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IL N'Y A PAS D'INDOCHINE

D U M Ê M E A U T E U R

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Le style Cinquième

Confitures de crimes

Traduction Oscar Wilde, Aristote à l'heure du thé

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

Remy de Gourmont, Cher Vieux Daim ! Le Rocher

Le chauffeur est toujours seul, La Différence

Charles Dantzig

IL N'Y A PAS

D ' I N D O C H I N E

LES BELLES LETTRES

1995

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© 1995, Société d'édition Les Belles Lettres, 95, bd Raspail, 75006 Paris.

ISBN : 2-251-44042-9

S O C I É T É D ' É D I T I O N L E S B E L L E S L E T T R E S

E X T R A I T D U C A T A L O G U E

Collection HISTOIRE (28 titres)

ALAIN BOUREAU. L'événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Age. 302 p. 140 F CHRISTOPHER R. BROWNING. Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. 320 p. + ill. 130 F MOSES I. FINLEY. On a perdu la guerre de Troie. Propos et polémiques sur l'Antiquité. 240 p. 155 F PIERRE GRIMAL. Les erreurs de la liberté. 200 p. 95 F MOGENS H. HANSEN. La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène. 494 p. 250 F RÉGIS F. MARTIN. Les douze Césars. Du mythe à la réalité. 442 p. 140 F ARNALDO MOMIGLIANO. Les fondations du savoir historique. 198 p. 125 F CLAUDE SINGER. Vichy, l'Université et les juifs. Les silences et la mémoire. 438 p. + ill. 160 F

Collection LA ROUE A LIVRES (24 titres)

CICÉRON. De la divination. 252 p. 130 F CTÉSIAS. Histoires de l'Orient. 220 p. 115 F GEOFFROY DE MONMOUTH. Histoire des Rois de Bretagne. 352 p. 140 F JEAN DE MANDEVILLE. Voyage autour de la Terre. 330 p. 135F PROCOPE. Histoire secrète. 256 p. 125 F

Collection VÉRITÉ DES MYTHES ( 8 titres)

WALTER BURKERT. Les cultes à mystères dans l'Antiquité. 162 p. 110 F PIERRE LÉVÊQUE. Colère, sexe, rire. Le Japon des mythes anciens. 200 p. + ill. 85 F

Collection RE ALI A (16 titres)

GUY ACHARD. La communication à Rome. 298 p. 130 F MARIE-FRANÇOISE BASLEZ. L'étranger dans la Grèce antique. 364 p. + ill. 150 F ALAIN MALISSARD. Les Romains et l'eau. 342 p. 135 F JEAN-NOËL ROBERT. Les plaisirs à Rome. 236 p. + ill.. 120 F VIOLAINE VANOYEKE. La prostitution en Grèce et à Rome. 176 p. 85 F JACQUES ANDRÉ, Être médecin à Rome. 184 p. + ill. 105 F

Collection CONFLUENTS PSYCHANALYTIQUES (16 titres)

MARIE-FRANCE CASTARÈDE. La voix et ses sortilèges. 280 p. 130 F ANDRÉ GREEN. La déliaison. Psychanalyse, anthropologie et littérature. 388 p. 180 F LÉON GRINBERG. Culpabilité et dépression.. 410 p. 230 F

Collection ICONOCLASTES (23 titres)

GUY BARET. Eloge de l'hétéroséxualité. 138 p. 59 F. FRANÇOIS CROUZET. Contre René Char. 256 p. 79 F PHILIPPE MURA Y. L'Empire du Bien. 215 p. 63 F LYSANDER SPOONER. Les vices ne sont pas des crimes. Avec une bio- bibliographie de l'auteur. 109 p. 59 F RABELAIS. Le françois sans larmes. 162 p. 49 F OSCAR WILDE. La jeunesse est un art. 171 p. 79 F

Collection LE CORPS ÉLOQUENT ( 7 titres)

CAMILLO BALDI. La lettre déchiffrée. 172 p. 85 F CARLO EMILIO GADDA. L'art d'écrire pour la radio. 128 p. 85 F VICTOR HUGO. Le promontoire du songe. 194 p. 90 F PHILIP SIDNEY. Eloge de la poésie. 144 p. 75 F

Collection ARCHITECTURE DU VERBE (2 titres)

JACQUES ROUBAUD. La fleur inverse. L 'ar t des troubadours. 356 p. 150 F

Collection SCIENCE ET HUMANISME (5 titres)

GALILÉE. Le messager céleste. 220 p. 230 F JEAN KEPLER. Le Secret du monde. 398 p. 235 F

Collection THÉÂTRE ANGLAIS DE LA RENAISSANCE (7 titres)

CHRISTOPHER MARLOWE. La tragique histoire du Docteur Faust. 172 p. 75 F GEORGE PEELE. Le conte pour la veillée. 148 p. 115 F JOHN WEBSTER. La Duchesse d'Amalfi. 254 p. 135 F

Œuvres Complètes de SHAKESPEARE. (38 titres)

Texte et traduction. 75 F. le volume

Collection LAISSEZ FAIRE (8 titres)

DAVID FRIEDMAN. Vers une société sans État. 398 p. 165 F FRANÇOIS LEFORT. La France et son droit. 228 p. 130 F MURRAY ROTHBARD. L'éthique de la liberté. 454 p. 170 F

Collection L'ÂNE D'OR (4 titres)

E U G E N I O GARIN. Le zodiaque de la vie. Polémiques antiastrologiques à la Renaissance. 174 p. 85 F

Collection AUX SOURCES DE LA TRADITION (6 titres)

H E R M È S T R I S M É G I S T E . La Table d ' É m e r a u d e et sa

tradition alchimique. 166 p. 105 F JAMBLIQUE. Les mystères d'Égypte. 268 p. 135 F PTOLÉMÉE. Manuel d'astrologie. La Tétrabible. 277 p. 130F

Collection LE CORPS FABULEUX (2 titres)

VIVANT DENON. Point de lendemain. 136 p. 75 F LEON BATTISTA ALBERTI. Momus ou le prince. 250 p. 135 F

Collection LES CLASSIQUES DE L 'HISTOIRE DE FRANCE AU MOYEN AGE (35 titres)

EGINHARD. La vie de Charlemagne. 152 p. 90 F BERNARD GUI. Manuel de l 'inquisiteur. Tome I. 266 p. 100 F. Tome II. 170 p. 100 F. PHILIPPE DE COMMYNES. Mémoires. Tome I. 258 p. 100 F. Tome II. 352 p. 100 F. Tome III. 444 p. 100 F

ROMANS, ESSAIS, POÉSIE

LES POÈMES D'AMOUR LES PLUS TENDRES. Choisis et

présentés par Francis Lalanne. 288 p. Relié pleine toile. 129 F

GILBERT COLLARD. Le désordre judiciaire. 222 p. 89 F

WALTER BLOCK. Défendre les indéfendables. 288 p. 130 F

GUY DEBORD. Mémoires. Edition numérotée. 68 p. + ill. 255 F.

JANET FRAME. Un ange à ma table, I.. 228 p. 125 F

IGGY POP. I need more. Les Stooges et autres histoires de

ma vie. 144 p. + ill. 135 F

FRANCIS LALANNE. Les carnets de Lucifer. 265 p. 120 F

ANNIE LE BRUN. De l ' inanité de la l i t térature. 336 p + ill. 155 F

PHILIPPE LÉOTARD. Pas un j o u r sans une ligne. 276 p. 79 F

JEAN-PIERRE NÉRAUDAU. Le mystère du j a r d i n romain. 260 p. 95 F

GÉRARD MANSET. Wisut Kasat. Récits en noir et blanc. 152

p. + ill. 139 F DANIEL SHABETAÏ MILO. Clefs. 202 p. 115 F

JEAN-JACQUES PAUVERT. Nouveaux (et moins nouveaux) visages de la censure. 270 p. 105 F ROBERT LOUIS STEVENSON. Veillés d'Océanie. 190 p. 75 F

ALEXANDRE VIALATTE. Salomé. Roman. 253 p. 120 F DOCUMENTS

JEAN BOTTÉRO. Babylone et la Bible. Entretiens avec Hélène Monsacré. 320 p. 125 F JEAN-PIERRE BRULÉ. L'informatique malade de l'État. 384 p. 135 F

Œuvres de GIORDANO BRUNO

Tome I : Le Chandelier. 512 p. 215 F. Tome VI : La cabale du cheval pégaséen. 288 p. 175 F

COLLECTION DES UNIVERSITÉS DE FRANCE (682 titres)

ARISTOTE. Problèmes. Tome III, sections XXVIII- XXXVIII. 328 p. 330 F DION CASSIUS. Histoire romaine, livres 48 et 49. 480 p. + 3 planches en coul. 360 F ESOPE. Fables. 162 p. 170 F FIRMICUS MATERNUS. Mathésis, Tome II, livres III-V. 558 p. 340 F. NONNOS DE PANOPOLIS. Dionysiaques. Tome VIII, chants XX-XXIV. 408 p. 305 F. OVIDE. L'art d'aimer. 96 p. 135 F PÉTRONE. Le Satiricon. 218 p. 215 F TITE-LIVE. Histoire romaine, Tome XIX, livre XXIX. 400 p. 285 F. SORANOS D'ÉPHÈSE. Maladie des femmes, Tome III, livre III. 224 p. 245 F. STACE. Thébaïde, Tome III, livres IX-XII. 368 p. 265 F.

