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    Travaux du Laboratoire de Rythmo-pdagogie de Paris=============================================================

    Marcel JOUSSE

    Professeur dAnthropologie linguistique lEcole dAnthropologieDirecteur du Laboratoire de Rythmo-pdagogie de Paris

    Mimisme humainet Psychologie de la Lecture

    PARISLIBRAIRIE ORIENTALISTE PAUL GEUTHNER

    12, Rue Vavin (VI)

    1935

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    Mimisme humainet Psychologie de la Lecture

    __________

    Introduction

    Les pages qui suivent voudraient tre comme la prface dune large

    tude psychologique, consacre un trs captivant sujet. Ds le dbut de

    mes recherches anthropologiques, chaque tournant dide, il sest prsent

    devant moi. Certains auteurs lont dj effleur, mais seulement effleur. Il

    sagit de ce quon nommerait assez bien : la Psychologie de la lecture.

    En de prcdents travaux, jai tudi la manire dont nous prenions

    un premier contact avec les choses et comment nous rejouions

    spontanment ces choses, ainsi quun souple et modelant miroir. Jai

    analys cette vitale rverbration plastique du monde en toutes nos fibres.

    Mais, au cours de mes observations, jai t bien oblig de constater

    que la vieille pdagogie livresque nous avait, malgr nous, arrachs la

    contemplation du monde. Et cela, ds notre plus tendre enfance. Nous

    avons t placs, tout de suite, en face de pages imprimes, linairement

    semes de petits caractres algbriques qui ne reprsentent plus - sinon de

    trs loin et dune faon mconnaissable - les objets de lunivers ambiant et

    leurs gestes concrets.

    Cependant, quoiquon ait essay, sans le vouloir nommment, de

    nous enlever ce vivant concrtisme, il sest amass en notre compos

    humain, bon an, mal an, une somme prodigieuse dexpriences que nous

    avons gestuellement rverbres. Aussi, lorsque nous nous trouvons en face

    dune page imprime, algbrisme graphique et concrtisme vivant entrent-

    ils en lutte. De l, selon la prdominance de lun ou lautre antagoniste,

    deux genres de lecture vont tre possibles.

    Nous pouvons lire trs vite, avec cette sorte de course des yeux qui

    ne prend aux caractres imprims que la superficie du sens (et cest presque

    toujours de cette manire-l que nous lisons). Il suffit que nous saisissions

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    le lien des phases de chaque geste propositionnel pour que nous passions au

    suivant. Pendant cette course de lecture, aucune des concrtes

    intussusceptions passes na le temps de rejouer dans son plein. Le sens

    mme, bien des fois, nous chappe. Seul, un vague raccord seffectue toutesles deux ou trois phrases. Cest la suite des propositions qui a un sens,

    beaucoup plus que chaque proposition en particulier. Tel paragraphe ne

    nous frappe que lorsque nous avons lu le paragraphe suivant.

    Il est, heureusement, une autre faon de lire. Cest celle-l que je

    voudrais esquisser rapidement ici.

    __________

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    ILa Psychologie de la lecture

    et ltymologie

    Cette mthode consiste choisir dabord un ouvrage caractris par

    un style nettement concret. Lauteur de cet ouvrage doit avoir mis dans

    chaque mot toute la plnitude de sens que chaque mot pouvait recevoir.

    Lun de ces stylistes plniers sera, naturellement, Victor Hugo.

    Rarement homme prit plus vivant et plus intime contact avec les choses.

    Rarement expression sadapta, avec autant de justesse smantique, aux

    gestes du rel palpitant et reconquis. Nos organismes de lecteurs nauront

    alors qu se laisser doucement aller au lent rejeu de toutes leursexpriences des choses et tous leurs souvenirs tymologiques.

    Tout ce que nous avons dit, ailleurs, au sujet des racines concrtes

    des langues, trouve ici son application. En effet, il faudrait que nous soyons

    parfaitement clairs sur le sens tymologique des mots que nous lisons.

    Cest pourquoi jai toujours prconis, pour nous qui sommes des grco-

    latins, la ncessit dune culture grco-latine extrmement pousse. Nous

    ne goterons la saveur secrte de nos textes que dans la mesure o nous

    aurons atteint la moelle et le suc de chacun de nos vocables. Certes, nouspourrons peu prs comprendre sans cela. Mais nous ne pntrerons jamais

    jusquau trfonds. Nous ne poserons pas la main sur le coeur palpitant des

    mots.

