Quand l'amour s'infinit

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QUAND L'AMOUR S'INFINIT

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Nous avons choisi pour illustrer la couverture une photo de Claude Nuridsany :

"Pétale d'églantine tombé parmi les herbes", avec son aimable autorisation.

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QUAND L'AMOUR S'INFINIT

CLAUDETTE COMBES

ÉDITIONS PARTAGE B.P. 50

91416 DOURDAN CEDEX

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ISBN 2-905415-32-0

© ÉDITIONS PARTAGE 1991 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

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À Abel, mon enfant envolé, sans qui ce livre n'aurait jamais existé.

À ceux qui pleurent.

Offrez-moi seulement une chance de vous convaincre, laissez-moi vous montrer ce que j'ai découvert. Richard Bach, Jonathan Livingstone le goéland.

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Victor Hugo.

cessé

Edouard Estaunié, Les choses voient.

fils amour!

Denise.

Florilège de Simone,

se lève. F. Humblet.

Gitta Mallasz,

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Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé ne serait pas fortuite.

Ce roman est en effet le roman d'un vécu, œuvre que d'aucuns appelleraient autobiographique...

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Lorsqu'elle découvrit le corps disloqué de Rémi, quand elle comprit qu'il était mort, que tout était bien fini, Ludivine crut que, pour elle aussi, la vie s'arrêtait. Le temps tout d'un coup bascula et le monde s'éteignit.

Elle erra longtemps comme une ombre, oubliant de manger, hébétée, trouvant étranges et dérisoires les gestes les plus courants.

Aucun mot ne pouvait l'aider ; d'ailleurs, elle avait oublié le sens de tous les mots. Elle, qui si souvent avait trouvé la paix dans son atelier, était incapable de peindre. Des pensées incohérentes la traversaient. Elle ne croyait plus en rien, elle ne comprenait plus rien à l'univers ni à elle-même. Tout avait chaviré ; tout était, désormais, dépourvu de signification.

Ce qui lui avait semblé habituel, rassurant, lui parais- sait maintenant insolite, inutile... Même le décor raffiné dont elle s'était plu à s'entourer et à entourer son enfant, fut frappé soudain de vanité et d'inconsistance comme tout le reste.

Comment vivre dans un monde que Rémi n'illuminait plus de sa gracieuse présence ?

Elle ne distinguait plus le jour de la nuit ; les saisons semblaient la narguer.

Longtemps, elle fut hantée par l'image insoutenable d 'un camion fou percutant ce corps fragile et d'une aérienne beauté. Une vie éclatée sur l'asphalte, dans le crissement fou des freins. Sur la chaussée, le sang s'était mêlé au jus des oranges qu'il rapportait pour elle. Elle se sentait fatiguée, elle avait pris froid la veille et il déci- da de faire cette course, "pour se dégourdir les jambes",

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affirma-t-il, quand elle protesta qu'elle ne voulait pas qu'il se dérange, qu'elle pourrait aller elle-même jusqu'au port dans la soirée. Et puis, avait-il ajouté en s'étirant :

— Je viens d'achever cette dissertation de philoso- phie au bien étrange sujet :

"L'esprit rêvait, le monde était son rêve". Il en était sorti rêveur et "tout rassoté", comme disait

le bon Rabelais.

L'air vif de février lui ferait grand bien. — Et un bon jus d'orange te redonnera du tonus, peti-

te maman qui ne cesse d'éternuer depuis ce matin comme un pélican frileux.

Elle lui avait dit merci, mais pas au revoir, elle s'en souvenait bien. Elle était penchée sur sa toile où dan- saient des elfes et des korrigans dans une lande breton- ne. Il avait déposé un baiser rapide, léger comme une aile de papillon, sur sa joue.

Et il s'en était allé pour l'éternité. Longtemps, elle s'était culpabilisée. Pourquoi ne lui

avait-elle point plus fermement interdit de sortir ? Existe-t-il une heure pour mourir, s'interrogeait-elle ?