Éditions SORTILÈGES ( 12 titres)

PIERRE LOUŸS. L'Œuvre érotique. Présenté et préfacé par Jean-Paul Goujon. 1120 p. relié toile. 295 F LAURENCE PYTHOUD. Homme marié, je vous aime. 132 p. 79 F Théâtre érotique du XIXe siècle. 632 p. 195 F

EN VENTE EN LIBRAIRIE

Société d'édition Les Belles Lettres

95, boulevard Raspail 75006 PARIS Tél : 45.48.70.55.— Fax. : 45.44.92.88

— Vous connaissez l'Italie ?

— Pas même de nom, répond Guitry.

Jules Renard, Journal.

Un Noir Renaissance

Je quitte Paris par la gare du Nord. Enfant de pro- vince, je ne connaissais comme gares que celles que traversent les trains : la première fois que j'en vis une « terminus », je me crus dans la capitale du monde. Celle-ci est la plus belle de Paris. Son architecte a un nom de Labiche : M. Ignace Hittorf.

J'avais réservé la place 47, ou je me trompe, du train de six heures pour Amsterdam. Tout juste avais-je hissé ma valise sur l'étagère à bagages qu'un type à lunettes d'acier et cheveux en brosse, tête 1950, me demande si sa place, n° 67 sur son billet, est bien la 65 qu'il me montre du doigt. Je désigne la 67, il s'assied à une autre. Bon. Le train part. Je m'installe avec mon attirail de cassettes, de journaux et de livres. Me fait face, de l'autre côté de la travée, un homme sans dents qui grimace de gêne. Il s'adresse en flamand à un couple assis en face de lui, c'est-à-dire dans le même sens que moi. (Ces voitu- res Corail n'allègent pas la description.) En tout une dizaine de personnes. Celles-ci causent, une autre lit, une autre regarde vaguement par la fenêtre. Une heure passe. Un hurlement retentit. L'édenté se

retourne ; ses amis tendent le cou ; j'observe où ils observent : derrière la porte, un grand Noir, un cas- que de baladeur sur la tête, chante en même temps que la musique qu'il écoute. L'édenté pouffe de rire, son couple de vieux amis aussi. Entre le grand Noir. I l p o r t e u n m a i l l o t GÉNÉRATION MITTERRAND.

— AH AH ! Salut ! Il tressaute, il rugit, il rit. Il s'approche des Fla-

mands. Ils sont terrorisés. L'édenté, dont la peur dépasse la honte, sourit largement.

— A H AH !

Il s'assied sur l'accoudoir de l'édenté, qui rentre le cou dans les épaules.

— A H AH !

Paralysie flamande. — AH AH ! Vous allez à Bruxelles ! Je suis contre

l'apartheid. AH AH ! MOI JE SUIS NÈGRE. (Rire énorme.) Nègre, jaune, rouge, on s'en fout, non ? (A l'édenté, qui forme un sourire en haricot.) A Paris j'ai des amis nègres, arabes, on danse toute la nuit, taga, t a g a , h m m , h m m ! A PARIS TOUT LE MONDE EST FOU.

(Les trois Flamands approuvent avec ardeur.) Moi j'écoute de la musique. Pas Michael Jackson, ce faux n è g r e , s a l a u d ! MOI JE SUIS TRÈS DUR. JE SUIS TRÈS DUR

MOI. J'ai beaucoup d'amis. J'en ai... deux cents. Non : cinq cents ! Moi j'ai surveillé un bureau de vote. Lui ( g r a n d c o u p s u r l a p o i t r i n e . GENERATION MITTER-

RAND) , l u i M i t t e r r a n d c ' e s t m o n a m o u r ; C'EST M O N

AMOUR MITTERRAND ! Je vais boire. Il quitte le compartiment : les Flamands s'esclaf-

fent. Il revient en s'essuyant la bouche : les Fla- mands se figent. Ils sourient, les flatteurs ! Les ignorant, il continue, passe à côté de moi, s'arrête près de l'inquiet de la 67.

— AH AH MON AMI ! Tout va bien mon ami ? Tu es heureux. C'est bien que tu sois heureux, etc.

Je reprends la lecture de New-York tic tac, de O. Henry. Après lui, à Amsterdam, j'ai lu les contes sur Broadway de Damon Runyon, un peu trop pitto- resque, procédé « je décris un village », charmant procédé cependant qui nous fait mieux sentir ce qu'était New-York en 1920 que ces romans sociolo- giques qui ressemblent à des classeurs d'échantillons de moquette, une page sur les Riches, une page sur les Pauvres, une page sur les Noirs, une page sur les Juifs, une page sur les Italiens. Dans Runyon les narrateurs sont timorés. Secret professionnel : un narrateur ne doit pas être l'auteur lui-même, parce que l'auteur sait tout d'avance ; il s'ensuit un ton de supériorité et un manque de surprise.

Les trois Flamands descendent à Bruxelles-Nord. Aussitôt le grand Noir se fait ami avec deux Hollan- dais.

— Vous Hollandais ? AH AH ! Dimanche, la Hol- lande sera championne d'Europe ! Moi j'aime beau- coup les Hollandais ! Minuit ! A minuit à A m s t e r d a m ! LA HOLLANDE SERA C H A M P I O N N E DU

MONDE !

Il portait son casque autour du cou, et, comme il avait laissé son baladeur branché, une sorte de crisse- ment accompagnait ses paroles. Il s'adresse ensuite à un Tunisien, à une jeune fille, à l'inquiet de la 67. Celui-ci ne sait pas où loger dans Amsterdam, ni où habite sa femme.

— Tu ne sais pas où elle habite ? AH AH mon ami pourquoi ?

— Pas vu — ma fille — depuis cinq — ans elle — a dix — ans — si vous croyez que — c'est facile

après — cinq ans d'hôpital psychiatrique — H.P. comme ils disent.

— AH AH, tu sors de chez les fous, et ta femme refuse de te voir !

Il est Renaissance, mon Noir. Je le verrais bien en culotte bouffante de soie violette, perles aux oreilles, prêt à sortir le poignard pour assassiner un ennemi de son maître.

Je m'efforce de prononcer à la façon de l'hôtelier que j'ai eu au téléphone. Rrrégoulirrrsgrrrarht. Malgré quoi je dois montrer au chauffeur de taxi le bout de papier où j'ai noté l'adresse. Il doit venir de la campagne, ce plouc ! Nous parcourons, me sem- ble-t-il, des kilomètres : j'ai refait le trajet à pied en vingt minutes. Ma chambre me plaît beaucoup : elle est grande, dispose d'une table ronde et d'un fauteuil en osier, donne sur une petite cour plantée de ver- dure. Je branche la radio : y a-t-il un poste français, ici ? L'écran à l'ancienne porte des noms de villes ; vers Bordeaux je trouve la B.B.C. On s'y entretient, sans que j'y prenne garde, d'un livre ayant pour titre The lover. Tiens, du tue-mouches ! Il ne fait pour- tant pas si chaud... Les canaux, peut-être ? L'un des commentateurs s'extasie. Il lit un extrait en étirant les voyelles. Conclusion : « The lover, by Margue- rite Durhâââ. »

Que visiterai-je d'abord ? Je suis venu pour le Rijcksmuseum, je commencerai par la ville, de sorte qu'au musée je comprenne ce que les artistes y ont vu et ce qu'elle leur a pris.

Du pont de l'Oude Schaus on voit, à droite du

canal, une maison d'éclusier, à gauche, de grands arbres, et plus loin la tour Montalban. Je présume que les cartes postales effacent, encore plus lointai- nes, les grues du port. Il existe à Venise une vue approchante qu'elles ne nous montrent jamais. Si on quitte la ville par le canal de la Giudecca on aperçoit, au fond à gauche, un grand nombre de cheminées d'usine que précède un arc de béton, le tout coiffé de fumées blanches. En les voyant, je pense aux métaphores. La plus convenue serait celle-ci : « une forêt d'usines » ; qui retournée serait un peu plus originale : « Forêt ô cheminées d'usines. » Un peu plus originale, et c'est tout : il ne suffit pas de retourner une platitude pour en faire une beauté. Pourquoi ne nous en parle-t-on jamais, de ces che- minées et de cet arc ? Est-ce parce qu'on ne leur trouve pas d'intérêt ? Je ne pense pas, je ne pense pas. L'époque est plutôt détailleuse. A mon avis, c'est parce qu'ils sont trop proches de Venise, et qu'ils contrarieraient son pittoresque. Ils seraient la vérité. Par pitié, qu'on les considère ; par pitié, ne dédaignez pas Mestre. La vérité de Venise au XX siè- cle, c'est Mestre, la ville industrielle qui la borde. C'est le pont qui la relie au continent, et pas seule- ment les gondoles. C'est les touristes, autres sortes de pigeons. Nous vivons le siècle de Mestre. On pré- fère le sentimentalisme.

J'entre dans la maison de Rembrandt et je l'ima- gine, dépenaillé, ennuyeux, préparant des gravures où il habillait Jésus à la mode XVII Mes professeurs auraient expliqué que cela visait à rapprocher la reli- gion du peuple. Les anges ! Comme si les artistes étaient des pédagogues, comme si le peuple était à

l'époque éloigné de la religion, comme s'il se préoc- cupait de peinture !

