Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

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Master « Lettres, Arts, Sciences humaines et sociales » Mention ‘sciences sociales’ - Spécialité ‘ recherche’ SYSTEMES TERRITORIAUX, AIDE A LA DECISION, ENVIRONNEMENT Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul : l’internationalisation du secteur de la santé au chevet de la justice spatiale ? réalisé à l’UMR 5600 Environnement, Ville, Société de l’Université de Lyon et à L’Observatoire Urbain d’Istanbul (IFEA) Mémoire de Master 1 soutenu le 14 septembre 2012 Par M. Matthieu GOSSE devant la commission d'examen constituée de : Directeurs de mémoire : M. Eric Verdeil (Chargé de recherche, CNRS UMR 5600) M. Jean-François Pérouse (Maître de conférences, Université Toulouse II). Examinatrice : Mme Emmanuelle Boulineau (Maître de conférences, ENS de Lyon) ANNEE 2011-2012

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Master « Lettres, Arts, Sciences humaines et sociales » Mention ‘sciences sociales’ - Spécialité ‘ recherche’

SYSTEMES TERRITORIAUX, AIDE A LA DECISION, ENVIRONNEMENT

Les conséquences territoriales du « Programme de

Transformation de la Santé » à Istanbul :

l’internationalisation du secteur de la santé au chevet de la justice

spatiale ?

réalisé à l’UMR 5600 Environnement, Ville, Société de l’Université de Lyon et à L’Observatoire

Urbain d’Istanbul (IFEA)

Mémoire de Master 1 soutenu le 14 septembre 2012

Par M. Matthieu GOSSE

devant la commission d'examen constituée de :

Directeurs de mémoire : M. Eric Verdeil (Chargé de recherche, CNRS UMR 5600)

M. Jean-François Pérouse (Maître de conférences, Université Toulouse II).

Examinatrice : Mme Emmanuelle Boulineau (Maître de conférences, ENS de Lyon)

ANNEE 2011-2012

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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« Dans toutes les sociétés, la maladie met en jeu des rapports de pouvoir. Elle les exprime

dans les corps à travers les différences entre les individus face aux risques de l’existence ou

aux possibilités de se soigner, qui sont autant de façons d’inscrire physiquement l’ordre

social. Elle les révèle dans l’intervention de ceux que l’on crédite de la capacité de guérir,

qu’ils soient chamanes, marabouts ou médecins, mais aussi dans les relations qui s’instaurent

entre les professionnels de santé et les pouvoirs publics. Elle les dévoile enfin dans la

recherche de réponses collectives, rituels de purification ou programmes de prévention, dont

l’efficacité représente toujours un test pour l’autorité, traditionnelle aussi bien qu’étatique.

Inscription de l’ordre social dans les corps, légitimation de l’action des thérapeutes, gestion

collective de la maladie, trois figures par lesquelles le pouvoir se manifeste. »

Didier Fassin, L’espace politique de la santé: Essai de généalogie.

NB : La photographie de couverture de gauche est extraite du site internet du « Anadolu Healthcare Village » de

Gebze. Celle de droite a été prise par nos soins devant l’hôpital public d’Ümraniye.

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Remerciements

Alors que s’achève (tardivement) cette période de rédaction, je profite de cet espace qui

m’est laissé pour exprimer ma gratitude envers celles et ceux qui m’ont aidé à réaliser ce

travail.

Eric Verdeil, qui a accepté de diriger mes recherches et qui a su m’éclairer et me

conseiller dans mes lectures et dans la réalisation de ce travail.

Jean-François Pérouse, qui a fait preuve de disponibilité pour me faire profiter de sa

grande expertise d’Istanbul et qui m’a orienté sur mon terrain.

Murat Güvenç et son équipe, qui m’ont accueilli avec gentillesse et bienveillance au

centre d’études urbaines de l’Université Istanbul Şehir. Je le remercie de m’avoir fourni de

nombreuses cartes et de m’avoir introduit à ses méthodes de traitement de données.

Julien Paris et Cilia Martin, doctorants à l’IFEA en charge de l’OUI pour cette année. Ils

ont apporté de précieuses réponses à mes interrogations de chercheur débutant.

J’ai également une pensée pour mes amis stagiaires à l’IFEA, Elise, Benjamin, Clément et

Elvan, avec qui j’ai passé d’agréables moments dans la salle des stagiaires de l’OUI et en

dehors. Je remercie aussi mes colocataires stambouliotes Eva, Marine, Salim pour ces trois

mois passés en leur compagnie.

Je n’oublie pas Jules Lacquemanne et Damla Gencel, étudiants en médecine à l’Université

Marmara, qui m’ont permis de mener de riches entretiens avec leurs professeurs.

Moussa et Ronan K., pour leur amitié sans faille et leurs relectures critiques, précises et

constructives.

Gilles Bernard, professeur de géographie de ma khâgne toulousaine, à qui je dois

beaucoup, à commencer par mon intérêt pour la géographie.

Je remercie aussi les nombreux Turcs qui m’ont aidé dans mes enquêtes, mais aussi ceux,

encore plus nombreux, qui n’ont pas pu m’aider mais qui ont été absolument charmants avec

moi. Ces enquêtes de terrain en Turquie, parfois infructueuses, ont toujours été un plaisir.

Enfin, mes dernières pensées vont à mes parents qui m’ont apporté un soutien sans faille

cette année comme depuis le début de mes études et qui m’offrent le luxe de construire mon

parcours librement.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Introduction

« Since we execute the Health Transformation Program in a serious, determined and

careful manner, all of our citizens are able to receive their medication and health care services

without any discrimination, as equal and honorable citizens, from any health institution they

wish. Our hospitals are more modernized now, and this modernization process is continuing

swiftly. »

Recep Tayyip Erdoğan, 20101.

Ces quelques lignes issues de la préface d’un rapport faisant le bilan du « Health

Transformation Program »2 (HTP) montrent combien le Premier ministre semble être satisfait

du bilan de la salve de réformes de la santé lancée par l’AKP (au pouvoir en Turquie depuis

2002) dès 2003 et conduite par le ministre de la santé Recep Akdağ. En creux, cette citation

montre également quelles étaient les insuffisances du système de santé perçues par les Turcs

avant la « Transformation » : inégalité entre les citoyens dans l’accès aux soins, hôpitaux

vieillissants, files d’attentes interminables… En effet, les gouvernements de coalition qui se

sont succédés au pouvoir dans les années 1990 ont tous promis une réforme d’envergure du

système de santé et de protection sociale et ont déçu les attentes des Turcs. L’AKP et les

gouvernements Erdoğan ont fait du HTP la pierre angulaire de leur politique sociale. Il

semble que cet ensemble de réformes ait marqué l’opinion publique. Les Turcs ont choisi de

laisser l’AKP et son premier ministre Erdoğan à la tête du pays lors des élections législatives

de 2007 et 2011. L’objectif annoncé était d’améliorer l’accès aux soins. La protection sociale

était segmentée entre plusieurs caisses publiques de sécurité sociale dont certaines (comme la

SSK) géraient et possédaient directement des structures de soins. En clair, les différentes

catégories de travailleurs (ouvriers, artisans, fonctionnaires) avaient accès à des structures

différentes, les mêmes prestations n’étant pas remboursées de la même manière selon

l’appartenance corporatiste de l’assuré. Au sein de la taxonomie des systèmes de protection

sociale le système turc appartenait à la classe des systèmes « corporatistes inégalitaires »3. Il y

avait ainsi des disparités très marquées entre les différentes caisses publiques qui coexistaient

en Turquie : ces disparités étaient révélées par divers indicateurs (indicateurs de distribution

1Recep Tayyip Erdoğan cité dans AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report

(2003-2010). Ankara, 2010. 2 En turc « Sağlıkta dönüşüm programı ».

3 GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health Services

in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008.

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des ressources sanitaires, temps d’attente au sein des différentes institutions hospitalières). La

réunion de ces différentes institutions au sein de la SGK (Sosyal Güvenlik Kürümü) en 2006 a

mis fin à certaines de ces disparités qui se répercutaient sur l’accès aux soins. Cependant,

« l’accès aux soins » est un concept pluriel qui possède deux dimensions : l’une matérielle,

l’autre sociale4. L’accès aux ressources sanitaires et aux services de santé est une affaire de

droit de l’assuré mais aussi de distance spatiale et de distance sociale. L’accès aux soins

potentiel conditionne mais ne détermine pas intégralement le « recours aux soins »5 effectif

(lui seul influe sur les indicateurs de santé d’une population). Le rapport publié en 20086

faisant un audit des systèmes de santé de l’OCDE est plus nuancé que Recep Tayyip Erdoğan

sur les effets du HTP : « « La Turquie est virtuellement à même d’améliorer l’état de santé

moyen de sa population en continuant de progresser sur la voie de l’équité d’accès aux soins,

notamment dans sa dimension géographique. […] Des mesures devront être prises côté offre

pour renforcer les capacités du système dans la partie orientale du pays et à Istanbul. »

L’équité face au système de soins semble poser question dans l’Est de la Turquie et Istanbul.

L’Anatolie orientale est la région en retard de développement : sous-industrialisation,

pauvreté, stigmates de la guerre civile… Ce sous-développement dans tous les domaines de

l’Anatolie orientale se manifeste dans l’accès aux soins. Il est plus surprenant que le système

de soins couvre l’espace urbain stambouliote d’une manière inégale et inéquitable dans la

mesure où Istanbul a été une des principales bénéficiaires du Programme de Transformation

de la Santé, qui, en tant que réforme néolibérale tend à stimuler le secteur privé afin de mettre

en place une concurrence avec le secteur public, l’Etat ayant alors un rôle de régulateur.

Manifestement, si l’offre publique s’est transformée ces dernières années, les dynamiques de

l’offre de soins les plus spectaculaires ont été le fait d’acteurs privés. Ainsi, selon l’Institut

turc des statistiques (TUIK), Istanbul concentre à elle seule 37% des lits d’hôpitaux privés

(10400 unités) alors que 20% de la population y réside (2011). Le cas stambouliote semble

donc singulier, puisque cette très grande ville concentre l’offre de soins turque alors que

l’accès aux soins n’en en est pas moins inéquitable. Que peut nous dire l’agencement spatial

de l’offre de soins stambouliote sur la réalité socio-territoriale stambouliote et le

fonctionnement de la mégapole ?

4 Entrée « Accessibilité » dans PICHERAL H. Dictionnaire raisonné de géographie de la santé. Montpellier:

Université Montpellier III-Paul Valéry, 2001. 5Ibid.

6OCDE et BANQUE MONDIALE, Examen Des Systèmes De Santé De l’OCDE: La Turquie, 2008.

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Istanbul : Etendue et Hétérogénéité socio-spatiale.

Il importe de poser quelques éléments définitoires de l’organisme urbain qu’est Istanbul

afin de montrer pourquoi la question de la répartition spatiale de l’offre de soins médicaux s’y

pose d’une manière particulière. Le premier élément fortement structurant réside dans les

dimensions d’Istanbul. Le recensement officiel (TUIK) dénombre 13.255.685 habitants à

Istanbul en 2010. Ce nombre fait d’Istanbul une des deux plus grandes villes de Méditerranée

orientale avec Le Caire. Surtout, au vu du manque de fiabilité des statistiques, il semble que

ce nombre soit sous-estimé et qu’il soit plus proche de 14 ou 15 millions d’habitants. Le tissu

urbain stambouliote est, pour l’essentiel, contenu dans une province du même nom dont les

dimensions sont immenses (500.000 ha) mais qui n’est pas entièrement urbanisé : c’est l’aire

de compétence de la super-municipalité d’Istanbul (I )7. Ainsi, la densité de population

globale de la province est de 2484 hab.km2 ; il demeure des espaces ruraux ou forestiers dans

l’espace du Grand-Istanbul ; à l’inverse, le tissu urbain déborde par endroits des limites de la

province. C’est notamment le cas sur les rives de la mer de Marmara à l’extrême Sud-Est de

l’agglomération, dans la province de Kocaeli. Cette immensité pose évidemment la question

de la répartition spatiale de l’offre de soins qui conditionne en partie l’accès aux soins. En

effet, compte tenu des problèmes chroniques de congestion urbaine, il est possible de faire un

trajet de plusieurs heures pour relier deux points éloignés de la « région urbanisée »

stambouliote (150 km séparent Silivri à l’Ouest de Gebze à l’Est). Le nombre d’habitants

d’Istanbul suppose que la gouvernance de l’offre de soins devra faire en sorte d’avoir une

quantité de personnel de santé (médecins, infirmières…) et de ressources sanitaires

matérielles (le nombre de lits notamment) satisfaisantes. Surtout, au vu des dimensions de la

ville, on suppose qu’une gouvernance du secteur devra répartir les ressources sanitaires de

façon à combler les besoins de santé des populations.

Le deuxième caractère marquant de la mégapole stambouliote tient dans sa grande

diversité sociale qui se projette dans l’espace à travers une séparation résidentielle fondée sur

les revenus. Cette diversité et ces inégalités trouvent leurs sources dans la croissance urbaine

stambouliote et dans les modalités de cette urbanisation. Istanbul a connu une croissance

urbaine spectaculaire lors du second 20ème

siècle. En 1923, lorsqu’Istanbul fut dépossédée de

son statut de capitale au profit d’Ankara, la population urbaine était inférieure à un million

d’habitants, le tissu urbain se limitait à la péninsule historique (Fatih), eyoğlu, et les deux

7 « Istanbul uyukşehir elediyesi » : La super-municipalité d’Istanbul.

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petits noyaux urbains de la rive asiatique qu’étaient alors Üsküdar et Kadıköy. Selon les

chiffres officiels cités par Jean-François Pérouse8, en 1950, Istanbul dépassait à peine le

million d’habitants. Le grand saut démographique s’est produit à partir des années 1960,

lorsque l’exode rural anatolien a fait croître considérablement la population stambouliote (des

taux de croissance annuelle supérieurs à 5% entre 1965 et 1975. Ainsi, la population atteint

4,7 millions en 1980, 7,2 millions en 1990 puis 10 millions en 2000. La part de la population

stambouliote dans la population nationale a elle aussi augmenté pour atteindre 18% (2008).

L’expansion spatiale de la ville 9 (qui est supérieure en termes de proportions à

l’accroissement démographique ces 20 dernières années : 95% de l’emprise au sol d’Istanbul

date de l’après 1985) est plus qu’un changement quantitatif : comme le rappelle Jean-François

Pérouse, il est désormais impossible d’avoir une perception sensible de l’ensemble de la ville,

tant celle-ci s’est étalée. Istanbul, dont la population et la superficie ont plus que décuplé en

un demi-siècle a changé de nature. La croissance d’Istanbul s’est faite illégalement : l’afflux

de migrants anatoliens était tel que ceux-ci durent se loger dans des quartiers auto-construits

(dits quartiers de « gecekondus ») aux marges du tissu urbain. Cette urbanisation en l’absence

de la puissance publique fait que les autorités ont toujours un temps de retard sur le front

urbain et ont légalisé (par des amnisties) des quartiers auto-construits reliés aux services

urbains a posteriori. Ainsi, si le plus clair de la production de l’espace urbain stambouliote

s’est fait par l’informel, ces quartiers informels ont connu des destins très divers. Notamment

en fonction des aménités qu’ils proposaient10

, les quartiers informels étaient transformés de

diverses manières. Par le jeu du marché foncier, les terrains sont lotis pour des populations

dont l’appartenance sociale est fonction des aménités que cumule le terrain en question. La

grande ventilation sociale présente à Istanbul se traduit physiquement, dans les paysages, par

les différents types de bâti urbain qui coexistent en ville. Certains travaux, comme ceux de

Murat Güvenç11

, mettent en évidence la segmentation socio-spatiale stambouliote au point

que l’on parle d’une dualité stambouliote, d’une ville habitée par deux sociétés urbaines

distinctes dont les membres respectifs sont finalement peu amenés à se rencontrer. Ces

quelques éléments conditionnent fortement la construction de l’offre de soins stambouliote.

En effet, les ressources sanitaires (fortement centrées sur l’hôpital en Turquie) constituent un

8 PEROUSE J-F. “Istanbul Depuis 1923 : La Difficile Entrée Dans Le 20ème Siècle?” In Istanbul : Histoire,

Promenades, Anthologie & Dictionnaire. Robert Laffont, 2010. 9 Celle-ci est supérieure en termes de proportions à l’accroissement démographique ces 20 dernières années :

95% de l’étalement urbain d’Istanbul est postérieur à 1985. 10

PEROUSE J-F. “L’environnement Comme Ressource Non Partagée Et Comme Révélateur : Géographie

Sociale Et Hiérarchie Des Aménités. Le Cas d’Istanbul.” In Ville Et Environnement. Paris: SEDES, 2006. 11

GÜVENC M. “Mapping Social Istanbul. Extracts of the Istanbul Metropolitan Area Atlas.” In Public Istanbul,

Spaces and Spheres of the Urban. Transcript Verlag, 2008.

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service urbain en soi : comment la puissance publique a-t-elle équipé ou fait équiper des

espaces a posteriori ? La présence de toutes les classes sociales pose question à l’offre de

soins puisque, comme cela a été montré12, selon les niveaux de vie, les affections ne sont pas

les mêmes, la manière dont les différents individus conçoivent ce qu’est la « bonne santé »

varie également. Dès lors coexistent des groupes sociaux dont les besoins de santé ne sont pas

les mêmes : il faudra voir si cette diversité se traduit dans l’offre de soins ou si les

dynamiques récentes de l’offre de soins (produites en partie par le HTP) contribuent au

suréquipement et au surinvestissement dans certains soins médicaux aux dépens d’autres. Si

certaines prestations sont favorisées, peut-on lire ces déséquilibres dans l’espace en parlant

d’espaces suréquipés ou sous-équipés, de pleins et de vides du système de soins ? Egalement,

il semble que les dynamiques actuelles d’internationalisation (promues par l’AKP) d’Istanbul

semblent favoriser les pratiques consuméristes des couches supérieures de la société tandis

que l’accès aux services urbains de base est mis à mal. Or, le secteur de la santé peut être les

deux à la fois : il peut se prêter à la consommation ostentatoire (c’est le cas de la chirurgie

esthétique) mais n’en est pas moins un service urbain indispensable à la santé publique. La

santé est perçue par les populations comme une sorte de droit premier dont la puissance

publique doit garantir la qualité et l’équité. L’offre de soins médicaux (notamment l’hôpital

qui est le maillon le plus visible et emblématique du système de soins en ville13) est un

service urbain. Cependant, la santé est également un domaine qui suppose des investissements

lourds (que la puissance publique ne peut ou ne souhaite pas toujours assumer

complètement) mais qui permet des profits importants. Les couches supérieures tendent

souvent à chercher à se distinguer du reste de la société en ayant des pratiques de

« consommation de biens de santé » différentes du reste de la population. Dans la mesure où

Istanbul concentre une grande diversité sociale, nous explorerons cette tension entre une offre

de soins médicaux perçue comme service urbain indispensable et des pratiques de santé

devenant un moyen de plus de se distinguer du reste de la population urbaine, ce dans une

perspective consumériste.

12

Sur le modèle de la Transition Démographique, Omran montre qu’il existe une corrélation entre le stade de

développement d’une population et les pathologies qui les touchent. OMRAN A.R. “The Epidemiologic

Transition: A Theory of the Epidemiology of Population Change.” The Milbank Memorial Fund Quarterly 49,

no. 4 (1971): 509–538. 13

Voir à ce sujet l’ouvrage peu cité de Jean Labasse, dont la lecture nous a fortement stimulé. LA ASSE J.

L’hôpital et la ville Géographie hospitalière. Actualités scientifiques et industrielles 1397. Paris: Hermann,

1980.

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Positionnement de recherche : Une géographie de l’offre de soins médicaux à Istanbul

Nous avons vu en quoi la question de la répartition des ressources sanitaires se posait

d ‘une manière singulière à Istanbul en raison de l’étendue de la ville et de sa grande diversité

sociale. Il importe maintenant d’opérer une clarification quant aux concepts qui ont servi de

cadres à notre réflexion. Cette étude se situe dans le champ de la géographie de la santé en ce

qu’elle propose une étude de la répartition de l’offre de soins en ville. La géographie de la

santé se définit comme la synthèse et l’aboutissement de la géographie des soins (étudiant la

répartition spatiale des ressources sanitaires) et de la géographie des maladies (étudiant les

facteurs environnementaux conditionnant la répartition des différentes pathologies dans

l’espace)14. Une des démarches fondamentales de la géographie de la santé est de montrer en

quoi l’espace conditionne les faits de santé mais également de montrer comment l’état de

santé d’une population tend à transformer l’espace et à créer des différenciations spatiales.

Après avoir connu une approche très biomédicale et tropicaliste avec Max Sorre lors du

premier 20ème

siècle, la géographie de la santé en France a pris de nouvelles orientations au

cours des années 198015 en intégrant davantage les questions d’offre de soins puisque l’accès

aux soins médicaux fait partie des déterminants de la santé humaine et constitue donc un

enjeu de santé publique tout à fait premier16. La géographie de la santé, en tant que branche

de la géographie des populations, tend le plus souvent à expliquer la distribution de faits de

santé (comme des pathologies) et les variations des indicateurs de santé par des données

environnementales, physiques et sociales 17 , ce dans une démarche systémique 18 . Bien

souvent, les publications ou chapitres d’ouvrage consacrés à une géographie des soins

cherchent à établir une dialectique entre distribution des soins et distribution des pathologies,

l’offre de soins (sa nature, sa hiérarchie, sa répartition spatiale) étant envisagée en tant que

déterminant de la santé des populations. Une telle approche n’était pas envisageable à Istanbul

14

Entrée « Géographie de la santé » in PICHERAL H. Dictionnaire raisonné de géographie de la santé.

