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PSYCHOTHÉRAPIE ET POLITIQUE. LES ENJEUX THÉORIQUES, INSTITUTIONNELS ET POLITIQUES DE L'ETHNOPSYCHIATRIE Tobie Nathan Belin | Genèses 2000/1 - no 38 pages 136 à 159 ISSN 1155-3219 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-geneses-2000-1-page-136.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Nathan Tobie, « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l'ethnopsychiatrie », Genèses, 2000/1 no 38, p. 136-159. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 09/12/2012 11h20. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 09/12/2012 11h20. © Belin

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ISSN 1155-3219

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Nathan Tobie, « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l'ethnopsychiatrie »,

Genèses, 2000/1 no 38, p. 136-159.

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Psychothérapie etpolitiqueLes enjeuxthéoriques,institutionnels etpolitiques del’ethnopsychiatrie

Tobie Nathan

«Si l’universel est à la fin, corps sans organes et production désirante,

dans les conditions déterminées par le capitalisme apparemment vainqueur,

comment trouver assez d’innocence pour faire de l’histoire universelle?»

Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie.

Paris, Minuit, 1972, p. 163.

Depuis plus de trois ans, c’est devenucomme une mode que de s’enprendre à la pratique de l’ethnopsy-

chiatrie et surtout à ma personne, à ma pen-sée, au style de mes textes, avec une violencequi ne recule ni devant l’insulte ni devant lacalomnie1 – à un livre surtout, qui a déclenchéune sorte de petit scandale : L’influence quiguérit2. La revue Genèses a récemment offertune tribune à la dernière en date de ces cri-tiques, « L’ethnopsychiatrie et ses réseaux.L’influence qui grandit»3, par Didier Fassin –critique caractérisée comme toutes les précé-dentes par la recherche d’une disqualificationmorale de la personne pour se débarrasserd’une pratique qui dérange les ordres univer-sitaires, l’organisation des structures derecherche, le consensus des bien-pensants.

Tout a commencé par un article confus deSalima Zerdalia Dahoun, suivi de plusieurstextes assez obscurs d’Olivier Douville etpuis de Fethi Benslama, qui sont en fait tou-jours la reprise du même article4. La contro-verse s’est portée sur la place publique lorsde la parution en 1996 d’une page dans LeMonde signée par F. Benslama5 ; d’articlesdans Libération, l’un d’Alain Policar6, l’autrede Maurice Dorès, un encore de DanielSibony7. À la suite de la parution de Ethno-psychiatrie des Indiens Mohave de GeorgesDevereux, aux éditions Les empêcheurs depenser en rond, et du fait que j’en avais

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1. Voir l’affaire du faux entretien avec moi publiée dans Afrique Magazine, ce que le rédacteur en chef a publiquement reconnu dans son journal : Zyad Limam,«Mea Culpa» ; éditorial, Afrique Magazine,septembre 1999.

2. Tobie Nathan, L’influence qui guérit,Paris, Odile Jacob, 1994.

3. Didier Fassin, «L’ethnopsychiatrie et ses réseaux.L’influence qui grandit», Genèses, n° 35, 1999.

4. Salima Zerdalia Dahoun, «Les us et abus de l’ethnopsychiatrie : le patient migrant : sujet souffrantou objet d’expérimentation clinique?» Les tempsmodernes, n° 552-553, 1992 ; Olivier Douville, L. Ottavi,«Champ anthropologique et clinique du sujet. Exemples des cliniques de la transmission dans l’exil »,Migrants Formation, n° 103, 1995 ; Fethi Benslama,«Épreuves de l’étranger», in Jean Ménéchal (éd.), Le risque de l’étranger. Soin psychique et politique. Paris, Dunod, 1999.

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rédigé la préface, est paru dans La QuinzaineLittéraire un prétendu compte rendu du livre– tombereau d’injures signées d’André Mar-cel d’Ans8. Dernièrement encore, la revuePolitis a consacré un dossier entier à la même« dérive de l’ethnopsychiatrie », avec desarticles de F. Benslama, Richard Rechtman,Elisabeth Roudinesco9. Tous ces textes, quid’ailleurs se copient abondamment les unsles autres, veulent faire apparaître les traverspolitiques – voire même les alliances «objec-tives » – de l’ethnopsychiatrie afin de la dis-qualifier, non pour des raisons scientifiques,mais du fait qu’elle viendrait en contradic-tion avec des impératifs moraux soit degauche « contre les lois de la République »,soit de nature psychanalytique, « contre lesujet ». Les énoncés les plus caricaturaux –qui pourraient même se révéler drôles s’ilsne semaient des germes de tragédie – étantceux qui énoncent que la reconnaissance del’inconscient freudien équivaut à une adhé-sion aux principes républicains.

Cependant, le texte de D. Fassin présenteplusieurs intérêts. Il est clair et correctementécrit. S’il ne contient rien de bien nouveau,reprenant en les développant les principauxthèmes des attaques précédentes, il les for-mule selon les règles qui conviennent auxécrits universitaires. Semblant prouver ce qu’ilavance, il donne du coup la possibilité d’yrépondre – peut-être aussi, et c’est son véri-table mérite, l’occasion d’engager réellementune controverse sur les enjeux actuels autourde l’ethnopsychiatrie, dont j’essaierai de mon-trer ici qu’ils sont à la fois cliniques, universi-taires et aussi politiques.

Les enjeux théoriques del’ethnopsychiatrie

Durant ces quinze dernières années, on a vu se développer un nouveau paradigme théorico-clinique qui, en France, a pris le nom

d’«ethnopsychiatrie». Il faut dire que ce n’estpas la première fois que, entre dix à vingt ansaprès l’arrivée massive d’immigrants, la psy-chiatrie produit une sous-discipline mâtinéed’anthropologie et de psychiatrie – durant lesannées 1950-1960 aux États-Unis et au Canada(transcultural psychiatry), les années 1970 enGrande-Bretagne, en Allemagne, en Hol-lande, de nos jours en Italie, en Suisse, en Bel-gique. Aux États-Unis, cette orientationemprunte plutôt des méthodologies empi-riques et classificatoires. Autres temps, autreinspiration locale : en France, l’ethnopsychia-trie s’est avant tout développée de manière cli-nique et plutôt en direction de la psychothéra-pie. Mais là, elle s’est aussitôt vue violemmentcontrainte au conflit, comme si l’on avait cher-ché à la faire entrer de force dans un débatpolitique piégé d’avance : communautés ouRépublique, culturalisme ou universalisme.

Les termes de la controverse

Le débat serait le suivant : soigner desimmigrés en prenant en compte leur apparte-nance culturelle, et cela dans l’organisationmême des soins, aboutirait à les stigmatiser, àles «enfermer dans leur culture», à leur inter-dire cette énigmatique « intégration » àlaquelle ils aspireraient de toutes leurs fibres.C’est alors qu’apparaissent les injures. Recon-naître à quelqu’un une appartenance – ce queje ferais, bien sûr, sans aucun discernement,ne serait au fond qu’une réédition de l’idéolo-gie raciste. En général ce type d’énoncés necherche pas à établir si ce (néo)racisme despraticiens de l’ethnopsychiatrie est conscient,assumé, idéologique, militant, ou bien s’ilconstitue une sorte de «pulsion inconsciente».Dans ce cas – le meilleur des cas, sans doute –le praticien de l’ethnopsychiatrie serait lereprésentant d’une espèce nouvelle : le(néo)raciste malgré lui.

S’y ajoute une seconde série de critiquesque l’on pourrait résumer ainsi : reconnaître

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5. F. Benslama «L’illusion ethnopsychiatrique», Le Monde, 4 déc. 1996.

6. Alain Policar, « la dérive de l’ethnopsychiatrie»,Libération, 20 juin 1997.

7. Daniel Sibony, «Tous malades de l’exil », Libération, 30 janv. 1997.

8. André Marcel d’Ans, «Georges Devereux : une ethnopsychiatrie du bon sens», La QuinzaineLittéraire, 16-30 nov., 1996.

9. Elisabeth Roudinesco, «Je plaide pour la liberté de ne pas être toujours ramené à mes racines», Politis, n° 577, 1999, pp. 20-23.

10. Thème qui est plutôt développé dans un remake de son article que D. Fassin fait paraître sur sa lancée dans la revue L’Homme, texte dans lequel, il me présentecarrément comme un adepte de l’apartheid…Voir D. Fassin, «Les politiques de l’ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies britanniques aux banlieues parisiennes», L’Homme, n° 153, 2000, pp. 231-250.

11. De telles affirmations insultent violemment,remarquons le, travailleurs sociaux et responsables des administrations locales.

12. Richard Rechtman, «De l’ethnopsychiatrie à l’a-psychiatrie culturelle», L’évolution psychiatrique, vol. 60, n° 3, 1995.

13. Michel Foucault : «Il faut défendre la société»,Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil,1997, p. 9.

14. M. Foucault, «Les anormaux», Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard-Seuil, 1999.

15. T. Nathan, «L’héritage du rebelle. Le rôle de Georges Devereux dans la naissance de l’ethnopsychiatrieclinique en France», Ethnopsy/Les mondes contemporainsde la guérison, n° 1, 2000, pp. 197-226.

16. T. Nathan, L’Influence…, op. cit.

17. T. Nathan, «Éléments de psychothérapie» in T. Nathan,Alain Blanchet, Serban Ionescu, Nathalie Zajde (éd.),Psychothérapies, Paris, Odile Jacob, 1998.

18. Telle que celle, exemplaire et pionnière de G. Devereux : Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves,Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1969, ou celle d’András Zempleni, «L’interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les Wolof et les Lébou du Sénégal», thèse de doctorat, Paris, Sorbonne, 1968. Aujourd’hui, de telles recherches de terrain sont menées par des praticiens de l’ethnopsychiatrie comme par exemple : Viviane Rolle-Romana, «Psychothérapiesd’antillaises ensorcelées» thèse de doctorat en psychologie, Paris VIII, 1999 ; Lucien Hounkpatin,«Psychopathologie Yoruba», thèse de doctorat.

une appartenance aux immigrés en souffrancepsychologique, les penser « attachés » à desdieux, à des lieux, à des objets, reviendrait àétouffer la question sociale, à se faire com-plice – et même, sans doute, agent10 – d’unpouvoir qui aurait tout à gagner à les laissercroupir dans leur misère. Au fond, l’ethnopsy-chiatrie ne serait qu’une version moderniséede l’opium du peuple. C’est ce qui explique-rait son succès tant auprès des instances admi-nistratives que des travailleurs sociaux, autantd’engourdis au même opium11.