    Beaucoup de lettrs, et de trs grande valeur, ont dit rcemment :

    Une large culture scientifique, jointe ltude dune ou de plusieurs

    langues vivantes, peut tout de mme, sans le latin et le grec, donner un

    homme une solide formation intellectuelle. Au point de vue de ltendue

    des ides, cest possible. Mais au point de vue de la smantique des mots,au point de vue du mcanisme des mtaphores, au point de vue de la

    stylistique des phrases, je ne crois pas quaucune discipline puisse

    remplacer pour nous, Franais, ltude du grec et du latin.

    Et je vais plus loin. Je trouve quactuellement, base, comme elle

    lest, sur la pure philologie livresque, cette tude est insuffisante pour le but

    que nous nous proposons. Cest pourquoi jai essay de faire entrevoir une

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    mthode plus vivante, appuye sur les lois de lAnthropologie du langage.

    Cette mthode, les ducateurs auront llaborer, lappliquer, ladapter.

    Alors, chaque enfant comprendra que mme ltude de chosesmortes rend plus riche et plus souple lexpression de sa pense vivante. Je

    crois quon peut, ces enfants si curieux de toutes les choses vivantes, de

    tous les gestes vivants, faire sentir que le vocabulaire grec et latin est plus

    proche du geste concret que notre langue franaise. Autrement, on naurait

    pas besoin de remonter plus haut.

    Mais il faut remonter plus haut. Le son de presque tous nos mots

    franais est comme lcho dune voix qui vient du fond des millnaires.

    Cest cette voix que lenfant serait heureux dentendre, dans sa primordialepuret. Il faut la lui faire entendre. Nous lui avons redit que la danse, la

    musique, la posie taient, lorigine, une vivante et complexe unit.

    Pourquoi ne pas lui faire sentir cela ?

    Analysons chacune des phrases. Montrons-lui que les mots,

    typographiquement desschs sur la page imprime, ont une vie interne et

    intense. Prouvons-lui, par un exemple bien choisi, que tel mot,

    apparemment coagul en un seul bloc graphique, attend notre vivante

    analyse pour jouer dans toutes ses phases tymologiques composantes.

    Nous aurons beau rdiger des grammaires plus mticuleuses et plus

    techniques. Nous pourrons enseigner comment on arrive traduire, avec

    moins de contresens, certains textes coups de dictionnaire. Toute cette

    science livresque, sans contact avec la vie, se perdra trs rapidement.

    Quels sont ceux qui, leurs tudes classiques termines, reprennent

    Homre et Virgile dans le texte, pour les approfondir stylistiquement ? Or,

    je crois que la ncessit - une fois sentie - de mieux comprendre notrepropre langue, nous obligerait retourner aux sources grco-latines, aux

    mots originels, aux racines indo-europennes toujours concrtes et, par

    suite, aux gestes mimiques sous-jacents, identiques aux ntres. Les gestes

    millnaires et momifis reprendraient vie et viendraient sinsrer en nos

    propres gestes. La Vie retrouverait la Vie et lapprofondirait. Lternelle

    jeunesse des Auteurs classiques ne serait plus une vaine et vide formule.

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    Voil limmense problme psychologique que nous avons rsoudre

    vitalement quand nous nous trouvons en face dun texte. Quelle est lantique

    rsonance des mots qui composent ce texte ? Quel va tre le sens vivant

    que nous allons pouvoir faire sourdre de chacun de ces mots, suivant notrepropre exprience et notre propre culture linguistique ?

    Redisons-le, en effet, : les mots nont pas et ne peuvent pas avoir

    absolument le mme sens pour chacun dentre nous. Bon gr, mal gr, nous

    apportons chacun notre acquis. De l, prcisment, la ncessit dune riche

    exprience concrte, la ncessit dune haute culture secondaire et

    suprieure.

    Tchons maintenant de surprendre, en pleine activit, ces multipleset souples mcanismes. Sous lanalyse tymologique, une subtile fracheur

    se glisse et concrtise les racines algbrises. Sur ces racines indo-

    europennes concrtement saisies, va se rpandre, comme une rose

    vivifiante, toute notre exprience des choses.

