Pytheas Jules Verne

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De Pythéas à Jules Verne, Variations sur le mythe de Thulé… Hélène Manche[1] Au IV ème siècle avant notre ère, un massaliote[2] nommé Pythéas s’aventura vers les limites du monde connu, aux frontières de l’œkoumène, dans les lointaines mers polaires boréales. Il y aurait découvert une île mystérieuse, aux mœurs et au climat étranges, appelée Thulé. Néanmoins, faute de preuves tangibles, la découverte de Pythéas suscita bien des controverses. Dès lors, la croyance en l’Ultima Thulé des Anciens traverse les siècles, pour devenir modèle et objet de recherches scientifiques tout autant qu’artistiques. Or, n’est-ce pas le propre de tout mythe que de se fonder sur des sources plus ou moins réelles, afin de les parer d’une aura de mystère et de fantastique ? Car, au-delà des théories ésotéristes et scientifiques - sur les Pôles, la Mer libre, la Terre creuse… -, l’identification de Thulé avec l’Islande séduit depuis l’Antiquité. Avatar d’un monde perdu extraordinaire, sorte d’utopie atemporelle à l’instar de l’Atlantide ou d’Hyperborée, Thulé devient l’aboutissement d’une quête initiatique, accessible à des héros hors du commun, tels ceux de Jules Verne, par exemple. De Pythéas à Jules Verne, l’aventure thuléenne nous entraîne au cœur des mythes géographiques et des inspirations littéraires les plus anciens. Ainsi Jules Verne, dans ses romans, dévoile-t-il sa passion, sa curiosité, pour ces endroits mystérieux, où les lieux et les époques se confondent. Du Pôle nord au Pôle sud, du Voyage au centre de la Terre au Sphinx des Glaces, la géographie et la littérature se confondent, pour prouver que, encore une fois, la force des mythes ancestraux perdure à travers l’espace et le temps... I - Pythéas le Massaliote et son voyage. A) Pythéas, homme de science, homme de lettres… Pythéas le Massaliote était l’un des plus grands érudits de l’Antiquité (IV ème siècle avant J.- C.). A un esprit scientifique de mathématicien, d’astronome et de géographe, il associait également un talent d’écrivain. Parti en expédition pour trouver une nouvelle route commerciale de l’ambre et de l’airain, il parcourut le vaste monde et rapporta ses découvertes (celle de l’île de Thulé entre autres) par écrit. Il aurait composé ainsi deux ouvrages (ou un seul, avec deux sous-parties) : * « Péri Oceanou » : De l’Océan, * « Gès périodos » : Voyage autour de la Terre ou Description de la Terre. Si ces textes ont été perdus, des traces de leurs lectures par des érudits antiques[3], tels qu’Eratosthène, Strabon et Pline[4], entre autres, nous sont parvenues. En effet, ces récits de voyage, notamment vers des contrées inconnues, ont su inspirer bon nombre d’auteurs tout au long des siècles. Ainsi, le titre général des principaux romans de Jules Verne, Les Voyages Extraordinaires, n’est pas sans faire écho au Voyage autour de la Terre du Massaliote. De même, les expéditions du téméraire Pythéas rappellent également celle des héros intrépides du romancier et leurs pérégrinations à travers le globe terrestre. 1

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De Pythéas à Jules Verne, Variations sur le mythe de Thulé…

Hélène Manche[1] Au IVème siècle avant notre ère, un massaliote[2] nommé Pythéas s’aventura vers les limites du monde connu, aux frontières de l’œkoumène, dans les lointaines mers polaires boréales. Il y aurait découvert une île mystérieuse, aux mœurs et au climat étranges, appelée Thulé. Néanmoins, faute de preuves tangibles, la découverte de Pythéas suscita bien des controverses. Dès lors, la croyance en l’Ultima Thulé des Anciens traverse les siècles, pour devenir modèle et objet de recherches scientifiques tout autant qu’artistiques. Or, n’est-ce pas le propre de tout mythe que de se fonder sur des sources plus ou moins réelles, afin de les parer d’une aura de mystère et de fantastique ? Car, au-delà des théories ésotéristes et scientifiques - sur les Pôles, la Mer libre, la Terre creuse… -, l’identification de Thulé avec l’Islande séduit depuis l’Antiquité. Avatar d’un monde perdu