Quels sont les défis futurs de l’action humanitaire

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Volume 93 Sélection française 2011 / 3 13 REVUE INTERNATIONALE de la Croix-Rouge * Ce débat a été mené à Bruxelles le 4 octobre 2011 par Vincent Bernard, rédacteur en chef, et Mariya Nikolova, assistante de rédaction. La version originale en anglais a été publiée sous le titre « Discussion : What are the future challenges for humanitarian action ? », dans International Review of the Red Cross, Vol. 93, N° 884, décembre 2011, pp. 899-913. Quels sont les défis futurs de l’action humanitaire ? Kristalina Georgieva, Commissaire européenne chargée de la Coopération internationale, de l’Aide humanitaire et de la Réponse aux crises, et Jakob Kellenberger , Président du Comité international de la Croix-Rouge* Note de l’éditeur Le présent numéro de la Revue consacre ses premières pages aux réflexions de deux chefs de file de l’action humanitaire. En 2010, Kristalina Georgieva a été la première commissaire de l’Union européenne chargée spécifiquement de l’aide humanitaire et de la réaction aux crises. À ce titre, elle est à la tête de la direction générale de l’aide humanitaire et de la protection civile de la Commission DISCUSSION Thomas Vanden Driessche, CICR

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* Ce débat a été mené à Bruxelles le 4 octobre 2011 par Vincent Bernard, rédacteur en chef, et Mariya Nikolova, assistante de rédaction. La version originale en anglais a été publiée sous le titre « Discussion : What are the future challenges for humanitarian action ? », dans International Review of the Red Cross, Vol. 93, N° 884, décembre 2011, pp. 899-913.

Quels sont les défis futurs de l’action humanitaire ?Kristalina Georgieva, Commissaire européenne chargée de la Coopération internationale, de l’Aide humanitaire et de la Réponse aux crises, et Jakob Kellenberger, Président du Comité international de la Croix-Rouge*

Note de l’éditeurLe présent numéro de la Revue consacre ses premières pages aux réf lexions de deux chefs de file de l’action humanitaire. En 2010, Kristalina Georgieva a été la première commissaire de l’Union européenne chargée spécifiquement de l’aide humanitaire et de la réaction aux crises. À ce titre, elle est à la tête de la direction générale de l’aide humanitaire et de la protection civile de la Commission

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européenne (ECHO), un des principaux fournisseurs d’aide internationale. Jakob Kellenberger vient d’achever son second mandat en qualité de président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), après une décennie qui a rudement mis à l’épreuve les principes consacrés par le droit international humanitaire et défendus par le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Madame la Commissaire Georgieva et Monsieur le Président Kellenberger se sont régulièrement rencontrés pour s’entretenir des dossiers communs aux deux organisations. La Revue leur a demandé de prolonger l’une de leurs rencontres pour parler des défis futurs de l’action humanitaire. Ils exposent tous deux leurs points de vue sur plusieurs questions d’actualité, telles que la corrélation entre crise et développement ou le problème de la coordination entre acteurs humanitaires. Madame la Commissaire Georgieva donne également son avis sur des principes humanitaires, notamment l’ indépendance du financement de l’action humanitaire vis-à-vis des États depuis l’adoption du traité de Lisbonne de l’Union européenne et la création du Service européen pour l’action extérieure, chargé de mener la nouvelle politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne.

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La Revue : Commençons par une question sur les défis principaux que devront relever les acteurs humanitaires au cours de ces prochaines années. Madame la Commissaire, peut-être pourriez-vous commencer en nous donnant votre avis sur les tendances que nous observons aujourd’hui et leur impact sur l’action humanitaire ?

Kristalina Georgieva : Le monde dans lequel nous vivons est peut-être devenu plus riche, mais il est aussi plus fragile. Nous constatons une augmentation de la fréquence et de l’intensité des catastrophes naturelles et un accroissement de la complexité des conflits et de leurs effets sur les populations et les pays. Malheureusement, ces deux tendances se chevauchent dans de nombreuses régions du monde. Les pays instables se trouvent aussi dans des zones expo-sées aux catastrophes naturelles. Un exemple typique est la Corne de l’Afrique, qui est fragilisée par la nature, notamment par des sécheresses récurrentes qui frappent durement la population. Les pays touchés comprennent la Somalie, le Kenya, l’Éthiopie et Djibouti, mais antérieurement aussi l’Ouganda, le Niger et le Mali. Puis nous avons le conflit en Somalie, qui rend beaucoup plus difficile l’accès aux personnes ayant besoin d’aide.

Comment l’avenir se présente-t-il ? Je crois vraiment que nous conti-nuerons à voir des sociétés déchirées par des conflits qui deviennent de plus en plus compliqués à résoudre à cause de la croissance exponentielle de la population et de la fragilité des terrains et des écosystèmes dans lesquels ils se déroulent. Ce qui rendra de tels conflits particulièrement douloureux, c’est l’urbanisation rapide dans les pays en développement, notamment dans ces pays fragiles. Dans de tels contextes, la zone urbaine présente un danger sup-

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plémentaire, l’« anonymat », qui détruit le tissu social qui, parfois – dans des communautés plus petites – aide les gens à se serrer les coudes, surtout en période de conflit. Et pour couronner le tout, il y a le changement climatique, qui rend toute la planète – pays pauvres comme pays riches – plus vulnérable.

