Quand les piétons saisissent la ville. Éléments pour une anthropologie de la marche...

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Quand les piétons saisissent la ville. Éléments pour une anthropologie de la marche appliquée à l’aménagement urbain Sonia Lavadinho * Université de Genève & Observatoire universitaire de la mobilité Yves Winkin ** École normale supérieure « Lettres et sciences humaines » (Lyon) Après avoir parcouru la littérature qui fleurit aujourd’hui sur la randonnée et la flânerie piétonne, les auteurs présentent leur pro- gramme de recherche sur la marche urbaine, envisagée comme une pratique sociale ordinaire, à la manière de Goffman. S’insé- rant dans la réflexion urbanistique actuelle sur le renouveau de la marche en ville, les auteurs évoquent diverses recherches-actions actuellement en cours à Genève, avant de suggérer in fine une ouverture vers la démarche artistique, qui pourrait inspirer les professionnels de la ville à concevoir des aménagements suscep- tibles de mieux entrer en résonance avec l’imaginaire des usagers. De la joie par la souffrance à la flânerie esthétique La randonnée, on le sait, est aujourd’hui un des premiers sports de France. Les éditeurs l’ont bien perçu : toujours plus nombreux sont les récits de voyages pédestres, anciens ou actuels, dans leurs catalogues. Aux ouvrages déjà classiques de J. Lacarrière (1976, 1988) se sont ajoutés plus récemment, par exemple, ceux de B. Ollivier (2000-2003), sans par- ler de tous ceux qui refont inlassablement le chemin de St Jacques de Compostelle. Des essais font l’éloge de la marche (Sansot, 1998 ; Le Breton, 2000 ; Solnit, 2002), en citant toujours les mêmes “écrivains ran- donneurs” : Rousseau, Thoreau, Rimbaud. Cette littérature de récits et de commentaires sur la marche apparaît ainsi très cohérente dans ses * [email protected] ** [email protected]

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La ville, les piétons et l'aménagement urbain

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  • Quand les pitons saisissent la ville.lments pour une anthropologie de la marche

    applique lamnagement urbain

    Sonia Lavadinho *Universit de Genve & Observatoire universitaire de la mobilit

    Yves Winkin **cole normale suprieure Lettres et sciences humaines (Lyon)

    Aprs avoir parcouru la littrature qui fleurit aujourdhui sur larandonne et la flnerie pitonne, les auteurs prsentent leur pro-gramme de recherche sur la marche urbaine, envisage commeune pratique sociale ordinaire, la manire de Goffman. Sins-rant dans la rflexion urbanistique actuelle sur le renouveau de lamarche en ville, les auteurs voquent diverses recherches-actionsactuellement en cours Genve, avant de suggrer in fine uneouverture vers la dmarche artistique, qui pourrait inspirer lesprofessionnels de la ville concevoir des amnagements suscep-tibles de mieux entrer en rsonance avec limaginaire des usagers.

    De la joie par la souffrance la flnerie esthtiqueLa randonne, on le sait, est aujourdhui un des premiers sports deFrance. Les diteurs lont bien peru : toujours plus nombreux sont lesrcits de voyages pdestres, anciens ou actuels, dans leurs catalogues.Aux ouvrages dj classiques de J. Lacarrire (1976, 1988) se sont ajoutsplus rcemment, par exemple, ceux de B. Ollivier (2000-2003), sans par-ler de tous ceux qui refont inlassablement le chemin de St Jacques deCompostelle. Des essais font lloge de la marche (Sansot, 1998 ; LeBreton, 2000 ; Solnit, 2002), en citant toujours les mmes crivains ran-donneurs : Rousseau, Thoreau, Rimbaud. Cette littrature de rcits et decommentaires sur la marche apparat ainsi trs cohrente dans ses

