protection de la partie faible dans les contrats

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1 LA PROTECTION DE LA PARTIE FAIBLE CHEZ JOSSERAND, OU LA TENTATIVE DE MAINTENIR LE COMPROMIS REPUBLICAIN Jean-Pascal CHAZAL Professeur des Universités Ecole de droit de Sciences Po La pensée de Louis Josserand, en matière contractuelle, est difficile à suivre. Elle peut paraître contradictoire (probablement l’est-elle), et le risque de contresens est important. Par exemple, l’expression « forçage du contrat » est devenue en doctrine une citation commune et commode pour signifier, sans avoir à le justifier, que le juge n’a pas d’autre fonction que d’appliquer le contrat tel qu’il a été voulu par les parties, sans pouvoir s’immiscer dans leurs stipulations pour les modifier, ce qui n’était nullement l’opinion de Josserand, malgré quelques passages de ses écrits qui pourraient le laisser penser aux lecteurs trop rapides. Sur la question de la protection de la partie faible, le même genre de difficultés se retrouve et on constate que les postulats de sa théorie du contrat ne sont guère cohérents avec les solutions pratiques qu’il préconise. Il s’agit d’essayer de comprendre pourquoi, et cette tentative de compréhension ne peut se penser indépendamment du contexte économique, social et politique dans lequel la pensée de Josserand s’est formée puis développée. Le dernier tiers du XIXème siècle constitue un tournant. La société s’est profondément transformée tant du point de vue politique (après l’échec de 1848, l’avènement de la IIIème République qui pérennise le suffrage universel non censitaire, certes encore réservé aux seuls hommes) qu’économique (développement du capitalisme, progrès technique, industrialisation et urbanisation). Ces bouleversements sont la source de nouveaux problèmes, ou plutôt confèrent à des problèmes anciens une dimension inédite. Comment répondre aux nouveaux besoins sociaux, aux aspirations de la majeure partie de la population pour qui les conditions de la vie bourgeoise sont hors de portée, sans déstabiliser la société entière ? Comment garder les fondements et l’organisation de cette société (laquelle est dominée par la bourgeoisie), tout en les adaptant suffisamment pour conjurer les risques d’une révolution. C’est le moment de « l’invention du social », selon l’expression de J. Donzelot : « le social apparaît comme une invention nécessaire pour rendre gouvernable une société ayant opté pour un régime démocratique. Toute son histoire se présente comme la recherche d’une voie qui évite tant les fourches caudines de la Révolution que celles de la tradition, afin d’apporter une solution spécifiquement républicaine à la question de l’organisation de la vie des hommes en société, par-delà les sommations doctrinaires du libéralisme et du socialisme » 1 . Evidemment les juristes sont au cœur de ce questionnement, même si tous n’en ont pas conscience ou si tous ne l’expriment pas franchement. Certains sont les gardiens de l’ordre libéral et de la tradition (alliance de libéraux et de conservateurs) ; ils tentent de s’opposer aux évolutions qui dissolvent le droit civil issu du Code de 1804 et risquent de renverser la hiérarchie sociale (Ch. Beudant, M. Planiol, E. Acollas), tandis que d’autres adoptent des positions plus ou moins radicales, proches des idées socialistes, même si tous n’y adhèrent pas (E. Lévy, E. Lambert, L. Duguit). Toutefois, la majorité des professeurs de droit, quelles que soient leurs opinions politiques (droite ou gauche) ou leurs convictions religieuses (catholique ou non), adoptent une position conciliatrice, médiane. Ils souhaitent ardemment préserver l’ordre social, mais ils consentent, ou bien avec conviction ou bien par fatalisme ou encore par intelligence tactique, à des transformations du droit. C’est en ce sens que le droit se socialise 2 : il 1 J. Donzelot, L’invention du social, Essai sur le déclin des passions politiques, Seuil 1994, p.13 et 14. 2 J. Charmont, La socialisation du droit, (leçon d’introduction d’un cours de droit civil), Revue de métaphysique et de morale, 1903, p.380 et s. ; sur cette question, il faut lire les travaux de Ch. Jamin : Demogue et son temps, Réflexions introductives sur son nihilisme juridique, RIEJ 2006.56, p.5 et s. ; Le rendezvous manqué des civilistes français avec le réalisme juridique, Droits 201051, p.137 et s.

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protection de la partie faible dans les contrats particulier, est évidemment l’un des aspectsimportants de ce mouvement de socialisation du droit.un premier temps, préférant s’attacher à l’indemnisation des victimes du fait des choses inanimées et,dans une perspective beaucoup plus large, forger une théorie relative des droits subjectifsIci,Josserand prend clairement ses distances par rapport au libéralisme et à l’individualisme – doctrinesdans lesquelles les droits sont nécessairement absolus –, afin de conférer à ces derniers « une fonctionsociale ». Le lecteur de Josserand sera donc étonné de constater qu’en revanche, dans ses écritsconsacrés au droit des contrats, il s’appuie toujours sur une théorie volontariste et libérale du contrat.Cependant, celle-ci ne l’empêche pas de trouver les instruments techniques pour protéger les partiescontractantes en situation de faiblesse (I). La protection nécessaire de ces derniers ne sera donc paspolitiquement ni théoriquement assumée, mais seulement techniquement obtenue (II). Cette positioncaractérise le « rénovateur inquiet » qu’était Josserand, selon l’expression de J-L. Halpérin4 ; elletranche toutefois avec l’audace rénovatrice qui caractérise la première partie de sa carrière, durantlaquelle il n’hésite pas à proposer des théories nouvelles et à rompre avec l’enseignement doctrinalclassique, comme pour la responsabilité pour risque, la propriété collective, la relativité des droits. Al’image de beaucoup de juristes des années 1930, angoissées par les troubles sociaux et la montée desextrêmes de tous bords, Josserand tente de maintenir le compromis républicain consistant à préserverles principes individualistes de la Révolution, sans rien renier de sa sensibilité sociale ni de ses idéauxhumanistes (III).Tout d’abord, Josserand n’aborde, de façon approfondie le droit des contrats que dans la secondepartie de sa carrière, la première partie étant notamment consacrée à des travaux sur le droit comparé,le droit de la responsabilité, le droit des transports et la théorie des droits subjectifs. Or, à partir desannées 1930, Josserand n’est plus guère novateur. Non qu’il renie les thèses qui l’ont rendu célèbre,mais il n’en produit plus de nouvelles. Ses écrits sur le droit des contrats intervenant pendant cettepériode, il n’est donc pas étonnant qu’ils soient de facture plus classique.Ensuite, Josserand a probablement cherché à se démarquer de l’étiquette sulfureuse de socialiste dudroit dont Ripert l’avait injustement affublé lorsqu’il a rendu compte, dans la Revue critique de 1929,de son ouvrage De l’esprit des droits et de leur relativité44. Il faut garder présent à l’esprit la virulentecritique que G. Ripert décoche contre le livre de E. Lévy Le socialisme juridique d’E. Lévy45, etl’assimilation qu’il opère entre le socialisme soviétique et la doctrine de Josserand, laquelle constitueune « menace pour l’ordre de nos sociétés occidentales ». Josserand est certes un rénovateur, mais ilest aussi une figure académique et institutionnelle : il est doyen de la faculté de Lyon de 1913 à 1935,conseiller à la Cour de cassation de 1935 à 1938, a siégé plusieurs fois dans des jurys d’agrégation(dont une fois en tant que président), a été régulièrement consulté ou mandaté par le Ministère del’éducation46 et était sensible aux honneurs47. On sait qu’en 1930, certains de ses amis à la Cour decassation lui ont suggéré de quitter l’école pour le palais, en l’assurant que sa pensée était respectée auplus haut point au sein de la haute juridiction, mais on ignore pourquoi il n’a pas donné suite à cetteproposition48. Il est possible d’imaginer qu’il n’avait pas que des amis et que les insinuations de Ripertsur les colorations socialisantes et la dangerosité de sa pensée étaient encore dans certains esprits. Onne peut exclure qu’une ambition institutionnelle l’ait poussé à forcer le trait pour se démarquer d’idéesqui pourraient

