Eliade, Mircea - Le Sacré Et Le Profane

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«Le sacré et le profane constituent deux modalités d'être dans le monde, deux situations existentielles assumées par l'homme au long de son histoire. Ces modes d'être dans le Monde n'intéressent pas uniquement l'histoire des religions ou la sociologie, ils ne constituent pas uniquement l'objet d'études historiques, sociologiques, ethnologiques. En dernière instance, les modes d'être sacré et profane dépendent des différentes positions que l'homme a conquises dans le Cosmos ; ils intéressent aussi bien le philosophe que tout chercheur désireux de connaître les dimensions possibles de l'existence humaine.»

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MirceaEliade

Lesacréetleprofane

Gallimard

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Danslamêmecollection

ASPECTSDUMYTHE,no100.INITIATION,RITES,SOCIÉTÉSSECRÈTES,no196.MÉPHISTOPHÉLÈSETL’ANDROGYNE,no270.LEMYTHEDEL’ÉTERNELRETOUR,no120.MYTHES,RÊVESETMYSTÈRES,no128.LANOSTALGIEDESORIGINES,no164.

TECHNIQUESDUYOGA,no246.

CetouvrageaétépubliéoriginellementdanslaRowohltsDeutscheEnzyklopädie,

dirigéeparErnestoGrassi,sousletitre«DasHeiligeunddasProfane».

©RowohltTaschenbuchverlagGmbH,Hamburg,1957.©ÉditionsGallimard,1965,pourl’éditionfrançaise.

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Néen1907àBucarest(Roumanie),MirceaEliadeavécuauxIndesde1928à1932,apréparéunethèsededoctorat sur leyoga,aenseigné laphilosophieà l’universitédeBucarestde1933à1940.Attaché culturel à Londres, puis à Lisbonne, il devient, à partir de 1945, professeur à l’École desHautesÉtudes à Paris et commence alors à écrire directement en français. Il enseigne ensuite à laSorbonne,dansdiversesuniversitéseuropéenneset,de1957jusqu’àsamorten1986,ilesttitulaireàla chaire d’Histoire des religions à l’université de Chicago. Ses ouvrages dans cette science fontautorité :Forêt interdite, Le sacré et le profane, La nostalgie des origines.MaisMirceaEliade estaussileromancierdeLanuitbengali,Levieilhommeetl’officier,Nocesauparadis.Enfinilapubliédesfragmentsdesonjournalintime.

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AVANT-PROPOSÀL’ÉDITIONFRANÇAISE

Ce petit ouvrage a été écrit en 1956, à la suggestion du professeur Ernesto Grassi, pour unecollectionde livresdepochequ’ilvenaitd’inaugurerauxÉditionsRowohlt : laRowohltsDeutscheEnzyklopädie.C’est dire qu’il a été conçu et rédigé pour le grand public, comme une introductiongénéraleàl’étudephénoménologiqueethistoriquedesfaitsreligieux.L’exempleheureuxdeGeorgesDumézil nousadécidéàaccepter la gageure.Le savant français

avaitréuni,en1949,sousletitre:L’Héritageindo-européenàRome(Gallimard),lesrésultatsdesesrecherchessurl’idéologietripartiteindo-européenneetsurlamythologieromaine;etilymettaitàladispositiondu lecteur, sous la formede longuescitationsetderésumés, l’essentieldeseptvolumespubliésdansleshuitannéesprécédentes.LesuccèsdeDumézilnousaencouragéàtenterlamêmeexpérience.Certes,iln’étaitpasquestion

pour nous de présenter un résumé de certains de nos travaux antérieurs, mais nous avons pris laliberté d’en reproduire des pages et surtout d’utiliser des exemples cités et discutés dans d’autresouvrages. À propos de chaque sujet traité (Espace sacré, Temps sacré, etc.), il nous eût été faciled’apporterdenouveauxexemples.Nousl’avonsfaitquelquefois,mais,engénéral,nousavonspréféréchoisir parmi les documents déjà utilisés et donner au lecteur le moyen de se reporter à unedocumentationplusampleenmêmetempsqueplusrigoureuseetplusnuancée.Unetelleentrepriseasesavantages,maisaussisesrisques,quediversesréactionssuscitéespar

leséditionsétrangèresdecepetitlivrenousontfaittoucherdudoigt.Certainslecteursontappréciél’intention de l’auteur de les introduire dans un domaine immense sans les accabler sous unedocumentation excessive ou des analyses trop techniques. D’autres ont moins goûté cet effort desimplification:ilsauraientpréféréunedocumentationplusabondante,uneexégèseplusminutieuse.Cesderniersn’avaientpastort;maisilsnégligeaientnotreambitiond’écrireunlivrecourt,clairetsimple,susceptibled’intéresserdeslecteurspeufamiliarisésaveclesproblèmesdelaphénoménologieet de l’histoire des religions. Et c’est justement pour prévenir des critiques semblables que nousavions indiqué en bas de page les ouvrages dans lesquels les différents problèmes traités sontlonguementdiscutés.

Ilreste,etnousl’avonsmieuxcomprisenrelisantcetextehuitansaprès,qu’unetelleentrepriseprêteàdesmalentendus.Essayerdeprésenter,endeuxcentspages,aveccompréhensionetsympathie,le comportement de l’homo religiosus, en premier lieu la situation de l’homme des sociétéstraditionnellesetorientales,n’estpassansdanger.Cettedispositiond’ouvertureaccueillanterisquedepasserpour l’expressiond’unenostalgiesecrètepour laconditionrévoluede l’homo religiosusarchaïque, ce qui était étranger à l’auteur.Notre intention était d’aider le lecteur à percevoir nonseulementlasignificationprofonded’uneexistencereligieusedetypearchaïqueettraditionnel,maisaussiàreconnaîtresavaliditéentantquedécisionhumaine,àappréciersabeauté,sa«noblesse».Il ne s’agissait pas de montrer simplement qu’un Australien ou un Africain n’étaient pas les

pauvres animaux à demi sauvages (incapables de compter jusqu’à 5, etc.) dont nous entretenait lefolkloreanthropologiqued’ilyamoinsd’unsiècle.Nousvisionsàmontrerquelquechosedeplus:lalogiqueetlagrandeurdeleursconceptionsduMonde,c’est-à-diredeleurscomportements,deleurssymbolismesetdeleurssystèmesreligieux.Lorsqu’ilyvadecomprendreuncomportementétrangeouunsystèmedevaleursexotiques,lesdémystifiernesertàrien.Ilestfutiledeproclamer,àproposdelacroyance de tant de « primitifs », que leur village et leurmaisonne se trouvent pasauCentre duMonde.Cen’estquedanslamesureoùl’onacceptecettecroyance,oùl’oncomprendlesymbolismeduCentre duMonde et son rôle dans la vie d’une société archaïque, qu’on arrive à découvrir les

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dimensionsd’uneexistencequiseconstitueentantquetellejustementparlefaitqu’elleseconsidèresituéeauCentreduMonde.Certes, pour faire mieux ressortir les catégories spécifiques d’une existence religieuse de type

archaïqueettraditionnel(carnoussupposionschezlelecteurunecertainefamiliaritéaveclejudéo-christianisme et l’Islam, voire avec l’hindouisme et le bouddhisme), nous n’avons pas insisté surcertains aspects aberrants et cruels, comme le cannibalisme, la chasse aux têtes, les sacrificeshumains, les excès orgiastiques, que nous avons d’ailleurs analysés dans d’autres travaux. Nousn’avonspasnonplusparléduprocessusdedégradationetdedégénérescencedontaucunphénomènereligieuxn’ajamaisréussiàsepréserver.Enfin,enopposantle«sacré»au«profane»,nousavonsentendu souligner surtout l’appauvrissement apporté par la sécularisation d’un comportementreligieux;sinousn’avonspasparlédecequel’hommeagagnéàladésacralisationduMonde,c’estquecelanousparaissaitplusoumoinsconnudeslecteurs.Reste un problème auquel nous n’avons touché que par allusions : dans quelle mesure le