Nous parlons de ces menaces, mais nous essayons très rarement de nous imaginer ce qu’elles signifient pour le monde humanitaire, pour les acteurs de l’aide au développement, pour les politiciens. Je pense que c’est là que nous sommes dépassés par les changements que connaît le monde.

J’aimerais mentionner un autre point – et je serais très intéressée de savoir ce que Monsieur le Président Kellenberger en pense – à savoir la com-binaison de la fragilité écologique et de la croissance démographique. Cela m’a réellement choquée d’apprendre que les pays de la Corne de l’Afrique qui souffrent actuellement ont tous multiplié leur population par cinq ou même davantage depuis leur indépendance en 1960. Cela m’a secouée. Pour vous don-ner un exemple, en 1960, la Bulgarie et le Kenya avaient une population sem-blable. En fait, si je me souviens bien, la Bulgarie occupait le 56e rang dans le classement mondial avec 7,9 millions d’habitants. Le Kenya venait juste avant, au 55e rang avec 8,1 millions. Aujourd’hui, la Bulgarie a environ 7,4 millions d’habitants, alors que le Kenya en a 40 millions. Tout à coup, cela m’a frappée – j’ai essayé de m’imaginer à quoi ressemblerait mon pays si nous étions 40 mil-lions ! Et encore une fois, mon pays a plus de chance, parce qu’il a une nature plus riche, alors qu’une grande partie du Kenya est aride ou semi-aride. Puis, prenez la Somalie, qui avait 2,5 millions d’habitants en 1960. Maintenant, elle en a 10 millions, qui vivent dans des zones écologiquement très fragiles.

Ce que je veux dire, c’est que si vous prenez une carte du monde et que vous y ajoutez la fragilité naturelle, la fréquence des catastrophes et les conflits, vous constaterez un chevauchement frappant entre les zones de conflit, les zones où les ressources naturelles sont rares et les zones où l’environnement est fragile. La conclusion que j’en tire, c’est que notre réf lexion ne doit pas porter uniquement sur les changements qui se produisent dans le monde, mais bien davantage sur ce que ceux-ci signifient pour notre action.

J’ai parlé avec Monsieur le Président Kellenberger de l’un des points importants qui en découlent – nous devons accroître la résilience. Comment créer plus de résilience ? Par le développement. Cela signifie que les humani-taires et les professionnels du développement doivent se rapprocher.

Jakob Kellenberger : Oui, je peux peut-être rebondir sur ce que vient de dire Madame la Commissaire et généraliser quelque peu. Il est probable que les organisations humanitaires seront de plus en plus souvent confrontées à des situations où la population subit de multiples pressions : la croissance démo-graphique, les problèmes économiques, les catastrophes naturelles et techno-logiques, les conflits, le changement climatique, etc… Je pense que ce genre de situation sera de plus en plus fréquent. Je pense également que nous observe-rons un nombre croissant de crises humanitaires dont la durée sera prolongée par cette superposition de pressions.

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Je suppose que la Somalie est un cas que nous avons tous présent à l’esprit, mais il y a d’autres situations semblables. Pour ce qui est des défis que doivent relever les organisations humanitaires – l’un des plus importants pourrait bien être qu’elles soient elles-mêmes au clair sur ce qu’elles entendent par « action humanitaire ». Si elles en avaient une idée précise, cela pourrait grandement faciliter la coopération. Par exemple savoir si, pour elles, l’action humanitaire n’est qu’une action d’urgence, ou une action d’urgence et un relè-vement rapide, ou si elle englobe même des activités de développement et de travail social. Une compréhension commune de ce qu’est l’« action humani-taire » serait très utile pour la coopération.

Pour ce qui est des défis, Madame la Commissaire a utilisé d’autres termes, mais je pense qu’elle songeait à la même chose : les organisations huma-nitaires qui interviennent essentiellement lors de catastrophes naturelles et tech-nologiques doivent investir énormément dans la préparation aux catastrophes si elles veulent faire face aux défis futurs. La question de la préparation se pose un peu différemment en cas de conflit armé et d’autres situations de violence.

Nous avons assez souvent observé, dans le monde entier, que les consé-quences humanitaires d’une catastrophe naturelle peuvent varier énormément, selon le degré de préparation des populations touchées. Il suffit de songer aux séismes qui ont frappé Haïti et le Chili en 2010. Il vaut vraiment la peine d’in-vestir davantage dans la préparation. Quant à ceux qui travaillent dans des contextes de conflit armé et de violence, comme le CICR, je suppose que l’avenir leur réservera de nombreux imprévus, des situations que l’on ne peut même pas imaginer à l’avance. L’essentiel est d’aller sur place, si possible, d’être physique-ment présents chaque fois que nous avons l’impression que l’on a besoin de nous. Nous devons graver dans notre esprit la certitude de l’incertitude, et en tirer les bonnes conclusions. Développer des capacités de déploiement rapide et élargir le réseau de nos interlocuteurs sont des mesures qui sont utiles dans toute situation.

Kristalina Georgieva : Oui, je suis d’accord. Si vous observez la résilience sociale d’un pays, vous voyez qu’elle

dépend largement des institutions existantes, telles que la sécurité et l’ordre public, l’éducation et les possibilités d’emploi. Nous constatons que, en tout temps, entre 30 et 40 pays sont plongés dans un conflit, basculent dans un conflit ou sortent d’un conflit, en raison d’un déficit institutionnel. Il y a donc un nombre important de pays qui, à un moment donné, se trouvent simultané-ment dans ce processus. Ceci nous met face à trois défis majeurs.