extraordinaire, sorte d’utopie atemporelle à l’instar de l’Atlantide ou d’Hyperborée, Thulé devient l’aboutissement d’une quête initiatique, accessible à des héros hors du commun, tels ceux de Jules Verne, par exemple. De Pythéas à Jules Verne, l’aventure thuléenne nous entraîne au cœur des mythes géographiques et des inspirations littéraires les plus anciens. Ainsi Jules Verne, dans ses romans, dévoile-t-il sa passion, sa curiosité, pour ces endroits mystérieux, où les lieux et les époques se confondent. Du Pôle nord au Pôle sud, du Voyage au centre de la Terre au Sphinx des Glaces, la géographie et la littérature se confondent, pour prouver que, encore une fois, la force des mythes ancestraux perdure à travers l’espace et le temps... I - Pythéas le Massaliote et son voyage. A) Pythéas, homme de science, homme de lettres… Pythéas le Massaliote était l’un des plus grands érudits de l’Antiquité (IVème siècle avant J.-C.). A un esprit scientifique de mathématicien, d’astronome et de géographe, il associait également un talent d’écrivain. Parti en expédition pour trouver une nouvelle route commerciale de l’ambre et de l’airain, il parcourut le vaste monde et rapporta ses découvertes (celle de l’île de Thulé entre autres) par écrit. Il aurait composé ainsi deux ouvrages (ou un seul, avec deux sous-parties) : * « Péri Oceanou » : De l’Océan, * « Gès périodos » : Voyage autour de la Terre ou Description de la Terre. Si ces textes ont été perdus, des traces de leurs lectures par des érudits antiques[3], tels qu’Eratosthène, Strabon et Pline[4], entre autres, nous sont parvenues. En effet, ces récits de voyage, notamment vers des contrées inconnues, ont su inspirer bon nombre d’auteurs tout au long des siècles. Ainsi, le titre général des principaux romans de Jules Verne, Les Voyages Extraordinaires, n’est pas sans faire écho au Voyage autour de la Terre du Massaliote. De même, les expéditions du téméraire Pythéas rappellent également celle des héros intrépides du romancier et leurs pérégrinations à travers le globe terrestre.

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B) La renommée de Pythéas : mystification littéraire et géographique ? Pour autant, peu de savants antiques ont accordé foi aux dires de Pythéas. Le géographe Strabon le dénigre complètement, tandis que Pline et Eratosthène lui portent un regard plus tolérant[5]. Le géographe Ptolémée mentionne même Thulé sur une carte. Pourtant, à la Renaissance, cette découverte non validée demeure quelque peu dans l’oubli. Heureusement, la mode des expéditions maritimes fait resurgir Pythéas et Thulé. Désormais, l’on sait que Pythéas avait fait d’importantes découvertes astronomiques et mathématiques. En effet, c’est lui qui a analysé le phénomène des marées, qui a proposé le découpage de la durée d’une journée en vingt-quatre heures, qui a calculé la latitude de Marseille. Autant de prouesses qu’il est impossible d’ignorer, notamment lorsque l’on veut procéder à l’exégèse des romans de Jules Verne… Néanmoins, à propos de Thulé, aujourd’hui encore, rien n’est résolu : Islande, Iles Féroé, Shetland, Groenland ? Tant de noms de contrées peu connues du monde gréco-romain antique fleurissent sur toutes les lèvres pour identifier la mystérieuse et mythique Thulé. C) La découverte de Thulé et la naissance du mythe Le trajet de Pythéas jusqu’à Thulé est un véritable parcours de roman d’aventures. Cette île lointaine aux confins de l’œkoumène prend même le surnom d’« ultima[6] ». Cet adjectif ambigu dénote déjà de toute la complexité géographique de Thulé. Le terme « ultimus[7] » évoque diverses significations : il peut s’agir d’un lieu situé « le plus au-delà, le plus reculé, le plus éloigné » ; de là découle qu’il est le « dernier » et s’avère être enfin le lieu « le plus grand, le plus élevé, du dernier degré[8] ». En langue grecque, Strabon utilise le terme de « boréiotatè » ou d’île « la plus septentrionale[9] ». Ceci renvoie à la notion grecque d’ « eschatia », dont le sens évolue de « limite extrême » au « point où l’astre se couche », en passant par l’ « extrémité du monde ». Néanmoins, l’adjectif