«profane»peut-ildevenir,en lui-même,«sacré»;dansquellemesureuneexistenceradicalementsécularisée,sansDieunidieux,est-ellesusceptibledeconstituerlepointdedépartd’unnouveautypede « religion » ? Le problème dépasse la compétence de l’historien des religions, d’autant que leprocessusenestencoreaustadeinitial.Maisilconvientdepréciserdèsl’abordqueceprocessusestsusceptible de se dérouler sur des plansmultiples et en poursuivant des objectifs différents. Il y a,avanttout,lesconséquencesvirtuellesdecequ’onpourraitappelerlesthéologiescontemporainesdela « mort de Dieu » qui, après avoir abondamment démontré l’inanité de tous les concepts, lessymboles et les rituels des Églises chrétiennes, semblent espérer qu’une prise de conscience ducaractèreradicalementprofaneduMondeetdel’existencehumaineestnéanmoinscapabledefonder,grâce à une mystérieuse et paradoxale coincidentia oppositorum,un nouveau type d’« expériencereligieuse».Ilyaensuitelesdéveloppementspossiblesàpartirdelaconceptionquelareligiositéconstitueune

structure ultime de la conscience ; qu’elle ne dépend pas des innombrables et éphémères (puisquehistoriques)oppositionsentre« sacré»et«profane», tellesquenous les rencontronsaucoursdel’histoire.End’autres termes, la disparitiondes« religions»n’impliquepoint la disparitionde la«religiosité»;lasécularisationd’unevaleurreligieuseconstituesimplementunphénomènereligieuxillustrant,enfindecompte,laloidelatransformationuniverselledesvaleurshumaines;lecaractère«profane»d’uncomportementauparavant«sacré»neprésupposepasunesolutiondecontinuité:le« profane » n’est qu’une nouvellemanifestation de lamême structure constitutive de l’homme qui,auparavant,semanifestaitpardesexpressions«sacrées».Enfin,ilexisteunetroisièmepossibilitédedéveloppement:enrejetantl’oppositionsacré-profane

en tant que caractéristique des religions, tout en précisant que le christianisme n’est pas une«religion»;que,parconséquent,lechristianismen’apasbesoind’unetelledichotomieduréel;quelechrétiennevitplusdansunCosmos,maisdansl’Histoire.Certaines des idées que nous venons de rappeler ont été déjà formulées d’unemanière plus ou

moins systématique ; d’autres se laissent deviner dans diverses prises de position récentes desthéologiesmilitantes.Oncomprendpourquoinousnenoussentonspasobligédelesdiscuter:ellesn’indiquentquedestendancesetdesorientationsnaissantes,etdontonignoremêmeleschancesdesurvieetdedéveloppement.Une fois de plus, notre cher et savant ami le docteur Jean Gouillard a bien voulu assumer la

révisiondutextefrançais;qu’ilreçoiveicil’expressiondenotresincèrereconnaissance.

UniversitédeChicago.Octobre1964.

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Introduction

Le retentissement mondial du livre de Rudolf Otto, Das Heilige (1917), est dans toutes lesmémoires.Sonsuccèsétaitdûsansdouteàlanouveautéetàl’originalitédelaperspective.Aulieud’étudier les idées de Dieu et de religion, Rudolf Otto analysait les modalités de l’expériencereligieuse.Douéd’unegrandefinessepsychologiqueetfortd’unedoublepréparationdethéologienetd’historien des religions, il avait réussi à en dégager le contenu et les caractères spécifiques.Négligeantlecôtérationneletspéculatifdelareligion,iléclairaitvigoureusementlecôtéirrationnel.OttoavaitluLuther,etilavaitcompriscequeveutdire,pouruncroyant,le«Dieuvivant».Cen’étaitpasleDieudesphilosophes,leDieud’unÉrasme;cen’étaitpasuneidée,unenotionabstraite,unesimpleallégoriemorale.C’étaituneterriblepuissance,manifestéedansla«colère»divine.Danssonlivre,RudolfOttos’efforceàreconnaîtrelescaractèresdecetteexpérienceterrifianteet

irrationnelle. Il découvre le sentiment d’effroi devant le sacré, devant cemysterium tremendum,devant cettemajestas qui dégage une écrasante supériorité de puissance ; il découvre la craintereligieusedevantlemysteriumfascinans,oùs’épanouit laparfaiteplénitudedel’être.Ottodésignetoutescesexpériencescommenumineuses (du latinnumen, « dieu»), parcequeprovoquéespar larévélationd’unaspectde lapuissancedivine.Lenumineux se singularise commequelquechosedeganz andere, de radicalement et totalement différent : il ne ressemble à rien d’humain ou decosmique;àsonégard,l’hommeéprouvelesentimentdesanullité,celuide«n’êtrequ’unecréature»et, pour emprunter les paroles d’Abraham s’adressant au Seigneur, « que cendre et poussière »(Genèse,XVIII,27).Le sacré se manifeste toujours comme une réalité d’un tout autre ordre que les réalités

«naturelles».Le langagepeutexprimernaïvement le tremendum,ou lamajestas, ou lemysteriumfascinans pardes termesempruntésaudomainenaturelouà la vie spirituelleprofanede l’homme.Mais cette terminologie analogique est due justement à l’incapacité humaine d’exprimer le ganzandere : le langageestréduitàsuggérer toutcequidépasse l’expériencenaturellede l’hommepardestermesempruntésàcelle-cimême.Aprèsquaranteans,lesanalysesdeR.Ottogardentencoreleurvaleur;lelecteurtrouveraprofità

les lire et à les méditer. Mais, dans les pages qui suivent, nous nous situons dans une autreperspective.Nous voudrions présenter le phénomènedu sacré dans toute sa complexité, et nonpasseulement dans ce qu’il comporte d’irrationnel. Ce n’est pas le rapport entre les éléments non-rationneletrationneldelareligionquinousintéresse,maislesacrédanssatotalité.Or,lapremièredéfinitionquel’onpuissedonnerdusacré,c’estqu’ils’opposeauprofane.Lespagesqu’onva lireontpourdesseind’illustreretdeprécisercetteoppositionentrelesacréetleprofane.

Lorsquelesacrésemanifeste.

L’hommeprendconnaissancedusacréparcequecelui-cisemanifeste, semontrecommequelquechose de tout à fait différent du profane.Pour traduire l’acte de cettemanifestation du sacré nousavonsproposéletermehiérophanie,quiestcommode,d’autantplusqu’iln’impliqueaucuneprécisionsupplémentaire : il n’exprimequecequi est impliquédans soncontenuétymologique,à savoirquequelque chose de sacré se montre à nous. On pourrait dire que l’histoire des religions, des plusprimitives aux plus élaborées, est constituée par une accumulation de hiérophanies, par lesmanifestations des réalités sacrées, De la plus élémentaire hiérophanie : par exemple, lamanifestation du sacré dans un objet quelconque, une pierre ou un arbre, jusqu’à la hiérophaniesuprêmequiest,pourunchrétien,l’incarnationdeDieudansJésus-Christ,iln’existepasdesolution

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decontinuité.C’est toujours lemêmeactemystérieux: lamanifestationdequelquechosede« toutautre»,d’uneréalitéquin’appartientpasànotremonde,dansdesobjetsquifontpartieintégrantedenotremonde«naturel»,«profane».L’Occidental moderne éprouve un certainmalaise devant certaines formes demanifestations du

sacré : il luiestdifficiled’accepterque,pourcertainsêtreshumains, le sacrépuissesemanifesterdansdespierresoudansdesarbres.Or,commeonleverrabientôt,ilnes’agitpasd’unevénérationdelapierreoudel’arbreeneux-mêmes.Lapierresacrée, l’arbresacrénesontpasadorésen tantque tels ; ilsne lesont justementqueparcequ’ils sontdeshiérophanies,parcequ’ils«montrent»quelquechosequin’estpluspierreniarbre,maislesacré,leganzandere.On n’insistera jamais assez sur le paradoxe que constitue toute hiérophanie, même la plus

