Profane ou religieux.

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Profane ou religieux Approche de la philosophie de Giorgio Agamben

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Approche de Giorgo Agambende P.Giburg

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Profane oureligieux Approche de la philosophie de Giorgio Agamben Finalement, ce terme de religion auquel on fait toutdireetautourduquelsecristallisenttouteslesattitudespossibles, tous les sentiments, est-ce quon ne pourrait pasdire que plus encore que dagrger, de fdrer, il consiste fabriquer du sacr, du diffrent, du vraiment autre, quon le considrecommesaintoumaudit,puisquecesttoutelambigut et toute la richesse de ce terme - sacer en latin - quedenfermerunepineusecontradiction ?Spcifierunespace-voireuntemps-ledistinguerdutempsetde lespaceprofanes,dfinirsanature,lesloisauxquellesilobit, voil bien lobjectif des religions, et ceci en vue defournirunmodle-ouuncontremodle-capable dinfluencer les manires de penser et dagir de ceux qui sereconnatrontenelle.Decepointdevue,onpeutbienprdire malheur limpie, malheur celui qui na pas de rfrence, de guide, de rampe laquelle se raccrocher encasdeglissade,defauxpas.Adfautlexhorterau courage, la tnacit, tout particulirement en ces priodesdemutationocequichangesembledevoirdabordstioler. A lheure de la lacit, on peut se demander si cettesparation qui jadis produisait du sacr trouve un dcalque au sein du monde profane - auquel cas il devient pertinentde traquer les traces du sacr chez lincroyant ou lathe ; moins que la nouvelle partition sociale (elle aurait grossomodounsicle),chappecetterfrencereligieuseet appelle, pour tre comprise, que lon se rfre des valeurs nouvellesdontlaprtentionseraitpeut-tredenedevoir rien au pass.Il est tentant de voir ou de chercher du sacr chezlathe, non pas pour sauver son me, mais pour le relier son pass, son histoire, et afin quil ne simagine pas tredunenatureradicalementdiffrentedesonfrredhier,mme si ce sacr signore et refuse de se reconnatre. Etpourcause,laffectationdunevaleurcequontientloign,inaccessibleouintouchable,estaujourdhuiproblmatique. De nos jours, tout est porte de la main,toutdoittreaccessible,quittecequonnepuissepas toucher, ou rien que le verre dun cran oudune clochequelconque(musification).Etrangeparadoxequi rintroduit de lautre l o lon voulait instaurer le rgne dumme, le rgne de lquivalent, sans quon sache dailleurssicediffrentestprfrableaunivellement,siilest bnfique ou ruineux. Ilyaunequinzainedannes,GiorgioAgambencrivait danslasecondepartiedulivreintitulLaCommunautquivient : Lemonde-entantquabsolument, irrparablement profane - est Dieu . Plusde diffrence donc, plus de brche o laisser sengouffrerlautre qui nous dpasse. Cependant, mme si lon rcuse officiellement toute forme de transcendance, on est loindavoir colmat toutes les fuites, ce qui nest dailleurs pasforcmentsouhaitable,ainsiquepeutlelaisserpenserladverbe irrparablement . Peut-tre mme serait-ce lla faute capitale, capitale en cela quon ne pourrait pas en sortir, tant donn que lon aurait dlibrment verrouilltouteslesportesdesortie.Rassurons-nous,unrsidude croyance, daltrit, continue dempcher le monde profanede concider avec lui-mme. Un lieu en tmoigne peut-tre plusquunautre.Cedomaineosemanifestecedchirement,cedcollementdeltre,cestlelieudelimage. La question reste ouverte quant savoir ce quilnouspromet,oilnousmne.Ici,parledtourdune profanation , questionner le langage et lusage quonen fait. I Limage et le sacr

