt général. Si les conflits continuaient et si l’un des époux s’opposait systématiquement à ce que l’autre veut faire, la vie commune deviendrait impossible ; il faudrait une séparation de corps ou, au moins, une séparation de biens, laquelle relâche aussi l’union des époux. La situation étant spéciale, il faut une juridiction spéciale. Tel est l’esprit de la juridiction que l’on appelle gracieuse »

. Deux tentatives de conciliation sont donc prévues, l’une par le juge de paix, l’autre par le

tribunal en chambre du conseil : « c’est seulement quand il est impossible d’obtenir le concours volontaire des époux que le tribunal autorisera, s’il y a lieu, le demandeur à faire l’acte sur lequel les époux sont en désaccord. Dans ce cas, il y a autorisation, mais ce n’est plus l’autorisation du Code civil ; elle n’est pas donnée à un incapable ; le tribunal intervient parce qu’il y a conflit entre deux associés ».

53

47 Loc. cit., p. 443-445. 48 Id., p. 445. Il ajoute « La femme est associée et elle reste étrangère à la gestion des intérêts communs. Le mari perd et ruine la communauté : c’est son droit, dit Pothier. Quoi ! la femme s’associe, en donnant au mari le droit de la ruiner ! On dit qu’elle peut demander la séparation de biens et mettre fin à une société qui aboutit à la misère pour elle et ses enfants. Le remède est singulier ! Comment la femme exclue de l’administration peut-elle savoir que le mari gère mal ? ». 49 Ibid. 50 Loc. cit., p. 451. 51 Ibid. 52 Article 212 de l’avant-projet (loc. cit., p. 451). 53 Loc. cit., p. 452.

. En effet, et sans s’expliquer plus avant sur ce point, Laurent avance que « c’est une juridiction volontaire qu’exerce le tribunal, plutôt qu’une juridiction contentieuse », ce qui est difficilement compréhensible au regard de la situation conflictuelle résultant du désaccord entre les conjoints.

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Comme il n’y a aucune raison d’estimer, par principe, que le mari est justifié dans toutes les décisions qu’il prendrait, la femme ne lui doit pas obéissance. Puisque les époux sont tous deux concernés par les actes qui concernent leurs intérêts communs, dans le cadre de la vie familiale, ils doivent y consentir tous les deux. Dans la mesure où cette égalisation de leurs positions respectives peut être porteuse de conflits – sans que cela soit nécessairement plus dramatique que dans toutes les situations où deux associés sont en désaccord – c’est au pouvoir judiciaire d’intervenir pour les réguler. Mais comme la paix des familles est étroitement liée à l’intérêt public, le rôle du juge doit d’abord être conciliateur. Ce n’est donc que si les tentatives de conciliation échouent que le juge tranchera, en évaluant tant l’intérêt du demandeur que celui de la famille.

En faisant passer ce principe pour l’aboutissement d’une logique déjà présente dans le Code de 1804, Laurent utilise sans doute un procédé rhétorique assez classique, destinée à minorer l’importance du changement. Mais il semble surtout qu’il n’éprouve aucun état d’âme particulier à l’idée d’une intervention judiciaire plus systématique dans les désaccords conjugaux : tout porte à croire qu’il s’agit là pour lui d’une conséquence automatique de l’égalisation de la situation juridique des conjoints, conséquence qui ne mérite pas de justifications particulière. A certains moments, Laurent évoquera bien ce scandale judiciaire tant redouté par les rédacteurs du Code Napoléon, obsédés par l’impératif de dissimulation du scandale lié au désordre des familles, mais ce sera pour en contester la gravité. Il le fera notamment lorsqu’il abordera la question, très controversée sous l’empire du Code de 1804, du désaccord entre les époux quant à l’obligation de cohabitation et de la possibilité de voir s’instaurer des séparations de fait durables.

3. Certains auteurs et une partie de la jurisprudence, tant belge que française, admettaient en

effet la possibilité de faire procéder à une exécution forcée de l’obligation de cohabitation. Laurent s’était déjà montré très réticent, dans ses Principes, à l’égard de tels procédés. Erigé en législateur, il propose un système particulièrement original, et – pour une fois le mot n’est pas excessif – d’une grande modernité.

Le postulat de départ est sans illusion : « La force directe ou indirecte employée pour rétablir la vie commune me paraît être un non-sens (…) [Quand] on en est réduit à recourir à la force publique pour rétablir la vie commune, il faut dire qu’il n’y a plus de vie commune, (…). Il ne reste plus qu’à accepter ce fait et à le régulariser »54

Tout en prescrivant un devoir de cohabitation assez proche de celui du Code Napoléon, si ce n’est qu’il n’oblige plus la femme à suivre son mari

. Le législateur doit donc ouvrir une voie qui pourra soit prévenir la rupture définitive soit en démontrer la nécessité. Bien sûr, « s’il y avait moyen de ne pas faire intervenir le tribunal, ce serait préférable, puisque l’éclat et la publicité enveniment la dissension et seront un obstacle de plus au rapprochement des époux. (…) [Mais] il ne faut pas trop craindre le scandale judiciaire, car le scandale existe avant qu’il ne se produise en justice. Une femme ne quitte pas le domicile conjugal sans que le public intéressé le sache ».

55, Laurent prévoit donc que « si le mari et la femme refusent de cohabiter, le tribunal pourra, suivant les circonstances, autoriser une séparation de fait, comme il sera dit au titre du Divorce et de la séparation de corps »56

54 Loc. cit., p. 436. 55 Article 209 alinéa 1 de l’avant-projet : « La femme est obligée d’habiter avec son mari. Le mari est tenu de recevoir sa femme et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état » (Loc. cit., p. 454). 56 Article 209 alinéa 2 de l’avant-projet.

. La justification du mécanisme tient en quelques phrases : « Il y a un mal auquel l’action de la justice apporte un remède : c’est que la violation de la loi cesse, en ce sens que l’époux récalcitrant ne viole plus la loi, il fait ce que la justice l’autorise à faire. Le remède est affligeant, sans doute, puisque la résistance de la femme ou du mari, qui était illégale, se trouve légitimée. Mais si elle était illégale dans la forme, on doit cependant supposer qu’elle était excusable et même juste au fond puisque le tribunal confirme ce qui

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s’est fait illégalement. Et une fois la séparation de fait admise par la loi, le scandale extra judiciaire cessera, le plus souvent il sera prévenu : au lieu de fuir le domicile conjugal, la femme demandera l’autorisation de vivre séparément, et pendant l’instance, la femme pourra, avec l’autorisation du président, quitter le domicile du mari. De cette manière, le débat, au lieu de se passer en voies de fait, sera judiciaire dès le principe, et dès le principe aussi, le président peut user de son influence pour faire comparaître devant lui le conjoint afin d’obtenir un rapprochement ».