dérivé, « eschatos », possède, de plus, une connotation négative : en effet, ce qui est extrême ou dernier peut s’avérer être « le plus bas ou le plus vil[10] » ; mais « eschatos » dans le sens de ce qui est « le plus bas », « le plus profond », peut dans une certaine mesure évoquer déjà l’un des romans de Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, où la connaissance de ce qui pourrait être Thulé se fait par des souterrains... islandais ! En partant depuis Massalia, Pythéas a a priori accompli le parcours suivant : 1. Massalia (Marseille) 2. Agde 3. Côte sud d’Emporion (Ampurias en Catalogne) 4. Colonnes D’Héraclès (Gibraltar) 5. Façade ouest de l’Europe 6. Cap Sacré (Cap Saint-Vincent ? Finistère ? Promontoire de Sagres ?) 7. Cap Cabaion (Cap Saint-Mathieu) 8. Uxinamé (Ile d’Ouessant) 9. Pays des Ostidaiens 10. Cap Kantion (à l’ouest du Kent) 11. Bretagne (Iles britanniques) 12. Ierné (Irlande)

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13. Ecosse 14. Iles septentrionales : Hébrides, Orcades, et des plus hautes encore 15. Thulé Pythéas mit six jours de navigation entre la Grande-Bretagne et Thulé. Puis il suivit les conseils des Barbares rencontrés en chemin pour aller vers le lieu « où se couche le soleil[11] ». D) Description de Thulé et concordance avec l’Islande On sait peu de choses en vérité sur Thulé, si ce n’est qu’il s’agit d’une grande île perdue dans le Septentrion, au milieu des glaces et de la brume. Pythéas y aurait vu des volcans, et observé des durées bien étranges pour les jours et les nuits, allant d’à peine quelques heures à vingt-quatre heures, comme on en trouve dans les latitudes élevées[12]. Différentes hypothèses ont été émises concernant la localisation géographique de Thulé : - Les îles Féroé - Les Shetland - La Norvège - Le Groenland - L’Islande L’hypothèse la plus vraisemblable et la plus acceptée est la théorie islandaise. En effet, Pythéas parle d’une grande île, riche et fertile. Or l’Islande mesure tout de même 103 000 km2 et possède une flore et une faune variées. De plus, la latitude qu’il avait calculée pour Thulé correspond à celle de l’Islande : 66° Nord. Quant au climat et aux phénomènes géologiques, ils s’accordent également ; la présence de glaciers et de volcans, la durée très variable des jours et des nuits… Adam de Brême, dès le XIème siècle, a reconnu qu’ « on appelle maintenant Thulé Islande[13] » : « Solstiti diebus accedente sole propius uerticem mundi angusto lucis ambitu subiecta terrae continuos dies habere senis mensibus, noctesque e diuerso ad brumam remoto, quod fieri in insula Thyle Pytheas Massiliensis scribit. » ; « Aux jours du solstice, le soleil s’approchant davantage du pôle du monde, et décrivant un cercle plus resserré éclaire d’un jour continu, pendant six mois, les terres qui sont sous lui, et il y a inversement nuit continue lorsque le soleil, au solstice d’hiver, passe de l’autre côté de la terre, et c’est ce qui se passe, dans l’île de Thulé, ainsi que l’écrit Pythéas le Massaliote[14]. » Toutes ces caractéristiques inhabituelles et incongrues pour l’époque contribuent au dénigrement de Pythéas et à la naissance du mythe de l’Ultima Thulé, tout cela afin de combler dans les mentalités un vide géographique au Nord. II - Thulé, mythe géographique et inspiration littéraire ; Thulé aux portes de l’imaginaire. Comme tout ce qui est inconnu, Thulé effraie, mais fascine aussi. Et ce d’autant plus par l’alliance manifeste de deux phénomènes a priori antithétiques : la chaleur et la lumière / le froid et l’obscurité. Lieu reculé, où se déroulent des phénomènes inconnus comme le « poumon marin » (mélange de glace, de brouillard, sur la mer ou mer en état de congélation), Thulé passe à la fois pour un paradis ou un enfer, destiné à des êtres particuliers. Pascal