    Le texte prend alors une double vie : une vie tymologique, jaillie de

    ltude des langues quon appelle mortes et qui redeviennent ainsi

    profondment vivantes ; une vie personnelle, due notre exprience propre.

    Aussitt nous sentons chacune des propositions lues susciter en nous, soitsimultanment, soit clectiquement, un tableau visuel, une mlodie

    auriculaire, un de ces rejeux trs fins que nous avons analyss nagure :

    gestes olfactifs, gustatifs, laryngo-buccaux.

    Un texte est une suite de mimodrames en miniature. La finesse

    microscopique des dtails en est aussi merveilleuse que leur infinie

    multiplicit. A nous de magnifier, par tous nos gestes reviviscents, ces fines

    miniatures veilleuses de vie.

    Cependant, comme les artistes expriments essayant leur rle,

    consentons nesquisser dabord que les traits les plus saillants pour nous.

    Une phrase nous attire-t-elle ? Laissons-nous attirer par elle, absorber par

    elle, modeler par elle.

    Mais, nous dira-t-on, lauteur de cette phrase la jete l

    ngligemment, quasi inconsciemment. Que nous importe ? Ou plutt, Dieu

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    soit lou ! Nous mritons ainsi la grce dintensifier et de prolonger, en

    sympathique achvement , llan vital de lauteur.

    Vivons donc sa phrase, personnellement, avec toute la virginalebeaut quelle cre soudain en nous. Eternisons peut-tre un geste dun

    instant.

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    IILa Psychologie de la Lecture

    et le Cinma

    Cette ternisation magnifiante du geste, en tant que visible et

    audible, le cinma vient den raliser le double miracle. De la typographie

    statique et muette, il a fait surgir un livre, dabord mouvant et color, puis

    sonore et parlant. Nous nattendons plus que la rsurrection des odeurs et

    des saveurs.

    Ces temps derniers, vous avez pu admirer sur lcran le clbre

    roman de Victor Hugo, Les Misrables , rejou avec toute la plnitude de

    la vie, avec toute la richesse du rel. En vrit, il doit y avoir eu, pour lecinaste revivificateur, une joie singulirement haute.

    Lauteur du livre - et au prix de quels efforts - avait russi

    transposer gnialement chaque geste dun tre vivant en caractres

    algbriques. Le cinaste, lui, a retranspos ces caractres algbriques en

    chacun des gestes de ltre vivant.

    Et cet tre ressuscit nest pas une vague silhouette schmatique. Il

    est innombrable et concret comme la vie individuelle. Il nat, il grandit, ilsouffre par tous les gestes de son corps retrouv. Sa personnalit premire

    doit mme tre rincarne dans le cinaste avec une telle intensit quelle

    contraint les spectateurs-auditeurs, devenus des acteurs malgr eux

    rverbrer puissamment le personnage dans toutes leurs fibres modelantes.

    Ce que ralise plein cran le cinaste, en nous donnant ces

    suggestives leons de psychologie de la lecture, nous avons possibilit de le

    faire, nous aussi, quoique plus humblement. Le crayon, entre des doigts

    experts, peut tirer dune seule propostion un dessin richement dtaill, plusou moins comparable, videmment, aux chefs-doeuvre dun Gustave Dor.

    Quelle intressante exprience psychologique nous aurions si chacun

    de nous sessayait concrtiser ainsi, dessin par dessin, chacune des

    propositions dun rcit ou dune description. Combien instructive serait la

    comparaison de plusieurs de ces russites sur un mme texte.

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    On sait que les plus grands stylistes modernes nont pas ignor ni

    mpris la vertu formatrice de pareilles expriences. Rappelons-nous Victor

    Hugo et ses dessins lencre ou laqua-tinta sans jamais aucune trace de

    couleur. Les rayons et les ombres, les blancs et les noirs y sont sinettement dcoups et contrast que Mabilleau, dans une tude critique trs

    neuve, na pu sempcher de les comparer aux procds antithtiques du

    pote.

    Le navire tait noir, mais la voile tait blanche...

    Les dessins dlicats et raffins de M. Paul Valry mriteraient une

    tude du mme genre.

    Mais le but de ces dessinateurs stylistes tait linverse du ntre. Il

    sagissait, pour eux, de modeler plastiquement et de schmatiser leurs gestes

    oculaires afin que se dclanche, aussi prcise que possible, lexpression

    verbale cherche. Pour nous, au contraire, il importe de faire rejouer, en

    face dune schmatique expression verbale, la complexit des gestes

    oculaires que notre exprience a monts.

