Qu’est ce qu’une société juste, une nation juste

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Qu’est-ce qu’une société juste, une nation juste, une politique juste? Daniel Dufourt Professeur de Sciences Economiques IEP Lyon [email protected] Programme Egalité des Chances Séance du 21 novembre 2012

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Qu’est-ce qu’une société juste, une nation juste, une politique juste?

Daniel Dufourt Professeur de Sciences Economiques IEP [email protected]

Programme Egalité des Chances

Séance du 21 novembre 2012

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Plan

Introduction: Signification des questions posées et perspectives théoriques appropriées pour les traiter. Retour sur la notion de justice à partir des problèmes de compatibilité entre ces différentes perspectives

Ière Partie: La société juste s’éprouve dans le rapport institué entre les droits de l’homme et la puissance souveraine qui les garantit

IIème partie: La nation juste ou le conflit entre l’intangibilité des droits (égalité) et la nécessité éthique de tenir compte de l’inégalité des situations concrètes (équité). Le passage des droits de l’homme et du citoyen aux droits sociaux: la question de la justice sociale.

IIIème partie: Les modalités de conciliation de la justice sociale et des libertés individuelles, critères d’une politique juste.

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IntroductionA- Signification du sujet

Le libellé du sujet s’énonce sous la forme d’une série de questions ouvertes qui conduisent à confronter des idées plus ou moins élaborées sur ce qui est de l’ordre d’un idéal (le juste) rationnel (des normes de droit appliquées à des situations variées selon une logique juridique) à des réalités ou des objets très différents.

Pour clarifier la signification et les enjeux du sujet il y a un préalable indispensable à la bonne compréhension du propos: rappeler des définitions courantes (qui relèvent du sens commun) sur les relations entre justice, droit, institution judiciaire. Pour cela on se référera au site du Ministère de la Justice:

« La justice constitue à la fois un idéal philosophique et moral, l’exercice d’une activité, et un ensemble d’institutions.

La justice désigne avant tout une valeur, un idéal moral, un concept philosophique dont la caractérisation paraît à la fois instinctive (le sentiment d’injustice ou de justice s’impose à nous) et complexe (il est impossible de définir abstraitement les critères du juste). L’idée de justice fait référence sinon à l’égalité, du moins à l’équilibre dans les relations entre les hommes : la justice implique la proportion et la stabilité. Une formule médiévale la définit ainsi comme « l’art du bon et de l’égal ».

Pour autant, l’idéal du juste est indissociable de l’activité de juger : la justice s’éprouve dans la tension qui sépare l’injuste du juste, et dans l’acte par lequel on rend la justice. Elle désigne en ce sens le fait de corriger une inégalité, de combler un handicap, de sanctionner une faute.

Ce faisant, l’activité de justice mobilise un ensemble de règles, de statuts, de pratiques, de discours et de métiers concourant à l’exercice de la fonction de juger. La justice devient alors synonyme d’institution judiciaire : elle désigne les divers organes auxquels la souveraineté nationale a officiellement délégué le pouvoir d’interpréter la loi et d’en assurer l’application par l’exercice de la faculté de trancher entre le juste et l’injuste. »

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IntroductionA- Signification du sujet a) qu’est-ce qu’une société juste?

De quoi s’agit-il donc? De comprendre dans quel contexte historique, politique et social les questions soulevées ont un sens ( et lequel ) et de réfléchir sur la nature particulière des relations entre le qualificatif (juste) et l’objet qu’il qualifie (la société, la nation, la politique), qui rendent la définition trouvée difficilement transposable à un autre objet (ou réalité)

On observera ainsi que l’expression société juste ne peut d’abord caractériser qu’un ensemble d’individus dotés d’un libre arbitre, titulaires de droits et qui ont institué entre eux une société politique. D’où les questions:

- quelles conditions doivent être réunies pour que le libre arbitre existe,- comment l’égalité est-elle possible entre les individus sans faire référence à une

nature commune: l’homme,- cette nature commune les préserve-t-elle de la guerre de tous contre tous?

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IntroductionA- Signification du sujet a) qu’est-ce qu’une société juste?

De la nature commune on déduit les droits de l’homme, de la nécessite de les faire respecter et de plier les individus à des règles communes, on déduit les droits du citoyen, le contrat social et l’Etat comme incarnation de la puissance souveraine.

Reste la nécessité de garantir l’inviolabilité des droits y compris et surtout (dans le libéralisme politique) à l’égard de l’Etat

La société juste serait ainsi (historiquement en tout cas) celle dotée d’un régime politique qui garantit l’existence des droits de l’homme et du citoyen et les protège des abus de pouvoir de la puissance publique

Au final la question porte sur les rapports entre des individus considérés successivement en tant qu’êtres humains (en dehors de toute société politique, « à l’état de nature »), puis en tant que citoyens libres et égaux en droit, du fait de leur appartenance à la même société politique (via le contrat social rousseauiste) qui consacre ces libertés, ces droits et les devoirs qui en résultent. Pour garantir l’exercice des libertés et la plénitude des droits de chacun, le pouvoir souverain est délégué à l’Etat.

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IntroductionA- Signification du sujetb) qu’est-ce qu’une Nation juste?

Pourquoi la Nation plutôt que l’Etat : la question a son importance. L’Etat ne connaît que des administrés. Mais la Nation est beaucoup plus que cela puisqu’ elle embrasse tous les talents, tous les statuts et rôles sociaux dans leur diversité. En d’autres termes, une Nation juste n’a pas pour seule mission de veiller au plein exercice des libertés civiles et politiques et d’assurer l’existence et l’effectivité des droits reconnus à chacun de ses membres; il lui faut encore notamment dans les rapports qui s’instaurent entre eux veiller à ce que les inégalités de situation, en remettant en cause la possibilité d’user de ces libertés et de ces droits pour certains, ne viennent pas menacer la pérennité de l’ordre social.

