L'Amour en cage

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ROMANESQUE

Collection dirigée par Lorraine Lévy

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L'AMOUR EN CAGE

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DANS LA MÊME COLLECTION :

1. Lisbõa, mon amour Léa Valmont 2. L'Île aux fleurs Tara Beaujour 3. L'Autre rive Sahra Lautrec 4. L'Amour en cage Salomé Renoir

A PARAITRE :

5. Les Amants de l'impossible Adeline Ewin 6. Les Feux de l'arène Florence Edith

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SALOMÉ RENOIR

L'AMOUR EN CAGE

P A S S I O N

ROMANESQUE

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Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute repré- sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© 1995, UGE POCHE PREMIÈRE

ISBN : 2-265-05474-7

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S ALOMÉ RENOIR

Née à Diégo-Suarez en 1958, au nord de Madagascar, Salomé Renoir a longtemps vécu à Nantes où elle a suivi des études en sciences humaines, puis à l'île d'Yeu et dans l'Aveyron où elle apprit à connaître et à aimer la nature. Habitant actuellement dans la région parisienne, elle partage son temps entre son métier d'écrivain et son travail au sein d'une association humanitaire.

Elle a commencé à écrire des poèmes, des contes fantastiques et des romans d'amour dès l 'âge de quatorze ans. La littérature, pour elle, est une aven- ture palpitante, une mise en scène de ses propres désirs qui lui permet de mieux comprendre les joies et les souffrances de ses proches, une source d'apprentissage à la joie d'être et à l'étonnement devant la vie.

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E trajet ne prendrait donc jamais fin ! La micheline et ses trois wagons serpen- taient en cliquetant sur la ligne Toulouse-

Rodez, s'immobilisant dans toutes les petites gares aux noms fleurant bon l 'accent du Sud-Ouest : Gaillac, Albi, Carmaux, Tanus, Naucelle...

Didier Coste, installé près de la fenêtre, venait d'achever plus vite que prévu le livre qu'il avait acheté au kiosque avant son départ. Il soupirait, regardait défiler par la fenêtre ce paysage qu'il connaissait par cœur.

Comme notre époque est curieuse ! Nous mettons moins de temps à survoler la planète à bord de Boeings ou d'Airbus qu'à parcourir deux ou trois cents kilomètres dans notre propre pays, pour peu que nous regagnions une région à l'écart des grands axes routiers.

Tout à ses réflexions désabusées, il avait oublié la présence de l'unique passagère qui partageait avec lui le compartiment. Il fallut qu'elle se levât afin d'aller ouvrir sa lourde valise en carton pour qu'il en prît conscience.

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Didier l'observa à la dérobée. C'était une belle jeune femme d'une vingtaine d'années, une créole à la peau brunie sous les feux des tropiques, grande et élancée, aux formes épanouies qu'un jean délavé et un corsage blanc brodé de fleurs mettaient en valeur. Sa longue chevelure couleur de jais ondulait en cas- cades souples et soyeuses sur ses épaules.

Autour du cou, elle portait un foulard de coton aux vives couleurs, dont le motif représentait un coucher de soleil sur un océan d'émeraude et une île où se dressait un bouquet de cocotiers. Malgré ce cliché, l'étoffe témoignait d'une si belle qualité arti- sanale qu'elle était loin d 'avoir la vulgarité des articles vendus à bas prix aux touristes dans les mers du Sud.

Elle se penchait sur ses vêtements soigneusement pliés, soulevant une pile après l'autre, et finit par en extraire une carte géographique. À en juger par l'état du document couvert de pliures, de déchirures et tellement froissé que l'encre du titre était parcou- rue de striures blanchâtres, Didier comprit que la jeune femme le consultait fréquemment. Il eut quelques diff icul tés à déchif f rer le titre qui s'écaillait comme une vieille peinture : Découvrez la région Midi-Pyrénées.

Lorsqu'elle reprit sa place, la jeune femme leva la tête vers son compagnon de voyage. Didier eut un coup au cœur. Le visage de l'inconnue était d'une telle beauté qu'il en eut le souffle suspendu : ses traits fins et délicats contrastaient joliment avec des lèvres sensuelles, vermeilles, magnifiquement our-

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lées, des lèvres faites pour le baiser, semblait-il. Ses yeux brun clair en amande, légèrement bridés, brillaient d'un éclat de vive intelligence que venait pourtant ternir une légère pointe d'angoisse.

« Elle ne connaît pas la France et n'a pas l'habitu- de de voyager seule », se dit Didier tandis que sa voisine dépliait la carte, troublée par l'intérêt qu'il lui portait.

Il faut dire que ce garçon de trente ans à la forte carrure et aux yeux sombres, au menton volontaire, aux cheveux épais coiffés en arrière et dégageant un front haut avait tout pour impressionner une splendi- de mais fragile créature d'outre-mer.

Tout pour l'impressionner et l'intimider, certes... mais, bien qu'elle ne le fît pas remarquer, elle était loin de rester indifférente au charme du compagnon de route que le hasard lui avait octroyé.

Sensibles à la gêne qui s'était installée, ils évi- taient maintenant de se regarder. Lui laissait glisser son attention sur les prairies qui se succédaient à quelques mètres du ballast ; elle suivait du doigt la ligne sinueuse d'une route départementale à travers les Causses et sur les rives du Lot.

Il y eut soudain dans le couloir des bruits de voix, le crissement des portes coulissantes qui s'ouvraient et se refermaient une à une. Une minute plus tard à peine, un contrôleur goguenard faisait une bruyante irruption dans le compartiment. Il sentait la lotion après-rasage et arborait des moustaches en croc qui lui donnaient l'allure, dans son uniforme bleu mari- ne, d'un poilu de la guerre 14-18.

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— Messieurs-dames. . . Vos billets, s ' i l vous plaît !

Didier sortit machinalement de la poche intérieure de son veston la pièce demandée et la tendit à l'homme. Celui-ci y jeta un coup d'œil distrait avant de la lui rendre, puis se tourna vers la jeune femme :

— Mademoiselle ?... La malheureuse, prise de panique, fouillait dans

le sac qu'elle portait en bandoulière. — Je vous fais attendre... veuillez m'excuser,

gémit-elle d'une voix cristalline. Il doit être là, je me souviens l'avoir rangé avec mes papiers...

— Alors vous allez le trouver, si vous l'avez, répondit le contrôleur qui s'était rembruni et piano- tait d'impatience sur une sacoche de cuir qui, pour lui, devait faire office de bâton de maréchal.

— Laissez-lui au moins le temps de chercher ! intervint Didier qui n'appréciait guère la façon d'agir de l'employé de la S.N.C.F.

— Vous voyagez ensemble ? — Nous voyageons l'un en face de l'autre depuis

la gare de Matabiau, mais nous ne voyageons pas ensemble.

Le contrôleur hocha la tête et leva les sourcils, l'air de dire : « Alors occupez-vous de ce qui vous regarde et laissez-moi faire mon métier. »

Les deux hommes se toisèrent avec défi. Didier allait répliquer lorsque la jeune femme s'exclama :

— Ça y est, le voilà ! Je l'ai enfin retrouvé. L'employé des chemins de fer cacha mal sa

déception et examina avec un zèle peu habituel le

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billet dûment composté. Pour une fois qu'il aurait pu coincer un resquilleur ! La routine sur cette ligne sans histoire l'ennuyait profondément. Il ne put que le rendre à sa propriétaire :

— Tout est en règle. — Bon voyage à vous aussi ! lui lança Didier, non

sans ironie, tandis que le fonctionnaire s'engageait dans le couloir sans un remerciement. Il referma sèchement la porte sur eux sans rien répondre.