Montpellier: Université Montpellier III-Paul Valéry, 2001. 15

PICHERAL H. “Risques Et Inégalités De Santé : De La Salubrité à L’équité.” Hérodote N°92, 1er Semestre,

Santé Publique Et Géopolitique, no. 92 (1999): 192. 16

« La protection de la santé est assurée par la mise en place de dispositifs de nature très variée […] Mais il va

de soi que l’accès à la prévention médicalisée et aux soins est une condition essentielle du développement de la

santé publique. » TABUTEAU D. et MORELLE A. La Santé Publique. Presses Universitaires de France - PUF,

2010. 17

A ce titre, une grande partie des publications de géographie de la santé s’attachent à décrire et expliquer la

distribution d’une pathologie ou fait de santé au sein d’un territoire donné, celui-ci s’inscrivant souvent à

l’échelle régionale. 18

« La géographie de la santé est l’étude descriptive et explicative des disparités spatiales de santé. Elle identifie

et hiérarchise pour chaque type d’unité spatiale, les facteurs de risque pour la santé. » Gérard Salem, “Santé

(Géographie De La),” in LEVY J. et LUSSAULT M. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés.

Belin, 2003.

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dans le cadre de ce travail de recherche. En effet, compte tenu du peu de fiabilité des

statistiques de santé (lorsque celles-ci existent : il est impossible d’en obtenir à l’échelle infra-

urbaine) et des difficultés à obtenir ces données (qui peuvent être considérées comme

stratégiques), il était impossible d’obtenir des données de santé fiables et précisément

spatialisées. De nombreux travaux de géographie de la santé reposent sur un travail d’enquête

important, comme c’est le cas des données collectées par Gérard Salem à Pikine19. Les

dimensions d’Istanbul sont telles qu’un travail d’enquête systématique (porte-à-porte) aurait

été peu signifiant tant le terrain d’enquête aurait été restreint. Egalement, si la recherche en

géographie de la santé a déjà choisi des objets d’études urbains, les villes étudiées (souvent

des villes d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique subsaharienne) ont été soit choisies dans des Pays

En voie de Développement (PED) ou bien dans des pays développés. Moins d’études ont été

consacrées à des villes de Pays émergents qui présentent des formes particulières. En effet, les

Pays émergents ne connaissent ni le dénuement des Pays les Moins Avancés mais n’ont pas

non plus d’un Etat-Providence achevé qui offre une protection sociale à tous. Ces pays ont

des exclus du système de protection sociale mais comportent également des couches

supérieures exigeantes en matière de santé dont les membres sont assez nombreux pour attirer

les investissements de santé internationaux. Le champ de la santé en Turquie a été

relativement peu abordé par les sciences sociales. Quelques publications proposent une

approche SIG de certains faits de santé dans une démarche proche de l’épidémiologie20.

D’autres se situant dans le champ de la sociologie et des sciences politiques nous ont

d’avantage intéressé. Ainsi, Asena Günal fait le lien entre l’accès aux services de santé (qui

passe par la cotisation à une caisse de sécurité sociale) et la citoyenneté : cotiser et avoir accès

aux soins ne permet pas seulement d’être en meilleure santé, c’est aussi être pleinement

intégré à la société urbaine et à la communauté nationale (par le biais du système de

protection sociale)21. Si l’on va plus loin, on peut avancer que l’accès aux soins est une

condition sine qua non du Droit à la ville22. On ne peut pas exercer ce Droit lorsque l’on est

en mauvaise santé. L’hôpital est plus qu’un lieu de soins, c’est un espace public qui possède

une spatialité propre23 et qui est un lieu où se rencontrent les urbains de toutes les couches

19

SALEM G. La santé dans la ville géographie d’unpetit espace dense Pikine (Sénégal). Hommes et sociétés.

Paris: Karthala ORSTOM, 1998. 20

ULUGTEKIN S., ALKOY S., et SEKER D. “Use of Geographic Information Systems in an Epidemiolgical

Study of Measles in Istanbul.” The Journal of Internation Medical Research, no. 35 (2007): 150–154. 21

GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health

Services in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008. 22

LEFEBVRE H. Le Droit à la ville. 1. Paris: Editions Anthropos, 1968. 23

LUSSAULT M. “Ville, santé et politique sanitaire.” In La Ville et l’urbain: l’état des savoirs. Editions La

Découverte, 2000.

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sociales confrontés aux aléas de l’existence. Ainsi, la démarche que nous souhaitons mener

renverse la perspective qui consiste à étudier l’offre de soins en tant que déterminant (parmi

d’autres) de la santé publique. S’il l’est indéniablement, l’offre de soins et son agencement

seront considérés comme le produit de l’interaction de plusieurs acteurs qui contribuent à

construire un dispositif sanitaire à Istanbul. Les dynamiques de l’offre de soins produisent de

l’espace urbain. Il s’agira de voir comment les transformations urbaines et les dynamiques de

l’offre de soins sont couplées.

Problématisation et hypothèses

En quoi est-ce que les dynamiques de l’offre de soins révèlent et catalysent les disparités

et tensions socio-territoriales présentes dans l’espace stambouliote ? En quoi est-ce que la

dualité socio-spatiale stambouliote est accentuée par un système de soins à deux vitesses ?

Hypothèse 1 :

Notre première hypothèse consiste à montrer en quoi cette « Transformation » du secteur

de la santé turque est liée aux différentes dimensions de la « Transformation urbaine »

stambouliote. C’est le même terme (« Dönüşüm ») qui est employé pour ces deux cycles de

réformes qui changent radicalement leurs secteurs respectifs et sont toutes deux conduites par

l’AKP à des échelles de décision différentes. La Transformation de la santé turque mise en

place par le gouvernement semble s’inscrire en tous points dans les dynamiques actuelles de

la ville d’Istanbul (fortement conditionnées par le néolibéralisme), favorisées par la super-

municipalité. Les différents processus de ségrégation socio-spatiale déjà étudiés à Istanbul

étant confirmés et accentués par ces réformes. Il semblerait que la Transformation de la Santé

faite et annoncée pour améliorer l’équité face au système de soins de l’ensemble de la

population soit cadrée pour favoriser Istanbul en tant que mégapole qui attire les capitaux et

les grands groupes privés du secteur de la santé. Cette volonté d’attirer les investissements

s’inscrit dans les politiques urbaines néolibérales par lesquelles Istanbul souhaite se

positionner comme ville mondiale.

Hypothèse 2 :

L’internationalisation de la santé stambouliote est le phénomène le plus marquant de la

dernière décennie. Cette internationalisation a des dimensions diverses : volonté du

gouvernement de progresser dans les classements fondés sur les indicateurs de santé de

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l’OCDE, financement des réformes par des institutions internationales (FMI et anque

Mondiale) favorisant la libéralisation des systèmes de santé et de protection sociale, discours

visant à attirer les investisseurs transnationaux, mise en place d’une filière de tourisme

médical… Cette internationalisation du secteur de la santé pose une question d’échelles. Nous

pouvons postuler que les investisseurs internationaux ont tendance à choisir leurs

implantations afin d’engranger des bénéfices : cet appel à l’international se ferait donc au

détriment de l’équité face aux soins (annoncée par Erdoğan) et de la santé publique. Ce

décalage scalaire produirait un découplage entre besoins de santé et offre de soins.

Localement, il produirait également un découplage entre l’établissement hospitalier et son

environnement immédiat.

Note sur la méthodologie employée et les limites de la recherche

Les résultats exposés ci-après ont été obtenus au cours de trois mois de stage à l’IFEA

entre février et mai 2012. La première limite à mon travail réside dans le fait que si la

Transformation de la Santé a commencé il y a presque 10 ans, le processus de réformes est

encore en cours. De plus, ces réformes mettent en jeu des temporalités différentes : le temps

législatif n’est pas le temps des mutations de l’offre de soins, enfin les indicateurs de santé et

de développement ont une force d’inertie encore plus importante que les indicateurs d’offre

de soins, d’autant plus que le système de soins n’est qu’un déterminant parmi d’autres de la

santé publique. Compte-tenu des dimensions de l’objet étudié, il était vain de tenter de mener

un travail d’enquête systématique auprès des patients pour créer des données. Notre faible

niveau de turc rendait impossible tout entretien avec les patients. Cependant, de nombreux

acteurs du secteur de la santé parlent l’anglais, de nombreux rapports sont rédigés en anglais.

Compte-tenu de cette contrainte, nous nous sommes tournés vers une étude de l’offre de soins

et de sa gouvernance plus que vers un travail tourné vers le point de vue des patients. Le

travail de terrain a principalement consisté en un travail d’observation du fonctionnement

spatial de différents types de structures de soins, principalement des hôpitaux. Egalement,

nous avons mené des entretiens avec des acteurs ayant des rôles divers au sein du système de

soins. Il faut cependant noter qu’il a n’a pas été possible d’obtenir des rendez-vous officiels

avec des responsables dépendant du Vali (le Sağlık Müdürlüğü est un service du préfet qui

dépend lui-même directement d’Ankara) dont dépend l’essentiel de l’offre de soins publique

stambouliote. Les informations dont nous disposons à propos des autorités proviennent soit

des autres acteurs interviewés, soit des nombreux rapports publiés sur le site du ministère de

Page 13: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 12 -

la Santé. Les entretiens ont été menés d’une manière souple : le questionnaire sollicitait

l’interviewé sur certains points précis, nous n’hésitions cependant pas à sortir de cette trame

pour obtenir des informations au fil de la discussion. Enfin, nous avons consacré beaucoup de

notre temps à collecter des données d’offre de soins que nous avons croisées pour créer des

tables statistiques afin de les représenter cartographiquement.

La progression de notre réflexion s’inscrira dans une démarche multi-scalaire. En effet,

notre idée directrice est de montrer que l’internationalisation du secteur de la santé tend à

produire des conflits d’échelles. Les enjeux d’offre de soins en Turquie se posent à toutes les

échelles. La Transformation de la santé est une initiative s’inscrivant à l’échelle nationale.

Cette Transformation tend à en appeler à l’international pour résoudre des enjeux d’accès aux

soins qui se posent à l’échelle loco-régionale, celle de la pratique quotidienne des citoyens

Turcs.

Un premier moment de notre réflexion sera dédié à un état des lieux des politiques de

santé à l’échelle nationale. Cette partie sera l’occasion de rappeler la nature de la réforme, sa

genèse et les lignes idéologiques qui l’inspirent. De même, elle permettra de déterminer

quelle est la structure et la hiérarchie de l’offre de soins en Turquie. Ces deux points

permettront de situer en quoi Istanbul est un cas tout à fait particulier dans les dynamiques de

l’offre de soins. Un deuxième moment permettra d’étudier les dynamiques de l’offre de soins

stambouliotes mais surtout d’identifier quels sont les acteurs qui interagissent pour créer cet

agencement particulier du système de soins. Il sera notamment montré que les différents types

d’hôpitaux constituent des dispositifs spatiaux différents. Enfin, nous nous intéresserons plus

précisément aux dynamiques de l’offre de soins dans quatre arrondissements stambouliotes

(Üsküdar, Kadıköy, Ataşehir, Ümraniye) que nous avons choisis en ce qu’ils semblent être

exemplaires de ces dynamiques de l’offre de soins qui construisent un système de soins à

plusieurs vitesses.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 13 -

Première partie : Le secteur de la santé stambouliote

dans le système de santé turc

Si les mutations du système de soins stambouliote sont perceptibles à l’échelle de la

pratique quotidienne, la constitution de l’offre de soins stambouliote dépend, elle, de

dynamiques nationales et premièrement des lois qui organisent et structurent le système de

santé. La « Transformation de la santé », décidée à Ankara par le gouvernement AKP et

lancée en 2003, concerne l’ensemble du territoire national. Cette partie constituera un état des

lieux du système de santé turc et de ses récentes mutations. Cette mise en perspective à

l’échelle nationale a pour objectif de montrer en quoi Istanbul, bien qu’hyper-représentative

de la Turquie, y est aussi une exception. Un premier moment sera consacré aux réformes

récentes du système de santé en Turquie. Un second moment étudiera les conséquences de ces

réformes sur l’offre de soins en dressant un panorama de l’offre de soins médicaux en Turquie

et de ses diverses évolutions depuis une dizaine d’années.

A- Le « Health Transformation Program » : les mutations du système de

santé et de protection sociale en Turquie depuis 2003

Les deux dernières constitutions turques (1961 et 1982) ont une vision ambitieuse de ce

que doivent être les responsabilités de l’Etat en matière de santé publique et d’accès aux

soins. Selon l’article 49 de la constitution de 196124 25: « « The state is responsible to assure

that everyone lives in good physical and mental health, and to provide medical care. » L’Etat

endosse ainsi une responsabilité et, en accord avec les normes internationales26, adopte une

conception extensive de ce qu’est la « bonne santé ». Cet article mentionne les deux échelles

d’action de l’Etat dans le domaine de la santé : la santé publique (qui a pour but de préserver

et améliorer la santé de la société en tant que corps biologique) et le système de soins

médicaux (dans lequel l’individu est en relation avec le système de santé). Depuis 1963, les

gouvernements au pouvoir en Turquie ont tous promis la mise en place d’une couverture

sociale universelle. Les attentes suscitées par ces ambitions ont longtemps été déçues,

notamment au cours des années 1980 et 1990. De fréquents scandales éthiques (patients

24

Extrait de la Constitution de la république de Turquie de 1961 cité dans BERTAN M. Population Issues in

Turkey: Policy Priorities. Hacettepe University, Institute of Population Studies, 1993. 25

La Constitution de 1982 reprendra, à quelques nuances près, les mêmes dispositions. 26

Dans la charte constitutive de l’OMS signée en 1946 à San Francisco, la santé est définie comme « un état de

complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou

d’infirmité.»

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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décédés parce qu’ils ne pouvaient pas payer les soins, patients retenus « en gage » plusieurs

semaines à l’hôpital tant qu’ils ne régleraient pas leurs soins27) ont créé et entretenu un

climat de méfiance vis-à-vis des médecins et du système de santé. La vétusté et les longues

files d’attente des hôpitaux SSK28 étaient un véritable marronnier pour la presse.

De cette distorsion entre les ambitions affichées et la réalité est née une attente forte d’une

grande réforme de la santé. Asena Günal propose ainsi une lecture des trente dernières années

de l’histoire politique turque sous le prisme de la santé29 . Les deux grandes séquences

politiques (la décennie du Parti de la Mère Patrie (« ANAP » : 1983-1993) et celle des

gouvernements de coalition (1993-2002) ayant précédé la décennie AKP se sont achevées en

partie à cause du mécontentement de l’opinion vis-à-vis du système de santé. L’AKP qui

réforme le système de santé depuis 2003 parvient à se maintenir au pouvoir en partie car elle a

réussi à séduire les différentes composantes de l’opinion par sa politique sociale et notamment

la Transformation de la santé.

1) La fin du système corporatiste inégalitaire : l’unification de la couverture sociale et des

hôpitaux publics

Avant 2003, le système de santé turc se distinguait par sa segmentation. En effet, selon le

type d’emploi que les citoyens occupaient, ceux-ci dépendaient de caisses de sécurité sociale

séparées, et n’avaient pas droit aux mêmes prestations. Jusqu’à la mise en place du HTP, le

secteur public n’était pas homogène mais pluriel. En effet, les différentes caisses publiques

donnaient accès à des prestations très contrastées émanant de pourvoyeurs de soins différents

tant et si bien que cette diversité des caisses publiques favorisaient des classes de citoyens

privilégiés au détriment du reste de la société. Comme nous l’analyserons plus loin, le

système de soins était et demeure fortement hospitalo-centré, on peut ainsi définir les

différents groupes d’assurés par les hôpitaux au sein desquels ils pouvaient être remboursés.

Les actifs de la fonction publique (et leurs ayants droits directs, c’est-à-dire leurs familles)

adhéraient au Memur Sağlık tandis que les retraités adhéraient au Emekli Sandığı. Les

27 A ce sujet, voir les diverses anecdotes sordides rapportées dans la thèse d’Asena Günal. GÜNAL A. “Health

and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health Services in Republicain

Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008. 28

Les hôpitaux SSK appartenaient à la sécurité sociale destinée aux ouvriers et aux employés qui représentaient

plus de 40% des assurés avant la fusion des différentes caisses de sécurité sociale. Ces hôpitaux manquaient de

moyens, d’équipement et de personnel. 29

GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health

Services in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 15 -

fonctionnaires, actifs ou retraités faisaient figure de privilégiés dans l’ancien système

puisqu’ils avaient accès aux hôpitaux d’Etat (Devlet hastanesi) ainsi qu’aux hôpitaux

universitaires qui disposaient de nombreux lits (à Istanbul notamment) et jouissaient d’une

excellente réputation. Certains ministères possédaient leurs propres structures de soins 30 ,

chaque ministère souhaitant conserver ces structures de soins indépendantes du ministère de

la Santé comme des avantages en nature réservés à leurs ressortissants. Les assurés ağ-Kur,

commerçants, artisans et professions libérales, moins nombreux, ont des droits comparables

aux fonctionnaires actifs et retraités (à part que l’accès aux hôpitaux universitaires est plus

contraignant). Ces deux groupes qui faisaient figure de privilégiés ont aussi théoriquement

accès aux hôpitaux SSK mais ne les fréquentent pas ou peu.

Figure 1 : Un exemple d’article de presse consacré à l’attente dans les hôpitaux SSK. (Source :

Archives presse de l’OUI, 2003).

Les ouvriers du secteur public et les employés du secteur privé souscrivaient à la SSK31,

organisme de sécurité sociale qui possédait ses hôpitaux et rémunérait elle-même son

personnel de santé. Les assurés SSK n’avaient accès qu’aux hôpitaux SSK (sauf autorisation

administrative de transfert : le Svek) et apparaissaient comme les citoyens les plus défavorisés

de l’ancien système de soins puisque les temps d’attente étaient beaucoup plus longs tandis

que la durée moyenne d’une consultation était plus courte32. Enfin, il existait des assurances

privées (parfois directement liées à des hôpitaux privés) qui passent des accords avec des

cliniques privées. Les prix d’adhésion étant proportionnels au service proposé.

30

Nombre de ces hôpitaux dépendaient du ministère de la Défense mais pas seulement, à Istanbul et Ankara on

pouvait par exemple trouver des « TCDD Hastanesi » (hôpitaux destinés aux cheminots) ou des « PTT

Hastanesi ». 31

Sosyal Sigortalar Kurumu : « Agence de Sécurité Sociale. » 32

Au cours d’un de nos entretiens, un médecin nous a confié qu’il lui était arrivé d’avoir soigné 100 patients en

une journée lorsqu’il exerçait dans un hôpital SSK stambouliote.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 16 -

Graphique 1. Source : Statistiques SGK reprises par Robert Holcman33

.

Ce système segmenté de protection sociale était un système d’inspiration bismarckienne

en ce qu’il se finançait sur la base de cotisations sur le travail34. Or, selon l’OCDE35 (2002),

près de 50% des travailleurs Turcs travaillent dans le secteur informel (30% en zone urbaine,

70% dans les espaces ruraux). Toute une part de la population ne payait pas de cotisation et

n’avait donc aucune sécurité sociale. Pour lutter contre l’exclusion, divers filets de sécurité

ont été mis en place. A l’échelle nationale, le dispositif de la carte verte (1992) permet aux

plus démunis d’accéder aux hôpitaux du ministère de la Santé. Contrairement aux assurances

préexistantes, ce système était financé par une taxe touchant l’ensemble de la population.

Cependant, la carte verte n’est délivrée qu’après une enquête (le muhtar, l’élu de quartier, ou

le chef du village recommande aux autorités provinciales les éventuels bénéficiaires), le

bénéficiaire devant « prouver » qu’il n’a pas les moyens de cotiser à la caisse d’assurance

sociale. 9 millions de personnes bénéficiaient de la carte verte en 2009, soit 14% de la

population36. Bénéficier de la carte verte est une condition précaire puisque d’une année sur

l’autre, le gouvernement peut réviser les critères d’attribution : le nombre de cartes vertes a

été divisé par deux entre 2003 et 2004 (mais l’assiette des remboursements a été élargie). Le

gouvernement est en train de supprimer ce dispositif (2012). Il profite notamment des

33

HOLCMAN R. L’accueil Des Populations Précaires Dans Les Hôpitaux Turcs: Atomisation De La Protection

Sociale Et Fractionnement De L’offre Hospitalière. Paris: Assistance publique-Hôpitaux de Paris; Ministère de

la fonction publique, Mai 2003. 34

PALIER B. La Réforme Des Systèmes De Santé. Édition revue et corrigée. Presses Universitaires de France -

PUF, 2008. 35

OCDE. OECD Economic Surveys: Turkey 2002. OECD Publishing, 2003. 36

KARADENI O. “Extension of Health Services Coverage for Needy in Turkey : From Social Assistance to

General Health Insurance” presented at the 6th international policy and research conference on social security,

Luxembourg, September 29, 2010.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 17 -

scandales liés aux abus de ce système afin de mettre en doute l’utilité et l’efficacité de ce

dispositif. Pourtant, il semble que 84% des détenteurs d’une carte verte soient dans les trois

groupes de revenus les plus bas37. Des dispositifs plus locaux, comme des fonds de solidarité

locaux ou des structures de soins mis en place par les municipalités sont accessibles aux plus

démunis. Ces différents dispositifs sont un amortisseur social important qui ne concerne

cependant que les populations vivant dans des villes importantes.

Photographie 1 : Deux pharmacies de la Siraselviler Caddesi: les différentes caisses de

sécurité remboursées dans ces officines étant visibles en vitrine.

Ce système était un système à trois vitesses puisque selon l’appartenance corporatiste de

l’assuré (qui est corrélé à sa classe sociale), celui-ci avait accès à des structures de soins

différentes. Le Graphique 1 montre que la population stambouliote peut être découpée en trois

tiers : ceux qui dépendent des filets de sécurité (nationaux ou locaux), les assurés défavorisés

(SSK), les assurés privilégiés du système de santé. On observe un double-fossé, premièrement

entre les personnes couvertes et celles qui ne le sont pas, puis deuxièmement entre les assurés

privilégiés par le système et les autres. Or, comme l’a fait remarquer Asena Günal dans sa

thèse, les mécanismes de solidarité sont, dans une société, des vecteurs premiers de

citoyenneté : « The fragmented health care system in Turkey created a hierarchy of access and

accordingly citizenship. By means of different security systems the state established

differential relationships with its citizens, dividing them along the lines of their affinity with

the state and their employment status. » 38 Ainsi, pour les populations non-couvertes,

37 Ibid. 38

GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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l’exclusion du système de protection sociale vient souvent se superposer à de l’exclusion

socio-spatiale puisque les populations dépendant des filets de sécurité résident souvent dans

les espaces ruraux ou les quartiers informels des espaces urbains, et notamment des grandes

villes. Si l’exclusion du système de soins pénalise la santé des individus concernés, elle

dépasse ce cadre purement sanitaire puisqu’elle contribue à produire une sous-citoyenneté.39

Ainsi, l’AKP a centré le HTP sur les rapports entre caisses de sécurité sociale et

pourvoyeurs de soins, en tentant d’abattre les barrières entre les différents secteurs publics.