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    LA PROTECTION DE LA PARTIE FAIBLE CHEZ JOSSERAND, OU LA TENTATIVE DE MAINTENIR LE COMPROMIS REPUBLICAIN

    Jean-Pascal CHAZAL Professeur des Universits

    Ecole de droit de Sciences Po

    La pense de Louis Josserand, en matire contractuelle, est difficile suivre. Elle peut paratre contradictoire (probablement lest-elle), et le risque de contresens est important. Par exemple, lexpression forage du contrat est devenue en doctrine une citation commune et commode pour signifier, sans avoir le justifier, que le juge na pas dautre fonction que dappliquer le contrat tel quil a t voulu par les parties, sans pouvoir simmiscer dans leurs stipulations pour les modifier, ce qui ntait nullement lopinion de Josserand, malgr quelques passages de ses crits qui pourraient le laisser penser aux lecteurs trop rapides. Sur la question de la protection de la partie faible, le mme genre de difficults se retrouve et on constate que les postulats de sa thorie du contrat ne sont gure cohrents avec les solutions pratiques quil prconise. Il sagit dessayer de comprendre pourquoi, et cette tentative de comprhension ne peut se penser indpendamment du contexte conomique, social et politique dans lequel la pense de Josserand sest forme puis dveloppe. Le dernier tiers du XIXme sicle constitue un tournant. La socit sest profondment transforme tant du point de vue politique (aprs lchec de 1848, lavnement de la IIIme Rpublique qui prennise le suffrage universel non censitaire, certes encore rserv aux seuls hommes) quconomique (dveloppement du capitalisme, progrs technique, industrialisation et urbanisation). Ces bouleversements sont la source de nouveaux problmes, ou plutt confrent des problmes anciens une dimension indite. Comment rpondre aux nouveaux besoins sociaux, aux aspirations de la majeure partie de la population pour qui les conditions de la vie bourgeoise sont hors de porte, sans dstabiliser la socit entire ? Comment garder les fondements et lorganisation de cette socit (laquelle est domine par la bourgeoisie), tout en les adaptant suffisamment pour conjurer les risques dune rvolution. Cest le moment de linvention du social , selon lexpression de J. Donzelot : le social apparat comme une invention ncessaire pour rendre gouvernable une socit ayant opt pour un rgime dmocratique. Toute son histoire se prsente comme la recherche dune voie qui vite tant les fourches caudines de la Rvolution que celles de la tradition, afin dapporter une solution spcifiquement rpublicaine la question de lorganisation de la vie des hommes en socit, par-del les sommations doctrinaires du libralisme et du socialisme 1. Evidemment les juristes sont au cur de ce questionnement, mme si tous nen ont pas conscience ou si tous ne lexpriment pas franchement. Certains sont les gardiens de lordre libral et de la tradition (alliance de libraux et de conservateurs) ; ils tentent de sopposer aux volutions qui dissolvent le droit civil issu du Code de 1804 et risquent de renverser la hirarchie sociale (Ch. Beudant, M. Planiol, E. Acollas), tandis que dautres adoptent des positions plus ou moins radicales, proches des ides socialistes, mme si tous ny adhrent pas (E. Lvy, E. Lambert, L. Duguit). Toutefois, la majorit des professeurs de droit, quelles que soient leurs opinions politiques (droite ou gauche) ou leurs convictions religieuses (catholique ou non), adoptent une position conciliatrice, mdiane. Ils souhaitent ardemment prserver lordre social, mais ils consentent, ou bien avec conviction ou bien par fatalisme ou encore par intelligence tactique, des transformations du droit. Cest en ce sens que le droit se socialise2 : il 1J.Donzelot,Linventiondusocial,Essaisurledclindespassionspolitiques,Seuil1994,p.13et14.2J.Charmont,Lasocialisationdudroit,(leondintroductionduncoursdedroitcivil),Revuedemtaphysiqueetdemorale,1903,p.380ets.;surcettequestion,ilfautlirelestravauxdeCh.Jamin:Demogueetsontemps,Rflexionsintroductivessursonnihilismejuridique,RIEJ2006.56,p.5ets.;Lerendezvousmanqudescivilistesfranaisavecleralismejuridique,Droits201051,p.137ets.

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    souvre sur la question sociale ; laquelle implique que les solutions juridiques ne soient plus seulement dduites des rgles abstraites et ancestrales compiles dans le Code civil, mais aussi, et peut-tre surtout, construites par un raisonnement inductif qui prend ses racines dans les faits, dans la socit. Aux cts de Saleilles, Gny, Demogue, Josserand se situe, sa manire, dans ce mouvement doctrinal qui pense invitable, voire souhaitable, douvrir le droit sur le social, de faire pntrer le social dans le droit. Or le dfi est de taille, car la rencontre indite de lidal rpublicain et la forme dmocratique a produit lclatement de la capacit consensuelle que lon prtait jusqualors au droit, et qui en faisait linstrument par excellence de lorganisation rpublicaine de la socit 3. La protection de la partie faible dans le contrat en particulier, est videmment lun des aspects importants de ce mouvement de socialisation du droit. Pourtant Josserand ne sy intresse gure dans un premier temps, prfrant sattacher lindemnisation des victimes du fait des choses inanimes et, dans une perspective beaucoup plus large, forger une thorie relative des droits subjectifs. Ici, Josserand prend clairement ses distances par rapport au libralisme et lindividualisme doctrines dans lesquelles les droits sont ncessairement absolus , afin de confrer ces derniers une fonction sociale . Le lecteur de Josserand sera donc tonn de constater quen revanche, dans ses crits consacrs au droit des contrats, il sappuie toujours sur une thorie volontariste et librale du contrat. Cependant, celle-ci ne lempche pas de trouver les instruments techniques pour protger les parties contractantes en situation de faiblesse (I). La protection ncessaire de ces derniers ne sera donc pas politiquement ni thoriquement assume, mais seulement techniquement obtenue (II). Cette position caractrise le rnovateur inquiet qutait Josserand, selon lexpression de J-L. Halprin4 ; elle tranche toutefois avec laudace rnovatrice qui caractrise la premire partie de sa carrire, durant laquelle il nhsite pas proposer des thories nouvelles et rompre avec lenseignement doctrinal classique, comme pour la responsabilit pour risque, la proprit collective, la relativit des droits. A limage de beaucoup de juristes des annes 1930, angoisses par les troubles sociaux et la monte des extrmes de tous bords, Josserand tente de maintenir le compromis rpublicain consistant prserver les principes individualistes de la Rvolution, sans rien renier de sa sensibilit sociale ni de ses idaux humanistes (III). I UNE PROTECTION NECESSAIRE DE LA PARTIE FAIBLE En octobre 1934, Josserand donne une confrence lEcole franaise de droit de Beyrouth, intitule La protection des faibles par le droit5. Il explique que la tendance contemporaine du droit est de protger de plus en plus les faibles contre lexploitation des forts. Il y voit une rnovation et une humanisation du droit. Aprs avoir tax la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen dindividualisme outrancier discrdit, il dpeint la politique nouvelle comme la victoire des valeurs sociales, dharmonie des droits subjectifs et de protection des faibles contre la force brutale et la puissance. Il tient, dans une note, se dmarquer de G. Ripert, qui consacre lui aussi un chapitre la protection des faibles dans son livre Le rgime dmocratique et le droit civil moderne : lauteur voit dans cette protection, non sans quelque scepticisme, et avec beaucoup de pessimisme, un produit peu dsirable de lesprit dmocratique et un corollaire de la loi du nombre : visiblement, le fort lintresse plus que le faible . Sans tre compltement fausse, cette remarque acide nest pas juste. Ripert tait favorable lextension des cas de lsion dans le but de sanctionner lexploitation injuste des faibles6. Sur ce point, les deux auteurs semblent daccord. Cependant deux lments dterminants les sparent. Dune part, si les deux auteurs parlent de morale pour justifier la dfense des faibles contre lexploitation injuste dont ils peuvent tre victimes, il ne sagit pas de la mme morale : morale chrtienne chez Ripert, morale rpublicaine chez Josserand. Il se trouve que sagissant de la protection des faibles contre lexploitation injuste des forts, ces deux morales se rejoignent, de sorte quil nest