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Arnaud avoue d’ailleurs qu’un « récit autour de l’océan (comme le texte de Pythéas), avait chez les Anciens le double sens de voyage dans la fiction[15] ». A) L’Age d’Or, l’Atlantide et l’Hyperborée : entre utopie et uchronie L’île a toujours eu une puissante connotation symbolique, et a sa place dans toutes les mythologies. L’antiquité gréco-romaine offre deux îles mythologiques situées au Nord par excellence, l’Hyperborée et l’Atlantide[16]. Force est de constater que Thulé cristallise des spécificités de chacune d’elle. Etymologiquement, l’Hyperborée représenterait le pays « au-delà du vent du Nord[17] » (Borée étant le nom du Dieu du vent du Nord). Sur ce pays aux mœurs douces et au climat agréable règnerait Apollon, dieu de la Lumière et des Arts. L’Atlantide, mentionnée par Platon[18], aurait été une grande île à la population puissante et avancée, engloutie par un cataclysme il y a des millions d’années. Tout comme Hyperborée, personne ne connaît sa position exacte, mais elle pourrait très bien se situer vers le Septentrion ou dans l’Atlantique. D’ailleurs, les héros de Vingt mille lieues sous les mers n’observent-ils pas justement au fond de l’Atlantique les vestiges sous-marins de l’Atlantide ? Et seul un homme, un esprit avancé comme celui du capitaine Nemo permet une telle découverte… L’Hyperborée et l’Atlantide résonnent comme doublet de Thulé et en font une utopie, symbole d’une race et d’une vie idéales. Il s’agit alors d’une réminiscence de l’Age d’Or[19], premier âge de l’Humanité[20], où les hommes vivaient en paix, sans souci moral, matériel ou physique. Mais au fur et à mesure, cette race s’est dégradée pour arriver à la nôtre, pleine de maux de toutes sortes. Selon certains, des survivants de ce peuple supérieur auraient survécu, donnant naissance à des sectes occultes ou par exemple au nazisme, ou bien ils auraient eu des descendants, vivants dans des lieux reculés tels Thulé. Selon la mythologie gréco-latine, le dieu Cronos régnait sur l’Age d’Or. Or, Cronos est le dieu du temps, et le temps semble quelque peu suspendu à Thulé. Île hors du temps, où le jour ou la nuit peuvent durer des mois et des mois, sans changement ni alternance : quel meilleur symbole pourrait servir alors de cadre à des aventures romanesques si ce n’est un lieu inconnu, utopique et uchronique ? Les Arts et la Littérature ne vont pas hésiter ainsi à connaître l’inspiration thuléenne. B) Un mythe qui prend forme aussi bien au Pôle Nord qu’au Pôle Sud. Si les eschatia (eschatia : « les confins » en grecs) ont enjoué les imaginations les plus fertiles, l’extrême sud ou l’extrême nord figurent également dans les romans (verniens). « La géographie sert alors de support à l’évocation d’un imaginaire étrange où s’entremêlent récits d’auteurs, réalités géographiques et interrogations métaphysiques[21]. » Ainsi, Thulé et le Septentrion trouvent leur place dans La Porte sous les eaux de John Flanders[22], Les Indes noires et Voyage au centre de la terre de Jules Verne. En effet, dans Les Indes noires, les héros s’aventurent dans les houillères écossaises, suite à de mystérieuses lettres anonymes. Et dans Voyage au centre de la Terre, c’est encore une fois un manuscrit qui incite les héros à entreprendre leur périple souterrain. De plus, l’écriture romanesque met ici souvent en scène la recherche de personnes disparues, les

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retrouvailles avec ceux qui les cherchaient, ainsi que l’apparition de personnages atypiques, isolés du monde. C’est ainsi que le capitaine Grant est recherché par ses enfants, que Nell est découverte dans les profondeurs des houillères, etc… Tout voyage vers une destination mystérieuse, quelle qu’elle soit, comme Thulé, promet des rencontres avec des individus hors du commun, et qui paraissent être, eux aussi, hors du temps. Nell vit seule depuis des années comme une sauvageonne ; elle ne connaît ni la lumière du soleil, ni les us et coutumes des hommes. Venue de nulle part, sa langue est ancienne, issue d’un autre temps, un véritable anachronisme. Pythéas, lui, avait rencontré des Barbares à Thulé et aux alentours, c’est-à-dire des gens qui ne parlent pas grec et qui ne possèdent pas non plus la culture gréco-romaine. Mais il ne dit rien de négatif sur eux. Ce sont le géographe Strabon et l’historien Procope de Césarée[23] qui