Atroce avait été l'enterrement, la grande pitié de ne pouvoir empêcher la terre d'engloutir ce corps si beau, si neuf et elle qui restait là, hébétée, absente, inutile, comme anesthésiée, ne pouvant ni pleurer, ni crier, ni même penser, incapable de rappeler à la vie ce qu'elle aimait plus que tout : — Rémi, Rémi, Rémi, lève-toi !

La nuit, durant ces heures que l'insomnie allongeait démesurément, alors qu'elle gisait là, les yeux brûlés de pleurs, abrutie de fatigue, les membres douloureux comme si elle avait été rouée, un cinéma fou se mettait

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en marche dans sa tête malade : la vie de son enfant défilait, séquence après séquence. Parfois une image envahissait tout l'écran, le visage souriant de Rémi s'éloignait et se rapprochait, il lui montrait un crabe qu'il avait pêché, un livre qu'il lisait, lui tendait d'un geste gracieux une rose pour sa fête... Visages enfantins, visages adolescents se superposaient, se fondaient les uns dans les autres. Elle criait :

— Rémi, Rémi, mais où donc es-tu parti ? Elle hoquetait :

— Reviens ! Puis elle retombait dans la solitude et le

désespoir comme un naufragé sur une épave. Une nuit où le vent secouait les fenêtres, un autre

visage était apparu pour aussitôt s'évanouir, celui de Jérôme, le père de Rémi.

Il n'avait fait que traverser sa vie : comme "les petites marionnettes" de la chanson qui amusait tant Rémi bébé, "trois petits tours" et il s'en était allé... Où ? Elle l'ignorait. Peut-être vers cet Orient qui le fascinait.

Elle se souvenait, vaguement attendrie, de l'amour de ce grand garçon, aux yeux et aux cheveux clairs, pour les escargots et leur douce naïveté baveuse.

Il ne s'était jamais intéressé à son enfant, ni vraiment à elle. Se fuyant sans cesse dans de perpétuels voyages, il était sorti de leurs deux existences, comme un acteur dont le rôle est achevé bien qu'à peine commencé.

En une longue et fervente quête, Ludivine qui, au demeurant, était orpheline, désemparée, avait cherché éperdument un être à qui elle eût pu accorder une confiance totale. Un vieux rêve. Un ami ou une amie. A chaque personne rencontrée, elle avait été tentée de demander l'absolu... Après s'être blessée plusieurs fois à

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des tendresses de passage, déçue, elle avait renoncé à ce partage qu'elle eût voulu tout à la fois transparent et profond, fécond et bouleversant.

Elle avait alors prodigué son amour à son fils et, à tra- vers lui, c'est toute l'humanité qu'elle aimait.

Rémi avait hérité de sa sensibilité, mais aussi de son enthousiasme. Enfant riche de ferveur, il jetait sur le monde un long regard émerveillé qui ajoutait de la beau- té à tout ce qu'il regardait.

Parfois, quand il était petit, elle l'apercevait, immobi- le, les yeux fixes, contemplant une rose épanouie. Devant certains spectacles grandioses, ses yeux s'emplissaient de larmes. Elle se souvenait de son cri d'amour lorsqu'il avait découvert, pour la première fois, la mer et de ses pleurs désespérés quand, les vacances finies, il lui avait fallu l'arracher au spectacle sans cesse renouvelé des flots mouvants, vivants...

"La mer, la mer toujours recommencée..." C'est alors qu'elle avait décidé d'acheter en Bretagne,

cette petite maison solitaire dominant les grèves, battue des vents, rendez-vous des cormorans et des mouettes qu'ils avaient baptisée d'un commun accord : L'Envol.

— Nom prémonitoire, songea-t-elle. Comme ils avaient été heureux derrière le rude granit

de ces murs qui les avaient protégés tant d'années des embruns, des tempêtes, du froid et du mal du monde !