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    thmatiques. La marche apparat le plus souvent comme un exercicesolitaire, men loin des villes par des hommes (plus que par des femmes)en qute dlvation spirituelle. Le corps souffre que de pages consa-cres aux pieds meurtris mais la joie intrieure est intense : La marcheest une voie de dconditionnement du regard, elle fraie un chemin non seulement danslespace, mais en soi, elle mne parcourir les sinuosits du monde et les siennespropres dans un tat de rceptivit, dalliance (Le Breton, 2000 : 162). LAutre,rencontr au bord du chemin, est un bon Samaritain : il donne un sou-rire, de leau, un gte. Seuls les chiens sont mchants. Cette vision trschrtienne, trs occidentale, de la marche mriterait dtre tudie lalumire de rcits venus dAfrique ou dAsie. Mais ceux-ci existent-ils(sinon, peut-tre, en ce qui concerne les plerinages) ? Pourquoi un ber-ger thiopien, supposer quil soit alphabtis, songerait-il considrerles milliers de kilomtres quil parcourt sur les hauts plateaux comme unexploit mritant dtre crit et diffus ? Alors quun simple Paris-Ble(trois semaines de marche) devient lobjet dun livre en Europe (D. deRoulet, 2004).

    Lorsque le marcheur parcourt les villes, il devient un flneur, lent et non-chalant, fascin par le spectacle de la rue. Flner nomme lart de marcher enville , dit Le Breton (2000 : 125). Toujours seul, toujours de sexe mascu-lin, ce marcheur semble stre rduit une paire dyeux ambulants. Ilnest plus question dans les rcits et essais de pieds brlants et de corpsassoiffs, mais dimages et de sensations (lauteur le plus cit est vi-demment Walter Benjamin, suivi de prs par Baudelaire). De physique etmystique, la marche est devenue intellectuelle et esthtique. Ce nestdailleurs plus une marche, cest une promenade (Paquot, 2004). Tout sepasse comme si les pitons ne se rendaient jamais en masse leur travail,ne faisaient jamais de courses en vitesse, nutilisaient jamais les trottoirset autres espaces de circulation mis leur disposition pour se dplacer aumieux, au plus efficace. Ils semblent seulement les spectateurs dunescne rieuse qui les amuse mais qui ne les concerne pas au premier chef( Deux kilomtres plus loin, la rue sadonne nouveau aux joies nergiques de la viepitonne , Solnit, 2002 : 232).

    Un programme de recherches sur la marche urbaineNous voudrions aborder la marche en ville tout autrement. Elle nousapparat dabord comme une pratique collective, banale, utilitaire. Onpeut certes marcher dans une ville pour la dcouvrir, mais on peut aussiet le plus souvent la traverser pour de simples raisons vhiculaires. Nousvoudrions ensuite y rinjecter une dimension corporelle, ou mieux,cinesthsique, comme dans les rcits et essais sur la randonne en terreslointaines, mais sans garder lquation que ceux-ci proposent trssouvent entre souffrance physique et transcendance spirituelle. De cesrcits et essais, nous retiendrons encore quils insistent beaucoup sur lesdimensions symboliques de la marche, dont nous poserons quelles

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    restent prsentes dans ses pratiques urbaines, malgr toute leurfonctionnalit.

    Une approche particulirement sensible aux itinraires mandreux dupiton et son imaginaire est celle de Franois Augoyard (1979, 2001).Aprs avoir longuement rcolt auprs des habitants du quartier delArlequin Grenoble des rcits de leurs cheminements, il avait laborune analyse en termes de rhtorique cheminatoire (une expression quereprendra et consacrera Michel de Certeau dans son Invention du quotidien,1980) pour traduire la convergence du langage et du cheminer dans un mme styledexpression (1979 : 29). Pour lui, les paroles qui dcrivent des chemine-ments et les pas qui ont ralis ceux-ci sont sous-tendus par de mmes figures dexpression spatio-temporelle . Les pitons parlent littralement enmarchant, comme ils marchent en parlant. Ils inventent, crent, explo-rent petits pas. Pour Augoyard, ces pratiques minuscules sont crucialespour permettre limaginaire de transformer subrepticement lordre du construire-loger en ordre de l habiter .