Ainsi, et paradoxalement, comme Goethe lui-même en a donné l’exemple il est préférable d’éviter le lynchage d’un présumé suspect dont, ce faisant, on ne respecte ni le droit à un procès équitable, ni la présomption d’innocence : en ce sens, face à la populace déchaînée, il y apparemment injustice, mais c’est le prix à payer pour éviter des troubles sociaux beaucoup plus graves. C’est ainsi que Goethe déclare dans un sens très différent de Barrès- réputé, à tort, inventeur de cette expression-: « Je préfère tolérer une injustice que de commettre un désordre »

En mai 1793, parmi les Français quittant la ville de Mayence assiégée par les allemands, on aperçoit un homme de belle prestance, sans uniforme militaire, accompagné d'une femme, en habit d'homme, tous deux à cheval, suivis d'une voiture chargée de caisses. Un silence inquiétant règne. Soudain, une rumeur monte de la foule : « Arrêtez-le ! Frappez-le à mort ! C'est ce filou d'architecte qui a pillé le doyenné de la cathédrale et qui ensuite y a mis lui-même le feu ! » En réalité, l'incendie du doyenné a été causé par un bombardement, ce que Goethe sait. Sans réfléchir, Goethe se précipite et crie « Halte ! », « Arrêtez ! » ; le silence revient et il lance d'une voix retentissante : « Ici, c'est le quartier du duc de Weimar, et la place qui est devant est sacrée ; si vous voulez troubler l'ordre et exercer une vengeance, trouvez d'autres endroits […]. Votre misère et votre haine ne vous donnent aucun droit, et, une fois pour toutes, je ne tolérerai sur cette place aucune violence. » La foule, impressionnée par l'audace de Goethe, se retire. Le cavalier qui a failli être lynché s'avance vers Goethe et lui dit sa reconnaissance. Ce dernier répond qu'il n'a fait que son devoir

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IntroductionA- Signification du sujetc) qu’est-ce qu’une politique juste?

On a pu croire avec la conquête des droits économiques, sociaux et culturels (égalité homme-femme, droit du travail, droit syndical, conditions de travail, sécurité sociale, éducation, vie culturelle) et leur reconnaissance internationale*, que les conditions nécessaires à l’avènement de sociétés et nations justes étaient remplies. C’était oublier les questions essentielles, car elles touchent aux modes de fonctionnement des sociétés et des nations, relatives à la fiscalité, à la filiation, à l’accès à l’éducation et la culture, aux risques industriels et environnementaux liés à la mise en œuvre des avancées dans les domaines des sciences et des techniques. C’était oublier aussi toutes les questions apparues du fait d’une mondialisation sans règles, relatives aux flux migratoires, aux mouvements de capitaux, à l’appropriation arbitraires des ressources, à la captation des biens publics mondiaux (eau, biodiversité, etc..) et aux droits des minorités.

Toutes ces questions ne peuvent être abordées sans principes susceptibles de permettre la mise en œuvre de politiques justes au sens ou elles réalisent, sinon le consensus des acteurs, du moins des compromis destinés notamment à préserver les conditions d’une justice intergénérationnelle.Par ailleurs la lutte contre toutes les formes de discrimination soulève elle aussi des questions de philosophie politique appliquée, c’est-à-dire la recherche de critères et de procédures donnant naissance au regard de situations concrètes, transitoires ou récurrentes, à des politiques qui préservent au travers de comportements solidaires les bases d’une appartenance à la communauté dans laquelle on vit.

*Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels a été adopté à New York le 16 décembre 1966 par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 2200 A (XXI). Il est entré en vigueur après sa ratification par trente-cinq États le 3 janvier 1976

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IntroductionB – Retour sur les concepts de justice mobilisé

Comme cela sera précisé par la suite, les concepts de justice mobilisés sont de nature très différente:

s’agissant de la société, l’idée de justice est liée à la reconnaissance et à l’imprescriptibilité des droits de l’homme et des citoyens, et qualifie au fond la nature d’un système social tenu par les citoyens concernés comme juste. Est juste le système social qui assure l’égalité des droits civils et politiques pour les citoyens. C’est une conception a minima qui a cependant le mérite insigne d’avoir permis de conférer à ces droits un caractère universel.

S’agissant de la Nation, l’idée de justice est liée à la capacité dans un contexte de droits politiques égaux pour les citoyens de tenir compte des facteurs à l’origine de l’inégalité des positions sociales en y remédiant par des mesures correctrices. Ici se profile l’idée de justice sociale.

S’agissant de la politique, l’idée de justice est liée à la nécessité de concilier la liberté individuelle, la justice sociale et les prescriptions d’une morale laïque républicaine, la solidarité (terme utilisé par Pierre Leroux, imprimeur progressiste, qui sera député à l’Assemblée Constituante de 1848, dans son ouvrage paru en 1840, intitulé De l’humanité)

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Ière Partie – La société juste s’éprouve dans le rapport institué entre les droits de l’homme et la puissance souveraine qui les garantit

A – La société juste entendue non comme idéal mais comme régime politique à construire: leçons de l’histoire

En 1767 Le Mercier de la Rivière publie un ouvrage intitulé « De l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques ». Son argumentaire et le suivant: dans l’univers alors connu, l’homme, seul, est destiné à vivre en société, puisque s’il n’entretient pas de rapports avec ses semblables il est condamné à disparaître. La constitution d’une société est donc une « nécessité physique » c’est-à-dire une contrainte absolue liée à sa nature. Pour autant ce n’est pas n’importe quel type de société qui lui convient et cela est dû aux droits et devoir que sa nature lui impose « Ce n’est pas parce que les hommes se sont réunis en société que les hommes ont entre eux des devoirs et des droits réciproques, mais c’est parce qu’ils avaient naturellement et nécessairement des droits et devoirs réciproques qu’ils vivent naturellement et nécessairement en société »

Tout est dit: une société « absolument juste » doit se conformer à un ordre naturel qui n’est pas comme le faisaient croire les monarchies absolues un ordre voulu par le Créateur (Dieu, etc..) mais un état pré-politique où l’on identifie les droits imprescriptibles de l’homme. Avec la sécularisation de la politique est posée la question du meilleur régime politique, (« la société politique ») qui s’oppose naturellement aux monarchies de droit divin Le meilleur régime politique est « naturellemnt » celui qui s’accorde avec les exigences d’une société juste.