Une troisième série de critiques vient insi-dieusement poser le même type de problèmesur le plan clinique. D’après D. Fassin,s’appuyant sur des commentaires de R.Rechtman12, une clinique découle nécessaire-ment de postulats universalistes ; il affirmemême que les conditions de possibilité decette pratique ne seraient pas de nature prag-matique ou scientifique, mais constitueraienten quelque sorte un impératif moral. End’autres termes, pas de pratique clinique sil’on ne fait a priori, vœu d’universalismemoral. Quelle drôle de prémisse ! Une disci-pline scientifique aurait donc un impératifmoral comme condition de possibilité…Quelle incohérence dans le raisonnement! Untelle négligence dans la construction de l’argu-mentation ne peut s’expliquer que par undésir têtu de porter la guerre. Et appelerMichel Foucault à l’aide pour ce type de pro-position tourne bientôt à la farce lorsqu’onconnaît les positions que ce dernier a pris,notamment sur ce qu’il appelle les savoirsassujettis : «Par “savoirs assujettis”, j’entendségalement toute une série de savoirs qui setrouvaient disqualifiés comme savoirs non-conceptuels, comme savoirs insuffisammentélaborés : savoirs naïfs, savoirs hiérarchique-ment inférieurs, savoirs en dessous du niveaude la connaissance ou de la scientificitérequises[…]13.» D’autant que si l’on se penche,par exemple sur le cours donné en 1974-1975,intitulé « Les anormaux », M. Foucault

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n’était pas bien loin des constats que l’ethno-psychiatrie de terrain opérera bien des annéesplus tard, notamment sur l’utilisation de lapsychanalyse pour retirer la responsabilité deleurs enfants aux familles issues des milieuxpopulaires14.

Les propositions théoriques de l’ethnopsy-chiatrie

Or, je ne cesse de le répéter, « l’ethnopsy-chiatrie n’a jamais voulu de cet état de guerrequ’elle s’est vue et se voit de jour en jourimposer! En réalité, depuis bientôt vingt ansqu’a été créée la première consultation d’eth-nopsychiatrie à l’hôpital Avicenne, depuissept ans, à l’université de Paris VIII, au seinde l’UFR de psychologie, au Centre GeorgesDevereux, l’ethnopsychiatrie a toujours été unchamp expérimental de médiation»15 entre lesthérapeutiques que rapportent avec eux lesimmigrants et les dispositifs existant enFrance. Agir selon cette philosophie de lamédiation, c’est tout au contraire prendre lepari d’une paix acceptable, le pari de laconstruction possible d’une vie en communavec d’autres.

La théorie développée dans L’influence quiguérit16, que j’ai ensuite approfondie et préci-sée dans «Éléments de psychothérapie»17 estune tentative de tirer les conséquences, tantconceptuelles que techniques, de vingt annéesde pratique psychothérapique auprès despopulations migrantes. Elle ne constitue sansdoute pas une théorie achevée, seulement unetentative sérieuse d’énoncer à la fois les prin-cipes techniques permettant ce type de travailtout en essayant d’y intégrer la masse deconnaissances issues des études anthropolo-giques de terrain auprès des guérisseurs18. Cetessai propose également une alternative à lamanière dont la psychopathologie organise samondialisation, puisque cette disciplinesemble, du moins pour l’instant, avoir pris ladécision de le faire selon la façon dont se

répandent dans le monde les produits indus-triels fabriqués en Occident – c’est-à-dire endisqualifiant les produits locaux et en faisantnaître par tous les moyens une demande spé-cifique chez les nouveaux consommateurs. End’autres mots, psychiatrie et psychanalyse ten-tent de s’inscrire dans le procès général demondialisation en proposant des produitsestampillés du label «certifié rationnel», «cer-tifié universel ». Ma proposition théoriquegénérale se situe à l’opposé de cette démarchenéo-colonialiste. Devant le constat de la mon-dialisation, elle propose de nouvelles basesthéoriques qui 1) s’interdisent de disqualifierles «psychopathologies» locales, 2) se propo-sent de mettre en valeur les implicites théo-riques de ces pratiques et 3) s’engagent àmontrer que ces pratiques peuvent fournir,elles aussi – et non pas elles seulement! – dessolutions à des problèmes techniques rencon-trés en tous lieux par les thérapeutes. En cela,l’ethnopsychiatrie n’est en aucune manièreune nostalgie de systèmes traditionnels envoie de disparition, elle est au contraire uneméthodologie de la modernité en train de seconstruire – une méthodologie en sympathieavec la pratique des acteurs. Cette tentative,certes ambitieuse, n’est possible que si l’onconsidère sur le même plan – c’est-à-dire avecun égal respect – les thérapeutes occidentauxet les «guérisseurs locaux», en créditant doncles théories des guérisseurs de la possibilité derendre compte, au moins en partie, de leurpratique. Et cela, à la différence des a prioriuniversalistes à la Fassin, ne découle pas d’unimpératif moral, mais technique : il s’agit deconstruire une pratique qui, précisément,accepte l’épreuve de ne pas disqualifier (cequi est si facile aux experts) les pratiques desguérisseurs. De ce fait, et à l’exemple d’HenriCollomb dans les années 1960 à Dakar19, jeconsidère les guérisseurs comme des« confrères » et j’envisage mes investiga-tions sur le terrain comme des confrontationstechniques de professionnels. Là s’arrête la

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en psychologie, Paris VIII, 1999 ; Abdelhafid Chlyeh, «La thérapie syncrétique des Gnaoua marocains »,thèse de doctorat d’ethnologie, Paris VII, 1995 ;Les Gnaoua du Maroc. Itinéraires initiatiques, transe et possessions. Grenoble, La Pensée sauvage, 1999 ; Sadok Abdessalam, «Le voleur et le visiteur. Analyse de deux systèmes thérapeutiques (le Djinn et le Zar) au Soudan, dans la région de Gézirah», thèse de doctoratd’ethnologie, Paris VII, 1993.

19. Voir par exemple Henri Collomb, «Assistance psychiatrique en Afrique. Psychopathologieafricaine, vol. 1, fasc. 2, 1965 ; «Psychiatrie et cultures(quelques considérations générales)» Psychopathologieafricaine, vol. 2, fasc. 2, 1966, pp. 259-275.

20. Un exemple dans A. Zempleni, «L’anthropologie médicale peut-elle s’appliquer ?», in Où en est l’anthropologie médicale appliquée?,Toulouse, Amades, 1992, pp. 16-34.

21. On constate, parallèlement, que la veinepsychanalytique se tarit : aucun nouveau concept, faillite dans la prise en charge des psychotiques, des autistes, fourvoiement dans leurs relations avec le mouvement gay… Au sujet de ce dernier point,voir le long développement expliquant le succès du DSM-III, puis IV (manuel statistique de diagnosticpsychiatrique) dans Stuart Kirk, Herb Kutchins, Aimez-vous le DSM? Le triomphe de la psychiatrieaméricaine, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

collaboration avec les guérisseurs. À la diffé-rence d’H. Collomb et de quelques autres cli-niciens à sa suite, je n’invite aucun guérisseur d’aucune sorte dans mes consultations et si j’expérimente certains de leurs concepts, je reste un psychologue et seulement un psychologue.

Ce programme de travail est évidemmententré en opposition avec deux catégories deprofessionnels. Ici, j’entends par «profession-nels », non pas tant les chercheurs d’unchamp, mais ceux parmi les praticiens de cechamp qui veulent maintenir un droit de pro-priété, un droit hors crise et hors critique, surce champ et sur ses méthodes. De ce fait, lereproche que m’adresse D. Fassin de « sub-stantialiser» la culture est non seulement ridi-cule, mais s’applique en réalité à lui-même età ceux qui, comme lui, « substantialisent »l’anthropologie au point d’exclure de seschamps et de ses objets quiconque ne parti-cipe pas du «cercle».

L’anthropologie

Les anthropologues, d’une manière oud’une autre, considèrent les pratiques desguérisseurs comme la mise en scène de« croyances » (je précise que je parle desanthropologues et non pas de l’anthropolo-gie – et plus précisément de ceux parmi lesanthropologues qui se comportent comme sil’être « anthropologue » était attaché à unecertaine façon de pratiquer ce métier). Dufait de la nature de leurs analyses, ils ont engénéral tendance à n’attribuer l’efficacité deces pratiques qu’à une sorte de « magiesociale» – quelles que soient par ailleurs lesfaçons dont ils construisent leur interpréta-tion autour de la «croyance», des « réorgani-sations sociales des conflits», des manifesta-tions spectaculaires des revendications desous-groupes opprimés, etc. Ils semblent per-cevoir comme une monstruosité intellec-tuelle, comme l’intrusion d’une idéologie

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« new age » ou même la profession de foid’un gourou sectaire, l’idée qu’un thérapeuteformé en Occident puisse trouver quelquescience dans des croyances qui n’ont d’effet,d’après leurs théories, que d’être pratiquéesau village20.

Ce faisant, ils oublient deux faits d’impor-tance: les convictions des patients, d’une part,qui continuent à expliquer leur souffrance àpartir des théories de leurs thérapeutes locauxet les consultent volontiers tant dans la migra-tion qu’au pays d’origine ; l’apparition d’unenouvelle catégorie de chercheurs, d’autrepart, issus des mondes qu’ils décrivent, desdocteurs africains par exemple, en anthropo-logie, en sociologie ou en psychologie quiconsidèrent comme étant de leur devoir deprotéger, de renforcer et même de promou-voir les objets qu’ils analysent. Pour un psy-chologue béninois, par exemple, discuter desthérapies pratiquées au sein des rituels vau-dous, c’est aussi parler d’une religion qu’il res-pecte et parfois continue à pratiquer ; demême pour un psychologue musulman, restécroyant, et ils sont nombreux, tant au Magh-reb qu’au Moyen-Orient, aborder les pra-tiques thérapeutiques islamiques, c’est aussientrer dans l’analyse de ce que, simultané-ment, il respecte et honore. Cette position meparaît la plus heuristique – et c’est précisé-ment celle qui est si difficile à des anthropo-logues formés en Occident, qui, je le rappellesont rattachés à d’autres références – et nonpas à aucune!

Là, les anthropologues se trouvent devantune nouvelle difficulté à résoudre, un pro-blème contemporain, véritablement moderne,que je formulerai ainsi : comment continuer àproduire du discours anthropologique sansdisqualifier – voire même injurier les per-sonnes que l’on prétend décrire – d’autantque ces groupes ont tendance aujourd’hui àproduire des représentants de plus en plusqualifiés.