L’avant-projet organise donc, en son chapitre II, une séparation par consentement mutuel et un système de séparation par le fait de l’un des époux qui auraient fait frémir d’horreur les rédacteurs du Code Napoléon57. Prenant sans aucun doute acte des innombrables situations dans lesquelles les juges ont dû admettre leur impuissance à contraindre deux époux à la cohabitation et ont dû laisser s’instaurer des séparations de fait, faute de disposer d’instruments alternatifs, Laurent entend faire encadrer par le pouvoir judiciaire des séparations inévitables. « Ne vaut-il pas mieux donner aux époux un moyen légal de se séparer au lieu de leur permettre de violer impunément la loi ? La violation de la loi est toujours un mal ; c’est un mal moindre de légitimer la séparation quand elle est devenue nécessaire. La vie commune est, en tout cas, impossible quand les époux ne veulent plus vivre ensemble. Il est bon que la justice intervienne, dans ce cas, pour légaliser la rupture. Quand les époux se séparent volontairement, c’est d’ordinaire à raison de torts graves de l’un des conjoints, qui rend la vie commune insupportable à l’autre. Mais cette séparation de fait n’offre aucune garantie à l’époux innocent. Son conjoint peut le contraindre à rétablir la cohabitation quand il lui plaît, c’est-à-dire à recommencer une existence qui est devenu un enfer. L’époux coupable abusera de son droit pour extorquer à son conjoint de nouvelles concessions. Ceci est un point essentiel. Quelles sont les conditions de la séparation volontaire ? En apparence, elles seront arrêtées de commun accord. En réalité, celui des époux qui, par sa conduite criminelle, aura forcé son conjoint à proposer la rupture, dictera les conditions ; le conjoint innocent refuse-t-il d’y souscrire, l’autre refusera de se séparer. Dans ces relations, c’est toujours l’innocent qui est la victime. L’intervention du juge le mettra à l’abri de ces mauvais procédés »58

Tout dans l’avant-projet se tient : « Puisque la loi ne sait point et ne peut pas savoir si le mari a raison d’exiger l’obéissance ou si la femme a raison de la refuser, il ne lui reste qu’une chose à faire : c’est d’autoriser les époux qui vivent dans un état permanent de discorde à se séparer. (…) [Ce] point (…) est capital : là où il n’y a plus communauté de sentiments, il vaut mieux qu’il n’y ait plus de vie commune »

.

59. En conséquence, l’article 273 du texte énonce que « si le mari ou la femme refuse de cohabiter, le tribunal pourra, suivant les circonstances, autoriser une séparation de fait, après avoir entendu les deux époux en chambre du conseil, et sur les conclusions du Ministère public »60

Comme Laurent le rappelle avec un réalisme dont les juristes sont alors peu coutumiers : « En fait, il ne dépend pas du législateur de maintenir la vie commune. Mieux vaut si les époux veulent la séparation, que la loi fasse intervenir la justice la régulariser »

.

61

57 Avant-Projet, op. cit., tome 2, p. 67 et s. 58 Laurent anticipe sur les critiques : dans le système de la séparation pas consentement mutuel, « l’intervention de la justice n’est pas seulement une garantie pour l’époux innocent ; elle empêche aussi l’abus que les conjoints pourraient faire d’une séparation purement volontaire. Il ne faut pas que la séparation devienne un jeu ; ce serait faire un jeu du mariage. Les époux ne s’adresseront pas à la justice pour le moindre froissement et la moindre mésintelligence. C’est chose sérieuse qu’une séparation judiciaire. (…) Permettre aux époux de se séparer par leur seule volonté, tout en faisant intervenir la justice, n’est-ce pas ravaler le mariage, en le considérant comme un contrat pécuniaire qui se dissout par la volonté des parties, comme il se forme par leur volonté ? Non il y a d’abord une différence capitale, celle qui existe entre le divorce et la séparation de corps ; la vie commune qui est rompue par le consentement volontaire des époux peut aussi être rétablie par leur volonté. (…) Ce n’est pas dire que le mariage se fait et se défait au gré des caprices des époux car le mariage subsiste, et la loi ne permet jamais de le dissoudre par la seule volonté des époux. Voilà la réponse à l’objection du point de vue du droit » (t. 2, loc. cit., p. 68). 59 Tome 1, loc. cit., p. 435. 60 Tome 2, loc. cit., p. 74. 61 Tome 2, loc. cit., p. 68.

. C’est essentiellement aux classes

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ouvrières que Laurent pense en organisant cette séparation de fait légale62. Mais son analyse est plus générale : « alors même qu’il y aurait une cause légale de divorcer et de se séparer de corps, l’époux peut reculer devant une instance judiciaire et l’éclat d’un procès. S’il se contente d’une séparation de fait, la loi ne peut pas le contraindre à demander le divorce ou la séparation de corps ; et elle est dans l’impuissance de rétablir la vie commune par la force. Cependant il est nécessaire de régulariser la séparation de fait ; cela est si vrai que les tribunaux sont souvent appelés à prendre des mesures sur la demande de l’un des époux, (…). [Ils] font dans ce cas la loi ; il vaut mieux que le législateur comble la lacune »63

Il s’agit là, à nos yeux, d’un élément essentiel pour comprendre la position de Laurent. Ayant, en tant qu’auteur de doctrine, posé un diagnostic d’illégalité à l’égard de certaines solutions adoptées ou sanctionnées par les tribunaux, il propose, comme législateur, de renforcer les pouvoirs du juge. Comme il l’évoque, « c’est toujours un mal que la violation de la loi, alors surtout que le juge est dans la nécessité de l’excuser (…) »

.

64. La lettre qu’il avait adressée au Ministre de la Justice pour expliciter les ressorts de son avant-projet avait d’ailleurs souligné : « Le juge subit nécessairement l’influence des faits au milieu desquels il vit ; lorsque les lois sont en opposition avec les sentiments généraux, les tribunaux en éludent l’application. Il se forme alors une jurisprudence qui est peut-être meilleure que le Code, mais qui n’en est pas moins une violation de la loi, ce qui est pire qu’une mauvaise loi, quelque imparfaite qu’elle soit »65

Partant du constat très pragmatique que la loi ne peut pas contraindre les époux à une cohabitation dont ils ne veulent plus, Laurent donne ainsi aux tribunaux l’instrument qui leur manquait pour aménager des séparations provisoires entre les conjoints. L’illégalité est supprimée puisque la séparation de fait devient en réalité une séparation judiciaire. Laurent assume d’ailleurs entièrement le caractère « vague » – c’est le mot qu’il utilise lui-même – de la formulation de l’article 273 de son texte qui permet au tribunal d’autoriser une séparation « d’après les circonstances ». Il revendique même le « pouvoir discrétionnaire » qui est accordé au juge : « dans l’espèce, il est impossible de lier les tribunaux par des dispositions limitatives ; le refus de cohabiter peut être fondé sur mille raisons, et différer par conséquent d’une espèce à l’autre. Dans l’impossibilité où est le législateur de prévoir toutes les causes de séparation, il vaut mieux n’en prévoir aucune »

.

66. Les pouvoirs du juge sont évoqués, avec le même réalisme : « Il n’est pas dit dans le texte que les juges doivent chercher à amener une réconciliation. Ils en ont toujours le droit et le devoir. Mais il ne faut pas se faire illusion sur l’efficacité de ces tentatives ; quand le désordre est devenu une habitude, on ne parvient plus à le déraciner »67

En la matière, les juges ne peuvent en réalité qu’avaliser un diagnostic posé par les époux eux-mêmes, voire par l’un d’eux. Laurent le reconnaît avec une rare lucidité : « en cette matière, la justice a presque toujours les mains forcées. La séparation de fait existe et aucune puissance humaine ne peut l’empêcher ». L’ambition de l’avant-projet est apparemment modeste, quoique probablement déjà lourde : « il s’agit seulement de régulariser une situation illégale »

.

