Quitter l’entreprise pour renouer avec le travail ? Les parcours de désengagement de cadres...

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Sociologie du travail 54 (2012) 511–532 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Quitter l’entreprise pour renouer avec le travail ? Les parcours de désengagement de cadres d’un institut d’études Leave the company to start working again? The itineraries of Managers taking their leave of a polling institute Julie Landour EHESS, CRIA, 96, boulevard Raspail, 75006 Paris, France Résumé Peu exploré sous l’angle du travail, l’univers des instituts de sondages constitue un exemple éclairant des transformations qui touchent le monde du travail contemporain. Au croisement de la sociologie du travail, du parcours et du genre, l’enquête ethnographique menée dans l’une des sociétés du secteur auprès de ses cadres dépasse les postures de malaise ou de retrait classiquement observées dans cette catégorie : en s’intéressant à celles et ceux qui entrent en rupture avec leur entreprise et leur travail, elle dévoile ainsi le processus qui conduit certains salariés, et particulièrement des femmes, à quitter sciemment l’ensemble des protections offertes par le salariat et leur statut. Cette désaffiliation silencieuse est toutefois temporaire car les individus rencontrés restent contraints de travailler et bénéficient des ressources leur permettant de bifurquer vers un travail valorisant sur le plan identitaire mais qui prend des formes moins prestigieuses et protectrices. Ces bifurcations révèlent également des inégalités entre cadres et, surtout dans le cas des femmes, une fragilisation des parcours à plus long terme. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Fusion-acquisition ; Sondages ; Cadres ; Parcours ; Engagement ; Désengagement ; Réaffiliation ; Genre Abstract Little explored in terms of work, the world of pollsters is a good example of the transformations affecting the contemporary world of labor. At the intersection of sociology of work, itineraries and gender, this ethnographic survey of one of the companies of the sector and its executives gets beyond the expressions of discomfort or withdrawal classically observed in that category, by focusing on those who rebel against their company and their work. The study reveals the process by which certain employees, women in particular, Adresse e-mail : [email protected] 0038-0296/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.09.007

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Sociologie du travail 54 (2012) 511–532

Disponible en ligne surwww.sciencedirect.com

Quitter l’entreprise pour renouer avec le travail ? Lesparcours de désengagement de cadres d’un institut

d’études

Leave the company to start working again? The itineraries of Managerstaking their leave of a polling institute

Julie LandourEHESS, CRIA, 96, boulevard Raspail, 75006 Paris, France

Résumé

Peu exploré sous l’angle du travail, l’univers des instituts de sondages constitue un exemple éclairantdes transformations qui touchent le monde du travail contemporain. Au croisement de la sociologie dutravail, du parcours et du genre, l’enquête ethnographique menée dans l’une des sociétés du secteur auprèsde ses cadres dépasse les postures de malaise ou de retrait classiquement observées dans cette catégorie :en s’intéressant à celles et ceux qui entrent en rupture avec leur entreprise et leur travail, elle dévoile ainsile processus qui conduit certains salariés, et particulièrement des femmes, à quitter sciemment l’ensembledes protections offertes par le salariat et leur statut. Cette désaffiliation silencieuse est toutefois temporairecar les individus rencontrés restent contraints de travailler et bénéficient des ressources leur permettant debifurquer vers un travail valorisant sur le plan identitaire mais qui prend des formes moins prestigieuseset protectrices. Ces bifurcations révèlent également des inégalités entre cadres et, surtout dans le cas desfemmes, une fragilisation des parcours à plus long terme.© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Fusion-acquisition ; Sondages ; Cadres ; Parcours ; Engagement ; Désengagement ; Réaffiliation ; Genre

Abstract

Little explored in terms of work, the world of pollsters is a good example of the transformations affectingthe contemporary world of labor. At the intersection of sociology of work, itineraries and gender, thisethnographic survey of one of the companies of the sector and its executives gets beyond the expressions ofdiscomfort or withdrawal classically observed in that category, by focusing on those who rebel against theircompany and their work. The study reveals the process by which certain employees, women in particular,

Adresse e-mail : [email protected]

0038-0296/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.09.007

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knowingly leave all the benefits included in their employment and status. Their silent disaffiliation is howevertemporary because the people I met are forced to work, yet they have the possibility of branching off towardsa job rewarding in terms of identity albeit less prestigious and safe. These bifurcations also reveal inequalitiesamong managers and, especially in the case of women, a weakening of their itineraries in the longer run.© 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Merger and acquisition; Polls; Managers; Itinerary; Engagement; Disengagement; Reaffiliation; Gender

David Courpasson et Jean-Claude Thoenig ont récemment abordé un sujet séduisant parcequ’inédit et apparemment paradoxal, celui de la rébellion des cadres (Courpasson et Thoenig,2008). Dépassant le motif traditionnel du malaise des cadres1, ils présentent les cas de ceux qui,confrontés à des dilemmes moraux ou des enjeux managériaux, décident de s’y opposer, jusqu’àparfois organiser des mouvements de revendication contre leur employeur. Loin de remettre encause le régime de l’entreprise, ces salariés révoltés cherchent plutôt à soulever des « enjeuxqualitatifs, gestionnaires et culturels » (Courpasson et Thoenig, 2008, p. 128) pour améliorer leursituation de travail ; ils contribuent ainsi à l’entretien du système, lui apportant cette part de critiqueartiste qui lui permettra de mieux subsister (Boltanski et Chiapello, 1999).

Jusqu’alors peu étudiées, ces histoires de révolte sont-elles les seules envisageables chez lescadres en rupture ? Ceux qui contestent les pratiques de leur entreprise entrent-ils toujours danscette forme de révolution schumpétérienne, faisant de leur rébellion un geste créateur ? Partantde cas de rupture apparemment similaires observés chez les cadres d’un institut d’études (voirinfra), je souhaite dévoiler une autre facette de ce désengagement des « plus stables des stables »(Castel, 1999), en m’appuyant sur deux opérateurs conceptuels, le parcours et le genre. Croiserl’histoire de l’organisation et les évolutions de son activité avec les biographies des salariés a ainsirévélé que certains cadres, lorsqu’ils entrent en conflit avec leur entreprise, peuvent faire défection(Hirschman, 1995), individuellement, sans chercher à faire évoluer, collectivement, des activités,une organisation, voire un système économique, qui ne leur correspondent plus. Loin de toucherdes cadres particulièrement dotés et qui pourraient donc se retirer de la vie active sans inquiétudefinancière, ces parcours atypiques d’abandon du statut de cadre et de sortie du salariat semblentd’autant plus inédits qu’ils engendrent une fragilisation des parcours. Or, la plupart des cadresd’institut d’études étant des femmes, aborder la question de l’engagement2, du désengagement etdu réengagement dans le travail au prisme du genre a fait émerger l’influence des rapports sociauxde sexe dans la construction des biographies, y compris chez les femmes a priori les mieux dotéespour y résister.

1 On peut citer à cet égard les catégories de « malaise » (Boltanski, 1982), de « crise de confiance » (Bouffartigue, 2001)ou encore de « repli », (Cousin, 2008) voire de désengagement (Negroni, 2007). Outre qu’elles ne concernent pas toutesuniquement les cadres (notamment chez Catherine Negroni), ces notions restent concentrées sur des comportements quine reflètent certes plus l’engagement souhaité et idéalisé par le monde capitaliste (Boltanski et Chiapello, 1999), maisqui ne le remettent pas pour autant concrètement en question (Cousin, 2008, p. 231), à la différence des cas observés parD. Courpasson et J.-C. Thoenig (2008) ou de ceux dont est ici proposée l’étude.

2 Les travaux récents d’Alexandra Bidet (2011) sur la question de l’engagement ont été une source d’inspiration féconde,notamment dans leur mise en valeur du caractère écologique et coproduit de l’investissement dans le travail. Je n’ai pourautant pas adopté le même point de vue opératoire, et suis restée centrée sur le rapport au travail, en l’abordant certescomme « totalité indivise » (Bidet, 2011, p. 30) mais en l’envisageant sous l’angle de l’expérience-épreuve et du parcours(Zimmermann, 2011).

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Dans un premier temps seront précisées les spécificités du secteur et de l’organisation étu-diées, ainsi que la forte valorisation du travail chez les cadres qui y exercent, malgré uneidentité métier fragmentée. Cette description du décor permettra de mieux comprendre dansun deuxième temps comment peut s’installer chez certains une rupture progressive avec le travailet l’entreprise, rupture d’autant plus difficile à admettre que les cadres sont isolés. Malgré unmalaise collectif, certains finissent par bifurquer individuellement pour quitter non seulementl’entreprise, mais une forme de salariat très protégée. Ce sont ces bifurcations qui feront l’objetde la dernière partie, l’examen de leurs ressorts et conséquences révélant certaines inégalitéset, en particulier pour les femmes, la perte de la position et de l’indépendance précédemmentacquises.

Une enquête ethnographique dans un institut de sondagesLes analyses présentées ici sont issues d’une enquête ethnographique menée à couvert

entre 2009 et 2010 au sein d’un institut d’études et de sondages, ici nommé Institut desondages d’opinion et d’études marketing (ISOPEM). Appartenant à un groupe mondial deservices en communication, ISOPEM se présente comme un leader du secteur, par sa taille etson chiffre d’affaires. Fin 2009, ISOPEM compte près de 700 salariés (hors enquêteurs), dont75 % de cadres. Comme dans l’ensemble du secteur, 66 % des salariés sont des femmes, uneproportion identique au sein des cadres. Le sex ratio s’inverse toutefois au niveau des postesde direction, ISOPEM ne faisant pas exception à la répartition classique, et asymétrique,du pouvoir entre les sexes. En outre, ISOPEM n’est pas une entreprise dans laquelle onfait carrière, comme l’attestent la faiblesse de l’ancienneté (huit ans chez les cadres) et leturn-over élevé (14 % en 2011 contre 5 % en 2009 et 8 % dans l’ensemble des cadres d’aprèsle panorama de la mobilité des cadres dressé par l’APEC en 2012).