La psychanalyse

Les psychanalystes proclament une théorieselon laquelle tout ce qui n’est pas psychana-lytique relèverait peu ou prou de la sugges-tion. Ils ne voient dans l’émergence d’unenouvelle catégorie de discours de thérapeutes,que la résurgence de pratiques pré-psychana-lytiques21. On pourrait rire des critiques psy-chanalytiques qui taxent systématiquement de«résistance à la psychanalyse» toute nouvellethéorisation non psychanalytique, un peu dela même manière que les communistes quali-fiaient naguère d’anti-communiste toute pen-sée sociologique ou économique nonmarxiste, si ce n’étaient les drames individuelsou de carrière engendrés par de tellesattaques. Car dire de quelqu’un qu’il est résis-tant à la psychanalyse, ce n’est pas seulement

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Encadré 1Anthropologie médicale et «new age»

Il existe tout un courant que l’on pourrait dire«new age» – et pas seulement aux États Unis –qui emprunte aux techniques « tradition-nelles», surtout chamaniques, certains de leursobjets, en les entremêlant d’une phraséologiemystique, jungienne ou religieuse œcumé-nique. Outre que ces praticiens ont tout demême soulevé de vraies questions, notammentsur l’usage des substances psychédéliques, onne peut prétendre que l’ethnopsychiatrie soitcomparable en quoi que ce soit avec ce type depratiques. Voir par exemple Michael Harner,Hallucinogens and Shamanism, New York,Oxford University Press, 1973; Richard EvansSchultz, Albert Hofmann, Les Plantes desDieux, les plantes hallucinogènes - botanique etethnologie, Paris, Éd. du Lézard, 1993; FrankBruce Lamb, Un sorcier dans la forêt duPérou, l’histoire extraordinaire de Manuel Cor-dova-Rios, Paris, Éd. du Rocher et Le Mail,1996, etc. – tentatives qui ont été reprises demanière plus systématique par FranciscoVarela, Un savoir pour l’éthique : sciencescognitives et sagesses orientales, Paris, LaDécouverte, 1996.

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22. Tout comme D. Fassin qui ne se contente pas de proclamer son opposition théorique à mes propositions,il lui faut également (peut-être avant tout) me décrirecomme une sorte «d’allié objectif » des idées d’extrêmedroite. Que mes idées politiques réelles soient à l’opposé lui importe peu ; pour lui, je serais une sorte de « fasciste inconscient», tout comme les critiquespsychanalytiques décrivent les «résistants à la psychanalyse»comme des pervers… à leur insu, naturellement !

23. La psychiatrie transculturelle aboutit donc, d’une certaine manière, à « sauver» la psychiatrie telle qu’elle se pratique en Occident, malgré les doutes de plus en plus nombreux concernant la validité de ses catégories. À ce sujet, voir T. Nathan, IsabelleStengers, Philippe Andrea, «Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie?» Ethnopsy/Les mondescontemporains de la guérison, n° 1, 2000.

24. Entre 1979 et 1987 à l’hôpital Avicenne, à Bobigny,dans le service alors dirigé par le Pr Serge Lebovici.

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� � �Encadré 2Les psychanalystes et les théories non psycha-nalytiques

Les psychanalystes ont condamné depuis unevingtaine d’années les travaux modernes surl’hypnose (voir Léon Chertok, «Court histo-rique des idées sur l’hypnose ou d’un 89 àl’autre» in Daniel Bougnoux (éd.), La sugges-tion, hypnose, influence, transe, Paris, Lesempêcheurs de penser en rond, 1991 ;François Roustang, « Un discours naturel »,Critique, n° 3, 1983) ; la thérapie familiale sys-témique à ses débuts, la chimiothérapie,encore très régulièrement (à l’exception enFrance de Daniel Widlöcher, Les nouvellescartes de la psychanalyse, Paris, Odile Jacob,1996), et aujourd’hui les psychanalystes rejet-tent les thérapies cognitives et comportemen-tales. Il n’est que de voir les caricatures qu’endresse par exemple E. Roudinesco dans sondernier livre, Pourquoi la psychanalyse ?,Paris, Fayard, 1999. Il faut dire que la situa-tion créée par les psychanalystes autour del’autisme a été la goutte qui a fait déborder levase. Après la description par Kanner du syn-drome, des psychothérapies de type psychana-lytique se sont développées qui 1) excluaientles parents, les incriminant dans l’origine destroubles de leur enfant ; 2) qui interprétaientla totalité des symptômes à partir d’une grillepsychanalytique, centrant toute la thérapeu-tique sur le psychisme de l’enfant ce qui, 3) amenait à détourner son attention desnécessités éducatives, voire rééducatives.Dans les années 1970 s’est progressivementimposé un programme: Treatment and educa-tion of autistic and related communication han-dicapped children (TEACCH) découlant desprincipes suivants : « l’origine organique del’autisme ; la collaboration entre profession-nels et parents ; l’optique “généraliste” de laprise en charge ; des services complets, coor-donnés et communautaires assurés pendanttoute la vie de la personne autiste ; le carac-tère individuel de la prise en charge» (GaryB. Mesibov, Autisme, le défi du programmeTEACCH, Paris, Pro-Aid Autisme, 1995). Lessuccès thérapeutiques du programmeTEACCH n’ont pas été négligeables dans leprogressif abandon de la psychanalyse en tantque principale référence en psychothérapieaux États-Unis.

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le déclarer incompétent, c’est aussi le décréteraveuglé par des idées inconscientes, malinten-tionné, donc – voire pervers22.

L’ethnopsychiatrie s’est donc trouvée plon-gée dans la guerre, mais à la mesure des pro-blèmes théoriques contemporains rencontréspar l’anthropologie et par la psychanalyse. Jedois tout de même avouer que ce n’est pas entoute innocence ! Car si, conformément auxindications de G. Devereux, j’ai conservé leterme « ethnopsychiatrie » (quoique n’étantpas psychiatre), c’était pour préserver l’origi-nalité du domaine, notamment par rapport àla psychiatrie transculturelle, surtout améri-caine. La psychiatrie transculturelle est, dupoint de vue méthodologique, en quelquesorte le symétrique de l’ethnopsychiatrie. Ellese veut une psychiatrie que l’on pourrait dire«culturellement éclairée» – mais une psychia-trie avant tout! Elle utilise les apports anthro-pologiques pour rendre la psychiatrie possibleavec des populations que peu de choses dansleurs traditions prédisposaient à ce genre depratiques. En vérité, cette psychiatrie consacreun lien entre anthropologie et conquêtepuisqu’elle demande à l’anthropologie de luifournir les savoirs qui lui permettront de per-cer les défenses que ces populations opposentaux pratiques psychiatriques23.

Les choix méthodologiques de l’ethnopsy-chiatrie

Les choix méthodologiques de l’ethnopsy-chiatrie se sont simultanément dirigés dansdeux directions : la traduction et le change-ment de paradigme.

• La traduction

Pour commencer, je rappellerai un constatqui est d’une grande banalité. Toutes les pré-ciosités verbales parlant d’« empathie », decompréhension intuitive ou « infra-verbale »ne peuvent rien changer à la donnée d’évi-dence: lorsqu’on ne parle pas la même langue,l’incompréhension est totale – d’autant plus

lorsqu’il s’agit de relation clinique. Au début,nous pensions que les patients vivant enFrance, s’y déplaçant, y travaillant, sauraientd’une manière ou d’une autre se faire com-prendre. Mais lorsqu’il s’agit d’exprimer despensées sur soi, sur les autres et le monde, ladifférence de langue devient un obstacleinsurmontable. En clinique, l’obstacle de lacompréhension, c’est justement l’impressionqu’on comprend et lorsque, de plus, on estcensé être un spécialiste de l’empathie, il estrare que l’on admette ne pas comprendre.Mais la correction de cette situation est loind’être simple. Lorsque nous avons introduit latraduction au sein des consultations, au lieude faciliter les échanges, cette innovation amultiplié les difficultés. La première difficulté,pour nous cliniciens, et en particulier pourceux qui avaient reçu une formation psycha-nalytique (ce qui était le cas de la premièreéquipe d’ethnopsychiatrie24), provenait denotre formation à l’écoute. Car pour un psy-chanalyste, «écouter» signifie ne pas se laisserprendre au sens immédiat de la parole. Pourécouter ce qui est derrière la parole, il fautqu’il n’y ait aucun obstacle à la compréhen-sion immédiate de cette parole. La traductionnous a considérablement fait perdre en «flui-dité d’écoute », mais nous a fait gagner enmultiplication de lieux d’écoute. Nous noussommes rendus compte que la médiation lais-sait apparaître des points de focalisation dudiscours que nous ne connaissions pas aupara-vant. Du «qui des deux a raison», implicite dela relation duelle, nous passions à une autreimplicite : «sur quelle base parviendrons-nousà nous mettre d’accord?» Se mettre d’accord,non pas nécessairement sur le contenu du dis-cours, mais sur le discours lui-même. Ainsi, lepraticien de l’ethnopsychiatrie ne peut être,comme l’accuse D. Fassin, un «expert incom-pétent », puisqu’il s’agit pour lui d’adopterdélibérément la position de l’ignorant.

Exemples: les traductions débouchent sou-vent sur des questions du type: «Est-ce ainsi

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25. Nous appelons «médiateur» un collaborateur, en général psychologue ou travailleur social ayant obtenuses diplômes en France, mais originaire de la même régionque la famille que nous recevons, parlant sa langue et au fait des habitudes thérapeutiques locales.

26. Il faudrait dire « systèmes», mais pour l’instant je préfère le mot «objet» qui souligne le fait que l’on dépend d’une «chose» externe et constammentmodelée par un groupe.

27. T. Nathan, «L’héritage du rebelle…», op. cit.

28. Pour une belle analyse moderne de la façon dont on fabrique des «cas» à l’hôpital psychiatrique, voir Robert Barrett : La traite des fous, Paris, Synthelabo,Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

que l’on dit ce genre de choses ? » L’idéed’introduire le médiateur pour faciliter la com-munication, a radicalement modifié la naturede la communication. Mais cette modificationne s’est pas limitée aux formulations, elle acontaminé la totalité de la relation thérapeu-tique. Progressivement, les discussions sur lalangue sont devenues un modèle. En nousdemandant ce qui nous permettait de nousmettre d’accord sur la signification des mots,nous avons également pris l’habitude de nousmettre d’accord sur les autres enjeux de larelation thérapeutique. Certes, les usages desmots sont multiples, mais ils tiennent très peuà la subjectivité du locuteur. En effet, si l’ondiscute suffisamment, il est toujours possible –du moins en théorie – de parcourir l’ensembledes significations disponibles dans une langue,et sans que cela ne dépende à aucun momentde la personnalité du locuteur. Nous avonsensuite glissé de l’usage qu’on fait de la langueà l’usage des objets qui circulent dans lemonde du patient et à l’usage de ce qui nousimportait plus que tout : les pensées et lesobjets propres aux techniques thérapeutiques.

Exemple: Un patient sénégalais, de languematernelle mandingue, me racontait au coursd’une consultation qu’il était le dixième d’unefamille de treize enfants. Les neuf premiersétaient morts. Il me dit :

«– Le prochain, ce sera moi car je sais quemon père a « donné » tous ses enfants pourobtenir du pouvoir. Il les a tous vendus, etmoi, je ne veux pas mourir ainsi… je ne veuxpas mourir bêtement…

– Pourquoi votre père a-t-il donné tous sesenfants?