68

62 « Il arrive trop souvent, dans les classes ouvrières, que la femme est abandonnée par le mari ! (…) il y a d’autres ouvrières qui désertent le domicile conjugal. C’est presque toujours l’inconduite ou la brutalité du mari qui est la cause de cette rupture de la vie commune. (…) Ce n’est pas une séparation de corps pour cause déterminée : l’abus de la boisson qui, dans les classes ouvrières, est la source du mal n’est pas une cause de divorce ni de séparation ; toujours est-il que cette vie de désordre détruit la famille dans son essence. Si ces funestes habitudes n’autorisent pas la dissolution du mariage ou une séparation de droit, il est certain que la femme est plus qu’excusable quand elle déserte le domicile conjugal » (t. 2, p. 74). 63 Loc. cit., p. 74-75. 64 Loc. cit., p. 75. 65 Lettre au Ministre de la Justice 22 août 1879, Avant-Projet, tome 1, p. iv (n° 4). 66 Loc. cit., p. 75. 67 Ibid. 68 Ibid.

. Autorisant la séparation, le

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tribunal règlera les droits et obligations des époux quant à la garde des enfants ainsi, s’il y a lieu, que la pension alimentaire que l’un des conjoints devrait payer à l’autre. La vie commune sera rétablie dès que l’époux qui l’avait refusée en manifestera la volonté69. Après cinq ans sans rétablissement de la vie commune, chacun des époux pourra demander une séparation de corps70. Laurent pourtant dit s’attendre, surtout dans les milieux ouvriers, à ce que des séparations de fait durent toute la vie des époux. Là encore, son pragmatisme l’emporte : « c’est un mariage rompu, quoiqu’il existe en droit (…). C’est une anomalie, mais qu’importe ? On ne peut pas forcer les époux à demander le divorce ou la séparation de corps ; et il n’y aurait aucune raison pour le faire »71

Dans la gestion des séparations comme dans celle des désaccords conjugaux plus épisodiques, le pouvoir judiciaire apparaît comme le régulateur attitré des situations matrimoniales conflictuelles. Laurent espère, comme il l’évoque, qu’« une fois que les époux sauront qu’ils ont un moyen légal d’obtenir une séparation de fait, ils n’auront plus besoin de se mettre en révolte contre la loi et de manquer aux obligations qu’elle leur impose ; ils agiront en justice »

.

L’évidence de la régulation judiciaire : une spécificité conjugale

72

Cette position, répétée à plusieurs reprises, en matière de conflits conjugaux est en réalité tout à fait spécifique à ces derniers et n’est pas étendue par l’avant-projet à d’autres catégories de contentieux familiaux. Témoin, son analyse des tensions entre parents et enfants, notamment à l’occasion de l’examen de la question du consentement parental au mariage et des actes respectueux

. L’expression même « moyen légal d’obtenir une séparation de fait » ne semble susciter en lui aucun frémissement. Les pouvoirs du juge lui paraissent relever de l’évidence ainsi d’ailleurs, il faut le noter, que la volonté de époux de recourir à l’institution judiciaire. A l’opposé des rédacteurs du Code Napoléon dont l’anxiété à l’égard des effets néfastes des procédures judiciaires éclatait à chaque page, Laurent traite du conflit conjugal avec une certaine impavidité. Des conflits sont inévitables (et le sont d’autant plus que les époux doivent en principe tout décider ensemble) ; la loi et le juge sont impuissants à exercer une contrainte effective ; mieux vaut enregistrer la position des époux et l’aménager au mieux des intérêts de la famille, dont le respect sera le meilleur garant de la sauvegarde de l’intérêt général. Entre étouffer le conflit pour maintenir l’union à toux prix et assumer la réalité des désaccords en s’attachant à encadrer au mieux, c’est-à-dire judiciairement, leur issue, Laurent n’hésite pas.

73

69 Article 276 (loc. cit., p. 77). 70 Article 277 (ibid.). 71 Loc. cit., p. 78. 72 Loc. cit., p. 75. 73 Tome 1, p. 342 et s.

. Estimant que le mariage ne peut être ouvert qu’à des enfants majeurs, Laurent élimine la nécessité du consentement parental mais ne s’en livre pas moins à un examen approfondi des différents mécanismes permettant une intervention des parents dans la conclusion de l’union. Critiquant le Code Napoléon, il examine aussi certains systèmes contenus dans des lois étrangères, notamment la loi italienne, qui prévoit la nécessité pour le fils de famille, même majeur, d’un consentement paternel, tout en lui ouvrant la possibilité d’un recours contre le refus du père.

Ce système lui paraît plus néfaste encore que celui de 1804 : la « lutte [entre le père et le fils] acquiert plus de gravité lorsque le fils est majeur ; on peut dire que c’est la rupture des liens de famille (…) ; l’exercice [du droit de recours par le fils] est (…) un mal (…) on suppose que l’ascendant refuse de consentir au mariage, par affection et par prudence. Et voilà que le législateur lui-même prévoit que l’affection et la prudence ne sont que despotisme ou inintelligence ».

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Laurent préfère donc esquiver le conflit (en ne lui offrant pas l’opportunité de se manifester ouvertement puisque l’enfant ne doit réclamer aucun consentement) plutôt que de le réguler par un recours juridictionnel. La même stratégie explique le rejet des actes respectueux : « le respect n’est que dans les termes, au fond l’enfant est décidé à se passer du consentement de ses père et mère (…) N’est-il pas dérisoire de demander le consentement alors que la demande même implique qu’en cas de refus le mariage se fera ? ». L’expérience n’a pas confirmé l’espoir que l’enfant, alerté par la réticence des parents, soit conduit à réfléchir à son projet : « L’enfant s’obstine, et l’ascendant, voyant son autorité méprisée, s’obstine de son côté ; le respect filial et l’amour paternel font place à la division et à la haine (…) Ce n’est pas par des actes officiels que l’on apaise la passion, c’est par l’influence que donne l’amitié ; l’action doit être morale et non judiciaire ». C’est le Code des Pays-Bas qui est alors soumis à critique, en ce qu’il prévoit l’intervention du juge du paix en cas de refus de consentement : « dès qu’un magistrat intervient entre le père et l’enfant, la désunion s’aggrave ; le père ne pardonnera pas à l’enfant d’avoir appelé de son refus à un juge ; l’enfant qui force son père à comparaître devant un magistrat pour lui exposer les motifs de son refus traite son père en adversaire ; le respect s’en va et avec le respect, le lien de la famille se rompt (…) Quand le père et l’enfant ne s’accordent plus, c’est une preuve que l’affection a cessé de les unir : renaîtra-t-elle par les observations d’un notaire ou d’un magistrat ? Les parents et amis peuvent essayer de rétablir l’union, encore n’y réussiront-ils guère ; je parle d’expérience. Comment les froides exhortations d’un étranger, officier public ou juge, réussiront-elles là où l’amitié et les liens du sang ont été méconnus ? ». La conclusion s’impose : « une lutte engagée devant le magistrat entre le père et l’enfant a tant d’inconvénients et si peu d’avantages – si avantages il y a – que mieux vaut ne pas la provoquer en laissant à l’enfant majeur le plein usage de sa liberté, avec la responsabilité qui y est attachée ».

Dans les rapports entre parents et enfants, l’expression judiciaire des désaccords doit donc être à tout prix évitée. Une fois l’action judiciaire entamée, l’affection et le respect des protagonistes ne pourront qu’être définitivement entamés. On remarquera avec intérêt qu’aucune remarque similaire n’est exprimée à propos des conjoints : la présomption n’est pas que leurs désaccords, dans les actes de la vie quotidienne, seraient destinés à dégénérer. Le passage devant le tribunal est supposé avoir un effet apaisant, alors même que les voies et moyens de cet apaisement ne font l’objet d’aucune réflexion concrète.