Quel rapport entre limage et le sacr ? Entre monreflet dansla glace, un autoportrait de Rembrandt et unephoto rotique par exemple ? car le domaine de limage estvaste. Disons que limage enferme de ltre, et mme si cettre na pas de substance et existe par le truchement dunautre - celui qui regarde ou bien le miroir qui deviendraitainsilesujetabritantlimage-,ellemenacederavir,devoler quelque chose de soi, elle dessaisit, voire sidre, et ce quelleprend,nousledevinons,nousnepourronspasle rcuprerailleursquedansledomainedufantasme,le domaine de lintriorit. Dbut dune qute, dune errance,dunexil.Limageconstitueunlieuinaccessibleduquelnous sommes chasss, une sorte de paradis, simulacre ouparodie stimulant le dsir, laffirmation et lappropriation.Cherchons-nousconcideravecuneimagedenous-mmeslamaniredeNarcisse,cherchons-nousnousapproprier lautre ? En dautres termes, que faisons-nous de toutescesimages,imagesdelart,photographies,maisaussi cinma et tl, qui nous arrivent ? Agambensoutientunethsequifaitfroiddansledos :ilsoutientquelimagequinecommuniquequesa communicabilit est le lieu de la sparation. Ce serait lonousrejoindrionslaproblmatiquedusacr,auseindunmondeprofane,ilvasansdire.Touteimage-ou presque - reprsente quelque chose qui nest pas son tre sans substance mais ce quon appelle un sujet : quelquun, unpaysage,unobjetCesurquoiAgambenportelaccent, cest sur la nature exhibitionniste de limage : au-del du sujet quelle reprsente, elle montre, elle se montre,elle montre ce qui pousse chacun dentre nous se projeter dansuneimageafinquesondsir,sonplaisirtre,sevoie.Oncomprendraquelimagepornographiquequestionne le philosophe, prcisment parce quelle est leparadigmedecettecommunicabilitl.Eneffet,ellene cherchequunechose :exhiberlebonheurquilyaexister, puis sexhiber elle-mme, exister en sexhibant. Aveclapornographie,ltresanssubstancedelimagesexprime si lon peut dire purement. A travers le visage, et notamment celui de la femme, se dit lineffable du bonheuravantquetoutereprsentation,toutesyntaxeettoutegrammaire ne sombre dans linvisible, dans lau-del. Quel au-del,quya-t-ilaprs ?Dansunmondeprofane,je serais tent de dire quil ny a rien. Lau-del, le sacr- saintoumaudit,ladiffrencedevientsubsidiaire-,cest limagemme,cestlevisible.Aprslui,ilnyaquelanantissement, lapocalypse, qui, ne loublions pas, estrvlation, rvlation de rien, du rien, du sans substance delimage que nous qutons avidement et, il faut le dire, sans grand succs. A ce point se pose la question la fois politique etpratiquedesavoirquelusage fairedecesreprsentationsquinousdpossdent,nousclivent.Carsilemonde profane se rduit une image du dsir ou du bonheur que lonnepeutquedsirersansjamaislatteindre,onpeut pronostiquer que lhumanit sera bientt limage du Dieudelancientestament :unehumanitjalouseetviolente, revancharde et frustre. GiorgioAgambenindiqueunevoie.Nenous mprenons pas sur son sens : cest la voie de la profanation,oupluttlesvoies,commelindiqueleplurieldesondernierlivre :Profanations.Pourvitertoutmalentendu,lditeur nous prvient ds la quatrime de couverture : ilsagit de restituer un usage commun ce qui a t spardanslasphredusacr .Dfinitionsalutairequinousvient des juristes romains. On pourrait en conclure que notre monde profane agard quelque chose de lancien monde, une certaine formedusacr,unsacrpornographique,versionobscneetparodiquedeceluidhier.Maisosontlafte,laparticipation, la grande joie collective qui accompagnaientjadis les rituels de subversion ? A cette redfinition du sensdelaftelaquellelasocitoccidentaletravaille,nonsans peine, font cho depuis toujours et pour toujours lesjeux denfants, comme si pour les jeunes et moins jeunesmammifresquenoussommes,lenfancerestaitlelieuprivilgi de linvention et de la libert, de lchappe : unmodle.