– Pour obtenir tout ce qu’il voulait, reprendle patient. Je me tourne alors vers le média-teur25 et lui demande:

– Pourquoi le père a-t-il agi de cettemanière? Et le traducteur me répond:

– C’est fréquent dans notre région…»

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Le médiateur ne pouvait évidemment pasdire : «c’est vrai que son père a “donné” sesenfants pour obtenir le pouvoir », il pouvaitseulement valider qu’il s’agissait d’un énoncécorrect : « c’est fréquent dans notre région ».Ce qui signifie à la fois « il est fréquent quel’on prononce de tels énoncés», et « il est fré-quent que les pères vendent en sorcellerieleurs enfants», dans notre région. Si j’avais étéseul avec le patient, je lui aurais peut-êtredemandé : « Pourquoi croyez-vous que votrepère vous a vendu ? » Je me serais peut-êtreinterrogé sur la force des sentiments agressifsqu’il nourrissait contre son père. Il se seraitopposé à cette idée. Je ne l’aurais d’ailleursprobablement pas formulée, mais simplementcherché à lui la faire «entendre»… En parlantdans la même langue, le colloque duel auraitnécessairement tourné au duel ; avec la tra-duction, il trouve une issue naturelle dans laréponse à la question : « quelle est la bonnefaçon de formuler ce genre de faits ? » –énoncé que l’ensemble des locuteurs de lalangue reconnaissent comme valide.

La possibilité de se mettre d’accord intro-duit simultanément un autre phénomène : lapersonne la plus compétente dans cette dis-cussion n’est évidemment pas le thérapeute, leplus souvent ignorant dans la langue, pas lemédiateur non plus qui peut ne pas immédia-tement saisir l’usage que le patient ou safamille font de la langue – non ! Du coup,l’expert est le patient lui-même. L’introduc-tion de la traduction inverse donc les phéno-mènes d’expertise.

Alors que les propositions du type de cellesde R. Rechtman, de Fethi Benslama ou deD. Fassin aboutissent au fond à profiter del’état de faiblesse de ceux qui adressent unedemande de soins pour les «délier de la servi-tude dans laquelle les maintiendraient leurstraditions», la position technique de l’ethno-psychiatrie permet à ces personnes de se placer en position d’expert de leur propre

souffrance. Et puisqu’ils semblent passionnésde morale, j’invite mes contradicteurs à réflé-chir sur la valeur morale d’une négociationqui ne peut se dérouler qu’avec des personnesen état de détresse.

• Le changement de paradigme: le passage del’intérêt pour le « langage » à celui pour leslangues ; de l’intérêt pour les « maladies » àcelui pour les dispositifs thérapeutiques

Au fur et à mesure, l’expérience grandis-sante que nous avons acquise dans le manie-ment des traductions nous a progressivementincités à adopter la langue comme modèle decompréhension… nous a surtout conduits àprendre au sérieux cette caractéristique bienconnue des langues d’être des «objets»26 fabri-qués par un groupe – objets qui, ensuite, fabri-quent les individus de ces groupes un à un. Lalangue est typiquement «l’objet» qui ne peutêtre fabriqué que par un groupe. Ce sont leslocuteurs qui produisent la langue tous lesjours – n’importe quel locuteur étant suscep-tible de modifier durablement un mot, uneexpression, une prononciation, une règle desyntaxe à condition que cette modification soitensuite adoptée par le groupe. «Et comme ilest évident que la langue est l’un des systèmesqui contribue le plus fortement à la structura-tion de l’individu, on peut en conclure que legroupe fabrique un objet qui, par la suite,fabrique un à un les individus du groupe27.»

Prenant modèle sur ce que nous avionsconstaté au sujet des langues, nous avonsconsidéré les dispositifs thérapeutiques de lamême façon. Notre proposition a été la sui-vante : les groupes fabriquent des dispositifsthérapeutiques ; et ce sont les dispositifs thé-rapeutiques qui fabriquent, non pas les êtreshumains, bien sûr – et c’est leur différenceavec les langues – mais les patients, c’est-à-dire ce que l’on appelle des «cas»28. La consé-quence pratique est l’obligation de toujoursprendre en considération – non pas une entitéabstraite : « la culture » – mais les systèmes

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29. Voir le développement de ce point de vue dans T. Nathan, «Éléments…», op. cit.

30. Comme le notait avec insistance G. Devereux, le guérisseur est partout doté d’un statut ambivalent : il est à la fois celui qui soigne et celui qui peut ensorceler ;celui qui guérit et celui qui tue. Dans sa longue descriptionde l’ethnopsychiatrie mohave, il insiste sur une singularitéque l’on retrouve, curieusement identique dans la sorcellerie d’Afrique centrale : le fait que si l’on ne parvient à guérir d’un mal, il ne reste plus qu’à découvrir le sorcier à l’origine de la souffrance pour lui demander de défaire lui-même le travail qu’il a accompli.

31. Je prends là, pour exemple, les systèmes religieux,initiatiques et thérapeutiques centrés sur les vaudous,tels qu’on peut les rencontrer dans le Sud du Togo, du Bénin et du Nigeria.

32. I. Stengers proposait dans un article récent de s’interroger ainsi sur les phénomènes de « tolérance» : «Et il ne suffit pas ici de respecter les croyances des autres, il faut essayer de devenir digne de leur respect.Une question à Elisabeth Roudinesco : nous qui nousenorgueillissons si facilement d’être “tolérants”, aspirons-nous à la position d’être à notre tour “tolérés” ?».Voir I. Stenger, «Résister? Un devoir !», Politis, n° 579,1999, pp. 34-35.

33. Je veux dire les fabrique en tant que «cas».

34. Ces propositions ont été présentées et en partiedéveloppées dans T. Nathan, «L’héritage du rebelle…»,op. cit.

35. Voir I. Stengers, Cosmopolitiques, Paris, Les empêcheurs de penser en rond et La Découverte,1997, t. VII.

36. UFR alors dirigée par le regretté Rodolphe Ghiglione,professeur de psychologie sociale, puis par Jean-FrançoisRichard, professeur de psychologie générale.

thérapeutiques, les « choses », qui ontinformé le monde intérieur du patient. Exa-minons les conséquences d’une telle proposi-tion méthodologique.

D’abord, cette proposition est rationnelle ;elle est surtout réellement matérialiste et refusetout compromis avec quelque position mys-tico-philosophante que ce soit. Car dès lors, lapsychologie clinique n’a plus besoin de postu-ler des entités dont l’existence est indémon-trable, telles que « l’appareil psychique »,« l’esprit » ou « le fonctionnement mental » –ce qui, évidemment, satisfait la raison29.

Ensuite, elle a l’avantage d’être parfaite-ment congruente avec ce que l’on sait des sys-tèmes thérapeutiques « traditionnels » quiconsidèrent que ce sont les mêmes «objets»qui rendent malades et qui peuvent soigner30.J’attire l’attention sur les guillemets dontj’encadre le mot « traditionnel ». Ils sont làpour signifier que je ne pense absolument pasque ces techniques soient plus statiques, plushomogènes, plus « pures » – simplementqu’elles se pensent elles-mêmes (à tort ou àraison) héritières d’une tradition – à la diffé-rence des techniques «savantes» qui préten-dent découler (à tort ou à raison) d’une obser-vation « scientifique » de la nature. D’autrepart, cette proposition relative aux dispositifsthérapeutiques, correspond assez bien auxthéories auxquelles les guérisseurs font impli-citement référence – théories que l’on ajusqu’à présent considérées mythiques et/ousymboliques, selon lesquelles, par exemple,les hommes fabriquent les fétiches, les entre-tiennent, leur «donnent à manger», mais s’ennourrissent tout autant31.

Cette proposition permet également de sedébarrasser une fois pour toutes de notionsfloues et passe-partout comme celles de« croyance », ou « d’adhésion » – notions quine peuvent être à l’origine que de comporte-ments de tolérance voire même de condes-cendance32. Il suffit de penser que ce sont les

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objets qui fabriquent les hommes pour com-prendre sans besoin d’aucune hypothèseidéaliste l’intérêt que leur portent patients etthérapeutes.

Elle permet encore de comprendre pour-quoi des sujets provenant de sociétés non-occidentales s’attendent à ce qu’un thérapeuteles « fabrique »33 à partir de leurs propresobjets, mais peuvent accepter un autre type de« fabrication », comme s’ils consentaient à« jouer le jeu », pour s’essayer, en quelquesorte, à une autre existence de patient. Lespatients migrants aimeraient que leur théra-peute s’engage avec eux dans l’analyse, parexemple des agressions sorcières qu’ilsauraient pu subir ; mais lorsqu’ils constatentque ce thérapeute condamne ces pratiques, ilsacceptent alors d’entrer dans la règle du jeuqu’on leur propose ici. Il s’offre à nous dèslors une tout autre perception de ce fait singu-lier qui ne cesse d’étonner les cliniciens : cepaganisme – cette espèce de polythéisme thé-rapeutique spontané – de tous les patients dumonde, qui n’hésitent jamais à enjamber lesprétendues oppositions métaphysiques entre «naturel» et «surnaturel», entre «rationnel»et « irrationnel» et s’engagent successivement,parfois même concurremment, dans unedémarche auprès d’un psychiatre, d’un psy-chothérapeute, mais aussi d’une voyante, d’unguérisseur, d’une église charismatique34.

L’ethnopsychiatrie que nous pratiquons auCentre Georges Devereux, à l’université deParis VIII, essaie de tirer la quintessence deces principes méthodologiques et d’en extrairedes méthodologies de travail clinique avec lespatients. Et s’il fallait réduire cette discussionà une formule, je dirais que l’ethnopsychiatriene consiste pas – n’a jamais consisté – en lapromotion des techniques « traditionnelles »auprès de patients migrants, tout au contraire,l’ethnopsychiatrie est la pratique de la diplo-matie dans l’univers de la psychiatrie ; l’ethno-psychiatrie est une démarche qui propose de

«profiter» de la présence des migrants pourproposer une psychothérapie qui respecte lesprincipes minimaux de la démocratie, etnotamment l’introduction du contradictoireau sein même du dispositif clinique.

Nous n’en avons pas fini avec le colonia-lisme ! Car le problème de la pratique de lapsychothérapie, en temps de mondialisationreste tout de même celui-ci : comment, sansrenier ma tradition de rationalité, faire ensorte que mes pratiques et les concepts qui enrendent compte ne fassent pas insulte35 à ceuxqui ont d’autres racines, d’autres référents,d’autres «objets».