Il peut y avoir égalité entre les époux parce qu’il n’y a pas d’inconvénient particulier à organiser entre eux des recours, les tribunaux étant parfaitement à même de régler ces désaccords conjugaux comme ils règlent d’autres catégories de litige. C’est probablement d’ailleurs cette égalité et l’affection qui la nourrit qui permettent d’imaginer que les époux sortent rassérénés de l’expérience du contentieux judiciaire. Au contraire, la hiérarchie naturelle entre parents et enfants (qui subsiste même si Laurent place désormais la puissance parentale sous le signe de la protection plutôt que sous celui de l’autorité74

La représentation que Laurent a des époux, si elle n’est pas franchement optimiste – surtout pour ceux de la classe ouvrière – n’est pas aussi négative que celle des rédacteurs du Code Napoléon qui ne les voyaient que capricieux, inconstants et manipulateurs

) conduit à une sorte de dramatisation des rapports en cas de manifestation explicite d’un conflit. L’enfant qui doit respecter ses parents se rebellerait contre eux en entamant une action. Les époux qui sont unis par un lien d’association égalitaire ne se manqueraient ni d’affection ni de respect en ne parvenant pas seuls à un consensus.

75

74 Tome 2, p. 177 et s. 75 Voy. R. BEAUTHIER, « Construction du divorce et des relations entre les époux dans les travaux préparatoires du Code Napoléon », in Les femmes et le droit, sous la direction d’A. DEVILÉ et O. PAYE, Bruxelles, Publications des FUSL, 1999, p. 75-97 ; ID, Le secret intérieur des ménages et les regards de la Justice, op. cit.

. S’il rejoint les législateurs de 1804, c’est sur leur manque de confiance dans la famille, qu’il exprime parfois sans ambages. Elle éclate notamment dans les propos sans illusion tenus notamment à l’occasion des références au

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conseil de famille : « ce sont cependant ces parents, si peu affectueux, si égoïstes, qui doivent veiller aux bonheurs d’enfants mineurs qu’ils connaissent à peine ! s’ils sont indignes de la confiance du législateur quand il s’agit d’un fils de famille qui est majeur, en seront-ils plus dignes quand les futurs époux seront mineurs ? (…) Il faut le dire, les conseils de famille n’ont pas toujours répondu aux espérances du législateur. (…) Ainsi, de l’aveu même des législateurs, les garanties qu’ils cherchent dans le consentement des ascendants ou de la famille sont inefficaces. Que serait-ce si l’on pouvait constater les faits ? On a vu des conseils de famille consentir à des mariages scandaleux. A-t-on jamais vu un conseil de famille refuser son consentement par affection pour le mineur et dans son intérêt ? »76. L’image d’Epinal de l’ascendant bienveillant est encore réduite en miettes lorsqu’il évoque les actes respectueux, retenus par le Code des Pays-Bas : « les ascendants, à raison de leur âge avancé, à raison des préjugés dont les vieillards sont souvent imbus, pourraient refuser leur consentement pour des motifs qui n’ont rien de commun avec le bonheur de l’enfant. Le droit de l’enfant doit l’emporter sur une opposition qui peut ne pas émaner d’une volonté éclairée »77

Les époux de l’avant-projet de Laurent sont majeurs, au sens juridique comme au sens moral du terme. Ce sont des individus qui vont sans doute refonder une famille mais qui seront détachés de celle à laquelle ils appartenaient et vont trouver, dans l’affection qui les unit, le ressort de leurs relations et la capacité de dépasser leurs différends. Si cette affection n’existe plus, le mariage n’a plus lieu d’être et juges comme législateurs ne peuvent que le constater. Laurent se caractérise donc surtout par une approche pragmatique des contentieux conjugaux qui a un effet fondamentalement dédramatisant. Le rôle du juge est de trouver une issue dans le contexte spécifique dont il est saisi. Il n’est pas de moraliser les époux. Il n’est pas non plus de déterminer à toute force qui a endossé le costume du coupable et qui est victime. Introduisant l’examen du titre du mariage, et évoquant la question des dommages-intérêts consécutifs à la rupture d’une promesse de mariage, Laurent tient des propos extrêmement significatifs : « Le législateur doit sans doute faire tout ce qui dépend de lui pour moraliser les hommes, mais ce n’est point par le Code civil qu’il y parviendra ; les passions n’écoutent pas la loi ; il faut que l’éducation développe et fortifie le sens moral, il faut que la conscience devienne un frein pour les mauvaises passions. C’est dans les écoles que le perfectionnement moral doit se faire, ce n’est pas au tribunal (…) »

.

78

76 Loc. cit., p. 346-347. 77 Loc. cit., p. 350-351. 78 Op. cit., t. 1, p. 326.

.Sa confiance dans la capacité régulatrice des tribunaux puise à une profonde lucidité sur les limites du droit. On ne peut en dire autant de tous ceux qui participeront, après lui, au débat récurrent sur les rapports conjugaux.

III – LE RÔLE DU JUGE COMME TEMPÉRAMENT À « L’ABSOLUTISME » DES MARIS 1900-1958 L’égalisation des relations entre époux, telle que l’avait proposée François Laurent, nécessita

plus d’un siècle pour trouver une consécration en droit belge. Des réformes partielles en 1932 et 1958 l’envisagèrent très timidement ; elle n’intervint complètement qu’en 1976.

L’histoire des méandres des projets et des propositions de lois explique parfois l’ambiguïté des textes adoptés. Tout au long du 20ème siècle, l’égalisation des relations entre époux s’accompagna cependant, dans les débats parlementaires, d’une judiciarisation croissante de la régulation de leurs conflits. Toutefois, cette tendance manifeste ne s’est accompagnée que d’une réflexion superficielle sur le pouvoir du juge dans la régulation des relations conjugales.

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Les recours ouverts contre l’opposition du chef de famille, un nouveau registre d’intervention judiciaire ?

C’est dans le droit social de la fin du 19ème siècle que l’on voit apparaître les premiers signes concrets d’une évolution législative confiant au juge un pouvoir nouveau dans la régulation des problèmes conjugaux. Ainsi, les parlementaires belges créèrent de nouveaux recours judiciaires contre le refus des maris de voir leur femme ouvrir un compte épargne, de conclure un contrat de travail ou de s’affilier à une société mutuelle79

Le juge de paix devint compétent pour statuer sur l’opposition des maris à l’exercice par leurs épouses de certaines activités « protégées », comme l’ouverture d’un carnet d’épargne ou la conclusion d’un contrat de travail. Les travaux préparatoires des ces législations « insistent sur l’idée d’émancipation de la femme par rapport à son statut de mère et d’épouse pour lui reconnaître une nouvelle fonction d’agent économique »

.

80. Toutefois, on sait peu de choses sur l’incidence réelle de ces nouveaux recours dans la vie des couples81

De nombreuses années s’écoulèrent avant que les propositions de loi introduites dans les années 20, par des parlementaires socialistes militant pour une franche égalisation des relations entre époux, ne se transforment en un texte de loi qui ne fut en réalité guère innovant. La loi du 20 juillet 1932

.

La loi du 20 juillet 1932 une étape dans la judiciarisation des relations entre époux ?

82

Cette loi élargissait les possibilités de recours bien au-delà du droit de la femme, prévu en 1804, de contester un refus d’autorisation du mari. Elle ne les étendit toutefois pas à tous les domaines des relations conjugales. C’est ainsi que la fixation du domicile conjugal resta, dans le texte du moins, une prérogative presque absolue du mari. Les parlementaires votèrent, après de

maintint en effet le principe de l’autorité mais limita l’incapacité juridique de la femme mariée, en prévoyant en outre que, dans un certain nombre de cas, elle pourrait s’adresser au pouvoir judiciaire pour contester les « décisions » de son époux.