    3J.Donzelot,op.cit.,p.36.4Histoiredudroitfranaisdepuis1804,PUF.Coll.Droitfondamental,1996,n126et137.5PubliedansEvolutionsetActualits,confrencesdedroitcivil,Sirey1936,p.159.6VoirLarglemoraledanslesobligationsciviles,LGDJ.19494med.,n70et86.

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    pas aussi tonnant que cela que les deux auteurs aient adopt les mmes positions. Dautre part, il suffit de lire Le rgime dmocratique et le droit civil moderne7 pour comprendre que, contrairement Josserand, Ripert na aucune affection pour la dmocratie parlementaire et la question sociale. Sil consent protger la partie faible, cest uniquement pour viter les injustices les plus criantes et ne pas courir le risque que la loi du plus grand nombre ne dtruise le droit civil classique et son principe fondateur : la libert individuelle, en instaurant des mesures de protections trop gnrales. Eprouvant une grande dfiance lgard du lgislateur, il prfre sen remettre aux pouvoirs du juge, en qui il voit une figure conservatrice rassurante pour la sauvegarde de la morale chrtienne8 : les plus faibles dans le jeu contractuel sont les plus forts dans le jeu politique. Contre la souverainet du contrat ils nont qu dresser la souverainet de la loi 9. Josserand, quant lui, ne dfend pas les faibles par dpit ou par ncessit tactique, mais par conviction humaniste ; il tient mettre le social au cur du droit civil, alors que Ripert tente de juguler le social en se servant du droit civil comme rempart, mme sil consent ladapter la marge. Si lon se concentre sur le droit des contrats, Josserand montre que les faibles daujourdhui ne sont plus toujours les faibles dautrefois . Si les femmes, jadis considres comme faibles, sont parvenues de nos jours presque partout la plnitude du statut juridique (affirmation trs contestable en 1934 !), linverse, de nouvelles catgories de personnes doivent tre protges par le droit : les ouvriers, les petites entreprises commerciales et industrielles face aux cartels, syndicats et autres trusts, les clients des grandes compagnies. Contrairement aux cas, rels ou supposs, de faiblesse classiques (femmes, mineurs, prodigues), la faiblesse dun nouveau genre nest point inhrente la personne, elle nest pas permanente et continue, mais intermittente et discontinue ; elle est professionnelle ou contractuelle ou fonctionnelle , elle est dordre social ou conomique10. Devant ces nouveaux cas de faiblesse, il ne fait pas de doute pour Josserand que le droit doit intervenir, et il le fait dune faon originale. Alors que pour les cas de faiblesse classique, les mesures de protection visent la personne en situation de faiblesse elle-mme, pour les nouveaux cas de faiblesse, ce nest pas la personne du protg qui devient le sige de mesures protectrices () cest la partie adverse que lon atteint et dont on paralyse, dont on conditionne lactivit ; cest le plus fort que lon matrise afin quil nexploite pas injustement le faible ; le handicap est pour lui, non pour sa victime dsigne 11. Cette protection des nouveaux faibles intervient de deux manires. Dune part, de manire prventive, le lgislateur prohibe certaines clauses de nature mettre le faible la 7 LGDJ.1red.1936;2nded.1948,ouvrage curieusement jamais rditdepuis contrairementauxautresmonographiesdeRipert.8Surcettequestion,Cf.JP.Chazal,G.Ripertetledclinducontrat,Revuedescontrats,2004,p.244.9Lergimedmocratique,n96.CestlammeopinionquiestexprimeparAchilleMestre,dansunelettreadresse Josserand le 14 juillet 1936 et qui commence ainsi: Nayant pas particip cet aprsmidi auxmanifestationsduFrontPopulaire, jaipensque jenauraipasdemeilleuretdeplusagrableemploidemajournequedesuivre,dansvotrebeaulivreEvolutionsetActualits,ledclindesgrandsprincipesde1789danslajurisprudencecivilecontemporaine;puisvientlopiniondelauteursurlaconfrencesurlaprotectiondesfaibles:Vousavoueraijeque jaurais souhait y trouverne ftcequenpassantune explicationunpeumoinsidylliquedelaprofusiondesfaibles?Notrelgislationencettematireneviendraitellepasquelquepeudusuffrageuniverseletdurlequejouentlesmasses,odominentlesfaibles,dansladsignationdeslgislateurs?Ilyadailleursdeuxcatgoriesdefaiblessurlesquels,ilmesemble,vousavezglissetquijouentpourtantdansledevenirjuridiquedesrlesdeprotagonistes:dbiteursetlocataires.Cesontsurtout,entant(sic)decrise,defortslecteurs.VousditesqueRipertestintressparlefortplusqueparlefaible.Jinclinepenserquelaloinestpasassezintresseparlefort,cestdireparceluiquiarussiconomiquementetjetrouvequilyaquelquinjustice (sic) le laisserdiscrditeret fairepeser sur lui jene saisquelle fcheuseprsomptiondevoracitetdimmoralisme.Jenediscertespasquetelestvotrecas,maislamalveillancerelledespouvoirspublics lgarddesentreprisesqui russissent (dcretsloissur llectricit, lasucrerie,etc.)etleurcondescendanceenverslesrats,finitpartreirritante.Toutcelaestquestiondemesureetleproblmeconsiste tre humain envers les malheureux sans dcourager les autres. Archives Dpartementales duRhne(ADR),224J31FondsLouisJosserand.10Laprotectiondesfaiblesparledroit,art.prc.,p.16711art.prc.,p.171.