Premièrement, le nombre d’endroits où il devient très dangereux de tra-vailler augmente, malheureusement – Afghanistan, Somalie, Irak (ou en tout cas certaines régions)… Le Yémen aussi évolue dans ce sens. Deuxièmement − et c’est plus fréquent à cause du nombre important de sociétés fragiles – des crises éclatent de manière inattendue : songez au Kirghizistan en 2010 et à la Côte d’Ivoire en 2011. Troisièmement, nous avons des crises qui durent plus longtemps, parfois dix, vingt ou trente ans : les territoires palestiniens occu-pés, ou les f lux de réfugiés du Myanmar et du Darfour, par exemple. La liste

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est infinie. En considérant ces trois défis et les capacités dont dispose le monde humanitaire pour y répondre, nous sommes obligés de reconnaître que nous devons tendre la main à la communauté du développement pour travailler sur la résilience sociale et les institutions de ces pays. Nous devons aussi être capables de maintenir une présence qui contribue à améliorer la résilience et les possibilités de ces pays. Tout cela pour dire que le monde connaît des chan-gements que nous n’avons pas encore intégrés dans notre réponse collective.

Puis pensez aux catastrophes naturelles qui deviennent de plus en plus fréquentes. Lorsque j’étais plus jeune, dans les années 1960 et 1970, le nombre des catastrophes enregistrées était beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. En 1975, l’année où j’ai terminé l’université, il y a eu 78 catastrophes majeures. L’année dernière 385, soit cinq fois plus. Ces dix dernières années, la moyenne annuelle était juste au-dessous de 400. Cela montre qu’il est indispensable d’augmenter les investissements dans la préparation et la prévention pour accroître la résilience en cas de catastrophe naturelle. Mais parfois, les organisations humanitaires et les experts disent que leur mission est de « sauver des vies » et qu’elle s’arrête là. Vous sauvez une vie et vous ne vous demandez pas si cette vie vaut la peine d’être vécue, si elle ne va pas être à nouveau en danger demain ? Vous pourriez dire que votre tâche, c’est aussi de développer cette résilience et d’établir des contacts avec la communauté du développement, avec ceux qui ont une perspective à plus long terme et se préoccupent des institutions ; vous pourriez les appeler à s’efforcer davantage de rapprocher les secours, la réhabilitation et le développement.

Parlons du continuum « secours – développement ». Comment pouvons-nous mieux aborder les situations transitoires, qui ne sont pas des crises humanitaires en soi, mais qui ne relèvent pas non plus d’un problème de développement ? Comment vos institutions respectives peuvent-elles contribuer à trouver une solution adéquate et efficace ?

Kristalina Georgieva : J’aimerais faire deux remarques. La première est primordiale pour les organisa-tions humanitaires qui travaillent dans un environnement de crise prolongée : c’est une nécessité d’accroître le professionnalisme en créant plus de liens entre les secours d’une part, la réhabilita-tion et le développement d’autre part, d’être prêt à recourir aux moyens humanitaires pour pro-mouvoir des résultats durables. Par exemple, utiliser les pro-grammes « argent contre travail » pour aider les gens à acquérir Th

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un savoir-faire et à gagner un revenu par leur activité afin qu’ils puissent un jour sortir de leur dépendance à l’aide ; ou avoir des principes de financement plus souples qui permettent aussi de payer des formations aux personnes qui passent une grande partie de leur vie dans des camps ; ou promouvoir des mesures environnementales car, très souvent, les crises prolongées détruisent complètement l’environnement naturel dont dépendent les populations. Pour donner un exemple : des organisations humanitaires actives dans un camp de réfugiés n’exigent pas le reboisement de la région, la gestion des ressources en eau, l’évacuation et le traitement des déchets, parce qu’elles n’ont pas les com-pétences nécessaires ou parce qu’elles estiment que cela ne fait pas partie de leur mandat, comme le disait Monsieur le Président Kellenberger. Il faut donc améliorer la compréhension de ce genre de responsabilités.

La deuxième s’adresse aux acteurs du développement, qui doivent être plus disposés à s’associer aux efforts de secours. Je viens du monde du dévelop-pement et je suis maintenant dans le monde humanitaire. Ces deux mondes se regardent avec dédain. Les humanitaires pensent qu’ils sont rapides et jugent les acteurs du développement très lents. Ces derniers estiment agir dans la durée et considèrent les humanitaires comme des « pompiers » qui ne comprennent pas les problèmes à long terme. Cette culture doit changer. Dans ce but, nous avons eu une première discussion à haut niveau sur l’action humanitaire et le développement à la Banque mondiale, en septembre dernier, avec M. Rober Zoellick1, Mme Valerie Amos2, Mme Helen Clark3, M. Rajiv Shah4, Mme Ogata5 et moi-même, et nous nous sommes engagés à faire de la résilience une pla-teforme commune et à construire systématiquement des ponts. Monsieur le Président, mes collègues m’ont demandé pourquoi, à mon avis, il existait un tel fossé entre l’action humanitaire et l’aide au développement. J’ai répondu qu’il y avait trois C – culture, cash, capacité. Et je pense que la culture est la clé qui peut débloquer l’argent et la capacité. La culture de ces deux mondes doit changer.