élémentaire.Enmanifestantlesacré,unobjetquelconquedevientautrechose,sanscesserd’êtrelui-même,carilcontinuedeparticiperàsonmilieucosmiqueenvironnant.Unepierresacrée resteunepierre;apparemment(plusexactement:d’unpointdevueprofane)rienneladistinguedetouteslesautrespierres.Pourceuxauxquelsunepierreserévèlesacrée,saréalité immédiatese transmueaucontraireenréalitésurnaturelle.End’autrestermes,pourceuxquiontuneexpériencereligieuse,laNature toutentièreest susceptibledeserévéleren tantquesacralitécosmique.LeCosmosdanssatotalitépeutdevenirunehiérophanie.L’homme des sociétés archaïques a tendance à vivre le plus possible dans le sacré ou dans

l’intimitédesobjetsconsacrés.Cettetendanceestcompréhensible:pourles«primitifs»commepourl’hommede toutes lessociétéspré-modernes, lesacrééquivautà lapuissance et, endéfinitive,à laréalitéparexcellence.Lesacréestsaturéd’être.Puissancesacrée,celaditàlafoisréalité,pérennitéetefficacité.L’oppositionsacré-profanesetraduitsouventcommeuneoppositionentreréelet irréeloulepseudo-réel.Entendons-nous:ilnefautpass’attendreàretrouverdansleslanguesarchaïquescette terminologie des philosophes : réel-irréel, etc., mais la chose y est. Il est donc naturel quel’hommereligieuxdésireprofondémentêtre,participeràlaréalité,sesaturerdepuissance.Commentl’hommereligieuxs’efforce-t-ildesemaintenirleplusdetempspossibledansununivers

sacré ;comment seprésente sonexpérience totalede laviepar rapportà l’expériencede l’hommeprivédesentimentreligieux,del’hommequivit,oudésirevivre,dansunmondedésacralisé:telestlethèmequidomineralespagessuivantes.Disonstoutdesuitequelemondeprofanedanssatotalité,leCosmostotalementdésacralisé,estunedécouverterécentedel’esprithumain.Ilnenousincombepasdemontrerparquelsprocessushistoriques, et à la suitedequellesmodificationsdu comportementspirituel, l’hommemoderneadésacralisé sonmondeetaassuméuneexistenceprofane. Il suffitdeconstater seulement ici que la désacralisation caractérise l’expérience totale de l’homme non-religieuxdessociétésmodernes;que,parconséquent,cedernierressentunedifficultédeplusenplusgrandeàretrouverlesdimensionsexistentiellesdel’hommereligieuxdessociétésarchaïques.

Deuxmodesd’êtredansleMonde.

Onmesureraleprécipicequiséparelesdeuxmodalitésd’expériences,sacréeetprofane,enlisantles développements sur l’espace sacré et la construction rituelle de la demeure humaine, sur lesvariétésdel’expériencereligieuseduTemps,surlesrapportsdel’hommereligieuxaveclaNatureetlemondedesoutils,surlaconsécrationdelaviemêmedel’hommeetlasacralitédontpeuventêtrechargéessesfonctionsvitales(nourritures,sexualité,travail,etc.).Ilsuffiradeserappelercequelacitéoulamaison,laNature,lesoutilsouletravailsontdevenuspourl’hommemoderneetareligieuxpoursaisir sur levifcequi ledistingued’unhommeappartenantauxsociétésarchaïquesoumêmed’un paysan de l’Europe chrétienne. Pour la conscience moderne, un acte physiologique :l’alimentation,lasexualité,etc.,n’estriendeplusqu’unprocessusorganique,quelquesoitlenombre

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de tabousqui l’entravent encore (règles debienséanceà table ; limites imposéesau comportementsexuel par les « bonnes mœurs »).Mais pour le « primitif », un tel acte n’est jamais simplementphysiologique;ilest,oupeutdevenirun«sacrement»,unecommunionausacré.Le lecteur se rendrabientôt compteque le sacré et leprofane constituent deuxmodalités d’être

danslemonde,deuxsituationsexistentiellesassuméesparl’hommeaulongdesonhistoire.Cesmodesd’être dans leMonde n’intéressent pas uniquement l’histoire des religions ou la sociologie, ils neconstituent pas uniquement l’objet d’études historiques, sociologiques, ethnologiques. En dernièreinstance, les modes d’être sacré et profane dépendent des différentes positions que l’homme aconquises dans leCosmos ; ils intéressent aussi bien le philosophe que tout chercheur désireux deconnaîtrelesdimensionspossiblesdel’existencehumaine.C’estpourquoi,bienqu’historiendesreligions,l’auteurdecepetitlivreseproposedenepasécrire

uniquement dans la perspective de sa discipline. L’homme des sociétés traditionnelles est, bienentendu, un homo religiosus, mais son comportement s’inscrit dans le comportement général del’homme et, par conséquent, intéresse l’anthropologie philosophique, la phénoménologie, lapsychologie.Pourmieuxfaireressortirlesnotesspécifiquesdel’existencedansunmondesusceptiblededevenir

sacré, nous n’hésiterons pas à citer des exemples choisis dans un grand nombre de religions,appartenantàdesâgesetàdesculturesdifférentes.Riennevautl’exemple,lefaitconcret.Ilseraitvain de discourir sur la structure de l’espace sacré sans montrer, par des illustrations précises,commentonconstruituntelespaceetpourquoiildevientqualitativementdifférentdel’espaceprofanequi l’entoure. Nous prendrons nos exemples chez les Mésopotamiens, les Indiens, les Chinois, lesKwakiutl et d’autres populations « primitives ». Dans la perspective historico-culturelle, une tellejuxtaposition de faits religieux, glanés chez des peuples si distants dans le temps et dans l’espace,n’estpas sanspéril.Caroncourt toujours le risquede retomberdans leserreursduXIXe siècle, etnotamment de croire, avec Tylor ou Frazer, à une réaction uniforme de l’esprit humain devant lesphénomènes naturels. Or, les progrès de l’ethnologie culturelle et de l’histoire des religions ontmontréquececin’estpastoujourslecas,queles«réactionsdel’hommedevantlaNature»sontplusd’unefoisconditionnéesparlaculture,doncparl’Histoire.Mais il importedavantageànotredesseindefaireressortir lesnotesspécifiquesdel’expérience

religieusequedemontrersesmultiplesvariationsetlesdifférencesoccasionnéesparl’Histoire.C’estunpeucomme si, pourmieux faire saisir lephénomènepoétique,on faisait appelauxexemples lesplusdisparates,encitant,àcôtéd’Homère,deVirgileoudeDante,despoèmeshindous,chinoisoumexicains;c’est-à-direeninvoquantdespoétiqueshistoriquementsolidaires(Homère,Virgile,Dante)aussibienquedescréationsrelevantd’autresesthétiques.Dansleslimitesdel’histoirelittéraire,detellesjuxtapositionssontsujettesàcaution,maisellessontvalablessil’onaenvueladescriptionduphénomènepoétique en tant que tel, si l’on seproposedemontrer ladifférence essentielle entre lelangagepoétiqueetlelangageutilitaire,quotidien.

Lesacréetl’Histoire.

Notredesseinpremier,c’estdeprésenterlesdimensionsspécifiquesdel’expériencereligieuse,defaireressortir sesdifférencesd’avec l’expérienceprofaneduMonde.Nousn’insisteronspassur lesinnombrablesconditionnementsquel’expériencereligieuseduMondeasubisaucoursdel’âge.AinsiilestévidentquelessymbolismesetlescultesdelaTerre-Mère,delaféconditéhumaineetagraire,dela sacralité de laFemme, etc., n’ont pu se développer et constituer un système religieux richementarticuléqueparladécouvertedel’agriculture;ilestégalementévidentqu’unesociétépré-agricole,spécialiséedanslachasse,nepouvaitpasressentirdelamêmemanière,niaveclamêmeintensité,la

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sacralitédelaTerre-Mère.Unedifférenced’expériencerésultedesdifférencesd’économie,decultureet d’organisation sociale ; en un mot, de l’Histoire. Pourtant, entre les chasseurs nomades et lesagriculteurssédentaires,ilsubsistecettesimilitudedecomportementquinoussembleinfinimentplusimportante que leurs différences : les uns comme les autres vivent dans un Cosmos sacralisé,participentàunesacralitécosmique,manifestéeaussibiendanslemondeanimalquedanslemondevégétal. Il n’est que de comparer leurs situations existentielles à celle d’un homme des sociétésmodernes,vivantdansunCosmosdésacralisé,pourserendreaussitôtcomptedetoutcequiséparecedernierdesautres.Dumêmecoup,onsaisitlebien-fondédescomparaisonsentredesfaitsreligieuxappartenantàdesculturesdifférentes:touscesfaitsrelèventd’unmêmecomportement,quiestceluidel’homoreligiosus.Cepetitlivrepeutdoncservird’introductiongénéraleàl’histoiredesreligions,puisqu’ildécritles

modalitésdusacréetlasituationdel’hommedansunmondechargédevaleursreligieuses.Maisilneconstituepasunehistoiredesreligionsdanslesensstrictduterme,carl’auteurn’apasprislapeined’indiquer, à propos des exemples qu’il cite, leurs contextes historico-culturels. S’il avait voulu lefaire, il lui aurait fallu plusieurs volumes. Le lecteur trouvera tous les renseignements nécessairesdanslesouvragesnotésdanslabibliographie.