Il est vrai — se souvint Ludivine — que j'ai toujours entouré mon petit d'une tendresse protectrice et inquiè- te. Il était tout ce que j'aimais, ma part de bonheur sur la terre. Il me semblait si fragile, si beau, trop beau pour un monde en démence. Oui, pour lui, souvent j'ai eu peur. Je ne le lui ai jamais dit, mais il m'arrivait de rêver —

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est-on responsable de ses songes ? — que nous fuyions tous les deux vers une île merveilleuse où le mal n'eût

pas existé, où la vie eût été transparente comme la sour- ce où je jouais, enfant.

Rémi dessinait admirablement, mêlant les couleurs avec un art et un sens de l'harmonie qui pouvaient sur- prendre chez un si petit garçon. Ce don lui venait de sa mère : Ludivine était peintre. Elle avait exposé à Lorient, à Rennes, et, consécration suprême, rue Bonaparte à Paris. Elle jetait sur la toile ses rêves et ses espérances, le monde tel qu'elle eût souhaité qu'il fût, tel qu'il serait un jour peut-être, quand l'homme aurait enfin émergé de sa longue préhistoire. Elle croyait en

é p a n o u i s s e m e n t s u b l i m e d e l a f u t u r e h u m a n i t é " .

"Peinture naïve", affirmaient les critiques. Naïve ou prophétique ? Ludivine ne les contredisait pas. Grâce à son art, ils vivaient tous les deux. Grâce à lui aussi, la jeune femme oubliait la cruauté et la laideur, ou plutôt elle les transcendait.

Quand, au soir de sa première journée d'école, Rémi était revenu sanglotant, les vêtements déchirés, les genoux en sang, et l'âme blessée, Ludivine n'avait pas hésité : elle garderait son fils près d'elle. Elle décida de l'instruire elle-même et avec quel amour ne lui ensei- gna-t-elle pas, jour après jour, un peu de ce qu'elle savait mais aussi beaucoup de ce qu'elle rêvait.

Leur entente était parfaite. L'enfant avait grandi, gracieux et rêveur. Son long corps doré, ses yeux verts aux profondeurs

océanes, sa démarche, si légère qu'il semblait davantage voler que marcher, surprenaient. Il paraissait venu d'ailleurs. Sa grâce fragile n'était pas d'un monde enco-

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re admiratif de la force brutale et qui, trop souvent, la déifiait. Il semblait s'être trompé de planète ou, peut- être, simplement d'époque.

Les seules visites que recevaient la mère et le fils étaient celles d'une ancienne compagne de classe de Ludivine, Léa.

Léa, institutrice à Quimper, était restée veuve avec une fille, Muriel. Quand les deux jeunes femmes se retrouvaient, Rémi et Muriel partaient faire de longues promenades sur la grève ou devisaient dans la chambre de l'adolescent tout en écoutant de la musique. L'amitié des enfants approfondissait celle de leurs mères.

Muriel était une flamboyante jeune fille, au visage un peu pâle, dont les yeux, intenses et lumineux, sem- blaient traverser ceux sur qui ils se posaient. Ses longs cheveux acajou l'auréolaient de feu. Elle écrivait des poèmes qu'elle lisait à Rémi.

A part la joyeuse camaraderie qui la liait à Léa, si l'on excepte les relations superficielles nouées à l'occasion de ses expositions, Ludivine était solitaire. Comme elle ne pouvait tout confier à son fils, elle avait pris l'habitu- de, quand Rémi était petit, de fixer chaque soir sur le papier, en quelques phrases, ce qu'avait été sa journée. Elle notait aussi les "mots" de Rémi enfant, ses jeux, ses découvertes, ses émerveillements, ses perpétuelles inter- rogations. Elle consignait tout ceci, ainsi que quelques notes de lecture, dans de gros cahiers, cartonnés de noir, si lourds que le tout petit garçon pouvait à peine les sou- lever.

Elle avait déjà rempli six énormes cahiers, des cen- taines de pages qui disaient leur bonheur à tous les deux, leur douce complicité. Ils partageaient la respiration des

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journées, leurs ferveurs étaient communes et communes aussi leurs indignations.