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    discrtion du fort (clause dexonration de responsabilit dans le contrat de transport, certaines clauses des contrats dassurance, etc.) ou prescrit que les clauses contractuelles rdiges par les grandes compagnies soient prsentes aux clients de manire trs apparente. Dautre part, lorsque labus de faiblesse na pu tre prvenu, des sanctions a posteriori sont possibles. Si les mesures prventives sont demeures infructueuses, si le faible a t exploit, sil a t bless, si lquilibre a t effectivement rompu entre les intrts en prsence, alors interviennent des mesures de rparation : lorsquon na pu prvenir le mal, on doit sefforcer de le gurir ou de lapaiser 12. A ct de la thorie de labus de droit et de lobjectivation de la responsabilit, deux positions quil a dfendues dans les crits prcdents, Josserand plaide pour une gnralisation de la lsion : lorsque, dans la formation dun contrat, lune des parties a t domine par lautre qui a exploit sa faiblesse ou sa dtresse, il est juste et il est dsirable que lacte tombe, vici quil est dans son origine : la lsion, du moins si elle a t volontairement, consciemment cause la victime, doit tre pour celle-ci une cause de nullit ou de rescision du contrat . Josserand dplore ensuite que cette ide nait encore que peu pntr le droit franais alors quelle a t consacre en Allemagne, en Suisse, en Union sovitique, en Chine, au Liban et dans le projet franco-italien dun Code des obligations. Josserand conclut sa confrence en rappelant : Ainsi, en tout pays, des mesures sont prises pour venir au secours des nouveaux faibles, de ceux qui subissent loppression des forces conomiques et sociales du monde contemporain 13 ; et en appelant une intervention nergique du lgislateur : aux grands maux les grands remdes (il estime quen raison de son droit jurisprudentiel et du poids de ses traditions, lAngleterre ne suit le mouvement quavec lenteur). Il ritre son opinion, dans la dernire dition de son Cours de droit civil14 : que les pouvoirs publics se proccupent dorganiser le contrat, phnomne social et non pas seulement individuel, rien de mieux ; notamment, il est dsirable que le juge et le lgislateur sefforcent de protger le plus faible contre le plus fort et dassurer, par des mesures prventives ou rpressives, lquilibre de lopration (interdiction des clauses lonines, prvention ou rpression de la lsion) . Pourtant, Josserand ne va pas jusqu faire de la lsion une arme de combat social. Au contraire, Demogue, pour qui lingalit des prestations contractuelles est contraire lharmonique dveloppement des forces sociales , crivait : la thorie de la rescision pourrait peut-tre un jour revtir un aspect social pour protger le pauvre contre les possdants ; aujourdhui louvrier contre le patron, peut-tre demain le modeste locataire contre son bailleur 15. Evidemment, Ripert dnonait cette drive lectoraliste qui faisait de la lsion une arme contre le contrat 16. Ripert, quant lui, rejette ce quil qualifie comme la plus vague des ides sociologiques 17 et recentre la lsion sur la morale individuelle et chrtienne. Finalement, sur la question de la lsion, Josserand se situe entre le militantisme social de Demogue et la concession tactique de Ripert. La protection de la partie faible lui semble tre une vraie ncessit, mais celle-ci doit tre obtenue par un effet de la technique juridique, sans oprer une rupture thorique affectant le concept de contrat. II UNE PROTECTION SANS RUPTURE THEORIQUE La thorie du contrat de Josserand sinscrit sans contestation dans le courant volontariste. A linstar de M. Planiol, il voit dans le consentement llment essentiel du contrat : sa dfinition se confond donc avec celle du contrat lui-mme, dont il constitue la trame, le substratum 18. Cest parce quil fixe le

    12art.prc.,p.172.13art.prc.,p.177.143med.1939,T.II,n405bis;cf.aussilen106.15Traitdesobligationsengnral,T.I,1923n395.16Lergimedmocratique(),op.cit.,n94.17Larglemoraledanslesobligationsciviles,LGDJ4med.1949,n70.18Coursdedroitcivilpositiffranais,Sirey1red.1930,T.I,n41.

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    centre de gravit du contrat dans la volont des parties, que Josserand dfend, dans le dbat relatif la nature du contrat dadhsion, le parti civiliste de la nature conventionnelle et, donc, le conduit sopposer aux thories soutenues par L. Duguit, M. Hauriou et R. Saleilles19. La volont participant de lessence du contrat, le seul change des consentements suffit le former, les parties fussent-elles conomiquement ingales ou lune dentre elles et-elle pr-rdig unilatralement les stipulations contractuelles. Le contrat dadhsion est une vritablement convention, et non un acte unilatral ou rglementaire, car ladhsion quivaut lacceptation dune offre et la loi nexige que lgalit juridique, non pas une galit conomique ni une ngociation pralable armes gales. Il est bien vrai que le pollicitant joue, dans la tractation, un rle prpondrant et quil occupe une situation dominante ; mais le lgislateur nexige nulle part une galit dans la collaboration des parties un contrat ; la libert conomique nest pas une condition de validit des conventions 20. Dans ses clbres chroniques publies dans les annes 1930 aux Dalloz, Josserand utilise des expressions fortes qui pourraient laisser penser que son volontarisme se double dun libralisme incompatible avec lide de protger la partie en situation de faiblesse. Ainsi, il dnonce le passage dun contrat simplement contrl par le lgislateur afin dassurer la libert contractuelle, lobservation de la parole donne et le respect de lordre public un contrat dirig 21, annonant ainsi la fin de cet ge dor contractuel , dans lequel la conception traditionnelle faisait du contrat une uvre prive qui constituait le domaine dlection de lautonomie de la volont . Josserand ne mche pas ses mots pour accuser le dirigisme exerc par les pouvoirs publics sur la formation et les effets du contrat : il est singulirement plus oppressif, plus destructif de lautonomie de la volont, plus anticontractuel ; avec lui, cest une socialisation, une tatisation du contrat qui se poursuit sans relche . Contrairement ce que lon croit souvent, sa critique vise au premier chef le lgislateur dont lintervention se fait de plus en plus oppressante. Et Josserand de sagacer contre les lois rgissant les contrats de transport, de travail, dassurance, de bail commercial ; contre ce dirigisme compressif qui impose aux contractants des clauses et en prohibe dautres. Un droit de classe se constitue ainsi progressivement ; lquilibre juridique que le code civil stait efforc de raliser entre les contractants se trouve rompu de nos jours par les pouvoirs publics ; les hommes ne sont plus gaux devant le contrat, donc devant la loi . Evidemment, la critique la plus dure est adresse la cration, par la jurisprudence dune obligation de scurit de rsultat dans le contrat de transport, et cest cette occasion que Josserand parle dun procd de forage qui est la dngation de la rgle de lautonomie de la volont contractuelle : les contractants ne sont plus matres chez eux . Le contrat est donc dirig vers sa ruine , lingrence des pouvoirs publics visant affaiblir la force obligatoire des contrats est constamment molliente, dissolvante, nfaste . En 1937, paraissent deux chroniques dont le ton est tout aussi pessimiste, voire catastrophiste. Dans la premire, intitule Sur la reconstitution dun droit de classe22, Josserand se plaint dun mouvement contre-rvolutionnaire se caractrisant par la fragmentation du droit et le droit commun dcoup en tranche . Il prend ici pour cible les nouvelles lois qui rinstaurent de vritables classes selon les activits professionnelles et les positions occupes par les sujets de droit dans la socit. Dans la seconde chronique intitule Un ordre juridique nouveau23, Josserand crit que le droit samoralise et se matrialise (au sens o il devient de moins en moins spiritualiste) et si ordre juridique nouveau il y a, il est essentiellement un ordre conomique, financier et fiscal ; il est lordre de la tyrannie que les faits conomiques exercent impitoyablement sur le droit . Il prend mme des accents ripriens en louant les aspects positifs de la conception morale du droit : que de bienfaits sont inscrire lactif dun droit qui puisait ses inspirations dans la rgle morale laquelle il empruntait son esprit et sa finalit ! () Respect de la parole donne, stabilit des contrats, force effective, et non pas seulement nominale, du lien obligatoire, considr vraiment comme un vinculum ; tous avantages et toutes caractristiques qui se peuvent rsumer sous ces trois mots :

    19op.cit.,n32.20Coursdedroitcivil,T.II,3med.1939,n400)21Lecontratdirig,D.H.1933,Chron.,p.89.22D.H.1937,Chron.1.23D.H.1937,Chron.,p.41.