— Bon voyage... Bon voyage et bon vent ! ajouta Didier à voix basse dans un mouvement d'humeur.

— Je vous remercie. C'était la jeune femme qui venait de lui adresser

la parole et qui s'était tournée vers lui, écarquillant ses yeux de biche aux abois.

— Mais vous n'avez pas à me remercier, affirma Didier en lui adressant un large sourire. Je n'ai fait que mon devoir de galant homme et n'allais certai- nement pas laisser cette brute vous terroriser.

Elle partit d'un éclat de rire spontané : — Vous exagérez ! il n 'a fait qu'exercer son

métier. — Justement ! il est à notre service et doit savoir

se montrer patient... surtout avec les dames. La jeune femme cessa de rire et reprit très vite sa

réserve, n'osant s'aventurer sur un terrain si dange- reux. Elle tritura la carte posée sur ses genoux.

Il fallait coûte que coûte qu 'e l le apprît à se contrôler. Elle ne pouvait pas se permettre de nouer si vite connaissance avec ce garçon. Qu'allait-il pen- ser d'elle ? Elle savait bien que les gens de la métro-

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pole se faisaient des idées fausses sur la légèreté de leurs mœurs et elle se refusait à entrer dans ce jeu de mensonges et d'a priori où elle serait à coup sûr la victime d'une mauvaise image. La joie, sous ces latitudes, passait trop facilement pour un excès de familiarité. Pour peu que ce fût une femme qui exprimait avec franchise sa gaieté, on prétendait immédiatement qu'elle faisait des avances aux hommes de son entourage.

Didier ne fut pas sans remarquer ce brutal revire- ment dans l'attitude de son interlocutrice. Il s'effor- ça alors de reprendre la conversation sur un ton badin, sans lui montrer combien elle le fascinait.

— Avez-vous déjà visité l'Aveyron ? — Non, c'est la première fois que je me rends

dans cette région, répondit-elle. Didier attendit en vain qu'elle voulût bien pour-

suivre. Elle avait poliment donné sa réponse et s'en tenait là.

Au risque de passer pour un mufle ou un horrible fouineur, il insista auprès d'elle :

— Cela ne me concerne pas et vous allez me trou- ver bien indiscret, mais...

— Mais ? — Puis-je vous demander d'où vous venez ? — Bien sûr. Ce n'est un secret pour personne. Je

suis originaire de l'île de la Réunion. J'y suis née il y a vingt-deux ans, j'y ai passé mon enfance et toute mon adolescence, et j'ai suivi mes études à Saint-Denis.

Bien qu'elle évitât de croiser de nouveau le regard de Didier, elle paraissait plus calme désormais.

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Ce garçon parlait posément, sans effronterie, et n'avait à aucun moment essayé de profiter de la situation pour lui conter fleurette. D'ailleurs, ils arri- vaient à la station de Baraqueville et n'étaient plus qu'à une vingtaine de kilomètres de Rodez. Une conversation ne serait-elle pas un moyen agréable d'utiliser le temps qui leur restait à passer ensem- ble ? Après tout, cela ne les engageait à rien : ils ne se reverraient sans doute jamais plus, resteraient à jamais des étrangers l'un pour l'autre.

Et puis, surtout, le fait de parler avec ce sédui- sant inconnu permettait de refouler l'appréhension qui s'emparait d'elle à mesure qu'elle touchait au but...

Ce fut elle qui la première reprit la parole : — Connaissez-vous l'île de la Réunion ? — Très peu. J'y suis allé il y a quelques semaines. — Vous a-t-elle plu ? — Pour le peu que j'en ai vu, oui. L'intérieur des

terres a l'air somptueux, l'union des montagnes et de l'océan Indien en fait un microcosme où il doit faire bon vivre. Mais mon unique séjour a été trop court pour que je m'en fasse une opinion plus tranchée. Je m'en suis tenu à la bande côtière et aux zones les plus peuplées.

— Vous n'êtes même pas allé au Piton de la Fournaise ?

— Eh non... même pas... Je suis au-dessous de tout, n'est-ce pas ? s'esclaffa-t-il.

— En général, tous les métropolitains, pendant leurs vacances...

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— Je vous arrête tout de suite. Je n'étais pas en vacances, j'étais en reportage.

— En reportage ? — Je suis journaliste. Pour ne pas l'effrayer, très vite il précisa : — Rassurez-vous, je ne me mêle jamais de la vie

privée des gens que je rencontre. Les ragots et les chiens écrasés, ce n ' es t pas mon affaire. J ' a i d'ailleurs des collègues qui s'en tirent bien mieux dans ce domaine que je ne saurais le faire. Mon tra- vail consiste plutôt à bâtir des dossiers complets sur des thèmes économiques ou sociaux.

— Ainsi je ne crains rien ! plaisanta-t-elle. Elle regretta aussitôt ce qu'elle venait de dire et

se mordit les lèvres. Était-ce bien nécessaire d'atti- ser de cette façon la curiosité du premier venu ?

Les zones urbaines qui se succédaient aux abords de la voie captèrent son regard. Comme les façades lui paraissaient ternes et moroses ! Comme les pas- sants qu'elle entrapercevait avaient des allures ché- tives et pensives ! Et comme le ciel était pâle au-dessus des lointaines collines pelées... Une bouf- fée de nostalgie lui arracha presque un gémissement. Elle appuya son front contre la vitre et ferma les paupières pendant quelques instants, en proie à des souvenirs heureux.

— Vous m'avez dit tout à l'heure, reprit Didier qui ne voulait pas qu'elle s'enfermât dans un nouveau mutisme, que vous étiez originaire de l'île de la Réunion. Cela signifie-t-il que vous l'avez définitive- ment quittée pour venir vous installer en métropole ?

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— J'espère déjà y retourner un jour... — Allons... ne soyez pas pessimiste ! Vous avez

certainement de bonnes raisons d'être venue en France. Ne serait-ce peut-être que pour vos études...

— En effet, je vais m'inscrire en maîtrise de bio- logie. Du moins je l'espère...

— À l'université de Montpellier ? l'interrogea Didier sans tenir compte de ses doutes.

— Je ne sais pas encore... — Moi aussi, j'ai fait une grande partie de mes

études à Montpellier. Elle hésita. Devait-elle lui avouer combien son

avenir lui semblait incertain, son destin encore mal défini ? Tout allait bientôt changer pour elle. Une vie fort différente de celle qu'elle avait connue jusqu'alors l'attendait, une vie dont elle ignorait tout et qui l'angoissait. Elle avait laissé toutes ses amies, toutes ses habitudes derrière elle.

— Avez-vous de la famille en Aveyron ? s'inquié- ta Didier qui devinait le malaise de la jeune femme.

— Je vais rejoindre ma mère. — Vous devez être heureuse. — Oui... oui... — D'une certaine manière, nous serons voisins !

s'exclama-t-il pour lui redonner le moral. Permettez- moi de vous souhaiter la bienvenue... J'espère... j'espère que j'aurai le plaisir de vous revoir.

C'était dit. Les mots avaient jailli du cœur sans qu'il pût les retenir.

Elle ne répondit pas. Le train bringuebalait sur la voie en grinçant le

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long d 'une large courbe. Après une centaine de mètres, la butte sur les flancs de laquelle se dressait la ville de Rodez apparut dans une lumière blanche qui jouait avec les ombres sur les façades. On aurait cru voir une forêt minérale aux innombrables cris- taux recouvrir les pans d'une vaste géode. Les toits d'ardoise des vieux quartiers luisaient avec éclat comme s'il venait d'y avoir une averse.