Quand Rémi était devenu trop grand pour qu'elle pût continuer à tout lui enseigner, Ludivine l'avait inscrit à un cours par correspondance et continuait de l'aider à avancer dans les avenues périlleuses et parfois quelque peu ennuyeuses du savoir.

Ils étaient heureux.

A l'adolescence, Rémi lui avait paru tout juste un peu moins volubile, un peu plus pudique, mais sa confiance en sa mère était restée intacte et leurs longues conversa- tions se poursuivaient souvent tard dans la nuit. Ludivine avait gardé beaucoup d'enfance en elle et, par- fois, il lui semblait avoir l'âge de son fils.

Ils ne se complaisaient pas dans la "sinistrose" à la mode, refusant de laisser envahir leur vie par la marée noire de la violence et de l'horreur. Ils se tenaient volon-

tairement éloignés des rumeurs du monde. Rémi avait montré, un soir, à Ludivine, cette phrase

de Julien Green :

"Que signifient dans l'éternité..., les mutineries des croiseurs anglais, la chute de la livre ? Tout est ailleurs. Rien n est vrai que le balancement d'une branche dans le ciel".3

Il lisait beaucoup et rêvait d'écrire, un jour, un roman. Sa mère l'y encourageait...

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Ce n'est que trois mois après avoir porté en terre le corps de son enfant, que Ludivine put jeter de nouveau quelques mots sur le gros cahier relié de toile noire.

— Je vais mieux, songea-t-elle, puisque j'éprouve de nouveau le besoin de me raconter, puisque les mots sor- tent de moi.

Voici ce qu'elle écrivit :

Ma vie, à jamais, de ton départ sera blessée et ton sang éclabousse la saison nouvelle. Il y aura toujours avant et après.

Pourquoi donc es-tu né si c'était pour, si vite, t'en aller ? Tu sais bien que, sans toi, il m'est impossible de vivre. Tu étais ma merveille, mon enfant, mon chef-d'œuvre. Comprends donc que ta mort est pour moi le mal suprême. Si l'un de nous avait dû partir, c'était moi et non point toi. Il est contre nature que l'enfant s'en aille ainsi avant la mère.

Je jette désormais un regard différent sur mes sem- blables, sur tous ces corps fragiles qui se meuvent jusqu'au jour où ils se brisent. Je vis au cœur de la douleur. J'ai mal dans toutes les fibres.

Rémi, Rémi ! Je suis orpheline de toi ! Je ne sais plus rien. Je ne désire plus rien. Je n'ai plus faim. Je ne me soucie plus de mon corps, il ne m'intéresse plus. J'ai envie de le punir, je le sais bien, d'être encore là, tandis que le tien si fragile, si beau, si jeune, est cassé. A jamais.

Je comprends pour la première fois, ce désir de fla- gellation des religieuses : elles punissent leur chair

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d'être saine, épanouie, alors que le corps adorable de l'homme-dieu a été si atrocement martyrisé.

Où es-tu, toi avec qui j 'ai tout partagé, ô mon unique amour, où t'en es-tu allé ? Peut-être vis-tu quelque part et souffres-tu de mon incapacité à perce- voir ta présence.

A peine eut-elle achevé, les yeux pleins de larmes, les mains tremblantes, que Ludivine se sentit entourée d'effluves délicieux de mimosa.

Elle souffrait tellement qu'elle n'y prêta d'abord pas vraiment attention, mais le parfum se fit insinuant, péné- trant, provocant.

— Tiens, s'étonna Ludivine, depuis la mort de Rémi aucune fleur n'est entrée dans cette maison.

Les senteurs de mimosa l'enveloppaient, l'enivraient. Et soudain, une chaude certitude se fit jour en elle :

— Rémi, c'est toi, toi qui aimais tant le mimosa et ses milliers de petits soleils en fête, c'est toi Rémi qui m'envoies ces parfums.

Et pour la première fois, depuis tant de semaines, la joie se leva en elle et une grande paix l'envahit.