    Si nous nous attardons quelque peu sur Pas Pas, cest la fois pourreconnatre toute notre dette son gard, tant cette tude a permis deprendre en charge, mthodologiquement et conceptuellement, la paroledes cheminants urbains, leurs modes dappropriation des espacessemi-publics, le rle que limaginaire continue jouer dans leur vie quo-tidienne, et pour marquer notre loignement progressif, en raison mmede la sophistication de la dmarche de son auteur et de la prcision deson terrain. Nous intressant aux cheminements collectifs dans la ville,nous avons plutt privilgi dans nos propres travaux lapproche diteethnographique de sociologues comme Erving Goffman.

    Dans le premier chapitre de Relations en public, intitul Les individuscomme unit , Goffman sintresse la circulation des pitons, parceque la rponse la question : comment font-ils pour ne pas se cogner les unscontre les autres ? lui permet de dgager une des bases normatives de lordrepublic (1973 : 21). Comme toujours chez Goffman, ltude de lordre delinteraction donne accs la comprhension du fonctionnement delordre social (cf. Winkin, 2001). Il part de lide que les pitons sont desunits vhiculaires parmi dautres (des bateaux aux kayaks, des blindsaux voitures denfant, des bicyclettes aux patins) :

    Vu sous cet angle, lindividu lui-mme qui traverse les chausses et longe les rues lindividu en tant que piton peut tre considr comme un pilote enfil dans unecoque molle et peu protge : ses vtements et sa peau (1973 : 22).

    Cette simple image savre tonnamment efficace pour observer ledplacement des pitons dans toute leur matrialit de corps voluantdans un espace donn. Elle place lobservateur au volant, en lui don-nant les moyens de comprendre comment ces conducteurs particuliersque sont les pitons manuvrent dans le trafic pour sviter, se dpasser,signaler leurs changements de direction. Goffman donne voir cesmouvements parfois trs lgers et trs rapides grce lide de lacoque quil faut protger tout prix ; il la complte en outre avec les

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    notions dextriorisation (le piton signale gestuellement ce quilsapprte faire) et de balayage visuel (le piton surveille les dplace-ments de ceux qui sont devant lui et sur les cts). La marche en villeretrouve ainsi avec Goffman une dimension trs physique, que leschampions de la flnerie lui avaient fait perdre. Mais il faut reconnatrequelle reste encore trop exclusivement fonde chez lui sur la gestion dessignaux visuels, alors que les bruits, les odeurs et les contacts (avec le sol,avec les autres) sont autant de signaux que les pitons enregistrent etexploitent de manire cinesthsique. Goffman, par contre, insiste biensur la dimension sociale de la dambulation urbaine en proposant desaisir les pitons comme des units de participation voluant tantt ensolo, tantt avec. Les pitons perus comme membres dun ensemble(couples, familles, groupes damis, de touristes) jouissent de certains pri-vilges de circulation, alors que les pitons isols sont plus exposs auxcontacts et aux regards, en particulier les femmes. Cest pourquoi, suggreGoffman, les individus seuls, plus que les gens en compagnie, font effort dafficherdes intentions et une personnalit convenables, autrement dit de faciliter par leur aspectune interprtation favorable deux-mmes (1973 : 35).

