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Alain BIHR sociologue français se revendiquant du communisme libertaire professeur des universités à l'université de Franche-Comté. (1992) “Dix ans de désengagement de l’État. Le mirage des politiques de développement local.” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES

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Alain BIHRsociologue français se revendiquant du communisme libertaire

professeur des universités à l'université de Franche-Comté.

(1992)

“Dix ans de désengagement de l’État.

Le mirage des politiquesde développement local.”

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Alain BIHR

“Dix ans de désengagement de l’État. Le mirage des politiques de développement local.”

Un article publié dans Le Monde diplomatique, no 464, no-vembre 1992, pp. 18-19.

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Alain BIHRsociologue français se revendiquant du communisme libertaire

professeur des universités à l'université de Franche-Comté.

“Dix ans de désengagement de l’État.Le mirage des politiques de développement local.”

Un article publié dans Le Monde diplomatique, no 464, no-vembre 1992, pp. 18-19.

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Alain BIHR *

sociologue français se revendiquant du communisme libertaireprofesseur des universités à l'université de Franche-Comté.

“Dix ans de désengagement de l’État.Le mirage des politiques de développement local.”

Un article publié dans Le Monde diplomatique, no 464, no-vembre 1992, pp. 18-19.

Rompant avec ses traditions, la France s’est engagée depuis le dé-but des années 80 dans une politique de décentralisation du pouvoir au profit des régions, départements et communes. Au même moment, comme dans tous les pays occidentaux, l’État, sous la pression de la crise, abandonnait aux collectivités locales nombre de ses obligations économiques et sociales. Dix ans plus tard, le bilan est loin d’être à la hauteur des espérances. Développement, solidarité et démocratie n’ont guère été stimulés par ce transfert de responsabilités.

Mots-clés ▪ Région

Au cours de la dernière décennie, les responsables politiques des municipalités, des départements et des régions ont multiplié les projets de développement local destinés à dynamiser la vie économique et sociale d’un quartier, d’une commune, d’un bassin d’emploi, d’un canton. Ces projets visent en particulier à développer les synergies nécessaires entre l’ensemble des acteurs de la vie locale, dans le but de créer ou de préserver des emplois, d’insérer ou de réinsérer profes-sionnellement des populations en voie de marginalisation, de valoriser le potentiel économique d’une zone géographique ou administrative déterminée, etc. Trois traits caractérisent ces politiques :

* Docteur en sociologie, auteur notamment, de Du "grand soir" à "l'alternative". La crise du mouvement ouvrier européen, Editions ouvrières, Paris, 1991.

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* elles procèdent d’initiatives et s’appuient essentiellement sur des ressources locales ;

* elles se veulent globales et ont le souci de ne pas séparer l’éco-nomique du social et du culturel ;

* elles cherchent à associer des acteurs du privé, du public et du monde syndical et associatif, sur la base d’un consensus local et dans un esprit de solidarité.

Leur apparition, au cours des années 80, ne s’est nullement limitée à la France. "Un fait indiscutable s’impose : la préoccupation de l’in-tervention économique pour le développement local s’est généralisée ; la plupart des collectivités locales mettent aujourd’hui cette politique en avant comme priorité. C’est le cas en France, mais aussi en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne, aux États-Unis 1."

À l’origine de ces politiques se trouve le désengagement relatif du pouvoir central dans la gestion des problèmes économiques et so-ciaux, tendance lourde des années 80 au sein de tous les pays indus-triels développés.

Dans un premier temps, ce désengagement a été contraint, expres-sion de l’impuissance de l’État face à l’ampleur et à la complexité des tâches nées de la crise économique : reconversions industrielles, re-conversion professionnelle des salariés, montée du chômage de masse, lutte contre l’aggravation des inégalités et des exclusions... Dans la seconde moitié des années 70, les premiers projets de développement local naissent sur les ruines des politiques de gestion keynésienne de la crise, et du "volontarisme d’État" qui montre alors rapidement ses limites, bien souvent sous l’impulsion de luttes sociales, dans les bas-sins d’emploi les plus durement touchés.

Dans un deuxième temps, le désengagement du pouvoir central va être érigé en vertu. Le contexte s’y prête. Sur le plan idéologique, c’est le retour en force des idées libérales, valorisant l’entreprise et les entrepreneurs, l’initiative individuelle, la "créativité". À la faveur du

1 Edmond Preteceille, "Paradoxes politiques des restructurations urbaines" in Espaces et Sociétés, n° 59, L’Harmattan, Paris, 1991, p. 15. On en trouvera de multiples exemples, français et étranger, dans Bernard Pecqueur, le Dévelop-pement local, Syros, Paris, 1990.

