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LITTÉRATURE La bande dessinée en France Quatre femmes en colère par Hélène Lazar J anvier 1985. Le petit monde appa- remment sans histoire de la bande dessinée française est agité de remous. Quatre femmes publient dans le journal Le Monde un mani- feste qui dénonce la banalisation du sexisme et de la violence dans la BD, et le retour, sous couvert de nouveauté, «des plus vieux et des plus crasseux fantasmes machos». Elles ne mâchent pas leurs mots, ces dames de la BD, et leur manifeste fait l'effet d'un pavé dans la mare au moment à Angoulême, le président de la Répu- blique vient de consacrer officiellement, par sa présence au Festival de la BD. l'importance de cette forme d'expression. Quatre femmes en colère : Jeanne Puchol, Nicole Claveloux. Florence Cestac et Chantai Montellier. Cette dernière est la plus connue : elle a publié une dizaine d'albums aux Humanoïdes associés ; son travail original et exigeant lui a permis de conquérir un public qui lui est resté fidèle ; c'est elle qui est à l'origine du manifeste. Les trois autres ont peu publié pour des raisons dont on reparlera. Quelles sont les cibles visées par le manifeste 7 Les journaux de BD qui, com- me YEcho des Savanes ou Charlie Mensuel, se sont adonnés à la porno racoleuse après avoir été rachetés par «des mar- chands de soupe», selon l'expression de Florence Cestac. Pour Bruno Lecigne, qui a soutenu le manifeste et qui collabore aux Cahiers de la BD. c'est à la fin des années 70 que les choses ont basculé. À une BD qui avait profité de l'essor culturel de laprès-68 succède une BD marchandise «où tout est calibré : la formule des albums, le type du récit. La création est laminée par la concurrence entre trois ou quatre grands groupes». Vendeurs de fesses L'histoire de VÉcho des Savanes est exemplaire : fondé en 1972 par Gotlib. Bretecher et Mandryka. VÉcho est d'abord une toute petite revue éditée à compte d'auteur puis devient un mensuel popu- laire qui, avec des hauts et des bas, sert de support à une BD variée et en général créative. En 1982, VÉcho est racheté par le groupe Albin Michel. En même temps, on confie la gestion financière du journal à Filipacchi [Lui. F Magazine). Le change- ment ne se fait pas attendre : «l'accroche - cul et l'attrape-cofi», pour reprendre les termes du manifeste, deviennent la règle générale. Des fesses et des seins sur chaque couverture. Un dossier du mois tournant autour du même sujet et, pour clôturer le tout, une rubrique régulière à laquelle rien ne vous empêche de partici- per : «Le strip-tease des copines»... «Filipacchi n'est pas un enfant de choeur, remarque Chantai Montellier : il applique à VÉcho des Savanes les mêmes recettes que celles qu'il a appliquées à ses autres journaux. D'ailleurs, ça marche très bien. C'est aujourd'hui le journal de BD qui se vend le mieux et de très très loin.» La BD pour adultes a toujours été un fief masculin - par ses auteurs et par ses lecteurs - et ce n'est pas la nouvelle formule de VÉcho de Savanes qui risque de changer la tendance ! Il suffit d'ailleurs de jeter un oeil sur les publicités de ce journal pour s'en assurer : cigarettes, after shave et matériel hi-fi. Bruno Lecigne, qui plaide pour une BD de création, ne peut que s'alarmer d'un tel conformisme : «II y en a de moins en moins pour tous les goûts. Les auteurs exigeants et difficiles avaient plus de chances de pouvoir publier en 75 qu'en 85.» Que dire alors des femmes ?.. Jeanne Puchol confirme : «C'est un appauvrisse- ment généralisé et un formidable retour en arrière. La violence et le sexe dispen- sent décrire une histoire. Quand on en écrit une, c'est pour revenir un mythe du- héros, à un univers qui exclut le quotidien et magnifie les vieilles valeurs. Il faut faire rêver les gens. C'est typique des périodes de crise.» Et sexisme généralisé Le manifeste a eu un écho immédiat chez beaucoup d'auteurs et de critiques. Jeanne Puchol regrette seulement qu'il n'ait été signé que par des femmes et notamment des femmes qui, à l'exception de Montellier, ont une situation un peu particulière dans la BD, puisqu'elles ont peu publié. Il a d'ailleurs été facile à certains, qui se sentaient directement visés par le manifeste, de l'attribuer à des «nanas pas marrantes et aigries qui n'arri- vent pas à vendre» ... formule par laquelle Jeanne Puchol résume la réaction d'un journal comme CHIC (voir encart). Les réactions négatives n'ont pas volé haut, d'ailleurs : accusations raillant ces «puri- taines» ou ces «féministes attardées,» le discours change peu. Comme elles ont eu le soutien du critique Bruno Lecigne, LA VIE EN ROSE septembre 1985