Façades lie-de-vin, ou de ce brun qui rougit en vieillissant. A Amsterdam, on comprend Londres. La branche des Orange qui règne ici est plus discrète que celle qui passa en Angleterre : la reine Wilhel- mine a une toute petite statue au coin d'un pont, à cheval, chapeau plat. C'est Guillaumette qui s'en va cueillir des tulipes.

De retour à l'hôtel, Scènes de la vie de Bohème. C'est un plat livre, et ce pauvre Murger, croyant défendre les artistes, en fait un portrait de farceurs paresseux, comme un oncle à calembours qui, à la fin du repas de famille, se moque du neveu peintre. Chaque groupe a sa bêtise : il y a la bêtise des Fran- çais, la bêtise des Hollandais, la bêtise des million- naires, la bêtise des ouvriers, la bêtise des classiques, la bêtise des romantiques. Au reste les romantiques étaient très intelligents. Loin des tulipes aux yeux chavirants que l'on imagine parfois, c'étaient des êtres qui ne transigeaient pas sur l'art. Tels serons- nous.

J'ai un vrai talent pour emporter en voyage des livres qui n'ont rien à voir avec ce que je visite. Je vais en Israël. Sans réfléchir, j'emporte Notre-Dame de Paris : dans Jérusalem ou sur la route du Jourdain, je vole avec Quasimodo, au Moyen Age, sur les toits de la cathédrale. Et je ne crois pas avoir moins vu. Tout ce qui existe ne mérite pas nos regards. Moyennant quoi, je n'avais pas d'intention. Simple- ment de ce hasard, j'ai fait une méthode ; on me verra toujours avec des livres qui n'ont rien à voir, jusqu'au jour où je déciderai du contraire.

Rijcksmuseum. Deux petits chevaux de bronze me rappellent les illustrations d'une Iliade que je lisais enfant. J'étais toqué de ce roman politique. Je vivais en Turquie, avec des Grecs, il y a cinq mille ans. D'ailleurs le passé n'était pas passé. Ces gens-là vivaient encore dans le présent, sous forme d'êtres que nous ne voyions pas : lorsque je visitais Versail- les, je me demandais sous quels buissons se cachaient Louis XIV et les autres rois. Je les espérais dans des recoins. Ils y sont, maintenant je le sais. Il suffit que je les convoque.

Derrière la Ronde de nuit se trouve une salle de tableaux étrangers. Après tant de soupières et de potagers, quel air on respire dans la peinture ita- lienne ! Même dans les tableaux médiocres, et il n'y en a pas ici de merveilleux, c'est le vent du jardin, une femme qui rit, une promenade, un cyprès, des amis qui discutent sur une terrasse. Un crime se pré- pare. Trois mille kilomètres au nord, on fait réchauf- fer le bouillon, et une jeune fille de Vermeer ouvre la fenêtre pour songer à Amalfi.

Par erreur, j'entre dans une salle où se tient un cocktail. Les gens se parlent en souriant ; ils sont habillés comme des informaticiens ; le plus excentri- que est dépeigné. Je les revois à la sortie, ils s'embrassent, ils partent à vélo. Elles sont gentilles, les mondanités hollandaises.

Le lendemain, musée Van Gogh. Partout des Japonais. Je n'en ai pas rencontré un seul en ville : où étaient-ils ? Ils se regroupent devant les peintures de fleurs, qui peuvent passer pour des miniatures en plus grand. Un de leurs milliardaires vient d'acheter les Iris. Nos tableaux dans cent ans

seront-ils suspendus dans des tours de Tokyo, cette ville dépourvue de musées qui installe des galeries aux trentièmes étages de ses supermarchés, traînerons-nous dans le Louvre vide en mâchant des cylindres de poisson cru, rêverons-nous de parti- ciper au voyage organisé Le Japon éternel et la Joconde ? Ils photographient les Van Gogh, leurs appareils font un bruit de moustique. Ils hochent la tête en silence devant les pointillistes et leur esprit de système. Prenez-les, Tokyolais, je ne garde que le Grand nuage de Van Rysselberge. Je n'ai du reste rien contre vous, loin de là je ne trouve pas glorieux les petits sarcasmes d'envie que nous vous cracho- tons au visage, nous les chevaleresques Français, il est vrai que chevaleresque plus personne ne prétend l'être, aussi, imitant ce mal élevé de Diogène je me promènerai bientôt dans Paris en disant : je cherche un Français. (Le moyen de se faire des amis.) Si j'en trouve un, il m'expliquera que si vous nous pillez, c'est que nous nous laissons faire. Que ce qui nous arrive est le plus souvent de notre faute. Approche pour que je t'embrasse, grand bêta !

Je vois le Lautrec que je préfère en ce moment, Poudre de riz. Je l'avais admiré à l'exposition Van Gogh du musée d'Orsay, il y a quelques mois, et il m'avait semblé l'expression parfaite du fatalisme. Cette femme assise à une table ressemble beaucoup à l'âme surprenante qui était ma grand-mère, alors je juge peut-être mal. En sortant, je me demande combien de visiteurs auront vu le ciel vert d'un des Van Gogh, que du reste je trouve faux. Les culturels, je veux dire les gens qui n'ont aucun sentiment de l'art, ne se scandalisent plus en peinture ; ils savent qu'un ciel est parfois vert ; mais comme ils ne sont

pas plus sensibles à l'art que leurs ancêtres les bour- geois, pour eux le scandale est un ciel bleu.

Je traverse un pont bossu. Surgissent en face de moi deux hommes qui poussent un orgue de barba- rie. L'un est grand et maigre, il porte un frac noir et un haut-de-forme ; l'autre est petit et gros, porte un chapeau melon et un gilet serré d'où dépasse une chemise blanche. Nous nous croisons. Je me retourne : au sommet de la bosse, ils interpellent un ami qui passe au loin ; le petit tend un bras, la grand agite son chapeau. J'aurai vu en Hollande une scène de Fellini. En chemin vers la gare, je croise des ban- des de types qui brandissent des fanions et agitent des trompettes en plastique doré. La Hollande a sans doute gagné le championnat, AH AH !

Le crâne de Bourguiba enfant

Monastir. Bourguiba né ici. Belle maison. Confis- quée. Une fois renversé, expédié dans une villa de Carthage où il reste six ou sept mois. A présent en résidence surveillée à Monastir, surveillée je le parie- rais par une espèce de Hudson Lowe. Le destin des hommes autoritaires est de finir persécutés par des pions. C'est qu'ils ont été de Grands Pions. Leur destin est cela ; leur drame est la famille. Napoléon regrettait assez d'avoir la sienne. D'où le mariage autrichien. Epouser la plus haute fille du monde, comme dit Léon Bloy, c'était montrer son mépris à ce monde, le très grand monde, puis épater le monde, l'univers, mais surtout sortir du genre corse. L'idéologie et le snobisme corses du sang devaient l'irriter, et Joséphine, fille d'île donc de famille, ne l'en avait pas séparé, si frivole était-elle. Il se remarie avec une fille pâle, et peu loquace, une sotte bornée, une gretchen de luxe*. Bourguiba et sa famille. Son

* La grandeur pour Marie-Louise aurait été de devenir folle. Archi-française. De résister à son père après la chute de Napo- léon, de réclamer la régence, d'élever son fils dans l'esprit de se venger contre l'Autriche. Elle reste esclave de sa famille. Napo- léon vit trop tard que le sang de chou des Habsbourg n'était pas

fils noceur, sa femme la grosse Ouassila régulière- ment répudiée, qui allait faire des retraites à Paris, les petites trahisons par jalousie de tel ou tel autre, Bourguiba se mettant en colère, etc. A-t-il une fille ? Les filles d'hommes autoritaires sont souvent très belles. La fille de Churchill, avec sa beauté Vanessa Redgrave, on peut la voir jouer la comédie dans Mariage royal, de Stanley Donen. Une petite-fille ? Celle de Franco, mariée à l'Alphonse duc d'Anjou prétendant à la royauté en France, depuis tué au ski dans le Colorado, encore plus belle, d'une beauté bouclée. Ah, l'injustice. Franco, qui avait la tête du M. Brun de Pagnol, les M. Brun au pouvoir devien- nent féroces, c'est fatal, avait de beaux enfants ! Sa petite-fille n'était paraît-il pas contente du mariage. Sarah Churchill devient alcoolique. Un homme autoritaire ne devrait pas avoir de famille, ou devrait suivre la politique de Pierre le Grand : il tue son fils aîné, imbécile qui fréquentait les popes. Je ne connais pas plus grand exemple de désintéressement.