Jakob Kellenberger : Selon un philosophe moderne, le monde actuel ne serait pas tellement caractérisé par le « soit/soit », mais plutôt par le « aussi bien que ». Je dois avouer que lorsqu’on voit à quel point les limites sont devenues f loues entre ce que l’on considère généralement comme une crise humanitaire, une période transitoire et un contexte de développement, on se rend compte que les différents acteurs doivent être plus souples et adapter la portée de leur action au contexte dans lequel ils travaillent. Le CICR lie les secours et la réhabilita-tion, par exemple par ses programmes « argent contre travail » ou en fournis-sant des outils, des semences et une aide en horticulture.

1 Président de la Banque mondiale.2 Secrétaire générale adjointe aux affaires humanitaires et Coordonnatrice des secours d’urgence aux

Nations Unies.3 Administrateur du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).4 Administrateur de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).5 Présidente de l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA).

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Votre point de vue est intéressant, Madame la Commissaire. Je ne me suis jamais exprimé en ces termes, mais nous voulons certainement dire la même chose. Ces dernières années, on n’a cessé de me demander quelles étaient les « stratégies de sortie » de l’humanitarisme. Lorsque je demandais quelles étaient les « stratégies d’entrée » pour les acteurs du développement, les gens me regardaient avec surprise et n’avaient pas de réponse. Pour moi, construire des ponts et rapprocher ces stratégies, de préférence sur le terrain, est une tâche très importante. Le véritable défi n’est pas tellement de combler le fossé au niveau des concepts, mais plutôt au niveau de l’action. Pour y parvenir, les acteurs concernés doivent être présents et faire preuve des capacités nécessaires. Dans un monde caractérisé par des frontières de plus en plus floues entre différentes formes d’ac-tivités, de violences, de régimes juridiques, etc., des cadres conceptuels clairs sont encore plus importants que par le passé. La Stratégie 2011-2014 du CICR en est un exemple. Ceci dit, une véritable organisation humanitaire devrait être capable d’agir elle-même dans les situations d’urgence. C’est sa responsabilité première. Le défi, ce n’est pas de se sentir et de se déclarer responsable de tout, mais c’est d’assumer des responsabilités concrètes dans des domaines spécifiques.

Je pense que c’est ma façon de donner la même réponse. Si l’on veut vrai-ment relier de manière satisfaisante l’après-conflit et le pré-développement, je pense qu’il est très important que les humanitaires et les acteurs du développe-ment se parlent et collaborent davantage, afin de définir les capacités de chacun et les limites de son action. Je vous donne un exemple : il y a quelque temps, la notion de « relèvement rapide » a été introduite dans le débat sur l’humanitaire et le développement. Vous étiez obligé de prendre position sur ce concept. Être plus engagé et systématique dans le relèvement rapide fait partie de la Stratégie 2011-2014 du CICR. Cet été, nous avons jugé utile de résumer en une page notre conception du relèvement rapide et le type d’activités auquel le CICR apporte une valeur ajoutée humanitaire. Cela nous aide à être des partenaires prévi-sibles pour toutes les personnes concernées par le relèvement rapide – les béné-ficiaires comme les donateurs. Par exemple, il est important de savoir si l’on peut compter sur une organisation lorsque des déplacés internes rentrent chez eux. Je pense que Madame la Commissaire Georgieva sait maintenant ce que le CICR entend par relèvement rapide et quel type d’action elle peut attendre de notre part. Nous essayons de lui simplifier la tâche pour qu’elle puisse décider quelles ressources elle va allouer aux actions humanitaires et aux activités de relèvement rapide dans un contexte donné.

Kristalina Georgieva : Oui, et pourtant nous devons encore lutter pour assurer un financement à l’action humanitaire – en général un financement rapide, plus souple, peut s’aligner sur un financement du développement qui a les mêmes caractéristiques, et ainsi nous pouvons faire la transition sans coupure.

Jakob Kellenberger : Nous espérons que Madame la Commissaire Georgieva réussira à faire adopter des règles plus souples pour le soutien de projets qui tomberaient clairement dans la catégorie du relèvement rapide tel que nous le

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comprenons. Je pense que ce serait tout à fait justifié dans le monde actuel où les limites entre les différentes situations s’estompent.

Kristalina Georgieva : Permettez-moi d’ajouter que cela se fait déjà. Je ne vou-drais pas vous donner l’impression que c’est un territoire totalement inexploré. De nombreux exemples montrent que des actions visant à éteindre l’incendie d’un conflit contribuent à la réhabilitation et au développement. Par exemple, le travail en faveur des enfants touchés par la guerre : les humanitaires peuvent leur offrir un programme de réadaptation post-traumatique et de soutien psy-chologique, et les agences de développement peuvent les scolariser. Ainsi, nous n’apportons pas seulement une aide immédiate à ces enfants, mais nous avons un plan à plus long terme qui prévoit leur éducation et leur réinsertion. Autre exemple, qui concerne peut-être moins le travail humanitaire après un conflit ; il s’agit du programme « argent contre travail » après une catastrophe : dans ce contexte, ce programme peut être suivi d’un programme de développement (PNUD ou autre) qui en étend considérablement les activités. Nous avons aussi de bonnes synergies avec nos collègues du développement dans le pays, ce qui permet une réponse plus efficace. Dans la région du Sahel, notre soutien aux moyens d’existence, notamment par l’achat de produits alimentaires locaux, incite les agriculteurs à produire et améliore considérablement la sécurité ali-mentaire et la nutrition. Ce sont aussi des domaines importants dans lesquels les agences de développement peuvent intervenir. Mais ces cas restent des exceptions, ce n’est pas notre manière habituelle de travailler. Nous devons faire en sorte que cela devienne la règle dans ce monde nouveau qui est le nôtre.