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LITTÉRATURE

La bande dessinéeen France

Quatre femmesen colèrepar Hélène Lazar

Janvier 1985. Le petit monde appa-remment sans histoire de la bandedessinée française est agité deremous. Quatre femmes publientdans le journal Le Monde un mani-feste qui dénonce la banalisationdu sexisme et de la violence dansla BD, et le retour, sous couvert denouveauté, «des plus vieux et desplus crasseux fantasmes machos».

Elles ne mâchent pas leurs mots, cesdames de la BD, et leur manifeste faitl'effet d'un pavé dans la mare au momentoù à Angoulême, le président de la Répu-blique vient de consacrer officiellement,par sa présence au Festival de la BD.l'importance de cette forme d'expression.Quatre femmes en colère : Jeanne Puchol,Nicole Claveloux. Florence Cestac etChantai Montellier. Cette dernière est laplus connue : elle a publié une dizained'albums aux Humanoïdes associés ; sontravail original et exigeant lui a permis deconquérir un public qui lui est restéfidèle ; c'est elle qui est à l'origine dumanifeste. Les trois autres ont peu publiépour des raisons dont on reparlera.

Quelles sont les cibles visées par lemanifeste 7 Les journaux de BD qui, com-me YEcho des Savanes ou Charlie Mensuel,se sont adonnés à la porno racoleuseaprès avoir été rachetés par «des mar-chands de soupe», selon l'expression deFlorence Cestac. Pour Bruno Lecigne, quia soutenu le manifeste et qui collaboreaux Cahiers de la BD. c'est à la fin desannées 70 que les choses ont basculé. Àune BD qui avait profité de l'essor culturelde laprès-68 succède une BD marchandise

«où tout est calibré : la formule desalbums, le type du récit. La création estlaminée par la concurrence entre trois ouquatre grands groupes».

Vendeurs de fessesL'histoire de VÉcho des Savanes est

exemplaire : fondé en 1972 par Gotlib.Bretecher et Mandryka. VÉcho est d'abordune toute petite revue éditée à compted'auteur puis devient un mensuel popu-laire qui, avec des hauts et des bas, sert desupport à une BD variée et en généralcréative. En 1982, VÉcho est racheté par legroupe Albin Michel. En même temps, onconfie la gestion financière du journal àFilipacchi [Lui. F Magazine). Le change-ment ne se fait pas attendre : «l'accroche -cul et l'attrape-cofi», pour reprendre lestermes du manifeste, deviennent la règlegénérale. Des fesses et des seins surchaque couverture. Un dossier du moistournant autour du même sujet et, pourclôturer le tout, une rubrique régulière àlaquelle rien ne vous empêche de partici-per : «Le strip-tease des copines»...

«Filipacchi n'est pas un enfant dechoeur, remarque Chantai Montellier :il applique à VÉcho des Savanes les mêmesrecettes que celles qu'il a appliquées à sesautres journaux. D'ailleurs, ça marche trèsbien. C'est aujourd'hui le journal de BDqui se vend le mieux et de très très loin.»La BD pour adultes a toujours été un fiefmasculin - par ses auteurs et par seslecteurs - et ce n'est pas la nouvelleformule de VÉcho de Savanes qui risque dechanger la tendance ! Il suffit d'ailleurs dejeter un oeil sur les publicités de ce

journal pour s'en assurer : cigarettes, aftershave et matériel hi-fi.

Bruno Lecigne, qui plaide pour une BDde création, ne peut que s'alarmer d'un telconformisme : «II y en a de moins enmoins pour tous les goûts. Les auteursexigeants et difficiles avaient plus dechances de pouvoir publier en 75 qu'en85.» Que dire alors des femmes ?.. JeannePuchol confirme : «C'est un appauvrisse-ment généralisé et un formidable retouren arrière. La violence et le sexe dispen-sent décrire une histoire. Quand on enécrit une, c'est pour revenir un mythe du-héros, à un univers qui exclut le quotidienet magnifie les vieilles valeurs. Il faut fairerêver les gens. C'est typique des périodesde crise.»