    La plume et le crayon ne nous font gure raliser que des dgrads

    assez lmentaires. Le pinceau, avec tout son arc-en-ciel de couleurs,pourrait nous obliger reproduire et revivre les nuances les plus fines des

    choses.

    Certains lecteurs ont mme tent dlaborer un rejeu plus riche

    encore.

    De telle ou telle phrase lue, ils ont fait spanouir une sorte de glose

    musicale. Le Mercure de France , dans son numro de novembre 1895,

    en donnait jadis un curieux exemple. Deux vers de Henri de Rgnier sont

    cits :

    Je sais de tristes eaux en qui meurent les soirs :

    Des fleurs que nul ny cueille y tombent une une

    Ces deux vers sont accompagns dun dessin mlancoliquement

    expressif et dune glose musicale inspire par le texte. Il y a l un beau

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    sujet de recherches pour un travailleur qui serait la fois psychologue et

    musicien.

    Assouplis par de tels exercices, maintes fois renouvels, nouspourrons alors laisser rejouer avec prcision et se drouler avec lenteur les

    gestes oculaires et auriculaires de notre cinma sonore intrieur.

    Mais ce cinma sonore intrieur est vivant et il a ralis, lui,

    lharmonieuse synthse des autres gestes reviviscents : gestes olfactifs,

    gustatifs, laryngo-buccaux. Comme devant lcran du cinaste, et mme

    dune manire plus intense, notre corps tout entier subira lemprise

    modelante de chaque vision, intellectuellement affine et esthtiquement

    purifie.

    Peu peu, chaque proposition, riche dun rel multiple, nous

    habituera vibrer aux rythmes les plus subtils, aux mlodies les plus

    dlicates, aux parfums les plus frais, aux saveurs les plus exquises, aux

    articulations les plus douces. Tout notre tre de chair et desprit sera

    inform par plus de vrit, par plus de beaut, par plus de vie.

    On a dit : Timeo hominem unius libri, Je crains lhomme dun seul

    livre. Oserais-je ajouter : Timeo hominem unius propositionis, Je crainslhomme dune seule phrase.

    Laisser svoquer la mystrieuse puissance, infiniment irradiante,

    recle dans les mcanismes complexes dune seule proposition. Prendre

    un beau vers et lprouver jusqu la souffrance. Cest peut-tre la plus

    noble faon de lire !

    Nous ne savons plus lire. Les milliers douvrages, qui dferlent sur

    nous comme des vagues, nous submergent. On est tonn quand on voit lepeu de livres quont lus nos grands classiques. Mais rappelez-vous Racine,

    prenant sur une table le texte original dune tragdie grecque et revivant ce

    texte comme une chose familire. Serions-nous capables de pareille

    matrise ?

    Nous htons fbrilement la lecture de nos livres phmres.

    Quelquefois, nous nen coupons mme pas toutes les pages, parce que nous

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    avons dix volumes lire - en diagonale - le mme jour. Et pourtant il serait

    sage den mditer mme les notes. Lide neuve et suggestive, bien

    souvent, se trouve l. Lauteur n a pas eu la hardiesse de la mettre dans le

    texte.

    Toute une grave question de loyaut scientifique est ici engage.

    Quand des chercheurs ont mis tant dannes laborer leurs penses,

    navons-nous pas llmentaire devoir de les lire attentivement, dessayer de

    les comprendre sympathiquement et de les citer avec courtoisie ?

    Rsignons-nous donc, mais sans lchet, cet crasement par la

    lecture. Notre sicle est martyris par sa propre production intellectuelle.

    Prenons part noblement ce commun martyre. Veuillot voulait se crucifier sa plume. Faisons-nous crucifier par la plume des autres.

    Mais de temps en temps aussi, soyons assez forts pour nous accorder

    la suavit dune lecture apaise. Laissons rver en nous le grand rythme

    calme des choses, aprs avoir impos aux choses notre rythme frmissant.

    Dans ses loisirs dEphse, saint Jean lEvangliste ne se reposait-il pas, en

    jouant avec une nave perdrix, des sublimes haltements de son vol daigle

    en plein ciel ?

    Lire les choses au ralenti. Rejouer amoureusement sur nos fibres

    dtendues toutes les penses fines qui ont t finement conues. Quelle

    haute et savoureuse joie !