Jakob Kellenberger : Oui, et vous conviendrez peut-être que les agences de développement ne sont pas prêtes à intervenir plus tôt après une crise. Cela signifie que les humanitaires seront obligés de s’impliquer de plus en plus dans le relèvement rapide et le pré-développement.

Kristalina Georgieva : C’est vrai.

Le droit international humanitaire (DIH) est un autre sujet cher au CICR et il préoccupe aussi l’Union européenne, comme le montre l’adoption des « Lignes directrices de l’UE concernant la promotion du droit internatio-nal humanitaire ». Comment voyez-vous le rôle du DIH dans les conflits futurs ? Tout d’abord Monsieur le Président Kellenberger, puis Madame la Commissaire Georgieva, pouvez-vous nous dire comment vous envisagez de promouvoir le développement du DIH à l’avenir ?

Jakob Kellenberger : Lorsque nous parlons du DIH au CICR, nous songeons avant tout, à mon avis à juste titre, à une meilleure application des règles exis-tantes. À cet égard, la coopération avec le Conseil et la Commission de l’Union européenne est excellente. Les lignes directrices de l’UE révisées en 2009 sont exactement le type de mesure que nous attendons de la part des États, car elles

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montrent que ceux-ci prennent au sérieux la responsabilité qui leur incombe de promouvoir le respect du DIH. Je cite toujours ces lignes directrices comme l’exemple de ce que nous souhaitons. Maintenant, elles exigent même un rapport annuel sur la mise en œuvre du DIH, ce qui est excellent.

Même si la priorité va à une meilleure application des règles existantes, nous ne pouvons pas négliger l’élaboration de nouvelles règles, afin d’offrir une meilleure protection aux personnes touchées par les conflits armés. En se fon-dant sur une étude approfondie des lacunes actuelles, surtout dans le DIH qui s’applique aux conflits armés non internationaux, le CICR a élaboré des propositions pour développer le droit. J’ai l’im-pression qu’à l’avenir, les conséquences humanitaires des situations de violence autres que les conflits armés pourraient devenir plus importantes que celles des conflits armés. Une institution humanitaire telle que le CICR, tout en gardant l’ambition d’être la référence en matière de DIH, se doit d’étendre constam-ment ses compétences dans le droit international des droits de l’homme. C’est le droit international qui doit s’appliquer dans des contextes tels que la Syrie ou le Mexique. À l’avenir, les situations de violence armée organisée non étatique restant au-dessous du seuil du conflit armé pourraient devenir de plus en plus fréquentes.

La notion d’« autres situations de violence » doit être utilisée avec pru-dence et bien expliquée. Elle pourrait être définie avec plus de précision pour éviter des malentendus, notamment en ce qui concerne la violence armée et non armée individuelle et collective. Cette notion peut également être utilisée abu-sivement par les États pour refuser l’applicabilité du DIH et le droit d’avoir des contacts, à des fins exclusivement humanitaires, avec toutes les parties au conflit.

Kristalina Georgieva : En Europe, nous avons de la chance, parce que les États membres de l’UE soutiennent non seulement l’application du DIH, comme ils y sont tenus par les Conventions de Genève, mais certains s’engagent aussi à promouvoir le respect du DIH à l’ONU et dans d’autres forums.

Nous appuyons trois types d’activités concrètes visant à diffuser et à mettre en œuvre le DIH. Premièrement, nous finançons des programmes de formation dans un but de sensibilisation, surtout lorsque, dans de nouveaux

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types de conflits, nous avons affaire à des groupes armés non étatiques qui, en général, n’ont aucune notion de droit, encore moins de DIH. Il est important de dialoguer avec les parties au conflit, afin qu’elles comprennent une chose très simple – même dans le plus terrible des contextes, il doit y avoir un espace d’humanité. Nous finançons des formations en DIH, par le biais de nos parte-naires opérationnels, notamment en Colombie, en Inde, à la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar, et dans les territoires palestiniens occupés.

Deuxièmement, nous finançons également des activités visant à aug-menter la capacité à diffuser le DIH des travailleurs humanitaires et de ceux qui élaborent les politiques humanitaires. En une année, plus de 130 personnes vivant dans des situations de conflit ou de post-conflit dans le monde entier (y compris des collaborateurs des Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge) ont reçu une formation en DIH. Je pense qu’elles seront capables de transmettre leurs connaissances. Nous tenons aussi à ce que notre personnel, qui travaille dans des contextes instables, comprenne l’importance d’être bien préparé.

Troisièmement, nous essayons de sensibiliser nos partenaires du monde entier à certaines conséquences non intentionnelles des nouvelles lois et poli-tiques antiterroristes, qui peuvent entraver ou empêcher la formation en DIH. Comme vous le savez, certains États ont adopté des lois pénales interdisant tout soutien matériel à des groupes terroristes fichés. Une telle législation interdit aussi le financement de formations en DIH, lorsque cette formation s’adresse à des groupes armés qualifiés de terroristes. Avec mes collaborateurs, nous nous efforçons d’attirer l’attention sur le danger que ces nouvelles lois représentent pour l’engagement humanitaire sur le terrain.