II Le langage et le jeu

Lenfance est le temps de lacquisition du langage.Lemomentheureuxolinsoucianceparticipedecet apprentissage qui se fait pour ainsi dire de lui-mme et quicommencebienavantquelenfantneparle.GiorgioAgamben, dont je crois pouvoir dire quil est fascin parcetgeotoutsemblepossible,remarquequecepetitmiraclenestpossiblequedanslamesureolenfantnecherchepasdirequelquechosedeprcis,maisquaucontrairelelangageestpourluiunlieudaccueil,de projection et didentification, un lieu incroyablement ouverto ni lintention de celui qui parle ni les prsupposs quevhicule tout discours ne figurent dobstacle son coute dabord, puis son babil. En effet, cest parce que lusage que les enfants font du langage touche ses limites, sa musicalit,sonsilence,sagratuitousonarbitrairecommesapuissance,voiresamagie,queGiorgioAgamben sy intresse autant. Il y voit, je crois, un moyen pourladultedeselibrerdecequileconstitue,ledtermine,touteuneintrioritpesanteetincompatibleavec lapprentissage qui redfinit les limites de la personne etpeut-trelesabolit,lestranscende.Onsaitquesiapprendre est ncessaire, dsapprendre ne lest pas moins. Lenfantestfierdegrandiretdedevenirquelquun,cequelquunheureuxdoublierquiilestdevenu.Agamben critdansIdedelenfance-unedes33idesqui composentsonIdedelaprosesiinspir-quepour transmettre quelque chose nous devons dabord transmettre notredistraction,notreaptitudenousoublierdanslalangue (ce quil appelle notre non-latence, comme si plus rien de nous ne restait au-dedans et que tout se jouait au dehors).Ilnefaudraitdonctrepersonne,lafoispour apprendreetpourtransmettre.Ilajoutecettephrasequisonne comme un avertissement, une mise en garde que toutauteur devrait mditer : qui croit un destin spcifique nepeutpasvraimentparler .Singulireconceptiondelaparole qui en fait un exercice potique et impersonnel, unexercice inspir, par un damon ou un gnie, un ange toutautantbnfiquequemalfique.Agambenappelle genius cette prsence la fois propre et irrductible chacun, qui nous singularise et nous rvle nous-mmes, quecesoitautraversduneractionoriginale,ungeste,uneaction,uncapricevoireunemaniedontilsepeut quuneuvregardelatraceouplusmodestementuneformule que lon emploierait. Cest quidalement un gestedoitseproduireauseindelaparole,ungestequilasurprenne, la modifie, la fconde. Un mouvement, propre et impropre,quimanedenousetnousdpasse,quisoitpropre au langage mais de telle sorte quil demeure indit,exemplairemaisnonreproductible,imitpeut-tre,mais inimitable. Unetelleconceptiondulangageetdesonusage implique que ce quon appelle vise, intention, butmme,auxquelsonobitquandonparle,sanstresupprims,abandonns,renis,soient,toutecommelavolont, le vouloir de lindividu, congdis au profit dun exercice libre et peut-tre insens. Insens peut sentendre ici en deux sens, un bon etunmauvais,jentendsunsensfcondetunautreessentiellementdestructeur.QuandAgambendnonceleffetdvastateurdelapolitiquecontemporainesurles croyances, les religions, les traditions, sur les identits, lescommunauts, il pointe un vide idologique qui confine au conformisme.Cettepertedesensnavidemmentpasgrandrapportaveclusageludiqueetdconcertantquun enfant peut parfois faire des mots. Prcisment parce quedans cet usage appauvri et strotyp du langage dont lesmediasseraient,enpartieseulement,lesrelais,voirelesartisans,ladistractionnetrouveguresaplace,pasplusquelinventivit.Quantlavolontpersonnelledontilfaudrait saffranchir, prcisment pour dcouvrir en soi ouhors de soi, linterface des deux, une force en prsencequiparleetquiseraitpeut-treltremmedulangage, hors signification et hors instrumentalisation, le moins que lon puisse dire est que la majorit des personnes qui fontprofessiondeparlerdansuncadremdiatiquecherchentdavantagesecontrlerquproduiredelasurpriseetpourquoi pas de la pense. Il est vrai quun discours vide et insignifiantaplusdechancedtreconsensuelquunproposnourri,jeneparlepasdunproposinventifole locuteur mettrait sa personne en jeu au risque de la voir semtamorphoseretdesedcouvrirsousunjournouveau,diffrentdecequilcroyaittre.Maispeut-tresuis-jesvre et quune parole se tient encore quelque