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recentrage d’une gauche gouvernementale abandonnant toute velléité réformiste, on assiste à la convergence des valeurs libérales et des va-leurs "autogestionnaires". Cette synthèse "libérale-libertaire" popula-rise les thèmes du "moins d’État" et de la nécessaire renaissance de "la société civile contre l’État".

Ce glissement idéologique va favoriser une nouvelle attitude du pouvoir central face aux pouvoirs locaux. S’inspirant du fameux "principe de subsidiarité", elle revêt le plus souvent la forme de l’im-pératif suivant : "Aide-toi et l’État t’aidera (éventuellement)!" Ce qui permettra à M. Jean Gatel, alors secrétaire d’État à l’économie sociale et au développement local, de définir les objectifs de ce dernier en ces termes : "démocratiser l’acte d’entreprendre, diffuser largement la culture entrepreneuriale 2." Le développement local devenait ainsi la voie de promotion de "nouveaux entrepreneurs", dont on ne savait pas très bien en quoi ils se distinguaient, par leurs fins (la formation du profit et l’accumulation du capital) ou par leurs moyens (l’exploitation d’une force de travail salariée), des "anciens".

Parallèlement à cette évolution idéologique, l’adoption des lois de décentralisation de 1982-1983 élargissait considérablement les com-pétences des collectivités locales. Désormais, communes, départe-ments et régions vont pouvoir devenir des acteurs à part entière : primes et subventions aux entreprises pour les communes ; conven-tions avec des entreprises en difficulté pour les départements ; mise en œuvre du plan national, élaboration de leur propre plan, aides finan-cières aux entreprises et même prise de participation pour les régions.

Les collectivités locales sont invitées à se comporter en animateur ou en catalyseur de la vie économique locale, sinon sommées de le faire, en créant les synergies nécessaires. Une incitation directe de la part du pouvoir central auprès des pouvoirs locaux à se saisir des fonctions que lui-même était en train d’abandonner.

Un mouvement identique a stimulé les politiques de développe-ment local dans les autres pays industriels développés. Ainsi, aux États-Unis, c’est le "désengagement fédéral" qui a suscité le "volonta-risme local" : "Il y a réappropriation par l’État local des prérogatives abandonnées par l’État fédéral 3."

2 Cf. ses déclarations dans Alternatives Économiques, n° 33, janvier 1986.

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Un troisième facteur est venu favoriser le développement de ces politiques : la découverte, à la fois empirique et théorique, de ce qu’on pourrait nommer le "pouvoir créateur des réseaux". Plus sont denses les réseaux de communication, informels ou institutionnels, entre ac-teurs économiques, plus intense est la solidarité (le "partenariat") entre entreprises au-delà ou en deçà de leur mise en concurrence par le mar-ché, et plus l’efficacité de l’ensemble socio-économique ainsi dessiné est grande et, avec elle, celle de chacun des membres du réseau. Tout le contraire de ce qu’enseigne le taylorisme, avec son obsession de la division des tâches et son apologie des spécialisations. Car ces ré-seaux favorisent la formation, la diffusion et la transmission des sa-voir-faire industriels aussi bien que des innovations techniques 4. Sur la base d’un pareil constat, les politiques de développement local peuvent se donner pour objectif de créer ou de dynamiser de pareils réseaux. À cette première découverte s’en est adjointe une seconde, concernant le caractère déterminant des facteurs sociaux et culturels dans le développement économique. Parmi eux : les infrastructures de communication et de transport, les institutions de recherche et de for-mation, la présence d’une tradition et d’une culture industrielles, l’existence d’un consensus social, etc. En ce sens, développement lo-cal rime nécessairement avec développement social 5. Et ce sont les collectivités locales qui semblent les mieux placées pour réconcilier l’économique, le social et le culturel.

3 Cf. Pierre Dommergues, "Le Michigan, laboratoire de l’économie-territoire", le Monde diplomatique, octobre 1986.

4 Cf. George Benko et Alain Lipietz (sous la direction de), Les régions qui gagnent, PUF, Paris, 1992.

5 Ce point a particulièrement été mis en évidence par Bernard Pecqueur, le Développement local, op. cit.

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L’économie-territoire

Quel bilan peut-on dresser d’une décennie de politiques de déve-loppement local ? Certains se sont empressés de les ériger en panacée, en solution miraculeuse de la crise économique - et notamment du chômage. C’est ainsi que le nouveau "miracle industriel" italien a pu être expliqué par le dynamisme des collectivités locales. Mais c’est peut-être oublier un peu vite ce qu’il doit au développement de l’"éco-nomie souterraine", avec son cortège de "misère au noir" 6. Ainsi, ces politiques sont-elles devenues une mode, voire le nouveau gadget des élus locaux : quelle est la région qui n’a pas développé ses "boutiques de gestion" ou ses "nurseries d’entreprises" ? Quelle est la ville qui ne rêve pas de devenir "technopole" ? Syndrome de la Silicon Valley et de Sophia-Antipolis...

