Rapports sociaux de race et racialisation de la ville

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RAPPORTS SOCIAUX DE RACE ET RACIALISATION DE LA VILLE Anne Clerval ERES | Espaces et sociétés 2014/1 - n° 156-157 pages 249 à 256 ISSN 0014-0481 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2014-1-page-249.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Clerval Anne, « Rapports sociaux de race et racialisation de la ville », Espaces et sociétés, 2014/1 n° 156-157, p. 249-256. DOI : 10.3917/esp.156.0249 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 09h50. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 09h50. © ERES

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RAPPORTS SOCIAUX DE RACE ET RACIALISATION DE LA VILLE Anne Clerval ERES | Espaces et sociétés 2014/1 - n° 156-157pages 249 à 256

ISSN 0014-0481

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Clerval Anne, « Rapports sociaux de race et racialisation de la ville »,

Espaces et sociétés, 2014/1 n° 156-157, p. 249-256. DOI : 10.3917/esp.156.0249

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COmpte RenDu tHémAtIque

Rapports sociaux de race et racialisation de la villeAnne Clerval

Didier Fassin et éric Fassin (sous la dir. de), De la question sociale à laquestion raciale ? Représenter la société française, paris, la Découverte,2009 [2006], 274 p.

Félix boggio éwanjé-épée et stella magliani-belkacem (coord.), Race etcapitalisme, paris, syllepse, 2012, 170 p.

ne plus évIteR lA questIOn Des DIsCRImInAtIOns RACIstes

Deux ouvrages récents invitent à penser la question des discriminationsracistes et du racisme en dépassant les discours convenus sur ce sujet. Lepremier est un ouvrage coordonné par Didier Fassin et Éric Fassin, rassemblantles contributions de chercheurs reconnus, principalement sociologues et histo-riens, De la question sociale à la question raciale ? publié à la Découverte en2006 (et réédité en 2009). Le second est coordonné par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem et rassemble des contributions de chercheursprincipalement étrangers, Race et capitalisme, publié chez Syllepse. S’appuyantsur un champ de recherche déjà ancien, mais peu connu en France, tous deuxmettent en valeur une approche stimulante du racisme comme rapport social.

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1. Cela n’empêche pas certains d’y croire encore, même parmi les chercheurs. cf. N. Huston etM. Raymond, « Sexes et races, deux réalités », Le Monde, 17/05/2013. <http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/05/17/oui-les-races-existent_3296359_3232.html>.

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Comme les rapports de classe, les rapports de « race » s’inscrivent dansl’espace et contribuent à le produire, c’est ce que nous verrons plus loin.

La lecture de ces deux ouvrages suppose de dépasser deux idées reçues :d’une part, la dénégation des discriminations racistes, d’autre part, la réductiondu racisme à une attitude individuelle hostile aux personnes perçues commeappartenant à un groupe « ethnique » spécifique. Tous deux mènent un combatsimultané sur plusieurs fronts : montrer et expliquer les mécanismes de discri-mination ou de domination raciste, mais aussi le rôle des pouvoirs publics dansces mécanismes et la façon dont ils les ont historiquement et encore aujourd’huiminimisés ou masqués, et enfin, le rôle des sciences sociales dans cette minimi-sation.

En effet, si chacun sait que le racisme existe, il tend à être réduit à uneattitude individuelle, qui n’aurait ni les mêmes causes ni les mêmes effets struc-turants de rapports de domination comme les rapports de classe produits parle capitalisme. Les discriminations racistes seraient surdéterminées par laclasse et le racisme serait lui-même une stratégie de division des travailleurs.De ce point de vue, la prise en compte de la spécificité du racisme se heurteaux mêmes obstacles que celle du sexisme (parmi les forces progressistescomme dans les sciences sociales), tous deux sont encore trop souvent penséscomme secondaires. Seul un champ particulier des sciences sociales prend ausérieux le défi de l’intersectionnalité des rapports de domination (en particu-lier parmi les études féministes), mais il est encore peu développé dans ledomaine des recherches urbaines.

Prendre pleinement en compte la question des discriminations racistessuppose de redéfinir la « race ». Après avoir été construite tout au long du XIXe

siècle comme une différence et une inégalité de nature entre des groupeshumains, cette notion de race biologique a été réfutée à la fois pour des raisonspolitiques après l’Holocauste et pour des raisons scientifiques grâce auxprogrès de la génétique. On sait donc que les races humaines biologiquesn’existent pas et qu’il n’y a pas de différence biologique fondamentale entredes groupes humains qui détermineraient leur culture et se transmettraient defaçon héréditaire 1. Pour autant, cela n’a pas mis fin au racisme et à l’effecti-vité de la « race » (même sans fondement biologique) dans le champ social.