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    IIILa Psychologie de la Lecture

    et la Posie pure

    Je suis heureux de pouvoir redire combien ont t salutaires, sur ce

    point, les analyses stylistiques de Henri Bremond. Avant la fameuse

    querelle de la posie pure, on avait coutume de juger et de goter une

    oeuvre littraire surtout dans sa teneur globale.

    En un sens, on avait raison. Sous peine de mortelles mutilations, il

    faut toujours en arriver l. Racine nest plus Racine sil nest que lauteur

    de quatre vers dlicieusement musicaux mais erratiques. Les vrais chefs-doeuvre sont bien des ensembles vivants.

    De ces ensembles vivants, pourtant, le scalpel magique de Bremond

    avait su dtacher, pour y infuser une vie plus fine et plus immatrielle, telle

    ou telle parcelle frmissante. Il y avait quintessenci son rve.

    Rve quasi exclusivement mlodique, dailleurs, Noublions jamais

    le pch originel - ou, si vous prfrez inn - de la psychologie de Bremond.

    Henri Bremond tait un gesticulateur auriculaire. (Excusez ce vilain mottechnique appliqu un aussi dlicat artiste.) Lauteur de la Posie pure

    resta toujours lextatique auteur des deux Musiques de la prose .

    De la musique avant toute chose...

    Avant la signification de la phrase. Et surtout grce au manque de

    signification de la phrase,

    Aboli bibelot dinanit sonore.

    En songeant la sonorit plus pure des coupes de cristal vides, et

    non la divine courbure des lignes, Bremond aurait dit volontiers :

    Les beaux vers sont comme des vases :

    Les plus beaux sont les moins remplis.

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    De l, sa prdilection marque pour les noms propres exotiques, aux

    tintinnabulis harmonieusement vids de leur sens :

    La fille de Minos et de Pasipha...

    Montagnes de Gelbo...

    M. Andr Spire, pareil ses anctres les Rythmeurs dIsral, gote

    un texte sur ses muscles laryngo-buccaux, avec toutes ses papilles gustatives

    appliques en lente caresse contre son palais. Comme le grand Ezchiel,

    son frre dme et de rythme, il articule en face de nous et nous fait

    articuler les savoureuses syllabes palestiniennes :

    Et il me dit : Fils dhomme,

    ce que tu trouves, mange-le;

    Mange le rouleau que voici

    et va, parle la maison dIsral.

    Et jouvris la bouche

    et il me fit manger ce rouleau...

    Et je le mangeai et il fut dans ma bouche

    comme un miel de douceur.

    Henri Bremond aurait transpos ces douces danses de la bouche surson clavier auriculaire. Notre rve croirait entendre - et peut-tre mme en

    anglais - dineffables octosyllabes :

    Musical ami des cigales,

    approche et prte ton oreille.

    Et ce seraient, dans notre oreille, des mlodies inentendues :

    Heard melodies are sweet, but those unheard

    Are sweeter...

    Mlodies inentendues ? Sans doute. Harmoniques ultra-purs des

    impurs sons syllabiques du langage ? Bien sr. Nempche que les sons

    fondamentaux jouent - et il le faut bien - sur les gestes auriculaires, si

    angliss soient-ils. Le type psycho-physiologique de Henri Bremond est

    ainsi nettement dpist, sans nul besoin de test exprimental. Cest, en

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    dfinitive, la seule caresse sonore dune douzaine de syllabes fluides,

    choisies entre des milliers, qui procurait ses organes de Corti lextase

    potique.

    De bonne grce, payons-lui un juste tribut de reconnaissance.

    Pareille hyperesthsie syllabique lui a permis dapporter un lment trs

    neuf la critique littraire et, par surcrot, la Psychologie de la lecture. En

    effet, Henri Bremond, en appliquant ainsi aux parcelles de texte ses

    ractions psycho-physiologiques diffrencies, ne nous donna pas seulement

    un exemple personnel. Il cra une mthode gnrale, applicable toutes les

    autres psycho-physiologies autrement diffrencies.

    Lamartine, comme nous lavons tudi ailleurs, duqua notre oreille,lui aussi, mais pour lui faire percevoir les mille bruits de la nature. Hugo, et

    surtout les Parnassiens, nous ont appris la fixit plastique du geste oculaire

    sur les formes marmorennes et les lignes immuablement parfaites. Chaque

    Parnassien aurait pu inscrire ce vers au frontispice de son oeuvre :

    Je hais le mouvement qui dplace les lignes.