Les enjeux institutionnels de l’ethnopsychiatrie

Le Centre Georges Devereux est né, ilfaut le rappeler, non pas des lubies d’un indi-vidu, mais de la volonté institutionnelled’une Unité de formation et de recherche –l’UFR de psychologie, pratiques cliniques etsociales de l’université de Paris VIII36 – de sedoter d’un centre clinique universitaire à quil’on a soumis, lors de sa création, le 1er jan-vier 1993, un double cahier des charges : êtreun lieu strictement psychologique et per-mettre le développement d’une véritablepolitique de recherche en psychologie cli-nique. De fait, si la plupart des sous-disci-plines de la psychologie disposent de labora-toires de recherche pour « fixer » leursenseignants-chercheurs sur le campus oudans des équipes de recherche organiséesautour de programmes, la psychologie cli-nique voit souvent ses enseignants s’évaderdans une « recherche» en cabinet privé qui, sielle permet une certaine originalité – notam-ment lorsqu’on la compare aux recherchesanglo-saxonnes – a tout de même beaucoupde mal à imposer des hypothèses et des pro-positions scientifiques conformes aux stan-dards habituels. Il faut dire que l’enseignement

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37. Il en existe en vérité un second, mais dans une université « libre» : l’université catholiqued’Angers.

38. Aujourd’hui, il existe à travers la France au moins une dizaine d’autres consultations d’ethnopsychiatrietoutes imaginées sur le même modèle – consultations qui se sont installées soit dans des CHU (Centres hospitalo-universitaires des facultés de médecine),soit dans des structures dépendant du secteur psychiatrique,soit dans des écoles primaires.

39. Familles migrantes, démunies dans leur très grandemajorité.

40. Il est donc scandaleusement injuste de prétendre,comme le fait D. Fassin qu’aucune évaluation des résultatsn’a été faite – cette évaluation est en réalité annuelle et le renouvellement des contrats indispensables à sa survie dépend directement des résultats cliniquesobtenus. Il est rare, en France, qu’une structure d’aidepsychologique soit aussi soumise aux évaluations externes.

de la psychologie clinique s’appuie dans detrès nombreux pays sur de telles structurescliniques, spécifiquement psychologiques(Canada, États-Unis, Hollande, Belgique –de tels centres commencent à apparaîtreaussi en Italie) qui permettent à partir dutroisième cycle, d’organiser des sortesd’internats pour les étudiants en fin de cur-sus. Si de telles structures n’existaient pas enFrance jusqu’à très récemment, c’est sansdoute pour plusieurs raisons : 1) du fait del’opposition des médecins ayant tendance à yvoir une concurrence malvenue ; 2) du fait del’inféodation d’une majorité de départementsde psychologie clinique à des institutions psy-chanalytiques particulièrement opposées àl’enseignement clinique dans les universités ;3) du fait d’une opposition des enseignantsde psychologie clinique, accoutumés à unepratique en cabinet privé et de ce fait peudisposés à consacrer un temps substantiel àla recherche sur le campus – type derecherche pourtant indispensable à la forma-tion concrète et in situ des « thésards ». LeCentre Georges Devereux a donc été le pre-mier et reste encore aujourd’hui le seulcentre universitaire de clinique psycholo-gique au sein d’une UFR ou d’un départe-ment de Psychologie37. Du fait de l’existencede ce centre, cela va de soi, les enseignants-chercheurs, les chercheurs post-doctoraux etles doctorants organisent de véritables pro-grammes de recherche, comme dans toutlaboratoire universitaire. Jusque-là, il semblequ’il n’y ait pas grand-chose à redire sinon àprétendre que la psychologie clinique auraitdû rester, et seulement en France, métaphy-sique absconse.

Et si, malgré les oppositions institution-nelles, un tel centre a pu voir le jour, c’estqu’il a proposé un savoir-faire spécifique, nondisponible à l’époque dans le paysage psycho-thérapique français. Il a été mis en place parune équipe qui avait acquis sa compétencepropre, d’abord dans la consultation d’ethno-

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psychiatrie créée à l’hôpital Avicenne de 1979à 1988, à la Protection maternelle et infantile(PMI) de Seine-Saint-Denis de 1988 à 1992,ensuite.

Une compétence propre

S’il n’a pas été créé d’unités cliniques dansles UFR et les départements de psychologieauparavant, c’est qu’il existe en France plu-sieurs lieux institutionnels de prise en chargepsychologique : les centres médico-psycholo-giques (CMP) qui dépendent des secteurspsychiatriques, les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) qui étaient conçusautrefois comme des interfaces entre la santéet l’éducation et qui ont aujourd’hui ten-dance à laisser place aux CMP dépendantdes intersecteurs de psychiatrie infanto-juvé-nile. Tous ces centres sont des lieux médi-caux – c’est-à-dire placés sous la responsabi-lité d’un médecin-chef et quoiqu’ilss’intéressent aux innovations psychologiques,leur focalisation reste médicale. Créer uncentre d’aide strictement psychologique, uni-versitaire de surcroît, indispensable à la for-mation des thésards et à l’organisation d’unerecherche conséquente en psychologie cli-nique, ne pouvait se faire que si ce centreproposait aux services de santé existants unsurcroit de compétence. C’est pour cette rai-son que le premier centre universitaire depsychologie clinique s’est révélé être uncentre d’ethnopsychiatrie38.

Mais cette position pionnière – tout aumoins en France – du fait de sa singularité,ne recevait (et ne reçoit toujours) aucunesubvention spécifique provenant du minis-tère de l’Éducation nationale pour son fonc-tionnement clinique. C’est pourquoi il a falluinventer un système de financement de cetteactivité. Là encore, nous nous étions fixé desconditions : 1) que les consultations soienttotalement gratuites pour les familles39 ; 2) que ces consultations ne soient pas soumises

à des principes de rendement afin de per-mettre la mise en place des recherches desdoctorants. C’est ainsi que le Centre GeorgesDevereux est parti proposer sa compétencespécifique à des institutions qui avaient às’occuper des patients migrants ou de leursenfants et qui étaient confrontés à des difficul-tés particulières de prise en charge. C’est alorsqu’une collaboration s’est établie avec lescentres de PMI, les services de l’Aide socialeà l’enfance (ASE), les services sociaux des tri-bunaux pour enfants, les services sociaux desmairies proches de l’université, etc. Dépen-dant totalement du paiement par les institu-tions concernées des prises en charge effec-tuées, ce centre est donc une structureparticulièrement «sensible», dont l’existenceest tous les ans remise en cause, impossiblesans renouvellement des contrats et desconventions qu’elle a pu engager. De ce fait,une telle structure est toujours à la merci del’évaluation de ses résultats par les institutionsqui financent son activité clinique40. Parailleurs, comme tout laboratoire universitaire,Le Centre Georges Devereux assure unetriple fonction d’enseignement, de rechercheet de formation. Un fonctionnement de cetype, jamais garanti d’une année sur l’autre, atout de même permis depuis 1993 d’assurerprès de 3000 consultations – je le répète: tota-lement gratuites pour les patients – de délivrerun enseignement clinique in situ aux étudiantsde troisième cycle en psychologie clinique etd’encadrer une trentaine de thèses.

Certes, l’originalité de la démarche, soncaractère pionnier en France, la spécificité duchamp, nous ont conduits à des associationsavec d’autres institutions, à des recherches definancement peut-être inhabituelles dans une«faculté littéraire». En tous cas, s’il s’agit d’unréseau, c’est quelque chose de déjà connudans l’organisation du travail universitaire etqui ressemble assez peu à un assemblée desombres comploteurs voulant prendre le pou-voir sur l’étendue de la planète PSY .

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41. C’est-à-dire en réalité de la chimiothérapie. On lira à ce sujet avec intérêt les travaux de PhilippePignarre : Les deux médecines, Paris, La Découverte, 1994 ;Qu’est-ce qu’un médicament? Un objet étrange, entre science, marché et société, Paris, La Découverte,1997 ; Puissance des psychotropes, pouvoir des patients,Paris, Puf, 1999.

42. Il existe une frange de psychothérapeutes qui ne sont ni médecins ni psychologues, mais pour simplifier la discussion, je n’en parlerai pas ici.

43. Pour ne citer que les plus courantes. Certaines classifications trouvent plusieurs centaines de psychothérapies enseignées en France. La Fédérationfrançaise de psychothérapie a vu le jour en 1995. Elle regroupe différentes écoles de psychothérapie (une cinquantaine d’organismes) représentant de nombreux courants de psychothérapie (humaniste,psycho-corporelle, psychanalytique, comportementale…).Elle est affiliée à l’EAP (association européenne de psychothérapie) qui regroupe 219 organisationsprofessionnelles de 37 pays d’Europe et 70000 membres).En décembre 1999, un nouveau groupe a scissionné pour fonder une association des fédérations françaises de formateurs à la psychothérapie, l’AFFOP.

44. Les grandes scissions au sein du mouvementpsychanalytique français se sont pour la plupart opéréesautour des problèmes de formation. Voir Ornicar?,supplément au n° 7 : La scission de 1953 et un autresupplément au n° 7 : L’excommunication. La communauté psychanalytique en France II, 1977.

45. Là, les familles migrantes sont reçues gratuitement,deux à trois heures durant ; dix professionnels diplôméss’occupent activement des problèmes d’une même famille.Et l’on veut faire passer les psychologues qui s’occupentde ces familles pour des culturalistes, ethnistes – peut-êtremême «néo-racistes». Étrange retournement, seulementcomparable à ceux auxquels procèdent les militants du Front national lorsqu’ils se présentent comme victimesde complots juifs, américains ou impérialistes.