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    dure, stabilit, scurit . Malgr les aspects positifs de cette mutation (notamment lobjectivation de la responsabilit civile), Josserand se plat en explorer la face sombre, dplorant labolition constante de la force obligatoire des contrats. Ce crpuscule de la force obligatoire des contrats et de la permanence de leurs effets, dtermin la fois par la pression des circonstances conomiques et par une mystique favorable au dbiteur, hostile au crancier, a permis dvoquer, voil pas mal danne dj la dcadence de la souverainet du contrat (G. Morin, La loi et le contrat ; la dcadence de leur souverainet) ; il restera le plus lourd des tributs qui ait jamais t pay par le droit son servage conomique . Or, il est difficile de concevoir une protection de la partie faible par le droit si lon refuse de voir les ingalits conomiques entre les contractants ou catgories de contractants, si lon croit leur galit abstraite, cest--dire en droit et non pas en fait. Toujours en 1937 parat la Revue trimestrielle de droit civil un article dans lequel il dnonce aussi la constitution dun droit contractuel de classe , en rappelant que cest dans latteinte la force obligatoire que le dirigisme contractuel , qui est la fois dorigine lgislative et jurisprudentielle, prsente son caractre le moins favorable, parfois mme le plus pernicieux 24. Le contrat a cess dtre libre pour devenir dirig , assne-t-il. Manifestement, Josserand ne se montre gure favorable limmixtion des pouvoirs publics dans la sphre contractuelle, qui doit rester la chose des parties, selon lantienne librale. Lanne avant sa mort, il publie une chronique intitule Les dernires tapes du dirigisme contractuel : Le contrat forc et le contrat lgal25, dans laquelle, il crit: le contrat devient de moins en moins contractuel ; en lui, le ct social tend prdominer sur le temprament individuel . Dans cette critique transparait une conception volontariste et librale du contrat, parfaitement assume par lauteur. Selon lui, il est hrtique daccoler les adjectifs forc ou lgal au substantif contrat , celui-ci tant, par dfinition mme, le produit, la fusion de deux volonts qui en constituent lme et lessence mme , dont le contenu est soumis au grand principe de lautonomie des volonts qui prside llaboration et la conclusion des accords, lesquels sont librement consentis . Avec une telle thorie du contrat, il parat difficile de soutenir que la partie faible doit tre protge contre les ventuels abus dont elle pourrait tre victime. Du moins, les concepts mobiliss par Josserand (galit abstraite, libert individuelle, autonomie de la volont, scurit contractuelle) sont aussi ceux invoqus par les libraux pour sopposer toute protection de la partie faible dans le contrat, convaincus que chaque individu est le meilleur dfenseur de ses propres intrts. La question est donc de savoir pourquoi Josserand saccommode-t-il dune thorie du contrat volontariste et librale qui cadre mal avec les solutions techniques quil propose ? Pourquoi ne propose-t-il pas une autre thorie du contrat plus en harmonie avec ses convictions et la satisfaction de ce quil considre tre un besoin social ? Pourquoi se montre-t-il donc aussi frileux en droit des contrats, alors quil a propos en droit de la responsabilit (thorie du risque), des biens (thorie de la proprit commune), ou encore pour les droits subjectifs (thorie de la relativit), des ruptures thoriques franches et audacieuses ? III LE COMPROMIS REPUBLICAIN Les charges rptes de Josserand contre le dirigisme contractuel se trouvent principalement dans ses petites chroniques publies au Dalloz. Dans les articles de fond quil publie la mme priode, ou bien dans des mlanges, ou bien la Revue trimestrielle de droit civil, ou bien encore dans son Cours de droit civil, sa position est exprime de faon beaucoup plus nuance. Une lecture attentive invite 24Aperugnraldestendancesactuellesdelathoriedescontrats,RTD.civ.1937,p.1.25D.H.1940,Chron.,5.

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    ne pas le classer trop activement dans le camp des libraux, contrairement ce que certaines formules caricaturales contenues dans des chroniques dhumeur peuvent laisser croire. Ainsi, dans larticle intitul Aperu gnral des tendances actuelles de la thorie des contrats26, il explique que le double phnomne de laccumulation des capitaux et de la concentration des entreprises a boulevers la configuration des parties contractantes : entre de tels contractants, les uns colossaux, les autres infimes, lautonomie de la volont cessait davoir un sens ; la libert contractuelle devenait une ralit unilatrale, ne fonctionnant quau profit du plus fort, ralisant coup sr lcrasement du faible. A lgalit thorique, dsormais rompue dans les faits, il fallait substituer lgalit effective en instituant une politique de rglementation et dinterventionnisme ; ainsi devenait inluctable un changement dans la configuration des contrats ; ntant plus les mmes personnes quautrefois, les contractants ne pouvaient plus traiter dans les mmes conditions que jadis ; les phnomnes conomiques avaient dtermin chez eux une vritable transfiguration qui devait fatalement retentir sur la structure des contrats ; dautres contractants, il fallait dautres contrats ; comme toujours, lconomique a ragi sur le juridique ; lordre public conomique a command la transformation de lordre juridique contractuel ; il la assis sur de nouvelles bases ; il la publicis en taillant largement dans les principes de la libert et de lautonomie des volonts qui constituaient jadis latmosphre et lme du contrat . Do un appel la dromanisation des contrats, afin de les adapter au monde conomique et social du XXme sicle27. Il ne parle alors plus dasservissement du droit lconomie, mais du droit comme une science sociale volutive, laquelle doit sadapter sans cesse et rnover ces principes et concepts pour les adapter aux nouveaux enjeux conomiques. Sagissant du contrat dadhsion, il est indiscutable que Josserand en admettait la ralit sociologique : lune des parties dicte sa loi lautre ; et il estimait quil faudra, de toute justice, que le droit vienne au secours de tant de faiblesse 28. Dans sa clbre tude sur La publicisation du contrat29, il explique que le contrat dadhsion se prsente ainsi sous la forme dun diktat , exclusif des pourparlers, et, chez lune des parties, de toute ou presque toute autonomie de sa volont . Cependant, il se refuse pouser la thse de Saleilles30 qui est aussi celle, avec des nuances, de Duguit et Hauriou de la nature non contractuelle des contrats dadhsion, qui nont de contrat que le nom . Selon Josserand, qui suit ici la majorit des auteurs, il sagit dun vritable contrat de droit priv, car le Code civil nexige nullement, pour quune convention soit valable, une galit conomique entre les parties contractantes ni lexistence dune ngociation pralable la conclusion. Autre chose est la libert juridique et autre chose lindpendance conomique . Toutefois, il reconnat, dans une solution de compromis paradoxal, que ce contrat renferme en lui un rglement et sapparente ainsi aux actes administratifs, ce qui conduira le juge et le lgislateur dgager pour lui les linaments dun statut spcial, protecteur du faible contre le fort () . Plus gnralement, Josserand est-il vraiment convaincu que le contrat est en dclin, dirig vers sa ruine ou vit un drame ? Croit-il vraiment au crpuscule de la force obligatoire ? Dans dautres crits que les fameuses chroniques au Dalloz, il affirme, au contraire, que le contrat du XXme sicle a une supriorit clatante sur celui du droit romain, grce lessor la fois quantitatif et qualitatif quil a connu au dbut du XXme sicle. Josserand nest pas ngatif sur lamplification du contenu obligatoire des contrats : la substance obligatoire devient de plus en plus riche, les

    26RTD.Civ.1937,p.1.27Lessormoderneduconceptcontractuel,inRecueildtudessurlessourcesdudroitenlhonneurdeF.Gny,1934, TII,p.333 et spc.p.346; cf aussiAperugnraldes tendancesactuellesde la thoriedes contrats,RTD.civ.1937,p.1ets.28Laprotectiondesfaiblesparledroit,art.prc.,p.169.29inIntroductionltudedudroitcompar,RecueildtudesenlhonneurdE.Lambert,SireyLGDJ.1938,T.III,.145,p.143.30Ladclarationdevolont,LGDJ.1901,art.133,n89et90,p.229.