    Cest sur la base de telles propositions que lun dentre nous (Y. W.) aconstruit, dabord lUniversit de Lige, ensuite lcole normale sup-rieure (Lettres et Sciences humaines, Lyon) et lUniversit de Genve,un sminaire intitul Marcher, attendre, observer en milieu urbain , ausein duquel les tudiants analysent les donnes quils ont rcoltes parobservation dans divers lieux publics et semi-publics (rues, places, gale-ries commerciales, gares, etc). Exploitant les textes dun portefeuille delectures reprenant non seulement des textes de Goffman mais aussi deLynch (1973/1985), Wolff (1973), Ryave et Schenkein (1974), Livingston(1987) en clair, les grands classiques de la sociologie anglo-saxonne dutrafic pitonnier , les tudiants crivent un rapport sur le modle delarticle scientifique, ce qui facilite une ventuelle publication. Cest ainsique Capucine Lebreton a tudi lactivit dun couple produisant du togethering (comme disent Ryave et Schenkein, 1974) en lchant lesvitrines de la rue de la Rpublique Lyon (Lebreton, 2002). Elle montre,schmas de la position des pieds lappui, comment une division dutravail sopre entre celui qui regarde la devanture et celui qui surveillelenvironnement, ces rles pouvant tre changs en fonction desvitrines :

    Un couple passe devant une agence de voyages, en se tenant par le bras ; la femmeest interpelle par une pancarte situe de son ct. Aprs avoir tourn la tte, elleeffectue un pas latral qui lui permet de prendre du recul pour mieux voir, sans quitterle bras de son compagnon. Elle le lche ensuite pour faire un grand pas en arrire,prenant alors une position acrobatique : en appui sur le pied recul, tournant la ttepour lire de biais la pancarte, elle conserve prs de son compagnon un pied qui nerepose plus que sur le talon et pointe vers lavant, comme si elle tait sur le point dereprendre le parcours interrompu : Je marrte, mais je suis prte repartir (2002 : 107-108).

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    Cette finesse dobservation permet C. Lebreton de montrer que lamarche, lattente et lobservation sont trois activits simultanes au seinde lunit vhiculaire que forment les couples en dambulation. Cette navigation , comme elle lappelle, est un talent naturalis, aussi videntpour lhomme des villes que sa langue maternelle, qui lui permet de se maintenir surlarte, entre la marche et le repos, entre lintrt et lattente, et de se diriger sans trou-bler le code de circulation parmi ses semblables (2002 : 110).

    Passage la recherche finaliseSi lanalyse de ces performances ordinaires doit tre poursuivie, il fautcependant toujours garder lesprit que la vrit de linteraction ne rsidejamais tout entire dans linteraction (Bourdieu, 1972 : 184), et simposer deremonter, comme par paliers, vers des niveaux de structuration plusvastes. Cela savre particulirement ncessaire lorsque la recherche surles pratiques pitonnires tente de rpondre aux questions que se posentles professionnels de la ville intresss par un redploiement de lamarche urbaine (e. g. Wiedmer-Dozio et alii, 2002).

    Dans le sillage dune volont politique forte de revitalisation des centres-villes et face lexigence dune mobilit durable qui se donne parmi sesobjectifs principaux de lutter contre la sdentarit croissante en milieuurbain, lamnagement de lenvironnement construit se voit actuellementpropuls au premier rang des politiques mises en place par les villes pourfaciliter lmergence dune rappropriation pitonnire des espacespublics. Mais les premires ralisations concrtes sont encore souventmal ajustes aux objectifs.

    Les professionnels de lamnagement, faisant face des contraintes bud-gtaires et des dlais de mise en uvre serrs, cherchent dabord hirar-chiser le rseau pitonnier de faon mieux rguler les flux et optimi-ser les connexions entre les principaux lieux gnrateurs de ceux-ci. Cettestratgie peut se rvler contre-productive, comme le suggre lanalyse dece qui se passe pour dautres moyens de transport, tels lavion ou le train.Des points nvralgiques du rseau se constituent en hubs qui, tout enreliant des centres de plus en plus distants, disqualifient du mme couples espaces intermdiaires. Des espaces blancs apparaissent sur les cartes,autant dans les atlas que dans les ttes. Il risque den aller de mme pourles flux pitonniers urbains si ceux-ci sont seulement envisags commedes modes de dplacements parmi dautres. Une approche strictementrationnelle, qui sen tient des tudes surplombantes de grands flux, sansprendre en charge, par exemple, les micro-mouvements de proximit ouencore les tours et dtours que limaginaire peut dicter aux pitons (au-tant par plaisir que par peur) est potentiellement gnratrice de disconti-nuits au sein du tissu urbain despaces blancs, en quelque sorte. Lespremires tudes de terrain (Lavadinho, 2004) suggrent en effet que lamarche urbaine est en fait dordre rticulaire ; elle sorganise de manireapparemment illogique (dun point de vue conomique), sur la base de