évoquent ces peuples comme des sauvages incultes et sanguinaires, tout cela parce qu’ils habiteraient hors des limites terrestres convenables à l’espèce humaine. Le Pôle Sud est également mis à l’honneur par l’écrivain américain Edgar Allan Poe dans le roman intitulé Le voyage d’Arthur Gordon Pym ou Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket[24]. Le Grampus, un brick américain, navigue vers les mers du Sud en 1827. Le héros, Gordon Pym, qui avait été enfermé à fond de cale, parvient à s’échapper lors d’une mutinerie. Il est alors recueilli avec trois compagnons par la Jane, une goelette anglaise, en expédition pour l’Antarctique. Ils parviennent à la mer libre de glaces à 81° 21’ de latitude Sud. Néanmoins, à leur retour, personne ne les croira, faute de preuves, exactement comme pour Pythéas et sa découverte de Thulé ! Même si cette aventure se déroule dans l’hémisphère opposé à celui de Thulé, le Pôle Sud et le Pôle Nord possèdent évidemment des caractéristiques assez proches. En effet, le froid, la glace et la brume sont aussi présents chez Edgar Poe. Par ailleurs les héros tombent sur un immense iceberg aux alentours de 64° de latitude Sud[25], ce qui évoque en symétrie les 66° de latitude Nord de l’Islande. Ils voient aussi un mollusque rappelant le « poumon marin », le « gasteropoda pulmonifera[26] ». Enfin, le dernier chapitre conduit Pym à l’île de Tsalal, dont les sonorités évoquent étrangement celles de Thulé… le roman s’achève sur la mort imminente de Pym et de Peters. Mais peut-être vont-ils être sauvés… par la littérature… Car une suite a été écrite par Jules Verne, qui admirait Edgar Poe, sous le titre, Le Sphinx des Glaces. Cependant ici les héros vont plus loin que ceux de l’écrivain américain. Preuve de son intertextualité avec Le Voyage d’Arthur Gordon Pym, ce roman se veut fantastique, reliant une fois de plus la science et l’imagination. En effet, le Pôle magnétique est représenté sous la forme d’un sphinx aimanté. Ce roman n’est pas le seul de Jules Verne à s’intéresser aux Pôles et à des lieux mystérieux. Tout naturellement, le mythe de Thulé prend place au cœur de l’univers vernien. Il ne faut pas oublier non plus qu’il existe bel et bien des îles Thulé du Sud, situées dans l’archipel des îles Sandwich, vers 59° de latitude Sud. Ces îles inhabitées sont le territoire des glaces, des volcans et des manchots. Du mythe à la réalité, de la réalité au roman, Jules Verne évoque très souvent Thulé dans ses aventures extraordinaires…

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III Du Voyage au centre de la Terre au Sphinx des Glaces : le mythe de Thulé revisité par Jules Verne. A) Une fascination pour les Pôles Jules Verne est fasciné par les hautes latitudes - arctiques et antarctiques ; l’extrême Nord et l’extrême Sud ont marqué ses récits. A l’époque où l’auteur compose, des expéditions sont lancées vers les Pôles. Peu d’hommes sont parvenus jusqu’à ces endroits mal connus. Jules Verne tente de faire la synthèse des découvertes de son temps, tout en charmant son lecteur, en exploitant tous les champs du possible suggérés par ces lieux mystérieux. Jules Verne ne cite explicitement ni Thulé ni Pythéas dans ses écrits. Cependant, la présence de cette île mystérieuse se fait ressentir dans chacun de ses ouvrages. La géographie sert de tremplin à l’imagination. Parmi les récits concernant les confins[27], on peut retenir notamment les titres suivants : - Un hivernage dans les glaces (1855) - Voyages et aventures du capitaine Hatteras (1866) - Le pays des fourrures (1871) - Sans dessus dessous (1888) - Le Sphinx des glaces (1897) - etc… Mais incontestablement, le roman le plus thuléen de Jules Verne est bien Voyage au centre de la terre… B) Un cas particulier : le Voyage au centre de la Terre Un roman de Jules Verne évoque en effet en particulier la légende de Thulé : Voyage au centre de la Terre. Dans cet ouvrage, l’auteur fait figurer la théorie de la Terre creuse. Il existerait un centre de la Terre, où l’on trouverait une mer libre, et par les cavités duquel se rejoindraient différentes parties