Alors salariée de l’entreprise3, j’ai réalisé une observation, une analyse de documentspublics produits par l’entreprise et une série d’entretiens biographiques (Demazière etDubar, 2007)4 auprès de salarié(e)s et de responsables du comité d’entreprise d’ISOPEM.Grâce au réseau professionnel accumulé au cours des années, j’ai ainsi pu interroger deshommes et surtout des femmes appartenant à des services variés, occupant des fonctions etstatuts différents, et qui, pour certains, m’avaient révélé leur retrait plus ou moins marquédu travail exercé chez ISOPEM (Tableau 1).

3 Si cette position a constitué une opportunité méthodologique, elle m’a également fait courir des risques spécifiques.Mes propres contraintes économiques, la clause de confidentialité à laquelle tout salarié de l’institut est soumis et lesenjeux éthiques de restitution constituent autant de contraintes qui ont imprimé leurs marques à la collecte des données,aux analyses et à la rédaction même de la recherche. Pour plus de précisions sur ces contraintes et le travail réflexif qu’ellesont engendré, voir Landour (à paraître).

4 L’espace de cet article n’est pas suffisant pour restituer toutes les subtilités de la procédure d’analyse proposée par lesdeux sociologues. Compte-tenu de ma position d’enquête, celle-ci m’a toutefois été très utile pour mettre à distance mespropres expériences, catégories ou jugements et faire émerger le social du langage même de l’interviewé, en adoptantune démarche en trois temps : mise en évidence des séquences de l’entretien pour rétablir le parcours, établissement d’unportrait des différents actants et de leur rôle, et enfin classement des différents arguments. Par recoupement des schèmesprovisoires des entretiens, j’ai pu établir une analyse transversale de l’ensemble des propos recueillis et répondre au soucid’objectivité qui a été le mien pendant toute l’enquête.

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1. Travailler chez ISOPEM : activité en transformation, soif d’engagement dans letravail et vision fragmentée du métier

Revenir sur l’histoire d’ISOPEM, l’évolution de la structure de son capital et ses incidencessur l’activité même des études et sondages fournit un éclairage précieux pour comprendre dansquel contexte les cadres rencontrés exercent leur travail. Ces derniers affichent initialement uneforte volonté de s’engager dans le travail, quand bien même l’examen de leur parcours scolaire etde leur entrée sur le marché de l’emploi ne fait pas émerger de vocation. Dans l’exercice mêmede leur métier, ils témoignent d’une identité éparse, mais portée par un même surinvestissementhoraire, manifestation d’un engagement bientôt plus subi que choisi.

1.1. Un secteur et une entreprise en (r)évolution

La littérature scientifique portant sur les sondages et leur contribution à la fabrique de l’opinionest riche (Bourdieu, 1973 ; Blondiaux, 1998), mais au delà de la critique de ce qui est devenuun instrument politique, les chercheurs se sont peu intéressés à l’organisation du secteur et àson fonctionnement5. Pris dans un triple mouvement d’internationalisation, de concentration etd’industrialisation, « l’espace professionnel des sondages » est pourtant un parangon des trans-formations qui touchent le monde du travail contemporain (Caveng, 2007, p. 45–86). Au sein dece secteur, ISOPEM se situe à la pointe des transformations récentes : devenu aujourd’hui l’undes leaders mondiaux, c’est par le jeu de fusions et d’acquisitions internationales et au prix defortes évolutions de son activité qu’il a pu accéder à un tel rang.

Pendant les cinq ans qui ont précédé l’enquête, le groupe auquel ISOPEM appartient a d’abordracheté un groupe d’études concurrent, avant de se faire absorber par une holding anglo-saxonne,initialement spécialisée dans un autre domaine et qui a progressivement étendu ses activités à celuide la communication. En parallèle, trois projets d’entreprise distincts ont été mis en place, justifiéstant par les transformations de la structure du capital que par l’évolution même du métier desétudes, l’apparition des enquêtes online appelant un renouvellement des méthodes de travail, maisaussi des coûts et marges à dégager. Si dans la communication aux salariés, ces transformationssont justifiées par une promesse de réalisation de soi pour chacun (« Nous sommes certains quechacun d’entre nous trouvera dans la réalisation de ce projet les moyens de s’accomplir et noussommes convaincus d’avoir tous à y gagner6 »), les plans stratégiques déployés, « Équinoxe »(2004–2007), « Let’s Go » (2007–2010) et « Reveal » (2010–2012), relèvent plutôt de la résolutiond’une nouvelle équation pour améliorer la rentabilité de l’institut, en normalisant la productiondes études au profit de la prospection commerciale. À ce titre, un progiciel de suivi des études aété mis en place en 2005, remplacant la communication orale entre les salariés par de multiplesformulaires de planification, de budgétisation et de traitement. Ils engendrent un apprentissageconstant, des outils eux-mêmes, de leur logique et de leurs contraintes, mais aussi d’une langueindigène en évolution continue puisque renouvelée à chaque nouveau projet stratégique.

En outre, pour rentabiliser la masse salariale, qui pèse d’un poids déterminant dans le prixd’une enquête, ont été élaborés des outils de « Time management » pour « mettre le temps au centredes préoccupations »7 : EquiHour, logiciel en accès libre pour tout salarié, y compris stagiaire,

5 On soulignera toutefois les apports des travaux récents d’Alain Garrigou (2006), Remy Caveng (2007) et PatrickLehingue (2007).

6 Conclusion du Flash d’information du Projet Equinoxe.7 Document interne – Déploiement EquiHour.

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divise chaque journée en douze parties, chacune devant être affectée à un contrat. Sujet de débatsconstants, tant sur son remplissage que sa raison d’être, l’outil est devenu un instrument decontrôle des salariés, créant une pression constante sur la productivité, concrétisée à travers lesinterrogations fréquentes des managers : « Pourquoi tu as 0,4 jour d’administratif ? », « Tu devaispasser 10 jours sur cette étude, tu es à 12 et on n’a pas encore présenté, tu m’expliques ? ». En 2008,l’outil est devenu le support de la gestion financière de l’entreprise : il a été en effet directementrattaché au suivi financier des études, avec trois nouveaux outils de suivi financier, EquiMoney(pour calculer un devis), EquiCom (pour prévoir l’arrivée d’un projet avant sa vente, les dates deterrain et le temps prévu) et EquiProj (pour suivre la rentabilité de l’étude, avec notamment lesuivi du temps passé sur l’enquête). Chaque salarié est alors devenu comptable de la rentabilitéde l’entreprise et de nombreuses tactiques ont été établies, pour assurer le profit attendu sur lesprojets mais aussi sa tranquillité. Un cadre jugé déchargé (c’est-à-dire se situant sous les quotasde temps passé sur contrat qui incombent à sa fonction) peut en effet être « prêté » de quelquesheures à plusieurs jours à un autre département pour travailler temporairement sur tout ou partied’une enquête dont il ne connaît souvent rien.

Ces projets d’entreprise et la « nov-langue » qui les accompagne sont symptomatiques del’effort de mouvement permanent opéré dans l’entreprise pour favoriser la rentabilisation maxi-male du profit, insufflant de nouvelles terminologies environ tous les deux ans, mais aussi desréorganisations touchant le cœur même du travail et les lignes du pouvoir au sein de l’organisation.Devenue « entreprise de sondage » (Garrigou, 2006), ISOPEM s’est ainsi fondu dans un modèlede plus en plus tourné vers la rentabilité et la profitabilité, justifié par un vocabulaire utilisablen’importe où ailleurs, touchant plus à la finalité économique de l’entreprise qu’au cœur du métierdes études. Usant d’une forte abstraction et des lieux communs du service, du client, de la valeurajoutée et des valeurs, ce répertoire génère des prescriptions idéales, mais impossibles à atteindreet ce d’autant plus qu’elles sont vides de sens (Dujarier, 2006). C’est par exemple ce qu’exprimeSamuel (25–30 ans, en poste mais cherche à bifurquer) quand il raconte ses soirées passées à« faire des dégradés de rose dans des camemberts », sous la pression de sa supérieure qui impose« ce que le client veut » et le « recale violemment » dès qu’il s’interroge sur « ce temps perdu àrebooter des camemberts ».

ISOPEM est une illustration pertinente des conséquences de l’entrée d’une entreprise dans lejeu de la mondialisation et du capitalisme financier, tant sur le plan de l’activité que sur le plan dudiscours servant à justifier ses conséquences. L’enquête ethnographique complète le tableau parla description des vécus, un détour par la perception initiale du travail chez les cadres rencontréss’avérant utile pour comprendre cet engagement initialement choisi mais finalement subi dans unmétier qui ne suscite ni vocation, ni identité commune.

1.2. Des salariés qui valorisent le travail, mais sans vocation

« J’y mets du cœur » : comme Damien (30–35 ans, en poste mais envisage de bifurquer), lamajorité des cadres rencontrés développe des propos valorisants sur le travail, un fort niveaud’engagement dans celui-ci étant percu comme un gage de réalisation personnelle. Les hommesse montrent toutefois plus enclins à reconnaître la part de nécessité qui incombe au travail, lesfemmes insistant davantage sur sa dimension émancipatrice. Au-delà des discours, il convient derappeler que ces personnes appartiennent à une classe moyenne ne disposant pas des ressourceséconomiques suffisantes pour se dispenser d’une activité professionnelle (Tableau 1).