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Jean-François Kervéguan nous rappelle ainsi la vraie portée de la déclaration des droits de l’homme: «  La simple affirmation qu’il existe des droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme (DDH, Préambule) suscite, pour qui l’examine philosophiquement (…) une ensemble d’interrogations. On peut en évoquer trois: quel est cet homme dont on proclame les droits? Qui les proclame et au nom de quoi? Quels sont ces droits et disposent-ils tous d’une même force normative? »

A la première question deux réponses sont possibles: soit l’homme « naturel » c’est-dire hors société (politique), soit le citoyen. Rousseau dans l’Emile disait qu’il fallait choisir « il faut opter entre faire un homme et faire un citoyen » car éduquer à la citoyenneté c’est substituer les vertus requises pour appartenir à une communauté bien instituée, celle du Contrat social, à celles de la nature. Les hommes de 1789 mettent en parallèle les « droits naturels de l’homme » et les « devoirs du citoyen » qui limitent l’exercice des premiers. Dans cette perspective comme l’écrit J-F Kervéguan : « la loi civile positive, conséquence de l’obligation politique, peut apparaître comme la garantie de droits conçus comme fondamentalement prépolitiques. Mais elle peut aussi être perçue comme une entrâve potentielle à la jouissance de ces droits. C’est toute l’opposition entre l’optique anti-étatiste des Pères fondateurs américains et celle des révolutionnaires français. »

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2ème question: pourquoi faut-il « déclarer les droits de l’homme » et à qui incombe-t-il de le faire?

Pour les révolutionnaires de 1789 « c’est aux représentants du peuple français constitués en « Assemblée nationale » qu’il incombe « de reconnaître et déclarer » les droits de l’homme et du citoyen (DDH, Préambule). Pour ces hommes de 1789 la proclamation des droits a d’abord un sens politique. J-F Kervégan précise ainsi que « par la voix des représentants du peuple français, c’est bien l’homme lui-même dans son universalité, qui se déclare titulaire des droits que sa nature implique. Mais dans cet acte de déclaration, ces droits, sans rien perdre de leur universalité, adoptent une figure particulière: ils apparaissent d’abord comme ceux du citoyens français ».

Autrement dit il revient au seul régime politique choisi par les citoyens français la capacité de garantir l’existence et l’exercice de ces droits. C’est ainsi que naît, en France, le régime politique adéquat à la mise en œuvre d’une société juste: la démocratie. La société juste est ainsi, à l’aune de l’expérience historique, un régime politique qui consacre et préserve par la loi les droits de l’homme et du citoyen. De ce fait il appartient à l’Etat, au nom de la puissance souveraine dont il est investi, de les faire respecter, si besoin est, par la contrainte.

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3ème question: L’énoncé des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, à savoir selon la DDH, « liberté, propriété, sûreté, résistance à l’oppression » épuise –t-il la liste des droits qu’il convient de proclamer et surtout n’existe –t-il pas à côté des droits-libertés, des droits créances et faut-il instituer une hiérarchie entre ces deux types de droits?

Certes les premières déclarations (américaines et françaises) mettaient l’accent sur les droits fondamentaux de l’individu à opposer aux empiètements de la sphère monarchique contre la sphère privée et qui apparaissent ainsi comme des droits-libertés (freedoms from) marquant les limites de l’action des autres individus et de l’action de l’ Etat. Mais comme l’observe J.-F Kervéguan « d’autres droits dont le rôle n’a cessé de croître dans la représentation que notre temps se fait des droits de l’homme, ont une structure toute différente : ce ne sont plus des droits de, mais des droits à, non plus des libertés à l’égard de l’Etat, mais des créances que l’individu ou certaines classes d’individus ont le droit de tirer sur lui, des prestations que l’on est en droit d’exiger de la collectivité, des freedoms to »

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B) Appartient-il au principe d’égalité ou au principe de liberté d’ introduire une hiérarchie au sein des droits de l’homme?

Si le premier principe est la liberté la primauté au sein de droits de l’homme est reconnue aux droits de l’individu. En revanche, si le premier principe est l’égalité alors ce sont les droits sociaux qui ont la préséance sur les droits de l’individu.

Tout cela a fait l’objet de nombreux débats entre 1789 et 1793 : La déclaration des droits confère une priorité à la liberté. En 1789 la liberté civile et personnelle est la liberté première. Ensuite l’égalité n’est que l’apanage des citoyens, qui disposent ainsi de l’égalité des droits politiques (mais cela ne s’applique qu’aux citoyens actifs, c’est-à-dire ni aux femmes, ni aux enfants, ni aux étrangers. Mais entre 1789 et 1793 le changement est profond. En 1793 l’égalité est nommée en premier. Cette priorité nouvelle de l’égalité sur la liberté explique l’introduction dans le texte de la Déclaration du 24 juin 1793 des droits à créances: droit aux secours publics, droit à l’instruction (article 22).

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IIème Partie – La Nation juste concilie égalité des droits et recherche de l’équité face aux inégalités de toute sorte.

Préambule: de l’égalité des droits à l’égalité des conditions sociales

Pour comprendre pourquoi l’idée de justice sociale et donc selon les périodes, d’égalité des chances, d’égalités des positions, d’égalité des places a fait son chemin tout au long du XXème siècle, il suffit d’évoquer les différents courants idéologiques qui ont tenté de justifier les inégalités.

«  La défense des inégalités au sein de la société s’articule autour de trois thèmes principaux. L’égalité serait tout d’abord synonyme d’uniformité. L’inégalité est alors défendue au nom du

droit à la différence, au prix d’une double confusion, entre égalité et identité d’une part, entre inégalité et différence de l’autre.

De surcroît, l’égalité serait synonyme d’inefficacité. En garantissant à chacun une égale condition sociale, elle démotiverait les individus et ruinerait les bases de l’émulation et de la concurrence. Elle serait donc contre-productive, tant pour l’individu que pour la collectivité. Les inégalités profiteraient en définitive à tout le monde, aussi bien aux « perdants » qu’aux « gagnants ». Telle est, par exemple, la position de Friedrich Hayek et de ses épigones. De manière analogue, la Théorie de la justice, de John Rawls, permet de justifier toute inégalité du moment qu’elle est censée améliorer le sort des plus défavorisés.