Saint-Cloud,avril1956.

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CHAPITREPREMIERL’espacesacréetlasacralisationduMonde

Homogénéitéspatialeethiérophanie.

Pourl’hommereligieux,l’espacen’estpashomogène;ilprésentedesruptures,descassures:ilyadesportionsd’espacequalitativementdifférentesdesautres.«N’approchepasd’ici,ditleSeigneuràMoïse,ôteleschaussuresdetespieds;carlelieuoùtutetiensestuneterresainte»(Exode,III,5).IIyadoncunespacesacré,etparconséquent« fort», significatif, et ilyad’autresespaces,non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes. Plus encore : pourl’hommereligieux,cettenon-homogénéitéspatialesetraduitparl’expérienced’uneoppositionentrel’espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l’étendue informe quil’entoure.

Disonstoutdesuitequel’expériencereligieusedelanon-homogénéitédel’espaceconstitueuneexpérience primordiale, homologable à une « fondation du Monde ». Il ne s’agit pas d’unespéculationthéorique,maisd’uneexpériencereligieuseprimaire,antérieureàtouteréflexionsurleMonde.C’estlaruptureopéréedansl’espacequipermetlaconstitutiondumonde,carc’estellequidécouvrele«pointfixe»,l’axecentraldetouteorientationfuture.Lorsquelesacrésemanifesteparune hiérophanie quelconque, il n’y a pas seulement rupture dans l’homogénéité de l’espace,maisaussi révélation d’une réalité absolue, qui s’oppose à la non-réalité de l’immense étendueenvironnante.LamanifestationdusacréfondeontologiquementleMonde.Dansl’étenduehomogèneet infinie, où aucun point de repère n’est possible, dans laquelle aucune orientation ne peuts’effectuer,lahiérophanierévèleun«pointfixe»absolu,un«Centre».

Onvoit donc enquellemesure la découverte, c’est-à-dire la révélation, de l’espace sacré a unevaleurexistentiellepourl’hommereligieux:riennepeutcommencer,sefaire,sansuneorientationpréalable, et toute orientation implique l’acquisition d’un point fixe. Pour cette raison l’hommereligieux s’est efforcé de s’établir au « Centre duMonde ».Pour vivre dans leMonde, il faut lefonder,etaucunmondenepeutnaîtredansle«chaos»del’homogénéitéetdelarelativitédel’espaceprofane.Ladécouverteou laprojectiond’unpoint fixe– le«Centre»–équivautà laCréationduMonde ; des exemples montreront bientôt on ne peut plus clairement la valeur cosmogonique del’orientationrituelleetdelaconstructiondel’espacesacré.

Par contre, pour l’expérience profane, l’espace est homogène et neutre : aucune rupture nedifférenciequalitativementlesdiversespartiesdesamasse.L’espacegéométriquepeutêtredébitéetdélimitéenquelquedirectionquecesoit,maisaucunedifférenciationqualitative,aucuneorientationne sont données de par sa propre structure. Évidemment, il ne faut pas confondre le concept del’espacegéométrique,homogèneetneutre,avecl’expériencedel’espace«profane»quis’opposeàl’expériencedel’espacesacré,etquiseuleintéressenotrepropos.Leconceptdel’espacehomogèneet l’histoire de ce concept (car il était acquis pour la pensée philosophique et scientifique depuisl’antiquité) constituent un tout autre problème, que nous n’aborderons pas. Ce qui intéresse notrerecherche est l’expérience de l’espace telle qu’elle est vécue par l’homme non-religieux, par unhommequirefuselasacralitéduMonde,quiassumeuniquementuneexistence«profane»,purifiéedetouteprésuppositionreligieuse.

Il faut immédiatement ajouter qu’une telle existenceprofanene se rencontre jamais à l’état pur.QuelquesoitledegrédeladésacralisationduMondeauquelilestarrivé,l’hommequiaoptépourunevieprofaneneréussitpasàabolirlecomportementreligieux.Onverraquel’existencemêmela

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plusdésacraliséeconserveencoredestracesd’unevalorisationreligieuseduMonde.Pour l’instant, laissons de côté cet aspect du problème, et bornons-nous à comparer les deux

expériences en question : celle de l’espace sacré et celle de l’espace profane. On se rappelle lesimplicationsde lapremière : larévélationd’unespacesacrépermetd’obtenirun«pointfixe»,des’orienterdansl’homogénéitéchaotique,de«fonderleMonde»etdevivreréellement.Aucontraire,l’expérienceprofanemaintientl’homogénéitéetdonclarelativitédel’espace.Toutevraieorientationdisparaît, car le«point fixe»ne jouitplusd’un statutontologiqueunique : il apparaît etdisparaîtselon les nécessités quotidiennes. À vrai dire, il n’y a plus de « Monde », mais seulement desfragmentsd’ununiversbrisé,masseamorphed’une infinitéde« lieux»plusoumoinsneutresoùl’homme se meut, commandé par les obligations de toute existence intégrée dans une sociétéindustrielle.

Et pourtant, dans cette expérience de l’espace profane, continuent d’intervenir des valeurs quirappellentplusoumoins lanon-homogénéitéquicaractérise l’expérience religieusede l’espace. Ilsubsistedes endroits privilégiés, qualitativementdifférentsdes autres : le paysagenatal, le site despremièresamours,ouunerueouuncoindelapremièrevilleétrangèrevisitéedanslajeunesse.Tousceslieuxgardent,mêmepourl’hommeleplusfranchementnon-religieux,unequalitéexceptionnelle,«unique»:cesontles«lieuxsaints»desonUniversprivé,commesicetêtrenon-religieuxavaiteularévélationd’uneautreréalitéquecelleàlaquelleilparticipeparsonexistencequotidienne.

Retenons cet exemple de comportement « cryptoreligieux » de l’homme profane. Nous auronsl’occasionderencontrerd’autresillustrationsdecettesortededégradationetdedésacralisationdesvaleursetdescomportementsreligieux.Onserendracompteplustarddeleursignificationprofonde.

Théophanieetsignes.

Pour mettre en évidence la non-homogénéité de l’espace, telle qu’elle est vécue par l’hommereligieux, on peut faire appel à un exemple banal : une église, dans une ville moderne. Pour lecroyant,cetteégliseparticipeàunautreespacequelarueoùellesetrouve.Laportequis’ouvreversl’intérieurdel’églisemarqueunesolutiondecontinuité.Leseuilquiséparelesdeuxespacesindiqueenmêmetempsladistanceentrelesdeuxmodesd’être,profaneetreligieux.Leseuilestàlafoislaborne, la frontière qui distingue et oppose deux mondes, et le lieu paradoxal où ces mondescommuniquent,oùpeuts’effectuerlepassagedumondeprofaneaumondesacré.

Unefonctionrituelleanalogueestdévolueauseuildeshabitationshumaines,etc’estpourquoiiljouitd’unetelleconsidération.Denombreuxritesaccompagnentlepassageduseuildomestique:onluifaitdesrévérencesoudesprosternations,onletouchepieusementaveclamain,etc.Leseuilases«gardiens»:dieuxetespritsquidéfendentl’entréeaussibienàlamalveillancedeshommesqu’auxpuissancesdémoniaquesetpestilentielles.C’est sur le seuilqu’onoffredes sacrificesauxdivinitésgardiennes. C’est également là que certaines cultures paléo-orientales (Babylone, Égypte, Israël)situaient le jugement.Le seuil, la portemontrent d’une façon immédiate et concrète la solution decontinuité de l’espace ; d’où leur grande importance religieuse, car ils sont tout ensemble lessymbolesetlesvéhiculesdupassage.