Cette valorisation du travail est en outre davantage définie par des formes (« faire deschoses », « me révéler professionnellement », « ne pas compter ses heures », « apprendre », « être

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andour/Sociologie

dutravail54

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Tableau 1Profil des enquêtés citésa.

Nom et âge Profession des parents Diplôme Situation maritale Entrée chezISOPEM

Situation à date de l’entretien

Damien,30–35 ans

Père : agent bancaireMère : au foyer

Institut d’étudespolitiques Paris

Récemment séparé, ànouveau en couple

2005 En poste mais en réflexion pourpasser des concoursadministratifs ou reprendre sesétudes

Samuel25–30 ans

Père : ingénieurautodidacteMère : en invalidité,ex-secrétaire

Troisième cycle ensciences del’information et de lacommunication

En cours de séparation 2004 En poste, très critique maischerche sa voie depuis deux ans

Antoine25–30 ans

Père : commercialMère : secrétairemédicale

École d’ingénieur derang B d’après leclassement del’Étudiant 2011

Célibataire 2007 Vient de démissionner pour unautre institut d’études

Joséphine30–35 ans

Parents enseignants Institut d’étudespolitiques ParisESC du Top 5 duclassement SIGEM

En couple 2005 A pu saisir le plan de sauvegardede l’emploi (PSE) mis en placeau sein d’ISOPEM en 2009 etenvisage une reconversion dans lesecteur associatif

Suzanne35–40 ans

Père : vendeurMère : au foyer

Institut d’étudespolitiques Paris

En couple, troisenfants, enceinte

2004 Envisage de mettre en place uncongé parental pour réfléchir à sareconversionTemps partiel

Sandrine35–40 ans

Père : ouvrierMère : fonctionnaire,agent administratif

Troisième cycle ensciences sociales

En couple, un enfant 1999 En poste, elle envisage de sereconvertir dans la restauration

Marie25–30 ans

Père : notaireMère : clerc de notaire

ESC du Top 5 duclassement SIGEM

En couple 2007 A démissionné et a intégré ungroupe bancaire

Irène30–35 ans

Père : gestionnaire depatrimoineMère : au foyer

ESC du Top 5 duclassement SIGEM

Célibataire, mais encouple au moment debifurquer

2002 Après ISOPEM, elle intègre ungroupe de cosmétiques, dont ellefait en sorte de se faire licencier,pour devenir serveuse.Temps partiel

J.Landour

/Sociologiedu

travail54(2012)

511–532517

Tableau 1 (Suite)

Nom et âge Profession des parents Diplôme Situation maritale Entrée chezISOPEM

Situation à date de l’entretien

Alexandra35–40 ans

Père : ingénieurchimisteMère : secrétaire dedirection

Troisième cycle ensciences économiques

Mariée, 2 enfants 2001 En congé sabbatique pour mettreen place une reconversion dans lebien-être.Temps partiel

Emma20–25 ans

Père : directeur d’uncentre de distributionMère : secrétaire dedirection

ESC du Top 20 duclassement SIGEM

Célibataire 2009 En poste et très investie

Caroline30–35 ans

Père : ingénieurMère : au foyer

Troisième cycle enmarketing

Mariée, 3 enfants 2003 Bouleversée par le décès de sonpère, elle profite d’un long congématernité pour passer unconcours d’éducatrice avecsuccès.Temps partiel

Céline35–40 ans

Père : contremaître enusineMère : au foyer

ESC du Top 10 duclassement SIGEM

Mariée, 2 enfants 2006 Vient de démissionner sans avoirtrouvé de nouvel emploi.Temps partiel

a Certains enquêtés étant encore salariés d’ISOPEM, j’ai choisi d’accentuer leur anonymisation sans falsifier pour autant leur parcours. Outre le changement classique desprénoms, j’ai ainsi eu recours à des catégories d’âge larges ou encore à l’utilisation des classements des formations scolaires intégrées, notamment pour les écoles supérieuresde commerce (ESC). Seul l’Institut d’études politiques de Paris reste clairement identifié, car il n’est pas possible de lui trouver d’équivalent. De nombreux salariés ayant suivicette formation dans les divers départements d’ISOPEM, la précision n’est toutefois pas suffisante pour identifier les personnes concernées. D’autres variables, comme l’annéed’entrée chez ISOPEM ou encore le type de reconversion envisagée, ont été très légèrement modifiées pour préserver l’anonymat des personnes, mais là encore sans que celane modifie le sens de leur biographie.

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autonome » . . .) que par une « ambition qui les aurait soulevés, une passion qui les aurait comblés »(Pérec, 1965, pp. 26-7), suggérant la quête d’« une image sociale » plus que d’un métier. La cons-truction du parcours scolaire est à cet égard frappante : les sources de motivation n’ont pas résidédans la poursuite d’un projet défini visant un objectif professionnel précis, la plupart des enquêtésayant suivi des études « au hasard ». Poussés inconsciemment par leur habitus (Bourdieu, 1979) ouguidés par le cercle amical pour ceux qui disposent le moins de ressources socioculturelles, tenuspar un certain dressage des corps (Foucault, 1975), en particulier chez les femmes, leur choix aavant tout consisté à ne pas choisir, en s’efforcant d’intégrer des formations aussi prestigieusesque possible, quitte à « faire des études pour des études » comme le dira Damien.

L’entrée dans le monde du travail est racontée à l’identique : c’est là aussi le hasard qui prévaut.La primo-insertion, effectuée dans de nombreux cas directement dans le secteur des sondages,voire chez ISOPEM, a eu pour contexte un marché de l’emploi tendu : ils ont ainsi navigué entre« coup de chance » quand l’insertion est facile et directe, ou coup du sort, quand au contrairel’entrée sur le marché du travail a exigé de franchir des étapes plus ou moins précarisantes (avecl’enchaînement d’un stage et de plusieurs contrats à durée déterminée notamment). Et pour autant,rien n’entame alors leur valorisation du travail : les cadres rencontrés sont prêts à s’impliquerfortement, même si cet engagement est plus incarné dans un investissement horaire fort que dansune identité métier commune.

1.3. Une identité métier fragmentée mais un même surinvestissement horaire

Il a été difficile de faire décrire concrètement l’activité des sondages : « Se former », « contacterle client », « coordonner », « mener sa barque », « manier des chiffres », une série d’actions de« cadres » qui ne sont pas spécifiquement rattachées à un savoir-faire, une technique ou unescience . . . C’est sur relance insistante que les enquêtés parlent comme Marie (25–30 ans, vientde démissionner pour un groupe bancaire) de « rédiger les questionnaires, remplir les outils pourlancer les terrains, donc programmation des questionnaires, définition de qui on va interroger,suivi des terrains, traitement des résultats et puis élaboration des résultats pour répondre à laquestion du client ».

Le métier de chargé d’études est un mélange d’activités techniciennes et intellectuelles : pourréaliser une enquête, un chargé d’études va tour à tour trier des fichiers d’enquête, mettre en formeun questionnaire, réserver des dates de terrain, briefer des enquêteurs et rentrer des chiffres dansdes graphiques, mais il va également écrire des questions, penser un plan de traitement statistiqueou encore rédiger une analyse qualitative plus fouillée. Les étapes techniciennes sont souventconsidérées comme les moins nobles, les chargés d’études cherchant généralement à se détacherassez vite de la production pour privilégier la phase commerciale, où l’on concoit l’enquête touten démarchant un client, et celle de l’analyse, au cours desquelles les compétences acquises aucours de la scolarité sont plus fortement sollicitées. Ici a principalement été mis en avant le « rôlede coordination » entre différents interlocuteurs pour assurer la chaîne de production techniqued’une étude, avec en point d’orgue, la confrontation avec le client en présentation, soit une « partintéressante du travail, (qui) représente quoi, 15–20 % », comme le souligne Alexandra (35–40 ans,en congé sabbatique pour se reconvertir).

Cette description de l’activité connaît toutefois quelques nuances. Pour Emma (20–25 ans, enposte) ou Antoine (25–30 ans, vient de démissionner pour un autre institut), l’activité procure lesentiment de détenir un savoir « hyper riche et vrai », qui est par ailleurs peu lié à ses conditions deproduction. Antoine, par exemple, « n’aime pas du tout organiser le terrain, gérer les salles, enfintoute la logistique », ce qui l’intéresse, « c’est construire le questionnaire et analyser les réponses ».

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Chez d’autres, sont mises en avant les qualités techniques requises pour exercer le travail dechargé d’études. Damien, par exemple, reviendra sur les « normes métier », les « techniques », lescompétences auxquelles il a « appris à (se) conformer ». Il est également le seul à vanter une éthiquedu métier, sans doute car, outre sa formation à Sciences Po, il dispose d’une culture sociologiqueet politique plus affirmée que les autres cadres rencontrés. De son côté, Samuel est celui qui aparlé avec le plus de « chair » de son métier de chargé d’études : il explique ce que cela fait,concrètement, émotionnellement, de rédiger une synthèse et de « résumer sa pensée » notammentquand ces savoir-faire sont malmenés par des difficultés relationnelles et organisationnelles etqu’il faut déployer toute sa « débrouillardise », virtuosité spécifique au métier selon lui.