Le discours inégalitariste se replie, en troisième lieu, sur son argument majeur : l’égalité serait synonyme de contrainte, d’aliénation de la liberté, notamment en portant atteinte au « libre fonctionnement du marché ». Elle conduirait inévitablement à ouvrir la voie aux pires enfers totalitaires.

Cette argumentation est pourtant bien fragile. Contrairement à ce qu’affirment ces critiques, l’égalité n’implique pas l’identité (ou l’uniformité), comme l’inégalité ne garantit pas la différence. »

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IIème Partie – La Nation juste concilie égalité des droits et recherche de l’équité face aux inégalités de toute sorte.

Une Nation est certes constituée de citoyens égaux en droit (sur le plan des libertés civiles et politiques) mais elle rassemble en fait des entités ( individus, familles, associations, entreprises, etc..) caractérisés par la diversité de leurs conditions d’existence ( diversité des métiers pour les individus, familles classiques, monoparentales, recomposées, entreprises individuelles, petites et moyennes, grands groupes, associations classiques, d’utilité publique, fondations etc..) Cette diversité est à l’origine d’inégalités dont les manifestations sont la source de sentiments d’injustice commandant une correction de la part de la puissance souveraine garante de l’ordre social. Il appartient donc à l’institution judiciaire et aux assemblées parlementaires (pouvoir législatif) de mettre en œuvre des décisions conforme à l’équité.Comment est-ce possible?

En se référant à des principes, tels ceux énoncés par P. Van Parijs**Philippe Van Parijs dirige la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale à l’Université

Catholique de Louvain et est professeur invité au département de philosophie de l’Université Harvard. Il est l’auteur de plusieurs livres en anglais et en français, dont Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, (Seuil 1991).

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II ème partie:A -Les quatre principes susceptibles de promouvoir une Nation juste selon Van Parijs

1er principe: le principe de neutralitéEn premier lieu, il importe que ce que la justice exige soit formulé d’une manière

neutre, impartiale par rapport à la diversité des conceptions de la vie bonne présentes dans nos sociétés pluralistes. Pas question, par exemple, de vouloir favoriser l’existence du dévot plutôt que celle du jouisseur ou du bourreau de travail (ou l’inverse). Pas question de favoriser la formation de couples hétérosexuels plutôt qu’homosexuels (ou l’inverse). Pas question de favoriser l’assistance à un concert d’un orchestre symphonique plutôt qu’à un festival de musique techno (ou l’inverse). Cette première conviction, en d’autres termes, revient à demander de prendre pleinement acte du pluralisme de nos sociétés, au lieu de s’appuyer, comme les conceptions « prémodernes » de la justice, sur une conception préalablement précisée de ce qu’est une vie humaine réussie, que des institutions justes auraient pour fonction de promouvoir et récompenser. Le défi des théories de la justices « modernes », ou (en ce sens) libérales, est en quelque sorte de faire de l’éthique sans faire de la morale, de se prononcer sur ce que sont des institutions sociales justes sans avoir à s’avancer sur ce qui rend bonne ou mauvaise la vie d’une personne.

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II ème partie:A -Les quatre principes susceptibles de promouvoir une Nation juste selon Van Parijs

2ème principe: le principe d’égalité Van Parijs estime en effet qu’une justice acceptable « doit être égalitaire au

sens où elle doit exprimer une forme de solidarité matérielle entre tous les membres de la société concernée, dont les intérêts doivent être pris en compte également. Au niveau fondamental, la justice n’est donc pas une affaire de justice commutative, ou d’équité dans les échanges, les transactions, la coopération entre les membres de cette société. Ce n’est pas davantage une affaire d’optimalité collective, entendue comme la production d’effets globalement efficaces pour l’intérêt général. Ce n’est pas non plus au niveau le plus fondamental une affaire de récompense adéquate du mérite, de l’effort, de la vertu. Pour pouvoir exprimer cette solidarité matérielle, il doit s’agir d’une distribution « égalitaire » - en un sens à préciser - de quelque chose - qu’il s’agit aussi de préciser - qui décrit ou affecte le sort matériel de chacun.

Dans les théories contemporaines de la justice ce quelque chose s’énonce, selon les auteurs, sous la forme de biens premiers, de capabilités etc..

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II ème partie:A -Les quatre principes susceptibles de promouvoir une Nation juste selon Van Parijs

3ème principe : le principe de responsabilité « L’égalisation que la justice appelle ne porte pas directement sur les résultats atteints

par chacun mais sur les possibilités que chacun se voit offertes. Elle ne porte pas sur le revenu, le niveau de bien-être, le prestige, la reconnaissance, l’influence, le pouvoir, mais sur les chances, les opportunités, les dotations. Elle concerne ce qui est donné à chacun, non ce qu’il en fait. Même une pleine égalisation des possibilités serait bien entendu compatible avec des inégalités majeures dans les résultats. Mais attention : le souci d’une telle égalisation n’implique pas seulement une forte présomption contre toute limitation de la mobilité géographique, contre toute forme de discrimination raciale, sexuelle, religieuse, linguistique dans l’accès à l’éducation, au logement ou à l’emploi. Elle implique aussi que l’on s’attelle à neutraliser l’impact sur les possibilités de chacun de l’origine familiale et sociale, ainsi que des talents ou des handicaps que l’on doit à ses gènes ou aux accidents de la vie. »

De quelle responsabilité s’agit-il? De la société envers ses membres vis-à-vis desquels elle a un devoir de protection. De chacun des membres ou groupements de membres de la société à l’égard des autres : c’est sur la base de ce principe qu’ont été mis en place le droit social, le droit des affaires, le droit de l’environnement. Il y a, d’une part, l’idée de faute et donc l’obligation de réparer et d’autre part l’idée de protection contre les aléas (systèmes d’assurances, sociales et autres) et les risques (principe de précaution)

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II ème partie:A -Les quatre principes susceptibles de promouvoir une Nation juste selon Van Parijs

4ème principe : le principe d’efficacité (emprunté à J. Rawls) La répartition équitable de ces possibilités n’est pas une répartition strictement égale, ni

même aussi égale que durablement possible. C’est une répartition selon un critère de maximin soutenable. Qu’est-ce que le « maximin » ? C’est la maximisation du minimum. Mais en quoi, alors, le maximin peut-il différer de l’égalité ? Imaginez que vous ayez à couper un gâteau. Même avec les instruments de mesures les plus précis, il est impossible de faire mieux, selon le critère du maximin, qu’en donnant à chacun une part égale du gâteau. Pourquoi alors insister sur la différence entre le maximin et l’égalité ?