    Baudelaire nous initia aux mystres du geste olfactif et Huysmans

    ceux du geste gustatif. Andr Spire nous fit prouver de nouveau les joiespalestiniennes des danses laryngo-buccales.

    Maintenant que la mthode bremondienne a subtilement affin lun

    de nos outils psycho-physiologiques, pourquoi ne pas nous servir de cette

    mthode pour affiner les autres ? Henri Bremond nous a tenus sous le

    charme, pendant des heures, en nous faisant couter les divins anapestes

    raciniens, aux timbres assourdis comme des velours :

    Vous mourtes aux bords o vous ftes laisse.

    A notre tour, mettons Lamartine, Victor Hugo, Les Parnassiens,

    Baudelaire, Huysmans, Andr Spire sous lhypnose de la posie pure. Nous

    sentirons alors que, l aussi, par leurs psychologiques correspondances,

    Les parfums, les couleurs et les sons se rpondent.

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    Longuement, nous contemplerons en rve, de nos yeux ferms et

    miraculeusement rafrachis,

    Quelque chose de beau, comme un sourire humain

    Sur le profil des Propyles.

    Revivant dans un vers les choses entendues et non plus seulement

    les syllabes ineffablement fluides, chacun de nous pourra dire :

    Jen ai pour tout un jour dun soupir, de hautbois,

    Dun bruit de feuilles remues.

    Bref, sur toutes nos fibres, alternativement actives, nous saurons

    Dun sourire, dun mot, dun soupir, dun regard,

    Faire un travail exquis, plein de crainte et de charme,

    Faire une perle dune larme...

    Avec Henri Bremond comme guide ou plutt comme enchanteur,

    laissons-nous prendre au charme du dtail, nous qui peut-tre avions fini par

    ne plus mme regarder les fresques. Relisons les chefs-doeuvre littraires

    que nous avons lus jadis. Car il faut bien nous lavouer franchement nous-mmes : nous nen avions gure admir que la vaste structure logique.

    Gotons-les prsent, vers par vers, proposition par proposition.

    Avec cette dlicieuse lenteur, nous naurons pas le temps de les relire tous.

    Mais ceux que nous aurons ainsi relus nous apparatront rajeunis. Keats

    nous la promis:

    Une chose de beaut est une joie jamais ;

    Son charme va croissant ....

    Un ensemble de syllabes douces comme le miel la bouche, une

    expression dun relief vocateur et neuf, un beau vers o les rythmes

    dansent avec souplesse, une phrase dont les balancements se plient aux

    mouvements du corps tout entier, voil les lments primordiaux avec

    lesquels le gnie humain a cr ses vrais monuments dternit.

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    Pour notre gnration, initiatrice en psychologie concrte, et tout

    particulirement pour Henri Bremond, ce sera peut-tre la gloire la plus pure

    que davoir infus ces lments, en train de se desscher, une vie

    prodigieuse et inattendue.

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    Conclusion pdagogique

    Ce grand souffle de vie concrte, qui commence rafrachir notreesthtique littraire et notre psychologie stylistique, ne doit pas sy

    renfermer, comme lintrieur dun jardin clos. Il faut quil se fasse sentir

    encore et surtout travers la nouvelle pdagogie et jusque dans

    lenseignement des classiques grco-latins.

    On oblige les enfants rsumer schement tel acte de Racine, telle

    pice de Victor Hugo. Je me souviens de ces fastidieux rsums de chefs-

    doeuvre qui nous laissaient comme un got de cendres aux lvres. Toute la

    chair frmissante du style, nous avions larracher, sans dailleurs ensouponner limpeccable model des lignes.

    Je nose mme pas dire que nous en conservions le squelette. Non.

    Nous nous raccrochions, tout au plus, ces sortes de bouts de fil de fer avec

    lesquels, dans les musums dhistoire naturelle, on agence, les uns sur les

    autres, les os des squelettes.

    Voil ce qui, de tant de gestes vivants, restait entre nos doigts

    denfant et ce que nous en retrouvons, aujourdhui encore, entre nos doigtsdhomme.