Enfin, je pense que le DIH a évolué au cours du temps, mais la nature des conflits a changé si rapidement qu’il serait peut-être nécessaire d’adap-ter le droit aux nouvelles réalités des conflits armés. C’est pourquoi je sou-tiens pleinement les initiatives prises par le CICR pour renforcer et développer le DIH.

Parlons des principes qui, selon vous, devraient guider l’action humani-taire à l’avenir. Madame la Commissaire, depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, comment vos services peuvent-ils garder leur autono-mie par rapport au Service européen pour l’action extérieure, et plus géné-ralement par rapport à la Politique étrangère et de sécurité commune ?

Kristalina Georgieva : En fait, l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne a assis l’impartialité et la neutralité de l’action humanitaire européenne sur une base plus solide. Dans ce traité, un article définit l’« aide humanitaire » comme une politique spécifique, clairement séparée des objectifs et des prises de décision de la politique étrangère et de sécurité. En outre, nous avons un changement institutionnel concrétisé par la création de mon poste de commissaire respon-sable des affaires humanitaires et de la réponse aux crises, qui est séparé du Service pour l’action extérieure.

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Mon personnel ne fait pas partie du Service européen pour l’action extérieure et mes décisions sur l’octroi d’une aide humanitaire sont guidées exclusivement par deux critères – le besoin et l’accès aux personnes touchées – rien d’autre. Nous nous refusons à toute considération politique, religieuse ou autre. Ceci dit, nous défendons également les principes d’impartialité, de neutralité et de non-discrimination auprès de nos collègues du développement et de ceux qui travaillent pour le bras politique de l’UE au Service pour l’action extérieure.

Donc, nous gardons notre indépendance opérationnelle et la possibilité de financer des organisations humanitaires telles que le CICR sans intervenir aucunement sur la manière dont elles exécutent leur mandat, en protégeant aussi leur indépendance. Mais nous sommes également la voix des personnes les plus vulnérables du monde entier et nous savons protéger notre capacité à leur venir en aide.

Merci, Madame la Commissaire. Monsieur le Président Kellenberger, sou-haitez-vous réagir ?

Jakob Kellenberger : Oui, je voulais dire que l’une des meilleures preuves de l’attachement de la Commission européenne à ces principes est le soutien qu’elle donne au CICR, une institution digne de confiance qui est neutre, indé-pendante et impartiale.

Kristalina Georgieva : Oui, c’est bien vrai.

Jakob Kellenberger : Et pourquoi ? Je pense que Madame la Commissaire a compris que, dans certains contextes, ce n’est que si vous êtes un acteur cré-dible, indépendant, neutre et impartial que vous avez accès à tous ; si vous ne l’êtes pas – ou si vous n’êtes pas perçu comme tel – vous n’aurez pas cet accès.

Il ne faut pas seulement être clair sur les principes, il faut également tenir vos engagements. Vous devez dire sans équivoque si vous parlez d’inten-tions (ou de déclarations d’intentions) ou d’actions effectivement réalisées sur le terrain. Ce sont deux mondes différents pour les personnes qui ont besoin d’une aide et d’une protection immédiates. Et vos actions doivent leur être utiles, c’est-à-dire répondre aux besoins les plus urgents.

Kristalina Georgieva : Tout à fait. Très souvent, lorsque nous parlons des prin-cipes humanitaires, nous pensons à la sécurité des travailleurs humanitaires, parce que ce sont eux qui courent le plus grand danger. Il y a plus de morts dans l’action humanitaire que dans le maintien de la paix, ce qui nous inquiète fortement. Mais une autre de nos grandes préoccupations, c’est l’accès aux per-sonnes ayant besoin d’aide. Si vous voulez aider les personnes touchées par un conflit, vous devez pouvoir les atteindre et la seule façon d’y parvenir, c’est en protégeant la neutralité, l’indépendance et l’impartialité de votre action. Nous en avons fait maintes fois l’expérience. Par exemple, dans le nord du Yémen

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avec les rebelles houthis. Si je peux parler aux commandants houthis, c’est uni-quement parce je ne représente pas une entité politique. Je représente une idée très simple, à savoir qu’il doit y avoir un espace d’humanité même dans les environnements les plus critiques.

Mes collaborateurs et leurs partenaires opérationnels ont utilisé diffé-rentes stratégies pour avoir accès à des zones difficiles. Elles sont semblables à celles d’autres organisations humanitaires mises en place par le Royaume-Uni, la Suisse, l’ONU ou le Mouvement de la Croix-Rouge. Nous mettons au point diverses techniques d’approche, à différents niveaux, pour améliorer l’accès humanitaire. Lorsqu’une campagne énergique risque de nous empêcher de conserver ou d’obtenir l’accès pour nos partenaires opérationnels et lorsque, finalement, les obstacles administratifs ou autres deviennent si importants qu’une action humanitaire efficace et conforme à nos principes n’est plus pos-sible, nous utilisons des stratégies de contrôle à distance avec nos partenaires. Mais nous devons toujours appliquer les règles d’une saine gestion financière et opérationnelle.

Parfois, des escortes armées ou des vols humanitaires peuvent nous donner accès à des zones d’insécurité. Notre but est de trouver un équilibre entre la nécessité humanitaire d’intervenir en situation d’urgence et la néces-sité de respecter nos principes de neutralité, d’impartialité et d’indépendance. Cela va de pair avec notre obligation légale de rendre des comptes au contri-buable européen. Nous finançons également un programme de renforcement des capacités destiné à nos partenaires afin d’améliorer leur responsabilisation et l’efficacité de leurs programmes et activités.