Parce que la répartition de ce gâteau massif qu’est le produit national n’est pas faite une fois pour toutes. Elle est sans cesse à refaire. Et l’anticipation de la manière dont il sera distribué, par exemple de manière égale ou au contraire selon les contributions de chacun, a toutes chances d’affecter la taille du gâteau. A cette lumière, on peut comprendre que la justice n’exige pas l’égalisation des morceaux, si petits soient-ils  ; qu’elle n’exige pas non plus - à l’autre extrême - la maximisation soutenable de la taille de l’ensemble du gâteau, si inégale qu’en soit la répartition ; qu’elle exige bien plutôt la maximisation soutenable de ce qui est donné à celui qui a le moins. Des inégalités, en d’autres mots, peuvent être justes, mais seulement à condition qu’elles contribuent à améliorer le sort des moins avantagés

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II ème partie:B – Une Nation juste selon les principes énoncés est-elle praticable?

Dans la conception de Van Parijs, les deux principes de responsabilité et d’efficacité sont en réalité des dispositifs visant à réaliser en pratique les exigences liées au respect du principe d’égalité.

Selon l’auteur ces deux principes visent à concilier dans un sens positif la responsabilité personnelle de chacun (« il peut y avoir des inégalités de résultats justes dans la mesure où elles sont imputables à la responsabilité de chacun, à condition que la condition d’égalité des chances ait été respectée au départ ») et l’efficacité économique, certaines inégalités – mais pas toutes, bien sûr – pouvant contribuer à améliorer durablement le sort de ceux-là mêmes qui en sont victimes. Cette dernière idée est importante mais complexe et sans doute difficile à traduire dans les faits.

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*J. Rawls, A Theory of Justice (1971), Oxford, Oxford University Press, 1973; Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987 ;**Economiste indien, Prix nobel d’économie en 1998. On renvoie à son dernier ouvrage (sur la question): Amartya Sen, L’idée de justice, Flammarion, 2010*** Philosophe canadien, théoricien du marxisme analytique, auteur de « If You Are an Egalitarian, How Come You Are So Rich? » , Cambridge: Harvard University Press, 1999.

L’idée est la suivante pour améliorer le sort des plus défavorisés, il faut accroître la richesse nationale. A cette fin, il est nécessaire que les incitations à travailler, investir, épargner conservent leur efficacité: dit autrement, seule la croissance peut permettre d’améliorer le sort des plus défavorisés par voie de redistribution, mais alors les inégalités sont au mieux réduites, au pire aggravées car le critère du maximin ne dit rien sur l’évolution des patrimoines des plus riches.

Van Parijs prétend pourtant avoir concilier les apports des théoriciens de la justice « libérale-égalitaire » à savoir John Rawls*, Amartya Sen** et Albert Cohen*** : « Les théories proposées, entre autres, par ces auteurs, ne sont pas, en effet, « libérales » au sens où elles opteraient a priori pour l’économie de marché - elles sont a priori compatibles avec le socialisme. Elle ne sont pas non plus « égalitaires » au sens où elles érigeraient en idéal l’égalité stricte des revenus, et encore moins la distribution égale du bonheur. Elle sont à la fois libérales et égalitaires au sens où elles veulent articuler tolérance et solidarité, égal respect pour les choix de vie de chacun et égale sollicitude pour ses intérêts. C’est à cette famille que se rattache sans ambiguïté la conception de la justice sociale que je défends moi-même » Van Parijs

L’application du critère du maximin aboutit à ceci: dans un monde globalisé les grands pays émergents essentiellement la Chine, l’Inde et le Brésil ont pu au regard de leur croissance rapide faire émerger une classe moyenne (200 à 300 millions de personnes pour la seule Chine) entraînant une diminution des inégalités internationales au prix cependant d’une aggravation, notamment dans les pays riches, des inégalités internes.

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Deux exigences non obligatoirement satisfaites illustrent les difficultés du processus: - d’abord , la prise en compte de ce que A. SEN dénomme les capabilités, c’est-à-dire «

une conception de la liberté qui prend en compte ce que chacun est en mesure de pouvoir faire. Il existe beaucoup de choses que nous ne pouvons accomplir, même si nous avons la liberté de les faire. (…) Ainsi une personne handicapée n’aura pas les même possibilités qu’une personne valide. » A la question « devons nous exiger une égalité des capabilités, Sen répond non au motif qu’il s’intéresse aux capabilités concrètes qui permettent de mieux évaluer les injustices que la comparaison des revenus. Plutôt qu’une égalité formelle, A. SEN pense que la justice doit poursuivre un élargissement des choix humains, c’est-à-dire pour les catégories qui en sont jusque là privée, offrir la possibilité effective de pouvoir faire celles des choses auxquelles elles tiennent le plus et qui ont souvent à voir avec l’éducation, la santé, la culture.

-ensuite la poursuite de l’égalité des chances peut être illusoire et beaucoup moins efficace que la reconnaissance de nouveaux droits, par définition les mêmes pour tous.