Longtemps attribuées à la xénophobie, les discriminations que subissentles immigrés se reproduisent à l’encontre des citoyens français dont l’origineest étrangère. Le sens commun est plein de désignations inexactes qui quali-fient d’immigrés les personnes de couleur, quels que soient leur nationalité etleur lieu de naissance, d’Arabes les personnes ayant l’air d’être originaires d’un

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2. C. Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Gallimard, Coll. Folioessais, 2002 [1972], 384 p.

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pays arabe (c’est-à-dire du Maghreb dans le contexte post-colonial français),même s’ils sont en fait français. Cela montre une confusion entre nationalitéet couleur de peau, typique de la pensée raciste, c’est-à-dire de l’essentialisa-tion des différences. De plus en plus de travaux montrent les discriminationsque subissent les personnes de couleur ou portant un nom à consonance étran-gère, même si elles sont françaises et nées en France, dans l’accès à l’emploi,au logement, ou encore à certains lieux comme les discothèques. Dansl’ouvrage coordonné par Éric Fassin et Didier Fassin, Véronique De Rudderet François Vourc’h reviennent sur les discriminations à l’emploi et le racismedans l’entreprise et dans les syndicats. Ils défendent en particulier l’usage de« discriminations racistes » plutôt que « discriminations raciales » : « Unepremière raison, théorique, tient au fait que l’univers de la “race” relève toutentier du racisme, puisque c’est ce dernier qui en a inventé l’idée même. S’iln’est guère possible de se passer complètement de la catégorie “race”, c’estparce que, prophétie autoréalisatrice, elle structure puissamment le mondesocial, politique et même économique. Faute d’un terme plus adéquat, nous ensommes réduits à utiliser des guillemets, pour marquer un minimum de réservequand à son usage substantif. La forme adjectivée “racial(e)” en revanche, n’arien de nécessaire et n’a que des inconvénients. Elle participe de l’objectiva-tion de l’idée de “race” et “préserve” le racisme lui-même en le cantonnant dansle registre de la seule idéologie. » (De Rudder et Vourc’h dans Fassin etFassin, 2009, p. 185)

De façon similaire, Colette Guillaumin avait montré dès 1972 2 que lequalificatif « ethnique » utilisé pour remplacer « race », reprenait les conno-tations de la pensée biologisante et raciste. Cet adjectif avait été proposé à l’ori-gine par l’anthropologie culturelle pour désigner des « groupes ethniques »distincts, en général bien localisés et circonscrits à un espace donné : « Bienque l’anthropologie culturelle ait pour préoccupation de dissocier radicalementle concept biologique du concept de culture et que méthodologiquement elley soit parvenue en donnant une description des cultures indépendantes desdivisions et classifications de l’anthropologie physique, elle a d’une certainefaçon contribué à la pérennité de la pensée biologisante en conservant parfoisle terme de race ou en le remplaçant par un concept ambigu qui tend àréinvestir les connotations du terme race » (Guillaumin, 2002, p. 86).

lA questIOn RACIAle est une questIOn sOCIAle

L’ouvrage coordonné par Didier Fassin et Éric Fassin fait suite auxémeutes qui ont eu lieu dans les quartiers populaires de banlieue en 2005. Il

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3. D. Fassin, La Force de l’ordre. une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil, 2011,392 p.4. Brigade anti-criminalité.

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pose la question de la dimension raciale de ces émeutes, en se demandant quelrôle a joué le racisme que subissent les populations de ces quartiers dans leurrévolte. La démarche prend le contrepied de l’ethnicisation de la questionsociale : il ne s’agit pas de masquer les questions sociales, liées aux inégalitésde classe, mais de montrer comment celles-ci s’agencent à des facteurs spéci-fiques qui aggravent la condition des classes populaires immigrées ou d’ori-gine étrangère. Cette question du racisme multiforme qui sévit en France, eten particulier dans les quartiers où vit une part importante de populations nonblanches, a continué d’être explorée depuis par Didier Fassin 3. À partir d’uneenquête ethnographique auprès d’une patrouille de la BAC 4 entre 2005 et 2007,il a montré l’importance des pratiques vexatoires et à la marge du code dedéontologie de la police visant en particulier les jeunes non-Blancs des quartierspopulaires.