De fait, les résultats ont été beaucoup plus modestes : quelques di-zaines d’emplois par-ci, par-là ; quelques milliers ou dizaines de mil-liers d’emplois en tout, au mieux. Que pèse cette myriade d’initiatives locales face aux mouvements de fond du marché mondial, aux déci-sions de ces "poids lourds" de l’économie que sont les États et les firmes multinationales ? Pas grand-chose, notamment du fait d’un désengagement prononcé du pouvoir central, qui ne joue plus son rôle, ni au niveau du financement ni au niveau de l’impulsion et de la coor-dination. Le constat a été fait à propos des États-Unis : "L’économie-territoire est la dernière-née des tentatives de sortie de crise. Sa force est d’utiliser la synergie régionale pour conquérir les marchés natio-naux ou mondiaux. Sa faiblesse, c’est de dépendre de l’évolution ma-cro-économique : la moindre chute du taux du dollar a plus d’effet sur la vente d’un produit à l’étranger que l’action la plus sophistiquée des partenaires locaux 7."

Les partisans des politiques de développement local répliqueront peut-être que là n’est pas l’essentiel, mais dans la renaissance d’une solidarité sociale et d’un consensus politique : "L’initiative locale, c’est cela aujourd’hui : des solidarités diverses issues de tous les ac-

6 Cf. Bernard Pecqueur, "Italie : le second souffle" in Alternatives écono-miques, n° 34, février 1986.

7 Pierre Dommergues, "Le Michigan, laboratoire de l’économie-territoire", op. cit.

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teurs locaux sans discrimination sociale - travailleurs sociaux, élus, chefs d’entreprise, cadres, techniciens, diplômés ou non, à la décou-verte d’un nouveau territoire et de nouvelles ressources... locales ou humaines 8." Mais par quel miracle parviendrait-on à ressusciter sur le plan local un consensus et une solidarité que l’on n’est plus en mesure d’assurer sur le plan national ? Par quel enchantement les politiques de développement local échapperaient-elles aux conflits naissant du maintien, bien réel, des oppositions entre les intérêts socio-écono-miques des différentes couches et catégories de la population ? N’est-ce pas, au contraire, de pareils conflits qui, souvent, limitent la mise en œuvre des synergies locales, si précieuses ?

L’illusion n’est pas moins grande de croire que les politiques de développement local puissent servir de pédagogie de la démocratie. Elles permettraient de rapprocher les centres de décision du citoyen, de lui donner la possibilité d’intervenir directement dans les "affaires de la cité" : celles de son quartier, de sa ville, de sa région. Mais, dans le cadre de la décentralisation, n’a-t-on pas plutôt assisté à un renfor-cement techno-bureaucratique des pouvoirs locaux, sans que, pour autant, aient été corrigés les défauts plus anciens d’un système tradi-tionnellement marqué par la prédominance de notables, avec ce qu’il comporte de dévoiement (culte de la personnalité, cumul des mandats, népotisme et esprit de clan, corruption) 9 ?

Dans ce contexte, la mise en œuvre des politiques de développe-ment local a suivi la même dérive, comme le prouve la professionnali-sation croissante de leurs agents 10. Et le mouvement s’observe aussi aux États-Unis : "L’objectif est de former des stratèges de la chose publique. Les villes, les comtés, les États étant perçus comme des "en-treprises publiques", il convient d’apprendre l’art de la "planification stratégique" 11."

8 Françoise Decressac et Patricia Mahot, "Initiative locale et développement économique", in Regards sur l’actualité, n° 110, La Documentation française, Paris, avril 1985, p. 10.

9 Cf. Christian de Brie, "Sur les chantiers de la démocratie locale", le Monde diplomatique, mars 1990.

10 Cf. Valéry Labrunie, "Les villes s’offrent des pros", in Alternatives écono-miques, n° 93, janvier 1992.

11 Pierre Dommergues, "Des Américains en quête d’un nouveau contrat social", in le Monde diplomatique, mars 1990.

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Dans la mise en œuvre de ces politiques, la plupart des respon-sables locaux ont sans doute cru trouver une nouvelle légitimité de gestionnaire. Mais n’est-ce pas le contraire qui risque de se produire, du fait de la contradiction entre l’affichage médiatique d’objectifs am-bitieux et la modestie inévitable des résultats ? Quelques échecs reten-tissants, lors des élections municipales de 1989, pourraient s’expliquer de cette manière 12.