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Ainsi l’égalité des chances pour le recrutement dans la fonction publique a consisté historiquement à substituer à la vénalité des offices sous la monarchie absolue, à partir de la 3ème république le concours, censé d’une part satisfaire au critère de neutralité (sur un plan politique) et d’autre part, offrir les mêmes chances de réussite à celles et ceux qui s’y présentent. « Dès la fin du XVIIIe siècle, le recrutement dans les emplois administratifs fait l’objet de critiques politiques en France et en Grande Bretagne. Pour les réformateurs, le mérite associé au critère de compétence devait remplacer la faveur des gouvernants afin de professionnaliser la fonction publique confrontée à des tâches de plus en plus complexes. Les débats sur les concours permettant de vérifier les aptitudes des postulants, entamés dans les années 1850, ne déboucheront qu’à la fin du siècle sur des réformes instituant ce procédé et limitant l’emprise politique sur l’accès à la fonction publique ». En fait, dans ce cas précis de concours de recrutement, il suffit de penser en termes de capabilités, aux contraintes pesant sur un étudiant astreint pour vivre à une activité salariée et aux multiples possibilités offertes à celles et ceux qui n’y sont pas contraints pour mesurer l’illusion véhiculée par l’expression égalités des chances

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Il y a plus: une situation parfaite d’égalité des chances est celle que consacre le tirage au sort, mais alors on renonce évidemment à l’idéal méritocratique du pacte républicain.

Mais en même temps si personne ne met en cause les classements à l’issue d’un concours c’est parce que si la condition d’égalité des chances a bien été satisfaite, les candidats reçus ne le doivent qu’à leur mérite. Certes, mais comme l’observe le philosophe Charles Ramond: « Comment obtient-on cette égalité des chances? Un certain flou règne ici, malgré les apparences du sérieux et de la précision (…) Deux cyclistes dont le rythme cardiaque au repos diffère de 20 pulsations par minute, sont-ils à égalité de chances? Pas plus qu’un « poids moyen » et un « poids lourd » ne le seraient en boxe (…) »**

Et l’auteur de conclure « La différence entre égalité des chances et égalité de droits apparaît ici en pleine lumière. L’égalité de droit s’accommode par principe de la différence, voire de l’inégalité des situations ou conditions. (…) Puisque l’égalité des conditions ne pourra jamais être réalisée, notre obsession de l’égalité des chances nous condamne à la fois à ressentir toute inégalité comme une injustice, et à demeurer enfermés dans un tel ressentiment. De ce point de vue l’égalité des droits, formelle sans doute mais réalisable, est davantage susceptible de réduire les domaines de l’injustice et de la souffrance sociale »**

Prenons l’exemple des plus démunis qui ne peuvent acquitter de loyers même modérés, même si au nom de la justice sociale ceux-ci sont réglementés: alors le droit au logement opposable est plus efficace que n’importe quelle mesure inspirée de l’équité, qui pour des raisons politiques et techniques, va se perdre dans les sables…

*Professeur de philosophie à l’université de Bordeaux 3**Charles Ramond « Egalité des chances et reconnaissance. Sur une surprenante contradiction des méritocraties

démocratiques ». Cités, n°35, 2008

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IIIème Partie – Les modalités de conciliation de la justice sociale et des libertés individuelles, critères d’une politique juste.

A – De l’égalité des droits aux pré-requis d’une citoyenneté sociale. La conception française de l’égalité peut se décliner suivant trois volets qui ont jalonné

historiquement la construction d’un modèle global de référence : d’abord, l’égalité devant la loi ou égalité des droits, fondée par la Déclaration de 1789 ; puis, l’égalité des chances, par l’école particulièrement, proclamée sous la IIIeme République ; enfin, l’égalité des conditions matérielles d’existence, consacrée par la Constitution de 1946, avec l’introduction de l’égalité des droits économiques et sociaux, grâce à une redistribution des richesses par le biais de l’impôt sur le revenu et  la sécurité sociale notamment.  Cet édifice (surtout les principes d’égalité des chances et d’égalité des conditions matérielles) se traduit par l’engagement des politiques de l’Etat social (souvent nommé : Etat providence), pour tenter de répondre à l’ambition égalitaire. Comme le souligne le Conseil d’Etat : « Le principe d’égalité n’a jamais prétendu assurer à lui seul l’égalité économique réelle au sein de la société. Il a cependant produit le sentiment qu’un certain progrès vers cette égalité réelle était possible  »*

* Rapport public du Conseil d’Etat, Sur le principe d’égalité, La documentation française, N°48, 1996, p.83.

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IIIème PartieA – De l’égalité des droits aux pré-requis d’une citoyenneté sociale.

On s’est aperçu rapidement que si le principe d’égalité, sous ses différentes formes, était appliqué à des citoyens supposés « abstraits », sans tenir compte des différences concrètes de situation économique et sociale, il pouvait aboutir, à l’inverse du but recherché, à renforcer et légitimer les inégalités : par exemple, l’application d’un même programme scolaire à tous, tourné vers une priorité pour l’abstraction, est inéquitable dans la mesure où il favorise les élèves issus de milieux cultivés, déjà familiarisés avec ce type d’approche. De même, l’affirmation de l’égalité des droits économiques et sociaux n’a de sens que si les grandes politiques redistributives (fiscalité, sécurité sociale) suffisent à réduire les écarts entre les situations matérielles. A défaut, l’équité – ou plutôt, l’engagement dans une conception plus équitable de l’égalité - exige qu’un effort particulier soit accompli en faveur des catégories sociales les plus concernées par les processus inégalitaires. Ainsi, la recherche d’une conception équitable de l’égalité des chances s’est-elle traduite par la mise en place, dans les années 1980, des zones d’éducation prioritaires (les ZEP) en faveur des publics scolaires issus de milieux défavorisés, accompagnées de dispositifs juridiques et financiers particuliers. Mais, depuis 1946, on peut dire que le principe d’équité est déjà largement utilisé dans les politiques sociales (de façon implicite, toutefois). Sa mise en œuvre apparaît de manière variable à travers des dispositifs différenciés en fonction des publics visés : dispositifs concernant l’aide alimentaire et l’aide sociale (l’aide financière particulière et prioritaire aux personnes âgées, par exemple), les droits au logement, à la formation, etc.   Le principe d’équité ici, se présente donc comme un complément indispensable au principe d’égalité . Cette subordination du statut de l’équité jusqu’aux années 1980 est bien mise en évidence par Hélène Thomas : « Le raisonnement en équité est alors mobilisé comme auxiliaire de celui de l’égalité dans la perspective de permettre, à un terme lointain, la meilleure garantie de l’égalité abstraite […] les politiques sociales s’efforcent d’agir équitablement en faveur de publics cibles visés, supposés en position la plus défavorable dans l’ordre social, économique, et, plus récemment, politique »8.