Elle ne dormit pas de la nuit. Sa lampe de chevet, habillée de rose, allumée, elle parlait à son enfant :

— Merci pour le mimosa, Rémi, merci pour ce cadeau embaumé. J'en suis toute bouleversée. Te voici donc délivré du mal de vivre. Te voici libre enfin. Tu t'en es allé au cœur de ce mois où la nature s'apprête à revivre, où les perce-neige font éclater la terre encore glacée pour nous offrir leurs candides gouttes de lait. 0 Rémi, si tu savais — mais tu sais peut-être — le monde pour moi a basculé quand tu es parti. Je n'étais plus

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qu'un cri... Une immense béance qui contenait toute la souffrance de la terre. Dis-moi, mon enfant, quel est le sens de cette amputation, de cet éclatement terrible de l'être ?

Les images de toi m'ont si longtemps hantée, tes boucles blondes de garçonnet, ta chevelure rebelle d'adolescent, tes yeux aussi : combien de fois ne m'étais-je point baignée dans leur source claire ?

O Rémi, Rémi, mon tout-petit, où es-tu donc parti ? Le pays où tu es allé doit me devenir familier. N'avons- nous pas toujours tout partagé ? Fallait-il donc que je te mette deux fois au monde, dans celui-ci où je vais devoir continuer d'errer sans toi et dans l'autre dont je ne sais rien, même pas si je ne le rêve pas.

Une nouvelle bouffée de mimosa jaillit, fraîche, joyeuse, éclatante.

Tandis que la jeune femme laissait pénétrer en elle la délicate senteur, elle eut l'étrange sensation d'une pré- sence derrière elle. Une main caressait tendrement ses cheveux, courait à travers les mèches, les remontait, les éparpillait...

Ludivine ne ressentait aucune peur ; une douce sensa- tion d'abandon et de bien-être, oubliée depuis long- temps, s'emparait d'elle, évidente et impérieuse. Elle leva les yeux vers le miroir qui lui faisait face et fixa son image : ses yeux étaient remplis de larmes, pas un de ses cheveux ne bougeait...

La caresse se prolongea quelques minutes, puis cessa. Ludivine restait là, immobile, se demandant si elle n'avait pas rêvé.

Elle s'assoupit un peu à l'aube. Lorsqu'elle s'éveilla, elle crut avoir été victime d'un

songe. Elle s'étira et se leva péniblement.

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— Encore une journée à traverser ! se dit-elle sans joie. Et pourtant, elle sentait, étonnée, quelque chose en elle qui semblait vouloir revivre.

L'air était limpide. Le soleil baignait le petit jardin. Le chant des oiseaux s'égrenait, joyeux, et les pensées de Ludivine se fondirent avec ce chant si pur, elle n'était plus que ce chant. C'est peut-être cela prier, songea-t- elle.

Après la mort de ses parents, la vie de Ludivine avait été rude. Il lui avait fallu lutter durement pour survivre.

Ce n'est que plus tard qu'elle avait pu s'évader dans son art et donner à son enfant tout l'amour dont elle- même avait été sevrée. Comme tant de ses contempo- rains, elle était agnostique. Non point tant par manque d'imagination ou par refus d'un idéal, en fait, elle pla- çait ses rêves sur la terre : elle croyait en l'éclosion d'un monde meilleur où les gens s'aimeraient... Cet âge de lumière, elle en éveillait la nostalgie chez ceux qui aimaient ses tableaux, en tentant de le rendre tangible grâce à l'harmonie des couleurs. Sa peinture prophéti- sait. Cette lente avancée de l'humanité vers des temps heureux était sa foi, sa religion. Elle la partageait avec Rémi. Et elle pensait que ses arrière-petits-enfants vivraient peut-être le début de ce nouvel âge ; que la violence, l'égoïsme, la peur seraient à jamais remisés au musée des horreurs et qu'il était bien et juste de tra- vailler à cela.