Et sexisme généraliséLe manifeste a eu un écho immédiat

chez beaucoup d'auteurs et de critiques.Jeanne Puchol regrette seulement qu'iln'ait été signé que par des femmes etnotamment des femmes qui, à l'exceptionde Montellier, ont une situation un peuparticulière dans la BD, puisqu'elles ontpeu publié. Il a d'ailleurs été facile àcertains, qui se sentaient directementvisés par le manifeste, de l'attribuer à des«nanas pas marrantes et aigries qui n'arri-vent pas à vendre» ... formule par laquelleJeanne Puchol résume la réaction d'unjournal comme CHIC (voir encart). Lesréactions négatives n'ont pas volé haut,d'ailleurs : accusations raillant ces «puri-taines» ou ces «féministes attardées,» lediscours change peu. Comme elles ont eule soutien du critique Bruno Lecigne,

LA VIE EN ROSE septembre 1985

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dans Le Monde, on s'en est pris bien sûr auxintellectuels et à tous ceux qui «prennentla BD au sérieux», alléguant que ce n'est làqu'un instrument de pur divertissementet, bien sûr. parfaitement innocent... «Undiscours adolescent et acnéeux. qui in-fantilise la BD», me confie Puchol. maisdont la véhémence a réjoui les signatairesdu manifeste, car il a brisé pendant quel-que temps la loi du silence et de la bonneconscience.

Chantai Monteiiiei. l'une des signataires du manifeste.Illustre ainsi, pour «Le Monde» son propos

«Une poignéede

féministes attardées»?Ici et là, dans Le Monde, un journal

connu pour son humour, une poignée decritiques et de féministes attardées enfon-cent joyeusement les portes ouvertes etdénoncent le «retour au sexisme», «aupoujadisme». «à lattrape-con», etc.

Ces bonnes âmes s'indignent de ce queles revues de BD consacrent plus de pagesà ce qui fait vendre qu'à leurs propresoeuvres. Mais oui, elles, elles font del'Art... un truc rompu à l'usage, qui dureune vie. parfois plus...

Pour ces doctes esprits, le remède estsimple : se laisser pousser des poils auxpattes et remonter les caleçons ! Plus bas,un aimable spécialiste souligne que dansla BD, «il y a du bon et du mauvais» et quele commercial prend le pas sur la créativité.Discours tout à fait neuf, comme on levoit.

Édito paru dans CHIC, no 8. 1985. revue debandes dessinées en France,

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«Vendre de la fesse»Car ce qui se passe dans la BD est à

limage de ce qui se passe ailleurs dans lasociété française. Sur les murs de Paris.Penthouse s'affiche : «La censure, c'est latrouille. À bas les trouillards.» Tous lessamedis soirs à la télé, à l'heure du souper,strip-tease et ce, dans une émission trèspopulaire qui n'a pas la réputation d'êtreidiote. Partout dans les kiosques à jour-naux, «on vend de la fesse», dans le

silence général ou l'approbation bienveil-lante. On est libre, non ? Et Mme Roudyn'a qu'à bien se tenir avec son projet de loiantisexiste (qui n'a toujours pas été adop-té). Et puis, où sont les féministes qu'ons'attendrait à entendre protester 7 À Paris,pour le 8 mars, il n'y a pas eu la moindrepetite manifestation. Ah pardon ! Auministère des Droits de la femme, on aproduit et fait circuler pour ce jour-là unesérie de boîtes d'allumettes, ^f

Chantai Montellier...et ses crocodiles

OUI _ t HT PAS MAL, MAISÇA MANQUE. D'AUJOCHtS.CULTtUT CAL A PKOfOi t t CUL, LETIEM A PAS L'Ald V * L POUTU-Cl TU VEiK W&EH. POUK."l'E*reuiLLAÙE. D 6 i COPINES • ... QJ. TE.