Les enjeux autour de la psychothérapie

Les développements récents de la psychia-trie dite « biologique »41 ont eu tendance àéloigner de plus en plus les psychiatres de lapratique de la psychanalyse et de la psycho-thérapie – techniques auxquelles ils recou-raient plus volontiers durant les deux der-nières décennies. D’autre part, ledéveloppement considérable d’une nouvelleprofession, celle de psychologue clinicien, etles orientations vers la psychothérapie quel’on donne à ce type d’enseignement universi-taire en France, ont fait arriver sur le marchéune masse de professionnels dont l’objectifest précisément la pratique de la psychothéra-pie – en institution ou, de plus en plus, encabinet privé. Si bien que le nombre a nette-ment penché en leur faveur et qu’aujourd’huilorsqu’on rencontre un psychothérapeute, il ya bien plus de chance qu’il soit psychologueclinicien plutôt que psychiatre. Or, la tradi-tion psychanalytique, encore très vivace enFrance, a imposé un mode de formation à lapsychothérapie assez singulier. En règle géné-rale, un psychothérapeute est un profession-nel (médecin ou psychologue dans la majoritédes cas42) qui, après ses études universitaires,s’est engagé dans ce que l’on a coutume denommer un «travail personnel» – c’est-à-direqu’il s’est soumis lui-même, auprès d’unmembre autorisé d’une école de psychothéra-pie, à la technique qu’il souhaitait apprendre.À la suite de quoi, il a en général reçu unenseignement tant théorique que techniqueconcernant cette technique. Le fait est qu’enFrance, toutes les écoles de psychothérapie(écoles de psychanalyse – il en existe aumoins une vingtaine – de psychothérapiehumaniste, de gestalt thérapie, d’hypnose, dethérapie familiale43) sont des institutions pri-vées dont le fonctionnement est rendu parti-culièrement opaque du fait que les forma-teurs sont aussi les thérapeutes (ou lesanciens thérapeutes) de leurs élèves. On

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devine les problèmes de pouvoir et les véri-tables psychodrames que peut engendrer unetelle organisation44. Or, à la différence desprofessions de médecin et de psychologue, laprofession de psychothérapeute n’est pas pro-tégée – si bien que quiconque pourrait enprincipe s’improviser psychothérapeute – piremême : n’importe quel groupement pourraits’auto-proclamer organisme de formation à lapsychothérapie. On sait qu’à l’heure actuellel’une des accroches les plus courantes propo-sées par les mouvements de type sectaire estprécisément la proposition de psychothéra-pie. Nous nous trouvons donc dans une situa-tion où il semble devenu nécessaire, à plus oumoins brève échéance, de légaliser la profes-sion de psychothérapeute – d’autant que plu-sieurs pays européens l’ont déjà fait(Autriche, Italie) ou sont en train de le faire.Chaque école de psychothérapie prétendnaturellement que les autorités devront vali-der son enseignement. Les universités, et plusparticulièrement les UFR et les départementsde psychologie, en tant que plus grand pour-voyeur de psychothérapeutes, auront entoute logique leur mot à dire sur les choix queferont les autorités. Je suis de ceux qui pen-sent que l’Université offre, dans la formationà la psychothérapie, des garanties que ne pré-sentent pas les écoles privées : elle peut sur-tout permettre que les futurs psychothéra-peutes apprennent durant leur formationplusieurs techniques de psychothérapie etqu’ils ne restent pas comme c’est si souvent lecas aujourd’hui, des adeptes inconditionnels,des dévots définitivement fascinés par la tech-nique dans laquelle ils ont été initiés. Il estévident que Le Centre Georges Devereux,première unité universitaire en France de cli-nique psychologique, a d’ores et déjà acquisune habitude et une certaine compétencedans la transmission – au sein même de l’Uni-versité et selon les règles habituelles danscette institution – des savoir-faire de typepsychothérapique.

Ces enjeux institutionnels, tant autour del’enseignement clinique de la psychologie quede l’enseignement de la psychothérapie ausein de l’Université a bien évidemment foca-lisé l’attention, mais aussi, on l’imagine, les jalousies et les rancœurs à l’encontre del’ethnopsychiatrie.

Les enjeux politiques de l’ethnopsychiatrie

Une séance d’ethnopsychiatrie se déroulede la manière suivante: autour d’une famille,conduite au Centre Georges Devereux parl’un de ses référents institutionnels (assistantesociale, psychologue, médecin), se réunissentune dizaine de professionnels (en général psy-chologues cliniciens, mais aussi, en moinsgrand nombre, médecins, psychiatres, anthro-pologues, linguistes). Parmi ces profession-nels, au moins l’un d’entre eux parle la languematernelle de la famille et connaît, pour lesavoir plus particulièrement étudiées, les habi-tudes thérapeutiques ayant cours dans l’envi-ronnement habituel de la famille. Les autres,souvent spécialistes d’autres régions, sont toutde même sensibilisés à l’importance des tradi-tions thérapeutiques locales. Le référent qui aconduit la famille parle d’abord, explique cequ’il attend de cette consultation, expose cequi, à son sens, constitue les difficultés, lessouffrances – bref, la problématique de lafamille. Particulièrement intéressés par lesphénomènes de traduction, nous favorisonsl’expression dans la langue maternelle. Lamultitude d’intervenants permet l’expressiond’une multiplicité d’interprétations dudésordre. Une séance d’ethnopsychiatrie peutdurer trois heures ou même davantage; il estrare qu’elle dure moins de deux heures45.

Les conséquences cliniques d’un tel dispo-sitif sont de briser la répartition habituelle desexpertises qui sont en règle générale : aupatient la connaissance du développement

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46. Ces propositions sont présentées et développées dans T. Nathan, «L’héritage du rebelle…», op. cit.

47. Puisqu’aussi bien, le principal reproche adressé aux énoncés « scientifiques» des thérapeutes est, comme le disait Karl Popper, leur caractère «non réfutable».

48. Ce cas a fait l’objet d’un compte rendu détaillé dans Marie Rose Moro, T. Nathan, «Ethnopsychiatrie de l’enfant» in Serge Lebovici, Rene Diatkine, Michel Soulé (éd.) Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. (nouv. éd. en 4 vol.). Paris, Puf, 1995, pp. 423-446.

49. Cette recherche, non publiée, a tout de mêmedébouché sur un remarquable mémoire de DEA: Jean Luc Swertwaeger, «Que sont devenues les personnesréassignées? Approche ethnopsychiatrique de la transsexualité», mémoire de DEA de psychologieclinique et de psychopathologie, Paris VIII, 1998.

50. Voir N. Zajde, Enfants de survivant, Paris, Odile Jacob, 1993 ; «Un mort non disloqué. Analyse ethnopsychiatrique des processus de deuil chez la fille d’un disparu en camp d’extermination», in T. Nathan et al., Rituels de deuil, travail de deuil,Grenoble, La Pensée sauvage, 1995, pp.103-126 ; Trauma and identity : new perspectives Relevance of an ethnopsychiatric approach to the second generation,www. ethnospychiatrie. net, 1999 ; N. Zajde et Catherine Grandsard, «Kaddish. Rituel de deuil dans un groupe de parole d’enfants de survivants de la Shoah», Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie,n° 31, 1996, pp. 119-138.

singulier de son mal, au thérapeute celle de lamaladie et des traitements. Dans une séanced’ethnopsychiatrie, nous voyons se multiplierles statuts d’experts – expert clinique, certes,mais aussi expert de la langue, expert des cou-tumes, expert des systèmes thérapeutiqueslocaux de la région du patient, expert des sys-tèmes thérapeutiques d’autres régions, expertde la souffrance singulière. Voyant sedéployer une multitude d’interprétations deleur mal, ce sont les patients qui développe-ront tel ou tel aspect en rebondissant sur l’uneou l’autre des propositions. De plus, nouscherchons à démonter (à déconstruire) avec lepatient les théories qui ont toujours été à l’ori-gine des propositions thérapeutiques qui luiont été proposées par le passé. Exemples : « leguérisseur a sans doute pensé qu’une femmevous avait ensorcelé ; c’est pourquoi il vous adonné cette poudre à absorber dans votre cafétous les matins» ; « lorsque le psychiatre vousa demandé d’aller au cinéma avec votre fils, ila sans doute pensé que votre fils était tropcollé à sa mère»…

On l’aura compris, l’ethnopsychiatrie seveut constructiviste, tant dans sa théorie quedans sa pratique. Lorsque nous parvenons àorganiser la séance selon nos principes detravail, le patient perd d’un coup, et réelle-ment, sa position d’objet, d’être sans consis-tance qu’il faut traverser jusqu’à apercevoirles éléments qui nous intéressent en lui. Plusquestion de lui attribuer une nature par undiagnostic puis «d’interpréter» son fonction-nement à partir d’une théorie. Il est de faitpartenaire obligé, indispensable alter egod’une recherche entreprise en commun.L’ethnopsychiatrie a pris l’habitude derepenser avec le patient tant sa souffrancesingulière – ce que font habituellement, cha-cune à sa manière, les thérapies par la parole– que les théories qui ont contenu cette souf-france, qui l’ont, d’après nous, construite,élaborée. Généraliser la logique de l’ethno-psychiatrie à tout patient, quelle que soit son

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origine, amènerait à ne jamais hésiter à lepenser «construit» comme «cas»; à postuler,surtout, que cette fabrication le concerne etl’intéresse – en un mot : que le patient estl’interlocuteur privilégié de ce que la théoriedu clinicien pense de lui.46

Nous pensons surtout que cette façon depratiquer est non seulement plus efficace – etpar ailleurs plus conforme aux principesdémocratiques – mais surtout qu’elle trans-forme le patient en être potentiellement récal-citrant, permettant peut-être de donner nais-sance à ceux qui pourront réfuter les discoursdes thérapeutes47.

Cette manière de travailler, que nous avonsprogressivement mise en place dans notre travail avec les familles migrantes, a trouvéaujourd’hui, au sein du laboratoire, des prolongements nouveaux. On s’est progressi-vement habitué à penser qu’il est déontologi-quement préférable – mais aussi technique-ment plus productif – de considérer lespatients en tant que membres d’un collectif.Encore une fois, il ne s’agit pas de leur nierleur statut de sujet singulier, mais deconstruire avec eux un espace limité, celui desconsultations, dans lequel nous les pensonsainsi. S’ils sont membres d’un groupe, ildevient dès lors possible de faire apparaîtredes représentants de ce groupe qui devien-dront du coup les interlocuteurs des théra-peutes. Cela, nous l’avons appris avec lespatients migrants qui opposent à un momentou à un autre notre façon de faire avec lacompétence de leur guérisseur – qu’il soit parailleurs bien réel ou seulement potentiel.

Exemple: après avoir soigné avec succès unenfant zaïrois de 8 ans qui prétendait lui-mêmeêtre un «sorcier cannibale»48, ses parents nousont accusés ainsi : « pour l’instant, vous avezpermis qu’il ne parle plus de sorcellerie. Maisnous, nous sommes encore plus inquietsqu’avant. Peut-être votre travail lui a-t-il permis de dissimuler ses activités sorcières.

Serez-vous encore là lorsqu’à 18 ans, il se met-tra à nous ensorceler sans que l’on s’en rendemême compte. Chez nous, le guérisseur luiaurait définitivement fait vomir sa sorcelle-rie… » Les parents nous comparaient, parconséquent, aux praticiens auxquels ilsauraient sans doute soumis les difficultés del’enfant s’ils étaient restés au Zaïre. Plusmême, ils évaluaient les conséquences poureux, à plus ou moins long terme, de leur inclu-sion dans les réseaux thérapeutiques français.Cette possibilité de comparer, d’évaluer, dechoisir, offerte ainsi aux patients migrantsprovient du fait qu’étant membres d’un collec-tif perceptible (la communauté zaïroise enFrance), ils en connaissent les représentantspour ainsi dire «naturels» (leurs guérisseurs).