Tout au sommet, la pointe de la cathédrale perçait les airs et semblait défier un gros nuage pansu qui filait vers l'est à vive allure.

Ce paysage grandiose disparut d'un seul coup dès que les wagons s'engagèrent au pied de la colline, au milieu de hautes bâtisses. Lentement, ils traversè- rent l'Aveyron sur un pont de fer haut perché et ralentirent encore.

En contrebas, un enfant jouait avec un cerf-volant jaune et rouge ; il courait sur la berge herbue, traînant le losange de papier qu'une brise tiède gonflait et emportait avec elle, par petits bonds de cabri, au gré des bourrasques qui ployaient la cime des peupliers.

Cette scène idyllique disparut à son tour. Un train de marchandises aux ferrures rouillées était station- né devant un lugubre entrepôt. Plusieurs ouvriers s'affairaient autour d'un aiguillage, pelles et barres à mine à la main. L'un d'eux, d 'une cinquantaine d'années, était torse nu et repoussa sur son crâne une casquette à carreaux. Les bretelles de sa salopet- te se croisaient dans son dos poussiéreux. Il ne man- quait plus qu'une lampe sur son front et on aurait pu le prendre pour un mineur de Carmaux.

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Il y eut un déclic dans le haut-parleur. La voix nasillarde et chantante du conducteur bredouilla : « Nous arrivons à Rodez... Rodez. Terminus. Tout le monde descend ! »

Un sifflement assourdissant retentit. Le bâtiment de la gare se profila sur la droite. Didier observa sa com- pagne de voyage et ressentit de la pitié pour elle qui paraissait si désemparée, perdue au monde. N'aurait- elle pas dû se réjouir de retrouver bientôt sa mère ? Quel drame ou quels sacrifices se cachaient derrière cette jeunesse à laquelle tout aurait dû sourire - une jeunesse qui aurait dû être la joie et la santé mêmes ?

Il lui demanda : — Je ne sais même pas comment vous vous appe-

lez. — Je m'appelle Carmen, murmura-t-elle. — C'est un beau prénom, hélas pas très en vogue

de ce côté-ci des Pyrénées. — Il faut dire que la Carmen que nous a dépeinte

Prosper Mérimée n'est pas exactement un modèle à suivre pour les jeunes filles.

Didier lui sourit, appréciant cette allusion litté- raire.

Suffisait-il donc qu'il lui adressât la parole pour qu'elle se détendît et se montrât telle qu'elle était : fine et cultivée, prudente et avisée ? Sa personnalité et le conflit qu'elle était de toute évidence en train de vivre l'attiraient irrésistiblement. Mais il n'avait aucun moyen de la retenir et elle allait bientôt s'envoler... pareille à un oiseau des îles ne rêvant que de liberté et d'espaces infinis.

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Elle ne lui avait donné ni son nom de famille ni son adresse. Il eût été inutile et irrespectueux d'insister... L'extrémité du quai apparut.

Avant que Didier eût le temps de réagir, elle se leva d'un bond, vérifia le verrouillage de sa modeste valise, ajusta sur son épaule la lanière de son sac. Machinalement, elle toucha le dernier bouton de son corsage pour s'assurer qu'il était bien fermé.

Ce geste de pudeur amusa le journaliste. — Voulez-vous que je vous aide à porter vos

bagages ? proposa-t-il. — Non, je vous remercie, bredouilla-t-elle en

proie à la panique, désormais soucieuse d'éviter la compagnie du garçon. Je les ai transportés seule pendant des milliers de kilomètres et ce n'est pas maintenant que je vais baisser les bras, à deux pas de ma destination.

— Quelle destination ?

— Veuillez m'excuser, Carmen. Je me permets cependant de vous laisser mes coordonnées profes- sionnelles, s'empressa de renchérir Didier en faisant coulisser la porte du compartiment sur sa glissière.

Elle finit par sourire - un sourire qui illuminait son visage et tourneboulait l'esprit du jeune homme - et prit la carte de visite qu'il lui tendait.

À voix haute, elle lut :

Didier COSTE, journaliste au Midi libre 3, rue Béteille 12000 Rodez

Téléphone : 65 68 ** **

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Puis elle la rangea dans une des poches de son jean, eut un geste de recul. Didier, la gorge nouée par l'émotion, lui lança un ultime message :

— Si vous avez le moindre problème, dans votre vie ou vos études, n'hésitez surtout pas à m'appeler. Vous pouvez compter sur moi, Carmen. Vous pour- rez toujours compter sur moi... Croyez-moi, pour vous je serai toujours disponible. N'hésitez pas... en toute amitié.

Elle lui dit simplement merci, soupira et s'enga- gea dans l'étroit couloir, se déplaçant comme un crabe à cause de la valise qui pesait autant qu'un boulet de forçat.

Didier, qui n'avait pas encore réalisé comment il avait pu se laisser aller à de tels épanchements, lui d'ordinaire si réservé, laissa s'écouler une ou deux minutes avant de saisir son cartable et de se lever précipitamment. Il traversa le couloir en quelques enjambées, sauta les quatre degrés du marchepied plutôt qu'il ne les descendit et jeta autour de lui un regard inquiet. Sans vouloir se l'avouer, il la cher- chait déjà.

Les voyageurs étaient peu nombreux. Assez toute- fois pour former comme un voile mouvant entre elle et lui.

Sous la voûte de béton, un couple d'hirondelles voltigeaient et poussaient à intervalles des cris stri- dents. Craignaient-elles, elles aussi, d'être séparées par les aléas de l'existence ?

La plupart des arrivants étaient accueillis par des amis ou de proches parents. À cause des courants

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d'air, les embrassades ne s'éternisaient pas. Les bagages passaient de main en main et tous se diri- geaient vers le hall de la gare.

Les mêmes phrases, comme répétées par des échos multiples, résonnaient sur le quai, multiples variantes d'une même humanité :

« — Heureux de te voir... — Moi aussi. — As-tu fait un bon voyage ? — Toujours aussi long. — Avais-tu emporté de la lecture, au moins ? — Toujours les mêmes bêtises dans ces revues.

On a l'impression de les lire pour la énième fois. — Quel temps fait-il dans la ville rose ? — Trop chaud. Difficile de travailler quand il fait

si chaud... Et ici, quel temps prévoit-on pour le week-end ?

— Variable... Tout à l'heure il y a eu une belle averse. Dis-moi, cette semaine a-t-elle été bonne ?

— Et toi, raconte-moi comment ça s'est passé à la maison... »

Avec la distance, toutes ces voix se fondaient en une rumeur qui allait s'estompant, chacune d'entre elles se distinguant peu à peu des autres quand venait le moment des nouvelles plus personnelles.

Didier aperçut la fine silhouette de Carmen der- rière la porte du hall. Elle était seule et se dirigeait, hébétée, au milieu de la foule disséminée devant les guichets. À distance, sans songer à l'absurdité de ses actes, il lui emboîta le pas.

Sur le seuil du bâtiment, juste à l'aplomb de la

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grosse pendule ronde perchée sur le fronton qui fai- sait face au parking, elle s'immobilisa, cligna des yeux, éblouie par le soleil que reflétaient plusieurs pare-brise. Personne, absolument personne ne venait à sa rencontre. Elle posa sa valise sur la première marche du perron, mit sa main en visière sur ses sourcils et examina les lieux.

Au bout de quelques secondes, elle laissa retom- ber sa main. Ils n 'é ta ient pas là... Sans doute a v a i e n t - été retenus au dernier moment... Sans doute...

Elle aperçut un bus garé devant une aubette et, reprenant son lourd bagage, alla lire l'inscription qui s'y trouvait.