Autre aspect Napoléon de Bourguiba : pour « lutter contre le sous-développement » (drame

moins liant que le sang de sanglier des Corses Bonaparte. Cette femme est la petite tache sur la robe des reines de France, et j'imagine qu'Eugénie, femme d'un Bonaparte, qui se débattit en 70, ne pensait à elle qu'avec honte. Eugénie se prenait pour Marie-Antoinette, qui fut bien légère, il est vrai qu'elle était gretchen d'Autriche, elle aussi, comme sa petite-nièce Marie- Louise, dire qu'elles descendent de l'énergique Marie-Thérèse, que cette malheureuse se retrouva Sissi parmi cette meute d'hyè- nes distinguées que sont les courtisans, et elle se tint très bien sur la fin. L'idée des uns est : elle s'est rattrapée. L'idée des autres, je la fais mienne, est : il n'aurait plus manqué que cela. Quand on a la chance d'avoir l'adversité pour soi, on ne la gâte pas.

secondaire des hommes autoritaires : ils sont prison- niers des Phrases), il interdit la pratique du ramadan, sous le prétexte qu'en cas de guerre, le Coran le per- met. Scandale dans l'islam. Fierté des Tunisiens, et leur mépris pour les soi-disant purs de l'islam, les Arabes (séoudiens), qu'ils surnomment « les pin- gouins ». Un homme autoritaire ne s'embarrasse pas des rites. Il les fait plier. S'il perd, il perd tout, s'il gagne, on oublie les anciens rites et les nouveaux passent pour antiques et éternels. Leurs électeurs restent ahuris dans la salle d'embarquement.

En route pour Kairouan, un natif de Carthage m'explique que le village que nous longeons est un village de bandits d'honneur. Bourguiba les favorisa parce que, pendant la guerre d'indépendance, ils firent le coup de feu pour lui ; on s'en méfie encore. Napoléon, lui, eut l'intelligence de ne pas favoriser les Corses. D'ailleurs il ne leur devait rien. Un grand homme ne se laisse pas ficeler par la reconnaissance, parce que la plupart du temps il n'y a pas lieu d'être reconnaissant : incapable de se rendre compte que n'importe quel autre astucieux aurait pu le rempla- cer, un homme qui vous a aidé au moment du coup d'Etat croit que le coup d'Etat ne se serait pas fait sans lui et réclame des dûs. Les domestiques suresti- ment toujours leur utilité. Les électeurs restent encore dans la salle d'embarquement, scandalisés par tant d'ingratitude. Les premiers opposants du grand homme sont ses premiers partisans. C'est même à cela qu'il se reconnaît. Le grand homme peut être un voyou qui a pris le pouvoir puis constaté, au contraire de ses partisans dont le pouvoir était le seul but, qu'il existait quelque chose au-delà, je ne sais pas, moi, la Tunisie, la France. Ses partisans lui

en veulent : ils ne supposent pas qu'un homme puisse changer, encore moins changer en mieux. A quoi reconnaît-on une âme vulgaire ? Elle ne conçoit que des motifs d'intérêt.

Près des remparts de Monastir, statue en pied du petit Habib. Il est doré, il porte un livre en main, il a un crâne énorme. Enfant, il était déjà un génie. Les hommes autoritaires veulent toujours prouver qu'ils ne sont pas des parvenus. C'est le moment où ils deviennent fous. Et ridicules, car c'est aussi celui où ils instituent de nouveaux rites. Or l'homme n'estime les rites qu'usés. Il fallut toute la puissance de Napoléon pour qu'on n'osât pas trop dire que ses généraux à grosses cuisses et gros cous étaient grotesques, habillés en lustres. La gloire des parve- nus à l'Autorité est précisément qu'ils sont des par- venus ; des parvenus à tout. Lorsqu'ils réussissent, le ridicule disparaît. La victoire fait tout passer. Comme d'autre part rien n'est plus impitoyable qu'un rite contrarié, ils sont forcés de devenir fous. Il était impossible que Napoléon n'instituât pas une nouvelle noblesse, que César ne pensât pas devenir roi. Intelligents comme ils l'étaient, vous pensez bien qu'ils méprisaient ces joujoux, mais ils en connaissaient le sérieux. Comme il est dit dans je ne sais plus quel livre : il faut faire semblant de croire aux symboles, sinon ils vous tuent.

Quant aux simples parvenus « sociaux », ils ont des qualités que les non-parvenus, autrement dit les parvenus depuis plus longtemps, n'ont pas. L'énergie la première. Ils ont mauvais goût, mais ils osent. Ils osent, et ils font peur. Ils font peur, et leur mauvais goût devient le bon. Les fils de famille délicats les persiflent, mais n'osent rien d'autre.

Les révoltes ne sont jamais de reniement, mais d'impatience. Fermez le code.

VII

Je commence par le Septième, où j'habite. Il existe quatre Septième : le faubourg, le Gros-Caillou, le Champ-de-Mars et le reste. Le reste, ce sont ces ave- nues blanches bordées de lycées d'où l'on ne voit jamais sortir d'enfants criards, et qui s'enfuient gla- ciales vers Montparnasse.

Le faubourg Saint-Germain : Balzac. Je marche rue de Varenne, et la duchesse de Maufrigneuse sort de son hôtel pour entrer dans une voiture à deux che- vaux. Mais non, c'est un ministre, qui court prendre un avion au Bourget pour inaugurer un ours dans les montagnes. Les rues parallèles à la Seine, Grenelle, Université, Saint-Dominique, ont une douceur ca- bossée. Elles font semblant d'être droites et, tout d'un coup, non, au contraire, calmement, plient le bras pour former un angle obtus. Elles ne sont pas les mêmes selon qu'on les monte ou qu'on les des- cend : dans la direction des Invalides, vous les trou- verez gaies, presque bondissantes ; dans l'autre sens, caverneuses. Rues étroites, d'ailleurs, napolitaines sans les draps, qui nous montrent les changements de l'élégance. Rues de ce Septième, vous constituâtes le maximum du chic de 1815 à 1850. Avec le Second Empire le vaste arrive, et il faut vivre sur les larges avenues de l'actuel Seizième. Larges, et américaines. Sauf erreur, Napoléon III fit percer l'avenue de l'Impératrice (Foch) convaincu par je ne sais quel Thomas Paine qui lui avait fait l'apologie de la ville

de Washington. Je recommande la rue de Grenelle dans le sens Invalides-Raspail, à la fin des matins d'été moitié soleil moitié pluie.

Gros-Caillou : Septième fauché. Le rue Cler en est la nourrice, cette rue de marché où l'on entend les dernières bonnes espagnoles et où de plus que vieil- les locataires « loi de 48 » achètent un demi-poireau en protestant où va la France si par hasard vous les prenez en flagrant délit de resquillage dans la queue. Les commerçants y sont mal élevés (genre parisien), à l'exception de la poissonnerie aux deux sœurs jumelles blondes et maquillées, car les poissonniè- res sont les plus coquettes des marchandes, pour contredire leur métier, sans doute, et du traiteur ita- lien Davoli, dont la boutique a perdu de son roma- nesque mille et une nuits charcutières depuis qu'on a remplacé le plafond à papier aluminium cabossé par des carreaux de miroir moiré.

Le Champ-de-Mars. Pour le bicentenaire de la révolution fut érigé un monument moitié franc- maçon moitié bande dessinée, sorte de pyramide ptolémaïque au parvis peuplé de statues romaines et de brûloirs à tortues, que malgré cette prétention au mystère je ne trouve pas mal. Au coin des avenues Elysée-Reclus et Emile-Pouvillon, noms qui disent mieux le quartier que n'importe quelle description, il me semble, l'hôtel de Lucien puis Sacha Guitry a été remplacé par une sorte de Caisse primaire d'assu- rance-maladie du Quinzième, en plus luxe : il y a une pyramidette dans l'entrée. Pour s'en vanter, les architectes ont placé contre la grille un buste de Lucien et une plaque à Lucien et Sacha. Sacha avait raison : préparons à la France un passé magnifique, dit-il quelque part. Je m'y emploie, je m'y emploie.

VIII

L'arrondissement le plus vulgaire de Paris, titre que le Seizième lui dispute mais perd. Un natif de banlieue m'a dit : c'est la gare de R.E.R. à l'Etoile qui a pourri les Champs-Elysées. De là m'ont sauté aux yeux les guerres de snobisme qui existent entre banlieues, comme il en existait chez les domestiques. Le valet de chambre du duc de Gramont dédaigne la cuisinière, et méprise le maître d'hôtel du baron de Rothschild ; Nanterre hait Les Lilas, tel quartier des Lilas tel autre. La vie est variée, tant mieux.

Je ne crois pas au R.E.R. vulgarisateur des Champs-Elysées : le peuple n'est pas vulgaire. Le peuple est ce qu'il est, comme la nature, ni bon ni méchant, ni beau ni laid, sans intentions en un mot ; c'est un meuble. La vulgarité est venue des entrepri- ses qui ont établi leurs sièges sociaux sur les Champs-Elysées pour s'imprimer du papier à lettre de prestige. Sièges sociaux, plus de société. Je me permets de rappeler que quand on me dit prestige je pense saucisson.

Voici qu'on achève, Parisiens, la réfection de ces Champs ; pavage en pierre grise. Ainsi Paris quand on lui refait une beauté on la lui refait en pierre. Parvis du Panthéon, celui de l'église polonaise rue du faubourg Saint-Honoré, coin des rues de l'Ouest et du Château devant les immeubles Bofill, terre- plein du boulevard Richard-Lenoir, place du Conseil-d'Etat : pierre, pierre, pierre ! Le moins d'arbres possible, le moins de verdure, et pas un banc. Serait-il si infamant d'offrir de l'agréable aux passants ?