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    contrats saffirment toujours plus productifs, toujours plus fconds 31. Et cest au travail des juges, qui dcouvrent des obligations jusque-l insouponnes en se fondant sur les articles 1134 al.3 et 1135 c.civ., que lon doit cet enrichissement et cette vitalit. Il rcuse la thse du dclin du contrat et parle de nouvel essor : le concept contractuel se dveloppe et senrichit de pair avec le concept dlictuel ; sil traverse une crise, cest une crise de croissance . Josserand approuve donc les nouvelles obligations jurisprudentielles, qui trouvent leur source dans la bonne foi et lquit, tout en pronostiquant leur multiplication : En prsence dune transformation de cette envergure et qui quivaut presque une dnaturation, on comprend que les civilistes hautement qualifis aient conclu au dclin et presque la disparition dun concept dont ils se prparent dresser lacte de dcs (). Il nest pas sr que cette vue pessimiste soit entirement juste et nous sommes de ceux qui pensent quon se hte un peu trop de reconduire le contrat jusqu sa demeure dernire : aujourdhui encore, et malgr les avatars quil subit, il figure encore au nombre de ces morts qui se portent assez bien ; et peut-tre que ce nest pas de dclin, de crpuscule quil est question pour lui, mais bien de transformation et de renouveau 32. Ou encore : la gamme des contrats savre donc de plus en plus tendue, de plus en plus riche : nous vivons de plus en plus contractuellement 33 ; le contrat a gagn en profondeur et en intensit : son potentiel obligationnel sest accru, sous les efforts du lgislateur parfois, mais plus souvent par laction de la jurisprudence 34. Dailleurs, dans son Cours de droit civil positif35, il montre comment lquit traduit lesprit contractuel en luttant contre le droit conventionnel strict . Dans La publicisation du contrat, en 1938, Josserand diagnostique, sans acrimonie, ce phnomne capital de la pntration du droit civil par les disciplines et par lesprit du droit public , qui se traduit par le primat du social sur lindividuel. Comme dautres institutions du droit, telle la proprit, le contrat nest plus une affaire purement prive , mais dans une certaine mesure, une affaire publique et presque une affaire dEtat . . Les germes de cette volution sont, pour Josserand, dj contenus dans le Code civil aux articles 1135 et 1160, lesquels contraignent la volont des parties partager son pouvoir crateur dobligations avec lquit et lusage. Il ne condamne nullement cette disparition du monopole qui tait attribu la volont des parties, mais approuve le souci de la jurisprudence damnager le contrat dans un esprit dquit, de justice, dquilibre juridique , mme si cela aboutit faire entrer les contractants dans une organisation juridique dont le fonctionnement leur chappe en partie et faire du contrat un instrument de politique sociale, conomique et financire . A la fin de ltude, lauteur met une opinion mitige sur la publicisation du contrat qui, dans sa pense, ne signifie ni le dclin ni la disparition de celui-ci, mais seulement le crpuscule de lautonomie contractuelle , la manifestation, capitale sans doute et dcisive pour lavenir de la civilisation, du mouvement dides qui nous conduit dune conception individualiste des droits et des situations juridiques, un amnagement plus social . Alors que dans ses chroniques au Dalloz, il semble pourfendre les dirigismes jurisprudentiels et lgislatifs en matire contractuelle, il en dresse ailleurs un bilan quilibr : le dirigisme, envisag en soi nest ni une maladie ni une panace, ni un malheur, ni un bienfait ; il est un effort tent en vue dadapter le droit contractuel une situation conomique et sociale nouvelle ; il rpond donc des raisons dopportunit, des ncessits pratiques, bien plutt qu une conception a priori, une mystique. Parmi les rsultats auxquels il aboutit, deux parts sont faire, car il en est qui sont heureux alors que dautres sont contestables, voire dtestables ; parmi les premiers, on doit ranger le dveloppement densemble de thories contractuelles, lapparition de nouvelles catgories, laccroissement du dynamisme contractuel et aussi des mesures prises par les pouvoirs publics pour protger, au cours des tractations prliminaires, le plus faible contre le plus fort, et pour assurer ainsi la libert effective du consentement (). En revanche, limmixtion des Pouvoirs publics dans la vie du contrat est intolrable, dans la mesure o elle porte atteinte des situations acquises, o elle relche

    31Lessormoderneduconceptcontractuel,art.prc.,p.340)32Aperugnraldestendancesactuellesdelathoriedescontrats,RTD.Civ.1937,p.1.33art.prc.,p.7.34art.prc.,p.12.35op.cit.,1red,n403ets.

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    le lien obligatoire, o elle dtruit lquilibre des prestations tabli par les parties, o elle modifie la dure du contrat, () ; dans la mesure, en un mot, o, gnratrice dinscurit et dingalit, elle ruine cette confiance qui fait la force de la loi et du contrat : dirigisme, oui ; mais incohrence, partialit partisane et anarchie, non () 36. Le dirigisme doit tre un facteur dordre et non pas une cole danarchie juridique et sociale ; une mthode scientifique applique avec un esprit de suite, et non pas une exprience fantaisiste faite de ractions brusques et de dangereux soubresauts crit-il un peu plus haut dans le mme article37. Lanne suivante, dans les Mlanges Lambert, il redit la mme ide propos du phnomne de publicisation des contrats : cest un ordre juridique nouveau qui slabore, mais qui sera acceptable la condition dtre vritablement un ordre et non pas un tat anarchique. () La publicisation doit aboutir, ici, comme en toute matire, non au dsordre et larbitraire, mais lorganisation et la scurit 38. Il a maintenu cette position dans la dernire dition de son Cours de droit civil39 : cette politique nest pas condamnable en thse gnrale et indistinctement ; tout dpend du but quelle poursuit et des applications quelle reoit : bienfaisante dans la mesure o elle tend lorganisation rationnelle et quitable du contrat, elle devient nfaste lorsquelle aboutit la dsorganisation, lanarchie et linscurit . Contrairement Ripert qui condamne par principe le dirigisme tatique : le dirigisme tatique ne peut se concilier avec le libre exercice des droits individuels. Il nest pas conciliable avec un droit priv qui repose sur la libert dagir et de contracter 40. Favorable la protection des faibles par le droit, il excre, en revanche, lintervention du lgislateur et du juge, lorsquelle a pour effet, sinon pour objectif, de saper la force obligatoire des conventions, de causer son nervement , et de porter atteinte aux principes rpublicains fondamentaux, telle que lgalit des citoyens. Au fond, la pense de Josserand est cartele entre, dune part, sa foi dans le principe moral du respect de la parole donne et dans les bienfaits de lordre rpublicain et, dautre part, son aspiration la justice sociale et sa conviction que le droit volue avec la socit. Loin dtre individualiste et libral, son volontarisme est tempr par un constant souci dassurer la primaut du social et du collectif sur les gosmes particuliers. Josserand a pens trouver dans la finalisation des droits subjectifs et une espce de subjectivisme psychologique, ides exprimes dans ses Essais de tlologie juridique41, un moyen de concilier ces objectifs parfois contradictoires. Lambigut que revt pour lui le phnomne du dirigisme contractuel lui pose un problme autrement plus ardu rsoudre. Il sagit de trouver les limites de la libert des conventions, sans pour autant touffer linitiative individuelle, de rpondre aux nouveaux besoins sociaux sans glisser vers le dsordre, maintenir une harmonie sociale si prcieuse aux yeux des juristes franais de cette priode, sans dtruire les principes juridiques classiques. Ny-a-t-il pas dans la pense de Josserand une contradiction : en assignant au droit la mission de protger les faible contre les forts, par la gnralisation de la lsion lorsque le dsquilibre contractuel provient de lexploitation injuste de la faiblesse dautrui, ne contribue-t-il pas la cration dun droit de classe quil redoute tant ? Cest probablement pour ne pas encourir cette critique, et parce quil craignait les excs socialistes, quil ne change pas de thorie du contrat. En gardant la thorie volontariste et librale du contrat, tout en gommant les effets individualistes indsirables par le recours des instruments de techniques juridiques, il ne prend pas le risque politique dalimenter les aspirations une rvolution sociale, de contribuer provoquer le chaos quil redoute tant. Pour lui, la prise en compte ncessaire des nouveaux problmes conomiques et sociaux par le droit, ne doit pas se traduire par un socialisme juridique dans lequel laffrontement des classes est invitable. De manire