FEJ«A DE LA P u B I . 1 y a indéniablement un «style» Mon-tellier. Au départ, une démarche exi-geante tant sur le plan artistique (ellea appris et enseigné la peinture et çase voit) que sur le plan du contenu(ses histoires ont toujours une di-mension sociale, sans doute parcequ'elle provient d'un milieu ouvrier,et quelle a eu «une expérience socialepersonnelle très dure») Son dessin,

étrangement statique, présente notresociété sous un jour concentrationnaire :des hommes et des femmes en butte auxmultiples formes de l'oppression, le totali-tarisme (Wonder City), l'enfermement psy-chiatTique (Les rives du fou), le viol (Odile etles crocodiles), etc. Dans ce monde froid,sans pitié, où les crocodiles de tout acabitfont régner la terreur, des personnagestentent, parfois désespérément, d'affirmerleur liberté.

Grande, mince, les cheveux courts, unmélange de force et de vulnérabilité,Chantai Montellier ressemble un peu àses personnages. Comme eux, elle apparaîtsolitaire et lucide.

HL : Comment vous est venue l'idée de cemanifeste ?CM : C'est à la suite d'une discussion avecNicole Claveloux, une autre auteure deBD. Nous avons réagi de la même manièreaux politiques d'édition de journaux com-me VÉcho des Savanes. Charlie Mensuel ouPilote Mais on ne s'est pas contentéesd'une impression générale. On a été y voirde près. On a fait une sorte d'état des lieux,c'est-à-dire qu'on a acheté toutes lesrevues de BD présentes en librairie et on aconstaté que le mot d'ordre général, c'é-tait : «Porno, rétro, facho». Quoi qu'onraconte, les femmes sont exhibées, dénu-dées. C'est comme si on imaginait unepièce de théâtre où tous les personnagesféminins seraient nus ; ça semblerait ab-

Chantal Montellier

surde. . Ce qui est grave, c'est que ces BDdéveloppent un mépris de la femme, lagadgétisent. Elles ne sont plus actrices,porteuses d'une histoire. Elles sont lerepos du guerrier, des esclaves sexuellesanalphabètes.

HL : Ça n'a pas toujours été un peu le cas ?CM : Si, mais de manière moins systéma-tique.

HL : Pour se défendre, les revues parlent dedérision, un art très pratiqué en France Onvous reproche de manquer d'humour, de nepas voir qu'il faut prendre ces BD «à undeuxième niveau»...

septembre 1985 4 5 LA VIE EN ROSE

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LITTÉRATURECM : Le «deuxième niveau» a bon dosdans cette affaire. Je ne crois pas à undeuxième niveau pour la plupart desauteurs qui publient dans ces journaux-là. C'est un argument des marchands pourse dédouaner. Ceci dit, je ne suis pascontre la dérision mais ça dépend laquelle.Tant qu'il y a un minimum de tendresse àl'égard des gens... En ce moment, ladérision va dans le sens du mépris. C'estune orientation de la BD qui me gêne etque je trouve dangereuse.

HL : Comment avez-vous commencé à faire dela bande dessinée ?CM : Au début, c'était un moyen de survi-vre, de gagner suffisamment ma vie pourpouvoir continuer à peindre. Je n'aimaispas ça. la BD, et de plus j'étais vraimentune analphabète. Je n'avais aucun outil ;je me lançais toute nue, en faisant une BDplutôt politique, une BD d'intervention.Ce qui m'intéressait, c'était de faire passerune révolte, une rage, une indignation,plutôt que de faire de «jolis dessins».Mais on ne peut pas «instrumentaliser» laBD comme ça Je me suis donc intéresséeau dessin, en cherchant mes modèles leplus loin possible de la BD traditionnelle,du côté de ceux qui inventaient desformes (Crépax, Tardi, Munoz et Sampayo).Je me suis aperçue avec eux que tout étaitpossible, que la BD peut être de la créationà tous les niveaux, que c'est un travaild'auteur et pas du tout de fabricant.

HL : Vos héroïnes sont très particulières, si onles compare à la majorité des héroïnes de BDPour commencer, elles ne sont pas toujoursIdentifiables en tant que femmesCM : Vous voulez dire qu'elles n'ont pasde gros seins ?