Les Champs-Elysées perfectionneront leur plati-

tude lorsque Paris-Match aura déménagé. On privera ce quartier de cinquante journalistes qui déjeunent en compagnie d'actrices au Fouquet's, ils dépériront du côté de La Défense. Exil perpétuel de Paris.

J'ai mon œilliste dans le Huitième. Je dis œilliste parce que c'est un mot moins pédant qu'ophtalmo- logue. Tout le monde s'en fout ? Il a tort. Ce méde- cin, à présent rue des Saussaies, consultait naguère rue de l'Arcade, non loin de la chapelle expiatoire. Dans une ville aussi vieille que Paris, toutes les rues ont leurs couches de curiosités. Par une lecture, une autre, en passant, y faisant attention parce que j'y connaissais quelqu'un, j'ai découvert celles de la rue de l'Arcade. Là, sous le Second Empire, se tenaient les réunions des réactionnaires du Premier, je ne retrouve pas leur nom, quelque chose comme Rata- poils. Là, le bordel de Le Cuziat, où allait Marcel Proust. Là, en 1897, une clinique de stérilisation des femmes si j'ai bien compris, Gourmont n'est pas explicite. (« C'est donc là qu'elles vont, celles qui préfèrent le chloroforme à la vertu. ») En voilà, des connaissances utiles. Je les dépose sur le bord du trottoir pour un chercheur, qui en tirera une socio- économie bien intéressante.

De la rue des Saussaies, par telle et telle rue, je vais avenue Gabriel. Avenue Gabriel, j'entre dans l'Espace Cardin. Cet endroit qui eut sa mode est maintenant un mannequin de 1970 qui se détériore. Ses semelles compensées s'effritent comme du liège, ses breloques en fer de Paco Rabanne rouillent, il manque une branche à ses lunettes en plastique blanc. L'agréable est de déjeuner dans le jardin. On

recule sa chaise, bruit de pas sur le gravier, oh bon- jour, bonjour, on se sert au buffet, qui est bien banal, on revient à sa table, tu n'as pas pris de poivrons ? C'est le restaurant universitaire des comédiens de navets qui vieillissent, Galabru, Descrières, Ceccaldi. Comme comédien de navet qui vieillit, presque en face, voyez l'Elysée. Ne voulant pas que l'on oppose rien de politique à ce livre, je m'arrête, et m'en vais.

Parc Monceau, le quartier protestant, si l'on peut dire que les quartiers gardent autant de personnalité qu'ils en eurent, la Madeleine, Saint-Lazare, je passe. L'Alma itou.

IX

Rue Sainte-Anne, rue de Gramont, rue Laffitte, rue Notre-Dame-de-Lorette, rue des Martyrs, combien de fois ai-je pris ces rues pour grimper à Montmartre ! (Ces phrases ont l'air d'avoir été écri- tes pour me faire avoir un prix du Vieux-Paris. Il faudra que j'ajoute des boîtes de nuit, mon Dieu.) Cela constitue ce que l'on appelle un trajet de taxi et que les taxis ne suivent jamais. Vers 1985, les chauf- feurs de taxi asiatiques débutaient leur carrière à Paris : il fallait leur expliquer où était l'arc de triom- phe. C'était le nôtre. Ces aventures distrayantes n'arrivent plus, ils ont appris la ville, et eux aussi doivent savoir demander cinq cents francs aux Japo- nais qui sortent du Moulin Rouge pour les amener au Georges-V, avec un regard coulé derrière leur hanche au cas où rôderait un agent de la brigade qui les surveille.

L'arrivée sur Notre-Dame-de-Lorette, la nuit, en voiture, au bout du tuyau Laffitte, toujours une surprise. Ensuite les rues montent. Eglises que l'on contourne. La place Saint-Georges, où Thiers qui me fait grincer des dents habitait, a une curieuse maison dans le vilain goût arts déco, telle cette autre, une villa rue Victor-Massé, au bout de la rue Henri- Monnier, avec son entrée-verrière en couleurs. Neu- vième, arrondissement montant.

X

Pour moi le Dixième est un arrondissement d'hôpitaux. L'hôpital Saint-Louis, Henri IV pour le style, si beau, si endormi, si démoralisant. J'ai l'impression que ces vieillards blancs et courbés qui marchent dans la cour en traînant des pantoufles vont me prendre la main et me congeler d'un seul coup. Lariboisière, j'y passai une nuit aux urgences. Nous descendions vers le Harry's Bar, quand une voiture arrivant sur ma file s'emboutit dans la mienne. Pour deux consultations et trois ou quatre points de suture, une nuit entière. C'est qu'il fallait laisser passer les défénestrés, les delirium tremens, les plus gros accidentés et pire. Une vieille femme de quatre-vingt-dix ans, buste soulevé, tête en arrière, bouche pendante, yeux grands ouverts, attend sur un haut lit à roulettes. Que faire ? Elle attendra encore. Et les infirmières poussent le chariot d'un jeune homme vers le bloc. Ah ! je dirais que nous allons vers un Moyen Age avec des navettes spatia- les. Nous débordons de scanners, et nous manquons de médecins pour soigner une appendicite dont on

crève. Notre présent est l'avenir tel que l'imaginent les films, Total Recall par exemple, et toutes les œuvres d'anticipation : croyant décrire 2300, ils montrent 1993, c'est-à-dire le présent avec des jou- joux un peu plus perfectionnés. Ce que sera 2300 ? il suffit de mettre ces objets en panne. Car le futur, le futur je vais vous le dire, le futur c'est toujours l'homme, et, avec ou sans navette spatiale, l'homme reste un imitateur qui bricole. L'avenir a toujours été semblable au présent. Lao-Tseu : « Plus il y a d'inventions ingénieuses, moins il y a d'objets sérieux et utiles. » Nous le constatons tous les jours.

Ce Lao-Tseu, j'y pense, me paraît le plus souvent sentencieusement plat, et ce qui me fait rire plus que tout ce sont les hommes de lettres qui vont chercher de la sagesse en Orient. Comme si elle ne se trouvait pas dans Platon ou Guy des Cars. Mais on a l'air plus profond lorsqu'on cite un truisme éloigné.

On cite un écrivain, et on passerait pour son ado- rateur. Je mentionne souvent Barrès. Or Barrès, que je pense avoir été un homme adorable (c'est peut- être ce qui m'influence, on ne devrait pas connaître la vie des artistes), je ne le tiens pas pour un immense écrivain. Ainsi Le jardin de Bérénice est-il idiot, idiotie à mouchoir genre Dernier des Abencéra- ges ou Graziella, quoique Lamartine et Chateau- briand correspondent mal à Barrès, qui était un symboliste. Assez vite symboliste se donnant le fouet, d'ailleurs, tout en gardant des morceaux de symbolisme. Je crois que l'énergie nationale doit se lire : de l'énergie, Maurice ! Corbeau à mèche sur le piton qui se penche en avant sur le gouffre, il se coiffa d'un casque, prit sous l'aile un lebel à baïon- nette. Il ne voulait pas rester un corbeau dédaigneux

de 1890 qui présume de sa supériorité parce qu'il connaît la symbolique des pierres précieuses. Il devint une autre sorte de corbeau. Un hybride. La pourriture, mais le casque. Le dédain, mais le grand dédain. Et cependant : l'ironie, mais funèbre. On le remarque dans Les déracinés, ce roman de journa- liste, volontairement journaliste, contre ses premiers livres vaporeux, où à côté d'un effort vers Stendhal (l'énergie, n'est-ce pas ?), il conserve des verbes réfléchis ; dans ses écrits politiques, autrement dit pratiques, où il ne peut s'empêcher de renifler le charnier, de se saouler de complications, d'inverser les épithètes, de rechercher la vague. Après cela je lui reprocherais moins que d'autres ses chroniques de guerre. Il a fait de la propagande, autrement dit il a menti (dans une très bonne intention), mais enfin il était député, il n'y a pas de quoi feindre l'indigna- tion. Un écrivain devenu député est un écrivain qui s'est en partie renié : il se prive d'écrire comme il pense. Périphrases pour ménager les gens de son parti. L'esprit de parti est la chose la plus méprisable du monde. Qu'il faut être modeste, ou avoir besoin de protection, pour se greffer dans la tête un logiciel de pensée appliquée ! Manquer de fermeté, pour chercher des cannes à ce que l'on pense chez des gens que l'on n'estime pas ! Cher Barrés ! Le plus drôle de tout ce sont les politiciens littéraires qui lui reprochent d'avoir été un politicien politicien. Lui au moins voyait la France, pas une place dans un jury.

J'étais parti pour le Harry's Bar, je suis bien heu- reux de ne pas y être arrivé. J'ai évité l'impertinence de ses garçons. Leur humilité, pourrais-je dire : ces êtres qui se qualifient par leur employeur. Et lors- qu'ils cessent d'être leurs employés, ils ne sont plus

rien. Ils ont perdu leur particule. Roger du Harry's n'est plus. Quant à la mythologie des lieux, je crois que je ne la vois pas. Ce bistrot a eu Hemingway pour client, je devrais le vénérer ? Oh, je suis plus simple : je ne demande qu'à être servi. Et je n'ai jamais compris ce qu'il y a de glorieux à flagorner un garçon de café.