Dans les différents rapports consacrés à l’avancement du HTP, le ministre de la santé présente

ses mesures comme des réformes morales. On sait que les fréquents scandales liés à la

déontologie au sein des hôpitaux avaient marqué l’opinion. Ainsi, la toute première mesure

annoncée en 2003 concernait l’éthique et supprimait la possibilité pour les hôpitaux de retenir

« en gage » une personne qui ne pouvait pas payer ses soins40. De même, le gouvernement a

souhaité faire passer la mesure-phare du HTP comme une mesure morale en proclamant très

solennellement « l’abolition de la Discrimination dans la Santé » : la réunion de tous les

hôpitaux publics (à l’exception des hôpitaux universitaires et militaires) dans le giron du

ministère de la Santé. Cette réunion se double de la création de la SGK, l’agence de sécurité

sociale réunissant les anciennes caisses publiques. La réforme rassemble en même temps les

caisses de remboursement et les structures de soins. Si cette union fut votée en 2006, il fallut

attendre 2008 pour que la fusion fut effective. Cette réforme corrige surtout une forte inégalité

et répartit les assurés SSK sur l’ensemble des pourvoyeurs de soins publics. Si l’on compare

les Graphiques 1 et 2, on remarque que plus d’un tiers des assurés turcs ne disposaient que de

17% des lits d’hôpitaux alors que le tiers des assurés privilégiés par le système de santé

jusqu’en 2003 avaient un accès privilégié à 74% des lits d’hôpitaux du pays. Cette fusion a eu

pour effet immédiat de désengorger les hôpitaux SSK et de répartir ce trop-plein de patients

sur l’ensemble des hôpitaux désormais sous la tutelle du Ministère de la Santé41 . Nous

verrons si l’abolition des cadres juridiques produisant cette segmentation sociale a amélioré

l’équité entre les citoyens face au système de soins où si les dynamiques produites par le HTP

ont provoqué une segmentation de fait.

Services in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008. 39

Ibid. 40

« We put an end to being held in pledge. » in AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program :

Evaluation Report (2003-2010). Ankara, 2010. 41

VAROL N., et SAKA O. “Health Care and Pharmaceutical Policies in Turkey After 2003.” Eurohealth 14, no.

4 (2008).

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Graphique 2. Source : TUIK.

2) Le HTP : l’internationalisation du secteur de la santé turc.

L’autre aspect de cette réforme est que tous les hôpitaux publics, dont le statut a été

harmonisé, peuvent désormais être mis en concurrence, dans une compétition où hôpitaux

publics et hôpitaux privés sont autonomes (en termes de finances et de gouvernance). Aux

yeux du gouvernement, appeler aux investissements du secteur privé permet de faire

augmenter les ressources sanitaires et de mettre en place une compétition permettant à tous les

acteurs d’améliorer la qualité de leurs services, l’Etat jouant un rôle d’arbitre et de régulateur

de cette compétition : « Public hospitals compete with the private sector for service provision,

which increases the quality of service. »42

Cet appel au secteur privé est le deuxième trait

fortement structurant du HTP. Cette volonté de mettre en place une « saine compétition »

entre tous les pourvoyeurs de soins rattache le HTP au champ du néolibéralisme. Il semble

que ce néolibéralisme appliqué au secteur de la santé soit mis en place par une

internationalisation à tous les niveaux du secteur de la santé. Le HTP s’inscrit dans un

contexte de « crise de l’Etat-Providence » qui questionne tous les systèmes de santé et de

protection sociale existants43

. L’AKP prône que l’Etat se retire de certains secteurs et de

confier les investissements au secteur privé . Le secteur privé de la santé était relativement

peu présent en Turquie avant 2003, le gouvernement a souhaité développer l’offre de soins

par le biais du secteur privé. Il suit en cela à la lettre les recommandations du FMI et de la

42

AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report (2003-2010). Ankara, 2010. 43

Selon l’économiste Gosta Esping-Andersen, on peut attribuer cette crise à trois phénomènes : le vieillissement

de la population, la hausse de l’instabilité familiale (les individus dépendants sont de moins en moins pris en

charge par la solidarité familiale et se retournent donc vers la solidarité nationale), les progrès technologiques

qui construisent une médecine moderne de plus en plus coûteuse. GÜNAL A. “Health and Citizenship in

Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health Services in Republicain Historical Context”.

OĞA UNIVERSIT , 2008.p.15.

Page 21: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 20 -

Banque mondiale pour les Pays émergents qui consistent à « étendre la couverture sociale en

accentuant les logiques de marché »44

. Cependant, la couverture sociale universelle prônée par

le FMI et la Banque mondiale est certes une couverture pour tous mais les prestations

remboursées sont minimales. L’AKP n’a pas de mal à se mettre au diapason des orientations

néolibérales du FMI et de la Banque mondiale puisque son idéologie « islamique modérée »

prône l’ouverture économique et le libéralisme. Selon Levent Ünsaldi, l’AKP (Parti de la

Justice et du Développement) conçoit le développement (kalkinma) comme une « entrée dans

la modernité marchande.» Dans les discours politiques turcs, les différences entre une

orientation purement néolibérale et le libéralisme AKP sont très mineures et souvent d’ordre

purement rhétorique : l’islam politique turc a tendance à apporter un saupoudrage de morale

religieuse à des politiques néolibérales mises en place comme ailleurs45

. Egalement,

l’alignement sur les orientations des institutions internationales a permis au gouvernement

turc d’obtenir des prêts de la Banque Mondiale pour financer la Transformation. La Banque

Internationale pour la Reconstruction et le Développement (la BIRD, qui est une institution de

la Banque mondiale, a accordé un prêt de 8,1 milliards de dollars à la Turquie46

). Ainsi, si le

HTP s’inscrit dans un contexte socio-politique national, il est l’application de modèles

internationaux (promus par le FMI et la Banque Mondiale) financé avec des fonds

internationaux47

.

La mise en place de cette compétition est passée par une stimulation de l’offre de soins

privée. Le gouvernement a tenté de capter les investissements des groupes internationaux de

la santé d’une part en prenant des mesures incitatives favorables au secteur privé, d’autre part

en menant une campagne de communication à leur adresse. Parmi les lois incitatives, on peut

noter la régulation des prix des hôpitaux privés désormais conventionnés. Les hôpitaux privés

sous contrat avec la SGK48 peuvent imposer des surcoûts pour les patients allant de 20 à 100

TL49 (selon les hôpitaux) pour des consultations simples (la SGK remboursant au patient le

tarif d’une consultation dans le public). Si les communicants du ministère de la Santé

annoncent que cette mesure a pour effet d’ « ouvrir les portes des hôpitaux privés à tout le

44

Ibid p.16. 45

ÜNSALDI L. “Les Conceptions Du Développement En Turquie.” Tiers Monde 204, no. 4 (2010): 165. 46

BIRD, Turkey-World Bank Partnership : Some Highlights and Results, World Bank Results (Banque

mondiale, 2010). 47

« The World Bank was involved in this Program at various stages : policy advice, technical assistance and

lending. » KARTAL F. “Privatized Citizenship: Transformation of Health Care Policies in Turkey.” Review of

Public Administration 42 (Juin 2009). 48 90% des hôpitaux privés seraient conventionnés avec la SGK selon Hüseyin Cät, Entretien avec Hüseyin Cät,

médecin spécialiste à l’hôpital allemand. 49 Soit entre 10 et une cinquantaine d’euros.

Page 22: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 21 -

monde »50, on peut cependant douter que l’ensemble des citoyens turcs puisse financer de leur

poche ces surcoûts : seules les populations les plus aisées auront donc les moyens de choisir

librement de se faire soigner à l’hôpital public ou dans une structure privée. On peut déjà voir

que la « compétition » entre les hôpitaux pour attirer les patients est de fait une concurrence

pour attirer les patients solvables. Le plus souvent, les surcoûts payés de la poche du patient

(« out-of-pocket payments ») sont pris en charge par des mutuelles privées auxquelles les

patients accèdent, souvent par l’intermédiaire de leur entreprise. Par exemple, l’hôpital

universitaire privé de Yeditepe affiche dans son hall d’entrée et sur son site internet les

différentes institutions sous contrat avec l’hôpital 51 . Ces différentes institutions, souvent

élitistes (comme l’université privée ahçeşehir) sont une sorte de ticket d’entrée social

permettant de bénéficier des équipements luxueux de cet hôpital. En échange des avantages

offerts au secteur privé, le gouvernement a passé des contrats avec des chaînes d’hôpitaux

pour qu’ils ne surfacturent pas certains soins spécialisés. Par exemple, les patients qui ne sont

couverts que par la SGK peuvent bénéficier des soins en cardiologie des hôpitaux Acıbadem52

aux tarifs conventionnés par la SGK. Ces contrats et Partenariats Public-Privé permettent au

ministère de la Santé d’affirmer que les hôpitaux privés œuvrent pour le bien commun et

sont, en quelque sorte, en passe de devenir des hôpitaux publics53. Cette affirmation étonnante

est probablement une réponse aux détracteurs qui accusent le HTP de privatiser les hôpitaux

publics (par l’autonomie et les nouvelles méthodes de management), la communication du

ministère de la Santé renverse cette critique en proclamant qu’elle « publicise » les hôpitaux

privés. Les acteurs privés tendent à reprendre ce discours à leur compte dans leur

communication et à placer leur activité comme un véritable devoir patriotique : « Echomar

Health Group, founded with the aim of reaching a healthier life for our country’s people. Our

country needs brands, which has caught world standards in the health area. » 54 Cet

enthousiasme patriotique entourant la communication autour du HTP est repris par les

groupes privés de la santé, qui, comme nous l’avons senti au cours de nos entretiens,

ressentent le besoin de communiquer beaucoup sur les thèmes de « l’intérêt supérieur de la

nation » et du « bien-être de tous » pour se justifier de mener une activité lucrative dans le

50 « Opening Private Hospitals’ Doors to Everyone. » AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program :

Evaluation Report (2003-2010). Ankara, 2010 p.150. 51 On y trouve des assurances privées, des banques, des universités, des entreprises, des clubs omnisports

élitistes…

http://www.yeditepehastanesi.com.tr/v2/Icerik/Hasta-ve-Ziyaretcilerimiz/Anlasmali-Kurumlar.aspx 52 Entretien avec Hüseyin Cät, médecin spécialiste à l’Hôpital allemand. 53 AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report (2003-2010). Ankara, 2010 p.150. 54 MUTLU S. “Özel Echomar Göztepe Hastanesi”. rochure distribuée dans la clinique Echomar de Göztepe,

2012.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 22 -

domaine de la santé. Pour Azmi Ofluoğlu à la tête du conseil d’administration de l’Université

privée eni üzyıl, l’objectif de l’université privée de médecine qu’il dirige est avant tout de

former des médecins pour combler les besoins du pays55. On remarque que le ministère de la

Santé utilise en permanence les classements de l’OCDE pour annoncer ses objectifs et le bien-

fondé de ses réformes. L’internationalisation passe aussi par une sorte de patriotisme de

l’indicateur de santé : faire monter la Turquie dans les classements internationaux est un

signal envoyé à l’international et notamment aux institutions européennes. Ces mesures

juridiques ont été doublées par une campagne de communication visant à attirer les

investissements des grands groupes internationaux de la santé. On remarque que le site

internet du ministère de la Santé propose de nombreux rapports et documents bien traduits en

anglais. On note que même des manuels d’hygiène distribués aux écoliers turcs ont été

traduits en anglais.

Figure 2 : La couverture d’un manuel d’hygiène destiné aux écoliers turcs (Source : Site internet

du ministère de la Santé).

Puisque l’on peut douter que les écoliers turcs lisent ce manuel dans la langue de

Shakespeare, il faut en conclure que la communication du Ministère de la Santé ne s’adresse

pas qu’aux Turcs mais qu’elle s’adresse également à des acteurs internationaux. Dans le cas

présent, le ministère de la Santé veut témoigner de l’éducation à la santé de sa population et

donc de son engagement pour la santé publique. « As the case in all advanced countries, the

55 “We established the university not only to train future staff for our own hospital group, we also want to meet

Turkey’s need for medical staff,” Azmi Ofluoğlu, président du conseil d’administration de l’Université privée

eni üzyıl AKKAYA . “Private Hospitals Embark on Higher Education but Quality in Question.” Sunday’s

Zaman, 8/8/2010.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 23 -

fundamental principle envisaged on food issue in Turkey is to protect consumers from

misleading of food purchasing, to protect their health through adequate and balanced

nutrition ». La préface du ministre de la santé est une manière de situer la Turquie dans le

cortège des pays développés, qui ont les moyens et la volonté de protéger la santé de leurs

citoyens. Le site internet et la campagne « Invest in Turkey » émanant du gouvernement sont

également un puissant outil de promotion de la Turquie destiné aux investisseurs. Les

rapports publiés par « Invest in Turkey » recensent points forts, points faibles et opportunités

à l’investissement dans différents secteurs56. Le secteur de la santé y figure comme un marché

parmi d’autres comme le tourisme, l’automobile ou l’agro-alimentaire57. Comme on peut le

voir Figure 3, les investissements dans la santé privée concernent principalement l’industrie

pharmaceutique et les hôpitaux privés. Comme on peut le voir, il s’agit d’investissements se

chiffrant à plusieurs dizaines voir centaines de millions d’euros. L’importance de ces

investissements laisse penser que les profits qui en découleront seront colossaux. Il faut noter

que le tableau ci-dessous ne contient que quelques exemples emblématiques de groupes

d’investissement (notamment la fameuse chaîne d’hôpitaux Acıbadem). Pour Mustafa

Sönmez, il y a 303 groupes d’investissement privés internationaux qui investissent dans des

hôpitaux privés turcs58.

56

REPUBLIC OF TURKEY PRIME MINISTER: Investment Support and Promotion agency. Turkish

Healthcare Industry Report. Ankara, 2010. 57

www.invest.gov.tr. 58

SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam Kitap, 2011.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 24 -

Figure 3 : Des exemples d’investissements dans la santé émanant de groupes internationaux.

Source : Invest in Turkey59

.

L’échelon international est donc présent à tous les niveaux du HTP. Le contenu des

réformes du HTP est inspiré par des organisations internationales qui prêtent de l’argent au

gouvernement turc afin que celui-ci modèle un système de santé conforme à leurs modèles.

L’essentiel des dynamiques de l’offre de soins sont produites par le secteur de la santé privée,

au sein duquel les investissements sont extrêmement coûteux tandis que les investisseurs sont

de grands groupes globalisés60 qui cherchent à placer leurs investissements dans le pays qui

les mettra dans les meilleures conditions pour réaliser des profits. La tâche du gouvernement

turc consistant alors à réformer le système de santé et de protection sociale afin de rendre son

pays attractif aux yeux de ces investisseurs. Comme nous le verrons, la mise en place de cette

offre de soins privée va de pair avec l’organisation d’une filière de tourisme médical : ceux

qui reçoivent les soins des nouveaux hôpitaux privés sont, en partie, des patients

59

REPUBLIC OF TURKEY PRIME MINISTER: Investment Support and Promotion agency. Turkish

Healthcare Industry Report. Ankara, 2010. 60

Les noms mêmes de certains groupes comme « Universal Hospitals Group » qui gère, entre autres, le luxueux

hôpital allemand de la place Taksim contiennent l’idée d’échelle globale.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 25 -

internationaux. Enfin, la progression au sein de divers classements de l’OCDE permet

également une exploitation politique du gouvernement AKP qui peut montrer que la Turquie

est assez forte pour développer son système de santé, mieux soigner sa population et donc

augmenter son bien-être.

B- Structure et hiérarchie de l’offre de soins en Turquie

Une fois que les cadres et les structures du système de santé et de protection sociale ont

été posés, il s’agit de dresser un état des lieux de l’offre de soins et des ressources sanitaires

en Turquie. Cet état de l’offre de soins pouvant être considéré comme le produit des récentes

politiques de santé qui ont été énoncées. Il sera montré que le HTP et notamment

l’internationalisation du secteur de la santé produisent une configuration particulière de l’offre

de soins sur le territoire national. Nous utiliserons trois variables pour caractériser l’offre de

soins en Turquie : le nombre (d’établissements, de médecins, d’infirmières…), la hiérarchie

des ressources sanitaires (soins primaires, secondaires, tertiaires), la répartition territoriale de

ces ressources sanitaires.

1) Des ressources sanitaires qui demeurent déficitaires

Avant de poser la question de la répartition des ressources sanitaires, il faut rappeler qu’en

nombre absolu, ces ressources sanitaires (nous nous concentrerons ici sur les médecins et les

lits d’hôpitaux) sont insuffisamment nombreuses.

Figure 4. Source: TUIK

On remarque Figure 4 que le nombre de médecins a connu une croissance constante entre

1990 et 2010 passant de 50639 à 123447. Le nombre d’habitants pour un médecin a été divisé

par deux : il y avait en moyenne en Turquie en 2010 1,7 médecins pour 1000 habitants. On

peut noter que, dans les indicateurs d’offre de soins, le HTP semble n’avoir fait que continuer

les dynamiques de la décennie précédente. Il en est de même en ce qui concerne l’évolution

Page 27: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 26 -

positive de l’espérance de vie dans laquelle la décennie 2000 ne fait que continuer l’évolution

des deux décennies précédentes.

Le tableau ci-contre montre que malgré la croissance spectaculaire du nombre des

médecins (qui a doublé entre 1990 et 2010), la Turquie reste largement en retard par rapport

aux autres pays de l’OCDE. En

moyenne, le nombre de

médecins pour 1000 habitants

est deux fois plus élevé dans les

pays de l’OCDE. Egalement, ce

déficit est perceptible dans le

nombre de lits d’hôpitaux pour

1000 habitants. Dans les pays de

l’OCDE, seul le Mexique fait

moins bien que la Turquie en

terme de nombre de lits

Selon TUIK, il y avait

184050 lits d’hôpitaux en

Turquie en 2010 (il n’y en avait

que 134950 en 2000). Il n’y

avait en 2010 que 2,5 lits

hospitaliers pour 1000 habitants

alors que la moyenne de

l’OCDE se situe à 4,961.

Si un effort conséquent a été

fourni, le gouvernement turc doit former davantage de médecins afin d’en arriver au niveau

des pays les moins développés de l’Union Européenne (Europe orientale, Europe du sud).

Pour cela, le gouvernement agit sur différents leviers. Le premier levier est la formation de

médecins dans les universités. Dans ce domaine, le gouvernement ouvre des universités de

médecine et tente également d’attirer les investissements dans les universités de médecine

privées. Cependant, former une génération de médecins prend une décennie, il faudra encore

61

Voir le site internet des statistiques de santé de l’OCDE :

www.oecd.org/health/healthpoliciesanddata/oecdhealthdata2012

Graphique 3 : Nombre de médecins pour 1000 habitants dans

les pays de l’OCDE en 2006 (Source : OCDE).

vvvvvvvvvvvvvvvv

vvvvv

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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plus de temps pour que cet effort vienne influer sur les indicateurs d’offre de soins.

Egalement, à l’image de la recherche des investissements, le ministère de la Santé pense à se

tourner vers l’international pour que des médecins étrangers viennent exercer en Turquie. Si

cette hypothèse est envisagée dans plusieurs documents émanant du ministère, aucun des

acteurs interviewés n’a cité ce phénomène. On peut douter que ce phénomène prenne

beaucoup d’ampleur puisque les rémunérations des médecins sont relativement faibles en

Turquie par rapport à d’autres pays qui ont besoin d’attirer des médecins. La difficulté

d’apprendre la langue turque est un autre écueil. Enfin, le troisième levier par lequel le

gouvernement souhaite faire augmenter l’offre de soins consiste à faire travailler plus les

médecins existants. C’est le sens de la « rémunération à la performance » qui est une des

mesures-phares du HTP, amorcée en 2004 dans une dizaine d’hôpitaux-pilotes. Les médecins

du secteur public ont donc un salaire de base auquel est ajouté un ensemble de primes en

fonction du nombre de patients traités. Cette mesure a fait exploser le nombre de

consultations par médecins, la Turquie est passée de l’avant-dernière place du classement de

l’OCDE à la huitième place (le nombre de consultations par médecin a plus que doublé). Si la

Turquie a progressé dans cet indicateur, on peut penser que ce système a réduit la durée-

moyenne des consultations et a, par conséquent, péjoré la qualité des soins et des diagnostics.

Ce nouveau-type de gestion salariale est le principal motif de mécontentement de la chambre

des médecins en Turquie. Selon Süheyla Ağkoç, ce système de rémunération pousse certains

docteurs peu scrupuleux à enchaîner les patients sans porter suffisamment d’attention à

chacun afin de cumuler les primes62. Le décès dû au surmenage d’un médecin d’un hôpital

public d’Erzurum 63 fait désordre : le décès de ce médecin n’est pas un cas isolé, TT

communique beaucoup autour de ces « martyrs » du HTP. Plus généralement, les médecins

liés à TTB64 critiquent une réforme qui a une vision trop comptable de ce que doit être le

système de santé : « The art of medicine is far too complicated to be governed only according

to numbers and economics. » nous confiait Salih Küçükoğlu65.