Ce monde futur vibrait déjà en elle et autour d'elle. Une branche de pommier en fleurs dans son jardin illu- minait la terre entière, et ses tableaux apportaient une oasis de paix et de joie à ceux que désespérait un présent trop souvent déroutant et sanglant.

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La joie jaillissait d'elle. Elle vivait chaque minute pleinement car chacune contenait l'éternité.

La mort l'avait surprise, violentée. Elle lui avait volé ce qui lui était le plus cher au monde. Cette effraction l'avait laissée pantelante et à jamais mutilée... Aveuglée par la souffrance, elle ne s'était pas interrogée sur le sens de cette épreuve. Elle était la bête qui crie.

Et voici que, soudain, sa peine s'était apaisée et que pour la première fois, depuis le drame, elle osait se dire que Rémi, son trésor, sa merveille, n'avait peut-être pas complètement disparu, que la terre avait seulement repris ce qu'il était convenu d'appeler une "dépouille". Qu'avait-il donc abandonné, de quoi s'était-il dépouillé ? Quelle peau, désormais inutile, avait-il arrachée de lui comme le serpent qui mue ? C'était donc que ce jeune corps, dont elle était si fière et que la tombe venait d'engloutir, n'était pas son Rémi. Ludivine avait le ver- tige, elle ne savait pas, elle ne savait plus, elle se sentait déraisonner.

Brusquement, un cercle d'air froid l'enveloppa. C'était vivant, impérieux, brutal. Tout à coup, elle se retourna, croyant qu'une fenêtre s'était ouverte. Non. D'ailleurs l'air dehors était "doux comme une rose", comme l'avait écrit Rémi enfant dans un poème sur le printemps. Ludivine se laissa tomber sur une chaise près du bol de thé fumé de Chine qu'elle avait oublié de boire.

C'est alors que des coups menus mais profonds (ils semblaient traverser sa paume) frappèrent le creux de sa main droite. C'était si inattendu que la jeune femme res- tait là, étonnée, sans réagir, comme hébétée.

Un oiseau effleura la vitre.

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Les coups n'avaient pas cessé de marteler sa paume. Stupéfaite, elle regarda sa main. La peau ne bougeait pas.

Mue par une impulsion soudaine, elle saisit son stylo et prit une feuille blanche. Sa main, alors, lui parut ensorcelée. Elle semblait douée d'une vie propre que Ludivine ne contrôlait plus. Sa plume était hantée. Voici qu'elle traçait des gribouillis, des spirales, une sorte de gigantesque coquille d'escargot. C'était vertigineux. Pourquoi des spirales ? Etait-ce le symbole du tunnel au bout duquel l'être libéré se trouvait projeté dans la lumière radieuse ? Ludivine se souvint d'avoir lu qu'on avait découvert sur les tombeaux, les dalles funéraires, les enclos mortuaires les plus anciens de la Préhistoire et de l'Antiquité et ceci aussi bien en Asie qu'en Australie, en Scandinavie ou en Amérique, de telles spirales, sym- boles, peut-être, de l'âme qui prend son essor.

Ensuite, une curieuse image s'esquissa, maladroite, grossière (ce n'était certes pas l'œuvre du peintre Ludivine) : un corps, mal ébauché, couché, tandis qu'au- dessus de lui s'élevait un autre corps semblable. Ludivine se laissait faire. Elle prêtait sa main. Elle prê- tait sa plume. Une grande paix l'habitait. Soudain, des mots se formèrent, écrits en grosses lettres maladroites, comme celles des tout-petits qui commencent à écrire :

"Maman ne pleure pas. Tu m'as donné tant.

Mon corps est si léger. Maman, sois à l'écoute." La tête de la jeune femme glissa sur son bras gauche

replié sur la table et, un instant, elle perdit conscience ou du moins se retira de ce que Victor Hugo appelait notre "conscience ordinaire".

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Des vibrations d'un bleu profond l'enveloppèrent, telle la danse lumineuse de millions d'atomes en liesse, la pénétrèrent, la noyèrent.