Didier la vit ensuite s'adresser au chauffeur qui secoua la tête d 'un air désolé. Elle consulta sa montre-bracelet et recula dès que le bus se mit à vibrer comme un vieillard au crépuscule de sa vie. Les portes se refermèrent et le véhicule s'ébranla. Les pneus sur la chaussée mouillée chuintaient d'une désagréable façon.

Carmen fit demi-tour vers le hall de la gare. Didier n'eut que le temps de se replier dans une cabine téléphonique pour ne pas être vu. Il fit mine de farfouiller dans son cartable, tout en observant la jeune fille qui s'asseyait sur la plus haute marche, soudain lasse et découragée.

De là où il se trouvait, il ne la distinguait pas net- tement. Il aurai t pour tant ju ré que ses yeux s'embuaient de larmes. Il lui fallut se contenir pour ne pas jaillir de sa cachette et se précipiter vers

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Carmen pour la consoler, lui répéter qu'elle pouvait compter sur lui. Il imaginait le parfum légèrement épicé de sa peau brune, la senteur capiteuse de ses cheveux, le velouté de ses lèvres...

« Que m'arrive-t-il ? se dit-il. Voilà que je m'api- toie sur le sort d'une inconnue... N'ai-je pas dépas- sé l'âge de tels enfantillages ? »

Mais il ne pouvait pas quitter la cabine sans se faire remarquer... Il commençait à s'énerver lors- qu'il vit Carmen se redresser, faire un léger signe de la main vers l'autre extrémité du parking. Elle déva- la les marches du perron et, en se déhanchant sous son fardeau, elle quitta le champ de vision du jour- naliste aux aguets.

Celui-ci s'extirpa de son abri, brûlant de curiosité. — Monsieur ! cria-t-on derrière lui. Il se retourna. Un chauffeur de taxi avait baissé sa

vitre et le hélait : — Auriez-vous besoin de mes services ? — Non non, j'habite à deux pas d'ici ! Le chauffeur fit la moue, puis il alluma une ciga-

rette. Didier courut presque jusqu'à l'allée où venait de

disparaître la Réunionnaise. Il déboucha trop tard sur le trottoir : une portière se refermait avec un cla- quement sec qui le fit sursauter. Par la lunette arrière il reconnut l'abondante chevelure ondulée, ainsi qu'une tache de couleur qui pouvait être le foulard aux cocotiers.

La voiture, une de ces vieilles Peugeots fumantes et pétaradantes que les paysans utilisent pour aller

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de flammèches, d'escarbilles virevoltantes, aveu- glant la méchanceté de ce monde dans les affres d'une perpétuelle naissance, lui donnant les belles couleurs de l'âme quand elle se reconnaît en l'âme sœur - les si belles couleurs du matin quand il illu- mine un paysage paisible, virginal, nettoyé par la rosée.

Peu à peu, le baiser devint plus fougueux, indomptable, emporté par un furieux désir, comme si l'élan donné soudain par le cœur s'incarnait dans la chair pour y déferler ses plus érotiques aspira- tions.

Les mains de Didier parcoururent les épaules nues de sa compagne, s'insinuèrent sous le léger caraco, éprouvèrent l ' incomparable lissé de la peau d'ambre. La pulpe de ses doigts effleura l'échine tendue, la cambrure des reins, rebroussa chemin à la courbe des hanches ceintes d'une jupe de madras aux froissements agaçants, remonta doucement vers les seins de braise pointés sous l'étoffe. Ils palpi- taient, pareils à deux oisillons surpris au nid. Leurs mamelons, sous les paumes de l'homme qui for- maient pour eux un écrin vivant, se durcirent telles deux groseilles posées sur les aréoles brunes d'un jardin de délices.

Plusieurs minutes plus tard - mais peut-on parler de minutes en de tels moments ? - leurs lèvres se séparèrent à grand regret.

Les souffles haletants résonnaient tellement dans la pièce endormie que l'on aurait pu croire que les murs eux-mêmes respiraient.

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— Mon amour... susurra Didier. — Je t'aime tant... répondit la jeune femme dans

un râle, en se lovant contre lui. — Pourquoi avoir tant attendu ? — Chut... cela n'a plus aucune espèce d'impor-

tance... — Nous sommes ensemble. — C'est tout ce qui compte... Qu'importe la teneur des phrases échangées en de

telles circonstances ! Elles ne sont que la pointe infi- nitésimale d'un continent caché, d'une tendresse inexprimable autrement que par les gestes et les regards. Discrets témoignages d'affection qui échap- pent à la compréhension de l'étranger, elles sont le trop-plein d'apparence insensé d'un réservoir d'émotions qui déborde soudain et se livre au vu et au su de tous, dans sa crudité et son immense can- deur. Il faut connaître à son tour la passion pour sai- sir que cette infime parcelle de l'amour n'est pas l'amour dans sa totalité et que l'amour dans sa tota- lité ne peut être traduit par le langage de tous les jours.

Seul un poète, peut-être... Didier, qui enfouissait son visage dans les boucles

abondantes de sa compagne, cita de nouveau le poème qui les avait rapprochés, levant les barrières érigées entre eux par les craintes et les conventions.

Mais, cette fois-ci, sa voix n'était plus qu'un filet de voix, un chuchotis de source sous les herbes : « Dans la nuit de ta chevelure, je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile

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de coco. Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. »

Tandis qu'il parlait, Carmen défit les boutons de sa chemise.

Il poursuivit : « Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles... »

Carmen venait d'insinuer sa main sur son torse velu et la mémoire lui fit défaut.

Sa dame créole lui faisait subir de délicieux sévices, laissant courir sur sa poitrine d'homme ses lèvres charnues qui le titillaient d'agréable manière.

Il laissa s'échapper un long gémissement. Carmen, entraînée par un torrent trop longtemps

comprimé en elle et dont elle avait jusqu'à ce jour ignoré l'existence, découvrait avec effarement que son corps agissait malgré sa volonté, qu'il se per- mettait des gestes que jamais elle n'aurait osé faire en temps ordinaire. Cela l'effrayait un peu. La chair conserverait-elle en souvenir les moindres détails de l'étreinte qui l'a conçue, pour savoir ainsi, d'ins- tinct, les lieux où doivent s'exercer les caresses les plus intimes sur le corps de l'autre, encore inconnu ?

Didier n'allait-il pas s'imaginer qu'il n'était pas le premier et qu'elle pratiquait l'art de l'amour depuis que la femme en elle avait mûri ?

Elle leva le menton et se raidit insensiblement. — Qu'as-tu ? demanda Didier. — Je fais des choses que je n'ai jamais faites... — Elles sont si douces, tes lèvres... — Pour qui vas-tu me prendre ? Il eut un sursaut :

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— Que vas-tu chercher là, Carmen ! Laisse parler ton corps ! Laisse parler tes sentiments ! Ils savent mieux que toi ce qu'ils veulent.

— Justement... j'ai peur de me laisser entraîner par eux et de le regretter plus tard...

— Mais je t'aime, Carmen ! s'exclama-t-il en la serrant fort contre lui, et je ne veux plus te quitter !

— Tu dis cela parce que... — Je le dis parce que c'est vrai ! l'interrompit-il.

Nous avons mis si longtemps à nous reconnaître que ce serait un beau gâchis si nous cessions d'avoir confiance l'un dans l'autre. Dis-moi, Carmen...

— Oui? — As-tu confiance en moi ? — Oui... — As-tu vraiment confiance en moi ? — Oui ! cria-t-elle en le saisissant par la nuque et

en lui renversant la tête pour le dévorer de baisers qui claquaient comme des bécots d'enfant.