de la Terre. C’est ainsi que les héros, partis d’un volcan islandais, se retrouvent au Stromboli, volcan des îles éoliennes au nord de la Sicile. Les lieux retracés dans ce roman peuvent être mis en parallèle avec Thulé, tout d’abord par le simple fait que le point de départ des aventures est l’Islande. Là-bas, les jours sont sans fin : « En Islande, pendant les mois de juin et juillet, le soleil ne se couche pas[28]. » De plus, le climat et les caractéristiques de l’île font écho à la découverte du Massaliote, où brouillard, glace et volcan se côtoient : « Le Sneffels est haut de cinq mille pieds. […] J’apercevais seulement une énorme calotte de neige abaissée sur le front du géant […]. » ; « Sur ma droite se succédaient les glaciers sans nombre et les pics multipliés, dont quelques-uns s’empanachaient de fumées légères[29]. » Or, un écrivain antique, Apollonios de Rhodes[30], rapportent les bruits entendus à Thulé : ces bruits sourds et puissants seraient ceux de volcans, de flammes et de feu. Pour H. Journès et Y. Georgelin, cette description volcanique mélange les caractéristiques des îles Lipari et du Stromboli avec celles de l’Islande, qui serait Thulé, puisque d’une part, l’écrivain affirme s’être inspiré de Pythéas et que d’autre part il faut prendre en compte

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que le volcan principal de l’Islande, l’Hekla, peut projeter des cendres jusqu’aux îles britanniques lorsqu’il est en éruption[31]. Ici aussi, comme chez Jules Verne, l’Islande paraît associée à la Sicile, donc à l’Italie. Or, comme le fait justement remarquer Lionel Dupuy, l’arrivée en Italie se veut symbolique, puisqu’il s’agit d’une sorte de centre, peut-être pas tout à fait celui de la Terre mais du moins celui d’une des civilisations les plus puissantes : « Les héros se retrouvent à la fin de leur parcours expulsés par un volcan en éruption, et atterrissent finalement en Italie, le berceau même de la civilisation gréco-romaine. Or cette civilisation gréco-romaine se croyait, il y a deux millénaires, au centre du monde et au centre de la Terre[32]. » Même la théorie de la mer libre se trouve adaptée dans ce roman ; en effet, au cours de leur périple, les héros tombent sur une mer souterraine, où vivent des espèces animales et végétales de toutes sortes, et de tous les temps, y compris des plus anciens : « C’était un océan véritable, avec le contour capricieux des rivages terrestres, mais désert et d’un aspect effroyablement sauvage[33].» Dérivation de la théorie de la Terre creuse, l’existence d’une mer libre de glace dans les entrailles de la Terre a inspiré à Jules Verne un des épisodes de Voyage au centre de la Terre et à Egdar Allan Poe une péripétie dans Le Voyage d’Arthur Gordon Pym : « La plaine liquide, colorée des nuances les plus vagues de l’outremer, se montrait étrangement transparente et douée d’un incroyable pouvoir dispersif, comme si elle eût été faite de carbure de soufre. Cette diaphanéité permettait de fouler du regard jusqu’à des profondeurs incommensurables ; il semblait que le bassin polaire fût éclairé par-dessous à la façon d’un immense aquarium ; quelque phénomène électrique, produit au fond des mers, en illuminait sans doute les couches les plus reculées. Aussi la chaloupe semblait suspendue sur un abîme sans fond[34]. » Au-delà de ce décor, les personnages observent également la faune diverse et innombrable de cette mer libre. Outre les espèces volatiles, une multitude d’animaux marins s’y déploient. Cette vision de la mer libre relève du fantastique, comme le prouve l’emploi de termes tels que « eaux étonnantes », « monstres aériens », « monstres marins » (le sens du substantif « monstre » étant à prendre davantage comme équivalence de « chose prodigieuse, étonnante »), « spectres fantasmagoriques », « spectacle surnaturel », etc… Que ce soit pour décrire la mer, les volcans, la faune ou la flore, Jules Verne aime utiliser des métaphores, et les compare souvent à des monstres. Ainsi, le Léviathan, effrayant animal mythique, est mentionné dans plusieurs ouvrages, tels que Voyage au centre de