2) Une hiérarchie de l’offre de soins centrée sur le curatif

Afin d’être efficace, le système de santé doit comporter des infrastructures de soins se

situant à plusieurs niveaux de soins. Les établissements de santé sont hiérarchisés : les « soins

62

Entretien avec Süheyla Ağkoç membre de la chambre des médecins à Istanbul (TT ). 63

Le ministre de la santé est originaire d’Erzurum, l’hôpital en question faisait partie des hôpitaux-pilotes de la

réforme de la « rémunération à la performance. » 64

80% de la profession fait partie de TT . Les médecins turcs sont très largement opposés à l’AKP et au HTP. 65

Entretien avec Salih Küçükoğlu, membre de TT , dermatologue à la clinique Echomar Göztepe.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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de santé primaire » désignent la prévention médicalisée dans le domaine de la santé. Le

niveau secondaire de cette hiérarchie des soins désigne le curatif. La frontière est ténue avec

les soins tertiaires qui désignent souvent des soins curatifs nécessitant des technologies

lourdes66. Selon le Professeur Mehmet Akman, le déséquilibre entre soins préventifs et soins

curatifs est le problème central du système de santé turc67.

Figure 5 : L’évolution du rapport nombre de médecins/nombre d’infirmières entre 1990 et 2006

dans les pays de l’OCDE (Source : OCDE, 2008).

La Figure ci-dessus montre que la Turquie fait partie des pays qui ont le plus mauvais

rapport nombre de médecins/nombre d’infirmières : il y a en moyenne 1,5 infirmières par

médecins en Turquie alors que la moyenne de l’OCDE se situe entre 3 et 4 infirmières par

médecin. Or, un nombre insuffisant d’infirmières pose problème au sein des hôpitaux, de

nombreux actes médicaux simples qui pourraient être effectués par des infirmières sont dès

lors accomplis par des médecins : la compétence des médecins est sous-utilisée, ces actes sont

rémunérés au niveau des exigences salariales des médecins. Non seulement, les médecins sont

employés à des tâches qui ne nécessitent pas leur niveau de formation mais ces actes coûtent

cher au système de protection sociale. De la même façon, le fait qu’il y ait plus de deux-tiers

de médecins spécialistes pour un tiers de médecins généralistes ou « médecins de famille »

génère un système coûteux, se concentrant sur le curatif. De nombreux patients ont tendance à

exiger une consultation avec un médecin spécialiste et vivraient l’obligation de passer par un

médecin généraliste comme un déclassement. Il existait déjà un système de hiérarchie des

soins et de parcours de soins : il était théoriquement obligatoire de consulter dans un

66

TABUTEAU D. et MORELLE A. La Santé Publique. Presses Universitaires de France - PUF, 2010. 67

Entretien avec Mehmet Akman, professeur de médecine familiale à l’Université Marmara, membre de

l’association européenne de médecine familiale.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 29 -

dispensaire de rang 1 pour être soigné ou orienté vers un spécialiste de l’hôpital dont dépend

le dispensaire.

Figure 6 : La hiérarchie (théorique) des niveaux de soins en Turquie avant le HTP. (Source :

Robert Holcman68

, 2003)

Pourtant, Robert Holcman notait en 2003 que ce système de référent devant diriger le

parcours de soin des patients ne fonctionnait pas : « les Turcs demeurent réticents à suivre la

filière de soin et utilisent les consultations externes des hôpitaux comme niveau primaire de

soin. »69 En 1995, une étude a montré que dans les villes (où coexistent dispensaires et

hôpitaux), 14,1% des patients se rendaient en premier dans un dispensaire pour consulter. Ce

taux était de 40 % en Turquie : les patients des zones rurales n’ont un accès relativement

proche qu’aux dispensaires. Par conséquent, les dispensaires étaient sous-employés, les

hôpitaux publics étaient bondés. Or, pour l’universitaire Mehmet Akman, avoir un niveau de

soins primaires fort permet d’avoir une population en meilleure santé qui sollicite moins le

niveau de soins secondaire qui est plus coûteux pour le patient, comme pour le système.

La mise en place des « médecins de famille » et d’un meilleur système de référent est un

des objectifs du HTP. La mise en place de la médecine de famille a été étendue à l’ensemble

du pays en 2010. Le ministère a commencé par transformer le nom de « médecin

généraliste », connoté péjorativement, en « médecin de famille ». A partir de 2010, chaque

assuré doit avoir un médecin-référent dans un dispensaire de soins primaires, le choix de ce

médecin-référent est libre. Un système de malus a été mis au point pour ceux qui

continueraient à aller consulter directement dans des hôpitaux. Cependant, cette promotion de

la médecine de famille n’a pas tenu toutes ses promesses : selon Mehmet Akman70, la part des

68

HOLCMAN R. L’accueil Des Populations Précaires Dans Les Hôpitaux Turcs: Atomisation De La Protection

Sociale Et Fractionnement De L’offre Hospitalière. Paris: Assistance publique-Hôpitaux de Paris; Ministère de

la fonction publique, Mai 2003 69

Ibid. 70

Entretien avec Mehmet Akman, professeur de médecine familiale à l’Université Marmara, membre de

l’association européenne de médecine familiale.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 30 -

patients respectant le parcours de soins est passée de 40% avant le HTP à 50% en 2011. Or,

pour réduire les coûts et promouvoir la santé publique, il faudrait qu’au moins 80% des

patients passent par le premier niveau de soins. D’une part, le malus infligé par la SGK à ceux

qui sautent cette étape est relativement peu onéreux (d’autant plus que les mutuelles privées

prennent en charge ces malus). Finalement, seules les franges les plus défavorisées sont

réellement contraintes de suivre ce parcours de soin, les populations solvables continuent de

se distinguer socialement en sautant cette étape du parcours de soin. Si le ministère de la

Santé fait du renforcement du niveau de soins primaires un objectif, les médecins de TTB

doutent que cet objectif est compatible avec la stimulation du secteur privé de la santé. En

effet, nous avons vu que le gouvernement souhaitait confier au secteur privé les dynamiques

de l’offre de soins. Or, le secteur privé est absent du préventif et se concentre sur les soins

curatifs qui sont plus directement lucratifs.

Graphique 4 : L’évolution du nombre de lits géré par chaque pourvoyeur de soins en Turquie entre

2000 et 2010 (Source : TUIK).

Ainsi, on laisse les soins préventifs (qui sont très rentables, à long terme, pour une société)

au secteur public tandis que le secteur privé qui est l’objet de beaucoup d’attentions de la part

du ministre de la santé se consacre au secteur curatif qui est lucratif immédiatement mais

coûteux pour le système d’assurance sociale. De plus, tant que le niveau des soins primaires

restera réservé aux populations les plus défavorisées, l’effet de cercle vicieux se perpétuera

puisque les populations aisées refuseront de fréquenter les dispensaires afin de se distinguer

socialement, les meilleurs étudiants en médecine ne choisiront pas d’exercer en médecine

familiale.

3) Une répartition des ressources sanitaires reflétant et amplifiant les tensions socio-

territoriales en Turquie.

Les cartes réalisées par nos soins à partir de données TUIK et de l’ouvrage de Mustafa

Page 32: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Sönmez71 (pour les hôpitaux privés) montrent que la répartition des ressources sanitaires

reflète la nature de l’armature urbaine turque et tend à exagérer ses traits. Cette série de cartes

montre combien Istanbul est évidemment un cas particulier en Turquie. La fracture Est-Ouest

est présente sur les cartes représentant des densités de médecin ou de lits hospitaliers par

habitant. La carte de densité de cartes vertes par rapport à la population est elle aussi

éloquente et affiche un gradient Est-Ouest marqué, le Sud-Est apparaissant comme le plus

défavorisé. Si l’on postule que la proportion de cartes vertes est un indicateur de précarité

sociale et de vulnérabilité sanitaire, la Turquie présente alors un cas d’ « inverse care law »72.

L’ « inverse care law » veut que, dans un territoire donné, les ressources sanitaires

disponibles soient inversement proportionnelles aux besoins de soins de la population. On

remarque également que la distribution des lits d’hôpitaux n’est pas la même dans le secteur

public et dans le secteur privé. Les investissements du secteur privé ont été dirigés très

majoritairement vers Istanbul. Ankara et Izmir, les deux autres grandes villes de l’ouest du

pays comportent également des lits d’hôpitaux privés. Les deux autres lieux d’investissement

du secteur privé sont Antalya et Gaziantep, dans lesquelles les investisseurs souhaitent

promouvoir le tourisme médical en provenance des pays arabes73. On peut donc constater que

les objectifs annoncés de stimulation du secteur privé par le ministère de la Santé n’ont pas

forcément été remplis : les hôpitaux privés ne sont pas venus combler les vides de l’offre de

soins publique mais sont venus chercher les populations solvables. Istanbul présente ainsi le

taux le plus fort de lits d’hôpitaux privés par habitant. La proportion de lits d’hôpitaux privés

dans le total des lits hospitaliers y est plus forte que nulle part ailleurs (cf. Graphique 5). On

observe également une certaine superposition entre les espaces présentant un fort taux de lits

d’hôpitaux privés et les cartes de densité de médecins spécialistes par rapport au nombre total

de médecins. On peut donc avancer que les hôpitaux privés ont tendance à se positionner sur

des soins pratiqués par des spécialistes (une médecine qui nécessite de la technologie).

Si l’on reprend le constat du rapport de l’OCDE74 cité en introduction, le manque de

ressources sanitaires touche encore Istanbul et l’Anatolie de l’Est et du Sud-Est. Cependant, le

HTP a produit des dynamiques inverses au sein de ces deux espaces. Istanbul a attiré les

investissements privés qui ont spectaculairement transformé la physionomie de son offre de

71 SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam Kitap, 2011. 72

TABUTEAU D. et MORELLE A. La Santé Publique. Presses Universitaires de France - PUF, 2010. 73

Antalya est un haut-lieu du tourisme international en Turquie. Gaziantep accueille le plus grand hôpital privé

de Turquie (690 lits). Il a été pensé pour attirer une clientèle syrienne. 74

OCDE, et BANQUE MONDIALE. Examen Des Systèmes De Santé De l’OCDE: La Turquie, 2008.

Page 33: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 32 -

soins. L’Anatolie de l’Est et du Sud-Est a reçu de timides investissements étatiques mais a

bien peu intéressé les investisseurs de la santé privée75.

Graphique 5 : L’évolution du nombre de lits par pourvoyeur de soins à Istanbul entre 1995 et 2010

(Source : IBB et TUIK).

75 A l’exception notable de la ville de atman, dont l’économie est fondée sur un gisement d’hydrocarbures.

Cette ville est une exception dans sa région.

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Planche cartographique 1 : La population turque

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Planche cartographique 2 : Les ressources sanitaires : les médecins

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Planche cartographique 3 : Les ressources sanitaires: les lits d’hôpitaux publics

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Planche cartographique 4 : Les ressources sanitaires: les lits d’hôpitaux privés

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Deuxième partie : La transformation de la santé

dans la transformation urbaine stambouliote

Les cadres du système de santé et de protection sociale ayant été posés, il s’agit de

voir comment le secteur de la santé s’inscrit dans l’espace urbain stambouliote. Le système de

santé et de protection sociale s’inscrit à l’échelle nationale, sa réforme récente avait pour

objectif annoncé de renforcer l’équité face à des soins dont la qualité serait renforcée. Ces

objectifs ambitieux devaient être atteints par un appel aux investissements dans l’offre de

santé privée afin de créer une compétition entre tous les pourvoyeurs de soins, qu’ils soient

privés ou publics. Nous avons montré que cette réforme semblait avoir favorisé la ville

d’Istanbul qui capte la majeure partie de ces investissements. La configuration prise par

l’offre de soins76 à Istanbul est signifiante. Nous commencerons par étudier comment le

secteur de la santé marque les paysages urbains77 et en quoi hôpitaux publics et hôpitaux

privés mis en concurrence constituent des « dispositifs spatiaux »78 différents qui s’inscrivent

dans la ville de manière différenciée. Suite à cette description des espaces et paysages

produits par le secteur de la santé, nous procéderons à une identification de l’ensemble de ces

acteurs et un inventaire de leurs stratégies d’implantation. L’action de ces différents acteurs

renforce les divers aspects de la Transformation urbaine à l’œuvre à Istanbul.

A- Les formes de la production d’un espace médical : un secteur de la santé

qui produit des espaces différenciés

1) Une dualité architecturale qui contredit la « saine concurrence » voulue dans le domaine

de la santé

L’observation des différents types d’hôpitaux coexistant à Istanbul nous porte à penser

que les structures de soins sont d’abord différenciées par leur architecture et qu’ils constituent

des dispositifs spatiaux différents.

76 Dans ce système très hospitalo-centré, la répartition spatiale des hôpitaux fait sens. 77 Selon Jean Labasse, les hôpitaux sont des « points saillants » des paysages urbains. LABASSE J. L’hôpital et

la ville géographie hospitalière. Actualités scientifiques et industrielles 1397. Paris: Hermann, 1980. 78 Entrée « Dispositif spatial légitime » LEVY J. et LUSSAULT M. Dictionnaire de la géographie et de

l’espace des sociétés. Belin, 2003.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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PORTFOLIO 1 : Vues d’hôpitaux privés

Photographie 2 : L’hôpital allemand de la rue

Siraselviler à Taksim.

Photographie 3 : : L’hôpital privé Echomar à

Göztepe (Kadıköy).

Photographie 4 : L’hôpital universitaire privé

Yeditepe à Ataşehir

Photographie 5 : L’hôpital privé Florence

Nightingale avenue de Bagdad (Kadıköy).

Photographie 6 : L’hôpital privé Medical Park à

Kadıköy.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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PORTFOLIO 2 : Vues d’hôpitaux publics

Photographie 9 : Vue de l’hôpital public de

Göztepe.

Photographie 8 : L’entrée des urgences

surplombée par une publicité à l’hôpital public

d’Ümraniye.

Photographie 11 : Vue depuis le parking de

l’hôpital public d’Ümraniye.

Photographie 10 : Vue de l’entrée de l’hôpital

public de Taksim.

Photographie 7 : L’entrée de l’hôpital public de

Göztepe ((Kadıköy)

Page 41: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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On remarque premièrement que les hôpitaux privés semblent être de construction récente

alors que les hôpitaux publics semblent plus anciens : c’est généralement le cas. La croissance

forte du nombre d’hôpitaux privés dans les années 2000 a fait que les hôpitaux privés et

publics qui sont mis en concurrence appartiennent à des générations différentes. Les hôpitaux

publics ont souvent été construits dans les années 1970-1990, période durant laquelle le

secteur privé était très peu développé et où les hôpitaux publics n’étaient pas mis en

concurrence entre eux ou avec des hôpitaux privés. L’architecture des hôpitaux publics est

souvent purement fonctionnelle et dépourvue de fioritures. Surtout, les terrains publics alloués

à la construction de ces hôpitaux étant souvent vastes, l’agencement des hôpitaux publics a

souvent évolué au gré des ajouts. Ainsi, le grand hôpital public de Göztepe ou l’hôpital public

de Taksim (rue Siraselviler) ont souvent un aspect composite, différents agrandissements

construits chacun sans souci esthétique construisant un paysage fait de barres de béton aux

couleurs ternes posées de manière désordonnée. Ces paysages composites tranchent

rigoureusement avec l’esthétique étudiée et l’architecture intégrée des hôpitaux privés. Nous

pourrons distinguer les hôpitaux privés en deux catégories qui correspondent à deux moments

de l’histoire urbaine stambouliote. La première génération correspond aux hôpitaux

« nationaux » ou minoritaires comme l’hôpital allemand ou l’hôpital juif de alat qui sont un

héritage de la Constantinople ottomane. Ces bâtiments rénovés et souvent gérés par des

groupes internationaux79 sont des éléments du patrimoine architectural stambouliote du 19ème

siècle : ils sont tous situés dans les quartiers centraux. La seconde génération d’hôpitaux

privés correspond aux hôpitaux construits au cours des deux décennies qui viennent de

s’écouler (le rythme de construction de ces hôpitaux s’étant accéléré après 2003). Ces

hôpitaux ont été construits d’un seul tenant, ils affichent une unité architecturale au sein des

bâtiments. Les terrains sur lesquels ils sont construits sont souvent peu étendus : les hôpitaux

privés récents ont des formes verticales. Souvent, ces hôpitaux comportent un grand hall

surplombé par une tour dont les surfaces sont vitrées. De cette façon, ils ont souvent le même

aspect et le même agencement que les malls, tours d’affaires et hôtels luxueux qui se sont

également multipliés ces dernières années.80 Le secteur de la santé privée produit les mêmes

espaces et les mêmes paysages que les autres grands acteurs du privé à Istanbul qui

multiplient les grands projets dans ce contexte de Transformation urbaine Paradoxalement,

79 Par exemple, l’Hôpital allemand et l’Hôpital italien sont gérés tous deux par l’Universal Hospital Group qui

est un groupe international. 80 Par exemple, le hall immense de l’hôpital Acıbadem de Fulya a, de toute évidence, été pensé par un architecte

renommé et comporte notamment un grand piano à queue : ce hall est configuré comme un hall d’hôtel de luxe.

Page 42: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 41 -

l’hôpital public est une réalité courante pour une majorité de Stambouliotes, mais les hôpitaux

privés sont ultra-visibles de par leur nombre, leur marketing agressif et leur verticalité81.

Ainsi, le secteur de la santé privée participe pleinement de la nouvelle skyline stambouliote.

Les hôpitaux privés qui résultent d’investissements internationaux sont un des visages de

l’internationalisation d’Istanbul au même titre que les grands centres commerciaux ou les

tours d’affaires. . On peut reprendre le mot d’Aykut Köksal pour qui les grands hôtels qui ont

commencé à transformer les paysages stambouliotes dès les années 1980-1990

sont « l’expression architecturale du monde globalisé. » 82 Symboliquement, cette

ressemblance entre des hôpitaux et des espaces liés au commerce et à la consommation n’est

pas neutre.

Cette dualité physique des hôpitaux stambouliotes doit être lue à la lumière de la

« compétition » entre hôpitaux promue par le ministère de la Santé dans le cadre du HTP. En

effet, le HTP met en concurrence des générations d’hôpitaux différentes, les hôpitaux publics

ayant été construits dans une logique de service urbain et de santé publique alors que les

hôpitaux privés se placent dans une logique de marché. Ainsi, les hôpitaux privés, notamment

les grandes chaînes d’hôpitaux

semblent plus à l’aise dans le

domaine du marketing et

investissent l’espace public. La

publicité pour des hôpitaux

privés est absolument

omniprésente à Istanbul et dans

l’ensemble des médias turcs.

Elle peut prendre la forme

d’affiches ou d’affichettes

vantant un hôpital lorsqu’il

s’agit d’une petite structure, les

plus grandes chaînes d’hôpitaux

privés font des publicités dans

des médias à très large audience pour l’ensemble de la chaîne d’hôpitaux : les plus grands

81 Le grand hôpital Fatih Sultan Mehmet d’Ataşehir est caché sous les arbres à gauche de l’hôpital universitaire

privé de Yeditepe sur la photographie : il est ainsi invisible des automobilistes empruntant la voie rapide E-5. Il

comprend pourtant sans doute quatre ou cinq fois plus de lits. 82 KÖKSAL A. “Petite Histoire De L’architecture Stambouliote.” Urbanisme, no. 374 (2010).

Photographie 12 : Vue du stade Ismet Inönü.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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groupes comme Acıbadem ou Medical Park sont devenus de véritables marques. Par exemple,

on voit qu’Acıbadem a choisi de placer ses publicités dans le stade Ismet Inönü du club de

eşiktaş : ces publicités sont visibles non seulement par les 32000 supporters présents dans le

stade les soirs de match, mais également par ceux qui empruntent les artères fortement

passantes autour du stade enfin, par les millions de Turcs qui suivent le football à la

télévision. Ülker, qui partage les espaces publicitaires du stade Inönü avec Acıbadem est le

géant turc de l’agroalimentaire83 : cela donne une idée de la puissance d’Acıbadem.

Ainsi, la santé semble avoir investi les panneaux publicitaires et semble être traitée

comme un produit de consommation, ce que critiquent les opposants au HTP, notamment la

chambre des médecins (TTB). Les devantures des hôpitaux et centres de soins affichent

souvent les listes des prestations proposées par l’établissement. Ainsi, la photographie d’une

devanture de polyclinique privée à eşiktaş

montre que les différentes prestations médicales

sont présentées comme des services marchands

(certaines de ces prestations relèvent d’ailleurs

d’avantage du bien-être que de la médecine à

proprement parler : régimes (« Diyet »),

épilations. L’ultra-visibilité des acteurs privés

impulse les dynamiques du secteur de la santé :

les soins médicaux se donnent à voir comme un

service marchand à Istanbul. Les différents

pourvoyeurs de soins privés se livrent une

concurrence rude pour conquérir les parts du

marché que sont la santé des Stambouliotes. Dans

certains espaces fortement investis par la santé

privée (comme l’avenue de agdad à Kadıköy),

les nombreuses structures de soins et publicités font que les acteurs de la santé privée

marquent très fortement les paysages de cette avenue. Si l’idée de compétition est centrale

dans le HTP, il semble que cette compétition soit biaisée. En effet, il s’agit de mettre en

concurrence des cliniques privées dans lesquels les soins médicaux sont pensés d’emblée

comme des services marchands tandis que les hôpitaux publics ont été construits dans le cadre

du système cloisonné des années 1970 à 1990. En clair, on demande au patient (solvable,

83 Plus de 7,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2008.

Photographie 13 : Les prestations affichées

sur la façade d’une polyclinique privée à

Beşiktaş.

Page 44: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 43 -

celui qui peut choisir son lieu de soins) de choisir entre se faire soigner dans des bâtiments

soignés et neufs ou bien dans des bâtiments publics vieillissants et bondés. Les groupes de la

santé privée ont une culture du marketing et savent communiquer tandis que les hôpitaux

publics et leurs administrateurs n’ont pas été formés à cela 84 . On peut percevoir cela

notamment dans les différences entre les sites internet des hôpitaux publics dont les interfaces

semblent remonter au début des années 2000 et les sites 2.0 des hôpitaux privés 85 . La

compétition semble donc faussée dès le départ puisque le patient lambda qui choisit librement

son hôpital choisira difficilement l’hôpital public. Il existe donc une dualité, un écart entre le

secteur de la santé privée et l’hôpital public.