HL : Elles n'ont aucun des attributs tradition-nels de la femme dans la BDCM : Elles les ont. mais pas de manièreostentatoire. 11 y a chez moi une visiontrès concentrationnaire et paranoïaque dela société. Les hommes aussi sont castrés...Parmi les femmes que je montre, il y en aqui sont castrées, mutilées, coupées d'elles-mêmes et de leur histoire ; mais il y en ad'autres qui le sont moins Et toutes ont encommun la quête de l'identité et de l'auto-nomie. Ces femmes essaient de produireleur propre histoire et de la maîtriser,quelle qu'elle soit, quel que soit le degrédu handicap.

HL : Cet univers concentrationnaire, c'est unfutur possible ?CM : C'est un présent, dans le quotidien.Je suis persuadée qu'il y a des gens quivivent la société telle qu'elle est commequelque chose de très violent, de trèsdestructeur.

HL : Odile par exemple, marquée définitive-ment par son viol

CM : Pour moi, Odile et les crocodiles, c'estun peu la fin d'une période. Ce n'est pasun livTe directement autobiographiquemais c'est un livTe que j'ai fait dans lasouffrance parce qu'il m'a amenée à meconfronter à certaines blessures et à cer-taines parties de mon histoire qu'il n'étaitpas facile de regarder en face... Je sorsd'une période cauchemardesque où j'étaistrès ligotée par certaines choses quej'avais vécues. De les dire m'a aidée à m'enlibérer.

HL : Comment expliquez-vous qu'il y ait si peude femmes dans la BD. comme auteures,j'entends ?CM : C'est un monde d'hommes. Les fem-mes y sont cruellement absentes. Quandon dit : «II n'y a pas de femmes dans laBD». on vous répond : «Mais si. regardez,il y a Bretecher !» Seulement, Bretecherc'est un peu l'arbre qui cache la forêt etdans ce cas, ça cache un grand vide.L'univers de la BD est très masculin, ilvéhicule des fantasmes masculins et lesfemmes, lectrices ou auteures, s'y retrou-vent difficilement.

Il y a eu une tentative pour créer unjournal de BD fait entièrement par desfemmes et soulevant des problèmes defemmes .Ah ' Nana II y a eu neuf numérosentre 1976 et 1978, avec la collaborationde dessinatrices américaines, belges, etc.À cette occasion, des talents ont puémerger Nicole Claveloux, par exemple, apu commencer à produire de la BD pouradulte grâce à Ah ! Nana Moi aussi, c'estgrâce à Ah ! Nana que j'ai pu envisager laBD comme un moyen d'expression au-thentique. Mais la revue a disparu en1978, à la suite d'une interdiction à lavente aux mineurs.

HL : Avez vous eu des réactions de lectrices oude lecteurs à la suite du manifeste ?CM : J'ai reçu pas mal de courrier, surtoutde lectrices, qui me disaient aimer la BDmais avoir décroché depuis quelque tempsà cause de son orientation sexiste.

HL : Que pensez vous des accusations depuritanisme quon a portées contre vous ?CM : Ce sont des réactions hypocrites. Lesgens qui dénoncent le manifeste sous cetangle font sciemment un détournementde texte. Ce qu'on dénonce, ce n'est pas lapornographie, c'est qu'il n'y ait plus queça. C'est un véritable monopole ! C'est lefait que pour publier aujourd'hui, il failleêtre sexiste ou raciste. Si on véhiculed'autres valeurs, on a toutes les chancesde ne pas se faire publier. On nousoppose comme argument que le cinémaporno n'a jamais tué le cinéma ; mais queje sache, on n'a jamais demandé à Godardde mettre du cul dans ses films pour qu'ilpuisse les réaliser !

HL : Est-ce qu'on vous a déjà refusé desplanches ? Et pour quelles raisons ?CM : Les vraies raisons, on ne vous lesdonne jamais. À la revue À suivre, on m'adit un jour : «Tes BD soixante-huitardes,ça suffit. Soit tu changes de contenu, soittu renonces à publier chez nous» Alorsvoilà, je ne publie plus dans À suivre...

HL : Selon vous, cette régression n est-ellequ'une question de mode ?CM : Je crois que la régression dans ledomaine de la création est due, entreautres choses, à la crise que l'on traverse.Le fait que la gauche ne soit plus porteused'un quelconque espoir de changementn'aide pas à défendre certaines idées. Leterrain idéologique est libre et c'est lamarchandise qui triomphe. Il y a une criseaussi chez les intellectuels ; peu d'entreeux défendent les idées de gauche. Lesintellectuels sont aujourd'hui très silen-cieux. On se retrouve très seule.