    Qui de nous travers la page o nous dchiffrions pniblement les

    mornes graphies dHomre coups de dictionnaire grec et de notes

    grammatico-philologiques, a cru jamais apercevoir, en filigrane, lAurore

    tendant ses longs et fins doigts roses sur le ciel dIonie ?

    Aucun de nos matres ne nous a dailleurs jamais mens en face

    dune de ces aurores, vraiment vivantes et mouvantes. Pourtant, mme dansnotre ciel occidental, elles refont parfois le grand geste des rayons roses,

    lumineusement projets en ventail comme des doigts.

    Peut-tre mme, certains de ces matres navaient jamais pens

    aller regarder une aurore, ce drame grandiose aux cent actes divers et

    dont la scne est lunivers. Ne savaient-ils pas merveilleusement leur

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    grammaire grecque ? Et un texte grec pourrait-il tre autre chose quun

    prtexte rgles de grammaire et verbes irrguliers ?

    Qui de nous galement, au cours dune incohrente traduction desEglogues, sest jamais senti tendu - en pense, juste ciel ! en mimmes

    microscopiquement esquisss - sest jamais senti tendu et chantant au

    milieu des bergers de Virgile ? Ces bergers sont bien un peu factices, sans

    doute, un peu bien cousins-germains des bergers trop littraires de notre

    XVIII sicle.

    Malgr tout, ils ont gard beaucoup de la rustique fracheur de ces bergers

    siciliens et sardes quon entend encore de nos jours improviser en vers

    ambes.

    Comme nous aurions aim un matre qui nous aurait rvl ces

    bergers vivants et improvisateurs, en nous modulant sur les airs originaux

    quelques-unes de leurs phrases oralement rythmes. Les vers trop

    livresques de Virgile, soudain ranims par ce contact avec le rel retrouv,

    auraient peupl et enrichi nos jeunes rves. Mais hlas ! nous restions

    colls lencre du texte.

    Certes, notre mmoire tait verbalement sature de ce vers de

    Virgile. On nous en faisait apprendre beaucoup. On avait raison, bien quonne nous ait jamais appris comment apprendre. Les textes mmoriss dans

    lenfance ne sont-ils pas toujours pour nous les plus familiers ? Nous

    navons aujourdhui qu laisser aller nos lvres et des dizaines de ces vers

    se rcitent deux-mmes.

    Peut-tre aurait-il mieux valu, cependant, nous en faire apprendre un

    peu moins et nous faire goter plus en dtail et plus concrtement ceux

    quon nous avait choisis. Les formulations verbales, mme les plus belles

    en soi, ne sont rien si elles ne nous conduisent pas saisir plus de rel. Seulle rel est formateur.

    Loin de moi la noire intention de mdire de tous ces travailleurs qui

    laborent la grammaire et la philologie graphique. Il y aurait, de ma part,

    indlicatesse et ingratitude. Je leur ai trop emprunt et jaurai encore leur

    emprunter beaucoup. Il ont t nos prdcesseurs et nos initiateurs dans la

    complexe science du langage.

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    Mais ct du grammairien et du philologue qui sarrtent la

    surface du texte, il doit y avoir dsormais le psychologue qui veut, lui,

    pntrer jusquau coeur endormi de ce texte, afin dy rveiller et dy fairebattre la vie.

    Comme le clbre sculpteur, insatisfait de lattitude spectaculaire, il lance

    son outil et crie loeuvre morte : Mais parle donc ! Un texte doit tre une

    chose qui parle, et qui parle avec des lvres de chair.

    Cette vie charnelle et parlante du texte, nos matres de jadis ne nous

    lavaient vraiment pas assez montre. Cest pour cela que, adoptant et

    prolongeant la mthode bremondienne, nous avons repris chacune des

    articulations momifies pour essayer de les faire rejouer.

    Oserai-je lavouer ? Forc dapprofondir, pour les exposer,

    quelques-unes des grandes lois de lexpression vivante, je me suis moi-

    mme surpris goter, avec une fracheur inattendue, certains textes qui

    mavaient jusquici paru doublement morts.

    Cest prcisment en nous analysant nous-mmes, avec mthode et

    acuit, presque avec cruaut, propos de ces textes ; cest en tchant de

    retrouver en nous, cote que cote, tous leurs mcanismes psychologiques,parfois tranges, toujours complexes, que nous entrons vritablement dans

    la pense dun auteur. Et cette pense, creuse fond, est infailliblement

    riche de vie latente. Un auteur na-t-il pas toujours, bon gr, mal gr, rejou

    le rel avec tout son tre ?