La « réforme » introduisit notamment la notion de biens réservés permettant à la femme mariée de gérer de manière exclusive son salaire et ses effets personnels. Une nouvelle obligation réciproque fut introduite pour les époux : contribuer aux charges du ménage selon leurs facultés et leur état. Pour lui donner une certaine effectivité, un recours en délégation de somme auprès du juge de paix était organisé pour la première fois par la loi. Les parlementaires, s’accordèrent également pour créer une nouvelle modalité d’intervention du juge en cas de « manquement grave » de l’un des deux époux à ses obligations (article 214 j). Le président du tribunal de première instance, saisi par requête, devint compétent pour ordonner les mesures urgentes et provisoires de manière à mettre un terme au « manquement grave » de l’un ou l’autre époux, sans aller jusqu’au prononcé d’un divorce.

79 Il s’agit plus précisément de l’article 11 de la loi du 23 juin 1894 portant révision de la loi du 3 avril 1851 sur les sociétés mutualistes qui dispose : « La femme mariée peut s’affilier ou rester affiliée à une société mutualiste reconnue, sauf opposition de son mari, notifiée par écrit au président de la société ou au délégué de l’administration. L’opposition peut être levée par le juge de paix, les parties entendues ou appelées. » (Pasin., 1894, p. 409) ; de l’article 23 bis inséré par la loi du 10 février 1900 (Pasin., 1900, pp.41-42) ; l’article 29 de la loi du 10 mars 1900 sur le contrat de travail qui prévoit que « la femme mariée est capable d’engager son travail moyennant l’autorisation expresse ou tacite de son mari et à défaut de cette autorisation, il peut y être suppléé par le juge de paix, sur simple réquisition de la femme mariée, le mari préalablement entendu ou appelé » (Pasin., 1900, p. 80-81) ; l’article 23 de la loi du 7 août 1922 (Pasin., 1922, p. 325). 80 J. GILLARDIN, « L’intervention du juge dans le conflit conjugal », Fonction de juger et pouvoir judiciaire : transformations et déplacements, Ph. GERARD et M. VAN DE KERCHOVE (sous la dir.), Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, p. 232-233. 81 Comme en témoigne J. GILLARDIN (ibid). 82 Pasin., 1932, p. 413 et s.

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vives discussions, contre la possibilité d’aménager un recours spécifique permettant à l’épouse de contester cette décision.

Les praticiens du droit ne tardèrent pas à dénoncer la faible qualité technique du nouveau dispositif, tant en ce qui concernait la procédure qu’en termes d’effectivité des mesures et de protection des droits des tiers.

Les débats parlementaires qui accompagnèrent l’adoption de cette loi constituent un matériau particulièrement riche. Le conflit qui opposa conservateurs et progressistes à propos de la puissance maritale fut le révélateur des conceptions qui s’affrontaient en matière de régulation des conflits conjugaux. Les propos tenus permettent de dessiner les frontières qui devaient s’imposer, aux yeux de chacun des camps, entre la sphère conjugale et la sphère judiciaire.

Pour les conservateurs et les catholiques, l’autorité maritale se justifiait essentiellement au regard de la nécessité de « diriger » la famille. Ils ne cachèrent pas leur répugnance à légitimer l’intervention du juge. Leurs discours instituaient le couple-famille comme une entité souveraine dirigée par un chef, le mari. Cette direction, sacralisée par la loi, impliquait que le mari soit le seul à devoir « trancher » les conflits. Le juge n’avait rien à faire dans la sphère du couple.

C’est ainsi qu’un sénateur catholique devait déclarer : « La dyarchie messieurs, cela peut aller bien et longtemps – aussi longtemps qu’on s’entend. Mais qu’un désaccord survienne, on se retrouvera bloqué si chacun ne dispose que d’un suffrage et que nul n’ait voix prépondérante. Et alors ? – Alors répond Laurent, on ira chez le juge ; et le juge statuera. Eh bien ! non, messieurs ; on n’ira pas, on ne peut aller chez le juge. On n’admettra point qu’un tiers décide du sort de la famille. Et pourquoi non ? Parce que la famille est autre chose qu’une société et qui, ayant sa finalité propre, exige de rester maîtresse de ses destinées. A l’égal de la commune, de l’État, de l’Eglise, la famille possède une sphère de souveraineté où son indépendance doit demeurer inviolée. Ce n’est pas au dehors, ce n’est pas au tribunal, ni même dans le cabinet du juge ; c’est au foyer que doivent se régler les affaires de la famille. Par la force des choses, la monarchie se trouve être la seule forme possible d’autorité domestique »83

Afin d’évacuer toute référence à la « chefferie », à l’autorité et à la hiérarchie, les parlementaires socialistes eurent recours, comme Laurent l’avait déjà fait, à un registre « réaliste ». « En réalité dans la vie de famille où on s’entend bien », déclaraient-ils, « les discussions se conduisent en famille ; il n’y a pas de chef, et, très souvent, c’est l’influence de la femme qui prévaut. La loi est faite, ajoutaient-ils, pour les ménages où on ne s’entend pas et dans ces cas l’autorité du mari prévaudra toujours »

. Les sénateurs socialistes entretenaient, dans les années ’20, une toute autre conception du

fondement du couple. Ils citaient en chœur les arguments de Laurent, favorable au statut d’associés des époux, pour justifier, en droit, le caractère irrationnel de la thèse traditionaliste défendue par les catholiques. Ainsi, alors que le projet de loi du gouvernement, défendu par un Ministre libéral, proposait de préciser « le mari est le chef de la famille », la sénatrice socialiste SPAAK s’opposa à cette forme édulcorée de l’article 213 du Code civil.

84

Donner au mari un droit de décision ne favoriserait pas la capacité des familles à résoudre leurs différends. « Croyez-vous nécessaire, d’abord que quelqu’un ait le dernier mot ? Et croyez-vous sage et juste, ensuite, de décider que, en tous cas, ce sera le mari ? En fait, neuf fois sur dix, dans ces conflits que vous prévoyez, personne ne triomphe ; chacun cède, concède et transige, et l’accord qui en résulte vaut cent fois mieux que la victoire du mari. (…) Le recours au juge n’est-il pas prévu dans de nombreuses circonstances ? S’il faut l’étendre quelque peu, rien ne l’empêche ; mais il est bien préférable de laisser aux époux eux-mêmes le soin de trouver un terrain d’entente, sans l’intervention d’un tiers, et d’arriver à l’accord indispensable que vous compromettez fatalement en décidant d’avance que l’un deux aura toujours raison. (…) En décernant, a priori, un brevet de capacité au mari,

, ce qui les conduisait à demander l’abrogation de la puissance maritale.

83 Monseigneur DEPLOIGE, Ann. Parl., Sénat, séance du 20 janvier 1927, p. 116. 84 Ann. Parl., Sénat, séance du 20 janvier 1927, p. 118.