    36Aperugnraldestendancesactuellesdelathoriedescontrats,RTD.Civ.1937,p.30.37Art.prc.,p.20.38Lapublicisationducontrat,art.prc.,p.158.393med.1939,T.II,n405bis.40 Le bilan dun demisicle de vie juridique, D. 1950, Chron., p.1 et spc. p.3et lancien doyen de Parisdpinglerunefoisdeplussonvieiladversairelyonnais,dcden1941,proposdesathoriedelarelativitdesdroits.41 I,De lespritdesdroitsetde leur relativit,Dalloz,1927; II,Lesmobilesdans lesactes juridiquesdudroitpriv,Dalloz1928.

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    trs classique en doctrine franaise, il poursuit des buts politiques (ici, protger les nouveaux faibles) par une utilisation des instruments, au besoin rnovs, fournis par la technique juridique (notamment la lsion), mais sans assumer une rvolution scientifique qui conduirait un changement de thorie (une nouvelle thorie du contrat qui ne serait ni volontariste ni librale) qui apporterait trop de dsordres et de risques de remous sociaux. Rvlatrice est, cet gard, la dernire phrase de sa chronique dnonant la reconstitution dun droit de classe : le droit de classe nest autre que la projection, dans le domaine juridique, des luttes de classes ; il est dou dun dynamisme permanent et implacable, qui en fait un instrument, non de paix sociale, mais de guerre civile 42. Loptimisme qui animait la pense Josserand au tournant du XIXme et du XXme sicle (louverture du droit sur le social allait permettre de trouver une harmonie et engendrer le progrs) sest transform en pessimisme (la socialisation du droit alimente un mouvement dans lequel on dresse une classe contre une autre, tout le contraire de lharmonie sociale). Reste comprendre pourquoi, dans ses chroniques au Dalloz, Josserand est aussi peu nuanc, alors quil veille, dans ses tudes ou articles, adopter une position tellement balance quelle peut paratre contradictoire ? Pourquoi, sagissant du contrat, il na pas t aussi rnovateur que ce que lon pouvait attendre de lui ? Plusieurs hypothses explicatives peuvent tre avances, lesquelles ne sont dailleurs pas contradictoires entre elles. Comment peuvent sexpliquer les contradictions releves dans ses crits des annes 1930 ? Certes, il est possible de soutenir que le format de la chronique se prte davantage la polmique et aux formules bien frappes que les grands articles publis dans des revues ou mlanges prestigieux dans lesquels une pense mesure et nuance peut se dployer aisment 43. Mais dautres explications, compatibles dailleurs avec celle-ci, peuvent tre avances. Tout dabord, Josserand naborde, de faon approfondie le droit des contrats que dans la seconde partie de sa carrire, la premire partie tant notamment consacre des travaux sur le droit compar, le droit de la responsabilit, le droit des transports et la thorie des droits subjectifs. Or, partir des annes 1930, Josserand nest plus gure novateur. Non quil renie les thses qui lont rendu clbre, mais il nen produit plus de nouvelles. Ses crits sur le droit des contrats intervenant pendant cette priode, il nest donc pas tonnant quils soient de facture plus classique. Ensuite, Josserand a probablement cherch se dmarquer de ltiquette sulfureuse de socialiste du droit dont Ripert lavait injustement affubl lorsquil a rendu compte, dans la Revue critique de 1929, de son ouvrage De lesprit des droits et de leur relativit44. Il faut garder prsent lesprit la virulente critique que G. Ripert dcoche contre le livre de E. Lvy Le socialisme juridique dE. Lvy45, et lassimilation quil opre entre le socialisme sovitique et la doctrine de Josserand, laquelle constitue une menace pour lordre de nos socits occidentales . Josserand est certes un rnovateur, mais il est aussi une figure acadmique et institutionnelle : il est doyen de la facult de Lyon de 1913 1935, conseiller la Cour de cassation de 1935 1938, a sig plusieurs fois dans des jurys dagrgation (dont une fois en tant que prsident), a t rgulirement consult ou mandat par le Ministre de lducation46 et tait sensible aux honneurs47. On sait quen 1930, certains de ses amis la Cour de

    42D.H.1937,Chron.1.43Cestunedeshypothsesque javais misesdans L. Josserand et lenouvelordre contractuel,Revuedescontrats2003,p.325.44Abusourelativitdesdroits,proposdelouvragedeM.Josserand:Delespritdesdroitsetdeleurrelativit,1927,Rev.crit.lg.jur.1929,p.33;pourlescitationsexactesdesphrasesdeRipertetlarponsedeJosserand,cf.JP.Chazal,RelireJosserand,ouimaissansletrahir!,D.2033,Chron.1777,not.p.1780.Surlemmeouvrage,voir lacritiquenonpolmiquedeH.Capitant,Sur labusdesdroits,RTD.civ.1928,p.365. Josserandsubitgalementdetrsrudesattaques,endroitde laresponsabilitcettefois,de lapartdeP.Esmein,D.H.1934,Chron.,p.53.45Rev.crit.lg.jur.1928,p.21.46Sursacarrireetlafaondassurerlinfluencedesapense,voir:F.AudrenetC.Fillon,LouisJosserandoulaconstructionduneautoritdoctrinale,RTD.Civ.2009,p.39.47 Il est fait chevalier puis officier de la lgion dhonneur respectivement en 1919 et 1933, parmi de trsnombreusesautresdistinctionstantFranaisesqutrangres.