    Geste par geste, phase de geste propositionnel par phase de geste

    propositionnel, nous reconstituons ainsi vitalement le livre tout entier, la vie

    tout entire de lauteur. Mais nous la reconstituons par ses lments les plus

    jeunes et les plus frais, comme un adulte se renouvelle et sapprofondit enallant revivre sur place ses souvenirs denfance et rincarner ses doux

    fantmes de jadis.

    A chaque pas quil fait, lenfant derrire lui

    Laisse plusieurs petits fantmes de lui-mme.

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    Vous avez eu quelquefois loccasion de vous retrouver, aprs dix

    ans, vingt ans, trente ou quarante ans, sur ce coin de terre o vous avez t

    petits, o les tres chers ont pass, o les tres chers ne reviendront plus.

    Vous vous tes retrouvs ? Oui, mais vous navez pas retrouv les chosestout fait les mmes. Il y a l une impression unique didentit et de

    diffrence quil faut avoir ressentie soi-mme pour la pouvoir bien

    comprendre.

    Toutes les choses sont devant nous. Mais elles nous semblent

    enfantinement rduites, parce que nos gestes, avec nos membres, ont grandi.

    Voici ltang qui paraissait si large. Nous pouvons lenjamber presque

    comme un foss. A ct, cest larbre qui tait norme. Quand nos bras

    maintenant lentourent, nos deux mains se superposent facilement. Lamaison tait dune hauteur extraordinaire. Et voil que, derrire larbre

    diminu, elle ressemble lune de ces petites villas que nous dessinions

    quand on nous donna notre premire bote de couleurs.

    Oui, tous ces objets si familiers nous paraissent changs. Pour la

    premire fois, en effet, ils viennent sinsrer lourdement en nos banals

    gestes dadulte tandis que, par un trange contraste, nos fines et fraches

    ractions denfant sont demeures intactes en nous et rejouent notre insu.

    On comprend ainsi pourquoi un homme, en face de sa mre, se sent toujourspetit enfant.

    En poussant plus intimement encore cette dlicate analyse, on

    constaterait vite que, sous chaque geste de lhomme daujourdhui, cherche

    sinsinuer le geste de lenfant de jadis.

    Peut-tre mme dcouvrirait-on l un des plus mystrieux secrets du

    gnie. Les penses les plus profondes et les plus neuves ne sont-elles pas

    souvent celles qui se rapprochent le plus de cette fracheur enfantine ?

    Cest donc pendant notre enfance que nous avons insr en nous les

    lments vraiment vivants et vivifiants qui nous permettent aujourdhui

    dinfuser une vie constamment jeune aux textes morts. Lenfance une fois

    passe, dans la course fivreuse de notre existence, nous navons plus eu le

    loisir de nous laisser lentement modeler par les choses. Nous avions dj

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    bien assez de peine trouver le temps ncessaire pour utiliser ces choses,

    en les gomtrisant, en les algbrisant, en les monnayant. Time is money .

    Et pourtant ce qui fait notre plus haute valeur humaine, cest la viedsintresse qui nous la apport.

    Nous avons veiller jalousement sur ce frais trsor de nos

    acquisitions premires. La vieille pdagogie graphique nous les avait

    parcimonieusement limites. Souvenons-nous de cette desschante

    parcimonie pour montrer plus de gnrosit et de clairvoyance lgard de

    nos enfants.

    En face de la typographie algbrique et impersonnelle,encourageons-les faire usage de leur vivante et concrte exprience,

    toujours prte jaillir.

    Lenfant ne doit pas devenir un livre, cest--dire une enfilade de syllabes

    mortes. Au contraire, cest le livre qui doit, comme un souple rceptacle, se

    remplir des expriences de lenfant.

    On ne trouve dans un livre que ce quon y apporte. Le livre nest

    quun classeur dtiquettes verbales qui nous aide ordonner nos

    expriences individuelles. Etre uniquement savant comme un livre, cesttre porteur dune vide logomachie.

    Contrairement ce quaffirmait Mallarm, le monde nexiste pas

    pour aboutir un livre, mais pour se transformer, par le livre ou mieux sans

    le livre, en une pense vivante et cratrice.