Passons aux événements en Libye, où ECHO s’est engagé activement dans la coordination. Que vous a appris cette expérience ? Et plus générale-ment, comment concevez-vous la coordination de la réponse humanitaire dans son ensemble ? Quelle est la solution idéale vers laquelle nous devons tendre dans le monde humanitaire du futur ?

Jakob Kellenberger : Voilà un thème qui me passionne ! Je souhaite une coordi-nation plus concrète, mieux adaptée au terrain, et moins de discussions futiles et répétitives à ce sujet. Nous avons besoin d’une coordination réelle, je veux dire par là d’une coordination qui a une plus-value humanitaire. Elle doit se faire sur le terrain, et les participants doivent fournir des informations claires et précises sur les capacités et les ressources humaines dont ils disposent, ainsi que sur les lieux auxquels ils ont ou n’ont pas accès. Ils doivent indiquer s’ils réalisent l’action eux-mêmes ou s’ils la délèguent à des organismes opération-nels. Je pense qu’il est indispensable d’améliorer la coordination, pas vrai-ment comme cela se fait souvent – provoquant un gonflement coûteux de la bureaucratie – mais plutôt en incitant les organismes qui ont la capacité d’agir à se transmettre des informations transparentes sur les questions pertinentes. Dans le secteur humanitaire, le risque est réel de voir se creuser le fossé entre le monde bureaucratique et le monde opérationnel.

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Kristalina Georgieva : Dans la plupart des crises humanitaires, la rapidité et la capacité à résoudre des problèmes nouveaux, souvent difficiles, sont essen-tielles. C’est pourquoi je suis d’accord avec Monsieur le Président Kellenberger pour dire que la coordination n’est pas un but en soi. Elle doit permettre d’at-teindre les personnes plus rapidement, plus efficacement. Donc, une coordina-tion effective est une question de compétences, de capacité d’acheminement de l’aide, parfois dans des zones dangereuses. Nous voulons tous avoir notre place – mais le choix de ceux qui peuvent participer doit dépendre de la contribution qu’ils apportent à la solution. Et nous devons être très honnêtes dans notre évaluation.

Chaque situation est différente, mais il faut accorder moins d’at-tention au processus et plus aux résultats. C’est important pour les per-sonnes que nous tentons d’aider et c’est important pour la crédibilité de la communauté humanitaire. Le monde actuel, où les besoins augmentent, mais pas les ressources – donc où nous sommes tous en compétition pour les ressources – est une période difficile pour en appeler à la générosité de nos citoyens. Cet appel ne peut se fonder que sur une action crédible. Ce n’est plus suffisant pour moi de dire : Monsieur Kellenberger, je suis res-ponsable d’une aide de 1,1 milliard d’euros. Non, je ne suis crédible que si je peux dire que ma responsabilité, c’est d’aider 140 millions de personnes dans le monde, le chiffre atteint l’année dernière. Mais qui sont ces gens ? Qui peut les aider ? Comment ? Ce sont là les questions qui doivent régir la coordination.

Madame la Commissaire, c’est à vous que j’adresse cette question. Vous avez parlé d’opérations « à distance ». Pouvez-vous préciser la position d’ECHO sur le soutien accordé à des activités contrôlées à distance, lorsqu’il n’est pas possible de satisfaire à toutes les exigences de responsa-bilisation ?

Kristalina Georgieva : Les projets financés par ECHO concernent sou-vent des zones où l’accès est difficile à cause de l’insécurité ou d’autres pro-blèmes. Il est essentiel que nous atteignions les personnes ayant besoin d’aide, même dans les situations les plus dangereuses. Nous essayons de minimiser les risques au moyen de systèmes de contrôle à distance et de surveillance. Nous nous appuyons sur notre réseau d’experts sur le terrain et nos parte-naires opérationnels locaux. Mais nous acceptons les risques résiduels, car sinon, nous serions parfois obligés d’abandonner des personnes nécessitant notre aide, ce qui est contraire à nos principes et à nos valeurs humanitaires. En Somalie, plus de 80 % des opérations que nous finançons ont lieu dans des zones contrôlées par Al-Shabab, où nos partenaires, en raison de l’insé-curité et d’un accès limité, gèrent leurs opérations à distance. Tout en accep-tant les risques croissants, nous avons aussi essayé de les réduire, par exemple en faisant une sélection rigoureuse de partenaires dont la fiabilité a fait ses preuves.

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Discussion : K. Georgieva et J. Kellenberger – Quels sont les défis futurs de l’action humanitaire ?

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Notre dernière question, qui s’adresse à tous les deux, concerne l’évolution du secteur humanitaire. Que pensez-vous de sa composition future (sur-tout de l’augmentation de donateurs non occidentaux), de sa profession-nalisation et de ses pratiques ?

Kristalina Georgieva : Comme je l’ai dit au début de cette interview, le monde connaît des changements d’une vitesse et d’une dimension difficiles à saisir, et tout cela inf luence l’ampleur et la nature des défis humanitaires que nous devons relever. Les besoins humanitaires, au niveau mondial, se sont non seu-lement accrus, mais les situations humanitaires sont devenues plus complexes et plus difficiles pour les raisons déjà mentionnées.