HL : Est-ce que vous avez néanmoins sentiune certaine solidarité depuis la publicationdu manifeste ?CM : J'avoue que j'ai été un peu déçue.J'espérais que grâce à cet appel un petitnoyau se créerait, de gens un peu soli-daires. Ça se fera peut-être ; mais c'estvraiment très dur. La plupart des dessina-teurs sont plutôt d'accord, mais ça resteun accord formel. Pour pouvoir inverser latendance, il faudrait aussi avoir les moyensfinanciers de produire d'autres BD. Pourl'instant, tout ce qu'on peut faire, c'estriposter, créer une sorte de pôle de résis-tance. 4,/

HÉLÈNE LAZAR est journaliste à là pige et vitprésentement en France.

LA VIE EN ROSE 4 6 septembre 1985

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Nicole,Jeanne etquelquesautres...

travesti

Florence Cestac

11 n'y a pas que Bretecher qui soitune femme qui fasse de la BD enFrance. Il y en a quelques autres,fort peu à vrai dire. J'en ai compté

I six : Chantai Montellier, NicoleClaveloux, Jeanne Puchol, Florence

Cestac (les quatre signataires du mani-feste), Annie Goetzinger et CatherineBeaunez.

Nicole Claveloux a produit des albumsdont tout le monde reconnaît la qualité :La main verre et Morte saison (Éd. Huma-noïdes associés). Son univers n'a rien àvoir avec celui de Montellier : stylefaussement naïf, fantaisie proche durêve ou d'un cauchemar qui se couvriraitde belles couleurs. Ce travail a étéinterrompu puisque Nicole Clavelouxn'a plus trouvé d'éditeur. Elle est retour-née, selon les mots de Chantai Montellier,«dans des espaces davantage autorisés

MIQUEY ET FACHOVONT EN BATEAU..

Pourquoi >. Inen \ '

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Nicole Claveloux

aux femmes, la BD pour enfants etl'illustration».

Jeanne Puchol a produit, il y a deuxans. un album chez Futuropolis : Ringard'Depuis, elle a un deuxième album prêtmais personne pour l'éditer Son universfantaisiste, poétique - et ce, malgré undessin assez réaliste - semble dérouterles rédacteurs en chef dont l'un lui a dit.en s'avouant perplexe, qu'il «trouvait çatrès féminin»...

Florence Cestac est un cas particulierAuteure de trois albums pleins d'humourmettant en scène un personnage déso-pilant, Harry Mickson, elle est aussi etsurtout cofondatrice des éditions Futo-ropolis, une petite maison qui continueà privilégier la création contre vents etmarées, grâce à une indépendance fi-nancière totale et à «l'autoproduction».Pas de problème d'édition pour FlorenceCestac. puisqu'elle s'autoédite...

Catherine Beaunez {Mes partouzes. Éd.Glénat) est une nouvelle venue. Sonpremier album a connu un succès appré-ciable. Est-ce grâce à son titre accro-cheur, vaguement opportuniste ~> Passeulement. Cette jeune dessinatrice, quiest déjà venue plusieurs fois au Québec,a choisi de dévoiler les fantasmes d'unefemme «en manque» d'homme et lescontradictions dans lesquelles plusieursd'entre nous se débattent. Ses dessins

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satiriques, très influencés par Bretecher.Reiser et Wolinski, sont d'un intérêtinégal, mais ils abordent enfin, et dunemanière drôle, les faces souvent cachéesde la sexualité féminine.

Annie Goetzinger enfin se démarqueun peu des autres car elle travaille avecle scénariste Pierre Christin. Une colla-boration fructueuse, si l'on en croit lesuccès de leur dernier album, La voya-geuse de la Petite ceinture (Éd. Dargaud).Le sujet et le personnage sont trèsactuels : une jeune immigrée vivant enmarge de Paris et de la société erre surune voie de chemin de fer abandonnée,qui ceinture la capitale. Mais la révoltede la jeune fille détonne par rapport à undessin plutôt conventionnel et trèsmode, qui ne nous épargne pas certainsstéréotypes de l'héroïne féminine dansla BD. H.L.

Chantai Montellier

septembre 1985 4 7 LA VIE EN ROSE