Boulevard de Bonne-Nouvelle, en face de la porte Saint-Denis, qu'on nous la restaure, celle-là, qu'on place un cube en carrelage dessous, un cube en verre dessus, et au sous-sol, un complexe, les boutiquiers qui dénomment les lieux n'en ont pas. Belles rues du Sentier, Aboukir, Beauregard, de la Lune, blanches et grimpant vers le soleil, que je regrette par avance les camions de livreurs qui vous bouchaient, votre piétonnification ! Si je vivais en 1920 et que je fusse dadaïste, j'utiliserais pour un titre l'enseigne de la librairie Baudouin, L'équipement de la pensée.

XI

Trépied Richard-Lenoir, Voltaire, République. Rue du faubourg Saint-Antoine. Au bout, côté Bas- tille, la boutique Roméo. Elle est prodigieuse. Devant la vitrine, j'admire ce mobilier pour parve- nus, ces copies de commodes Louis XIV, mais rehaussées d'ornements, de fauteuils Louis XVI, mais complétés de dorures, ces nègres chandeliers, peints en vif, bref ce grand style en plus riche. Et les éléphants porte-parapluie ! Et les appliques plus que rococo ! L'ancien plus élégant que l'ancien, puisqu'il est neuf ! Parvenus, vous avez de la couleur. Dans vos bibliothèques, vous avez tous les livres reliés cuir

et numérotés de Jean de Bonnot, plus quatre ou cinq best-sellers qui déparent, mais on ne savait pas où les ranger. Le François de Closets ? C'est à mon mari. Il adore lire. Excusez-moi Monsieur, j'enfile mon vison, j'ai rendez-vous pour le thé chez Carette ( X V I e ) . A u r e v o i r M a d a m e , m o i j e v a i s c h e z m o n

a m i A n t h o n i o z . C ' e s t u n d e s m e i l l e u r s p e i n t r e s q u e

j e c o n n a i s s e . J ' a i v u d e l u i u n p a y s a g e e s p a g n o l a v e c

u n e t a c h e é p i n a r d s u r l a c o l l i n e q u i e s t u n r a v i s s e -

m e n t , e t j e n e s u i s p a s p e u c o n t e n t d e p o s s é d e r d e s

c a p u c i n e s q u ' i l a p e i n t e s . E l l e s o n t l ' a i r d ' a v o i r é t é

f a i t e s c o m m e ç a , l ' a i r d e r i e n , n é g l i g e m m e n t . C ' e s t

l e d é b u t d u g r a n d a r t , à m o n s e n s . D ' a i l l e u r s j e v e u x

b i e n p a r i e r . D o n n o n s - n o u s r e n d e z - v o u s d a n s c e n t

a n s p o u r n o u s e n t r e t e n i r d e c e p e i n t r e . J e n e m e

v a n t e r a i p a s , v a ! D i r e q u ' i l v i t d a n s c e s i n i s t r e p a s -

s a g e S a i n t - B e r n a r d , e t q u e d e l ' a u t r e c ô t é d u c e n t r e

s p o r t i f e n f e r e t v e r r e o ù , l a n u i t , d a n s u n é c l a i r a g e

d e c a m p d e c o n c e n t r a t i o n , d e s h o m m e s j o u e n t a u

tennis, là-haut, il y a lui et sa peinture ! Le X I reste encore un peu populaire, et l'on y trouve des arrière- cours hideuses, des murs salpêtrés, des passages douteux qui s'amusent à singer Zola, ainsi que, de temps à autre, au milieu d'une de ses vilaines rues, un bureau de poste neuf, avec quelque partie cylin- drique et rose et un fronton percé d'un trou, on appelle cela post-moderne, je crois, autrement dit néo-vieux. Ce qui me rappelle Mino, peintre elle aussi, à qui par erreur sans doute on commanda un « mur peint ». Elle est infiniment meilleure que la commande ne le suggère ; peintre de croûtes. D'un tableau qu'elle me montrait un jour, je la compli- mentai pour un morceau de jaune aussi beau qu'un dessus de cantal (plus beau, puisqu'il est peint). Elle

peint ses croûtes sans en parler, sans chichis. Les chichis, Mino, ce n'est pas pour toi, n'est-ce pas ? De l'énergie, de l'énergie. On n'a pas de temps à perdre. Il faut produire. Voilà deux peintres qui ne sont pas selon le génie de Bastille, j'y arrive.

XII

Le Douzième, qu'est-ce que c'est ? Les boulevards des maréchaux descendant pareils à de grandes vagues atlantiques, l'opéra. L'opéra, j'en ai parlé autre part. Si l'on veut avoir une idée de son inté- rieur, aller au Gaumont Italie ( X I I I C'est la jolie fourchette plantée sur la place du même nom. Vaste salle lisse. Avant les séances, la maison Gaumont nous offre un spectacle au laser avec une musique sous-son et lumière, et déjà la musique son et lumière n'est pas au-dessus de grand-chose, où des marguerites Gaumont dévalent dans un ciel étoilé, Gaumont ! Gaumont ! Gaumont ! Dieu ne fait pas si bien sa publicité.

Depuis la place de la République, je roule sur le boulevard du Temple, là où le bordent de hauts trot- toirs : un sous-marin. Arrêtons-nous au cirque d'hiver, dans le bureau du patron. Un énorme bébé me reçoit, assis dans une cathèdre, derrière un bureau immense et encore plus gothique que le reste du mobilier. C'est M. Pickwick qui aurait pillé un magasin d'accessoires pour films, un milliardaire américain obèse qui se fait faire une salle à manger copie d'église d'après Victor Hugo, ah noirceurs, gargouillis, désordre de paperasses et d'affiches rou-

lées ! Se promenant dans le cirque désert, on se dit qu'on en tirerait une nouvelle, si le sujet n'était pas plein. Et c'est peut-être ce qui tue les choses : que l'art les ait bourrées de tout ce qu'elles pouvaient contenir.

XIII

Place Jeanne-d'Arc, l'une des plus lugubres de Paris. Rue de Tolbiac commence le quartier chinois, dont l'importance est très exagérée. Du moins est-il chinois sans chinoiseries, cause sans doute du bon accueil de son peuple par les Parisiens : ils sont discrets. Un de mes amis a promis de m'emmener dans un immeuble de Belleville propriété d'un Chi- nois, qui comprend des salles de jeux clandestins, un bordel, et tout un opéra d'Asie braillarde et buveuse de cognac au litre. Ça c'est un sujet de reportage, du Cendrars sans avoir à parcourir des hémisphères ! Il y a aussi, dans le Quinzième, la tour Flatotel, tous les hôtels sont des otels, de nos jours, où logent à l'année les équipages d'El Al. Du temps que la gloire des Arabes pétroliers commençait à diminuer, vers 1989, que les directeurs de palaces osaient refuser ceux qui louaient tout un étage qu'il fallait ensuite remettre à neuf, certains prirent des chambres au Flatotel, pour eux et leurs gardes du corps égyptiens. Cela produisait des froids dans les ascenseurs, paraît-il. Au lieu d'un reportage je pourrais inventer, à la façon de Cendrars, qui gardait l'intitulé « repor- tage ». Cendrars n'était pas un fanatique de l'exac- titude. L'appeler « nouvelles ». Nouvelles des ar- rondissements. Nouvelles du Douzième : Le cirque

d'hiver. Nouvelles du Treizième : Le bordel chinois. Nouvelles du Quinzième : Flatotel ! Flatotel !

J'ai essayé de chanter la veine verdâtre qu'est la rue de Tolbiac, s'appelant successivement Conven- tion, Vouillé puis Alésia dans les arrondissements 14 et 15, pompant et recrachant son sang poireau dans l'artère Seine aux ponts Mirabeau et de Tolbiac. Rien n'est plus laid que le Treizième, si ce n'est le Quin- zième. Le dernier est toutefois moins amorphe. La place d'Italie ne déparerait pas Clermont-Ferrand, les avenues d'Italie et de Choisy, Sarcelles, ni la rue Franc-Nohain, le malheureux, si tendre et gai, qu'a- t-il fait au conseil de Paris pour mériter cette rue pour suicidaires, dans la tranche de quasi-néant comprise entre les boulevards des maréchaux et le boulevard périphérique, ni Paris ni banlieue, les fos- sés de la ville ? Rien. Il doit avoir eu un héritier entreprenant (Jean Nohain, son fils, peut-être, dont le vivant télévisé aura soutenu la chétive postérité de son papa). Ah bon. Qu'on donne à toutes ces rues des noms d'auteurs gais, alors. Cela distraira les plus courageux de nos petits-enfants qui, dans cent ans, à l'ère délabrée, feront des sorties contre les sauvages rue François-Billetdoux, René-de-Obaldia, Bernard- Frank, Christiane-Rochefort, pour ramener d'Ivry quelques racines que leurs femmes feront cuire dans un mégaondes hors service posé sur un feu de cais- ses.

XIV

Arrondissement paysan. J'y connais, boulevard Brune... les logements de la mairie de Paris, qui sont

un sujet de conversation dans les dîners où il n'y a rien à dire, ceux des boulevards des maréchaux, lourds, en brique, tristes, les autres... Pour Le scan- dale du logement à Paris, voyez les magazines. Pen- dant ce temps je vais sonner chez une amie.