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la loi peut se tromper souvent. Elle aggrave le despotisme de l’homme autoritaire, et, comme elle ne laisse aucun recours à la femme, pas même au profit des enfants, elle développe en celle-ci toutes les ruses d’une défense occulte. Elle ne laisse à [la] disposition [de la femme] que les mensonges, les duperies, les tracasseries de toutes nature, qui ont tôt fait de créer au foyer une atmosphère intolérable. En ne donnant à aucun des époux le pouvoir de commander, en cas de conflit entre eux elle mettra aux prises deux adversaires ayant les mêmes armes et qui préfèreront la conciliation à un combat dont les conséquences deviennent aussi douteuses pour l’un que pour l’autre»85

Si vous dites, au seuil du mariage, à la femme qui va créer une famille : je vous annonce que vous avez vis-à-vis de votre mari, dans la discussion des affaires de votre ménage, la même autorité que lui, et que, en cas de dissentiment, vous avez le droit d’opposer votre volonté à la sienne, vous inciterez à la division, vous pousserez au conflit »

. La position des progressistes se démarquait donc quelque peu de celle des catholiques, en ne

fermant pas complètement la porte au juge. L’intervention judiciaire acceptable pour les socialistes renvoyait à un registre conciliant, celui du juge de paix. Il s’agissait sans doute là d’une stratégie leur permettant de ne pas aborder la question du divorce et de la séparation qui obsédait les rangs catholiques. L’engouement des progressistes pour la figure du juge conciliant s’explique alors sans doute par le fait qu’elle permettait de ne pas combattre les résistances catholiques sur tous les fronts, ni d’aborder de face le paradoxe de la régulation conjugale réduite à la « sanction » d’une rupture.

Face aux arguments socialistes, la majorité parlementaire composée de catholiques et de libéraux se rallia à la thèse du maintien de la puissance maritale. Ils allaient jusqu’à la justifier par l’existence de problèmes qu’il fallait bien trancher et par les risques de désunion irrémédiable. Les propos du Ministre de la justice de l’époque sont éclairants, « Si le dissentiment est sérieux, si la discussion se prolonge, si elle s’aigrit, si l’on ne trouve pas de terrain d’entente, ne faut-il pas tout de même qu’alors quelqu’un doive céder ? N’est-il pas sage de demander à la femme de céder, car si la femme ne cède pas, qu’arrivera-t-il ? L’affaire, qui avait peu d’importance, qui se déroulait dans l’intimité du foyer, va revêtir un caractère de gravité ; elle devra, selon la théorie de l’égalité absolue, être portée devant le juge de paix. Il faudra une décision judiciaire pour départager les époux. Quel serait l’état moral d’un ménage qui, après avoir discuté de ces questions intimes, – celle de savoir où l’on habitera, quel loyer l’on peut payer, sur quel pied l’on vivra, combien on aura de domestiques, à quelle école iront les enfants, dans quelle religion on les élèvera, – verrait un magistrat, un étranger, un tiers, trancher le différend et régler son existence ? Pensez-vous que la décision du juge mettra fin au conflit intime qui sépare ces deux âmes ? Imaginez-vous, par hasard, que l’intervention du juge de paix dans ce conflit intime, dans ce conflit moral qui met en présence non pas des intérêts, mais des sentiments, des consciences, rétablirait définitivement l’harmonie conjugale ? Du tout ! Cette intervention n’aura d’autre résultat que le rendre plus grave et plus douloureux. L’un des époux dira à l’autre : Le juge m’a donné raison contre toi !

Ne comprenez-vous pas que le jour où l’on en sera là on se trouvera à la porte du divorce ou de la séparation de corps ? (…) Il n’y a qu’un moyen d’éviter de précipiter les époux vers les décisions suprêmes qui détruiront définitivement l’unité conjugale, c’est, dans ces conflits, secondaires malgré tout, de donner à l’un d’eux la prééminence devant laquelle l’autre s’inclinera de bonne volonté, car si le conflit est d’une gravité telle qu’il ne puisse pas s’incliner, alors on va à la rupture.

Quel est le but que nous poursuivons tous ? C’est précisément d’éviter la rupture, c’est de trouver des solutions qui prolongent l’unité du mariage et qui évitent ces déchirures parfois irrémédiables. C’est pourquoi je suis partisan du maintien de la prééminence du mari.

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85Ann. Parl., Sénat, séance du mardi 25 janvier 1927, p. 125. 86 Ministre HYMANS, Ann.Parl, Sénat, séance du 26 janvier 1927, p. 138-139.

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Ce discours, tout comme celui des socialistes auquel il s’oppose et celui des catholiques qu’il tente d’adoucir, est traversé de contradictions lorsqu’il s’agit d’appréhender le rôle du juge. D’une part, le gouvernement décrie la judiciarisation des conflits comme étant une conséquence négative d’une trop « grande » égalisation des relations. D’autre part, c’est bien l’intervention du magistrat en tant que garde-fou à l’autorité maritale que le gouvernement choisit d’ériger comme remède contre trop d’absolutisme conjugal.

Les socialistes qui perdent la bataille de la puissance maritale doivent adopter une position de repli et se contenter du recours judiciaire comme tempérament au principe de l’autorité maritale. La seule trace encore visible de leur vision du conflit « égalitaire » et concilié se retrouve dans leur courte insistance à confier les nouveaux recours au juge de paix, juge de la conciliation. Ils ne résistent toutefois pas longtemps à l’argument du gouvernement, selon lequel, pour des matières « aussi graves », seul le tribunal de première instance devrait être compétent87

Il s’écoula presque autant de décennies pour que soit adoptée une nouvelle réforme en 1958, qu’il n’en avait fallu au législateur belge pour adopter celle de 1932. La loi du 30 avril 1958

. Le maintien de l’article 213 du Code Napoléon fut finalement voté par les sénateurs et les

députés qui soulagèrent néanmoins leur volonté « progressiste » par l’ouverture de recours aux contours mal définis. Le fondement de la puissance maritale confirmé par la loi du 20 juillet 1932, fut explicitement celui de la « nécessité » pour la famille d’avoir un chef, une direction dont il semblait « naturel » qu’elle soit soumise au contrôle du juge.

Les époux évoqués de part et d’autre de l’assemblée le furent d’une manière également désincarnée. Les frontières de l’intime sur lesquels tous les parlementaires élaborèrent leur discours en ressortirent mystérieusement renforcées. De leurs côtés, les nouveaux pouvoirs du président du tribunal de première instance ne firent pas l’objet de longues discussions, tout le monde s’accordant sur la formule d’un compromis flou. Alors que les problèmes de leur mise en œuvre concrète avaient été évoqués, ils furent très vite éludés lors des débats parlementaires.

La loi du 30 avril 1958 : un peu plus d’égalité et de recours judiciaires mais un peu moins d’effet pour la loi ?

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Cette égalisation juridique bancale des relations entre époux s’accompagna d’un nouveau discours sur le rôle de la loi dans le modelage des réalités conjugales. Le combat en termes de

supprima les références claires à la puissance maritale tout en maintenant la prééminence du mari, notamment au regard de l’autorité parentale et de la fixation de la résidence conjugale qu’elle assortit toutefois d’un droit de recours au bénéfice de l’épouse devant le tribunal de première instance.

L’égalisation des relations entre époux apparut de manière plus nette dans les discours parlementaires. Malgré les nouvelles dispositions légales, le régime matrimonial ne fut pas modifié. L’égalité des époux restait donc inégalement praticable au regard d’un Code civil bricolé et traversé de logiques contradictoires.

87 Le dialogue entre le sénateur socialiste DESWARTE et le Ministre libéral HYMANS est à cet égard très laconique. A la proposition du sénateur de recourir au juge de paix qui paraît plus commode, le Ministre répond tout simplement, « Non ! ». Ann. Parl., Sénat, séance du 1er février 1927, p. 161. Le rapporteur de la commission justice du Sénat, BRAUN ajoute, « on a demandé aussi pourquoi pas le juge de paix au lieu du président du tribunal. C’est que la matière est grave. Il s’agit d’interdire, non seulement le déplacement des biens mobiliers, mais aussi, selon notre amendement, des aliénations d’immeubles. Dès lors, nous avons estimé, que en raison des intérêts majeurs à sauvegarder, il fallait laisser au président du tribunal, plutôt qu’au juge de paix, le soin d’intervenir. » Ann. Parl., Sénat, séance du 1er février 1927, p. 161. 88 Pasin., 1958, p. 561-569.