Dans De la question sociale à la question raciale ?, les auteurs ne revien-nent pas sur la révolte de 2005 mais embrassent assez largement les différentsaspects du racisme contemporain en France, en montrant qu’il fait système ettraverse largement les institutions. L’ouvrage se divise en deux parties : lapremière, « Racismes et races » fait le point sur l’histoire et la construction duracisme et de la notion de race ; la seconde « Discriminations raciales »présente des cas de discriminations racistes, ou plutôt des domaines d’appli-cation comme le travail, l’école ou encore la police et la justice.

Didier Fassin définit le racisme comme suit : « on pourra parler de racismelorsqu’on a affaire à un rapport à l’égard d’autres dont la différence est à la foisréifiée et radicalisée : réifiée signifiant qu’il existe des traits définis comme uneessence de l’altérité ; radicalisée supposant une surdétermination de ces traitspar rapport à toute autre forme possible de caractérisation » (Fassin et Fassin,2009, p. 40).

Cette définition inclut ceux et celles qui sont altérisés en raison de leurreligion, comme le sont les Juifs mais aussi, de plus en plus, les musulmans.De ce point de vue, la conjonction de l’action de la police dans les quartierspopulaires et des préjugés islamophobes de plus en plus répandus en France abien été mise au jour dans les diverses interpellations de femmes portant le voileintégral (dont le port dans l’espace public est interdit par la loi depuis avril2011), dont une particulièrement violente a entraîné une nouvelle révolte àTrappes (Yvelines) à l’été 2013. Cette interpellation faisait suite à plusieursagressions islamophobes contre des femmes voilées, et à un traitement parti-culier de certaines victimes (se retrouvant interpellées comme agresseurs).

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Les différentes approches historiques développées dans le livre, notammentpar Emmanuelle Saada, Gérard Noiriel ou par les coordinateurs, mettent l’accentsur l’importance de la colonisation dans la genèse du racisme. Emmanuelle Saadamontre que la colonisation a contribué à construire la République et l’identitéfrançaise : au XIXe siècle, le racisme qui forme le soubassement et le fonction-nement ordinaire des colonies imprègne toute la société française, « les “classesdangereuses” urbaines, les populations paysannes mais aussi ouvriers immigrésdes pays européens ont tous été pensés sous l’angle de la différence raciale »(Saada dans Fassin et Fassin, 2009, p. 68). C’est la colonisation qui a contribuéà racialiser l’identité française, pensée à la Révolution comme une adhésion à unprojet politique. Emmanuelle Saada remet en cause la thèse de la contradictioncoloniale de la République, en montrant au contraire que celle-ci s’est constituéeà travers la colonisation, et que la violence raciste déployée dans les colonies faitécho à celle qui a réprimé à plusieurs reprises les révoltes populaires. Ellemontre que la vision organique de l’identité française qui s’est forgée à l’époquecoloniale est toujours à l’œuvre dans les procédures d’accès à la nationalitéfrançaise aujourd’hui, par exemple dans l’évaluation de l’assimilation des « uset coutumes françaises ». Gérard Noiriel montre, quant à lui, que la question dela race était omniprésente dès les débuts de la IIIe République et que ce n’est quedans les années 1930 qu’elle a été euphémisée par la gauche dans le contexte dela construction d’un front antifasciste. Dans les années 1970-1980, la luttecontre le racisme joue le même rôle fédérateur à gauche. Aujourd’hui, néolibé-ralisme et nouvel impérialisme permettent la combinaison d’une lutte contre leracisme réduit à un acte individuel immoral et résurgence du racisme à traversla rhétorique du choc des civilisations.

Contrairement à ce que pourrait induire le titre de l’ouvrage, la questionraciale ne supplante jamais la question sociale : les auteurs montrent qu’elleest une question sociale à part entière et mettent en évidence différents aspectsde son imbrication avec les inégalités de classe. Le traitement des discrimina-tions racistes objectives est toujours articulé avec une perspective réflexive surles politiques publiques et les sciences sociales elles-mêmes, ce qui en fait unouvrage d’une grande richesse pour saisir les rapports de race et leur actualitéen France aujourd’hui

lA RACe est un RAppORt sOCIAl et le RACIsme est un système

De DOmInAtIOn à pARt entIèRe

« Être noir n’est ni une essence ni une culture, mais le produit d’unrapport social : il y a des Noirs parce qu’on les considère comme tels » écritPap Ndiaye en ouverture de son chapitre « Questions de couleur. Histoire,idéologie et pratiques du colorisme » (Ndiaye dans Fassin et Fassin, 2009,p. 45). Ce faisant, il s’inscrit dans la lignée de la réflexion de Colette Guillaumin