Fébrile, elle lui ôta sa chemise et eut un frisson de désir en voyant se tendre son torse musculeux.

Sans plus réfléchir, elle arracha son caraco et pres- sa ses seins couleur de caramel contre celui qu'elle aimait, les frotta contre sa toison finement bouclée.

Ce contact si doux fut un choc pour lui. Il la ren- versa sur le divan, l'embrassa sous le menton, sur le cou, sur la gorge, insinua sa langue sous les aisselles au parfum fruité de vanille et de safran.

Didier retroussa la jupe froissée sur de longues jambes fines et nerveuses. À leur fourche, sa main vint se pelotonner contre le mince morceau de tissu

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soyeux qu'il fit coulisser sur les cuisses avec une lenteur exaspérante, jusqu'aux genoux où il se blo- qua, couronne tout entortillée, vrillée comme une vigne close sur l'ivresse à venir.

Quand les doigts de Didier, formant une conque, vinrent se poser contre un duvet moite, noir comme l'ébène, elle ne put retenir un cri de joie mêlée de surprise.

— Oh ? Didier... Elle n'eut pas la force de poursuivre et sa phrase

s'acheva par un gémissement sans fin. Didier s'agenouilla contre le divan, acheva d'ôter

la petite culotte. Retenant son souffle, Carmen leva les jambes, l'une après l'autre, pour lui faciliter la tâche. L'étoffe vola à travers la pièce. Bientôt, la jupe suivit la même trajectoire dans le salon.

Le jeune homme se pencha sur le ventre ainsi offert à ses baisers...

Des vagues de plaisir grandissant se levaient dans la chair de Carmen. Elle agita la tête de droite et de gauche, perdit toute notion de l'endroit où elle se trouvait et du temps qui s'écoulait. Ses veines la brûlaient, ses doigts s'accrochaient désespérément aux cheveux de Didier. Sa respiration saccadée se fit encore plus courte, et elle crut que son ventre explosait.

Quand elle recouvrit un peu ses esprits, elle se redressa sur la banquette, les boucles en désordre, les yeux renversés par le désir qui, après une très courte embellie, martela avec un regain de violence ses tempes et sa chair que Didier avait réveillée.

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Elle le secoua avec ardeur, suppliante : — Viens... viens... maintenant... Didier, qui avait de plus en plus de difficulté à se

contrôler, se leva et l'aida à se dresser près de lui. La tenant par les mains, il contempla un court ins- tant son corps entièrement nu.

Un corps magnifique. Tout en rondeurs. Ferme et cambré. Fier et ambré.

S'offrant à lui et le défiant tout à la fois. Carmen, malicieuse, pencha sa tête de côté. Sans

quitter des yeux les prunelles de Didier ravagées par la convoitise, elle défit la boucle de sa ceinture et fit coulisser la fermeture de sa braguette.

Il l'aida du mieux qu'il put et, captif de son regard, il se déshabilla complètement.

L'un devant l'autre, ils étaient le premier couple à l'aube des siècles.

Les gorges se nouèrent. Les cœurs à l'unisson furent pris de fringale et s'emballèrent. Et le premier siècle s'ébroua, mis en mouvement par leur désir...

La voix de Didier devint rauque, méconnaissable. — Nous serons mieux là-haut. — Attrape-moi si tu peux ! lança-t-elle en se pré-

cipitant vers l'escalier. — Gamine ! Se prêtant à son jeu, il la poursuivit, la rejoignit

au milieu de la dernière volée de marches. La soule- vant alors comme si elle ne pesait pas plus qu'un fétu de paille, il la porta dans sa chambre éclairée par la lune, arracha les couvertures et la jeta sur le lit.

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Le corps agile de la jeune créole s'immobilisa, les bras en croix.

Didier s'allongea près d'elle, l'effleura de la main.

— Viens... dit-elle une nouvelle fois en nouant ses bras derrière la nuque de son compagnon et en l'attirant sur elle, les yeux mi-clos.

Ses jambes s'ouvrirent. Elle replia les genoux, les pressant contre les flancs de Didier.

Celui-ci disposa l'oreiller sous les reins de son amante afin de surélever son bassin pour mieux en cueillir les fruits, prit appui sur ses coudes et l'observa attentivement, prêt à fondre en elle. Il voyait, à la crispation des paupières de Carmen, que malgré la hardiesse dont elle avait fait preuve jusque-là elle se livrait à lui comme on s'abandon- ne à un guide à la frontière d'un pays encore inex- ploré.

Aussi ses gestes furent-ils exempts de tout em- pressement, de toute gourmandise livrée à sa hâte à parvenir à l'assouvissement. Délicatement, ralenti par le respect dû au cérémonial de l'amour, il se fon- dit en elle peu à peu, unissant sa chair à la chair de la bien-aimée.

D'abord elle grimaça de douleur et de plaisir confondus. Puis un sourire resplendissant arqua ses lèvres tandis qu'elle écarquillait ses yeux pleins d'émerveillement et de reconnaissance, aussi brillants que les étoiles a et g de la Croix du Sud à l'approche de la mousson. Voluptueuse, elle prit son amant au plus profond d'elle-même.

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Il la laissa faire à sa guise. Les hanches géné- reuses se mirent à rouler, à rouler et à tanguer de plus en plus vite, de plus en plus vite et de plus en plus fort. Didier ne songeait qu'à l'attendre... l'attendre jusqu'à l'ultime moment...

Un cri unique retentit sous le plafond de la chambre, suivi par leurs deux prénoms qui n'en firent plus qu'un. Le baume de la jouissance, chaud et onctueux, se déversa dans leur chair pantelante.

Ils se tendirent tel un arc de frêne au bras d'un archer, retombèrent sur le lit, fourbus et haletants, mêlant leur sueur et leurs baisers, leurs promesses et leurs fatigues.

Jamais une nuit ne leur avait paru aussi magnani- me, aussi ensorcelante, aussi interminable. Deux âmes intimement liées l'une à l'autre n'avaient-elles pas toute l'éternité, et plus encore, pour se vénérer ?

— Qu'ai-je donc serré entre mes bras en t'étrei- gnant ? demanda Didier, d'une voix faible et admi- rative. J'ai l'impression que tu étais une fronde de fougère et que ta vie entière se dépliait pour moi, se découvrait jusque dans les replis les plus secrets de ta mémoire.

— Peut-être as-tu parcouru le grain de ma peau comme un grand voyageur parcourt les territoires dont il dresse les cartes imaginaires depuis son plus jeune âge, répondit-elle, rêveuse, en suivant du doigt la bouche de son amant attentif, peut-être as-tu visité l'île de la Réunion où j'ai grandi au pied des falaises grises aux surplombs couverts de mousses et d'où s'élancent les cascades.

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— Encore... parle-moi de toi, l'encouragea-t-il. Le paysage que tu me racontes te ressemble tant...

— Peut-être as-tu entendu le froissement du vent au-dessus des champs de canne à sucre en fleur, ou goûté au lait de la noix de coco, le jus de la mangue et de l'ananas, peut-être as-tu roulé sous ta langue le noyau du litchi cueilli à même l'arbre, ou as-tu cra- ché les pépins de la grenade à la pulpe qui a la cou- leur de mon sexe.

— Encore... — Peut-être t'es-tu reposé sous le feuillage du

flamboyant de décembre qui marque de son sceau pourpre les plaines les plus verdoyantes, peut-être as-tu aperçu la longue gousse de la vanille, la corolle immaculée des arums dans un sous-bois, ou le camé- léon toujours hésitant.