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    connexions de proche en proche au sein de rseaux ressemblant desracines de fraisier. Ces liaisons rhizomatiques rattachent chaque pledactivits principal une constellation de satellites abritant des activitsconnexes, dont lattractivit varie selon lagenda de chacun. Sil est uto-pique de vouloir amnager des itinraires personnaliss pour chaquecitoyen, il est nanmoins ncessaire de rflchir aux chanes dactivitsque chacun a la libert deffectuer sur un parcours donn selon sonhistoire et sa subjectivit.

    Cest ainsi que lautre dentre nous (S. L.) a effectu en 2004, sous man-dat de la Ville de Genve, une valuation de ladquation du rseau depromenades pitonnes dvelopp au cours de la dernire dcennie auxusages que les habitants peuvent en faire concrtement dans leur viequotidienne. Cette recherche a pu dmontrer que linvestissement dansces cheminements va bien au-del de lusage unique prn par lesdpliants officiels, o lacte de marcher est prsent comme un momentpropice une (re)dcouverte touristique de la ville ou comme louverturedune parenthse de loisir. Dans la vie de tous les jours, les citadinsincorporent dans leurs parcours une foule dactivits annexes qui ontbesoin despaces daccueil trs divers. Ils empruntent ici et l, diffrentsunivers de promenade, des parcours et des lieux quils combinent pourconstituer leurs propres itinraires personnels en fonction du temps dontils disposent, de leurs envies du moment et des opportunits parfoisinattendues qui se prsentent dy accomplir des activits et des gestes desociabilit. Dans cette perspective, il est crucial de renforcer chez lesplanificateurs lide que les pitons fonctionnent de manire optimalenon lorsquils se dplacent de manire linaire mais lorsquils ont la pos-sibilit deffectuer de courts circuits en boucle. Ceux-ci privilgient lacontinuit offerte par la proximit et la connectivit non seulement entreles hauts lieux de la ville mais aussi entre ses lieux ordinaires, ceux-lmme qui abritent des multifonctionnalits quotidiennes au sein desdivers quartiers. Pour amnager des infrastructures facilitant vritable-ment les mouvements pitonniers, il faut comprendre comment ceux-cise fondent dans la quotidiennet de la ville et par quels processusdappropriation les espaces de circulation peuvent ancrer les usages quivont les investir.

    Une seconde recherche-action de S. L., toujours en cours, tudie lamarche urbaine vers le lieu de travail, dans le cadre des plans de mobilitdentreprise promus par la Ville de Genve. Les principaux pourvoyeursdemplois genevois sont invits favoriser les mobilits douces lorsquilsprocdent des rorganisations internes risquant de modifier les fluxurbains et priurbains. Il sagit en particulier denvisager des alternativesaux dplacements en automobile individuelle. Les nouveaux plans demobilit dvelopps par les entreprises font ainsi une part grandissante la marche pendulaire comme alternative la voiture pour les allers etretours entre le domicile et le lieu de travail, lorsque la distance sy prteet que les dplacements seffectuent dans un milieu dense et compact,comme cest le cas Genve. Selon le micro-recensement fdral suisse