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valeurs s’adoucit quelque peu, mais cet apaisement des hostilités ne semble avoir été possible qu’au prix d’une vision un peu moins « efficace » du règne de la loi.

Les commentaires de la doctrine témoignent à cet égard d’un curieux renversement de l’argumentation. L’avantage de consacrer l’égalité des époux en norme légale, disent-ils en substance, c’est qu’elle permet d’aménager plus de « réalités » conjugales différentes que ne le « permettait » la règle de l’autorité maritale. « La famille peut, en effet, s’organiser sur une base coopérative », écrivent BAETEMAN ET LAUWERS. Cette organisation n’empêche d’ailleurs pas, selon ces deux éminents auteurs, les aménagements réglés par les époux eux-mêmes. La femme chrétienne est tenue au devoir d’obéissance envers son mari, il n’y a pas lieu de lui imposer à ce sujet une obligation légale. Nombreux sont les devoirs du chrétien qui ne sont pas sanctionnés par la loi et qui, par conséquent, ne ressortissent qu’au domaine moral. Cette égalité n’empêche d’ailleurs pas une distinction entre l’homme et la femme, fondée sur la nécessité d’assurer la direction de la société conjugale et familiale, et d’appeler les conjoints à l’exercice de leur rôle naturel au sein de cette société. C’est là une question de fait, que les époux résoudront ensemble d’après leurs inclinations et les nécessités matérielles. Mais la loi doit se garder d’imposer une ligne de conduite bien définie dans un domaine aussi strictement personnel et privé. A l’encontre du principe de la puissance maritale, l’égalité proclamée a au moins la qualité de rendre possibles les solutions les plus diverses »89

Le gouvernement de l’époque rejoignait cette position en soulignant, à nouveau, le caractère peu « réaliste » du Code Napoléon. « L’inconvénient du Code Napoléon, déclarait un ministre de l’époque citant les mots d’un illustre professeur, c’est qu’il est irréel dans la plupart des cas, la femme mariée jouissant en fait d’une autorité, d’une liberté et d’une responsabilité tout à fait différentes de celles que le code lui assigne. Mais le code rend possible au mari, dans les mauvais ménages, de faire souffrir sa femme, de la priver de ses enfants et même, dans la plupart des cas, de la ruiner sans que celle-ci dispose de moyens de résistance suffisants »

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De son côté, la tendance à l’ouverture de recours devant les tribunaux ne fut pas remise en question

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La création d’un nouveau recours pour contester la fixation de la résidence conjugale par le mari fut empreinte de plus d’hésitations. Cette procédure fut l’occasion de s’interroger une fois de plus sur l’opportunité du recours au juge. Un avis du Conseil d’État estima même que l’intensité d’un tel conflit n’était pas de nature à se laisser « résoudre » et « terminer » par une décision judiciaire. « Il est peu vraisemblable, estimait le CE, qu’arrivés à ce degré de mésentente où le choix d’une résidence commune ne puisse recevoir l’agrément des époux, ceux-ci acceptent de mettre un terme à leur différend par la vertu d’une décision judiciaire »

. On peut même s’étonner de l’absence de refonte de la procédure des mesures urgentes et provisoires en cas de manquement grave qui faisait pourtant l’objet de vives critiques notamment en termes techniques. Des propos assez vagues et généraux furent mobilisés pour refuser d’assortir cette procédure d’un recours en appel.

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89 G. BAETEMAN et J.-P. LAUWERS, Devoirs et droits des époux. Commentaire théorique et pratique des lois du 30 avril 1958 et de la loi du 22 juin 1959, Bruxelles, Bruylant, 1960, p. 55-56. 90 Ministre LILAR, Séance publique du Sénat le 14 novembre 1957, Pasin., 1958, p. 615-616. 91 Le type de mesures judiciaires que les auteurs de doctrine envisagent à la fin des années 50 n’est pas fondamentalement différent de celui consacré par la réforme de 1932. 92 Avis du Conseil d’État, Pasin., 1958, p. 584.

. Le Conseil d’État recommandait de supprimer la fixation éventuelle de la résidence conjugale par voie de justice. Cette remarque resta lettre morte. La doctrine de l’époque salua le choix du législateur et justifia, de manière sibylline, la voie judiciaire comme incitant à la réflexion. « Entre la résidence commune fixée par le mari et la résidence séparée, il y a place pour la résidence commune fixée par justice. (..) Un recours judiciaire a peut-être une chance de sauver le mariage. Cette chance, le législateur l’offre aux époux. [Ce nouveau recours] aura pour avantage certain et suffisant de forcer le mari à la réflexion et à la modération. Il saura que

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si désormais il prend une décision arbitraire, il ne sera plus aveuglément suivi »93

Si les possibilités de recours augmentèrent à l’issue de cette nouvelle réforme, les discours parlementaires et les commentaires de doctrine ne parvinrent pas à dépasser la figure du double écueil « d’une part, consolider, en se montrant trop large, des situations irrégulières plus ou moins acceptées par les deux époux, et d’autre part, compromettre, en se montrant trop restrictif, les chances de restauration du foyer quand un des époux cherche à le maintenir malgré les défaillances de l’autre »

. A nouveau la « réalité » des réactions conjugales en situation de conflit ressortait, chez les juristes réformateurs et praticiens, bien plus de la spéculation que d’une recherche systématique.

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La loi du 14 juillet 1976

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IV – LA LOI DU 14 JUILLET 1976 Dans le courant des années 70, et apparemment sous l’influence des expériences françaises,

des propositions de loi visant la création de tribunaux de la famille furent introduites devant le Parlement. Si elles n’aboutirent pas, elles préludèrent à une transformation non moins radicale du Code civil.

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Le glissement de la compétence du président du tribunal de première instance vers le juge de paix fut adopté d’extrême justesse en commission parlementaire

consacra en effet une véritable égalisation des relations entre époux tant en ce qui concernait la puissance maritale et parentale qu’au regard de l’administration des biens. Elle réunit donc enfin la matière des droits et des devoirs des époux, celle de la capacité de la femme, ainsi que celle des régimes matrimoniaux.

Elle marquait également un changement dans le rôle confié au juge dans la régulation des relations personnelles entre époux. Le juge de paix reçut la compétence de fixer le logement principal de la famille en cas de désaccord. Les mesures urgentes et provisoires lui furent également confiées. Il devenait ainsi possible de le saisir non seulement en « cas de manquements graves », mais aussi en cas d’ « entente gravement perturbée ».