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IIIème Partie -Une politique est déclarée juste en fonction des modalités de conciliation entre justice sociale et libertés individuelles, auxquelles on adhère.

B – Les pré-requis de la citoyenneté sociale illustrée par la figure historique de l’Etat providence.

On peut considérer ainsi que le coeur de l'idée de Welfare State est la notion de « citoyenneté sociale », selon la proposition de T.H. Marshall en 1949. Selon cet auteur on doit distinguer trois étages de la citoyenneté (civile, politique et sociale) et le plein exercice de la citoyenneté n'est réalisé que lorsqu'est réalisée une véritable citoyenneté sociale. Outre une citoyenneté civile (ensemble des droits fondamentaux qui garantissent la liberté et la dignité de chaque homme) et la citoyenneté politique (possibilité pour les citoyens d'exercer leur souveraineté à travers l'exercice du pouvoir de manière directe ou indirecte, notamment dans les démocraties représentatives par l'exercice du droit de vote), la citoyenneté sociale établit qu'il ne peut y avoir durablement de démocratie sans égalité sociale, de citoyenneté sans droit au travail, de participation à la décision quand on vous exclut dans la misère. La typologie de T.H. Marshall résume bien l'imaginaire démocratique qui surplombe la mise en place des Etats sociaux et leur installation de manière durable au milieu du 20ème siècle. Gosta Esping-Andersen, auteur contemporain de la typologie d'Etat providence actuellement la plus célèbre, souligne l'importance de cette conception de Marshall en précisant qu'il faut l'étayer avec les trois dimensions suivantes :

la citoyenneté sociale suppose l'octroi de droits sociaux et de préciser d'où sont issus ces droits : par la participation à la production à un pôle ou par la participation à la cité politique à un autre pôle.

la citoyenneté sociale s'inscrit dans une certaine stratification sociale et d'un certain rapport de force entre les classes sociales ; il faut donc voir comment l'Etat- providence insère le jeu des droits sociaux au sein de cette stratification et de ces rapports de force.

L'Etat-providence ne peut pas seulement être compris en termes de droits qu'il accorde ; il faut aussi tenir compte de la manière dont les rôles de l'Etat sont coordonnés avec les tâches remplies par le marché et la famille.

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IIIème PartieB – Les pré-requis de la citoyenneté sociale illustrée par la figure historique de l’Etat providence.

On s’est aperçu rapidement que si le principe d’égalité, sous ses différentes formes, était appliqué à des citoyens supposés « abstraits », sans tenir compte des différences concrètes de situation économique et sociale, il pouvait aboutir, à l’inverse du but recherché, à renforcer et légitimer les inégalités : par exemple, l’application d’un même programme scolaire à tous, tourné vers une priorité pour l’abstraction, est inéquitable dans la mesure où il favorise les élèves issus de milieux cultivés, déjà familiarisés avec ce type d’approche. De même, l’affirmation de l’égalité des droits économiques et sociaux n’a de sens que si les grandes politiques redistributives (fiscalité, sécurité sociale) suffisent à réduire les écarts entre les situations matérielles. A défaut, l’équité – ou plutôt, l’engagement dans une conception plus équitable de l’égalité - exige qu’un effort particulier soit accompli en faveur des catégories sociales les plus concernées par les processus inégalitaires. Ainsi, la recherche d’une conception équitable de l’égalité des chances s’est-elle traduite par la mise en place, dans les années 1980, des zones d’éducation prioritaires (les ZEP) en faveur des publics scolaires issus de milieux défavorisés, accompagnées de dispositifs juridiques et financiers particuliers. Mais, depuis 1946, on peut dire que le principe d’équité est déjà largement utilisé dans les politiques sociales (de façon implicite, toutefois). Sa mise en œuvre apparaît de manière variable à travers des dispositifs différenciés en fonction des publics visés : dispositifs concernant l’aide alimentaire et l’aide sociale (l’aide financière particulière et prioritaire aux personnes âgées, par exemple), les droits au logement, à la formation, etc.   Le principe d’équité ici, se présente donc comme un complément indispensable au principe d’égalité. Cette subordination du statut de l’équité jusqu’aux années 1980 est bien mise en évidence par Hélène Thomas : « Le raisonnement en équité est alors mobilisé comme auxiliaire de celui de l’égalité dans la perspective de permettre, à un terme lointain, la meilleure garantie de l’égalité abstraite […] les politiques sociales s’efforcent d’agir équitablement en faveur de publics cibles visés, supposés en position la plus défavorable dans l’ordre social, économique, et, plus récemment, politique »8.

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IIIème Partie

C – Une politique juste doit au-delà de la référence à des critères de justice sociale, se conformer aux exigences de la solidarité concrète, réelle.

En 1896, Léon Bourgeois fait la promotion d’un nouveau programme politique le solidarisme dans un petit livre intitulé « Solidarité ». L’essentiel de sa doctrine tient à la proclamation d’une obligation morale des citoyens, qui sont redevables envers la société c’est-à-dire leurs contemporains et leurs successeurs des bienfaits de la vie sociale en d’autres termes du patrimoine commun que la société met à la disposition de chaque être qui arrive au monde . Bourgeois et Fouillée parlent ainsi d’une dette sociale dont il incombe à chacun de s’engager au paiement de cette dette commune à la mesure de ce qu’il a reçu. « La doctrine vise à justifier l’impôt progressif sur le revenu, la législation sur les assurances sociales et sur les retraites (loi de 1910) ainsi que la mise en place de services d’intérêt général. »

La doctrine solidariste repose sur le consentement libre des individus qui, une fois payée la dette commune, sont incités à s’organiser en associations coopératives ou mutualistes. A l’Etat revient le rôle de garantir la cohésion collective et les respect des droits de tous.(..) la doctrine eut un immense succès, au point de devenir quasiment la philosophie officielle de la IIIème République.

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IIIème PartieC ) Une politique juste doit au-delà de la référence à des critères de justice sociale, se conformer aux exigences de la solidarité concrète, réelle.