Au-delà de ces nuances, les enquêtés s’accordent sur un investissement horaire important, ladisponibilité présentielle devenant à la fois la seule incarnation du statut occupé, mais égalementla seule preuve de l’engagement dans le travail. Malgré l’accord sur la réduction du temps detravail propre au secteur8, « les nécessités du service » sont l’aune à laquelle les enquêtés règlentleurs horaires, quand bien même le service serait en sous-effectif chronique. Si certains estimentle contrat équilibré tout en faisant des heures supplémentaires, pour d’autres le contrat est percucomme déséquilibré, car les horaires constituent une obligation implicite, voire une norme defonctionnement. Joséphine (30–35 ans, vient de quitter l’entreprise grâce au PSE) et Caroline(30–35 ans, aujourd’hui éducatrice) ont particulièrement souffert de la longueur et de la densitédes journées, laissant le sentiment de « donner sa journée entière, voire sa vie entière du couppuisque l’on n’arrivait pas à faire des choses à côté », un don d’autant plus lourd qu’elles netrouvent pas toujours dans leur travail l’intérêt attendu au regard de leur parcours scolaire.

On pourra s’étonner de la soumission de ces cadres au poids des horaires, quand bien mêmeils en souffrent parfois physiquement et alors qu’ils pourraient avoir recours à leur contrat detravail pour s’y opposer et les réguler. Certains, ramenés à la simple position d’exécutant dansune organisation du travail très procédurière, soulignent alors leur faible autonomie renforcée parles exigences redoublées des clients et supérieurs, mais aussi du contrôle social et de la faiblesolidarité qui existent entre collègues. Ainsi Caroline cite les paroles d’un de ses collègues : « C’estton travail, j’ai mon travail aussi, donc chacun fait son travail, s’il y a pas assez de monde pour lefaire et bah c’est comme ca ». Confortés dans l’idée qu’un cadre ne compte pas ses heures, hommescomme femmes jugent toute récrimination envers les horaires illégitimes, y compris la simpledemande de suractivité (la « récup ») après une amplitude horaire importante (« la nocturne ») :Emma, « quand même impliquée dans ce que (elle) fait » et qui « donc ne compte pas (ses) heures »,pointe ce lien obligatoire entre engagement et horaires, qui devient bientôt la seule matérialisationde l’engagement.

Sous la vision contrastée d’une activité des sondages elle-même diverse, entre mise enavant d’une fonction de cadre et valorisation d’un métier appuyé sur une maîtrise technique, le

8 L’ARTT a été mis en place en juin 1999. Dans un secteur majoritairement composé de cadres dont on attend qu’ilsne comptent pas leurs heures, l’enjeu est de taille. Les salariés sont répartis en trois modalités : la modalité 1 concerneglobalement les employés, techniciens et agents de maîtrise, qui doivent faire 37,5 heures par semaine, moyennant 12 joursde RTT (réduction du temps de travail) par an, et pour qui tout dépassement horaire ouvre droit à une récupération en tempsle plus souvent (c’est le cas chez ISOPEM), ou en argent. La modalité 2 concerne les cadres en « contrat de mission » (ceuxici interrogés) : leur temps de travail est annualisé et ils doivent travailler chaque semaine, plus ou moins 10 % de 38h30,moyennant un jour de RTT par mois ; au-delà de ces 10 %, ils peuvent déclarer des « tranches horaires de suractivité »,qui ouvrent théoriquement droit à des heures ou jours de récupération. Enfin, les cadres dits « supérieurs » appartiennentà la modalité 3 et sont soumis au forfait jour : ils doivent travailler 217 jours par an, moyennant 14 jours de RTT. Leurshoraires ne sont pas limités, seule imposition légale : un repos obligatoire de 11h entre deux jours de travail consécutifs.Ils ne récupèrent plus rien, si ce n’est les jours travaillés sur leurs week-ends ou congés.

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surinvestissement s’impose comme l’expression de la subjectivité, même si en réalité, les cadresici interrogés ne font que répondre aux attentes tacites d’une organisation du travail et plus large-ment du système capitaliste. Les salariés se montrent donc engagés, même si cet engagement estsouvent plus subi, car construit par la société et dans le travail, que réellement choisi et étayé pardes facteurs personnels de réalisation de soi.

2. Pour qui sonne la rupture ?

Rien ne semble à ce stade présager d’éventuelles ruptures de l’engagement dans le travaildes cadres rencontrés. Pourtant, parmi eux, certains envisageront une défection que d’autresmettront effectivement en place. Cette désaffiliation silencieuse (Castel, 1999), inattendue carelle touche ici des individus qui peuvent rester affiliés est un processus qui se nourrit de pointsde mécontentements avec l’entreprise, un vécu partagé et pourtant éprouvé isolément. Ce sontdes drames privés et individuels qui font de ces sources d’insatisfaction des désaccords bientôtirréductibles entre l’individu et son environnement (Boltanski et Chiapello, 1999), rendant lasituation de travail si insupportable que la rupture devient dès lors pour certains irrévocable.

2.1. Un engagement bientôt entravé par des désaccords co-produits par ISOPEM et sescadres

Le processus de désengagement et de défection des cadres rencontrés dans cette enquête nesemble pas naître dans la socialisation antérieure ou dans le seul rapport au travail. C’est enconsidérant la situation de travail chez ISOPEM comme une expérience-épreuve, saisie à traversun parcours et ce qu’il induit de « placements et déplacements » (Zimmermann, 2011, p. 62), quel’on peut comprendre comment certains restent engagés dans leur travail, et d’autres non.

C’est d’abord autour de la manière de faire le travail que se cristallise un premier point dedésaccord entre certains cadres et ISOPEM. Ceux qui envisagent leur activité comme un « rôlede coordination », propre à un statut plus qu’à un savoir-faire, adhèrent aux récentes évolutionsdu travail décrites plus haut, car ils y trouvent des bénéfices en méthodes standardisées et doncen temps gagné. En revanche, ceux qui ont développé l’identité métier la plus traditionnelle lespercoivent de facon négative et affichent une nette opposition aux changements : c’est ce quesignale Samuel lorsqu’il dit avoir « l’impression que l’on fait de plus en plus mal nos études », luiqui estimait que « c’était vraiment un beau métier mais là (. . .) c’est devenu du grand n’importequoi ». Confrontés à un écart grandissant entre « l’offre identitaire véhiculée par les règles de ges-tion et l’expérience individuelle et collective de subjectivation au travail » (Osty, 2003, p. 226),ces salariés sont victimes d’une organisation qui vient à leurs yeux remettre en cause le gestetechnique initial comme la dimension intellectuelle propre à chaque étude, pour finalement per-turber le travail à un point tel que l’activité en perd son sens (Cousin et Mispelblom Bleyer, 2011,p. 48).

Un autre facteur de désaffection émerge lorsque certains se sentent trahis par le statut de cadre.La réorganisation du travail mise en place par les projets « Équinoxe » et « Let’s Go » a immergéles salariés dans un faisceau de contraintes plus strictes tissé par les nouvelles technologiesinformatiques, favorisant une implication contrainte (Durand, 2004) dans laquelle certains voientleurs zones d’autonomie s’amenuiser. Sandrine (35–40 ans, en poste mais envisage de devenirbarmaid), cadre autodidacte qui a toujours affiché beaucoup d’enthousiasme et de reconnaissanceenvers ISOPEM, a ainsi été aspirée dans la spirale de la charge, accentuée par le sous-effectifde son équipe et entretenue par la « communauté molle » (Courpasson, 2000) formée avec ses

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collègues. Cette situation de surcharge s’est bientôt reproduite d’année en année pour devenir« chronique » et finalement insupportable : elle finit par craquer physiquement et envisage alorsde se reconvertir, « cassée » par l’indifférence de ses managers.

La trahison du statut se nuance dans les promesses d’évolution de carrière. Céline (35–40 ans,vient de démissionner sans avoir trouvé de poste) relie par exemple les problèmes de l’entrepriseet son propre retrait au moment où, le gel des embauches ayant été prononcé, la charge de chacuns’est accentuée, et où chaque salarié a dû « reculer d’un cran, les chargés d’études faisaient le boulotdes stagiaires, les directeurs d’études le boulot des chargés d’études ». Émerge ainsi un deuxièmedésaccord entre les cadres et les promesses d’un système économique dans lequel les entrepriseset leurs dirigeants font des cadres l’un des vecteurs de leur réussite (Boltanski et Chiapello,1999), sans leur témoigner les marques de reconnaissance attendues. Après s’être fondus dansl’archétype du cadre qui ne compte pas ses heures ou avoir cru à une carrière continue vers toujoursplus d’autonomie, certains, souvent les plus engagés initialement, voient la « promesse de carrièreobjective » se muer en une simple promesse d’employabilité, mise au service de l’entreprise etqui peut se faire en la défaveur du salarié, aussi engagé soit-il (Dany, 2001).