— Raconte-moi ton pays, raconte-moi ta peau... — Sans doute as-tu entendu le rire cristallin des

fillettes jouant au village près du bassin des Aigrettes, as-tu suivi le paysan aux paumes calleuses qui jette un regard distrait au cirque de Mafate avant de regagner son champ ou, sur une plage, t'es-tu empêtré dans le filet des pêcheurs à pied qui se moquaient de ta maladresse.

— Oh ! donne-moi ce que tu es ! Jamais je ne me lasserai de t'écouter...

— T'es-tu mêlé aux joueurs de cartes assis dans les hautes herbes et dont on ne voit dépasser que les cha- peaux jaunis par le soleil ? As-tu tenté l'escalade du Piton des neiges pour déballer sous tes yeux l'étendue des flots ? As-tu craint la survenue du cyclone ?

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— Oui, j'ai vécu en toi toutes ces émotions, les plus sublimes quand tu me disais de venir, les plus atroces quand je croyais que tu t'éloignais...

— As-tu traversé la Plaine des sables, sa rougeur à perte de vue, son désert de poussière que sillon- nent quelques pistes, que cernent les pitons, les basaltes, les à-pics, les nuages, fines dentelles, la transparence de l'air, les brumes de chaleur qui brouillent la scène ?

— Encore, mon amour... encore... — Peut-être aussi as-tu essayé de décrypter la

Roche écrite, t'es-tu précipité à la suite des curieux sur les pentes du volcan pour admirer l'éruption et ses gerbes de paillettes, son cratère ourlé de cendres.

— Donne-moi tout... — Je te donne tout, lui affirma-t-elle. Mais la nuit

n'y suffira pas. — Une vie ne suffira pas, renchérit Didier. — Regarde ! déjà l'aube bleuit les carreaux. — À moins que ce ne soit la lune et sa laitance...

Les oiseaux de l'aube se taisent encore... J'ai perdu en toi tous mes repères. Où suis-je ?

— Tu es en moi, Didier, et je déroule sous tes caresses tous les méandres de mon enfance de véti- ver, toutes les images que mon esprit a engrangées.

— Dis-moi tout ! — Oui... jusqu'à la vision de mon grand-père

accroupi près de ses bidons cabossés quand il distil- lait le géranium. Et son galurin de toile taché, sa chemise entrouverte, ses manches béantes et ses mains couleur de cuivre qui maintiennent l'alambic

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de fortune, et la bouteille où chute goutte à goutte la quintessence de ces humbles géraniums dont il s'occupait avec tant de soin. Et aussi, et surtout, le sourire qu'il m'adressait de temps à autre sous le bord de son chapeau en relevant le nez, son accent rieur quand il m'appelait par mon prénom...

— Carmen... — Et mon prénom sonnait dans sa bouche comme

un nom de fleur... — Carmen ?... — Oui? — J'ai envie de toi. — Viens... Ils firent l'amour sur un rythme lent, éblouis par

toutes les richesses que leur prodiguait l'existence en cette nuit de révélation.

Ils durent s'endormir une heure à peine avant l'aube.

Le jardin chancela sous une brise annonciatrice des frimas de l'hiver. Les buissons émergèrent un à un du puits d'ombre où ils s'étaient enfouis. La rosée scintillait à la nervure des feuilles vernissées, traçait de fins sillages comme une larme sur la joue d'un nourrisson. Jaillissant des ténèbres et lui-même grain de ténèbres, un merle choisit le pied de citron- nelle pour s'exercer la voix puis, estimant les rameaux trop flexibles et incapables de lui assurer l'équilibre lors de ses futures improvisations au cours desquelles il gesticulerait tel un pantin, il lui préféra la cime d'un pommier qu'il repéra chez le voisin, de l'autre côté de la haie.

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La lumière bleuâtre vira au blanc livide, puis au rose. Signe de pluie, dit-on.

Carmen se réveilla en sursaut au beau milieu de la matinée : telle une nageuse, à grands mouvements de brasse elle avait en vain cherché dans le lit le contact de son amant. La couche était froide à ses côtés.

Sur la table de chevet, Didier lui avait laissé ce message : « Mon amour, je n 'ai pas osé te réveiller. Réveille-t-on l'ange qui dort ? Hélas ! le devoir m'appelle... Je rentrerai de bonne heure ce soir. Promis. »

Elle sourit, se leva. Tous ses muscles étaient endoloris. Elle ouvrit la fenêtre et se retourna vers le lit. L'empreinte des corps sur les draps blancs frois- sés fut pour elle la promesse d'une nouvelle vie.

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IER j ' a i appelé ma mère à l'heure du repas. Je ne pouvais plus endurer cette contrainte qui pesait sur moi. Mes frêles épaules ne

pouvaient plus supporter le fardeau. Il fallait que j'entende sa voix avant de prendre la décision qui ferait basculer le destin d'un autre.

« Car cette décision n 'a rien d'anodin. « Elle n 'a pas paru surprise de reconnaître ma

voix. Mais tout de suite elle a remarqué que quelque chose avait changé chez sa fille. Cette intuition me désarçonne ! Jamais j e n 'a i pu au cours de mon enfance lui cacher la moindre broutille. Alors à plus forte raison ne pouvais-je lui dissimuler le bonheur qui fleurissait en moi.

« Je lui ai tout avoué, pour Didier et moi. Elle n 'a pas su contenir sa joie. Décidément... les épais brouillards dans lesquels nous tâtonnions seraient- ils en train de se lever sur notre avenir ? Ma mère, qui a tôt fait de percevoir le véritable caractère des gens qu'elle rencontre, aussi grimés par les bonnes manières soient-ils, appréciait Didier plus que je ne l'aurais espéré.

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« Je lui ai dit aussi que j 'hésitais à porter plainte contre Édouard.

« Elle a reconnu la difficulté morale de la situa- tion et m'a traitée, avec le plus grand sérieux, de belle âme. Bien vite pourtant elle m 'a placée en face de mes responsabilités.

« Pouvais-je laisser courir un tel individu qui n'hésitait pas, lui, à employer la violence pour faire entendre ses plus mesquines revendications ? Le fait qu' i l souffrît de la solitude et d 'un statut social ingrat ne justifiait certainement pas ses méfaits.

« Ma mère ne fit que répéter tout haut ce que je ressassais dans ma tête depuis p lus ieurs jours . Comme Didier, et aussi respectueuse que lui, elle ne me f o r ç a pas à m 'engage r dans la voie qu 'el le jugeait être la meilleure, mais elle me permit de voir clair en mon esprit et de dégager moi-même de la brume des hésitations la solution que je tenais déjà, toute prête à jaillir, indiscutable...

« Elle par la i t sans gêne. Sans doute Édouard n 'était-il pas dans les parages. De crainte de voir se dresser dans ma mémoire meurtrie sa silhouette patibulaire, j e n'osai pas lui demander ce qu'il fai- sait.

« Agis comme te le dictera ta conscience, ajouta ma mère. Sache cependant que pendant toute cette semaine nous sommes r a r emen t à la maison, Hippolyte et moi. Nous travaillons à la réfection des clôtures autour des prés et des champs. Profitant peut-être des derniers beaux jours, nous rentrons tard dans la soirée.

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« À bon entendeur, salut ! lançai-je en riant. La voie est libre, si j ' a i bien compris ! Et ni toi ni Hippolyte ne risquez grand-chose si...

« Je n'achevai pas ma phrase. Le képi des gen- darmes dansai t devant mes yeux, prémonitoire, m'impressionnant et me rassurant tout à la fois.