2) Espace public et espace privé hospitalier

Nos observations des hôpitaux nous portent à penser que cette dualité physique est

renforcée par l’usage qui est fait de l’espace des hôpitaux : confronter l’usage de ces deux

types d’espaces et le caractère public ou non de leur espace a pour but de montrer que la

dualité des hôpitaux confirme et accentue une dualité entre deux mondes sociaux coexistant à

Istanbul. Une étude de la spatialité des différents types d’hôpitaux86 sera menée afin de

montrer en quoi les valeurs associées à l’espace de ces hôpitaux reflètent cette dualité sociale.

Ainsi, les hôpitaux publics

donnent une impression

d’intense activité et de vie

urbaine. Ces espaces sont

véritablement structurés par

l’attente, qui reste une réalité

malgré le désengorgement des

hôpitaux SSK permis par le

HTP. Le patient de l’hôpital

public attend dans l’enceinte

de l’hôpital, souvent en famille.

Les pelouses situées entre les

84 Par exemple, l’effet des banderoles publicitaires déployées au milieu des bâtiments de l’hôpital d’Ümraniye

est probablement pénalisé par le caractère peu attractif des bâtiments alentours. 85 L’attractivité différenciée de ces sites internet n’est pas un détail lorsque l’on sait que le HTP favorise la prise

de rendez-vous par le biais des sites web. Les patients les plus solvables sont connectés à internet et utilisent ce

média quand ils choisissent un lieu de soins. 86

LUSSAULT M. “Ville, santé et politique sanitaire.” In La Ville et l’urbain: l’état des savoirs. Editions La

Découverte, 2000.

Photographie 14 : Vue du « parc » de l’hôpital public de

Göztepe.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 44 -

différents pavillons et bâtiments des hôpitaux publics sont occupées par de nombreuses mères

de familles qui attendent assises dans l’herbe tandis que leurs enfants courent autour et

profitent des toboggans et balançoires aménagés par l’hôpital. Les espaces des hôpitaux

publics donnent l’impression d’être des espaces pleins et vivants. A l’exception du fait que les

personnes présentes dans l’enceinte de l’hôpital ont une raison précise à leur présence, il y a

peu de différences entre l’ambiance qui règne au sein des espaces extérieurs des hôpitaux et

celle des parcs stambouliotes : tous deux sont des lieux de vie et de sociabilité peuplés

essentiellement de familles et de marchands ambulants.

A l’inverse, l’atmosphère des hôpitaux privés est plus calme, il n’y existe pas vraiment

d’espaces de sociabilité. Comme nous l’avons vu, l’emprise au sol des hôpitaux privés est

souvent plus restreinte et ne comporte pas de « parc » joignant les bâtiments entre eux.

Souvent, à l’image de l’hôpital Florence Nightingale de Kadıköy, l’hôpital privé forme un

bloc sans espace extérieur. Comme le patient n’a pas à attendre longtemps (ce qui est une des

raisons principales pour lesquelles il se fait soigner dans un hôpital privé), celui-ci rentre

presque directement en consultation et quitte l’hôpital lorsque celle-ci s’achève. Lorsque des

espaces verts entourent les bâtiments, comme c’est le cas du Anadolu Healthcare Village de

Gebze (Municipalité limitrophe du Grand-Istanbul à l’Est), il peut être interdit de s’asseoir

dans l’herbe. Ainsi, il semble que les espaces des hôpitaux publics soient des espaces que

n’importe qui peut investir et occuper tandis que les hôpitaux privés sont plus contrôlés et

régulés. Plusieurs hôpitaux privés comme l’hôpital américain de Şişli imposent aux visiteurs

de passer un portique de sécurité, le personnel, parfois plus nombreux que les patients et

visiteurs, vient demander à tout visiteur ce qu’il vient faire dans l’établissement. Ainsi, les

Photographie 15 : Du petit commerce ambulant devant les

grilles de l’hôpital public de Göztepe.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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valeurs attachées à l’espace ne sont pas les mêmes dans les hôpitaux privés et les hôpitaux

publics : les espaces extérieurs des hôpitaux publics y sont pratiqués comme des parcs,

espaces publics par excellence, alors que les hôpitaux privés ont peu d’espaces extérieurs. A

des degrés divers, l’accès y est plus restreint et plus surveillé. Un autre marqueur du caractère

public de l’espace des hôpitaux publics réside dans la présence de nombreux vendeurs

ambulants (de « simits », de jouets pour enfants) dans l’enceinte-même des grands hôpitaux

publics comme le montre la photographie 15.

La présence de vendeurs ambulants, comme tout le secteur du petit commerce informel est

spécifique à certains espaces publics stambouliotes et certains milieux sociaux : les nouveaux

espaces publics ou pseudo-publics comme les malls et les complexes résidentiels fermés sont

généralement dépourvus de vendeurs ambulants. Il semble que la dualité séparant les hôpitaux

privés des hôpitaux publics reflète la séparation de deux mondes sociaux. La très forte

proportion de femmes voilées dans les hôpitaux publics porte à penser que les patients qui

fréquentent ces hôpitaux sont issus des classes moyennes inférieures et populaires. Les

patients des hôpitaux privés émanent des couches supérieures. Pour citer un phénomène

objectif, le thé coûte 75 kuruş à la buvette de l’hôpital public de Taksim tandis qu’il faut

débourser 3 TL pour boire un thé sur la terrasse (voir photographie 2) de l’hôpital allemand à

200 m de là en remontant la rue Siraselviler. Les officines de pharmacie ont tendance à

occuper tous les alentours des hôpitaux87 . Ainsi, la rue Siraselviler est occupée presque

exclusivement par des pharmacies sur 200 m, de l’hôpital allemand à l’hôpital de Taksim. On

remarque que les pharmacies les plus huppées, affichant leurs conventions avec la SGK et

avec les assurances et mutuelles privées se situent vers le haut de la rue, à proximité de

l’hôpital allemand. A l’inverse, les pharmacies affichant leurs accords avec la SSK et le

dispositif carte verte se situent du côté de l’hôpital public. Ces dernières ont des décors et des

vitrines à l’esthétique moins étudiée que les pharmacies destinées aux patients de l’hôpital

allemand. La rue Siraselviler est un exemple marquant de la stratification sociale stambouliote

liée à la santé. Plus largement, elle est exemplaire de la dualité urbaine stambouliote. Si l’on

suit Don Mitchell et que l’on considère que l’existence d’espaces réellement publics est un

bon révélateur de la vie urbaine88, on peut penser que la croissance des hôpitaux privés telle

qu’elle se produit depuis une décennie fragilise la cohésion sociale d’Istanbul car elle permet

aux couches supérieures de se distinguer en se séparant du reste des Stambouliotes dans leur

87 L’installation des officines est complètement libre en Turquie : cette absence de gouvernance produit des

concentrations spectaculaires de pharmacies autour des hôpitaux. 88

MITCHELL D. The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space. Guilford Publications,

2003.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 46 -

rapport à la santé. Cette volonté de se « mettre à l’écart » est à rapprocher du développement

des Gated communities (en turc, site)depuis le début des années 2000. Dans les deux cas, une

« homogénéité chic »89 (Pérouse) est créée dans des enclaves à l’écart du reste de la société.

B- Acteurs privés et acteurs publics : des stratégies d’implantation

différentes.

1) Représenter les poids respectif des acteurs de la santé à Istanbul

Les cartes réalisées ci-dessous tentent de donner à voir quelle est la géographie de

l’implantation des différents acteurs privés et publics. Cette géographie s’inscrit à l’échelle de

la province d’Istanbul, l’aire de compétence de l’I . Pour permettre une meilleure lisibilité,

nous avons choisi de ne pas représenter les vastes arrondissements de Silivri, Çatalca et Şile

qui sont majoritairement ruraux : ceux-ci comportent peu de population et peu d’offre de

soins. L’institut turc des statistiques (TUIK) ne donne pas accès à des données territorialisées

à l’échelle infra-provinciale. Or, nous voulions précisément obtenir ces données pour établir

quelles sont les logiques d’implantation de ces acteurs. Ainsi, nous avons compilé ces

données grâce un ouvrage de statistiques publié en 1996 par la municipalité d’Istanbul qui

fournit, entre autres, une liste de tous les hôpitaux (publics et privés) et de leurs nombres de

lits. Notre deuxième source est l’ouvrage de Mustafa Sönmez90 qui liste en annexe tous les

hôpitaux privés de Turquie en 2011 ainsi que leur nombre de lits. Nous n’avons pu obtenir du

Sağlık Müdürlüğü qu’une liste de tous les hôpitaux publics sans les nombres de lits

correspondants. Cependant, si l’organisation du secteur public a été fortement restructurée, la

répartition des lits d’hôpitaux publics n’a pas été révolutionnée : la carte sur laquelle sont

représentées des données de 1996 conserve une certaine actualité. Ce n’est pas le cas de la

carte représentant l’offre hospitalière privée : cet écart en dit long sur les dynamiques

respectives du privé et du public ces 15 dernières années. Ces cartes sont centrées sur le

secteur hospitalier : nous n’avons pas pu récupérer de données territorialisées concernant

d’autres ressources sanitaires (comme le nombre de médecins ou d’infirmières par

arrondissement par exemple). Les hôpitaux militaires stambouliotes ne figurent pas dans les

données d’offre de soins. Ils sont au nombre de trois, ne dépendent pas du Sağlık Müdürlüğü

et ne coopèrent pas avec les autres hôpitaux de la ville.

89

COANUS T., et PEROUSE J-F.. Villes et risques regards croisés sur quelques cités “en danger.”

Géographie. Paris: Economica Anthropos, 2006 90

IBB. Saglik, 1927-1996. Istanbul Kulliyati Cumurhiyet Dönemi Istanbul Istatistikleri. Istanbul Arastirmalari

Merkezi, 1997

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Planche cartographique 5 : La population stambouliote

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Planche cartographique 6 : Les hôpitaux des deux principaux pourvoyeurs de soins publics.

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Planche cartographique 7 : L’évolution de la répartition des hôpitaux publics entre 1995 et 2012.

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Planche cartographique 8 : L’évolution de la répartition des hôpitaux privés entre 1995 et 2012.

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Planche cartographique 9 : Les lits d’hôpitaux publics en 1995.

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Planche cartographique 9 (suite) : Les lits d’hôpitaux publics en 1995

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Planche cartographique 10 : L’évolution de la répartition des lits d’hôpitaux privés entre 1995 et

2012.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 54 -

2) L’agencement des ressources sanitaires publiques : des clientélismes locaux qui

répondent à l’électoralisme du HTP

Le HTP a contribué à simplifier la répartition des ressources sanitaires à Istanbul : les

hôpitaux SSK sont passés sous la tutelle du Sağlık Müdürlüğü qui dépend du ministère de la

Santé. De nombreux hôpitaux dépendant d’un seul ministère ont également changé de tutelle.

On en comptait 7 en 1996, le Sağlık Müdürlüğü n’en dénombre plus qu’un en 2010. Par

exemple, le Polis Hastanesi est devenu l’hôpital public Fatih Sultan Mehmet d’Ataşehir.

Malgré ce processus, le fractionnement de l’offre médicale publique demeure une réalité. Les

différents acteurs publics du domaine de la santé ont des ressources sanitaires réparties

différemment, tant spatialement, que dans les différents niveaux de soins.

L’acteur public principal de l’offre de soins médicaux à Istanbul est le Sağlık Müdürlüğü.

Le Sağlık Müdürlüğü dépend de l’autorité du préfet (Vali) de la province (Il) d’Istanbul : il est

« la voix de l’Etat » à Istanbul91. Le Sağlık Müdürlüğü dépend directement du ministère de la

Santé situé à Ankara, il est un des services que tout préfet a à sa disposition. Chacune des 81

provinces turques a son Sağlık Müdürlüğü, celui d’Istanbul est une administration importante

compte tenu de la population stambouliote. Comme nous avons pu l’observer, la gouvernance

de la santé stambouliote est fortement centrée à Ankara92. Comme l’a dit le docteur Burak

Büyükeren, médecin travaillant au Sağlık Müdürlüğü, les employés du Sağlık Müdürlüğü

n’ont pas accès à plus de statistiques que celles publiées sur le site internet de cette

administration93 (celles-ci sont lacunaires). Le Sağlık Müdürlüğü s’inscrit aux niveaux des

soins primaires et secondaires : il coordonne à la fois des dispensaires appelés Aile Sağlık

Merkezi (ASM : « Centres de Médecine Familiale ») et tous les hôpitaux qui dépendent du

ministère de la Santé. Il est le seul acteur à gérer à la fois des établissements de proximité

pour des soins préventifs et des hôpitaux destinés à fournir des soins curatifs. On compte à

peu près 900 ASM à Istanbul94 : à peu près autant que de mahalle (les quartiers).

91 PEROUSE J-F. “Gouverner Istanbul Aujourd’hui.” Rives Méditerranéennes, no. 2 (1999). 92 Il nous a souvent été demandé de rédiger une lettre au ministère à Ankara pour obtenir des données sur

Istanbul ou des autorisations à interviewer des employés du Sağlık Müdürlüğü stambouliote. 93 Entretien avec Dr Burak Büyükeren, Sağlık Müdürlüğü. 94 Donnée issue du site internet du Sağlık Müdürlüğü.

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La couverture de la ville par ces centres de soins médicaux préventifs est homogène. Ces

unités de proximité existent en Turquie depuis les années 1960 en ville comme dans les

espaces ruraux : leur rôle est d’assurer la prévention, les soins médicaux basiques et de relayer

les politiques de santé publique. Comme nous l’avons vu, les patients assurés tendaient à

« sauter » ce niveau de soins pour aller encombrer les hôpitaux de sorte que ces dispensaires

recrutaient essentiellement dans les populations précaires. Le ministère de la Santé a fait de la

mise en place de la « médecine familiale » une des priorités du HTP. La transition a d’abord

été sémantique puisque l’on est passé du médecin généraliste travaillant dans un dispensaire

au « médecin de famille » qui officie dans un « centre de médecine familiale » (ASM). Si le

ministre de la santé rappelle l’importance des soins préventifs, il n’y a pas de mesure

coercitive95 obligeant tous les patients à consulter en premier dans un dispensaire. Selon Eyüp

Ozan Toraman96, cette absence de mesure coercitive vise à ne pas brusquer ceux qui ne

fréquentent pas les dispensaires : conserver un statu quo permet aussi au gouvernement AKP

de ménager son électorat. Ceux-ci vivraient comme un déclassement le fait d’être obligés de

se faire soigner dans ces centres. Ainsi, la volonté de développer effectivement le recours aux

soins préventifs semble limitée bien qu’Istanbul soit dotée d’une couverture homogène de

95 La possibilité de choisir son « médecin de famille » introduit de la compétition, ce qui augmente la qualité du

service selon le Ministère de la Santé. 96 Entretien avec Ozan Toraman, médecin, étudiant en santé publique à l’Université d’Istanbul, responsable des

étudiants en médecine à la chambre des médecins.

Photographie 16 Deux des nombreux

ASM stambouliotes. Source : Sağlık

Müdürlüğü

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dispensaires qui risquent de continuer à être sous-employés. Selon Mehmet Akman97, le

pourcentage de recours aux soins primaires est passé nationalement de 40% à 50% depuis le

lancement du HTP. Les ruraux n’ont souvent un accès immédiat qu’aux centres de soins

primaires, ce qui fait monter cette proportion. On estime que le passage, théoriquement

obligatoire, par les soins préventifs concerne autour de 20% de la population stambouliote.

Dans le domaine des soins secondaires, les cartes montrant l’évolution du nombre

d’hôpitaux publics entre 1995 et 2010 montrent que les équilibres ont relativement peu

évolué. Le nombre d’hôpitaux est resté à peu près le même : les créations d’hôpitaux publics

dans les arrondissements périphériques ont été compensées par des fusions administratives

d’hôpitaux dans les quartiers centraux. La répartition des hôpitaux publics reste centrale :

l’arrondissement de Fatih est le mieux doté, ses trois hôpitaux publics universitaires comptant

plus de 1000 lits chacun font que cet arrondissement écrase la hiérarchie des lits hospitaliers.

Suivent les arrondissements centraux de eyoğlu, Şişli, eşiktaş et Kadıköy. On remarque

que les pouvoirs publics ont fait l’effort d’orienter les constructions d’hôpitaux vers les

quartiers périphériques : les arrondissements périphériques ou péricentraux sont maintenant

presque tous dotés d’un hôpital public. La prédominance des arrondissements centraux n’en

est pas moins forte. Ce déséquilibre trouve sa source dans l’étalement urbain de ces 30

dernières années. Les hôpitaux, comme d’autres services urbains ont pris du retard sur le front

d’urbanisation. La construction de grands hôpitaux publics suppose de vastes terrains et de

lourds et durables investissements publics (bâtiments, technologie, recrutement de personnel

de santé). On ne peut pas redistribuer les ressources hospitalières existantes à l’échelle d’une

ville comme on pourrait, par exemple, redistribuer des effectifs de policiers sans créer de

poste. Une fois qu’un hôpital est construit, il demeure : apporter des ressources sanitaires

hospitalières à des territoires urbains qui en manquent suppose toujours un nouvel

investissement. Les centres de soins primaires peuvent être implantés beaucoup plus

rapidement puisqu’il suffit de mobiliser un ou deux petits locaux publics et d’y affecter

quelques médecins et infirmières. Cela explique l’excellente couverture de la ville en soins

préventifs alors que les ressources hospitalières publiques restent très centralisées. Cette

inertie de la répartition des hôpitaux publics est d’autant plus frappante lorsqu’on la compare

au bourgeonnement des hôpitaux privés pour lesquels les fonds privés sont vite mobilisés. Les

15 dernières années ont été marquées d’une part par des restructurations (la réduction du

nombre d’acteurs publics hospitaliers) et par un équipement en hôpitaux d’arrondissements

97 Entretien avec Mehmet Akman.

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périphériques ou péricentraux qui n’a pas bouleversé la répartition des ressources

hospitalières publiques à Istanbul. Selon la chambre des médecins, le problème majeur de

l’offre de soins stambouliote réside dans la sous-utilisation des structures de soins préventifs

qui encombrent les hôpitaux de patients qui consultent des médecins spécialistes pour des

soins préventifs et de patients dont les pathologies auraient pu être évitées grâce aux soins

préventifs. Ce déséquilibre pénalise les indicateurs de santé de la population stambouliote,

produit un surcoût pour la sécurité sociale (il est toujours plus onéreux de guérir que de

prévenir) et encombre les hôpitaux publics.

La santé est également un enjeu fort de politique locale à Istanbul. A l’échelle nationale,

l’AKP a tiré de grands bénéfices électoraux du HTP. Les politiques sanitaires et sociales

menées par l’I comme par les municipalités d’arrondissement ne sont pas dénuées

d’arrière-pensées électoralistes : la communication des responsables locaux est très portée sur

le champ de la santé.

De la part des différentes municipalités, la santé est envisagée comme un élément

d’autopromotion politique visant à « vendre » son action et le caractère « sain » de son

territoire. La photographie ci-dessous montre des bus de la municipalité de eşiktaş sur

lesquels, en plus d’une photo du maire Ismail Unal, se trouve l’inscription : « A eşiktaş, il y

a de la vie, il y a de la santé. » Le slogan de la municipalité de Fatih vante lui « une société

saine dans un environnement sain.» Aux trois échelles des pouvoirs locaux élus par les

Stambouliotes (il, ilçe, mahalle), il semble que les responsables élus tentent de mener une

action dans le domaine de la santé en finançant des structures sanitaires dans leurs territoires

de compétence ou en aidant et subventionnant l’accès aux soins de leurs administrés. Ainsi,

alors que depuis 10 ans, le HTP tend à réduire le nombre d’acteurs et donc à simplifier le jeu

Photographie 17 : Deux exemples de communication sur la santé émanant de municipalités (Fatih et Beşiktaş).

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des acteurs publics de la santé à Istanbul, l’I ouvre des structures de soins préventifs sur

ses propres fonds98. Ces structures dépendent des services sanitaires et sociaux de l’I . Ces

services étaient en charge de faire respecter des règles de santé publique et de lutter contre

l’exclusion sociale. Depuis 2004, il aménage ses propres centres de soins préventifs qui sont

au nombre de 34 : on en compte environ un par arrondissement urbain99. Il gère également

deux centres de soins médicaux actifs (le premier à Güngören, le second à Ataşehir). Les

services sanitaires et sociaux de l’I mènent des enquêtes (notamment par l’intermédiaire

du muhtar, l’élu de quartier) pour déterminer qui est éligible à l’accès aux centres de santé de

l’I . Ces centres de « santé féminine et familiale » (« Kadın ve aile Sağlığı») sont, de fait,

très portés sur la santé de la reproduction. On remarque que, pour l’I , il semble évident que

la médecine familiale concerne essentiellement les femmes en tant que mères ou futures

mères. Si la santé de la reproduction est évidemment un enjeu de santé publique en Turquie

(les espaces ruraux comptent un encore un pourcentage significatif d’accouchements non

médicalisés), penser la médecine familiale uniquement comme une médecine dirigée vers la

natalité n’est pas neutre sur le plan idéologique. Assurer des grossesses et des accouchements

dans de meilleures conditions est aussi un levier permettant d’encourager la natalité. Les

récentes déclarations du premier ministre Erdoğan100 qui considèrent que « l’avortement est

un meurtre » et que toute femme turque devrait avoir « au moins trois enfants » nous poussent

à lire cette politique de médecine familiale de l’I (dont le maire Kadir Topbaş est aussi issu

de l’AKP) comme une politique de santé marquée par un certain conservatisme social101. De

plus, pour Mehmet Akman102, les centres de médecine familiale de l’I tendent à ancrer

dans les esprits que la médecine familiale et la médecine préventive sont des médecines

réservées aux pauvres alors même que le ministre de la santé tente (certes timidement)

d’élargir socialement la fréquentation des centres de soins primaires du ministère de la Santé.

Les municipalités, mettent aussi en place localement des centres de soins municipaux, des

ambulances ou des fonds de solidarité municipaux permettant de subventionner l’accès aux

soins de personnes non-couvertes103. On peut penser que toutes ces mesures prises aux deux

98 A partir de 2004 et de la victoire de l’AKP aux élections municipales. 99 Entretien avec Tulay Aktas, infirmière à l’I . 100 Dont le gouvernement n’a qu’une seule femme ministre, Fatma Sahin. Celle-ci est ministre de la famille. 101 “Abortion Is Murder Says Turkish PM,” Hurriyet Daily News, 26/05/2012. 102 Entretien avec Mehmet Akman. professeur de médecine familiale à l’Université Marmara, membre de

l’association européenne de médecine familiale.