Enfin, un troisième désaccord dans l’épreuve du travail chez ISOPEM se noue dans le rejet de lastratégie de l’entreprise et plus largement des orientations impulsées par les dirigeants de la holdingqui a racheté ISOPEM. Bien que les enquêtés ne le mettent pas directement en mots, l’évolutiondu turn-over et la reconstruction des parcours révèlent que c’est au moment où ISOPEM a étéabsorbé par la holding anglaise que les futurs désengagés ont connu une déstabilisation dans leurrapport au travail. Leur regard critique s’est alors déployé à plusieurs niveaux : quand l’activitéenvahit la sphère personnelle de manière subie, certains, comme Alexandra, s’interrogent sur sesfinalités et sur la raison d’être, éthique voire philosophique, de tenir « un rôle de conseil et d’aideà la décision sur des projets qui ne plaisent pas en fait ». Damien dénie tout sens aux différentsprojets d’entreprise, si ce n’est celui de « remplir l’espace », tandis que Suzanne (35–40 ans,enceinte de son quatrième enfant, envisage un congé parental pour penser à sa reconversion)qualifie les réorganisations de « grande catastrophe », favorisant la montée du commercial, « pasle truc qu’(elle) préfère », et la séparation de son équipe (« on nous a coupées en deux »), cequi met un terme à l’équilibre qu’elle avait réussi à maintenir en dépit de ses doutes croissantsquant au métier. Autre signe de la perte de sens, la dilution du pouvoir engendrée par le rachatd’ISOPEM : d’une part, les décisions semblent alors émaner, pour reprendre Damien, « d’uneespèce de direction invisible qui doit être composée de quelques actionnaires et de gestionnairesqui sont on sait pas où » et d’autre part, le sens même de ce rachat échappe aux salariés. Bienqu’il ait cherché à se renseigner, Samuel n’a pu comprendre, pourquoi alors qu’« on était leader(prononcé à l’américaine), on avait besoin de fusionner avec des Bavarois pour progresser, enfinca me paraissait totalement non-sensique ». La « course à l’argent pour l’argent » observée chezISOPEM se teinte bientôt d’un sentiment d’inanité profond qui dépasse la seule expérience-épreuve du travail pour contaminer le sens qui imprègne le système dans son ensemble. À l’inversed’Emma qui « s’en fout », ou encore d’Antoine qui recherche le mouvement permanent quitte à« tourner en rond », cette perte de sens étreint les salariés progressivement désengagés, jusqu’à lesétouffer peu à peu, un sentiment plus marqué chez les femmes cadres rencontrées : on peut fairel’hypothèse que, portées par un investissement identitaire fort dans le travail et les promesses ducapitalisme, cette trahison résonne plus durement pour celles qui ont par ailleurs désinvesti leurrôle domestique traditionnel, assénant ainsi une double défaite. Si ces désaccords sont éprouvés pardifférents enquêtés face aux mêmes évolutions de l’organisation, aucune dynamique contestatairene s’enclenche : le désengagement est un processus d’autant plus individuel qu’il s’ancre dans unsentiment d’isolement profond.

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2.2. Un désengagement vécu dans l’isolement

Tous les cadres rencontrés ont évoqué les différents désaccords éprouvés dans l’expérience-épreuve du travail chez ISOPEM : certains parviendront à faire avec, quand d’autres neparviendront pas à les résoudre. Pour ces derniers, sur lesquels je vais à présent resserrer monpropos, la reconnaissance du désengagement se fait de facon progressive et relationnelle, fruitd’un travail de co-production entre l’individu et son environnement (Bidet, 2011), qu’il soitprofessionnel ou personnel.

Ainsi, malgré les doutes, le malaise, voire la souffrance, les enquêtés finalement désengagés neprésentent pas cette sensation comme une remise en cause immédiate de leur rapport au travail.Aucun signe de contestation ne se structure, ni individuellement, ni collectivement : j’en veuxpour preuve le fait que parmi mes enquêtés, quatre travaillent dans le même département sansavoir jamais partagé leur trouble quant à leur rapport au travail. Isolés, les cadres désengagéspeinent à faire face et font état de leur incapacité, au sens propre du terme, à « dire non ».

Le problème de la charge de travail et de la gestion des horaires est symptomatique de cettedifficulté à faire valoir son point de vue face à des clients, mais surtout à des supérieurs hiérar-chiques qui contrôlent la charge de travail. Quand bien même le sous-effectif est flagrant face auxdélais impartis, même si le travail demandé paraît absurde, ou que certains vont jusqu’à risquerleur santé, les enquêtés ne peuvent faire valoir leur opinion. Ce déni de la parole est renforcé parla culpabilité qui les étreint dès lors qu’ils ne se sentent plus en mesure de faire face au travail. Auplus quelques uns parviennent, comme Sandrine, à « prendre un peu de distance » pour mettre enplace des pratiques managériales visant à atténuer la pression auprès de leurs équipes, sans jamaisl’annihiler totalement. Cette absence de réaction demande de s’interroger sur la dimension capa-citante, voire incapacitante, de l’organisation (Zimmermann, 2011). Recruté individuellement,évalué dans la logique des compétences, enserré dans une chaîne organisationnelle, entouré decollègues du « même moule » et peu représenté par les instances du personnel9, envisager de « direnon » pour proposer d’autres pratiques paraît difficile. Les cadres chez ISOPEM sont confrontésà un environnement dans lequel n’émerge ni principe d’identité et de totalité, ni adversaires àcombattre (Touraine, 1978). Au contraire la logique participative y est portée haut et les supé-rieurs hiérarchiques, en installant des relations de proximité et d’apparente égalité (le « tu » estainsi de rigueur) préfèrent critiquer la compétence personnelle quand quelque chose ne tient pasplutôt que remettre en cause une organisation globale10.

L’entourage contribue souvent également à cet isolement. Le cercle amical est à la fois sourced’exemples stimulants, mais aussi d’angoisses existentielles, tandis que les parents sont peuévoqués, les difficultés professionnelles semblant tues devant eux. Le conjoint est quant à luiévoqué de diverses manières : il est régulièrement absent dans les discours, Alexandra par exemplen’a jamais vraiment parlé de sa situation avec son compagnon car elle « ne se sentait pas vraiment

9 Les supports collectifs sont peu présents auprès des cadres, les syndicats représentant avant tout les enquêteurs. Lasituation a toutefois évolué à partir de l’été 2008, deux cadres études ayant été élues au comité d’entreprise.10 Ma position d’enquête ne m’a pas permis d’avoir un accès suffisant aux discours des supérieurs hiérarchiques et de

connaître ainsi leur regard sur le désengagement de leurs cadres. Pour autant, des conversations informelles glanées aucours de mon préavis de départ et le fait que parmi mes enquêtés, certains étaient eux-mêmes encadrants (Sandrine dirigeun département par exemple) me permet de supposer que non seulement, le phénomène observé n’échappe pas totalementaux directeurs, mais qu’eux-mêmes sont sans doute placés face à des injonctions identiques, pouvant les conduire aumême mal-être. Pascale, directrice d’un département, me dit ainsi : « J’ai déjà été plus motivée, mais chez moi, c’estpersonnel aussi. J’ai eu de très gros soucis l’année dernière, j’ai été arrêtée une semaine où j’ai jamais été aussi malade,des maladies professionnelles en plus ».

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prise au sérieux ». Pour d’autres, l’influence du conjoint est plus nette dans le parcours menant audésengagement, sans être pour autant centrale. Irène par exemple, explique que c’est sans douteparce que son ami de l’époque était musicien qu’elle a progressivement éprouvé des désaccordsavec le métier, puis l’économie capitaliste de marché dans son ensemble. Enfin, adjuvant ouopposant, le compagnon peut également être un véritable acteur du parcours de l’enquêté : Suzannepar exemple lie son désengagement à un trop plein qui l’envahit dans sa vie professionnelle commedans sa vie personnelle, avec un conjoint qui l’enjoint à « dire stop », mais sans l’épauler auquotidien ; elle cherche parallèlement de multiples facons de s’en sortir, mais son mari s’opposeraà plusieurs pistes, accentuant alors son sentiment d’enfermement et d’inanité face à une vie defamille dont elle ne parvient pas à profiter comme elle le souhaiterait.

Isolés et démunis, développant une vision carcérale de leur emploi (Courpasson et Thoenig,2008), les salariés continuent de tout accepter, au prix de leur sphère privée, sans agir pouraméliorer leur situation de travail ni feindre leur engagement pour mieux accepter leur quotidiende travail, quitte à trouver des sources de satisfaction ailleurs : la « distance au rôle » (Goffman,1961) est ici présentée comme impossible. Portés initialement par la valeur identitaire très forte dutravail et une vision préconcue du statut de cadre, ceux ici interrogés ne semblent pas en mesurede développer la dose de cynisme nécessaire pour jouer avec plusieurs cadres de référence etainsi prendre du recul sur leur situation. Ils en sont d’autant moins capables que leurs supérieursprésentent l’engagement comme un savoir-être nécessaire à la tenue d’un poste dont les savoir-faire sont pourtant déjà maîtrisés, comme le dira l’un de ses supérieurs à Alexandra : « c’est pasplus dur que ce que tu fais maintenant (. . .) mais il faut que tu t’engages un minimum, tu peuxpas non plus jouer la comédie ». Les hommes rencontrés, qui avaient assumé initialement unrapport plus instrumental au travail, affichent une plus grande capacité à « faire le job » tout endéveloppant « une distance mentale » (Damien). Pour autant, dans un environnement dans lequelon n’envisage pas de composer avec le désengagement ou, à tout le moins, de recomposer unéquilibre pour résoudre les désaccords éprouvés, la seule solution pour les hommes comme lesfemmes, c’est, comme le dit Caroline, de ne « jamais vraiment affronter », mais de « contourneret partir ».

2.3. Bifurquer pour s’échapper

Avant d’assumer leur désengagement et de faire défection, les enquêtés qualifiés de désengagéstraversent « un temps de latence », dans lequel « des sentiments anxieux prédominent, liés àl’impression de ne plus avoir de place » (Negroni, 2010, p. 176–7). Cette phase est toutefoistemporaire et dure jusqu’à ce que la sphère privée fasse irruption dans la sphère professionnelle :c’est alors un événement qui a trait au privé et à ce qu’il implique pour l’identité qui entre en« collision biographique » (Negroni, 2005) avec les cadres rencontrés chez ISOPEM, entérinantalors le désengagement, exigeant la défection et déclenchant la bifurcation.