Plus grave : dans un contexte de raréfaction des ressources en fi-nancement public et en investissement privé, le développement de pa-reilles politiques a aggravé la mise en concurrence des collectivités locales et de leurs espaces de compétence sur le marché régional ou national, et même sur le marché mondial. Surenchères financières entre villes ou régions voisines, pour attirer les entreprises ; politique de prestige en matière de communication et d’image de marque, pour séduire les investisseurs extérieurs 13 ; création de véritables "mini-mi-nistères du commerce extérieur" par certains exécutifs régionaux, or-ganisant force voyages d’études et autres prospections à l’étranger, traitant directement avec les ministères d’États étrangers, jumelant leur région avec des régions d’autres pays. Tels auront été quelques-uns des effets spectaculaires de cette mise en concurrence, qui n’a ja-mais abouti, au mieux, qu’à habiller Pierre en déshabillant Paul : à détourner sur Romorantin ou la Lozère les moyens et ressources sur lesquels comptaient Vesoul ou les Landes, ou vice versa.

On relève les mêmes tendances aux Etats-Unis : "On se bat contre les voisins pour sauver ses industries locales, pour en trouver de nou-velles, pour attirer l’investisseur étranger. L’étranger, c’est l’État limi-trophe autant que la nation lointaine. Chaque État est en train de se muer en véritable "État-territoire" qui fabrique son image, dresse la carte de ses avantages, élabore l’histoire de sa réussite. Chacun met en scène sa success story 14."

Dans ces conditions, quoi d’étonnant à ce qu’un certain "esprit de clocher" renaisse, d’autant plus dérisoire qu’il s’épanouit dans un

12 Cf. Edmond Preteceille, op. cit. , pp. 24-25.13 Plusieurs régions françaises ont ainsi tenu à être représentées par un pavillon

autonome à l’Exposition universelle de Séville...14 Cf. Pierre Dommergues, "Le Michigan, laboratoire de l’économie-territoire",

op. cit.

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contexte de transnationalisation ou même de mondialisation des en-jeux économiques et politiques.

Concurrence et inégalités

Au-delà de ses effets folkloriques, une telle mise en concurrence des collectivités locales et de leur territoire ne peut que renforcer les inégalités de développement locales et régionales. Elle favorise les communes, départements, régions déjà les mieux dotés en termes de ressources naturelles, d’équipements, de revenus, et, par conséquent, d’épargne locale, de qualification professionnelle et d’expérience in-dustrielle... Et cela d’autant plus que les politiques de développement local se sont inscrites dans une conjoncture marquée par l’abandon des objectifs traditionnels de cohérence et d’équilibre en matière d’aménagement du territoire. Abandon dû à la conjugaison de deux facteurs :

* la transnationalisation de l’économie, qui rend impossible le maintien des contraintes antérieures de localisation des entre-prises sur le territoire national, en particulier en ce qui concerne l’équilibre entre les régions hyperdéveloppées (l’Île-de-France et Rhône-Alpes) et le reste du pays, dès lors que celles-ci sont mises en concurrence avec d’autres régions européennes. Avec pour conséquence un déséquilibre grandissant de l’espace fran-çais au profit de ces deux régions et au détriment de pans en-tiers du territoire national, laissés de plus en plus à l’abandon. c’est-à-dire aux bons soins de "décideurs locaux" qui n’en peuvent mais... ;

* l’érection de deux nouvelles instances de décision en matière d’aménagement du territoire : l’une, européenne, qui élabore et poursuit sa propre politique de développement régional par l’in-termédiaire du Fonds social européen (FSE) ou du Fonds euro-péen de développement économique régional (FEDER) ; l’autre, régionale, avec le renforcement des pouvoirs de la ré-gion dans le cadre des lois de décentralisation.

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La relocalisation partielle de l’action publique, que sont les poli-tiques de développement local, apparaît dès lors comme le pendant et le complément de ce double processus, avec ce qu’il implique inévita-blement de dessaisissement de l’État et de mise à mal de l’unité natio-nale 15.

Le bilan ne serait pas complet s’il ne signalait, enfin, l’appui à la prolifération des PME, seules censées créer des emplois. Prolifération favorisée par le développement de la sous-traitance et la recherche d’une flexibilité accrue de l’appareil de production. Or, salaires, conditions de travail, protection juridique, possibilité pour les salariés de s’organiser et de se défendre, en particulier sur le plan syndical, y sont notoirement bien moins favorables que dans les grandes entre-prises, privées ou publiques. Une contribution à l’émiettement du sa-lariat qui compte parmi les premières causes d’affaiblissement des organisations syndicales.

Présentées comme une panacée, les politiques de développement local risquent décidément de nous laisser un goût bien amer.

Fin du texte

15 Cf. Alain Bihr, "Malaise dans l’État-nation", le Monde diplomatique, février 1992.