96. On le justifia de la manière suivante : « le juge de paix est normalement plus près des gens et semble par conséquent plus indiqué pour trancher des difficultés entre époux »97. Les juges de paix qui avaient formulé des propositions en ce sens, se montrèrent enthousiastes face à leur nouvelle compétence98. On peut ainsi lire sous la plume d’un auteur de doctrine que le juge de paix, juge conciliateur par excellence interviendrait comme « le père qui est chargé d’aplanir les différends entre époux dans la sauvegarde de l’intérêt de la famille »99

93 G. BAETEMAN et J.-P. LAUWERS, loc.cit., p.114. 94 G. BAETEMAN et J.-P. LAUWERS, loc.cit., p. 282 à la suite du professeur RENARD. 95 Pasin., 1976, p. 1677-1694. 96 Doc. parl du Sénat n. 683-2 du 25 novembre 1975, Pasin., 1976, p. 1694-1742. 97 Exposé du Ministre de la Justice du 11 mai 1976, Ann. Parl., Chambre, 1975-1976, rapport BAERT, n. 869-3, p. 3. 98 Le Discours de Robert HENRION, président de l’Union Royale des Juges de paix du 22 mai 1975 manifeste clairement cet enthousiasme. « Nous devons nous réjouir à la lecture de ce projet de loi qui vient d’être voté au Sénat, déclare-t-il. En effet, le Législateur a fait largement siennes les idées que nous avons toujours défendues, en nous accordant certaines compétences que nous demandions dans notre proposition.(…). Cette extension de compétence a permis de dire à un membre du Sénat, lors de la discussion de ce projet de loi, que ce qui frappait, c’était l’importance accordée au juge de paix qui devient un juge familial dans le vrai sens du terme.Je puis signaler également que, dans une récente interview donnée à un périodique, le Ministre de la Justice a déclaré que le juge de paix est un magistrat plus proche du citoyen que d’autres instances et qu’on a souhaité qu’il retrouve ici son rôle de juge familial », Journal des Juges de paix, 1976, p. 198-199. 99 G. ARCHAMBEAU, « Les nouvelles compétences du juge de paix depuis la loi du 14 juillet 1976 relative aux droits et devoirs des époux », Journal des Juges de paix, 1976, p. 287.

et que « désormais le juge de paix se présente plutôt comme un médiateur des divergences de vues entre époux que comme un juge appelé à trancher un litige imputant à l’un ou à l’autre des parties à l’instance une faute, cause de la désunion. Il lui incombera de déterminer

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objectivement le contenu des droits et devoirs des conjoints par référence à l’intérêt de la famille dans chaque cas d’espèce, c’est-à-dire aussi bien ceux de l’autre époux que celui de la cellule familiale, parents et enfants. L’objectif que s’est assigné le législateur peut se résumer ainsi : l’égalité des époux dans l’intérêt du ménage »100. Tout en célébrant une « réforme législative (…) respectueuse de la nature spécifique des différends existant dans les relations familiales. Elle y pourvoit en imposant au tribunal de paix d’entendre la cause en chambre du conseil, les droits de la défense étant aisément sauvegardés par l’assistance éventuelle d’un avocat »101

Lorsque un député déclara ne pas comprendre comment l’entente entre époux pouvait être sérieusement perturbée sans que l’un d’eux manque gravement à ses devoirs, il lui fut répondu « qu’auparavant, lorsque la faute, sans parler du manquement grave à ses devoirs, ne pouvait être prouvée avec certitude, le juge devait se déclarer incompétent, même s’il constatait, du fait de la perturbation de l’entente entre époux que des mesures urgentes s’imposaient ; ou alors il devait, en quelque sorte, rechercher un coupable, ce qui dans le cadre de cette procédure, pouvait se révéler difficile, voire dangereux»

. Dans les premiers commentaires de la loi, la notion de manquement grave ne posa pas de

problèmes particuliers : il fut abordé comme une question de fait relevant de l’appréciation souveraine du juge de paix. Le législateur avait d’ailleurs précisé que les mesures pouvaient toucher tant la personne que les biens des époux et de leurs enfants. La notion d’« entente sérieusement perturbée » était plus innovante. Elle ne se référait plus à la « sanction » des obligations mais bien à celle de » faillite » des relations entre époux que le juge constatait bien plus qu’il ne la prononçait.

102. La pratique avait d’ailleurs révélé que « très souvent aussi, pour éviter de devoir constater le manquement grave au sens de l’article 221 ancien, le président du tribunal rechercherait à tout prix, une solution d’accord qu’en fait il imposait indirectement aux parties »103

Dans les premières années d’application de la loi nouvelle, on note toutefois l’existence d’une jurisprudence qui refusa d’entériner les accords entre époux découlant d’une « entente sérieusement perturbée ». Les défenseurs de cette position tiraient argument de l’absence d’urgence et refusaient de s’ériger en juge d’une « quasi-séparation ». En filigrane, on peut émettre l’hypothèse que ces juges refusaient d’intégrer une nouvelle modalité judiciaire – paradoxale comme le soulignent Laura CARDIA-VONECHE, Sylvie LIZIARD et Benoît BASTARD de « redire publiquement pour les officialiser, les décisions prises par les conjoints »

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Sur la base de cette conclusion, d’autres recherches devraient vérifier comment cette judiciarisation, pensée par le pouvoir législatif et les auteurs de doctrine, s’est manifestée en pratique. Est-il vrai, comme le soutenait François LAURENT que le refus d’autorisation maritale ne suscitait, en fait, que peu de recours judiciaires ? L’ouverture de nouveaux recours, dans des situations de plus en plus diversifiées, a-t-elle produit un « vrai » contentieux ? Quels critères

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CONCLUSION Dans le domaine des « relations personnelles entre époux », l’histoire que nous pouvons

dégager des travaux parlementaires et de la doctrine belge du 19e et du 20e est bien celle d’une judiciarisation constante. C’est également celle du constat d’une impuissance sans cesse révélée.

100 Ibidem, p. 259. 101 Ibidem, p. 287. 102 Rapport BAERT, Doc.parl, rapport 869-3 du 18 juin 1976, Pasin., 1976, p. 1744-1751. 103 J. DE GRAVE et M-F.LAMPE-FRANZEN, « Le régime primaire ou les droits et devoirs respectifs des époux », in J. BAUGNIET et al., La réforme des droits et devoirs respectifs des époux et des régimes matrimoniaux, Bruxelles, Éditions du jeune barreau, 1977, p. 81-194. 104 L. CARDIA-VONECHE, S. LIZIARD et B. BASTARD, « Juge dominant ou juge démuni ? La redéfinition du rôle du juge en matière de divorce », Droit et Société, 1996, 33, p. 297.

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d’action les juges ont-ils mis en œuvre et comment ont-ils interprété, dans la pratique quotidienne, ceux que le législateur leur imposait, notamment le fameux « intérêt de la famille » ?

Il s’agit de questions que les historiens du droit belge pourront seulement résoudre en recourant à des analyses quantitatives et qualitatives des archives judiciaires.

Il semble en tous les cas, que pendant longtemps l’espoir partagé par les parlementaires et les juristes fut bien celui de « sauver » le mariage, avant d’aboutir, à la conclusion qu’en définitive, ce sont « les gens qui décident ». Dans une telle perspective, le rôle du juge se cantonne de plus en plus à l’entérinement d’accords.

Les chercheurs qui ont travaillé sur la privatisation des relations familiales soulignent les tendances concomitantes qui marquent autant la stratégie des couples « en faillite » que la réponse judiciaire à ces demandes.

Cette transformation qui accompagne le passage du divorce sanction en divorce faillite implique que les époux produisent « un accord, au moment précisément où tout les sépare »105. Ce n’est pas un petit paradoxe, d’autant que de son côté le tribunal, « en reprenant à son compte la privatisation de la rupture dans le traitement du divorce […], érige en norme un principe emprunté à la sphère du privé »106

105 L. CARDIA-VONECHE et B. BASTARD, « Les silences du juge ou la privatisation du divorce. Une analyse empirique des décisions judiciaires de première instance », Droit et Société, 1986, 4, p. 505. 106 Ibidem.

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