Entre ruptures du corps et drames personnels, vient le moment où « l’expérience se fait corps »(Zimmermann, 2011, p. 63), comme le montre le cas de Joséphine, qui sent le mal-être poindre àde nombreuses reprises, mais qui s’accroche, coûte que coûte et sans bien savoir pourquoi. Alorsque les vacances viennent enfin mettre un terme à une séquence professionnelle particulièrementdifficile, elle s’effondre, « burn out », le soir où elle fête ses 10 ans avec son compagnon, arrivant« avec 1h30 de retard au resto (les larmes lui montent aux yeux) ». C’est là que Joséphine prendconscience de sa situation : « j’avais le sentiment que j’étais devenue une bête à produire des trucs,que je n’avais pas le sentiment d’être libre dans mon travail et d’être responsable de ce que jefaisais en fait ».

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D’autres événements, d’ordre personnel, viennent fragiliser certains enquêtés et révéler ce« lien inextricable » entre émotions et bifurcation (Bessin, 2010, p. 325). Samuel et Damien ne lemettent pas immédiatement en avant dans leur récit, mais finissent par glisser que leur prise deconscience a coïncidé avec une rupture amoureuse. Après être resté très longtemps en couple, saséparation entraîne chez Damien « un changement personnel, assez profond », véritable « passageà l’âge adulte » dans lequel le travail constitue l’un des « chantiers de reconstruction et d’avancée ».Séparé mi 2009, il se cherche et comprend que le travail, qu’il a longtemps considéré de faconalimentaire tout en y « mettant du cœur » doit retrouver une place dans l’« harmonie » globale desa vie.

Enfin, c’est parfois la mort d’un proche qui vient frapper les enquêtés, sceller les désaccordset remettre fondamentalement en cause l’engagement dans le travail. Caroline a ainsi affronté ledécès foudroyant de son père, jeune retraité, qui l’a « complètement bouleversée au niveau de(son) rapport au travail ». Si comme Suzanne, elle est mère et remet en balance son engagementdans le travail avec le temps qu’elle souhaite accorder à ses enfants, elle s’identifie aussi à ce pèredont elle se « demande ce qu’il a fait de sa vie », et comprend qu’elle est en train de « passer àcôté de quelque chose en travaillant autant et en donnant autant », sans pouvoir s’expliquer un telinvestissement. Dans une période également difficile au travail, au-delà du deuil, c’est aussi uneréflexion sur le sens qu’elle souhaite vraiment donner à sa vie qui l’étreint.

Après le turning point (Abbott, 2010), ce point de non-retour, si les cadres désengagés aspirentà se retirer du travail tel que vécu chez ISOPEM, ils ne remettent pas pour autant en cause letravail, cherchant au contraire un projet susceptible de leur permettre de renouer avec cette valeur.Leur bifurcation s’inscrit majoritairement dans une reconversion professionnelle volontaire visantà renouer avec les fonctions d’affiliation et d’étayage identitaire du travail (Vermeersch, 2004).Ce fait est particulièrement frappant chez les femmes cadres rencontrées : alors que leur conjointa pu dans certains cas leur offrir une porte de sortie provisoire en leur suggérant d’arrêter detravailler, elles cherchent au contraire, et de facon très affirmative, à trouver un nouvel emploi,pour maintenir leur autonomie et continuer à exister en dehors de la sphère domestique. Alorsque le choix des études, puis du travail occupé s’était initialement fait au hasard, les enquêtésdésengagés se font les acteurs de leur parcours et se réapproprient le discours de valorisation dutravail, jusqu’à élaborer un nouveau rite initiatique vers le monde adulte : les interrogations desfilles d’Alexandra sur ce qu’elle aura envie de faire « quand elle sera grande », ainsi que le « devenirhomme » que représente pour Damien le fait de « tenir le gouvernail (. . .) pour la première foisde faire les choses par moi-même et tel que je le veux et pas d’avoir l’impression d’être ballotépar la vie, ou par des contraintes X ou Y » viennent corroborer cette hypothèse d’un décalage del’entrée dans le monde adulte qui ne se serait pas fait avec la primo-insertion, mais au contraire seréaliserait à travers la bifurcation. Elle apparaît donc comme le « maintenant ou jamais » de fairele point sur soi et de prendre sa vie en main pour créer cette identité professionnelle encore latente,quitte à sortir des voies ordinaires. Pour autant, l’examen des ressources, conditions et visées dela bifurcation vient nuancer cet enthousiasme identitaire, faisant émerger certaines inégalités, etsurtout une fragilisation du parcours des femmes cadres rencontrées.

3. Une réaffiliation fragile, surtout pour les femmes

De l’engagement au désengagement, les parcours étudiés mènent ensuite au réengagementdans le travail. Loin de vouloir améliorer leur quotidien de travail, les cadres rencontrés et iden-tifiés comme désengagés envisagent de le quitter, prêts à se désaffilier pour mieux se réaffilierà travers une nouvelle forme de travail. Ici ce sont davantage les femmes que les hommes qui

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font défection, ce qui n’est pas seulement lié à leur présence plus importante au sein des effectifsd’ISOPEM et dans la population enquêtée : les deux hommes qui souhaitaient bifurquer sont ainsitoujours en poste deux ans après l’enquête, alors que les femmes rencontrées l’ont toutes fait, àl’exception de Sandrine. Il apparaît que c’est d’abord parce que les cadres font partie des « plusstables des stables » (Castel, 1999) qu’ils peuvent prendre le risque de se reconvertir, à l’appuide certaines ressources apportées par le salariat. D’autres ressources sont plus spécifiques auxfemmes, favorisant une défection concrète, qui renvoie certes à une individualisation des choixde vie mais n’est pas exempte in fine d’un possible déclassement.

3.1. Des ressources organisationnelles et institutionnelles déterminantes

Si la bifurcation n’est pas un processus serein, et peut s’apparenter à « une grande tempêteintérieure », les cadres désengagés prennent le temps de réfléchir à la reconversion et à sa miseen place, sauf Céline qui démissionne sans avoir cherché un nouvel emploi. Conscients de leurstabilité professionnelle dans un marché de l’emploi dégradé, ils sont en mesure de s’offrir le luxedu temps, appartenant à une catégorie sociale qui, bien que tenue par des contraintes économiques,reste mieux dotée que la moyenne de la population.

Le salariat leur offre ainsi des protections et dispositifs permettant de mettre en place une bulledans leur parcours et de prendre le temps de penser leur reconversion vers un nouvel emploi etsurtout une autre facon de travailler. Vivant une troisième grossesse compliquée, Caroline a pubénéficier d’un congé maternité long qui lui a permis de préparer un concours d’éducatrice. Pourd’autres, loin de les déstabiliser (Pochic, 2001 ; Guyonvarch, 2011), le plan de sauvegarde del’emploi mis en place à l’automne 2009 au sein d’ISOPEM est apparu comme l’opportunité des’assurer une sécurité financière pour mettre en place son projet personnel, dans le cadre d’uneentreprise qui refuse toute rupture conventionnelle des emplois. La question du financement de lareconversion est en effet déterminante : voir son salaire partiellement maintenu pendant un congéindividuel de formation (à hauteur de 80 ou 90 %) ou pouvoir toucher les Assedics grâce à unlicenciement (soit environ 57 % du salaire journalier de référence) est un atout crucial, qui permetde vivre sa bifurcation (presque) comme on le souhaite. Irène (30–35 ans, serveuse) dit ainsi« merci les Assedics », qui lui ont permis de prendre le temps de la réflexion, mais également dereprendre son activité de serveuse, moyennant une baisse de salaire conséquente, mais compenséepar des tactiques adroitement mises en place pour consolider son salaire. Il convient toutefoisde souligner que les salariés travaillant en institut sont privilégiés par rapport au reste de lapopulation11, et d’autant plus privilégiés qu’au moment de l’entretien, si Damien et Samuel nesont pas en couple, les femmes enquêtées (y compris Irène au moment de sa reconversion) le sont,bénéficiant ainsi d’un plus grand confort économique et de réserves d’épargne non négligeables.C’est sans doute ce qui explique que la question financière n’est pas présentée comme un obstaclemajeur à la reconversion mais aussi ce qui renforce la qualité d’opportunité organisationnelle duPSE et du licenciement.

Le bilan de compétences a été présenté dans tous les entretiens de femmes cadres commeun autre élément déterminant de la bifurcation, mais il convient de relativiser son rôle. Dans uncontexte contraint et fermé, vécu dans l’entreprise et percu dans le reste du monde de l’emploi,

11 Le salaire brut horaire moyen des salariés travaillant en institut d’études (NAF rév. 2, 2008 = 73.20 Z) est de 20D enmoyenne, 24D chez les hommes et 18D chez les femmes. Le salaire moyen auprès de l’ensemble de la population activeest de 17D. Source : Insee, DADS 2008.