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(1972). Sociologue féministe, celle-ci considère le racisme comme une biolo-gisation de la pensée sociale, c’est-à-dire l’attribution de caractères naturels,essentialisés, à des groupes sociaux altérisés. Cela concerne à la fois lesgroupes « ethniques » habituellement considérés dans le racisme, et les femmes,les aliénés, les jeunes, ou encore les classes sociales (comme on l’a vu pour lesclasses populaires ou les paysans au XIXe siècle) etc. À chaque fois qu’un groupeou une personne est renvoyé à des traits supposés biologiques, à une altéritéfigée qu’on lui assigne, on est dans le mécanisme du racisme. Cette assigna-tion n’est pas nécessairement négative et hostile, là encore le racisme faitsystème et ne se limite pas à des manifestations d’hostilité.

La race biologique n’existe pas, la race est un rapport social par lequel desgroupes sont assignés à une identité et un statut qui justifie leur positiondominée dans les rapports sociaux. Comme Colette Guillaumin, les auteurs deRace et capitalisme s’inscrivent dans une approche matérialiste et radicale. Leracisme est pensé comme un système de domination à part entière, dans lequell’idéologie raciste (celle qui postule l’existence de races et leur inégaliténaturelle) sert à justifier et à faciliter la surexploitation matérielle des groupesracisés. Cela apparaît bien dans l’esclavage, mais aussi dans le cantonnementdes immigrés et de leurs descendants aux emplois subalternes et précaires. Cettesurexploitation s’accompagne d’une condition matérielle difficile sur denombreux plans, comme le logement et l’école.

À nouveau, loin d’opposer le racisme aux inégalités de classe, le petitouvrage Race et capitalisme propose une réflexion stimulante sur la façon dontils s’articulent. Il combine une approche théorique et réflexive et une perspec-tive militante en termes de lutte sociale. En écho à l’ouvrage précédent, lesauteurs montrent que le capitalisme a d’emblée été racialisé et que les rapportsde classe sont toujours allés de pair avec des rapports de race, entraînant laconstruction d’inégalités systématiques entre travailleurs blancs et non blancs(dans l’emploi comme dans le logement).

Derrière l’antiracisme convenu à gauche, les auteurs pointent les difficultésdes partis politiques et des syndicats à prendre en compte les revendicationsspécifiques des travailleurs immigrés et de leurs descendants. Selon eux, celaest lié à leur abandon des perspectives révolutionnaires anti-capitalistes et aufondement même de la lutte des classes : la remise en cause des rapports declasse et de race appelle celle du système capitaliste dans son ensemble ; aucontraire, dans la lutte réformiste et interne au capitalisme pour améliorer lesconditions de vie des travailleurs, à travers le droit et l’État, on laisse néces-sairement de côté la race comme système. Ce sont toujours les travailleursblancs qui profiteront le plus de ces améliorations : on déplace le curseur sansremettre en cause les rapports de race parmi les exploités. À partir de cetteanalyse, loin de considérer les luttes des travailleurs immigrés comme secon-daires (comme cela fut le cas aussi des luttes féministes), les coordinateurs del’ouvrage avancent qu’elles pourraient être un facteur de radicalisation du

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5. Spécialistes des politiques urbaines, S. Kipfer prépare un ouvrage avec le géographeK. Goonewardena sur les questions post-coloniales et urbaines à Paris et à Toronto (Colonizationand the city: radical thought, global urbanism, and post-colonial situations).6. L. Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, état. une sociologie comparée de lamarginalité sociale, Paris, La Découverte, 2006, 332 p.

Compte rendu thématique 255

mouvement social. L’approche proposée ici permet de renouveler les analysesmatérialistes des rapports de domination, y compris les rapports de classe.

lA RACIAlIsAtIOn De l’espACe uRbAIn

Dans le chapitre « Ghetto or not ghetto, telle n’est pas la seule question.Quelques remarques sur la “race”, l’espace et l’État à Paris », le politiste canadienStefan Kipfer 5 propose des pistes stimulantes pour penser la racialisation del’espace urbain. S’il critique avec Loïc Wacquant 6 les comparaisons croiséesentre ghetto américain et banlieue française, il lui reproche de ne pas prendreen compte les « sources endogènes du racisme dans l’urbanisme français »(Kipfer dans Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem, 2012, p. 127).