Nous nous sommes alors posé la questionde la manière de construire de tels collectifsavec les patients non migrants. L’occasionnous en a été donnée lors de la prise en charged’un certain nombre de patients transsexuels.Le collectif est ici manifeste : les transsexuelsont constitué des associations, s’informent lesuns les autres de ce qu’il convient de dire aupsychiatre ou à l’endocrinologue pour obtenirl’autorisation de subir l’intervention chirurgi-cale qu’ils imaginent salvatrice. Nous nousretrouvons dès lors dans une position sem-blable à celle que nous rencontrons avec despatients migrants, ayant en quelque sorte pro-duit un contre-pouvoir venant interroger lespropositions des thérapeutes49. Dans le mêmeordre d’idées, Nathalie Zajde a mis en placedepuis 1990 un groupe de parole d’enfants desurvivants de la Shoah, groupe d’une duréeannuelle qui accueille une dizaine de sujetschaque année. Là aussi, les sujets, constituésen collectif, et non pas isolés face à leurs thé-rapeutes, peuvent recourir à d’autres réfé-rences, invoquer d’autres représentants50.Une recherche récente a constitué desgroupes de parole semblables destinés auxpatients souffrant de troubles du comporte-ment alimentaire (obésité, boulimie). Nous

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51. J’emprunte cette idée de «parlement des choses»à Bruno Latour.

52. Je la rappelle pour mémoire : «C’est une des vertus de l’analyse en termes de réseaux socio-techniques que d’attirer l’attention de l’observateur sur tout ce qui semble extérieur à la science et sans laquelle elle n’existerait pourtant pas»Michel Callon, Introduction, La science et ses réseaux,La Découverte, Paris, 1989, p. 24.

53. B. Latour, si injustement critiqué dans la dernièrepartie du texte de D. Fassin, s’est au moins rendu toutes les semaines durant plus de six mois au Centre Georges Devereux. Il a assisté aux séancescliniques, aux séminaires, a lu les textes et les thèsesproduites dans ce laboratoire – « il a fait du terrain»,comme on dit – avant de produire son petit livre : Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches,Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1996.

54. D. Fassin, «L’ethnopsychiatrie et ses réseaux…», op. cit., pp. 148-149.

55. Et de tous ceux qui l’ont précédé dans cette voie :F. Benslama commence l’article du Monde,«L’illusion…», op. cit., par la phrase : «Jusqu’à quel pointacceptera-t-on que le langage spectaculaire s’empare de la souffrance des gens […]?»

56. D. Fassin, «L’ethnopsychiatrie et ses réseaux…», op. cit., p. 168.

57. Ibid., p. 149.

avons également en projet de constituer un telgroupe de parole destiné aux sujets se décla-rant «victimes de psychothérapie».

L’ethnopsychiatrie, riche de son expérienceavec les patients migrants, a progressivementmis au point une autre construction de lascène psychothérapique, plus éloignée duconfessionnal catholique et tendant de plus enplus à ressembler à un parlement – mais unparlement où les intérêts des hommes neseraient pas seuls représentés ; un parlementdans lequel on défendrait aussi les intérêts des«choses»51 ; également les intérêts des dieux.Il me semble par conséquent que l’ethnopsy-chiatrie qui se pratique au Centre GeorgesDevereux n’a pas seulement des ambitionsscientifiques, elle a aussi la prétention de pro-poser un espace psychothérapique contradic-toire, pluri-référencé. De ce point de vue, elleconstitue également une expérience politique.Qu’elle ait réussi ou non à réaliser cette ambi-tion est certainement une vraie question et jene peux que regretter que des chercheurscomme D. Fassin ne sachent pas respecter suf-fisamment la réalité pour prendre le risque devenir observer ce qui s’y construit.

Les fantasmes de D. Fassin

Complot?

Je voudrais dire d’abord que je partagetotalement les idées sous-entendues dans laphrase de Michel Callon citée en exergue dutexte de D. Fassin52 : la science n’est pas cequ’une vulgarisation idéologique voudraitprésenter d’elle – des idées enfin prouvéesqui auraient à lutter contre des croyancespopulaires, la plupart du temps inefficaces,souvent nocives de surcroît – elle est bienavant tout une pratique structurée enréseaux. Mais je ne sache pas que M. Callonou n’importe quel autre sociologue dessciences accepterait de cautionner une ana-lyse comme celle de D. Fassin qui prétend

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décrire les « réseaux de l’ethnopsychiatrie »,sans jamais avoir rencontré une seule foisses acteurs, sans avoir mis les pieds auCentre Georges Devereux53, sans avoirobtenu le corpus ou même le récit d’uneseule séance clinique, sans avoir participéaux séminaires, aux débats, aux congrès,dont je conviens qu’ils sont l’une des scènes– mais certainement pas la seule – de la pra-tique scientifique.

«C’est précisément en tant qu’elle est unepièce à succès que la scène rituelle qui se joueau Centre Georges Devereux […] nous inté-resse. C’est parce qu’elle devient, pour desagents désemparés des domaines sanitaire,social et judiciaire, une réponse universelle(sic) aux souffrances des immigrés et auxdésordres des banlieues que la psychothérapiede T. Nathan nous concerne54.»

C’est donc le succès de l’entreprise – dumoins aux yeux de D. Fassin55 – qui pourraitpeut-être expliquer les entorses aux règleshabituelles de l’analyse.

«Au point qu’il ne vaudrait probablementpas une heure de peine, si ce n’était, on l’a dit,le succès public de son œuvre tant écritequ’institutionnelle56.»

écrit-il à la fin de son texte.

«Plus que l’œuvre écrite, c’est le fait socialqu’il s’agit de comprendre […]57»

Me voilà donc promu au rang de fait social– et seulement de fait social, puisque lecontenu « ne vaut pas même une heure depeine». Que D. Fassin pense que mon travailne vaut pas tripette, soit ! – mais cela justifie-t-il pour autant de manquer à la plus élémen-taire règle méthodologique qui consiste,quelle que soit la nature de l’objet observé,quelle que soit la formation du chercheur, àse donner les moyens d’appréhender les faits,à se rendre sur le terrain, à fréquenter lemilieu, à recueillir avant tout le témoignagedes acteurs ?

Je suis sans doute injuste. Peut-être letexte de D. Fassin n’est-il, après tout, qu’unelongue analyse de mon livre L’influence quiguérit, ce qui excuserait en partie sa totaleméconnaissance des réalités qu’il prétenddécrire. Le compte rendu est par ailleurs ungenre assez hétéroclite où l’on peut rencon-trer toutes sortes de styles, y compris desenvolées solipsistes ou de longues litaniesfaites de rancœurs auto-alimentées. Maisqu’est ce qu’une analyse d’ouvrage qui nementionne même pas le thème principal dulivre qui, je le rappelle, est le suivant :

En quoi la psychothérapie de patientsmigrants contraint la psychothérapie et la psy-chopathologie en général à modifier leurs théo-ries et leurs pratiques?

Cette question, très largement débattuedans mon texte, étayée sur le plan théoriquepar des observations de terrain et des ana-lyses de concepts, illustrée de plus d’unequinzaine de cas cliniques, n’apparaît nullepart dans le commentaire. Si D. Fassin penseque cette question n’a pas de sens, encorefaudrait-il le démontrer car ce qui seraitétonnant c’est que de nouvelles situations cli-niques, engendrées par l’arrivée massived’immigrants et de leurs familles originairesdes anciennes colonies françaises, n’aient pasproduit de nouvelles pratiques et encore plusétonnant que les problèmes cliniques n’aientpas produit de révisions, au moins partielles,des façons de faire des praticiens. De cela,qui est le cœur même de l’ouvrage, des pro-positions théoriques et techniques que jedéveloppe, il n’est nulle part question dans letexte de D. Fassin.

Alors, puisqu’il se soucie si peu des réalitéstant cliniques que textuelles, peut-être serait-ilplus adapté de parler des fantasmes de D. Fas-sin qui me décrit comme un manipulateur sansscrupule, jouant des idées de l’extrême droitedans le but d’étendre mon pouvoir (quel pou-voir?) ou peut-être de m’emparer du pouvoir

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58. Le Centre Georges Devereux, Centre universitaire d’aide psychologique, se trouve sur le campus de l’université de Paris VIII, à Saint-Denis.

59. Je pense en particulier au fameux livre de Jean-Loup Amselle et Elikia M’bokolo, Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique,Paris, La Découverte (nouv. éd.), 1999, qui développel’idée assez convaincante que l’ethnie est une fabricationcoloniale et que les sujets africains se réapproprieraientdans un second temps des catégories produites par la pensée raciste du XIXe siècle. Outre que cette explication vaudrait surtout pour l’ancien «Soudan français», il n’en demeure pasmoins que nous autres, cliniciens, avons affaire, ici et maintenant, à des énoncés profondément investis par les sujets et qui ne se laissent en rien réduire par une explication historique. Voir aussi Jean Bazin et Emmanuel Terray, Guerres de lignages et guerres d’États en Afrique, Paris, Éd. des Archivescontemporaines, 1982 ; J.-L. Amselle,Vers un multiculturalisme français. L’empire de la coutume,Paris, Aubier, 1996.

60. Je sais qu’il n’est pas habituel de se citer soi-même,mais je tenais à ce que l’on juge à partir de ce que j’ai vraiment écrit et non pas en se basant sur des rumeurs… Je me suis également longuementexpliqué sur cette décision de considérer avec sérieux la «culture» qu’exhibent les patients migrants dans T. Nathan, «Éléments…», op. cit.

(en psychologie ? Dans toutes les scienceshumaines? M’attribue-t-il le dessein d’entre-prendre une carrière politique?). Si c’est biensa pensée, on pourrait comprendre que «la finjustifiant les moyens», il produise à la fois unmauvais compte rendu d’ouvrage et une mau-vaise analyse sociologique – puisqu’il ne s’agi-rait alors ni de l’un ni de l’autre, mais de ladénonciation d’un complot ourdi dans l’antredionysienne (la diabolique Paris VIII!) destinéà installer les pseudopodes d’un pouvoir tenta-culaire au cœur des institutions françaises58. Jen’aurai pas la cruauté de lui rappeler la signifi-cation de tels fantasmes, même dans la psycho-pathologie la plus banale – simplement la cor-rection de le prévenir que ce type de«dénonciation» a la vie dure et alimente desviolences de toutes sortes, des années durant.Je pensais que les rumeurs constituaient unobjet d’analyse pour les sociologues, je nesavais pas que certains considéraient qu’il étaitde leur devoir d’en produire.

Appartenance?

Pour D. Fassin, évoquer les différences cul-turelles ou le fait que des sujets migrantsrevendiquent une appartenance culturelle,ethnique, religieuse, c’est user d’une «rhéto-rique pyromane» une «manière de jouer avecle feu sur les sujets les plus sensibles en défen-dant les idées les moins acceptables». Je doisdire que ce type de propositions démontresoit sa totale méconnaissance du terrain, soitl’invasion de son fonctionnement mental parune sorte d’obsession pour le moins suspectedu racisme. Car, même si des chercheurs ori-ginaux ont produit des textes de qualitéremettant en cause la notion d’ethnie enAfrique de l’Ouest59, il n’en reste pas moinsque ces propositions restent théoriques etn’ont de valeur que dans un certain champ derecherche.