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le bilan de compétences apparaît certes comme l’accès à un espace de liberté, ressource appa-remment d’autant plus capacitante qu’elle est encadrée légalement. Or, alors que ces femmes ontdroit de disposer d’un congé spécifique12, elles préfèrent entreprendre cette démarche hors del’entreprise sur leur temps personnel. Certaines développent ainsi le sentiment de réaliser un actede revendication à part entière, congruent avec l’affirmation de soi que représente la reconversion.Elles révèlent aussi que dans une telle logique, bénéficier d’un temps partiel est un atout discrimi-nant, plus favorable aux femmes qu’aux hommes. En outre, pour l’ensemble des enquêtées, qui sequalifient souvent de « dépressive(s) », ce dispositif apparaît comme une thérapie, qui les a avanttout poussées à faire le point de manière égocentrée sur leur rapport au travail et leur personnalité,sans évoquer les raisons d’ordre organisationnel, économique ou idéologique qui les amènentégalement à se désengager. Le bilan de compétences s’apparente à un autre moyen d’inculquerl’idéologie capitaliste (Pochic, 2001, p. 204) qui les replonge dans leur tendance, déjà prononcée,à l’individualisation, sans toujours leur donner des pistes de reconversion concrètes. Il pose enfinquestion en termes de genre : si la part matérielle de la reconversion, et notamment ses incidencesfinancières, ne sont pas évoquées, ne faut-il pas y voir un retour inconscient de la perceptiond’un emploi féminin accessoire, simple occupation assortie d’un salaire d’appoint ? Les pistesprofessionnelles évoquées, de l’éducation au paramédical en passant par le secteur associatif, nerenouent-elles pas également avec des activités dites féminines, proches de la sphère du care ? Lebilan de compétences initialement présenté comme un élément déterminant dans la constructiondu réengagement des cadres désengagés et en particulier des femmes cadres rencontrées, occupedonc un statut ambigu, jouant un rôle indéniable dans la séquence de la prise de conscience dudésengagement, sans enclencher concrètement la reconversion mais en renforcant les identités degenre présentes dans le rapport au travail. Les appuis relationnels présentent la même ambigüité,favorisant tout autant qu’ils orientent la reconversion des cadres désengagés.

3.2. Des appuis relationnels ambigus mais déterminants

À l’instar des observations de Catherine Negroni, « le rôle des autruis est déterminant dans lareconversion professionnelle volontaire » (Negroni, 2005, p. 328), la reconversion ne s’appuyantpas uniquement sur un capital institutionnel et financier mais aussi sur un capital social. Pourtant,au même titre qu’il a été difficile pour les cadres rencontrés d’assumer leur défection, les enquêtésdésengagés parlent peu autour d’eux de leur quête identitaire et de leur reconversion, plusieursl’ayant même « caché très longtemps » par peur de la honte de l’échec. Ce pari sur soi-même estdonc peu connu de l’ensemble de l’entourage et les amis mis dans la confidence sont soigneu-sement choisis parmi ceux qui soutiennent le projet, sans émettre de réserves ou projeter sur lapersonne leurs propres angoisses face à une période de chômage et une plus grande insécuritéstatutaire. La parentèle n’est pas non plus un soutien immédiat de la bifurcation, d’autant que laplupart des enquêtés tardent à parler de leur choix de reconversion : parce que ces cadres font lechoix atypique d’une instabilité que leurs parents ont voulu fuir, ils cherchent d’abord à ne pas lesinquiéter, comme le montre Céline qui plusieurs semaines après avoir démissionné n’a toujourspas annoncé la nouvelle à ses parents. Toutefois, une fois la bifurcation divulguée, même si lesparents « ne comprennent pas vraiment », ils sont une source de soutien affectif, logistique voire

12 Le bilan de compétences peut être réalisé dans le cadre d’un congé spécifique ou du plan de formation de l’entreprise,avec autorisation de l’employeur. Ce congé, d’une durée maximale de 24 heures, peut être pris en charge par le FONGECIFou certains OPCA de branche, et ainsi maintenir le niveau de rémunération du bénéficiaire.

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financier : la mère de Caroline par exemple a pu garder ses trois enfants en bas âge au momentoù elle passait les épreuves de son concours ou dès qu’elle a eu besoin de se reposer, tandis quele père d’Alexandra « sponsorise » son congé sabbatique en lui donnant un peu d’argent.

Dans le cadre de la bifurcation, le soutien du compagnon et la manière dont il exerce cesoutien peuvent également éclairer et alimenter les reconversions. Il se fait ainsi parfois Pygmalion(Negroni, 2005) : Alban, le mari de Caroline, a repris ses études avec elle, ce qui a pu, sans qu’elledise en avoir conscience, influencer sa propre volonté de se lancer dans la préparation d’unconcours. Il peut se faire également mécène : comme évoqué plus haut, il est flagrant de constaterque les personnes qui parviennent à envisager une reconversion professionnelle et à la mettreconcrètement en place sont dans une relation conjugale stable, une partie de ceux qui ne mettentpas de projet concret en place étant plus souvent célibataire. Il peut enfin se faire roi : la « phasede latence » traversée par Suzanne paraît d’autant plus longue que sa reconversion ne répond pasuniquement à sa propre quête identitaire, mais est également suspendue aux avis de son concubin.C’est lorsque ce dernier a jugé qu’elle est dans « une dynamique constructive » qu’il accepte enfinde faire le quatrième enfant que Suzanne attend depuis plusieurs années, même si par ailleursle couple n’a pas concrètement envisagé les conditions financières de son arrivée et du congéparental dont Suzanne souhaite profiter pour réfléchir à sa reconversion. C’est sur la base del’ensemble de ces ressources organisationnelles, institutionnelles et biographiques que les cadresqui ont bifurqué ou qui envisagent de le faire ont mis en place une reconversion professionnelleleur permettant de renouer avec un travail plus proche de leurs aspirations identitaires. C’est eneffet le Soi et la place du Soi dans la Cité qui est au cœur de la construction de leur projet.

3.3. Un engagement dans le travail revisité

L’engagement dans le travail est revisité sur le plan du contenu avant tout : alors que les enquêtésavaient construit leur parcours sans vocation, ils se détachent cette fois de la forme et notammentdu statut d’emploi, pour se centrer sur des sujets, tâches et savoir-faire précis, mêlant quête de Soi,quête du plaisir et quête de sens dans le travail. Si Sandrine transpose dans le métier de barmaidson goût pour la fête et la nuit, Alexandra se projette corps et âme dans l’univers du bien-être,dont elle m’a livrée à plusieurs reprises une description très détaillée et quasi charnelle. Cetteexploration conduit certains, comme Damien, Irène, Alexandra, Joséphine ou Sandrine, à renoueravec des projets professionnels anciens, qui remontent parfois à l’enfance, et qui, alors qu’ilsconstruisaient leur parcours, avaient été « inhibés du fait d’une insertion réussie dans le modèlede l’excellence scolaire et professionnelle », pour reprendre les observations similaires d’HélèneStevens au sujet des destins professionnels des femmes ingénieurs (Stevens, 2007, p. 459).

En outre, ils semblent composer par le travail une forme d’engagement quasi politique, certessorti des cadres traditionnels de la militance, mais intrinsèque à l’activité de travail. À travers leurbifurcation et leur réengagement dans le travail, c’est à un nouveau régime que les enquêtés aspirentvia une activité qui ne serait pas toute entière dédiée à des objectifs financiers et économiques,mais qui serait tournée vers la sphère publique et au service du public. Or cette appréhensionpolitique du travail et de son sens, les enquêtés ne pensent la trouver qu’en sortant de l’entreprisetype du capitalisme pour trouver des formes alternatives de salariat. Ils acceptent ainsi de rompreavec une « image sociale » traditionnelle, celle du cadre d’entreprise, pour renouer avec unevision du « travail = liberté et émancipation » et qui serait pleinement ancré dans la société. Leurdétachement envers ce statut de cadre pourtant défini comme attractif rejoint les analyses d’OlivierCousin (2004), révélant une absence de scrupule à le quitter en se reconvertissant. Les cas deSandrine et Irène sont sans doute les plus symptomatiques de cette diversification des choix de

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vie : cadres d’entreprise bien payées, occupant pour la première un poste à responsabilité et pourl’autre un poste dans un prestigieux groupe international, elles sont prêtes, et Irène l’a même fait,à tout quitter pour devenir serveuses dans un petit commerce, détachées tout à la fois du statut decadre et conservant certes une relation salariale, mais dénuée des attributs de sécurité et de carrièrequi fondent l’attractivité et la spécificité du statut (Bouffartigue, 2001) ; de même, elles s’apprêtentà exercer un métier plus physique, avec des tâches moins gratifiantes, sans qu’Irène, déjà en postedepuis près d’un an, n’éprouve le moindre regret d’avoir délaissé des activités initialement plusintellectuelles.

À travers l’ensemble de ces reconversions, les enquêtés continuent de valoriser le travail et devouloir s’y surinvestir, mais tout en développant un regard plus réflexif sur le monde néolibéraldans lequel il s’insère aujourd’hui, en cherchant notamment à esquiver les contradictions déjàsubies chez ISOPEM. Sans s’engager politiquement, ils témoignent à leur manière d’une autrefacon d’envisager le travail et son inscription dans la société : il est vrai que c’est à travers leurexpérience chez ISOPEM, devenu le parangon d’une entreprise plongée au cœur de l’économielibérale, que leur désengagement a été co-produit, mais ils semblent conscients, notamment àtravers les choix de reconversion opérés, que le capitalisme ne leur permettra pas de nourrir d’unepart les promesses que le système lui-même tient, mais également leurs propres aspirations, oudit autrement, leur manière d’être au monde.

Au terme de l’analyse des tenants de la bifurcation, il apparaît que les cadres ici désengagés eten reconversion se sentent peu déstabilisés, grâce à leurs appuis institutionnels, organisationnelset biographiques. Si ces supports ne constituent pas entièrement des ressources vers le dévelop-pement plein et entier des capacités des cadres rencontrés et font émerger des inégalités entrehommes et femmes, mais aussi entre personnes en couple ou célibataires, ils forment égalementun socle leur permettant de ne pas subir un profond déclassement, même si les défections ici ana-lysées fragilisent les parcours, tout particulièrement des femmes qui les ont concrètement misesen place.