On comprend dès lors pourquoi l’église participe à tout autre espace que les agglomérationshumaines qui l’entourent.À l’intérieur de l’enceinte sacrée, lemonde profane est transcendé.Auxniveaux plus archaïques de culture, cette possibilité de transcendance s’exprime par les différentesimages d’une ouverture : là, dans l’enceinte sacrée, la communication avec les dieux est renduepossible ; par conséquent, il doit exister une « porte » vers l’en-haut, par où les dieux peuventdescendresurlaTerreetl’hommepeutmontersymboliquementauCiel.Nousverronstoutàl’heureque tel a été le cas dans de nombreuses religions : le temple constitue à proprement parler une

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«ouverture»verslehautetassurelacommunicationaveclemondedesdieux.Toutespacesacréimpliqueunehiérophanie,uneirruptiondusacréquiapoureffetdedétacherun

territoiredumilieucosmiqueenvironnantetdelerendrequalitativementdifférent.Lorsque,àCaran,Jacobvitensongel’échellequiatteignaitlecieletsurlaquellelesangesmontaientetdescendaient,etentenditleSeigneurausommet,quidisait:«Jesuisl’Éternel,leDieud’Abraham!»,ils’éveillasaisidecrainteets’écria:«Combiencelieuestredoutable!C’estbienicilamaisondeDieu:c’esticilaPortedesCieux!»Ilpritlapierredontilavaitfaitsonchevet,ill’érigeaenmonument,etilversadel’huilesursonsommet.IlappelacetendroitBéthelc’est-à-dire«MaisondeDieu»(Genèse,XXVIII,12-19). Le symbolisme contenu dans l’expression « Porte des Cieux » est riche et complexe : lathéophanie consacre un lieu par le faitmême qu’elle le rend « ouvert » vers en haut, c’est-à-direcommuniquant avec le Ciel, point paradoxal de passage d’un mode d’être à un autre. Nous netarderonspasàrencontrerdesexemplesencoreplusprécis:dessanctuairesquisontdes«PortesdesDieux»,lieuxdepassageentreleCieletlaTerre.

Souvent il n’est pasmêmebesoind’une théophanie oud’unehiérophanie proprement dites : unsignequelconquesuffitàindiquerlasacralitédulieu.«D’aprèslalégende,lemaraboutquifondaEl-HemelàlafinduXVIesiècles’arrêtapourpasserlanuitprèsdelasourceetplantaunbâtonenterre.Lelendemain,voulantlereprendrepourcontinuersaroute,iltrouvaqu’ilavaitprisracineetquedesbourgeonsavaientpoussé.Ilyvitl’indicedelavolontédeDieuetfixasademeureencetendroit[1].»C’est que le signe porteur de signification religieuse introduit un élément absolu et met fin à larelativitéetà laconfusion.Quelquechosequin’appartientpasàcemonde-ci s’estmanifestéd’unemanièreapodictiqueet,cefaisant,atracéuneorientationouadécidéd’uneconduite.

Lorsqueaucunsignenesemanifestedanslesalentours,onleprovoque.Onpratique,parexemple,une sorte d’evocatio à l’aide des animaux : ce sont eux qui montrent quel lieu est susceptibled’accueillir le sanctuaire ou le village. Il s’agit en somme d’une évocation des forces ou figuressacrées, ayant comme but immédiat l’orientation dans l’homogénéité de l’espace.On demande unsigne pour mettre fin à la tension provoquée par la relativité et à l’anxiété nourrie par ladésorientation,ensomme,pourtrouverunpointd’appuiabsolu.Unexemple:onpoursuitunebêtefauve et, à l’endroit où on l’abat, on élève le sanctuaire ; ou bien on lâche en liberté un animaldomestique – un taureau, par exemple –, après quelques jours on le recherche et on le sacrifie àl’endroitmême.Onélèveraensuitel’auteletonbâtiralevillageautourdecetautel.Danstouscescas,cesontlesanimauxquirévèlentlasacralitédulieu:leshommesnesontdoncpaslibresdechoisirl’emplacementsacré:ilsnefontquelechercheretledécouvriràl’aidedesignesmystérieux.

Ces quelques exemples nous ont montré les différents moyens par lesquels l’homme religieuxreçoit la révélation d’un lieu sacré. Dans chacun de ces cas, les hiérophanies ont annulél’homogénéitéde l’espaceetont révéléun«point fixe».Maispuisque l’hommereligieuxnepeutvivrequedansuneatmosphèreimprégnéedusacré,ilfautnousattendreàunemultitudedetechniquespourenconsacrerl’espace.Nousl’avonsvu:lesacréestleréelparexcellence,àlafoispuissance,efficience, source de vie et de fécondité. Le désir de l’homme religieux de vivre dans le sacrééquivaut,enfait,àsondésirdesesituerdanslaréalitéobjective,denepasselaisserparalyserparlarelativitésansfindesexpériencespurementsubjectives,devivredansunmonderéeletefficient,etnonpasdansuneillusion.Cecomportementsevérifiedanstouslesplansdesonexistence,maisilestsurtoutévidentdansledésirdel’hommereligieuxdesemouvoirdansunmondesanctifié,c’est-à-diredansunespacesacré.C’estpourcetteraisonquel’onaélaborédestechniquesd’orientation,quisontàproprementparlertechniquesdeconstructiondel’espacesacré.Maisilnefautpascroirequ’ils’agitd’untravailhumain,quec’estgrâceàsoneffortquel’hommeréussitàconsacrerunespace.Enréalité, le rituel par lequel il construit un espace sacré est efficient dans lamesure où il reproduitl’œuvre des dieux. Mais pour mieux comprendre la nécessité de construire rituellement l’espace

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sacré,ilfautinsisterquelquepeusurlaconceptiontraditionnelledu«Monde»:onserendraalorsimmédiatementcomptequetout«monde»estpourl’hommereligieuxun«mondesacré».

ChaosetCosmos.

Cequicaractériselessociétéstraditionnelles,c’estl’oppositionqu’ellessous-entendententreleurterritoirehabitéetl’espaceinconnuetindéterminéquil’entoure:lepremier,c’estle«Monde»(plusprécisément : « notre monde »), le Cosmos ; le reste, ce n’est plus un Cosmos, mais une sorted’« autre monde », un espace étranger, chaotique, peuplé de larves, de démons, d’« étrangers »(assimilés, d’ailleurs, aux démons et aux fantômes). À première vue, cette rupture dans l’espacesembledueàl’oppositionentreunterritoirehabitéetorganisé,donc«cosmisé»,etl’espaceinconnuquis’étendau-delàdesesfrontières;ona,d’unepart,un«Cosmos»et,d’autrepart,un«Chaos».Mais on verra que, si tout territoire habité est un « Cosmos », c’est justement parce qu’il a étépréalablement consacré, parce que, d’une manière ou d’une autre, il est l’œuvre des dieux oucommunique avec leur monde. Le « Monde » (c’est-à-dire : « notre monde ») est un univers àl’intérieurduquellesacrés’estdéjàmanifesté,où,parconséquent,larupturedesniveauxestrenduepossibleetrépétable.

Tout ceci ressort très clairement du rituel védique de la prise de possession d’un territoire : lapossessiondevientlégalementvalideparl’érectiond’unauteldufeuconsacréàAgni.«Onditqu’ons’estinstallélorsqu’onaconstruitunauteldufeu(gârhapatya),ettousceuxquiconstruisentl’auteldufeusontlégalementétablis»(ÇatapathaBrâhmana,VII,I,I,1-4).Parl’érectiond’unauteldufeu,Agniestrenduprésentetlacommunicationaveclemondedesdieuxestassurée;l’espacedel’auteldevientunespace sacré.Mais la significationdu rituel estbeaucouppluscomplexe, et si l’on tientcomptedetoutessesarticulations,oncomprendpourquoilaconsécrationd’unterritoireéquivautàsacosmisation.Eneffet, l’érectiond’unautelàAgnin’estautrechosequelareproduction,àl’échellemicrocosmique, de la Création. L’eau dans laquelle on gâche l’argile est assimilée à l’Eauprimordiale;l’argileservantdebaseàl’autelsymboliselaTerre;lesparoislatéralesreprésententl’Atmosphère,etc.Etlaconstructionestaccompagnéedestancesquiproclamentexplicitementquellerégioncosmiquevientd’êtrecréée(ÇatapathaBr., I, IX,2,29, etc.).Bref, l’élévationd’unauteldufeu,quiseulevalidelaprisedepossessiond’unterritoire,équivautàunecosmogonie.