« Alors ça sortit tout seul de ma bouche : « Je suis résolue à le faire arrêter, maman, et le

plus vite sera le mieux ! Nous nous reverrons très bientôt ! »

« Il me serait impossible de transcrire ici dans mon carnet de bord toutes les émotions véhiculées par le soupir que ma mère poussa dès que je lui fis part de ma volonté. Il y avait du soulagement, dans ce soupir, et bien plus que du soulagement, comme si après un calme plat le vent gonflait soudain les voiles de l'espoir. »

Carmen, installée dans le salon, surveillait sa montre. Encore une heure à peine, et Didier serait là, près d'elle, tout contre elle, il la prendrait délicate- ment dans ses bras et déposerait un baiser sur son cou, juste sous l'oreille, après avoir repoussé les mèches folâtres qui battent pavillon sur la fine peau de satin.

Il l'embrasserait et dès lors le temps ne compterait plus pour elle, il pourrait s'étirer à loisir sur des siècles et des siècles, le bougre ! ou se concentrer en une seule seconde d'une intensité telle qu'il lui sem- blerait avoir vécu une centaine d'années entre les bras de son amant.

Ses yeux, brouillés par des larmes de joie, se

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posèrent à nouveau sur la page où s'entortillaient les lignes d'écriture, tels des serpentins lancés dans l'espace d'une fête par quelque joyeux drille.

Elle consulta de nouveau sa montre. « Cette aiguille des minutes est une véritable tortue ! Mon Dieu, faites-la sauter dans son cadran, qu 'e l le cabriole, gambade, se permettre des entrechats, des jongleries, qu'elle dilapide les ultimes forces du res- sort tendu sous le boîtier, qu'elle avance plus vite et qu'elle me rende celui que j 'aime ! »

Carmen se passa une main dans les cheveux, décocha un sourire à un pinson qui sautillait sur la terrasse et s'approchait de la porte-fenêtre béante, tordant le cou pour mieux voir la jeune femme.

Elle reprit son stylo, qui avait roulé sur le bureau. L'oiseau s'envola mollement, se faufila entre les

sauges et l'hibiscus. « Didier lui non plus ne parut pas autrement sur-

pris p a r ma décision. Le soupir qui s ' é chappa d'entre ses lèvres quand je lui annonçai la nouvelle fut presque le même que celui de ma mère : un intense soulagement.

« Je sentis nettement qu 'il rassemblait ses forces et se préparait déjà à agir.

« Par moments, je m'en veux d'avoir attendu et d'avoir fait attendre ceux qui m'aiment. J ' a i du mal d'ailleurs à m'expliquer mes réticences et mes tergi- versations, aujourd 'hui que les dés sont jetés.

« Sans doute fais-je encore là preuve d'une étran- ge conception du temps... Depuis mon arrivée en métropole, les événements se sont précipités avec la

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même impétuosi té que la cascade Niagara1 à Sainte-Suzanne, les bouleversements ont été aussi furieux que les nuages poussés pa r le cyclone au- dessus de l'île de la Réunion.

« Allons... demain soir tout sera clos. Le calme reviendra. Le soleil sera radieux parce qu 'il aura la forme, la profondeur et le rayonnement des yeux de Didier quand il plonge son regard dans le mien.

« Il a pu se l ibérer pour demain. Nous irons ensemble à La Roussilhe... Aurais-je pu, sans lui, sans son affectueux soutien, affronter les questions que des inconnus ne manqueront pas de me poser, aurais-je pu répliquer si sévèrement à l'injure qui m'a été faite ?

« Si tu savais combien tu m'aides, ô mon amour ! Près de toi je suis comme une petite fille qui bute contre le moindre obstacle placé en travers de son chemin. Tu me tiens par la main, tu m'empêches de tomber et tu m'insuffles ton courage afin que je puisse moi-même lever l'obstacle et poursuivre mon chemin près de toi.

« Mon amour, je veux toujours me tenir à tes côtés. Je serai cette femme que tu désires et que tu admires, je serai ta compagne, ton amante, ta confi- dente.

« Je serai ta dame créole... » Elle posa son stylo, tapota un buvard rose sur les

dernières lignes. Le chant du pinson retentit dans le jardin.

1. Célèbre cascade de l'île de la Réunion.

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Au même instant, le cœur battant, elle entendit la clef tourner dans la serrure. La porte d'entrée s'ouvrit sur son tout nouveau bonheur.

Le gendarme observa d'abord les deux jeunes gens avec suspicion. C'est son métier. Que vou- laient-ils, ces deux-là ? Dès le matin, venir le déran- ger alors qu'il avait tant de paperasserie en retard ? Où se croyaient-ils ?

— Que voulez-vous ? Carmen s'avança jusqu'au comptoir derrière

lequel le membre de la sûreté publique, assis sur une simple chaise que l'on pouvait aisément imaginer bancale, disparaissait jusqu'aux épaules.

— Je viens porter plainte pour séquestration. Le gendarme sursauta. — Comment !? Il se leva et posa les poings sur le comptoir pour

mieux examiner la demande et la personne qui venait de la formuler. Il lança un tour d'œil en coin à Didier qui se tenait un peu en retrait, comme s'il cherchait sur le visage impassible du journaliste la confirmation qu'il avait bien entendu ce qu'il avait cru entendre.

— Je suis venue porter plainte pour séquestration et mauvais traitements, répéta Carmen, amusée mal- gré son trac par les réactions du gardien de la paix.

— Ah.! oui... Oui, bien sûr.

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Comme si cela allait de soi ! C'était la première fois dans sa carrière qu'il recevait une plainte for- mulée en ces termes par une si ravissante créature.

En reculant pour s'emparer du gros cahier où lui et ses collègues notaient absolument toutes les infor- mations qu'ils recueillaient durant leurs heures de service, il repoussa la chaise sur le carrelage : elle était effectivement bancale - l'imagination parfois n'invente rien...

Un deuxième gendarme vint à la rescousse. Il s'installa devant une antique machine à écrire

qui cliquetait comme une arme automatique sous l'impact lymphatique de ses deux index.

Les renseignements sur l'état civil de la jeune femme furent bientôt pris.

— Et contre qui voulez-vous porter plainte, made- moiselle ? Aurions-nous sur notre commune quelque truand qui aurait échappé à notre attention ?

— Je porte plainte contre Édouard Delmas. La machine à écrire s'enraya. Les bouches

s'ouvrirent mais aucun son n'en sortit. Les deux gendarmes se regardèrent et hochèrent

la tête d'un air entendu. — Cela ne nous étonne guère ! s'exclama le pre-

mier qui s'était rembruni. — Pardi ! ça devait bien arriver un jour ou

l'autre ! renchérit le second. — Nous l'avions bien averti... il avait tout intérêt

à se tenir tranquille. — Le vin est mauvais conseiller. Didier eut toutes les peines du monde à réprimer

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l'éclat de rire qui lui montait à la gorge : « On croi- rait entendre les Dupont et Dupond des albums de Tintin !... »

Mais les circonstances ne prêtaient guère à la plaisanterie.

Carmen dut raconter une nouvelle fois son histoi- re depuis son installation à la ferme des Delmas. C'était une épreuve difficile bien que nécessaire pour elle, une façon de dépasser le sentiment de honte injustifié qui l'envahissait à mesure qu'elle entrait dans les détails.

— Vous êtes la fille d'Henriette Delmas ?... Ma pauvre, quel accueil !

Le gendarme, se tournant vers Didier, ajouta : — Et vous, monsieur, qui êtes-vous ? Carmen répondit à la place de son amant : — Didier Coste est l 'ami qui m'a aidée à

m'enfuir. Sans lui, qui sait ? je serais encore en train de me morfondre dans ma chambre au premier étage de la ferme, derrière mes deux verrous et ma fenêtre condamnée...