Malgré ce qu’il en dit, je pense, tout commelui, que les appartenances « culturelles » ou

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«ethniques» sont «artificielles», construites etpar conséquent d’une certaine manière contin-gentes. Voilà plusieurs années que j’essaiepubliquement de le faire entendre. Dans unarticle du journal Le Monde du 4 janvier 1997,je m’expliquais sur la proposition, tout aussithéorique qui était la mienne:

« J’ai constaté qu’il était plus productif,plus intéressant (au sens fort du mot) de pen-ser les familles migrantes riches de leur cul-ture passée. Je sais, naturellement, l’infiniecomplexité des êtres et j’observe aussi nosmigrants quelquefois furieux contre leurs ori-gines, leurs ancêtres ou leurs dirigeants poli-tiques ; curieux aussi de leurs hôtes, jouantsans cesse de l’idée de se fondre parmi eux.Je les sais aussi parfois terrifiés à l’idée d’êtreles premiers de leur famille à être enterrés enterre d’exil, parfois étrangement coupablesd’une trahison que nul ne leur reproche. Ilest tant de points de vue pour observer unhumain ! Les considérer dépositaires d’unsavoir dont la connaissance nous enrichit,nous, professionnels, est une décision qui apour conséquence de totalement modifiernotre point de vue. De cas sociaux, d’indivi-dus socialement et psychiquement carencésqu’ils étaient a priori, ils nous apparaissentalors comme les indispensables informateursd’un savoir caché. Est-il possible de com-prendre qu’il s’agit d’une qualité de regard etnon d’un énoncé arbitraire sur la nature despersonnes ?»

Et j’ajoutais encore, plus loin:

«Que tout cette attitude constitue un arte-fact, cela va de soi ! Que l’on ne puisse pasdire les migrants solidaires de leur culturecomme le pouce de la main, c’est certain…Mais qu’importe? En matière scientifique, unartefact n’a pas vocation de décrire la réalitémais de la produire. Et en matière de psycho-thérapie – cela aussi, je suis loin d’être le seulà l’avoir constaté – par une curieuse alchimie,lorsque la situation produit de la pensée, le

patient va mieux et lorsqu’elle ne fait queconfirmer des dogmes, il ne se passe pasgrand-chose…»60.

Il ne s’agit donc en aucune manière de« réduire le sujet à sa culture » ou bien de«l’enfermer dans sa culture» – j’invite le lec-teur à réfléchir au sens réel de ces accusations.Est-ce seulement possible d’enfermer un sujetdans sa culture? Qui en aurait le pouvoir d’untel enfermement à part une institution poli-tique ? Certainement pas un chercheur,encore moins un clinicien!

Puisque D. Fassin m’accuse de penséesracistes, je l’invite à un petit exercice : réflé-chir – des deux propositions, laquelle est«raciste»?:

– dire «ils pensent avec d’autres objets queles nôtres»

ou bien

– « ils sont comme nous ; le problème estque nous, nous le savons, et eux pas» ?

J’expliciterai donc ici ma véritable position– qui, je ne sais pour quelles raisons obscuresest devenue aliments pour imaginaires inquié-tants :

S’il s’agit de « mieux aider les migrants »,de «mieux les comprendre», l’ethnopsychia-trie, je le concède bien volontiers, n’estd’aucune utilité spécifique – les disciplinesexistantes suffisent bien à la tâche. Décrirefinement le type de pathologies présentéespar les migrants est un travail de psychiatreou de psychopathologiste ; s’il arrive à l’eth-nopsychiatrie d’y contribuer, sitôt qu’elle estparvenue à des propositions, la spécificité deson discours devient caduque. Décrire correc-tement les dispositifs thérapeutiques tradi-tionnels, jusqu’à parvenir à l’explication de leurnécessité, est un travail d’anthropologue.Même s’il lui arrive de s’intéresser à ceschamps, l’ethnopsychiatrie ne présente un inté-rêt spécifique que si elle parvient à dépasser

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61. En cela, je me place dans la stricte continuité de G. Devereux qui écrivait : «En tant que scienceinterdisciplinaire, l’ethnopsychiatrie se doit de considérerconjointement les concepts clefs et les problèmes de basede l’ethnologie et de la psychiatrie. Elle ne saurait se contenter d’emprunter les techniques d’exploration et d’explication de l’une et l’autre de ces sciences. Il y a, en effet, une différence méthodologique fondamentaleentre l’emprunt pur et simple des techniques et la fécondation réciproque des concepts. Les sciencesvéritablement interdisciplinaires sont les produits d’une fécondation réciproque des concepts clefs qui sous-tendent chacune des sciences constitutives.»Voir G. Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale,Paris, Gallimard, 1970, pp. 3-4.

ces données immédiates pour questionner lesconcepts fondamentaux de la psychiatrie etde l’anthropologie. L’ethnopsychiatrie reven-dique par conséquent le statut de discipline àla fois parasite (de la psychiatrie et del’anthropologie) et de discipline tierce. Pourles deux disciplines-mères, elle a vocation àconstituer un réservoir d’innovations61.

Sans doute veut-on prétendre que l’ethno-psychiatrie que je pratique aurait renoncé àla recherche d’un universel humain. C’estsituer le débat, de manière faussement naïve,là où il n’a pas lieu. C’est en faisant comme sile travail nécessaire pour remonter du singu-lier au spécifique et du spécifique à l’univer-sel avait été accompli une fois pour toutes,qu’on « substantialise la culture», une culture– la nôtre. L’universalité de l’homme est uneévidence, une donnée immédiate qui« n’appartient à personne » ; qui n’a pas plusde sens pour le psychanalyste, l’anthropo-logue ou le praticien de l’ethnopsychiatrie.C’est la façon d’inscrire cette universalitédans un dispositif concret qui définit pourchaque pratique ses risques propres. Pour sapart, l’ethnopsychiatrie a défini ses risquesainsi : c’est la présence des immigrés au seindes dispositifs de soins qui peut nous rensei-gner sur nous-mêmes et sur nos façons desoigner. Une telle position rompt définitive-ment tant avec l’universalisme qu’avec lerelativisme. En d’autres termes, si l’hommeest partout le même, à tel point que l’on peuts’abstenir de rechercher la confirmation decet énoncé dans les conclusions de chaquerecherche de terrain, en revanche les objetsque les groupes d’hommes fabriquent sontdifférents. La différence qui vaut la peined’être étudiée se trouve dans les objets, dansles « choses », évidemment pas dans leshumains. Il importe également de retenir quelorsque je parle de «choses», il s’agit d’objetsfabriqués par des collectifs et non par desindividus, même en groupes. Exemples de« choses », telles que je les entends : les

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langues, les systèmes de soins, les techniquesde divination ou de fabrication de fétiches…Cette conception a le mérite de lever touteune série de contradictions et permet, deplus, de proposer des dispositifs techniquesoriginaux et souvent efficaces. L’ethnopsy-chiatrie s’intéresse à ces « objets », à ces«choses » et non pas à « l’être ethnique» quine relève pas de son domaine.

Elle ne peut cependant oublier de remar-quer que les sujets dont parlent les anthropo-logues, sujets qu’il lui arrive pour sa part derencontrer dans un tout autre contexte –notamment celui de la demande de soins –semblent se penser, quant à eux, «êtres eth-niques», malgré ce qu’en disent ceux qui lesdécrivent dans le cadre de l’anthropologie.Que les Bambaras aient historiquement tortde se penser membre d’une «ethnie bambara»,c’est possible ; c’est même probable. Maiss’ils n’ont pas raison, ils ont des raisons de sepenser ainsi. Les patients migrants nousdémontrent tous les jours qu’ils acceptent demanipuler nos propres objets mais rejettentla condition que nous leur posons de jeter lesleurs à la poubelle. Je pourrais tomberd’accord avec D. Fassin s’il s’agissait de direque « se penser bambara» est une expressionqui n’a aucun sens, non pas parce que «bam-bara » est une construction historiquementdatable (puisqu’en cela, elle est semblable àtoute revendication d’appartenance), maisparce que ce que l’on vise, ce n’est pas trou-ver «ce qu’on (se) pense» mais «ce qui per-met qu’on (se) pense quelque chose». Avecla méthode clinique qu’a développée l’ethno-psychiatrie, l’important n’est plus de distin-guer le vrai du faux d’une pensée mais ce quecette pensée mobilise. Du coup, le «psy» nepeut être le « représentant » de ses patientsparce qu’il a quitté la place de celui qui dit àleur place la chose qu’ils (se) pensent. Je neme sens pas autorisé à « modifier » lesmigrants, à les inciter à adopter des modes deperception et d’action, moins « irrationnels»,

plus «vrais», je ne me sens en aucune manièreleur représentant. Je prétends en revancheque nous devons prendre acte que leur pré-sence parmi nous contraint la psychopatholo-gie à se modifier, à inventer de nouveaux dis-positifs. C’est ainsi que j’entends, pour mapart, la pratique de l’ethnopsychiatrie.

En d’autres mots, si l’ethnopsychiatrie nese veut pas psychiatrie spécifique pourmigrants, elle tend tous ses efforts à fabri-quer un lieu d’où les migrants peuvent émer-ger sujets, acteurs, riches d’une expériencespécifique qui intéresse et questionne lesprofessionnels. L’ethnopsychiatrie ne défendpas les migrants – comme, par exemple lescollectifs pour les sans-papiers ont pu récem-ment le faire. Elle leur propose tout autrechose : d’être ses complices dans une sorted’aventure intellectuelle, un pari : celui deconstruire une paix avec la société qui lesaccueille – mais une «paix des braves». Elleleur propose de se présenter à cette négocia-tion pour la paix en disposant d’argumentsqui leur seraient propres et non pas démunisde tout et en position de quémandeur. Elledispose pour ce faire d’un dispositif cliniqueet de quelques rudiments de méthode.

Je sais bien qu’il n’y a aucune raison pourqu’un scientifique soit plus vertueux quen’importe qui, moins dominé par ses passionsenvieuses ou jalouses, ses ambitions et sesdésirs de voir disparaître ses concurrents.Mais on attend au moins de lui la reconnais-sance des faits. Au-delà des polémiques, lefait reste tout de même le suivant : en problé-matisant la compréhension des difficultéspsychiques rencontrées par les migrants,l’ethnopsychiatrie a effectivement contribuéà faire de la psychothérapie un problèmesocial et à convaincre du principe que ce pro-blème concerne les acteurs de la vie sociale –et en premier lieu les usagers.

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