Dans ce contexte humanitaire en mutation, la coopération est vitale. Nous n’avons aucune chance de progresser vers un consensus mondial sur l’aide humanitaire si la gouvernance du système humanitaire n’est pas modi-fiée. Le système actuel est trop fragmenté, il est divisé entre donateurs tradi-tionnels et nouveaux donateurs, et entre donateurs et organisations humani-taires. Les nouveaux donateurs tendent à agir en dehors du cadre multilatéral, souvent dominé par les pays occidentaux. Cela donne une impression négative de division de la communauté internationale, avec une concurrence entre les systèmes de normes et les pratiques d’assistance.

Un premier pas important consisterait à ouvrir le débat sur l’action humanitaire internationale à tous les donateurs – traditionnels, non tradition-nels et nouveaux. Organiser des réunions régulières à haut niveau pour mener ce dialogue conférerait plus de légitimité et d’efficacité au système humani-taire. Et cela favoriserait la compréhension commune et l’engagement en faveur des buts et des principes fondamentaux qui sous-tendent l’action humanitaire.

Une autre mesure essentielle consisterait à renforcer la coordination entre les organismes civils et militaires, car les forces armées s’engagent de plus en plus dans les actions de réponse aux crises. La compréhension insuffisante

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des mandats et des responsabilités des uns et des autres rend souvent les limites très floues, ce qui menace l’accès et la protection, éléments essentiels pour les agences humanitaires. C’est pourquoi la coordination précoce et l’interaction entre les différentes agences sont si importantes. Actuellement, il existe deux instruments pour guider l’usage des ressources militaires dans les situations humanitaires : les Directives d’Oslo en cas de catastrophe et les Directives de l’ONU sur l’utilisation des ressources militaires et de la protection civile dans le cadre des situations d’urgence complexes. Ils permettent l’utilisation de moyens militaires dans certaines circonstances, tout en évitant d’ouvrir la porte à un déploiement intempestif de ressources militaires lors de chaque urgence.

Le nombre croissant de sociétés privées qui fournissent une myriade de services – de la sécurité à l’assistance – est une difficulté supplémentaire. Les États qui font appel à ces sociétés devraient s’assurer qu’elles assument les res-ponsabilités que leur confère le droit international, surtout dans des situations de conflit.

Pour toutes ces raisons, il est plus important que jamais d’être très pro-fessionnels dans le domaine humanitaire et c’est pourquoi mes services sont très exigeants en matière de professionnalisme et de responsabilisation dans la fourniture de l’aide. Nous concluons un contrat-cadre de partenariat avec les organisations que nous finançons, et ce contrat garantit que nos partenaires aient et conservent un niveau élevé de compétence, d’engagement et de savoir-faire. En outre, nos exigences pour la présentation de rapports sur la mise en œuvre de projets spécifiques figurent parmi les exigences les plus strictes imposées par des donateurs publics.

Jakob Kellenberger : Je pense que le nombre d’acteurs étatiques et privés va continuer d’augmenter dans le domaine humanitaire. « Humanitaire » est une bonne étiquette. Il y a aussi de nouveaux besoins à satisfaire, en tout cas en partie. Je ne m’attends pas à ce que tous ces nouveaux acteurs soient plus res-pectueux des principes. Une plus grande concurrence – pas tellement dans les zones opérationnelles difficiles et dangereuses, mais dans des contextes rela-tivement sûrs qui bénéficient d’une grande attention politique et médiatique – peut rendre certaines organisations plus vulnérables à la politisation. De telles organisations pourraient préférer rester à un certain endroit, en renonçant à des principes tels que l’évaluation indépendante des besoins et la maîtrise des distributions. Elles préféreront peut-être pouvoir dire aux donateurs qu’elles sont présentes, au lieu de partir parce qu’une action humanitaire indépendante et impartiale n’est plus possible. Si une concurrence accrue suscite une meil-leure réponse humanitaire, au moment approprié, je ne peux que m’en féliciter. Mais ce serait dommage que l’argent des donateurs aille à ceux qui parlent le plus fort et non à ceux qui fournissent réellement des secours.

Deuxièmement, les organisations de secours islamiques et les sociétés privées vont certainement jouer un rôle plus important dans certaines activi-tés, à l’avenir, surtout dans les pays islamiques (pour le premier type d’acteurs).

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Il est probable (et c’est une bonne chose) que les acteurs humanitaires locaux prendront aussi une plus grande place. Il est plus difficile de voir quelles en seront les conséquences pour les organisations humanitaires internationales qui sont de moins en moins opérationnelles et qui transfèrent l’argent des donateurs à des acteurs locaux. Ces organisations seront certainement mises davantage sous pression pour justifier la valeur ajoutée humanitaire de l’argent retenu au passage entre les donateurs et ceux qui travaillent sur le terrain.

La structure à plusieurs étages du bâtiment humanitaire sera de plus en plus remise en question, dans un contexte où les donateurs exigent une plus-value humanitaire pour leur argent. Je suppose que les organisations humani-taires ressentiront plus cette tendance dans leurs services administratifs que dans leurs opérations.

Enfin, je pense que la professionnalisation du secteur humanitaire va se poursuivre, notamment en raison de l’arrivée de nouveaux acteurs qui ont des compétences très spécifiques : par exemple dans le domaine de l’informa-tique ou de la logistique. Néanmoins, ces phénomènes nouveaux ne remplace-ront jamais un engagement humanitaire sincère.