part RevenonscemodleenfantinquAgambennousprsente sous un jour si sduisant. Il intresse en priorit les artistes, non pas quils soient les seuls concerns - tout lemonde lest -, mais cest quils ont fait profession de jouer, demettreleurcorpsenjeu,quilsontvocationjouer.Prendre des risques, se mettre en jeu, certes au sein duncadre,selondesrgles,ceciafinderendreperceptible,lisible, cet exercice de la libert, mlange de technique, de travail, de grce, dala, de chance, tel est le but de lart, lesens du jeu. Si je pense lart avant de penser au jeu en tantque tel, lart en tant que jeu, ce nest pas un hasard : cestenraisondufaitquenossocitsmodernesontunsens affaiblidujeu.Onleramneundivertissementolimplication des joueurs et des spectateurs se fait de plusen plus rare, en dehors peut-tre de lexhibition (tlvision)et de la violence (stade) mais qui sen rjouira ? Dans Enfance et histoire Agamben distingue le jeudu rite. Il rappelle que le rite est structurant, quil rassurela croyance, valorise lobissance, entretient la flamme de la dvotion, l o le jeu suscite le risque et sen remet lincertitudequantsafin,sonrsultat.Cestquilimplique le temps, le met en jeu, prcisment l o le rite prtend sen abstraire et sinscrire ailleurs, dans lternit(notons que le problme de notre socit nest pas quelleserigidifiedanslexercicerituel,noussommesaussipauvres en rites que riches en jeux abrutissants). Quun jeu se droule dans le temps, cest lvidence. Quil influe sursanature,agissesurelle,voilquiestplussubtil.Pourcomprendre ce quAgamben entrevoit dans le jeu, il nestpas inutile dclairer la conception originale quil se fait dutemps (il semblerait qu compter de Proust ou de Bergsonaucun philosophe srieux ne puisse se dispenser den avoirune). Si je devais la rsumer dun mot, je dirais quelle estmessianique, tout en me dpchant dajouter que ce termeestgrosdunmalentenduquejevaisdissiper.Le messianismedAgamben,quisinspiredailleursdecelui de Benjamin, est aux antipodes dune conception linairedu temps qui inscrirait son terme dune part une figure du jugement, dautre part une figure du salut ou du chtiment.SiAgambensappuiesurlejeucommesurlaforme daction la plus urgente, cest quil suppose que le tempsquilconvoque,contracte,peut,linstardunmuscle,soudainement se dtendre et librer tout un pass, un passimmmorial qui, dans la mesure o lon se retrouverait enlui, par-del notre vcu, vhiculerait une figure de lavenir, figuremessianiquesilenest.Ilsagiraitduneterrepromise ou dun paradis perdu pour reprendre des termesconsacrs,nonpastelsquilsflotteraientdansunciel incertain mais tels quils ne se distingueraient pas du sol onousposonslespieds.Icisedessineleparadigmeduneexprience ludique, au sens plein du terme, thique - parce quellenousmetenjeu-,sensible,matrielle.Ellenest pasabstraite,toutlemondeenauneide,unepratique.Elle peut prendre la forme dun jeu denfant, dun jeu delangage, dun jeu rotique Comme telle, elle repose sur un principe auquel Agamben redonne pour ainsi dire unevirginit :leprincipedeplaisir.Cestqutraverslexprienceduplaisir,commeilleditdansEnfanceethistoire,nousrecontactonsune patrieoriginelle et touchonsuneformedeperfection,deplnitude.Acepoint nous ne manquons de rien, nous embrassons le tout.Letempscessedtreuneabstractionpourdeveniruneforme de libert, la matire mme de notre exprience, etcecinonpasdansunsensstrilequiseraitceluidelarptition lidentique, mais dans un sens fcond, car quidit jeu dit invention, recration et jubilation. Au monde spar de limage tel que je lai aborddans la premire partie de cet article sopposerait donc le gestedelenfantqui,entouteinnocence,dfieles puissancesdelamerlaidedunepelleetdunrteau,convaincu que lavenir du monde dpend de ldificationde son chteau comme dune politique mener, politiqueludique, srieuse et passionne. J e ne crois pas que ce soit tre fidle la philosophie dAgamben que de faire sien la tyrannie des enfants, leurincroyableapptitdesouverainet ;enrevanche,onnetrahiraitpeut-trepassonespritensinspirantdeleur aptitudefairecorpsaveclemonde,samatireetsontemps,danslebutdelerefairesanscesse,quittele renverser. Pascal Gibourg