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    de 2000, environ un tiers des dplacements a lieu pour un motif profes-sionnel et un pourcentage non ngligeable (10-30 %) de travailleurshabitent moins de deux kilomtres de leur entreprise. On peroit dslors tout lintrt que peut reprsenter la promotion de la marche quoti-dienne dans un contexte professionnel. Encore faut-il faire partager, pardes communications cibles, ladhsion aux bnfices en termes de qua-lit de vie, sant et durabilit quun tel changement de comportement etde mentalit apporte la collectivit, lentreprise et lindividu. Len-qute actuellement en cours auprs des 3 500 travailleurs dune grandeentreprise genevoise a pour objectif de fournir un clairage concret surles dynamiques comportementales qui traduisent, par le relais de certainsmcanismes dappropriation, les reprsentations sous-tendant le choix dumoyen de transport. Les rsultats permettront aux groupes de travail encharge de la conception du plan de mobilit de mieux comprendrecomment agir sur ces reprsentations. Lide est de convertir les com-portements existants en de nouvelles conduites sur la base dune trans-formation de la reprsentation de la marche : autrefois pratique dvalori-se, rserve aux travailleurs les plus pauvres, elle devrait progressive-ment apparatre comme le signe dune aisance nouvelle, fonde sur desvaleurs plus cologiques et esthtiques que matrielles. linstar du vlo,emblme de la branchitude bobo, la marche urbaine est en phase derequalification. Du moins, est-ce lobjectif terme des politiques demobilit durable.

    Portrait de lartiste en marcheur 1Ceci nous amne nous tourner in fine de manire sans doute un peusurprenante vers les performances artistiques fondes sur la marchedans les villes et leurs priphries (songeons lAmricain Robert Smith-son, au groupe italien Stalker, au Franais Thierry Davila, au BelgeFrancis Alys, etc). En parcourant les villes pied, ces artistes font delacte de marcher une communication collective et rappellent quil est aucur mme de lurbanit. Ils contribuent ainsi, sans lavoir cherch (par-fois bien au contraire) renforcer lattractivit des styles de vie urbain etde la marche en particulier. La marche comme pratique esthtique (pourreprendre le titre du livre de Careri, 2002) est une autre faon de parlerde mobilit douce.

    Les transformations opres par les oprations urbanistiques ptissentdun temps de latence trop long entre la captation de nouveaux phno-mnes sociaux et la mise en uvre des amnagements qui vont tenter dyrpondre. Les campagnes pdagogiques de promotion de la marche,misant sur des aspects de prvention lis la sant, manquent

    1 Nous remercions Luc Lejeune de nous avoir mis sur la piste des artistes

    marcheurs.

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    rgulirement leur cible et nont quune incidence minime sur les chan-gements de comportement. La dmarche artistique, qui joue sur un autreregistre, plus motionnel et plus ludique, pourrait russir l o les opra-tions lourdes ont chou. Elle pourrait produire des messages forts,interpellant directement limaginaire du citadin, lentranant inflchirpeu peu ses reprsentations de la marche au sein de cette matricecommunicationnelle permanente quest la ville. En jouant avec les diversaspects de la marche, quil peut rinventer sa guise en puisant dans lesreprsentations collectives les plus anciennes (la marche est certainementle premier geste de lhomme debout, que lon parle dhominisation oudes premiers pas dans la vie), lartiste possde une libert dexplorationdu devenir urbain quaucun sociologue, quaucun urbaniste naura jamais. ceux-ci de trouver les moyens dinstaurer un vrai rapport de travailavec lui.

    Quand les pitons saisissent la villeSaisir la ville, cest la fois la comprendre et la faire sienne. Les pitonssen emparent ainsi avec leur tte et avec leurs jambes si du moins lesdcideurs urbains ne dcident pas pour eux ce quils doivent faire et pen-ser. Cest lanthropologue de la marche de se faufiler entre ces deuxgroupes et de jouer le rle dintermdiaire en invitant lartiste marcheur se joindre lui pour quilibrer les rapports. En recueillant les gestes etles paroles des pitons, lanthropologue donne voir et comprendreaux professionnels de la ville que le cheminement a ses raisons, quil fautpouvoir prendre en charge. La douceur ethnographique peut cristalliserdes pratiques sans nom mais non sans importance pour lavenir desvilles.

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