XV

Quinzième, arrondissement de provinciaux plus encore que le précédent qui en loge assez. Franchie la porte d'Orléans, ils posent leurs valises. Les conquérants se reposent. La rue Olivier-de-Serres (sens Paris-banlieue) monte vers la mer : vers le milieu, l'ancien immeuble de Canal +, on a l'impres- sion qu'on va voir l'Atlantique. Plus vite.

XVI, XVII, vous vous passerez de moi.

XVIII

Le peuple de Montmartre est aimable. Deux librairies tenues par des femmes, les Léautaud que j'achetai à l'une et que je passai un an à lire, avec quel plaisir, sur un banc de la place Emile-Goudeau, chez moi, elle les commandait. Les libraires de ce genre ne gardaient en stock, il y a sept ans, que le féministe et le polar. Le peuple de Montmartre se composait en outre d'un commerçant de la place des Abbesses, boiteux sombre et ombrageux, de dix clo- chards, de trente artistes ratés reconnaissables à leur assurance et à leur bavardise, d'increvables vieilles

penchées vers le sol, je me demandais comment elles ne tombaient pas en avant lorsqu'elles descendaient la butte, comment il ne s'en trouvait pas rue des Abbesses ou dans les « maquis », enroulées, en bou- le, monticules de mortes et de moitié mortes pestant avec l'accent parigot, enfin je ne faisais rien que lire et rentrer tard, loisir mon frère où es-tu, tu me conserves des mélancolies pour dans cinquante ans. Je refuserai les interviews qui voudront me faire dire comment était Paris avant la guerre.

I

Oui, oui, j'ai enjambé Dix-Neuf et Vingt. Je dois me dépêcher. Je suis l'arc de triomphe qui lance une jambe, la pose lourdement, lance l'autre, et perd vingt pierres à chaque pas. La Marseillaise de Rude est déjà par terre, tête de côté elle ouvre la gueule, muette, comme un poisson, j'ignore ce qu'elle veut me dire. Je m'en fous, rabâcheuse, je cours de côté vers l'avenir. C'est que j'écris posthume. Car le codi- ficateur, se rappelant sa double loi : 1) la postérité n'existe pas : tout reste ; 2) la postérité existe : c'est tout de suite, écrit tout ce qu'il écrit comme si cela devait devenir livre. Ne laissons pas le Jugement nous trouver en caleçon. Eh là ! Me voici ! Je fra- casse un guichet de ce pauvre Louvre, je me sou- viens, en 1989, j'observais jour après jour les progrès de son blanchiment. Chaque fois que je passais sous le pavillon Lesdiguières, la nuit, je regardais, dans la lumière jaune des lampadaires, le mur crasseux aux grosses lanternes noires et sa fenêtre en demi-cercle derrière laquelle, là-haut, on voyait une table, une

chaise, toujours à la même place, et je me demandais quel fonctionnaire licencié revenait y travailler en cachette, à quatre heures du matin. Profites-en, lui disais-je. J'ai l'autre jour entendu à la télévision un spécialiste des musées vanter le « Grand Louvre », pourquoi ? Parce qu'il deviendra un musée à dix mil- lions de visiteurs par an. On nous veut trop de bien.

Les esthètes tuent ce qui leur déplaît, à commen- cer par les artistes. Rien n'irrite plus un esthète qu'un artiste. Rien n'irrite plus un Littéraire qu'un homme de lettres, un cinéphile que le cinéma. Les esthètes pyramidaux se sont gardés de prononcer le nom de Lefuel, l'architecte qui avait placé les jardins dans la cour Napoléon*. Ce qui dérange la démons- tration, on n'en parle pas.

Et il est réconfortant de croire que ce qui nous a précédés était inférieur. J'enjambe le pavillon Mol- lien, je perds une frise, j'accours fracassant vers la Bibliothèque nationale avant que les promoteurs ne délogent cette momie de cinq cents ans et ne l'envoient à Bercy, mais si Madame, signez, vous verrez, on vous l'échange contre un studio en verre. O triste table les quatre pieds en l'air ! De longs torchons entortillés, fantômes de Verlaine ou de François I tourneront autour de toi en mugissant.

* « Ces jardinets et les bâtiments qui les entourent datent du Second Empire. Si Lefuel s'est décidé à planter des arbres à cette place, c'est après bien des tâtonnements et des discussions. Le Louvre et les Tuileries n'étant pas bâtis sur le même axe, on a voulu rendre l'asymétrie moins sensible aux regards et on a ima- giné l'artifice du bosquet afin de masquer le désordre des lignes. » Lettre d'André Hallays à Maurice Barrès.

Allons. Comme disait, en une phrase charmeuse dont je ne critiquerai pas l'astuce voyante, Colette, habitante de ce Palais-Royal qui est pour moi ce qui se fait de mieux à Paris : « Assez de suavité. Je man- gerais bien un hareng saur. »

L'arc de triomphe s'assied un instant sur le Pont- Neuf, balance ses pieds démolis dans la Seine, jette un mégot au pied du cheval d'Henri IV. Il faut conclure ce chapitre et ce livre, sans quoi il n'aurait jamais de fin, et toi, à force d'ajouter un récit à cha- que retour de voyage, tu ne saurais plus distinguer ce qui mérite de la littérature, comme les gens qui tiennent un journal et finissent tenus par lui, consi- gnant tout, leurs crachats machinaux de poulpe dès qu'il remue, faisant un métier enfin, une chose fasti- dieuse. Et un critique qui sait ce que c'est que la nécessité d'écrire t'opposerait :

Tu nous reviens la tête basse, et complètement esca- gassé par la dure leçon de la vie*.

Quand je pense que j'ai oublié de dire que c'est la deuxième fois la meilleure ! La première, amoureux peut-être, on est pesant, en tout cas timide ; aussi contradicteur soit-on, on hésite à ne pas aller voir les tours Eiffel, à se fier à sa paresse ou à son égoïsme, qui sont, l'une la bonne, l'autre la mauvaise humeur du discernement, mais voici à nouveau que je raisonne. Allez, avanti, comme on dit en Italie, mains sur les genoux, on se lève. Deux pierres tom- bent. J'aurai l'air d'un menhir posé sur deux pattes en fil de fer, si ma ruine continue. Va. Va où ton

* Pagnol.

amou-our t'appelleu. Ton cœur est a-nimé des plus no-bleus trans-ports ! II, III, IV, V, je passe. Je n'aime pas le Cinquième, qui hausse les épaules. Hausse : cela fera tomber le Panthéon. J'avance, que reste-t-il de moi ? Que me reste-t-il à voir ? Quel est l'ultime arrondissement ? Ha ! Le Sixième ! L'ordinal de l'indépendance d'esprit et de l'origina- lité de l'intelligence ! Les bouquinistes, les classer selon leurs spécialités, leurs opinions politiques, ici le théâtre, là le maurrassien, je ne saurais déjà plus le faire, car je perds la boule, je veux dire l'obèse Australienne qui était restée sur mon toit. Allez, vite. J'ai la flamme sous le bras, je veux à tout prix finir par une gentillesse, une bonté, avance, avance, prends Grenelle vers les Invalides, une pierre en moins, deux, trois, celles qui me restent sont toutes jaunes et trouées, j'ai l'air d'une vieille éponge, eh bien Messieurs tant qu'il lui restera une fibre cette éponge continuera à gicler de l'encre, canons verdis de l'esplanade, tonnez en mon honneur ! Je souris, je me requinque, j'approche de chez moi, je sonne, la porte s'ouvre, à un bureau je vois quelqu'un qui tend le cou derrière l'écran d'un ordinateur, il se tape le front de l'index. Te voilà, moi !

Index

Amant (L'), 12, 191. Aéroports, 43. Anthonioz (François Marie),

238. Aquariums, 200-202. Architectes, architecture

— américaine et soviétique, 184, 189. — anglais, 28. — et destruction, 186. — suédois, 32, 184. — les trois styles, 139.

Argent (L'), 179. Arria Marcella, 87, 207. Art

— d'église, 212-213. — grec et égyptien, 170- 171. — histoire de, 39-40, 213. — imité par la vie, 87, 102, 114-115, 223. — et journalisme, 151. — et morale, 225. — pour l'art, 14, 225. — tout est dans l'art, 135.

Asie, 153-154. Avions, 77-78.

Balzac, 61, 102, 171, 176, 229.

Baroque, 185, 189, 205. Barrès (Maurice), 58, 97, 102,

112, 235-236. Bavardise, 63. Beau, beauté, 28, 50, 145, 155,

172, 194, 209, 222, 225. Benchley (Robert), 125. Bernard (Tristan), 160. Bêtise, 14, 223-224. Biographes, biographies, 69,

124. Bourguiba (Habib), 19-22. Brillants (les ternes contre

les), 30. Brun (les M. Brun au pou-

voir), 20. Burgess (Anthony), 178-179.

Cafés, 130-131. Catholiques, catholicisme,

Eglise catholique, 85-86, 178, 183, 210, 212-213.

Célébrité (utilité), 97, 205. Champaigne (Philippe de), 41. Champs-Elysées, 231-232. Chansons idiotes, 176-179. Charles, prince de Galles, 29,

123. Chateaubriand, 58, 63, 110-

112, 212, 235.

Châteaux — de Blois, 185. — de Schoenbrunn, 49. — d'Uzès, 79-81.