Unterritoireinconnu,étranger,inoccupé(cequiveutdiresouvent: inoccupéparles«nôtres»)participeencoreàlamodalitéfluideetlarvairedu«Chaos».Enl’occupantetsurtoutens’installant,l’hommeletransformesymboliquementenCosmosparunerépétitionrituelledelacosmogonie.Cequi doit devenir « notremonde » doit être préalablement « créé », et toute création a unmodèleexemplaire:laCréationdel’Universparlesdieux.Lescolonsscandinaves,enprenantpossessiondel’Islande (land-náma) et en la défrichant, ne considéraient cette entreprise ni comme une œuvreoriginale,nicommeuntravailhumainetprofane.Poureux,leurlabeurn’étaitquelarépétitiond’unacteprimordial:latransformationduChaosenCosmosparl’actedivindelaCréation.Entravaillantla terre désertique, ils répétaient simplement l’acte des dieux qui avaient organisé leChaos en luidonnantunestructure,desformesetdesnormes[2].

Qu’ils’agissededéfricheruneterreinculteoudeconquériretd’occuperunterritoiredéjàhabitépar d’« autres » êtres humains, la prise de possession rituelle doit de toute façon répéter lacosmogonie.Danslaperspectivedessociétésarchaïques,toutcequin’estpas«notremonde»n’estpasencoreun«monde».Onnefait«sien»unterritoirequ’enle«créant»denouveau,c’est-à-direenleconsacrant.Cecomportementreligieuxàl’égarddesterresinconnuess’estprolongé,mêmeenOccident, jusqu’à l’aube des temps modernes. Les « conquistadores » espagnols et portugaisprenaient possession, au nom de Jésus-Christ, des territoires qu’ils avaient découverts et conquis.

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L’érectiondelaCroixconsacraitlacontrée,équivalaitenquelquesorteàune«nouvellenaissance»:parleChrist«leschosesvieillessontpassées;voiciquetouteschosessontdevenuesnouvelles»(IICorinthiens,v,17).Lepaysnouvellementdécouvertétait«renouvelé»,«recréé»parlaCroix.

Consécrationd’unlieu:répétitiondelacosmogonie.

Il importe de bien comprendre que la cosmisation des territoires inconnus est toujours uneconsécration :enorganisantunespace,on réitère l’œuvreexemplairedesdieux.Le rapport intimeentre cosmisation et consécration est déjà attesté auxniveaux élémentaires de culture, par exemplechezlesnomadesaustraliensdontl’économieestencoreaustadedelacueilletteetdelapetitechasse.Selonlestraditionsd’unetribuArunta,lesAchilpa,l’ÊtredivinNumbakulaa«cosmisé»,danslestempsmythiques,leurfuturterritoire,acrééleurAncêtreetafondéleursinstitutions.Dutroncd’ungommier,Numbakulaafaçonnélepoteausacré(kauwa-auwa)et,aprèsl’avoirjointavecdusang,yagrimpéetadisparudansleCiel.Cepoteaureprésenteunaxecosmique,carc’estautourdeluiqueleterritoire devient habitable, se transforme dans un «monde ».D’où le rôle rituel considérable dupoteau sacré : durant leurs pérégrinations, les Achilpa le transportent avec eux et choisissent ladirection à suivre d’après son inclinaison. Cela leur permet de se déplacer continuellement, sanscesserd’êtredans« leurmonde»et,enmêmetemps,encommunicationavec leCieloùadisparuNumbakula.Quel’onbriselepoteau,c’estlacatastrophe;c’estenquelquesortela«finduMonde»,larégressiondansleChaos.SpenceretGillenrapportentque,selonunmythe,lepoteausacrés’étantune fois cassé, la tribu entièredevint la proiede l’angoisse ; sesmembresvagabondèrent quelquetempsetfinalements’assirentàterreetselaissèrentmourir[3].

Cetexempleillustreadmirablementàlafoislafonctioncosmologiquedupoteauritueletsonrôlesotériologique:d’unepart,lekauwa-auwareproduitlepoteauutiliséparNumbakulapourcosmiserlemonde,et,d’autrepart,c’estgrâceà luique lesAchilpaestimentpouvoircommuniqueravec ledomainecéleste.Or,l’existencehumainen’estpossiblequegrâceàcettecommunicationpermanenteavecleCiel.Le«monde»desAchilpanedevientréellement leurmondequedans lamesureoùilreproduit leCosmosorganiséetsanctifiéparNumbakula.Onnepeutvivresansune«ouverture»versletranscendant;end’autrestermes,onnepeutpasvivredansle«Chaos».Unefoisperdulecontactavecletranscendant,l’existencedanslemonden’estpluspossible,etlesAchilpaselaissentmourir.

S’installer dans un territoire revient, en dernière instance, à le consacrer. Lorsque l’installationn’estplusprovisoire,commechezlesnomades,maispermanente,commechezlessédentaires,elleimpliqueunedécisionvitalequiengagel’existencedelacommunautétoutentière.Se«situer»dansun lieu, l’organiser, l’habiter, autant d’actions qui présupposent un choix existentiel : le choix del’Universquel’onestprêtàassumerenle«créant».Or,cet«Univers»esttoujourslarépliquedel’Universexemplaire,crééethabitéparlesdieux:ilparticipedoncàlasaintetédel’œuvredesdieux.

LepoteausacrédesAchilpa«soutient»leurmondeetassurelacommunicationavecleCiel.Nousavonsicileprototyped’uneimagecosmologiquequiaconnuunegrandediffusion:celledespilierscosmiques qui soutiennent le Ciel tout en ouvrant la voie vers le monde des dieux. Jusqu’à leurchristianisation, les Celtes et les Germains conservaient encore le culte de tels piliers sacrés. LeChronicum laurissensebreve, écrit vers 800, rapporte queCharlemagne, à l’occasion d’une de sesguerrescontrelesSaxons(772),fitdémolirdanslavilled’Eresburgletempleetleboissacrédeleur« fameux Irmensûl ». Rodolphe de Fulda (vers 860) précise que cette fameuse colonne est la« colonne de l’Univers soutenant presque toutes choses » (universalis columna quasi sustinensomnia). On retrouve lamême image cosmologique chez les Romains (Horace,Odes, III, 3), dansl’Indeancienneavecleskambha,Piliercosmique(RigVeda,I,105;X,89,4;etc.),maisaussichez

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leshabitantsdesîlesCanariesetdansdesculturesaussiéloignéesquecelledesKwakiutl(Colombiebritannique)etdesNad’adeFlores(Indonésie).LesKwakiutlcroientqu’unpoteaudecuivretraverselestroisniveauxcosmiques(lemonded’enbas,laTerre,leCiel):làoùils’enfoncedansleCiel,setrouve la«PorteduMonded’enhaut».L’imagevisibledecePiliercosmiqueest,dans leCiel, laVoielactée.Maiscetteœuvredesdieuxquiestl’Universestrepriseetimitéeparleshommesàleuréchelle.L’Axismundiquel’onvoitdansleCiel,souslaformedelaVoielactée,estrenduprésentdanslamaisoncultuellesouslaformed’unpoteausacré.C’estuntroncdecèdrededixàdouzemètresdelongueur,dontplusd’unemoitiésortparletoitdelamaisoncultuelle.Iljoueunrôlecapitaldanslescérémonies:c’estluiquiconfèreunestructurecosmiqueàlamaison.Dansleschansonsrituelles,lamaisonestappelée«notremonde»,et lescandidatsà l’initiation,qui l’habitent,proclament :« Jesuis auCentre duMonde…Je suis près duPilier duMonde », etc.[4]Même assimilation du Piliercosmiqueaupoteausacréetdelamaisoncultuelleàl’UniverschezlesNad’adeFlores.Lepoteaudesacrifices’appelle«PoteauduCiel»etilestcensésoutenirleCiel[5].