— Rassurez-vous, l'interrompit le gendarme, j'en connais un autre qui risque d'être condamné... avec les charges qui pèsent sur lui !

Le brigadier, tout fringant dans son uniforme frais repassé, fit irruption dans le bureau. Il prit connais- sance avec intérêt du témoignage de Carmen.

La stupéfaction le fit grimacer. Il fronça les sour- cils et hocha gravement sa tête coiffée du képi régle- mentaire.

Didier se départit de sa réserve :

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— Que comptez-vous faire ? demanda-t-il. — Nous allons l'appréhender sans plus tarder,

affirma le gradé, laconique. — Pouvons-nous vous accompagner ? — La question ne se pose même pas, monsieur.

Vous allez nous accompagner. La première confron- tation aura lieu sur place avec tous les acteurs réunis.

— Il pourrait se montrer dangereux... — Ça, c'est notre affaire ! Cette réponse n'aurait souffert aucune repartie. Les deux autres gendarmes prirent leur képi, enfi-

lèrent leur veste, bouclèrent leur ceinturon où, dans un étui de cuir, pendait leur arme de service.

Inutile de dire que Carmen et Didier n'en menaient pas large, à bord de l'estafette bleu marine en compagnie des trois représentants de la maré- chaussée. Du reste, les trois hommes se montrèrent fort aimables et soucieux d'arranger l'affaire de leur mieux. Même le brigadier, sous son apparence revêche et bourrue, cachait une grande humanité, un souci permanent de se mettre au service de la popu- lation qu'il avait pour mission de protéger. Aussi, devinant sans doute les sentiments qui étreignaient les deux jeunes gens, ils n'actionnèrent pas la sirène et n'allumèrent pas le gyrophare. La traversée de La Roussilhe se fit dans une relative discrétion. Les habitants avaient l'habitude de leurs incessantes patrouilles sur les routes de la commune et ils ne prêtèrent pas une attention particulière aux passagers de l'estafette.

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Au moment venu, la nouvelle de l'arrestation d'Édouard irait bien assez vite, avec son lot de rumeurs incontrôlables et d'inventions fantaisistes contre lesquelles on ne pouvait rien... sinon hausser les épaules.

Quand le véhicule s'engagea dans le chemin conduisant à la ferme, Carmen, le cœur serré par la pieuvre de l'angoisse, prit la main de Didier. Celui- ci lui sourit et murmura :

— Tout se passera bien, tu verras. Édouard, alerté par le bruit du moteur, était sorti

dans la cour pour recevoir les intrus et les prier de retourner chez eux, quand l'estafette bleue surgit dans le virage, secouée comme un wagon entre les ornières.

Après une seconde de stupeur qui le cloua littéra- lement sur place, les bras ballants et la bouche bée, il poussa une sourde exclamation de colère et, comme s'il avait le feu aux trousses, il se précipita jusqu'au corps de bâtiment.

Les gendarmes, prudents, s'arrêtèrent à l'entrée de la cour, en bloquant tout accès, et descendirent du véhicule, ordonnant à Carmen et à Didier de rester en arrière. Dans sa niche, le chien poussait des aboiements féroces.

Brusquement, dans l'embrasure de la porte, Édouard réapparut, un pied sur le seuil de schiste, un autre à l'intérieur de la pièce. Il tenait son fusil de chasse et le pointait vers les gendarmes. Ceux-ci défirent le bouton-pression de l'étui du pistolet qui ballottait contre leur cuisse.

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— Ne fais pas l'idiot, Édouard ! cria le brigadier. Pose ton arme et rends-toi !

— Cause toujours ! siffla le forcené en levant le canon de son fusil vers la cime des arbres et en tirant en l'air une décharge de chevrotines qui déchira l'air et secoua les feuillages au-dessus du toit de la grange.

Par réflexe, assourdis par la détonation, les gen- darmes s'étaient accroupis et avaient dégainé.

Le chien hurlait de peur et de rage. Il tirait sur sa chaîne et s'étranglait à moitié. De la bave coulait sur son museau, ses yeux qui reflétaient la panique roulaient dans leurs orbites comme des yeux de fou.

Édouard se retrancha dans la maison, repoussant vivement la porte derrière lui.

— Va chercher le mégaphone, demanda le briga- dier à l'un de ses hommes, il va falloir parlementer pour lui faire entendre raison.

— Dois-je appeler du renfort ? — Pas encore... Nous allons d'abord tâcher

d'arranger cette affaire par nous-mêmes avant qu'elle ne prenne d'effroyables proportions.

Alertés par le coup de feu, Henriette et Hippolyte étaient revenus en grande hâte vers la ferme. Ils arri- vèrent derrière l'estafette et rencontrèrent les jeunes gens serrés l'un contre l'autre.

— Carmen ! s'écria la Réunionnaise en ouvrant les bras à sa fille.

Les retrouvailles furent brutalement écourtées par un second coup de feu.

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— Que se passe-t-il ? demanda Didier au gendar- me le plus proche de lui.

— Il vient de faire voler en éclats la fenêtre du rez-de-chaussée pour mieux nous tenir en joue.

Des débris de verre jonchaient la cour et brillaient à la lumière comme autant de joyaux répandus dans la boue.

Le chien s'était enfin tu et se tassait au fond de sa niche, tremblant et recroquevillé.

— C'est la deuxième fois qu'il tire, n'est-ce pas ? chuchota Henriette.

— Oui, madame, répondit le gendarme. Mais pourquoi me posez-vous cette question ?

— Vous allez voir... Elle se glissa jusqu'au brigadier qui, posté à

l'angle du mur de l'étable, tenait le mégaphone. — Passez-moi le porte-voix, vous voulez bien ? — Si vous croyez avoir plus de chance que moi

pour le convaincre... — Laissez-moi essayer. — D'accord, mais ne vous montrez surtout pas... Et il lui tendit l'appareil. Henriette approcha sa bouche de l'amplificateur : — Édouard ? Vous m'entendez ? C'est Hen-

riette qui vous parle. Je vous en supplie, répondez- moi !

Ses dernières paroles résonnèrent dans la cour, métalliques et pathétiques. Quand le silence retom- ba, ils entendirent tous très nettement la voix d'Édouard qui répliquait :

— Qu'est-ce que tu veux, maudite engeance, tu

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m'as piqué mon frère et tu m'as empêché de prendre ta fille !

— Cessez de vous comporter comme une brute et soyez raisonnable !

— Raisonnable ? Avec les flics en prime ! Vous vous foutez de moi !

— N'aggravez pas votre cas, Édouard. Chacun sait ici que vous n'avez pas eu une vie facile et que le vin vous a tourné la tête.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! — Posez votre fusil et rejoignez-nous. — Jamais de la vie ! Et le premier qui approche,

je le change en passoire ! — Vous ne pourrez pas, Edouard ! — Comment cela, je ne pourrai pas ? C'est ce que

nous verrons... Il y avait un peu d'hésitation dans sa voix. Henriette profita de ce léger avantage pour pour-

suivre : — Croyez-vous que je vous aurais laissé faire du

mal à ma fille ou à n'importe lequel d'entre nous ? Il y a belle lurette que j'ai trafiqué vos cartouches, mon pauvre ! Toutes vos cartouches. Celles que vous rangiez dans le tiroir du buffet, mais aussi celles que vous cachiez dans le fenil. Elles sont toutes hors d'état de nuire...

— C'est faux ! Et la preuve... — Laissez-moi finir ! Il n'y a que les deux car-

touches déjà engagées dans le canon de votre fusil de chasse que je n'ai pas eu le temps de désamorcer. Mais maintenant que vous les avez tirées...