Peut-être Rémi se cachait-il dans cette clarté bleue. Elle avait beaucoup rêvé à lui, durant les premières

semaines, lorsque, au petit matin, elle s'endormait enfin une heure ou deux, épuisée, la nuque douloureuse, le corps roué. Mais dans ces songes, elle tentait toujours de le retenir :

— Tu ne mourras pas, mon fils. — Je suis là, Rémi, je ne te laisserai pas mourir.

Elle se réveillait en larmes, oppressée, haletante, désespérée...

Mais cette fois-ci, quand elle revint à elle, une grande sérénité l'habitait. Elle regarda la feuille froissée sur laquelle elle s'était laissé tomber, les vastes spirales, la grande écriture malhabile. Tout lui revint en mémoire, sa main habitée traçant ces dessins, ces phrases qu'elle relisait, stupéfaite.

Qui avait écrit ces mots ? Qui d'autre sinon Rémi ?.. Mais alors, c'est qu'il n'était pas mort...

Ludivine se sentit prise de vertige, elle était boulever- sée, elle ne savait plus si elle devait rire ou pleurer.

Elle ouvrit la porte. L'oiseau s'était tu. Le jardin embaumait. Mai, radieux, resplendissait. L'air était d'une douceur insoutenable.

— Suis-je folle ? se demandait Ludivine. Et, pourtant, quelque chose en elle de paisible,

quelque chose au-dedans d'elle, au-delà de son moi rationnel, savait qu'il n'en était rien et qu'enfin le dia- logue avec l'enfant envolé allait pouvoir se renouer et que c'était lui qui désormais la guiderait... Car curieuse-

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ment, tout s'inversait, c'est lui qui, maintenant, devenait son aîné.

Pour la première fois depuis tant de jours, elle éprou- va le besoin de marcher. Elle ne savait pas où elle allait, elle avançait sur la grève puis sur la route sableuse comme une somnambule. Il lui semblait parfois qu'elle parlait toute seule, à moins que ce ne fût avec son fils qu'elle s'entretint.

C'est ainsi qu'elle rejoignit la petite ville blanche qui dominait un port gracieux, inondé de soleil. Ludivine se dirigea vers la librairie-papeterie. Elle ressentait un besoin pressant de se munir d'encre, de cahiers, comme une écolière qui prépare fébrilement sa rentrée.

N'était-ce point un enseignement, qu'elle aussi espé- rait ?

Des jeunes filles rieuses choisissaient des cartes pos- tales... Elle fut comme poussée vers l'arrière-boutique.

Là, s'entassaient dans un joyeux désordre les derniers livres parus, les romans, essais, témoignages côtoyant les guides touristiques. Soudain, un volume bleu attira le regard de la jeune femme. Elle s'en saisit précipitam- ment, comme si on allait le lui dérober ; car ce livre — elle en était sûre — l'attendait, il n'avait été placé là que pour elle. Un rectangle d'un bleu sombre où dansaient des lettres blanches tranchait sur l'azur tendre du reste de la couverture :

— Des couleurs marines, pensa-t-elle. Le titre lui sauta aux yeux : A l' écoute de l'Invisible.

On peut donc entendre ce qu'on ne voit pas, remar- qua-t-elle et cela lui parut, tout à coup, d'une évidence totale. Elle déchiffra ensuite le sous-titre en petites lettres, blanches également :

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Pétale tombé parmi les herbes du printemps, une vie va rejoindre une autre Vie.

Une mère brisée à crié sa douleur. Elle appelle, déses- pérée. l'enfant tant aimé qui lui a été arraché.

Dans le silence de la nuit. il lui a parlé, a apaisé sa douleur, l'a préparée à une autre mission.

Ludivine. cette mère blessée, a retrouvé la paix. Elle est prête à donner ce qu'elle a reçu. À Lé a, une mère qui souffre, comme elle a souffert. À Muriel, l'enfant qui lui est maintenant confiée, pour faire de son dernier prin- temps une saison lumineuse de par sa certitude et l'Amour qui. en elle de jour en jour s'infinit.

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