103 HOLCMAN R. “Atomisation De La Protection Sociale Et Fractionnement De L’offre Hospitalière En

Turquie.” Revue Internationale De Sécurité Sociale 57 (2004).

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échelles de pouvoir urbain à Istanbul jouent un rôle important d’amortisseur social qui

pourrait expliquer en partie le nombre relativement faible de cartes vertes (moins d’un million

en 2010) dans la population urbaine stambouliote104. La mise en place de ces différents filets

de sécurité est rarement dénuée d’arrière-pensées électoralistes : les maires se construisent des

clientèles en ouvrant l’accès aux soins à certains de leurs administrés. Aux yeux de ceux-ci, le

maire peut ainsi passer pour un bienfaiteur qui corrige localement un système de santé

national perçu comme injuste. A une échelle encore plus locale, celle du mahalle, le muhtar a

lui aussi ce pouvoir puisqu’il peut distribuer des « certificats de pauvreté » (« Fakir Balgeri »)

ouvrant l’accès aux dispositifs d’aide de la municipalité ou de la super-municipalité.

Il semble que les différents niveaux de pouvoir inscrits dans l’espace urbain stambouliote

connaissent des dynamiques opposées. Le niveau national incarné par le Vali et le Sağlık

Müdürlüğü tend à réduire le nombre d’acteurs et à simplifier la gouvernance de l’offre de

soins (les militaires et les universités publiques restant à l’écart). Les niveaux de pouvoir

locaux tentent, eux, de tirer des bénéfices électoraux, des attentes des Stambouliotes les moins

fortunés en termes de santé. La santé est donc pour eux une occasion de plus de conduire en

évergètes. Ces initiatives louables mais intéressées tendent à ajouter des acteurs et à

compliquer l’organisation de l’offre de soins publique. On retrouve donc dans le secteur

public de la santé et de l’offre de soins une gouvernance marquée par différents conflits

d’échelles et de compétences qui pénalisent la ville d’Istanbul105. Les logiques clientélistes

locales compliquent la simplification opérée par le HTP.

3) Les déterminants de l’implantation des acteurs privés.

La relative inertie du nombre et de la répartition des hôpitaux publics entre 1995 et 2010

contraste avec l’explosion qui a eu lieu dans le secteur privé hospitalier. L’on est passé de 56

à 155 hôpitaux privés entre 1995106 et 2011107. Comme on peut s’y attendre, le déploiement

du secteur privé hospitalier ne s’est pas fait au hasard dans l’espace urbain stambouliote.

Ainsi, si l’on observait une concentration d’hôpitaux privés à Fatih en 1995, la croissance du

nombre d’hôpitaux privés a surtout eu lieu dans les arrondissements centraux, principalement

Bahçelievler, Şişli et Kadıköy. On peut en partie expliquer la concentration d’hôpitaux privés

104 Entretien avec Tulay Aktas, IBB. 105 PEROUSE J-F. “Gouverner Istanbul Aujourd’hui.” Rives Méditerranéennes, no. 2 (1999) 106 IBB. Saglik, 1927-1996. Istanbul Kulliyati Cumurhiyet Dönemi Istanbul Istatistikleri. Istanbul Arastirmalari

Merkezi, 1997. 107 SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam Kitap, 2011.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 60 -

à Fatih en 1995 par la présence de plusieurs hôpitaux privés minoritaires. Comme il ne s’est

pas créé d’hôpital minoritaire à Istanbul depuis 1995, le nombre d’hôpitaux privés n’a pas

augmenté à Fatih.

Nous avons vu qu’à l’échelle de la Turquie, les lieux vers lesquels les investissements

privés se sont dirigés tendaient plus à chercher des patients solvables que de corriger les

inégalités créées par la configuration de l’offre de soins publique. Il semble évident qu’il n’y a

pas eu de gouvernance forte visant à diriger les investissements hospitaliers du privé vers les

territoires urbains stambouliotes qui manquent de lits et de ressources sanitaires. Fatih, Şişli,

Bakirkoy, Üsküdar et Kadıköy font partie des arrondissements les mieux dotés en hôpitaux

publics comme en hôpitaux privés. Il semble qu’à l’échelle d’Istanbul, les hôpitaux privés

soient à nouveau venus s’installer auprès des populations aisées de Şişli puis d’Üsküdar et

Kadıköy. La consultation des cartes interactives de la municipalité108 montre que les hôpitaux

privés de Bahçelievler semblent fortement polarisés par l’aéroport Atatürk à akırköy. La

localisation de ces hôpitaux privés montre que ceux-ci sont dirigés vers des patients

internationaux, qu’ils viennent parfois chercher eux-mêmes à la descente de l’avion. Dans les

rapports publiés par le ministère de la Santé il est dit que, grâce au HTP, les hôpitaux privés

sont mis au service de la santé publique et que leur installation est dirigée et négociée avec les

pouvoirs publics. En effet, les investisseurs qui voulaient construire des hôpitaux privés dans

les années précédant le HTP n’avaient aucune contrainte à l’installation. Il leur suffisait

d’acheter un terrain où ils le désiraient et de lancer la construction de leur hôpital. Depuis le

HTP, l’installation d’un hôpital est soumise à l’autorisation du Sağlık Müdürlüğü qui doit

donner son autorisation et qui est supposé orienter les investissements dans des espaces qui

manquent de ressources sanitaires. De toute évidence, ce système n’est pas efficace puisque

les hôpitaux privés viennent s’installer dans les espaces déjà bien dotés en hôpitaux publics

ou en hôpitaux privés sans combler les zones d’ombre, les vides de l’hôpital public. On peut

penser que cette faiblesse du Sağlık Müdürlüğü peut trouver sa source dans la collusion

permanente entre des responsables politiques et les conseils d’administration des hôpitaux

privés. Pour Eyüp Ozan Toraman109, cette domination annoncée du ministère de la Santé sur

le secteur de la santé privée n’est qu’une annonce puisque tous les hôpitaux privés ont, à des

degrés divers, des relais dans le pouvoir qui leur permettent de s’installer où ils le souhaitent.

108 Istanbul sehir rehberi : http://sehirrehberi.ibb.gov.tr/map.aspx. 109 Eyüp Ozan Toraman, étudiant en médecine spécialité santé publique à l’Université d’Istanbul. Responsable

national étudiant de la chambre des médecins.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 61 -

Par exemple, Emine Erdoğan, l’épouse du Premier ministre, est membre du conseil

d’administration de la chaîne de santé privée Medipol. Abdullah Gül, président de la

république est, quant à lui, lié à la chaîne d’hôpitaux Medical Park. Les deux têtes de

l’exécutif qui a mis en place le HTP sont donc intéressées personnellement au développement

d’hôpitaux privés. Cette proximité, ces différents conflits d’intérêt, ne sont pas l’apanage des

hautes sphères du pouvoir turc, elle semble être une constante dans le secteur privé de la

santé. Par exemple, Mehmet Müezzinoğlu a la double-casquette de directeur d’une clinique à

Avcilar et de secrétaire général de l’AKP pour la province du Tekirdağ. Autre exemple de

cette porosité, le médecin que nous avons interviewé au Sağlık Müdürlüğü avait son bureau

garni de stylos et post-it Medical Park110. ien que cette anecdote n’ait pas une grande

importance, il est symboliquement fort qu’une chaîne comme Medical Park parvienne à

investir la direction des services sanitaires publics à Istanbul par le biais de ses « goodies » et

autres produits dérivés.

Si le rapport entre les personnalités politiques et les hôpitaux privés n’est pas direct, il

peut exister par le biais d’une fondation (Vakfı). Les fondations sont des organismes privés à

but non lucratif dont l’action doit avoir un intérêt public. Plusieurs fondations profitent de la

spécificité du domaine de la santé : la santé est évidemment d’intérêt public, mais il est

possible de mener des activités liées à la santé et à la médecine qui sont totalement

déconnectées de la santé publique. Ainsi, une fondation a tout intérêt à se spécialiser dans la

santé puisqu’elle pourra engranger des bénéfices tout en faisant valoir que son action sert la

société. Par exemple, l’hôpital universitaire editepe dépend de la fondation Istek (Istek

Vakfı). La situation de cet hôpital universitaire privé nous a posé question puisque le terrain

de cet établissement est attenant au grand terrain public de l’hôpital public Fatih Sultan

Mehmet à Ataşehir, comme si le terrain de l’hôpital editepe avait été déduit de celui de

l’hôpital public. Il semble que la fondation Istek a pris possession de ce terrain dans les

années 1980 : la Mairie Métropolitaine dirigée alors par Bedrettin Dalan (ANAP111) a cédé ce

terrain public à la fondation Istek fondée par le même Bedrettin Dalan. On remarque que les

hôpitaux universitaires privés, qui sont à la croisée de l’éducation et du secteur de la santé

dépendent tous de fondations112. Un cas encore plus spectaculaire de captation de terrains

publics s’est produit à Fatih près du deuxième pont sur la Corne d’or. Un hôpital universitaire

110 Entretien avec Burak Büyükeren, Saglik Mudurlugu. 111 « Anavatan Partisi » : Le Parti de la Mère Patrie, au pouvoir dans les années 1980. 112 AKKA A . “Private Hospitals Embark on Higher Education but Quality in Question.” Sunday’s Zaman,

8/8/2010.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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privé (le « Golden Horn Campus ») dépendant de Medipol a été construit récemment sur des

terrains d’une valeur presque inestimable cédés par la puissance publique à la Fondation

« Medipolitan Health and Education Group.» La pratique qui consiste à se constituer des

portefeuilles fonciers à partir de terrains publics par le biais de fondations est une réalité dans

le secteur de la santé.

Des grands groupes d’hôpitaux (Acıbadem, Medipol) ou les plus grands groupes d’universités

privées (Yeditepe, eni üzyıl) ont ouvert leurs universités de médecine en 2010. Elles n’ont

pas de mal à justifier l’intérêt public de leur action tant la Turquie manque de médecins et de

personnel de santé. Le paysage des universités publiques à Istanbul n’a pas ou peu évolué

depuis 1995, les universités privées permettent de former de nouveaux médecins. Cependant,

les universités privées cherchent également à former leur propre main d’œuvre. Les droits

d’inscription à ces facultés de médecine coûtent entre 35000 et 40000 TL113 à l’année. Au

sein du groupe Acıbadem, l’étudiant a le droit de se faire soigner gratuitement dans les

structures de soins de son hôpital universitaire, l’inscription à la sécurité sociale privée

d’Acıbadem est aussi prise en compte dans les droits d’inscription. Le groupe Acıbadem est

ainsi gagnant sur tous les plans : il gagne de l’argent sur la formation des étudiants et forme

lui-même sa main d’œuvre en lui inculquant une « culture Acıbadem. »

Enfin, le tourisme médical, encouragé par le HTP, concerne relativement peu de patients

au regard du nombre de patients des divers hôpitaux stambouliotes. En revanche, il constitue

une réalité représentative et fortement structurante des hôpitaux privés. La quasi-totalité des

hôpitaux privés traduisent leur site en anglais et passent des accords avec des agences de

113 Soit entre 17000 et 20000 euros.

Photographie 18 : Le « Golden Horn campus » de

Medipol. Source : Site internet de Medipol.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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voyage s’occupant de loger et transporter les touristes114. Egalement, on remarque que les

hôpitaux privés tendent à se multiplier au contact des autoroutes urbaines offrant un accès

direct aux deux aéroports stambouliotes. Il est écrit dans un rapport publié en 2010 par le

ministère de la Santé : « As regards health tourism, we will be the centre of Europe, Middle-

East, Africa, Central Asia and Russia area. »115 . La Turquie entend ainsi profiter d’une

certaine rente de situation. La communication du ministère reprend le « délire de centralité »

souvent associé à la communication d’Istanbul depuis que le pouvoir turc rêve de faire

d’Istanbul une ville-mondiale. La Turquie bénéficie d’atouts importants en vue de mettre en

place cette filière. Elle se situe à proximité de pays qui ont système de santé défaillant mais

dont les classes supérieures ont de hautes exigences en matière de santé. Istanbul se situe

entre le monde russe, l’Europe orientale et les pays arabes 116 . Adam Bahattin ajoute

malicieusement que le tourisme médical est une filière d’avenir car les pays de l’Union

Européenne sont en crise et compriment leurs dépenses : les hôpitaux turcs pourront accueillir

des patients européens pour les soins qui ne seront plus remboursés par les systèmes de

protection sociale européenne117. Depuis la mise en place du HTP et les investissements

internationaux portés essentiellement sur Istanbul, la Turquie bénéficie d’hôpitaux privés de

classe mondiale118 alors que sa main d’œuvre est peu onéreuse : pour certaines opérations,

dentaires notamment, il est souvent moins coûteux pour un patient d’acheter un séjour tout

compris à Istanbul plutôt que de subir son opération chez lui. Sur le plan éthique, il semble

que les lois turques soient plus libérales que celles des pays arabes du Moyen-Orient. Les

centres stambouliotes spécialisés dans les « Tüp Bebek »119 communiquent beaucoup sur

internet.

La spécificité du tourisme médical est que les pays qui souhaitent créer une filière doivent

proposer plus que des soins médicaux. Le tourisme médical est rarement mis en place ex

nihilo, il profite de structures préexistantes. Ainsi, à Istanbul, ceux qui promeuvent le

tourisme médical jouent toujours la carte du triptyque « Soins, « culture », shopping ». Le

114 Notamment par le biais de (nombreux) sites internet relais comme healthcentersinturkey.com. 115 Akdağ, Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report (2003-2010). 116 Le site internet du Anadolu Healthcare Village de Gebze (http://www.anadolusaglik.org/tr) est traduit en

anglais, allemand, russe, roumain, bulgare, albanais et arabe. Sont donc ciblés les Turcs de la diaspora, les

populations des Balkans et les Arabes du Golfe ou du Proche-Orient. 117 AHATTIN A. “Turkey’s Medical Tourism Potential”, July 9, 2009.

http://www.turkeyhealthtourism.org/whyturkey.htm. 118 Les hôpitaux privés turcs font tout pour remplir des cahiers des charges, conquérir ces labels et se mettre

ainsi aux normes internationales. 119 Littéralement, les « bébés-tubes ».

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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touriste de santé vient à Istanbul en famille 120 et profite de son séjour (d’une semaine

généralement) pour consommer dans des malls ou sur l’avenue de l’Istiklal et visiter un ou

deux monuments. Le patrimoine stambouliote est l’atout principal d’Istanbul dans le domaine

du tourisme de santé puisqu’il lui permet de se différencier de Dubaï, sa principale

concurrente dans la région. La mise en place du tourisme médical correspond à une logique

d’intégration dans un marché globalisé de la santé où chacun tente de profiter de sa situation

et de ses avantages différentiels sur les autres pays. Ayşegül Kaptanoğlu, universitaire très

favorable au HTP voit dans le tourisme de santé un moyen pour la Turquie d’exister dans la

mondialisation : « L’Italie a le tourisme, les Pays du Golfe ont le pétrole, ce serait bien que

nous ayons les soins médicaux. »121

Si la promotion et le développement du tourisme médical sont indéniablement un des

effets du HTP, les conséquences de la mise en place de cette filière ne vont pas vers les

objectifs annoncés du HTP. En effet, la stimulation de l’investissement avait pour but

d’augmenter les ressources sanitaires pour les Turcs. Or, les hôpitaux privés consacrent leurs

ressources aux soins de patients étrangers et orientent les opérations proposées vers des actes

chirurgicaux complètement déconnectés de la santé publique turque. Ainsi, la chirurgie

esthétique est fortement pratiquée sur des touristes. Les actes pour lesquels les étrangers

viennent se faire soigner ont le point commun d’être des opérations ponctuelles nécessitant

peu de suivi post-opératoire.

Ainsi, les acteurs de la santé présents à Istanbul ne semblent pas travailler ensemble à des

fins de santé publique. En effet, il est évident que le secteur privé, uniquement présent dans

les soins secondaires, se tourne vers des domaines qui leur rapportent des bénéfices

immédiats en termes de chiffre d’affaires. Le secteur privé a largement bénéficié du HTP et

déconnecte son action des objectifs de la santé publique, notamment en accueillant des

touristes de santé. Comme dans d’autres secteurs, le secteur privé de la santé, par

l’internationalisation, multiplie les projets qui ne servent pas un projet de santé publique

cohérent à l’échelle urbaine122

. Dans le même espace urbain, les acteurs publics de la santé

semblent être les seuls dépositaires de la santé préventive qui, en plus d’augmenter le bien-

120 On ne peut pas parcourir l’avenue de l’Istiklal sans croiser des familles originaires des Pays du Golfe, dont

l’homme de la famille a le crâne fraîchement opéré : la pose d’implants capillaires est une des opérations les plus

pratiquées sur les touristes de santé à Istanbul. 121 Entretien avec Ayşegül Kaptanoğlu, Professeur d’économie et de management de la santé à l’Université

Marmara.

122 On peut tracer un rapprochement avec les nombreux projets urbains internationaux qui ne font pas un projet

urbain cohérent pour Istanbul. MONTABONE B. et CANDELIER-CA ON M. “Istanbul, une

internationalisation forcée ?” EchoGéo, 2009.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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être d’une société offre des bénéfices concrets, (que l’on peut estimer par des modèles

médicométriques123) sur le long terme. Le maillage dense de structures de soins primaires est

sous-employé et les hôpitaux liés à la sécurité sociale tendent à se concentrer sur les tâches les

moins lucratives.

123 BAILLY A. Médicométrie ;: Une Nouvelle Approche De La Santé. Economica, 1999.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Troisième partie : Offre de soins et justice spatiale à

Istanbul : L’exemple de quatre arrondissements de

la rive asiatique, Üsküdar, Kadıköy, Ümraniye,

Ataşehir.

Les deux parties précédentes ont été l’occasion d’un inventaire des acteurs internationaux,

nationaux et urbains dont l’action conjuguée produit l’agencement de l’offre de soins

stambouliote. Cependant, les structures de soins dont nous avons décrit et commenté la nature

et la répartition ne valent que par l’usage qui en est fait. Pour cela, nous avons souhaité

changer de focale et interroger les relations entre les Stambouliotes et leur offre de soins à une

échelle plus locale : celle de la pratique quotidienne. Nous avons choisi d’étudier plus

spécifiquement quatre arrondissements de la rive asiatique : Üsküdar, Kadıköy, Ümraniye et

Ataşehir (UKUA). Cette zone est composée de deux arrondissements centraux dont les

noyaux sont anciennement urbanisés et de deux arrondissements périphériques plus

récemment urbanisés qui ont connu de fortes transformations lors de la dernière décennie. La

composition sociale de ces départements est diverse, les travaux de Murat Güvenç 124

montrent que l’autoroute E-5 faisait office de véritable barrière socio-spatiale jusqu’au début

des années 2000. Les « cols blancs » dominaient les espaces situés entre cette autoroute et la

mer, tandis que les cols bleus résidaient majoritairement au-delà de cette barrière qui était au

moins autant un obstacle physique que symbolique. Les années 2000 ont compliqué la donne

puisque les cols blancs ont passé cette barrière et des grands projets de « Transformation

urbaine » sont venus transformer des espaces qui étaient périphériques. Notre travail dans

cette partie consiste à interroger la distribution de l’offre de soins et l’accès aux soins à la

lumière des travaux de Murat Güvenç qui montrent que la dualité socio-spatiale stambouliote

est particulièrement bien marquée au sein de la zone que nous avons circonscrite.

A- Des espaces aux besoins de santé différenciés.

1) Profil socio-spatial de la zone étudiée

124 GÜVENC M. “Mapping Social Istanbul. Extracts of the Istanbul Metropolitan Area Atlas.” In Public

Istanbul, Spaces and Spheres of the Urban. Transcript Verlag, 2008.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Avant d’étudier l’accès aux soins et la dialectique qui s’établit localement entre offre de

soins et besoins de soins, nous allons tenter de caractériser la zone des quatre arrondissements

(UKUA) que nous avons circonscrite. Il existe des statistiques TUIK de recours aux soins et

de fréquences des pathologies. Malheureusement, celles-ci ne sont disponibles qu’à l’échelle

des provinces turques. Elles n’existent probablement pas à l’échelle des arrondissements ou

des quartiers, l’échelle à laquelle s’inscrit cette partie. Nous ne pourrons donc pas comparer

l’orientation des structures de soins avec les pathologies dominantes pour un quartier donné.

Nous pouvons cependant établir un profil socio-territorial de la zone étudiée et comparer

l’évolution socio-territoriale d’UKUA avec la manière avec laquelle la répartition de l’offre

de soins s’est transformée, notamment sous l’effet du HTP. Nous avons donc volontairement

choisi un espace qui connaît des contrastes sociaux, territoriaux et paysagers forts afin de voir

comment l’offre de soins y a muté. Il existe très peu de données que l’on peut trouver à

l’échelle des quartiers : des extraits de cartes réalisées par Murat Güvenç (Université Istanbul

Sehir) nous serviront de base pour comprendre les différents profils spatiaux présents à

UKUA

La zone que nous étudions est aujourd’hui presque intégralement urbanisée. Comme en

d’autres lieux d’Istanbul, la ville a fait tâche d’huile au cours du second 20ème

siècle en partant

de noyaux anciennement urbanisés : Üsküdar et Kadıköy.

Carte 1 : Extrait de carte, L'âge du bâti à UKUA. (Source: Urban age125

)

125 GÜVENC M., and ÜCESO E.. “Urban Spaces in and Around Istanbul.” Urban Age: Istanbul, City of

Intersections (2009).