Le«CentreduMonde».

Le cri du néophyte kwakiutl : « Je suis auCentre duMonde ! », nous révèle d’emblée une dessignifications les plus profondes de l’espace sacré. Là où, par la voie d’une hiérophanie, s’esteffectuéelarupturedesniveaux,s’estopéréeenmêmetempsune«ouverture»parenhaut(lemondedivin) oupar enbas (les régions inférieures, lemondedesmorts).Les trois niveaux cosmiques– Terre, Ciel, régions inférieures – sont rendus communicants. Comme nous venons de le voir, lacommunicationestparfoisexpriméeparl’imaged’unecolonneuniverselle,Axismundi,quirelieetàlafoissoutientleCieletlaTerre,etdontlabasesetrouveenfoncéedanslemonded’enbas(cequ’onappelle«Enfers»).Unetellecolonnecosmiquenepeutsesituerqu’aucentremêmedel’Univers,carla totalitédumondehabitables’étendautourd’elle.Nousavonsdoncaffaireàunenchaînementdeconceptions religieuses et d’images cosmologiques qui sont solidaires et s’articulent dans un«système»qu’onpeutappelerle«systèmeduMonde»dessociétéstraditionnelles:a)unlieusacréconstitue une rupture dans l’homogénéité de l’espace ; b) cette rupture est symbolisée par une«ouverture»,aumoyendelaquelleestrendupossiblelepassaged’unerégioncosmiqueàuneautre(duCielàlaTerreetviceversa:delaTerredanslemondeinférieur);c)lacommunicationavecleCielestexpriméeindifféremmentparuncertainnombred’imagesseréféranttoutesàl’Axismundi:pilier (cf. l’universalis columna), échelle (cf. l’échelle de Jacob), montagne, arbre, liane, etc. ;d) autourde cet axe cosmique s’étend le «Monde» (=«notremonde»), par conséquent l’axe setrouve«aumilieu»,dansle«nombrildelaTerre»,ilestleCentreduMonde.

Unnombreconsidérabledecroyances,demythesetde ritesdiversdériventdece« systèmeduMonde » traditionnel. Il n’est pas question de les rappeler ici.Mieux vaut nous limiter à quelquesexemples,choisisdansdescivilisationsdifférentesetsusceptiblesdenousfairecomprendrelerôledel’espacesacrédanslaviedessociétéstraditionnelles,quelquesoitd’ailleursl’aspectparticuliersous lequel se présente cet espace sacré : lieu saint, maison cultuelle, cité, « Monde ». NousrencontronspartoutlesymbolismeduCentreduMonde,etc’estlui,qui,danslaplupartdescas,nousrendintelligiblelecomportementtraditionnelàl’égardde«l’espacedanslequelonvit».

Commençons par un exemple qui a le mérite de nous révéler d’emblée la cohérence et lacomplexité d’un tel symbolisme : la Montagne cosmique. Nous venons de voir que la montagnefigureparmilesimagesexprimantlelienentreleCieletlaTerre;elleestdonccenséesetrouverauCentreduMonde.Eneffet,dansdenombreusesculturesonnousparledetellesmontagnes,mythiquesou réelles, situées au Centre du Monde : Meru dans l’Inde, Haraberezaiti en Iran, la montagnemythique « Mont des Pays » en Mésopotamie, Garizim en Palestine, qui était nommé d’ailleurs

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«NombrildelaTerre»[6].PuisquelaMontagnesacréeestunAxismundiquirelielaTerreauCiel,elle toucheenquelquesorte leCieletmarque lepoint leplushautduMonde ; il en résulteque leterritoirequi l’entoure,etquiconstitue«notremonde»,estconsidérécommelepaysleplushaut.C’est ce que proclame la tradition israélite : la Palestine, étant le pays le plus élevé, ne fut passubmergée par leDéluge[7].D’après la tradition islamique, le lieu le plus élevé de la Terre est laKâ’aba,parceque«l’étoilepolairetémoignequ’ellesetrouvefaceaucentreduCiel»[8].Pour leschrétiens,c’estleGolgothaquisetrouveausommetdelaMontagnecosmique.Toutescescroyancesexprimentunmêmesentiment,profondémentreligieux:«notremonde»estuneterresainteparcequ’il est l’endroit le plusprocheduCiel, parcequed’ici, de cheznous, onpeut atteindre leCiel ;notre monde est donc un « haut lieu ». En langage cosmologique, cette conception religieuse setraduitparlaprojectionduterritoireprivilégiéquiestlenôtreausommetdelaMontagnecosmique.Lesspéculationsultérieuresontcristalliséparlasuitetoutesortedeconclusions,parexemplecellequenousvenonsdevoir:quelaTerresainten’apaséténoyéeparleDéluge.

LemêmesymbolismeduCentreexpliqued’autressériesd’imagescosmologiquesetdecroyancesreligieuses,dontnousneretiendronsquelesplusimportantes:a)lesvillessaintesetlessanctuairessetrouventauCentreduMonde;b) lestemplessontdesrépliquesdelaMontagnecosmiqueetparconséquent constituent le « lien » par excellence entre la Terre et le Ciel ; c) les fondements destemplesplongentprofondémentdanslesrégionsinférieures.Quelquesexemplesnoussuffiront.Noustâcheronsensuited’intégrertouscesdiversaspectsd’unmêmesymbolisme;onverraplusnettementalorscombiensontcohérentescesconceptionstraditionnellesduMonde.

LacapitaleduSouverainchinoisparfaitsetrouveauCentreduMonde:lejourdusolsticed’été,àmidi, legnomonn’ydoitpasporterd’ombre[9].Onest frappéde rencontrer lemêmesymbolismeappliquéauTempledeJérusalem:lerochersurlequelilétaitbâtiétaitl’«ombilicdelaTerre».LepèlerinislandaisNicolasdeTherva,quiavisitéJérusalemauXIIesiècle,écritduSaint-Sépulcre:«Làc’estlemilieuduMonde;là,lejourdusolsticed’été,lalumièreduSoleiltombeperpendiculaireduCiel[10].»MêmeconceptionenIran: lepaysiranien(AiryanamVaejah)est leCentreet lecœurduMonde.Toutcommelecœursetrouveaumilieuducorps,«lepaysd’Iranestplusprécieuxquetousles autres pays parce qu’il est situé au milieu du Monde[11] ». C’est pour cela que Shiz, la« Jérusalem » des Iraniens (car elle se trouvait auCentre duMonde), était réputée comme le lieuorigineldelapuissanceroyaleetàlafoiscommelavillenataledeZarathoustra[12].

Quantàl’assimilationdestemplesauxMontagnescosmiquesetàleurfonctionde«lien»entrelaTerreetleCiel,lesnomsmêmesdestoursetdessanctuairesbabyloniensenportenttémoignage;ilss’appellent«MontdelaMaison»,«MaisonduMontdetouteslesTerres»,«MontdesTempêtes»,«LienentreleCieletlaTerre»,etc.LaziqquratétaitàproprementparleruneMontagnecosmique:lesseptétagesfiguraientlesseptcieuxplanétaires;enlesgravissant,leprêtreparvenaitausommetde l’Univers.Un symbolisme analogue explique l’énorme construction du temple deBarabudur, àJava,quiestbâticommeunemontagneartificielle.SonascensionéquivautàunvoyageextatiqueauCentreduMonde ;enatteignant la terrasse supérieure, lepèlerin réaliseune rupturedeniveau ; ilpénètredansune«régionpure»,quitranscendelemondeprofane.Dur-an-ki,«lienentreleCieletlaTerre»:ainsidésignait-onnombredesanctuairesbabyloniens