Chirico, 134, 213-214. Cinéma, 135, 161, 235. Cinquième (style), 84. Cliché, 172. Conscience de Zeno (La), 89. Cocteau (Jean), 58, 60, 69,

145. Colomba, 155-156, 211. Communication, 220. Coppola (Francis Ford), 211-

212. Contemporain, moderne,

156, 161. Culture, 36, 75, 104, 146,

182, 186.

Dalou (Jules), 142. Degas, 31, 34, 133, 135, 136,

215. Dekobra (Maurice), 160-161. Dénominations des personna-

ges d'imagination, 211-212. Déplacisme, 156. Diffusion de l'erreur, 140. Drabble (Margaret), 35-36,

39-40. Duras (Marguerite), 12, 50,

146, 191. (Voir mauvaise littérature.)

Ecoles (noms d'), 75. Ecrivain (le mot d'), 221. Embellir, enlaidir, 151, 196. Epoque, époques, 33, 39, 182,

186, 209, style d'époque, 160, 190, 202.

Esprit (fils de la galanterie fille de Ronsard fils des roman- ciers courtois), 35.

Esprit critique, 171, 219, de parti, 236.

Esthètes, 244. Europe, 26, 45, 103, 182, 209.

Familles (durée d'étiolage des), 23.

Fénelon, 110-111. Férocité

— de la boutique attaquée, 204. — de la futilité contrariée, 191.

Flaubert, 58, et Don Qui- chotte, 50-51.

Gare du Nord, 9, 166-167. Génie, 61-65, 111, 136, 152,

162, 170, 204, 217. Genre, 19, 31, 108, 125, 205-

206, 207, à défaut de génie, 136, à défaut d'être beau, 209, parisien, 118, 230, mélange des genres, 61, 62- 63.

Gide (André), 82. Golfe (guerre du), 169-170,

187. Gorbatchev (Michel et

Raïssa), 31. Gourmont (Remy de), 69-76,

232. Guerre à venir, 45, 182-183,

243. Guides

— livres, 61, 95-96, 97-98, 155, 207-208. — personnes, 108, 156, 157, 208.

Guitry (Lucien et Sacha), 230.

Hittorf (Ignace), 9. Hogarth (William), 25, 33-

34, 41. Homme,

— et adulation, 121. — son ambition, 141.

— comment il parle, 105- 106. — et enfant, 48-49, 214. — et imagination, 190. — imitateur qui bricole, 235. — et ironie, 199. — manque de listes, 220- 221. — n'a pas lu Chateau- briand, 212. — préfère une tuerie à un raisonnement, 86. — le réduire, 87-88, 213. — et rites, 22. — on le trouve partout, 154. — veut de l'Amérique, 193.

Homme de Nazareth (L'), 178. Hôtels, cafés, clubs, etc.

— Athenaeum, 28, 46. — Caffe Reggio, 116-117. — Cecil, 174. — E & 0 , 93. — Espace Cardin, 232-233. — Flatotel, 240. — Grand Hôtel et des Pal- mes, 216. — Harry's Bar, 234, 236- 237. — Hawelka, 47-48. — New-York, 53. — Pyerloti, 94. — Raffles, 93-94.

Huston (John), 211.

Iliade (L'), 15. Idéal de la France à l'étranger,

26-27, 127, 129, 142, 149- 150, 192.

Imbéciles, imbecillité, 26, 63- 64, 156, 217.

Incidentes, 224-225. Intelligence, 40-41,62-64,217. Ironie, 30, 117, 199.

Inspiration, 146-147. Italiens, 210-211, 222.

Kafka, 190, 196, 223. Kitsch, 91. Klimt, 49-50.

Lamentations (politique des), 183.

Langue française — à l'étranger, 26-27, 48, 142, 149-150, 174, 192. — et usage, 79-81. — et américaine, 122-123, 197-198, 199.

Lao-Tseu, 235. Larbaud (Valery), 51, 97. Léautaud (Paul), 85, 242. Lecture, 50-51, 67, 149. Légende, 196-197.

— des animaux, 197. — de Laurent de Médicis, 190. — du Midi, 54-55. — québécoise, 197. — de Voltaire, 196.

Libraires, librairies, 50, 60-61, 123-128, 237.

Lieux communs, 62, 81, 174, 187, 227-228.

Littérature — et amour, 83. — avec et sur, 161-162. — découverte, 179. — et dévotion, 190. — fiduciaire, 70-71. — histoires de la, 39-40. — influence bonne ou mauvaise, 51. — et intervalles, 62. — invention par la Grèce ?, 170-171. — mauvaise, 50, 161. — miracle permanent, 37, 38, 50, 192.

— partialité pour, 40. — réalisation du solip- sisme, universalité de son égoïsme, 166. — et réalité, 76-77, 196-197. — société littéraire, 128. — soupe commune, 59. — supermarché des pourri- tures fraîches, 222.

Loi de la perpétuation des cuistres, 38.

Lois de l'humanité, 61, 64, 222, 228. (Voir homme.)

Louis XIV, 15, 49, 82, 186, 193.

Louis XV, 44, 47, 80.

Maffia, 203-205, 210. Manet, 39, 134-136. Marie-Antoinette (et Marie-

Louise et Eugénie), 19-20. Maugham (W illiam Somer-

set), 93-95, 96, 97, 223-224. Mémoires de Gozzi, 68-69. Métaphore, 13, 59, 62-63, 64,

161. Mino, 238-239. Monsieur le Vent et Madame la

Pluie, 96-97. Montesquieu, 222-223, 224-

225. Montherlant (Henry de), 90-

91, 97, 202. Moralités légendaires, 200. Morand (Paul), 81, 82-83, 97. Mort, 214-216. Moutons (politique des), 183,

205. Musées, 134.

— d'art moderne de New- York, 134, 136. — d'artisanat de Prague, 189-190. — collection Frick, 134. — égytien du Caire, 170-171.

— du Louvre, 243-244. — national de Stockholm, 142, 170. — National Gallery de Londres, 30-32. — d'Orsay, 16. — Rijcksmuseum, 12, 15. — Van Gogh, 15-16. — Wasa, 140-141.

Mystère, 58, 170-171, 172, 230.

Napoléon, 19-22, 27, 81, 94, 111, 193.

Napoléon III, 130, 229. New-yorkade, 132. Nordiques et méridionaux,

54-55, 74-75, 211. Notre-Dame de Paris, 14.

Oxford Companion to English Litterature, 35-37, 39-40.

Pagnol (Marcel), 20, 55, 245. Parades (à New-York), 117-

122. Poudre de riz (de Toulouse-

Lautrec), 16, 134. Partisans (décevoir ses), 21-

22, 176. Parvenus, 22-23, 237-238. Peinture italienne (et fla-

mande), 15. Pensée-anniversaire, 44, 60. Pensée d'actualité, 197, 203. Pensée géographique, 203. Pensée pétitionnaire, 221. Pensée universelle (La), 162-

166. Perspective en peinture, 213. Peuple (Le),

— déforme, 80-81. — est un meuble, 231. — et littérature, 170. — imite, 175-176.

— se méfie du désintéres- sement, 153.

Photographie, 34, 120, 135, 172-173, cartes postales, 13, 47.

Pittoresque et politique, 189. Poésie, poétique, 176-177. Poètes,

— et disques, 178. — façon de ne pas en parler, 39. — la France n'aime pas les siens, 145. — et paroliers, 176. — percent quoi qu'il arrive, 50. — le public s'y fera, 176. — vengeance des, 166.

Politesse, 32, 44, 144, 152. Postérité, passim. Prestige, 45, 231. Proust (Marcel), 64, 116, 207,

223, 232. Province, provincialisme, pro-

vinciaux, 9, 69, 76, 106, 130, 137, 166, 227-228, 242.

Pyramides, pyramidettes, pyramidaux, 100, 172-173, 230, 244.

Racine (Jean), 82-83. Reconnaissance, 21. Rembrandt, 13, 134, 182. Répétition, 116. Révolte, 228-229. Roméo, 237. Royauté, 47, 79-80, 210. Runyon (Damon), 11.

Sénanque (abbaye de), 87. Scènes de la vie de Bohème, 14. Sincérité, 217. Socrate et Platon, 152. Sortilège malais (Le), 96, 223. Spécialistes, 39, 69, 105-106,

133.

Style, 111, 112, 146, 161, 185, 225. — des biographes, 124. — des Etats-Unis, 122. — international soviétique et international américain, 189. — Nobel, 174. (Voir style d'époque.)

Sulitzer (Paul-Loup), 68. Sully Prudhomme, 192.

Tableaux — des lieux de vacances à la mode selon les catégories de chic, 205-206. — des petits bijoux infects, 207.

Télévision autrichienne, 44-45. Total Recall, 235. Toulouse-Lautrec, 16, 134,

136. Tourisme, touristes, 32, 47,

153, 154-157, 185, 208, 219. Trains, 9, 77. T.G.V., 78-79. Truc de l'Esquimau (Le), 31-

32. Truismes, pédanterie, etc., 41,

104, 186,212, 222, 232,235.

Van Dyck, 39, 133, 134. Van Gogh, 15, 16. Vermeer, 15, 133, 134. Venise

— et Mestre, 13. — et Proust, 207.

Voltaire, 195-196, 213. — et Joseph de Maistre, 171. — et Montesquieu, 224.

Vrai, faux, 130.

Wilde (Oscar), 28, 39, 214, 223.