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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On remarque sur la carte ci-dessus qu’Üsküdar et Kadıköy ne correspondent pas à la

même génération de tissu urbain que les territoires d’Ümraniye et d’Ataşehir. Globalement,

l’étalement urbain s’est fait par le biais de l’informel, notamment par la construction de zones

de gecekondu. Ces zones d’habitat informel ont été progressivement reliées aux différents

services urbains au fur et à mesure des amnisties et des réhabilitations126. Il y avait jusque

dans les années 2000 un fort contraste socio-spatial entre les arrondissements centraux

d’UKUA aux populations aisées et les espaces périphériques plus populaires voire pauvres.

127

Carte 2 : Extrait de carte, les niveaux d'études dominant à UKUA en 2000 (Source : Murat

Güvenç).

126

ERASIMOS S. “Istanbul : Approche Géopolitique D’une Mégapole.” Hérodote 103, no. 4 (2001).

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Carte 3 : Extrait de carte, Les niveaux d’étude dominant à UKUA en 2008 (Source : Murat

Güvenç).

Les deux cartes ci-dessus utilisent le niveau d’études comme indicateur de la répartition

spatiale des classes sociales. Entre 2000 et 2008, il semble que la répartition des groupes

sociaux soit devenue plus complexe. Des populations aisées étant passées de l’autre côté de

l’autoroute urbaine E-5. En plus de ce franchissement, des grands projets fleurissent aux

cœurs des arrondissements d’Ümraniye et d’Ataşehir, l’I souhaitant créer des C D et des

zones d’activités tertiaires sur la rive asiatique. Les espaces situés à proximité des trèfles et

échangeurs autoroutiers voient pousser de nombreux grands projets. La Transformation

urbaine semble se concentrer sur le développement (spectaculaire) de certaines zones et

laisser des vides. On recense ainsi des tours d’affaires, ou des logements de luxe (à l’image du

Varyap Meridian à Ataşehir) ou bien l’installation de très grandes surfaces (IKEA ou

Carrefour). Ces projets se situent tous à proximité de l’autoroute urbaine et des trèfles

autoroutiers. Ils constituent souvent des enclaves plutôt déconnectées de leur environnement

(social) immédiat. On s’y rend le plus souvent en voiture. Les arrondissements d’Ümraniye et

Ataşehir connaissent ainsi un grand contraste entre des zones d’activité tertiaires (commerce,

sièges sociaux d’entreprises) et de vastes espaces résidentiels. Si l’on doit découper l’espace

d’UKUA en deux types d’espace, les espaces du bord de mer présentent un tissu urbain dense

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- 70 -

dans lequel résident des populations aisées. Les espaces plus périphériques abritent des

couches sociales plus modestes mais sont également le support de plusieurs grands projets

(dont l’emprise sociale est importante) qui caractérisent certains espaces péricentraux

stambouliotes.

2) Une démographie contrastée

Après avoir brièvement caractérisé cette dualité paysagère et sociale des quatre

arrondissements étudiés dans cette partie, nous allons tenter de déterminer en quoi les besoins

de santé des populations présentes à UKUA sont divers. Nous manquons cependant

d’indicateurs de santé et nous devons nous en remettre aux seuls indicateurs de population

disponibles qui sont des données démographiques.

Figure 7 : Pyramide des âges d’Ataşehir en

2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). Figure 8 : Pyramide des âges d’Ümraniye

en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü).

Figure 9 : Pyramide des âges d’Üsküdar en

2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). Figure 10 : Pyramide des âges de Kadıköy

en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü).

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Ces quatre pyramides des âges montrent que les quatre arrondissements d’UKUA ont des

profils démographiques très contrastés. Ümraniye et Ataşehir ont une population où les

générations qui ont entre 20 et 40 ans sont surreprésentés. La pyramide des âges d’Üsküdar a

des contours plus réguliers tandis que celle de Kadıköy témoigne d’une population

vieillissante.

Carte 4 : Extrait de carte, répartition des groupes d’âges dominants à UKUA en 2008 (Source :

Murat Güvenç)

De simples indicateurs démographiques sont insuffisants pour établir un profil sanitaire de

la population des quatre arrondissements. Cependant, il semble que les territoires les plus âgés

soient aussi ceux où l’on trouve la population la plus aisée tandis que les couches les plus

modestes résident dans des territoires plus jeunes. On peut donc penser que la corrélation qui

existe entre profils démographiques et classes sociales dominantes se traduit également dans

les besoins de santé des différentes populations. Comme l’a montré Omran, de la même façon

qu’il existe un modèle de Transition démographique, il existe une Transition

épidémiologique128. Les populations se situant à différents stades de développement ne sont

pas touchées par les mêmes pathologies : il faut donc adapter le système de santé et faire

correspondre l’offre de soins aux besoins de soins. Le modèle de la Transition

épidémiologique tend à supposer une population homogène, dont toutes les composantes sont

toujours au même stade en un instant t. La présence de populations se situant à des niveaux de

vie très différents au sein d’un espace relativement restreint pousse à penser l’espace

128

OMRAN A.R. “The Epidemiologic Transition: A Theory of the Epidemiology of Population Change.” The

Milbank Memorial Fund Quarterly 49, no. 4 (1971): 509–538.

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d’UKUA comme une zone où coexistent des populations se situant à des stades différents de

la Transition épidémiologique. Ces différents stades de la Transition épidémiologique se

projettent dans l’espace urbain stambouliote.

L’objet de cette partie est de voir quelle est la corrélation entre la répartition des groupes

sociaux et la répartition et les dynamiques récentes de l’offre de soins. Pour cela, nous allons

tenter de déterminer quels sont les « paysages socio-sanitaires » d’UKUA. Un paysage socio-

sanitaire se caractérise par « une identité de composition sociale, d’état de santé et d’offre de

soins129.» Nous disposons de cartes et de données relativement précises en ce qui concerne la

composition sociale et l’offre de soins à UKUA. Les quelques données démographiques dont

nous disposons suffisent à établir que les différentes classes sociales ont des indicateurs de

santé différents et sont touchées par des pathologies différentes. L’absence de données

territorialisées précises concernant les pathologies touchant les populations d’UKUA sera un

biais à notre étude.

B- Représenter la répartition de l’offre de soins à UKUA

1) L’offre de soins hospitaliers

Nous avons voulu représenter précisément la répartition des hôpitaux publics et privés à

UKUA. En ce qui concerne les hôpitaux privés, nous avons réemployé l’ouvrage de

statistiques publié par l’I en 1995130. A l’exception de l’ouverture de l’hôpital public

d’Ümraniye, la distribution des lits hospitaliers publics n’a pas changé. Nous ne disposions

pas des données concernant les lits d’hôpitaux publics en 2012. Durant l’un de nos entretiens

au Sağlık Müdürlüğü, il nous a été confirmé que ceux-ci n’avaient que peu varié. Nous avons

décidé de représenter la répartition des lits hospitaliers publics en 2012 dans les mêmes

proportions que celle de 1995. En ce qui concerne la répartition des lits d’hôpitaux privés,

nous avons comparé les données de l’ouvrage de l’I (1995) à celles de Mustafa Sönmez131

(2011).

129

LUCAS-GABRIELLI V., VIGNERON E. et TONNELLIER F. “Une Typologie Des Paysages Socio-

sanitaire En France.” Questions D’économie De La Santé, no. 10 (1998). 130

IBB. Saglik, 1927-1996. Istanbul Kulliyati Cumurhiyet Dönemi Istanbul Istatistikleri. Istanbul Arastirmalari

Merkezi, 1997 131

SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam Kitap, 2011

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Planche cartographique 10 : L’évolution de la répartition des lits d’hôpitaux publics entre 1995 et

2011

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Planche cartographique 11 : Répartition des lits d’hôpitaux privés en 1995

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Planche cartographique 12 : Répartition des lits d’hôpitaux privés en 2011

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- 76 -

2) Représenter le tissu des entreprises privées de santé par l’analyse des correspondances

Si le système de santé turc est actuellement fortement hospitalo-centré, se fonder sur les

seules ressources sanitaires hospitalières pour décrire l’offre de soins à Istanbul est réducteur.

En effet, nous avons fait remarquer précédemment que le secteur de la santé était

extrêmement visible sur l’avenue de agdad (Kadıköy). Les cartes de ressources sanitaires

hospitalières ne rendent pas compte de cette présence. Tout un tissu économique d’entreprises

privées liées au secteur de la santé existe. Nous avons pensé que sa répartition et sa nature

différenciée selon les territoires méritait d’être représentée. Cependant, ces entreprises sont

beaucoup plus nombreuses que les hôpitaux : il est impossible de chercher à les représenter

par des points. Dans le cadre d’un bref séjour au centre d’études urbaines de l’Université

Istanbul Şehir auprès de Murat Güvenç et son équipe, nous avons travaillé à représenter ces

différentes entreprises par le biais d’une analyse des correspondances

Les données brutes d’offre de soins avaient été collectées par nos soins auprès de la

Chambre de commerce d’Istanbul (ITO). Les tableaux qui nous ont été fournis recensent

l’ensemble des entreprises privées de santé enregistrées à la Chambre de commerce dans les

quatre arrondissements étudiés (soit 1297 entrées). Nous avons d’abord travaillé à situer

chacune de ces entreprises dans son quartier (nous avons codé les mahalle d’UKUA)

correspondant afin de pouvoir représenter ces données dans des cartes. Nous avons également

classé ces données par Codes Nace : depuis l’entrée de la Turquie dans l’Union douanière

(1996), toutes les entreprises déclarées ont un Code Nace européen décrivant leur activité.

Grâce à ces codes Nace, nous avons délimité 8 catégories d’entreprises de santé :

Hôpitaux ou entreprises liées aux hôpitaux.

Entreprises liées à la médecine générale et familiale.

Entreprises liées à la médecine spécialisée (souvent des petites polycliniques privées).

Entreprises liées aux soins dentaires.

Laboratoires d’analyse.

Entreprises de transports.

Autres entreprises liées à la santé humaine.

Entreprises de services à domicile pour personnes âgées et/ou dépendantes.

Le logiciel d’analyses de correspondance développé par Murat Güvenç et son équipe du

centre d’études urbaines d’Istanbul Şehir a permis de classer plusieurs profils spatiaux :

plusieurs types de tissus d’entreprises de santé par quartier. Les quartiers présentant des

Page 78: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 77 -

similarités de fréquences, des « airs de famille » sont regroupés par le logiciel en limitant la

perte d’informations.

Le travail de représentation cartographique consiste à attribuer des couleurs qui font sens

aux groupes délimités par le logiciel afin que la carte soit lisible. Nous avons choisi trois

couleurs dominantes à nos cartes. Les espaces dominés par des soins plutôt spécialisés

(polycliniques, soins dentaires) sont représentés par des nuances de vert. Les espaces dominés

par les établissements hospitaliers ou liés aux hôpitaux ont été représentés en bleu. Enfin, les

quartiers dont les fréquences d’établissements liés à la santé générale et familiale ont été

représentés en jaune pâle. Nous avons ajouté la couleur marron pour les quartiers que l’on

pouvait difficilement attribuer à une catégorie. Les quartiers dépourvus d’entreprises privées

de santé ont été représentés en gris.

La représentation de ces différentes catégories a donné des résultats lisibles et éloquents.

Il faut cependant mentionner qu’il existe des biais à cette méthode. Concernant, les données,

celles-ci indiquent le siège social de l’entreprise : le siège social n’est pas forcément sur le

lieu au sein se déroulent les activités de l’entreprise (c’est particulièrement vrai pour les

chaînes d’hôpitaux). La finesse de l’analyse de ces quartiers dépend aussi du nombre

d’entreprises présentes dans chaque quartier. Lorsqu’un quartier ne compte qu’une ou deux

entreprises, certaines catégories peuvent atteindre des fréquences très élevées132. Les cartes de

densités d’établissements de santé par quartier, en plus d’être lisibles pour elles-mêmes,

éclairent la lecture des deux cartes suivantes.

132 Par exemple, un quartier possédant deux entreprises dont une de soins dentaires sera placé dans le même

groupe qu’un quartier possédant 30 entreprises dont 15 de soins dentaires.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 78 -

Planche cartographique 13 : L’évolution des densités d’entreprises de santé privée entre 2003 et

2011

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 79 -

Planche cartographique 14 : Profils spatiaux des tissus d’entreprises privées de santé des mahalle

en 2003

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- 80 -

Planche cartographique 15 : Profils spatiaux des tissus d’entreprises privées de santé des mahalle

en 2011.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 81 -

C- Accès aux soins et justice spatiale à UKUA

1) Typologie des Paysages socio-sanitaires d’UKUA

Une comparaison des cartes réalisées par Murat Güvenç et des cartes réalisées par nos

soins nous permet de déterminer trois grands types de « paysages socio-sanitaires » à UKUA.

Le premier type de paysage socio-sanitaire est composé d’espaces dans lesquels résident

les couches les plus aisées. Ces espaces sont situés à proximité des rives du Bosphore et de la

mer de Marmara. Leur population est âgée (elle vit longtemps) et éduquée. On peut penser

que ces populations fréquentent essentiellement les hôpitaux privés de petite dimension (pas

plus de 80 lits) qui sont nombreux dans les centres (près des embarcadères) d’Üsküdar et

Kadıköy. Ces hôpitaux privés ne semblent pas tournés vers les voies rapides et s’inscrivent

dans un tissu résidentiel composé de logements pour populations aisées. Certains de ces

hôpitaux privés de petite dimension existaient avant le HTP (ce qui n’est pas le cas des autres

types d’hôpitaux privés que nous décrirons). On peut penser que ceux qui investissent dans

ces petites cliniques cherchent à attirer une clientèle de proximité. Les deux vieux noyaux

urbains asiatiques abritaient déjà des populations aisées il y a une vingtaine d’années. Ces

petites cliniques sont assises sur un tissu très dense d’établissements privés d’une santé

spécialisée très portée sur les soins dentaires. Cette grande densité d’entreprises de santé

produit des paysages fortement marqués par la communication des acteurs de la santé privée :

c’est particulièrement le cas le long de l’avenue de agdad. La visibilité de la santé y est telle

que certaines boutiques détournent le mot « hôpital » (« hastane »), comme pour se situer

dans le ton de l’environnement commercial de l’avenue de agdad.

Photographie 19 : « L’hôpital pour TV de Kadikoy »

Avenue de Bagdad.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Egalement, ce type de « paysage socio-sanitaire » inclut des ressources hospitalières

publiques. La quasi-totalité des ressources hospitalières publiques d’UKUA se situe dans ce

type d’espace. Pourtant, les populations aisées qui fréquentaient peu les hôpitaux publics

avant 2003 les fréquentent encore moins depuis la mise en place du HTP. Les hôpitaux

publics sont situés dans des espaces au sein desquels les couches populaires ne sont pas

absents mais sont minoritaires. Ce découplage vient du fait que les grands investissements

dans l’hôpital public ont eu lieu avant ou au début de l’étalement urbain de ce dernier quart de

siècle.

Le second type de paysage socio-sanitaire que nous avons distingué est situé aux alentours

des autoroutes urbaines et notamment autour des trèfles autoroutiers. On remarque que de

véritables agrégats d’hôpitaux privés d’assez grande dimension (entre 80 et 255 lits pour le

Medical Park de Göztepe). La configuration de ces grands hôpitaux privés apparus avec le

HTP semble indiquer qu’ils sont tournés vers les voies rapides.

On remarque sur la photographie aérienne que le Medical Park est fortement tourné vers

l’autoroute urbaine E-5. On peut y accéder directement en sortant de la voie rapide sur la voie

de droite ou par une bretelle si l’on arrive dans l’autre sens. Comme nous l’avons vu

Photographie 6, cet hôpital fait face à l’autoroute et est agencé pour être vu depuis la voie

rapide.

Photographie aérienne 1 : L’hôpital Medical Park Göztepe (à droite de l’image) et son

environnement immédiat. (Source : Google Earth)

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 83 -

La photographie ci-dessus montre que, contrairement aux hôpitaux privés de petite taille

inscrits dans du bâti résidentiel aisé, il semble y avoir une certaine déconnexion entre ce type

de grand hôpital privé luxueux et son environnement immédiat. Le paysage photographié

comprend au premier plan un büfe, un morceau de « dolmuş »133

et quelques parcelles

cultivées et non-loties. A l’arrière-plan, l’on peut voir du bâti résidentiel et une tour qui

émerge au milieu. Au loin dans la brume, on devine les tours orangées du grand projet

Varyap-Meridian d’Ataşehir. L’Hôpital Medical Park de Göztepe est représentatif du

découplage entre le grand hôpital luxueux du bord de la voie rapide et son voisinage : il est

clair que les clients du Medical Park arrivent par la voie rapide. On recense trois autres

agrégats d’hôpitaux privés, ils se situent autour des deux trèfles autoroutiers d’Ümraniye et le

long des voies rapides à l’Est d’Ataşehir. Nous avons visité plus spécialement les espaces

entourant le grand trèfle autoroutier au nord d’Ümraniye. Nous avons visité la clinique

neuropsychiatrique Npistanbul qui nous semblait représentative du deuxième type d’hôpital

privé que l’on retrouve près des trèfles autoroutiers : le petit hôpital privé spécialisé dans un

domaine qui demande une technologie de pointe. Le directeur des ressources humaines de cet

133 Le dolmuş est un taxi collectif, ce moyen de transport est souvent associé à l’Istanbul populaire des

périphéries.

Photographie 20 : Face au Medical Park Göztepe, un paysage composite.

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hôpital, Serdar Karagöz nous a expliqué que cet hôpital avait été aménagé à Ümraniye en

raison de son excellente desserte et de la disponibilité d’un terrain vacant pour construire,

proche des quartiers centraux de la rive européenne mais aussi de l’autoroute urbaine qui

dessert l’aéroport Sabiha Gökçen134

. Sur certaines technologies, la clinique Npistanbul jouit

d’un monopole en Turquie mais aussi au Moyen-Orient.

Aux yeux de Serdar Karagöz, sa clinique est indifféremment destinée aux Turcs qu’aux

étrangers, elle reçoit des clients fortunés venant du monde entier. Si l’on se penche sur

l’environnement immédiat de l’hôpital, on s’aperçoit que les alentours de ce trèfle autoroutier,

comme ceux des autres trèfles d’UKUA semblent avoir été conçus comme un urbanisme de

l’enclave. On peut ainsi voir deux Gated Communities (Site en turc) de part et d’autre de

l’autoroute. Les grands parkings que l’on voit également accueillent les clients d’espaces de

consommation (notamment un IKEA). Enfin, parmi les tours vitrées autour du trèfle se

trouvent par exemple des bureaux de Bank Asya ou de Bayer. La clinique Npistanbul se situe

dans le quart en bas à gauche de l’image. Les hôpitaux privés se situant dans ces agrégats

d’hôpitaux autour des trèfles situent tous leur bassin de recrutement à l’échelle urbaine voire

internationale. En cela, ils sont déconnectés de leur environnement immédiat, qui est, le plus

souvent à Umraniye composé de foyers modestes. Ainsi, les grands hôpitaux privés qui

134

Entretien avec Serdar Karagöz, directeur des ressources humaines de la clinique Npistanbul.

Photographie aérienne 2 : Les alentours de la clinique Npistanbul : une mosaïque d’enclaves

(Source : Google Earth).

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 85 -

s’installent dans les arrondissements périphériques cherchent plus souvent à trouver des

terrains vacants qui jouissent d’une bonne desserte plutôt qu’à se placer auprès de populations

modestes afin que celles-ci puissent faire valoir leur droit à la santé. Comme le montrent les

cartes de densités d’établissements de santé, les quartiers autour des trèfles autoroutiers

périphériques d’Ümraniye sont très pauvres en petits établissements privés de santé. Les

habitants de ces espaces ont assisté à la construction des grands hôpitaux privés mais vont se

faire soigner dans les hôpitaux publics de Kadıköy ou d’Üsküdar.

Enfin, le dernier type de paysage socio-sanitaire que nous avons déterminé concerne les

mêmes populations modestes que le paysage socio-sanitaire précédent. La différence vient du

fait que s’ils vivent loin des hôpitaux publics, ils vivent également à l’écart des ressources

sanitaires privées. Ces populations vont également se déplacer et grossir les files d’attente des

hôpitaux publics d’Üsküdar et de Kadıköy.

2) La santé comme mécanisme et outil de distinction sociale

Ces trois types de paysage socio-sanitaire nous ont également permis d’établir une

typologie des hôpitaux privés. Il existe des hôpitaux privés de petite taille implantés de façon

à attirer les patients solvables provenant des quartiers environnant. Les autres hôpitaux privés,

qu’ils soient de petite dimension et très spécialisés ou bien de grande taille semblent tous

déconnectés de leur environnement immédiat où vivent bien souvent des populations

modestes installées hors des arrondissements centraux.

Nous n’avons pas été en mesure de collecter des données sur les lieux de résidence de

ceux qui fréquentent un hôpital. Cependant, nous pouvons esquisser un schéma représentant

les bassins d’attraction respectifs d’un hôpital public et d’un hôpital privé. Nous avons choisi

deux hôpitaux voisins pour illustrer ces spatialités différenciées. Ainsi, ceux qui fréquentent

l’Hôpital Fatih Sultan Mehmet viennent à coup sûr des alentours de l’hôpital : ceux qui

fréquentent les hôpitaux publics ont tendance à se rendre à l’hôpital public le plus proche.

L’idée qui ressort des différentes cases partant de l’hôpital universitaire privé editepe est

celle de ticket d’entrée social. Ces différentes institutions et organisations sont toutes plutôt

élitistes. Ces tickets d’entrée sociaux élargissent le bassin d’attraction de l’hôpital editepe à

l’échelle du Grand Istanbul tout en le réservant à certaines couches supérieures. Les membres

des classes sociales supérieures ont tous, d’une manière ou d’une autre un ticket d’entrée vers

une institution hospitalière qui lui permettra de se distinguer.

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Figure 11 : Des bassins d'attraction différenciés pour deux hôpitaux voisins

d'Atasehir.