Les applications du solidarisme Elles se manifestent en législation sociale et en droit du travail, dans la protection contre les

grandes maladies, en droit international et, par le biais du droit, en économie. Toute la législation sociale en France vient s'inscrire, d'abord sous la forme d'initiatives privées et semi-publiques, dans la période où le solidarisme se développe. Les mutuelles, les coopératives, les compagnies d‘assurance, les caisses de retraite, etc. apparaissent dans les décennies de l'avant-guerre de 14 et s'étendent, dans l'après-guerre, à l'ensemble du monde du travail. En économie appliquée, la législation sociale sur les salaires, sur les conditions de travail, celle sur les accidents de travail ne sont pas en elles-mêmes des applications du solidarisme ; mais le courant d'idées qu'il représente vient apporter le soutien de la théorie aux exigences de la pratique.

Enfin, Léon Bourgeois (qui siègera à la SDN dont il fut le premier président et recevra le Prix Nobel de la Paix en 1920) étendra le solidarisme à la scène internationale, en lui donnant vocation à défendre la paix par le droit et en tentant d'internationaliser le programme social français inspiré du solidarisme, notamment en matière de travail. Il faut noter également que, dans la perspective solidariste, Léon Bourgeois, dont la femme et la fille sont mortes de la tuberculose, fut l'un des initiateurs de la lutte contre cette maladie et contribua à la création des sanatoriums.

http://www.u-picardie.fr/labo/curapp/revues/root/26/moreaudebellaing.pdf_478f34d71f640/moreaudebellaing.pdf

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Conclusion: En France, les aspirations à la justice et à la solidarité sont plus essentielles que l’on ne le croit

Qu’est-ce qu’une société doit faire pour être considérée comme juste ? (%)

Source EVS. L’enquête European Values Survey (EVS) s’inscrit dans un programme d’étude international visant à mesurer de façon régulière les valeurs des Européens. Les données utilisées ici proviennent de la partie française de la vague européenne de 1999. Elles ont été recueillies sous la forme d’enquêtes par sondages. Le questionnaire (d’une durée d’environ une heure) concerne un échantillon national représentatif de 1 615 individus.

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Garantir les besoins de base (76% + 15% = 91% ) « L’aspiration à une allocation universelle des biens sociaux fondamentaux (en l’espèce, la

nourriture, le logement, l’habillement, l’éducation et la santé) peut être comprise comme une application du principe moral d’égale dignité de tous. Elle vise à mettre (ou à remettre) les individus dans l’état d’égalité où ils devraient en principe se trouver. Le critère de justice sociale sous-jacent à la question posée est donc celui du besoin : le « droit-créance » à bénéficier des biens fondamentaux est défini par le seul fait que tout individu est susceptible d’avoir besoin de ces biens fondamentaux pour pouvoir être autonome. Il n’est pas tenu compte de l’effort, de la productivité, de l’efficacité ou du talent des individus qui, soit prétendent aux besoins de base, soit en supportent les coûts.

« Pourquoi cette forme de justice sociale rencontre-t-elle un consensus massif parmi les répondants à l’enquête EVS ? L’absence de garantie des besoins de base interdit la réalisation d’une « juste égalité des chances », les individus les plus défavorisés pourraient en effet ne pas avoir la possibilité de se présenter sur la même « ligne de départ » méritocratique, alors que les handicaps et les privilèges liés à l’origine sociale seraient translatés. De fait, 94 % des répondants qui estiment qu’il est important de « reconnaître les gens selon leur mérite » estiment également qu’il est important de « garantir les besoins de base pour tous » (positions 1 et 2 agrégées). L’affirmation réciproque est tout aussi consensuelle : les enquêtés qui considèrent le critère du besoin comme important sont 82 % à considérer également le critère du mérite individuel comme important. »

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D’un côté, la distribution égalitaire des ressources fondamentales est nécessaire à l’exercice du mérite : les inégalités sociales issues des différences de mérite ne sont susceptibles d’être considérées comme justes que si les individus peuvent concourir dans des conditions initiales d’égalité. Mais d’un autre côté, l’exercice de la liberté individuelle, qui rend nécessaire une distribution égalitaire des ressources fondamentales, est lui-même présupposé par l’exercice du mérite : les inégalités sociales issues des différences de mérite ne peuvent être considérées comme justes que si les individus sont également libres de mettre en jeu leur mérite.

Un bémol, cependant, lié au fait que ce que l’on approuve rationnellement, ne dicte pas notre conduite dans les faits. D’où la nécessité d’adhérer à une morale et de partager la foi en la solidarité (naturelle et nécessaire): « la corrélation entre valeurs de type égalitaire et valeurs de type libéral est inverse par rapport à la corrélation formalisée par Tocqueville. Ce n’est pas l’égalité qui est massivement valorisée par rapport à la liberté ; ce sont au contraire les valeurs et les normes sociales de type libéral qui surclassent sensiblement les valeurs et les normes sociales de type égalitaire. Le consensus de l’opinion publique semble reposer ici sur l’idée selon laquelle un système social ne peut être considéré comme juste que s’il permet à chacun de ses membres d’y prendre part de façon différenciée. L’aspiration à une reconnaissance de l’individu dans sa singularité, dans son autonomie et dans sa volonté de réalisation de soi peut, dans cette perspective, être considérée comme une caractéristique fondamentale de la modernité avancée. »

Source: Frédéric Gonthier « La justice sociale entre égalité et liberté », Revue française de science politique 2/2008 (Vol. 58), p. 285-307. URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2008-2-page-285.htm.

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Justice sociale et action publique Des principes à leur mise en œuvre ( dossier réalisé par Frédéric GONTHIER) Problèmes politiques et sociaux (n°949-950 - juin-juillet 2008) .- 165 p.

Penser les politiques sociales: contre les inégalités, le principe de solidarité Auteur : Pierre Strobel commentaires Robert Castel, Jacques Commaille, Julien Damon et al. coordonné par Sandrine Dauphin, Lise Mingasson et Martine Sonnet Éditeur : Ed. de l'Aube, La Tour-d'Aigues (Vaucluse) Collection : Monde en cours 2008, 253 pages