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    cassation lui ont suggr de quitter lcole pour le palais, en lassurant que sa pense tait respecte au plus haut point au sein de la haute juridiction, mais on ignore pourquoi il na pas donn suite cette proposition48. Il est possible dimaginer quil navait pas que des amis et que les insinuations de Ripert sur les colorations socialisantes et la dangerosit de sa pense taient encore dans certains esprits. On ne peut exclure quune ambition institutionnelle lait pouss forcer le trait pour se dmarquer dides qui pourraient tre considres comme proches de celles de la doctrine socialiste et pouvant tre perues par les autorits comme potentiellement dstabilisantes pour la socit. Il lui fallait donner des gages dorthodoxie et de conservatisme pour ne pas effrayer. Il a donc appuy, dans ses brves mais percutantes chroniques au Dalloz, sur les accents les plus conservateurs de sa pense, et notamment dans sa chronique de 1933 sur Le contrat dirig. Evidemment, cette hypothse ne vaut pas pour les chroniques de 1937, puisque Josserand est dj conseiller la Cour de cassation depuis deux ans, sauf penser que cette qualit laurait enferm dans un discours forcment conservateur de lordre tabli. Enfin, et surtout, le contexte politique et social des annes 1930 a srement inquit Josserand, comme dailleurs beaucoup de juristes franais49. Comme beaucoup de juristes universitaires franais, il redoutait plus que tout le dsordre et linscurit. Face, dune part, la monte des fascismes (en Allemagne et en Italie, mais aussi en France : voir les meutes de fvrier 1934 fomentes par lAction franaise) et, dautre part, aux projets rvolutionnaires dextrme gauche et aux troubles sociaux, il a pu prouver le besoin ou la ncessit de modrer lexpression de sa fibre sociale et de son besoin de rnover le droit franais pour ladapter aux nouveaux besoins de la socit. Il est probable que le rpublicain modr qutait Josserand na pu qutre inquit par larrive au pouvoir du Front populaire au printemps 1936 et les mouvements de grve qui lont suivie. Le climat politique, conomique et social des annes 1930 ntant plus celui des annes 1910 et 1920, il a peut-tre prouv le sentiment que son poque avait plus besoin de stabilit que de nouveaut, surtout dans une matire aussi importante que le droit des contrats50. Par ailleurs, partir des annes 1920, la question sociale sest dplace pour devenir une question de lEtat : si celui-ci demeure neutre, comment le progrs social pourrait-il avoir une chance daboutir ? La neutralit rpublicaine nest-elle pas synonyme dimpuissance ?51 Il se serait donc agi, pour Josserand, de maintenir le compromis rpublicain, lequel implique de ne pas rsoudre la tension entre une aspiration au progrs social et la persistance de principes libraux et individualistes issus de la Rvolution. La neutralit rpublicaine, laquelle il croit de plus en plus dans la dernire dcennie de sa vie, le conduit condamner lide mme dun Etat partisan, dun Etat qui reprsenterait, non plus la nation dans son unit, mais une partie de celle-ci contre une autre. Il rentre ainsi dans le rang dune doctrine juridique franaise qui a lhabitude de faire voluer le droit, seulement lorsque cest absolument indispensable pour viter un dsordre social, et uniquement par petites touches techniques en vitant soigneusement les rvolutions thoriques ou les changements de paradigme (au sens de Th. Kuhn). Et comme il sent, dans les annes 1930, un dsquilibre se produire en faveurs des forces sociales et au dtriment des valeurs rpublicaines traditionnelles, il se concentre, dans les chroniques au Dalloz, sur la dfense de ces dernires, sacrifiant ainsi, sur la forme, le souci dquilibre qui caractrise sa pense. En ce sens, Josserand devient, en fin de carrire, un juriste classique. Ripert ne sy est pas tromp lorsquil range Josserand parmi les petits (et non les grands) prophtes de la transformation du droit priv en droit social, en les qualifiant, Demogue et lui, de juristes rsolument conservateurs 52.

    48cf.F.AudrenetC.Fillon,art.prc.49Voir la correspondance de Josserand, transcritepar C. Fillon et verse auxArchives dpartementales duRhne,notammentleslettresde1936et1937,olonconstatebeaucoupdinquitudeetdecritiquescontreleFrontpopulairedelapartdescorrespondantsdeJosserand.Poursapart,PaulRoubiercrit:nousavonslimpressionduneformidabletourmenteencemoment,lettredu21juin1936.50LecontratestpourJosseranduneinstitutiondudroitnaturelquinesauraittrednatureparledroitpositif,saufcourirlerisquedefairesombrernotrecivilisation,cf.Aperugnraldestendancesactuellesdealthoriedescontrats,art.prc.,p.20.51VoirJ.Donzelot,op.cit.,p.159ets.52Lergimedmocratique,n34.

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    En conclusion, si lon sinterroge sur lactualit de la pense de Josserand, sagissant de la question de la protection de la partie faible par le droit, une conclusion paradoxale, tout comme parfois sa doctrine, simpose. Sur le fond, il est encore aujourdhui novateur, car trs peu dauteurs soutiennent la ncessaire gnralisation de la lsion. La vulgate librale est dominante, de sorte que la sanction de la lsion est perue comme une source dinscurit, et la protection des faibles comme incompatible avec lide mme de contrat, laquelle postule la capacit de chacun dfendre ses propres intrts sur un march libre, le juge ntant l que pour veiller lapplication rigoureuse des stipulations. Sur la mthode, en revanche, Josserand est, sur cette question particulire, reprsentatif de la doctrine franaise (Ripert et Duguit mis part) : sil faut faire voluer le droit, cest par le seul emploi de la technique juridique, non par une rupture thorique ou un changement de paradigme, qui impliqueraient un dvoilement de considrations dites extra juridiques : convictions politiques, considrations conomiques et sociales, croyances religieuses, conceptions du monde, etc. Quant aux contradictions qui maillent les publications de Josserand dans les annes 1930, dans le domaine du droit des contrats, elles peuvent sexpliquer par la difficult rencontre par tout rpublicain sensible la question sociale : comment maintenir lgalit des citoyens hrite de la Rvolution, et donc lgalit en droit des contractants, tout en tenant compte des ingalits de fait rvles par ltude de la ralit conomique et sociale ? Comment protger les faibles, sans recrer un droit de classes qui met en pril lunit de la rpublique ? Finalement, dans les annes 1930, Josserand se rapproche de cette gnration de juristes qui, aprs avoir entrouvert la voie dune rnovation de la science juridique (en y faisant pntrer la question sociale, et ce afin de maintenir le compromis rpublicain en recherchant une balance des intrts contradictoires entre une bourgeoisie ayant acquis, depuis 1789, le pouvoir politique qui lui manquait et les pauvres, notamment les ouvriers, dont les aspirations une amlioration de leur condition sociale taient avives par le systme dmocratique fonctionnant sur la base du suffrage universel non censitaire), la referme cause de langoisse des dsordres sociaux, du chaos juridique. Voil ce qui explique, selon Ch. Jamin, que les civilistes franais ont manqu le tournant raliste, quils ont pourtant contribu inspirer aux Etats-Unis53. Contre le sceptique Demogue, Josserand se retrouve donc aux cts de Saleilles, Gny et Ripert pour considrer que les principes traditionnels et les constructions juridiques devaient servir de remde contre lomnipotence du lgislateur et de stabilisateur du droit positif pour viter quil ne se transforme en droit de classe. Il tait donc ncessaire pour Josserand de mettre un terme aux innovations de sa jeunesse, aux ruptures thoriques perturbatrices, afin de consolider ce qui pouvait rester du droit civil classique. Il suit ainsi lavertissement angoiss que lui adresse son ami Jean Appleton, dans une lettre du 6 juillet 1936 : Tes dernires confrences contiennent des vues davenir particulirement suggestives : le refoulement progressif du titre gratuit par le titre onreux ; la substitution graduelle de lide de risque lide de faute, etc. Mais ne sommes-nous pas dj dpasss par les vnements ? Et les colonnes du temple ne vont-elles pas seffondrer sous nos yeux ? Comment nos successeurs rebtiront-ils ? 54. Lanne suivante, le mme Appleton crit Josserand : Le dirigisme devrait sinspirer avant tout de lide de contrebalancer par des mesures de sage quit certains abus de la force que commettent les grandes puissances conomiques lorsquelles sont, dans un contrat, en face de contreparties conomiquement faibles et incapables de rsister.() Mais nallons pas plus loin : le jour o lon aura dtruit la confiance dans la parole donne, dans la valeur des contrats, les relations sociales seront terriblement et peut-tre irrmdiablement troubles (lettre du 1er juin 1937). 53C.Jamin,Lerendezvousmanqudescivilistesfranaisavecleralismejuridique,Droits2010/51,p.137.54CorrespondancedeJosserand,transcriteparC.FillonetverseauxArchivesdpartementalesduRhne.

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