la Terre ou Les Enfants du capitaine Grant. Dans ce dernier récit, le monstre intervient dans la description d’un volcan : « Le volcan rugissait comme un monstre énorme, semblable aux Léviathans des jours apocalyptiques, et vomissait d’ardentes fumées mêlées à des torrents d’une flamme fuligineuse[35]. » Le Voyage au centre de la Terre accompli par les héros leur fait également vivre un voyage dans le temps, puisqu’ils remontent progressivement les différents âges géologiques, du plus ancien au plus récent, ce qui leur permet justement de rencontrer des plantes ou des animaux disparus et qui peuvent leur sembler être des monstres ou du moins d’étranges êtres vivants. Un voyage à la fois littéraire et géographique, dans l’espace et le temps, dans le réel et l’imaginaire…

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C) Thulé, d’hier à aujourd’hui Les découvertes scientifiques modernes mettent à mal le mythe thuléen. Cependant, le mystère reste entier, dans la mesure où l’on envisage l’existence de Thulé comme un symbole intemporel, qui se nourrit justement des aléas, des divergences et des convergences entre science et littérature. A l’instar du Pôle Nord qui se déplace ou qui connaît différentes définitions, Thulé bouge et se fond dans le moule des îles mythologiques mystérieuses. Son ubiquité prend directement sa source dans la tradition des îles légendaires. Lieu sacré, réservé aux initiés ou aux divinités, entre le Bien et le Mal, témoignage de l’Age d’Or, Thulé fait figure d’endroit intermédiaire et éphémère. Les traditions de toutes époques confondues ont connu des îles mystérieuses, et des régions mythiques, notamment celles des extrémités du monde. La Thulé de Pythéas n’échappe pas à la règle. En vérité, chacun adapte le mythe à sa manière, ou bien Thulé s’ajuste selon tout un chacun. Ce mythe, peut-être indo-européen tant il semble vieux et ancré dans les civilisations, recoupe donc divers lieux et divers moments. Plus encore, l’île a fonction de lieu intermédiaire, d’entre-deux mondes, où l’on ne fait que s’arrêter. L’Islande était vue dans le temps comme une île de passage, « une île-passerelle ». Des siècles séparent Pythéas et Jules Verne. Pourtant, grâce à eux, la Science et la Littérature ont réussi à se réunir l’espace d’un instant, en un lieu unique et cependant complexe : Thulé et les Pôles. Au regard des divergences de thèses sur Thulé, il est évident que celle-ci reste dans le champ de l’imaginaire. Île des confins, au-delà des limites connues, Thulé se situe au carrefour des pensées scientifiques, ésotériques ou artistiques. Thulé ne serait donc que dépassement, lieu hors du temps, hors des frontières connues, hors des idées reçues et des valeurs sûres. Il s’agirait d’un « au-delà géographiquement, au-delà imaginaire et psychique, au-delà dans l’esprit, au-delà dans le temps[36] » « Cette ubiquité n’est au fond qu’apparence, car à la vérité, il y eut autant de « Thulé » que de nords pour les aventureux voyageant le long des arcs terrestres[37]. » L’île devient plus que jamais ici porteuse de rêves, à la fois utopie et uchronie, connaissance de soi et connaissance de monde, à travers tous les temps. Pour cette raison, l’homme ne trahira pas sa nature humaine, et continuera toujours de rêver et de polémiquer. Jules Verne, quant a lui, a joué dans son œuvre la carte du rêve, pour notre plus grand bonheur. Ses romans témoignent incontestablement de sa connaissance du mythe de Thulé, de sa fascination pour ce territoire mystérieux, mythique, au delà de l’espace et du temps… Notes de bas de page, bibliographie indicative. [1] Cet article est tiré du mémoire de Master II (Poétique et Histoire Littéraire) soutenu par Hélène Manche (2007), à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, sur le sujet : « Dans le sillage de Thulé, Mythe et Exploration du grand Nord ». Hélène Manche est actuellement Professeur de Lettres classiques. Contact : [email protected] [2] Phocéen, marseillais. [3] Cf. Hélène Manche, mémoire de Master I, « Aux confins du Monde : Thulé, Mythe ou Réalité ? », partie I, pour plus de précisions.