3.4. L’emprise du genre

Si la marque du genre n’est apparue que par touches jusqu’à maintenant, ces ruptures observéeschez des cadres avant tout féminins peuvent être analysées de manière plus approfondie au prismedes rapports sociaux de sexe. Leur souhait de ne pas poursuivre de carrière organisationnelle ausein d’ISOPEM et plus largement du monde de l’entreprise peut tout d’abord s’expliquer parleur confrontation avec le plafond de verre édifié chez ISOPEM. Travailler et progresser chezISOPEM implique une « disponibilité extensive » (Guillaume et Pochic, 2007), à laquelle certainesfemmes s’efforcent de répondre, sans que cela ne semble jamais suffire. En se coulant dans cemoule « masculin neutre » qu’elles ne remettent jamais en cause, y compris face à des actes dediscrimination flagrant (Céline a ainsi vu sa promotion retardée à chaque annonce de grossesse),les femmes ici étudiées semblent finir par accepter l’écart de traitement entre les hommes etles femmes qui se met peu à peu en place, jusqu’à le justifier dans leur propre discours. Ainsi,elles développent tout d’abord un sentiment d’infériorité, expliquant comme Caroline qu’elles nesont pas capables d’aller plus loin : celle-ci affirme ainsi qu’elle était meilleure chargée d’étudesque chef de groupe, notamment parce qu’elle est « plus micro que macro » et qu’elle a doncdu mal à voir les choses de facon globale, une qualité nécessaire selon elle à des fonctions plusimportantes. L’autre argument utilisé pour rationnaliser ce plafond de verre est la charge familiale,dont le poids est d’ailleurs lié à celui de l’habitus (la plupart des femmes désengagées ayant euune mère au foyer). Si Céline dit d’abord que c’est son milieu social qui l’a « rattrapée » et qui ne

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lui a pas permis de se projeter dans un statut plus élevé, parce qu’elle n’avait pas de « modèle »,elle explique tout de suite après qu’il faut aussi faire des choix, car elle ne croit pas que « tupeux mener (une carrière et une vie de famille) de front » sinon, elle « pense que les enfants,c’est d’autres gens qui les élèvent ». Il y a donc, de facon très marquée chez ces femmes, uneintériorisation de la norme masculine de l’organisation qui les empêche de se projeter plus avantdans une carrière ascensionnelle.

Le poids du genre s’alourdit dans les choix de reconversion : dans le service en restaura-tion (pour Irène et Sandrine), l’éducation (pour Caroline, mais également à travers la piste dela formation pour Céline), le bien-être (pour Alexandra) ou encore le médical et le paramédi-cal (là encore comme piste pour Céline), ne faut-il pas voir un repli accentué sur des activitésvalorisant « des compétences relationnelles » coïncidant « avec des dispositions féminines, socia-lement construites », pour reprendre les termes de Hélène Stevens (2007, p. 457) ? J’ai montréplus haut que dans de nombreux cas, les pistes de reconversion recouvrent des envies profes-sionnelles, jamais explorées sous la forme d’un projet concret, mais envisagées à l’adolescence,un phénomène les reliant à la période de « cristallisation d’une identité sexuée » que représentel’adolescence et reflétant ainsi « une division sexuelle du travail : ils sont tournés vers l’utilitésociale ou le soin aux autres » (Stevens, 2007, p. 459). Sous cet angle, l’hypothèse évoquée ausujet du bilan de compétences d’une reconversion renouant avec la vision d’un travail fémininsynonyme d’une occupation apportant un salaire d’appoint semble prendre plus de force : Caro-line, en devenant éducatrice, gagne 1500 euros et perd ainsi 800 euros de salaire. De même, laquatrième maternité de Suzanne, percue comme une opportunité de se retirer temporairement dumarché du travail pour réfléchir à sa reconversion, lui fait dans le même temps courir le risquede ne plus retrouver un emploi lui garantissant une indépendance économique et un statut à lahauteur de son emploi chez ISOPEM (Pailhé et Solaz, 2010).

Ces éléments qui alimentent les projets de reconversion des femmes alors qu’ils ne sontpas exprimés chez les hommes, permettent d’envisager les parcours de désengagement et deréengagement des femmes cadres chez ISOPEM sous l’angle du phénomène des « revolvingdoors » (Jacobs, 1989), développé en sociologie américaine puis repris par certaines chercheusesfrancaises (Guillaume et Pochic, 2007). Il révèle comment la division sexuelle du travail estnotamment entretenue et renforcée dans l’organisation par un contrôle social opérant par desvoies formelles et informelles : car si ISOPEM porte haut le nombre de femmes cadres à tempspartiel ou qui ont pu accéder à des postes de direction, l’institut voile dans le même temps lecas de ces femmes qui décrochent malgré un haut niveau de qualification, pour se recentrer surdes voies plus propices à un temps maîtrisé, dans des activités féminines plus porteuses de sensmais au prix d’un statut et d’un salaire diminués. Aussi, ce qui se joue à travers ces différentesreconversions, c’est le fait que ce type de parcours peut faire renouer des femmes, qui ont pourtantd’abord accédé grâce à un parcours scolaire exemplaire à un statut de cadre très protecteur, « avecune situation d’emploi encore plus incertaine » mais qui leur permet de quitter un univers dutravail dans lequel « elles ont le sentiment d’avoir plus que jamais à se battre » (Stevens, 2007,p. 461). Or, alors que les femmes interrogées par H. Stevens avaient dépassé la quarantaine, cetype de parcours intervient dans mon enquête beaucoup plus tôt (parfois avant même la trentaine),dévoilant des effets de fragilisation potentielle à plus long terme.

4. Conclusion

Deux ans après l’enquête, qu’est-il advenu des cadres rencontrés ? Ceux qui étaient parvenusà faire avec leurs désaccords chez ISOPEM poursuivent leur carrière en entreprise, affichant la

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même adhésion au système. Entre congé parental, démission et reconversion, celles qui avaientmis en place leur bifurcation affichent une grande satisfaction dans leur nouvelle vie, malgré lafragilisation de leur parcours : Caroline m’écrit ainsi avoir « la sensation d’avoir trouvé à moyen-long terme le moyen de concilier “toutes ses vies” » et Irène dit n’avoir aucun regret, même si elleéprouve encore le besoin de « prendre le large » et s’interroge sur la suite à donner à sa vie. Seulstrois des cadres rencontrés n’ont pas bifurqué en dépit d’un désengagement persistant. L’envie dese reconvertir reste présente, mais peine à se matérialiser, entre plus grande fragilité économiqueet difficulté à clarifier ses intentions.

Se désengager, mais aussi s’engager et se réengager : c’est le triptyque que j’ai interrogé àtravers cette recherche menée au croisement du travail, du parcours et du genre. Dans le secteurdes instituts de sondages, je me suis attachée à révéler l’existence de cas d’hommes et surtoutde femmes cadres qui, malgré une insertion dans le monde du travail mêlant sécurité et pro-messes d’épanouissement personnel, veulent quitter voire quittent un univers professionnel etplus largement économique qui ne leur convient plus. Les salariés ici rencontrés partagent uneforte valorisation du travail, qui est initialement moins nourrie par un contenu précis que par desformes centrées sur un investissement horaire important. Leurs dispositions à l’engagement autravail se confrontent à un univers où celui-ci est mis en avant, recherché, voire imposé. Tousconnaissent également les mêmes points de mécontentement envers leur métier et leur organi-sation, centrés sur la manière de faire le travail, la trahison du statut de cadre ou un sentimentde perte de sens plus généralisé concomitant avec les transformations de leur entreprise. C’estfinalement chez ceux, et surtout celles, qui connaîtront par ailleurs des difficultés d’ordre privéque s’ancreront ces désaccords et que le processus de désengagement menant à la défectionpuis à la bifurcation s’enclenchera, ouvrant vers d’autres manières de travailler et des choixindividualisés.

Si l’enquête présentée ici s’intéresse à un nouvel aspect du parcours des cadres, elle laisseen suspens certaines questions auxquelles de prochaines recherches pourraient répondre. Peuabordés dans les décennies antérieures, au cours desquelles le prisme salarial restait domi-nant (Bidet, 2011), ces cas de défection de cadres envers leur entreprise et plus largementle salariat en économie capitaliste éclairent sous un jour nouveau les effets des mutations dumonde du travail sur les salarié(e)s et leur biographie, y compris sur les plus privilégié(e)s.Loin d’une rébellion et d’une contestation créative de l’environnement, c’est plutôt à traversun repli sur soi silencieux et une fuite hors du système que s’envisage ici la rupture, révé-lant une vision dépréciée du statut de cadre et plus largement des protections apportées par lesalariat. Ces bifurcations posent également la question de l’individuation, car elles répondentdans le même temps à une volonté de renouer avec un travail économiquement incontour-nable mais ancré dans des activités plus proches de la sphère personnelle, quitte à accepterdes formes d’emploi moins rémunératrices et protectrices. Circonscrite à un terrain peu étu-dié sous l’angle du travail, cette enquête soulève ainsi sans la résoudre l’équation entre leseffets de l’évolution de l’organisation du travail et ceux de l’individualisation des choix de vie,résolution qui permettrait de comprendre plus finement encore les ressorts de ces parcours dedésengagement. Elle ouvre toutefois la voie à un approfondissement de cet objet de recherche,y mettant plus particulièrement en lumière le poids du genre : c’est en effet chez les femmesqu’apparaissent des fragilisations plus importantes, soulevant la question de l’accès continu deces dernières à une pleine et entière indépendance, y compris pour celles qui étaient initiale-ment parvenues à dépasser le rôle qui leur est traditionnellement assigné en occupant le statut decadre.

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Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare avoir été salariée d’ISOPEM jusqu’au 31 octobre 2010.

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