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Figure 13 : Schéma-Bilan des relations entre citoyens, protection sociale et

pourvoyeurs de soins en 2003

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Figure 14 : Schéma-Bilan des relations entre citoyens, protection sociale et pourvoyeurs

de soins en 2012

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- 89 -

L’exemple d’UKUA combiné à nos lectures et nos discussions avec des professionnels de

la santé nous permettent de généraliser et de conjecturer que l’AKP a su jouer des réflexes de

distinction des Turcs dans le domaine de la santé et de la consommation de soins pour assurer

la popularité de sa réforme. Si l’on observe les schémas comparatifs des relations assuré-

protection sociale-pourvoyeur de soin, il semble que les choix de pourvoyeur de soins soient

fortement motivés par ce réflexe de distinction. Nous avons vu que le ministère de la Santé

préférait ne pas obliger les citoyens à passer par un centre de soins primaires de peur de

perdre les suffrages de citoyens globalement satisfaits du HTP. L’AKP conserve peut-être là

un bénéfice électoral mais il est certain que la santé publique et le financement du système de

santé et de protection sociale sont perdants135

. Ce renoncement du ministère à imposer ces

mesures de santé publique montre sans doute combien celui-ci estime l’importance de cette

volonté de distinction sociale dans le domaine de la santé. Précisément, le HTP, par la

réorganisation des pourvoyeurs de soins et la stimulation de l’offre privée a permis à toutes

les classes sociales de se distinguer et de s’élever. Les adhérents SSK ont obtenu le droit de se

faire soigner dans les hôpitaux du ministère de la Santé et les hôpitaux universitaires qui

étaient perçus comme prestigieux avant le HTP. Ce désengorgement des hôpitaux SSK a

amélioré la situation des assurés SSK et a fait baisser les temps d’attente (qui demeurent

néanmoins substantiels dans les hôpitaux publics). Les anciens privilégiés du système public

ont eux, vu, les temps d’attente augmenter chez leurs pourvoyeurs de soins habituels. Ils ont

surtout vu arriver des populations d’origine modestes dans leurs hôpitaux pour privilégiés. En

stimulant les investissements du secteur privé, le gouvernement AKP a permis à ces anciens

privilégiés du secteur public de se distinguer à leur tour en allant se faire soigner au sein de

nouveaux hôpitaux privés. On peut penser que le véritable « coup politique » de l’AKP a été

de faire en sorte que tout le monde ressente le HTP comme une élévation de son bien-être,

une progression en termes de niveau de vie. Reste la question de l’exclusion qui n’est toujours

pas résolue puisqu’au moment où la carte verte va être supprimée, les populations urbaines et

rurales les plus précaires n’ont toujours pas adhéré à la SGK. Le HTP a mis fin à une

ségrégation qui séparait les citoyens selon leur appartenance corporatiste, on voit cependant

se dessiner une ségrégation sociale de fait, produit d’un système de santé et de protection

sociale à trois vitesses : les filets de sécurité pour les plus pauvres, la sécurité sociale publique

(SGK) pour les ouvriers et classes moyennes, les couches supérieures de la société profitent

des mutuelles complémentaires et des assurances privées.

135

Entretien avec Eyüp Ozan Toraman.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 90 -

Conclusion

L’étude que nous avons menée a permis d’identifier les acteurs de la santé à Istanbul,

leurs dynamiques et leurs logiques d’implantation. Les objectifs annoncés par le

gouvernement étaient, d’une part de faire grimper les indicateurs de santé et d’offre de soins

en Turquie, d’autre part de construire un système de santé plus équitable. L’inégalité

(territoriale comme sociale) des Turcs face à la santé avant la mise en place du HTP était

perçue comme une grande injustice. Si le HTP a mis fin à une ségrégation corporatiste, les

moyens par lesquels il réforme le système de santé tendent à produire des inégalités qui

viennent se calquer sur les inégalités corporatistes précédentes : une ségrégation de fait.

Le trait distinctif de cette réforme de la santé a été l’internationalisation du secteur de la

santé. En effet, le HTP suit des modèles émanant d’institutions internationales et est financé

par celles-ci. Le gouvernement turc souhaite également se positionner par rapport aux pays

européens et faire monter ses indicateurs de santé et d’offre de soins pour rattraper les pays

les moins développés de l’OCDE. Enfin, la quasi-intégralité des grands hôpitaux privés (qui

sont des produits du HTP) développent des filières de tourisme médical : l’internationalisation

touche aussi les patients.

Si d’autres secteurs stambouliotes ont connu un processus d’internationalisation dans le

cadre de cette « mise en conformité internationale » (Pérouse), on peut dire que

l’internationalisation du secteur de la santé est un cas à part. En effet, il semble que dans le

deomaine de la santé, le HTP a transformé le système de santé et de protection sociale afin de

le mettre au service de la promotion internationale d’Istanbul. Le HTP a créé un fossé entre

Istanbul et le reste de la Turquie en ce qui concerne la physionomie de l’offre de soins

(Istanbul a 37% des lits d’hôpitaux privés turcs, les cinq autres villes les mieux pourvues en

ont chacune entre 2 et 6%, les 76 autres provinces se partagent la moitié de l’offre de soins

privée). Il a également créé un fossé entre des hôpitaux privés qui ont tendance à impulser la

communication autour de la santé et à imposer leur vue à l’ensemble de la société. Le rejet

des soins primaires ou préventifs vient aussi du fait que le secteur privé est tout à fait absent

de ce secteur là qui n’est pas immédiatement lucratif.

A Istanbul, il semble que l’explosion et l’ultra-visibilité des hôpitaux privés produise de la

segmentation sociale et transforme la consommation de santé en pratiques consuméristes.

C’est là un point commun que le secteur privé de la santé avec d’autres acteurs privés qui

Page 92: Programme de Transformation de la Sant© »   Istanbul

- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

- 91 -

changent les pratiques de consommation des couches supérieures à Istanbul, ces pratiques

étant imposées comme modèle à tous. A nouveau, le cas de la santé contient d’autres enjeux

puisqu’il ne s’agit pas seulement de modifier la perception d’une société urbaine mais ce

modèle de consommation de santé très porté sur le secteur curatif pénalise les indicateurs de

santé de la Turquie et la santé publique et produit surtout un système de soins coûteux à

plusieurs vitesses. Les différents médecins interviewés ont un point un vue nuancé sur le HTP

qui a amélioré la situation de certains groupes, ils sont cependant tous d’accord pour dire qu’il

y a un écart entre les fonds qui ont été investis et les résultats qui seront obtenus en termes de

santé publique et d’indicateurs de santé.

La distribution de l’offre de soins qui est une conséquence du HTP est donc à la fois un

révélateur et un facteur de segmentation sociale puisque, si tous les groupes sociaux (à

l’exception des exclus pour qui le problème reste entier) ont vu leur situation s’améliorer, le

fossé entre hôpitaux publics et hôpitaux privés fait que couches supérieures continueront à

être mieux soignées que les classes populaires ou classes moyennes.

Les carte des hôpitaux publics a timidement évolué à Istanbul tandis que les hôpitaux

privés ont connu une croissance spectaculaire mais ont surtout affiché la volonté de se diriger

vers les populations solvables (soit en s’installant auprès d’elles, soit en créant des enclaves

au bord des autoroutes). Si l’on considère que le système de protection sociale, par ses

mécanismes de solidarité, est un vecteur premier de citoyenneté et de cohésion sociale, on

peut penser que le HTP tel qu’il a été mis en place est un facteur de division à toutes les

échelles. A l’échelle de la Turquie, il crée des paysages socio-sanitaires stambouliotes qui

n’ont rien à voir avec ceux du reste du pays (même des ceux des grandes villes de l’Ouest). A

l’échelle d’Istanbul, il crée un accès aux soins, un droit à la santé qui dépend des classes

sociales, les couche supérieures pouvant, une fois de plus, se mettre à l’écart, se distinguer du

reste de la société en adoptant une consommation de la santé et une conception de la « bonne

santé » différenciée du reste de la société urbaine. A la lumière de ces éléments on peut mettre

en doute les annonces émanant du Premier ministre et du ministre de la santé pour qui la

stimulation du secteur privé, et la compétition (qui, nous l’avons vu, est biaisée dès le départ)

permettent d’améliorer la cohésion sociale et la justice socio-spatiale.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Annexe : Carte de situation des arrondissements

stambouliotes

Source : wikipédia

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Conférence

KARADENI O. “Extension of Health Services Coverage for Needy in Turkey : From Social

Assistance to General Health Insurance” presented at the 6th international policy and research

conference on social security, Luxembourg, September 29, 2010.

Brochure publicitaire

MUTLU S.. “Özel Echomar Göztepe Hastanesi”. rochure distribuée dans la clinique

Echomar de Göztepe., 2012.

Sites internet consultés

EUROSTAT :

http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/eurostat/home/

Site de cartographie dynamique de l’I , Istanbul şehir rehberi :

http://sehirrehberi.ibb.gov.tr/map.aspx

Institut national des statistiques turques, TUIK :

http://www.tuik.gov.tr

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Liste des entretiens

Mehmet Akman, professeur de médecine familiale à l’Université Marmara, membre de

l’association européenne de médecine familiale.

Tülay Aktaş, infirmière travaillant aux services sanitaires et sociaux de l’I .

Burak Büÿükeren, médecin travaillant au Sağlık Müdürlüğü.

Huseyin Cat, médecin spécialiste à l’Hôpital allemand de Taksim.

Ayşegül Kaptanoğlu, professeur d’économie et de management de la santé à l’Université

Marmara.

Serdar Karagöz, Directeur des Ressources de la clinique neuropsychiatrique Npistanbul

d’Ümraniye.

Salih Küçükoğlu, dermatologue travaillant à l’hôpital privé Echomar Göztepe, membre de

TTB.

Süheyla Agkoç, médecin membre de TTB.

Eyüp Ozan Toraman, étudiant en médecine spécialité santé publique à l’Université d’Istanbul.

Responsable national étudiant de la chambre des médecins.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Table des illustrations

Figure 1 : Un exemple d’article de presse consacré à l’attente dans les hôpitaux SSK.

(Source : Archives presse de l’OUI, 2003). ............................................................................. 15

Figure 2 : La couverture d’un manuel d’hygiène destiné aux écoliers turcs (Source : Site

internet du ministère de la Santé). ............................................................................................ 22

Figure 3 : Des exemples d’investissements dans la santé émanant de groupes internationaux.

Source : Invest in Turkey. ........................................................................................................ 24

Figure 4. Source: TUIK ............................................................................................................ 25

Figure 5 : L’évolution du rapport nombre de médecins/nombre d’infirmières entre 1990 et

2006 dans les pays de l’OCDE (Source : OCDE, 2008). ......................................................... 28

Figure 6 : La hiérarchie (théorique) des niveaux de soins en Turquie avant le HTP. (Source :

Robert Holcman, 2003) ............................................................................................................ 29

Figure 7 : Pyramide des âges d’Ataşehir en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). .................... 70

Figure 8 : Pyramide des âges d’Ümraniye en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). ................. 70

Figure 9 : Pyramide des âges d’Üsküdar en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). .................... 70

Figure 10 : Pyramide des âges de Kadıköy en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). ................ 70

Figure 11 : Des bassins d'attraction différenciés pour deux hôpitaux voisins d'Atasehir. .. 86

Figure 12 : Des bassins d'attraction différenciés pour deux hôpitaux voisins d'Atasehir. ....... 86

Figure 13 : Schéma-Bilan des relations entre citoyens, protection sociale et pourvoyeurs de

soins en 2003 ............................................................................................................................ 87

Figure 14 : Schéma-Bilan des relations entre citoyens, protection sociale et pourvoyeurs de

soins en 2012 ............................................................................................................................ 88

Photographie 1 : Deux pharmacies de la Siraselviler Caddesi: les différentes caisses de

sécurité remboursées dans ces officines étant visibles en vitrine. ............................................ 17

Photographie 2 : L’hôpital allemand de la rue Siraselviler à Taksim. ..................................... 38

Photographie 3 : : L’hôpital privé Echomar à Göztepe (Kadıköy). ......................................... 38

Photographie 4 : L’hôpital universitaire privé editepe à Ataşehir ......................................... 38

Photographie 5 : L’hôpital privé Florence Nightingale avenue de agdad (Kadıköy). ........... 38

Photographie 6 : L’hôpital privé Medical Park à Kadıköy. ..................................................... 38

Photographie 7 : L’entrée de l’hôpital public de Göztepe ((Kadıköy) ..................................... 39

Photographie 8 : L’entrée des urgences surplombée par une publicité à l’hôpital public

d’Ümraniye. .............................................................................................................................. 39

Photographie 9 : Vue de l’hôpital public de Göztepe. ............................................................. 39

Photographie 10 : Vue de l’entrée de l’hôpital public de Taksim. ........................................... 39

Photographie 11 : Vue depuis le parking de l’hôpital public d’Ümraniye. .............................. 39

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Photographie 12 : Vue du stade Ismet Inönü. ......................................................................... 41

Photographie 13 : Les prestations affichées sur la façade d’une polyclinique privée à eşiktaş.

.................................................................................................................................................. 42

Photographie 14 : Vue du « parc » de l’hôpital public de Göztepe. ........................................ 43

Photographie 15 : Du petit commerce ambulant devant les grilles de l’hôpital public de

Göztepe. .................................................................................................................................... 44

Photographie 16 Deux des nombreux ASM stambouliotes. Source : Sağlık Müdürlüğü ....... 55

Photographie 17 : Deux exemples de communication sur la santé émanant de municipalités

(Fatih et eşiktaş). .................................................................................................................... 57

Photographie 18 : Le « Golden Horn campus » de Medipol. Source : Site internet de Medipol.

.................................................................................................................................................. 62

Photographie 19 : « L’hôpital pour TV de Kadikoy » Avenue de Bagdad. ............................. 81

Photographie 20 : Face au Medical Park Göztepe, un paysage composite. ............................. 83

Photographie aérienne 1 : L’hôpital Medical Park Göztepe (à droite de l’image) et son

environnement immédiat. (Source : Google Earth) ................................................................. 82

Photographie aérienne 2 : Les alentours de la clinique Npistanbul : une mosaïque d’enclaves

(Source : Google Earth). ........................................................................................................... 84

Planche cartographique 1 : La population turque ..................................................................... 33

Planche cartographique 2 : Les ressources sanitaires : les médecins ....................................... 34

Planche cartographique 3 : Les ressources sanitaires: les lits d’hôpitaux publics ................... 35

Planche cartographique 4 : Les ressources sanitaires: les lits d’hôpitaux privés ..................... 36

Planche cartographique 5 : La population stambouliote .......................................................... 47

Planche cartographique 6 : Les hôpitaux des deux principaux pourvoyeurs de soins publics. 48

Planche cartographique 7 : L’évolution de la répartition des hôpitaux publics entre 1995 et

2012. ......................................................................................................................................... 49

Planche cartographique 8 : L’évolution de la répartition des hôpitaux privés entre 1995 et

2012. ......................................................................................................................................... 50

Planche cartographique 9 : Les lits d’hôpitaux publics en 1995. ............................................. 51

Planche cartographique 10 : L’évolution de la répartition des lits d’hôpitaux publics entre

1995 et 2011 ............................................................................................................................. 73

Planche cartographique 11 : Répartition des lits d’hôpitaux privés en 1995 ........................... 74

Planche cartographique 12 : Répartition des lits d’hôpitaux privés en 2011 ........................... 75

Planche cartographique 13 : L’évolution des densités d’entreprises de santé privée entre 2003

et 2011 ...................................................................................................................................... 78

Planche cartographique 14 : Profils spatiaux des tissus d’entreprises privées de santé des

mahalle en 2003 ....................................................................................................................... 79

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Planche cartographique 15 : Profils spatiaux des tissus d’entreprises privées de santé des

mahalle en 2011. ...................................................................................................................... 80

Carte 1 : Extrait de carte, L'âge du bâti à UKUA. (Source: Urban age) .................................. 67

Carte 2 : Extrait de carte, les niveaux d'études dominant à UKUA en 2000 (Source : Murat

Güvenç). ................................................................................................................................... 68

Carte 3 : Extrait de carte, Les niveaux d’étude dominant à UKUA en 2008 (Source : Murat

Güvenç). ................................................................................................................................... 69

Carte 4 : Extrait de carte, répartition des groupes d’âges dominants à UKUA en 2008

(Source : Murat Güvenç) .......................................................................................................... 71

NB : Sauf mention contraire, les cartes et photographies ont été produites par nos soins. Les photographies ont

toutes été prises au printemps 2012.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Liste des abréviations

AKP Adalet ve Kalkınma Partisi: Parti de la Justice et du Développement. Parti au

pouvoir en Turquie et à Istanbul.

ANAP Anavatan Partisi : Parti de la Mère Patrie. Parti au pouvoir en Turquie dans les

années 1980.

ASM Aile Sağlık Merkezi : Centre de médecine familiale.

BIRD Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement

FMI Fonds Monétaire International

HTP Health Transformation Program : Programme de Transformation de la santé.

IBB stanbul üyükşehir elediyesi : Super-municipalité d’Istanbul.

ITO Istanbul Ticaret Odasi : Chambre de commerce d’Istanbul.

SGK Sosyal Güvenlik Kürümü : Sécurité sociale turque

SSK Sosyal Sigortalar Kurumu : Sécurité sociale et pourvoyeur de soins avant le HPP.

TL Türk Lirası : Lire turque.

TTB Türk Tabipleri irliği : Chambre des médecins d’Istanbul.

TUIK Türkiye statistik Kurumu : Institut des statistiques turques.

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Table des matières

Remerciements ..................................................................................................... 2

Introduction ......................................................................................................... 3

Première partie : Le secteur de la santé stambouliote dans le système de

santé turc ............................................................................................................ 13

A- Le « Health Transformation Program » : les mutations du système de santé et

de protection sociale en Turquie depuis 2003 .................................................................. 13

1) La fin du système corporatiste inégalitaire : l’unification de la couverture sociale

et des hôpitaux publics ..................................................................................................... 14

2) Le HTP : l’internationalisation du secteur de la santé turc. ................................. 19

B- Structure et hiérarchie de l’offre de soins en Turquie ......................................... 25

1) Des ressources sanitaires qui demeurent déficitaires ........................................... 25

2) Une hiérarchie de l’offre de soins centrée sur le curatif ....................................... 27

3) Une répartition des ressources sanitaires reflétant et amplifiant les tensions socio-

territoriales en Turquie. ................................................................................................... 30

Deuxième partie : La transformation de la santé dans la transformation

urbaine stambouliote ......................................................................................... 37

A- Les formes de la production d’un espace médical : un secteur de la santé qui

produit des espaces différenciés ........................................................................................ 37

1) Une dualité architecturale qui contredit la « saine concurrence » voulue dans le

domaine de la santé .......................................................................................................... 37

2) Espace public et espace privé hospitalier .............................................................. 43

B- Acteurs privés et acteurs publics : des stratégies d’implantation différentes. .. 46

1) Représenter les poids respectif des acteurs de la santé à Istanbul ........................ 46

2) L’agencement des ressources sanitaires publiques : des clientélismes locaux qui

répondent à l’électoralisme du HTP ................................................................................ 54

3) Les déterminants de l’implantation des acteurs privés. ......................................... 59

Troisième partie : Offre de soins et justice spatiale à Istanbul : L’exemple

de quatre arrondissements de la rive asiatique, Üsküdar, Kadıköy,

Ümraniye, Ataşehir. .......................................................................................... 66

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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A- Des espaces aux besoins de santé différenciés. ...................................................... 66

1) Profil socio-spatial de la zone étudiée ................................................................... 66

2) Une démographie contrastée ................................................................................. 70

B- Représenter la répartition de l’offre de soins à UKUA ........................................ 72

1) L’offre de soins hospitaliers ................................................................................... 72

2) Représenter le tissu des entreprises privées de santé par l’analyse des

correspondances............................................................................................................... 76

C- Accès aux soins et justice spatiale à UKUA ........................................................... 81

1) Typologie des Paysages socio-sanitaires d’UKUA ............................................... 81

2) La santé comme mécanisme et outil de distinction sociale .................................... 85

Conclusion .......................................................................................................... 90

Annexe : Carte de situation des arrondissements stambouliotes ................. 92

Bibliographie ...................................................................................................... 93

Liste des entretiens ............................................................................................ 97

Table des illustrations ....................................................................................... 98

Liste des abréviations ...................................................................................... 101

Table des matières ........................................................................................... 102

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- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –

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Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la

Santé » à Istanbul : l’internationalisation du secteur de la santé au chevet de

la justice spatiale ?

Matthieu Gosse

Résumé : Ce mémoire propose d’étudier les conséquences de la réforme du système de santé

et de protection sociale turc sur l’offre de soins dans l’espace urbain stambouliote. Les

objectifs de cette réforme, lancée depuis 2003 (« Health Transformation Program » : HTP)

par le gouvernement AKP, sont de réduire les inégalités de santé et d’augmenter la qualité des

soins par la stimulation du secteur privé et la mise en compétition du public et du privé.

L’analyse pluriscalaire qui a été menée montre que l’internationalisation consécutive à la

libéralisation du secteur de la santé déconnecte les dynamiques de l’offre de soins et les

besoins de santé des populations des différents territoires stambouliotes. Le secteur privé, qui

a connu une croissance considérable à Istanbul en une décennie, ne comble pas les vides

laissés par le secteur public de la santé mais se positionne pour attirer les populations

solvables. L’écart entre les acteurs publics de la santé, seuls dépositaires de la santé publique

et des soins préventifs et les acteurs privés s’élargit et produit un système de soins à trois-

vitesses.

Mots-clefs : Turquie, Istanbul, Internationalisation, Santé, Système de santé.

Abstract : This master thesis proposes to study the consequences of Turkish Healthcare and

Social Security System reforms upon the urban territory of Istanbul. The targets of this reform

executed since 2003 (“Health Transformation Program”: HTP) by the AKP government

consist in reducing inequalities and enhancing quality of healthcare by stimulating private

sector and promoting competition between public sector and private sector. This analysis, set

on various scales, shows that internationalization following the liberalization of Health sector

seems to disconnect the Healthcare providers dynamics from the Health needs of the

population of the different territories in Istanbul. Private sector, which has grown

spectacularly in the last decade in Istanbul, does not in fill in the blanks left by the public

sector of health but positions itself in order to attract solvent people. The gap between public

actors of Health, which are the only responsible institutions for Public Health and preventive

care, and the private actors gets wider and wider and produces a three-speed Healthcare

system.

Keywords : Turkey, Istanbul, Internationalization, Health, Health system.