En s’appuyant sur les travaux de Franz Fanon, il montre que le racisme estétroitement lié à des formes spatiales qui ne se limitent pas à la ségrégation.Cette dimension spatiale du racisme mérite d’être pleinement prise en compte :elle implique qu’il ne peut y avoir de remise en cause du racisme (ou de lutteantiraciste) sans remise en cause de ses inscriptions spatiales. Et on voit bienque cela va au-delà de prescriptions morales sur le vivre ensemble. Fanon avaitmis en évidence le caractère à la fois transnational et localement différencié duracisme à l’époque coloniale, et comment il se reconfigure pendant la décolo-nisation : le racisme est, selon ses mots, une « modalité de hiérarchisation systé-matisée » (Fanon cité par Kipfer dans Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem, 2012, p. 130).

Stefan Kipfer critique l’analyse de Wacquant en lui reprochant une concep-tion de l’État néowéberienne (comme celle de Bourdieu) représentant une sortede force extérieure qui détient le monopole de la violence légitime. Aucontraire, Fanon comme Lefebvre ont une conception plus riche de l’État, dansdes termes historico-matérialistes : l’État est certes une cause de production del’espace, mais il est aussi le « produit de processus historiques, qui sontparfois de nature transnationale. C’est clairement le cas en France, où les liensentre le racisme (néo)colonial, la formation de l’État et la politique de classeexistent, comme autant de niveaux articulés dans l’espace » (Kipfer dansBoggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem, 2012, p. 128). Ce que cherche àmontrer l’auteur est résumé ainsi : « Finalement, la politique urbaine contem-poraine, fondée sur la localisation et visant la mixité, nous montre commentla dé-ségrégation (mélange social, dispersion spatiale) est devenue une stratégiespatiale clé de domination politique » (ibid.).

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7. Il a collaboré à un ouvrage important sur les travaux d’Henri Lefebvre : K. Goonewardena,S. Kipfer, R. Milgrom, Ch. Schmid (sous la dir. de), Space, difference, everyday life: readingHenri Lefebvre, New York, Milton Park, Routledge, 2008, 334 p.8. Voir notamment le compte rendu de lecture de l’ouvrage de S. Graham, Ville sous contrôle.La militarisation de l’espace urbain, La Découverte, 2012, 274 p. dans le numéro 152-153(2013/1) de la revue. Mais aussi : M. Rigouste, La domination policière. une violence indus-trielle, La Fabrique, 2012, 260 p.

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Il s’appuie pour cela sur les travaux d’Henri Lefebvre7 qui analyse laproduction de l’espace à l’aune de la colonisation, et ce à différentes échelles :« Lefebvre postule en fait la comparabilité de l’organisation spatiale des(néo)colonies avec l’organisation territoriale des “colonies” intérieures (régionspériphériques, cellules familiales patriarcales, districts de travailleurs immigrés)du cœur métropolitain lui-même. En ce qui concerne la dynamique urbaine-régionale, il souligne que la domination politique peut s’affirmer par unemultitude de stratégies spatiales (comme l’haussmmanisation du 19e siècle oule fonctionnalisme du 20e siècle) » (Kipfer dans Boggio Éwanjé-Épée etMagliani-Belkacem, 2012, p. 135).

Revenant sur l’histoire de la « politique de la ville » en France, l’auteurfait le lien avec les mouvements antiracistes émanant des banlieues qui se sontstructurés à la même époque (Marche pour l’égalité et contre le racisme en1983, en partie récupérée par la suite par le pouvoir socialiste à travers lacréation de SOS Racisme). À travers les politiques d’attribution des logementssociaux se fait jour le présupposé, non dit mais partagé à droite comme àgauche, du seuil de tolérance (de migrants dans un espace donné). Dans lesmunicipalités communistes, cela traduit la difficulté de la gauche à considérerles migrants comme sa base sociale (et cela montre bien l’enjeu du vote desétrangers non européens aux élections locales). En reliant les politiques migra-toires restrictives, la diabolisation de l’islam et les politiques sécuritaires,menées tant par la droite que par la gauche au pouvoir, Stefan Kipfer parle de« contre-révolution coloniale », qui se traduit localement par la rénovationurbaine. Celle-ci n’a pas abouti à l’objectif affiché de dé-ségrégation, maisplutôt à une re-ségrégation et à une accentuation du contrôle néo-colonial surles quartiers populaires immigrés par l’urbanisme sécuritaire. Cette militari-sation des banlieues populaires passe autant par le dynamitage des toursévoquant aux anciens migrants des relents de guerre coloniale que par les planscontre-insurrectionnels développés par la police et l’armée8. En déplaçant eten séparant les habitants des quartiers populaires immigrés visés par la rénova-tion urbaine, cette politique a surtout pour effet de les désorganiser et d’éviterqu’ils deviennent des bastions de la lutte antiraciste (et donc, on l’aura compris,anticapitaliste).

Anne Clerval

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