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[4] Strabon, Géographie I, 4, 1-5 ; II, 3, 1 - 3, 2 – 4, 1-5 ; IV, 1, 5 – 4, 1 – 5, 4 ; V, 5, 5; Pline, Histoire Naturelle II, V, 8 ; LXVII, 69 ; LXVIII, LXXVII, 75 ; LXXX, 78 ; CXII, 108 et IV, 30. [5] Cf. mémoire de Master I, p. 42-56. [6] Le premier à avoir attribué cet adjectif à Thulé est Virgile, Géorgiques, I, 30. [7] Cf. mémoire de Master I, p. 15. [8] Sens donnés par le Dictionnaire Latin-Français Gaffiot, p. 1622-1623. [9] Cf. mémoire de Master I, p. 15. [10] Sens donnés par le Dictionnaire Grec-Français Bailly, p. 817-818. [11] Cf. Hélène Manche, Master II, « Dans le sillage de Thulé, Mythe et Exploration du Grand Nord », p. 24. [12] Cf. mémoire de Master I, partie I. [13] Adam de Brême, Histoire ecclésiastique des églises de Hambourg et de Brême, IV, 35. [14] Pline, op. cit., II, 75. [15] Pascal Arnaud, membre de l’Institut Universitaire de France, cité par Pierre Le Hir, « Comment Pythéas le Massaliote repoussa les limites du monde », Le Monde, 12/08/1998. [16] Cf. mémoire de Master I, p. 122-134. [17] D’après Hérodote, Histoires, Melpomène, IV, 32 et Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, II, 47. [18] Platon, Critias, 108e, 112e – 129c et Timée, 24e – 25d. [19] Cf. mémoire de Master I, p. 119-121 et p. 135-143. [20] Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 106 et suiv. [21] Lionel Dupuy, Jules Verne, l’homme et la terre, p. 136. [22] Cf. mémoire de Master II, p. 81-83. [23] Jean Mabire, Le soleil retrouvé des Hyperboréens, p. 15. [24] Cf. mémoire de Master II, p. 84-86. [25] Edgar Allan Poe, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, chapitre XVII, p. 215. [26] Ibid., chapitre XX, p. 240. [27] Cf. mémoire de Master II, p. 75-80. [28] Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, p. 93. [29] Ibid., p. 108 et 116. [30] Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, IV, 761. [31] Cf. mémoire de Master I, p. 63. [32] Lionel Dupuy, En relisant Jules Verne, pp. 29-46. [33] Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, p. 93. [34] Edgar Allan Poe, Le Voyage d’Arthur Gordon Pym, chapitre XXI « La mer libre », p. 307. [35] Les Enfants du capitaine Grant, exemple cité par Lionel Dupuy, Jules Verne, l’homme et la terre, pp. 57-96. [36] Jean Mabire, Le soleil retrouvé des Hyperboréens, p. 15. [37] Samivel, L’Or de l’Islande, cité par J. Mabire, Thulé, le soleil retrouvé des hyperboréens, p. 29.