(àNippur,àLarsa,àSippar,etc.).Babyloneavaitunefouledenoms,parmilesquels«MaisondelabaseduCieletdelaTerre»,«LienentreleCieletlaTerre».Maisc’esttoujoursàBabylonequesefaisaitlaliaisonentrelaTerreetlesrégionsinférieures,carlavilleavaitétébâtiesurbâb-apsû,«laPorte d’Apsû », désignant lesEaux duChaos d’avant laCréation.On rencontre lamême traditionchez les Hébreux : le rocher du Temple de Jérusalem plongeait profondément dans le tehôm,l’équivalenthébraïqued’apsû.Demêmequ’àBabyloneon avait la «Porte d’Apsû», le rocher du

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TempledeJérusalemrenfermaitla«bouchedetehôm[13].»L’apsû, le tehôm symbolisent à la fois le « Chaos » aquatique, la modalité préformelle de la

matièrecosmique,etlemondedelaMort,detoutcequiprécèdelavieetlasuit.La«Ported’Apsû»etlerocherquirenfermela«bouchedetehôm»désignentnonseulementlepointd’intersection,etdonc de communication, entre lemonde inférieur et la Terre,mais aussi la différence de régimeontologique entre ces deux plans cosmiques. Il y a rupture de niveau entre tehôm et le rocher duTemple qui en ferme la « bouche », passage du virtuel au formel, de lamort à la vie. Le ChaosaquatiquequiaprécédélaCréationsymboliseenmêmetempslarégressiondansl’amorpheeffectuéepar lamort, le retour à lamodalité larvaire de l’existence.D’un certain point de vue, les régionsinférieuressonthomologablesauxrégionsdésertiquesetinconnuesquientourentleterritoirehabité;lemonded’enbas,au-dessusduquels’établitfermementnotre«Cosmos»,correspondau«Chaos»quis’étendàsesfrontières.

«Notremonde»sesituetoujoursauCentre.

De tout ce qui précède il résulte que le « vrai monde » se trouve toujours au « milieu », au«Centre»,carc’estlàqu’ilyarupturedeniveau,communicationentrelestroiszonescosmiques.Ils’agittoujoursd’unCosmosparfait,quellequ’ensoitl’étendue.Unpaystoutentier(laPalestine),uneville (Jérusalem), un sanctuaire (le Temple de Jérusalem) représentent indifféremment une imagomundi.FlaviusJosèpheécrivaitàproposdusymbolismeduTemplequelacourfiguraitla«Mer»(c’est-à-direlesrégionsinférieures),lesanctuairereprésentaitlaterre,etleSaintdesSaints,leCiel(Ant.Jud.,III,VII,7).Onconstatedoncquel’imagomundiaussibienquele«Centre»serépètentàl’intérieurdumondehabité.LaPalestine,JérusalemetleTempledeJérusalemreprésententchacunetsimultanémentl’imagedel’UniversetleCentreduMonde.Cettemultiplicitéde«Centres»etcetteréitérationde l’imageduMonde àdes échellesdeplus enplusmodestes constituent unedesnotesspécifiquesdessociétéstraditionnelles.

Uneconclusionnoussembles’imposer:l’hommedessociétéspré-modernesaspireàvivreleplusprèspossibleduCentreduMonde.IlsaitquesonpayssetrouveeffectivementaumilieudelaTerre;quesavilleconstituelenombrildel’Universet,surtout,queleTempleoulePalaissontdevéritablesCentres duMonde ;mais il veut aussi que sa propremaison se situe auCentre et soit une imagomundi.Et,commenousallonslevoir,leshabitationssontcenséessetrouvereffectivementauCentreduMondeetreproduire,àl’échellemicrocosmique,l’Univers.Autrementdit,l’hommedessociétéstraditionnellesnepouvaitvivrequedansunespace«ouvert»versenhaut,oùlarupturedeniveauétait symboliquement assurée et où la communication avec l’autre monde, le monde« transcendantal », était rituellement possible. Bien entendu, le sanctuaire, le « Centre » parexcellence,étaitlà,àportéedelui,danssaville,etpourcommuniqueraveclemondedesdieuxilluisuffisaitdepénétrerdansleTemple.Maisl’homoreligiosussentaitlebesoindevivretoujoursdansleCentre, tout comme lesAchilpa qui, nous l’avons vu, portaient toujours avec eux le poteau sacré,l’Axismundi, pour ne pas s’éloigner du Centre et rester en communication avec lemonde supra-terrestre.Enunmot,quellesquesoientlesdimensionsdesonespacefamilier–sonpays,saville,sonvillage,samaison–, l’hommedessociétéstraditionnelleséprouvelebesoind’existerconstammentdansunmondetotaletorganisé,dansunCosmos.

Un Univers prend naissance de son Centre, il s’étend d’un point central qui en est comme le«nombril».C’estainsique,d’après leRigVeda (X,149),naît et sedéveloppe l’Univers : àpartird’unnoyau,d’unpointcentral.Latraditionjuiveestencoreplusexplicite:«LeTrèsSaintacréélemonde comme un embryon. Tout comme l’embryon croît, à partir du nombril, de même Dieu acommencéàcréer lemondepar lenombriletde là ils’est répandudans toutes lesdirections.»Et

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puisque le « nombril de la Terre », le Centre duMonde, est la Terre sainte,Yoma affirme : « LeMonde a été créé en commençant par Sion[14]. » Rabbi binGorion disait du rocher de Jérusalemqu’«ils’appellelaPierredebasedelaTerre,c’est-à-direl’ombilicdelaTerre,parcequec’estdelàques’estdéployéelaTerretoutentière[15]».D’autrepart,parcequelacréationdel’hommeestunerépliquede la cosmogonie, lepremierhommeaété façonnéau«nombrilde laTerre» (traditionmésopotamienne), au Centre duMonde (tradition iranienne), au Paradis situé au « nombril de laTerre » ou à Jérusalem (traditions judéo-chrétiennes). Il ne pouvait en être autrement, puisque leCentreestjustementlaplaceoùs’effectueunerupturedeniveau,oùl’espacedevientsacré,réelparexcellence.Unecréation impliquesurabondancede réalité,autrementdit irruptiondusacrédans lemonde.

Il s’ensuitque touteconstructionou fabricationacommemodèleexemplaire lacosmologie.LaCréation du Monde devient l’archétype de tout geste créateur humain, quel qu’en soit le plan deréférence. Nous avons vu que l’installation dans un territoire réitère la cosmogonie. Après avoirdégagé la valeur cosmogonique du Centre, on comprend mieux maintenant pourquoi toutétablissement humain répète la Création duMonde à partir d’un point central (le « nombril »).Àl’imagedel’Universquisedéveloppeàpartird’unCentreets’étendverslesquatrepointscardinaux,levillageseconstitueàpartird’uncroisement.ÀBaliaussibienquedanscertainesrégionsdel’Asie,lorsqu’on s’apprête à bâtir un nouveau village, on cherche un croisement naturel, où se coupentperpendiculairementdeuxchemins.Lecarréconstruitàpartirdupointcentralestuneimagomundi.La division du village en quatre secteurs, qui implique d’ailleurs un partage parallèle de lacommunauté,correspondàladivisiondeI’Universenquatrehorizons.Aumilieuduvillageonlaissesouvent une place vide : là s’élèvera plus tard la maison cultuelle, dont le toit représentesymboliquementleCiel(parfoisindiquéparlesommetd’unarbreouparl’imaged’unemontagne).Sur lemêmeaxeperpendiculairese trouve,à l’autreextrémité, lemondedesmorts,symboliséparcertainsanimaux(serpent,crocodile,etc.)ouparlesidéogrammesdesténèbres[16].

Le symbolisme cosmique du village est repris dans la structure du sanctuaire ou de lamaisoncultuelle.ÀWaropen,enGuinée, la«maisond’hommes»se trouveaumilieuduvillage :sontoitreprésente la voûte céleste, les quatre parois correspondent aux quatre directions de l’espace. ÀCeram, la pierre sacrée du village symbolise le Ciel, et les quatre colonnes en pierre qui lasoutiennent incarnent les quatre piliers qui soutiennent le Ciel[17]. On retrouve des conceptionsanalogueschezlestribusalgonkinesetsioux:lacabanesacrée,oùontlieulesinitiations,représentel’Univers.Sontoitsymboliselacoupolecéleste,leplancherreprésentelaTerre,lesquatreparoislesquatredirectionsdel’espacecosmique.Laconstructionrituelledel’espaceestsoulignéeparuntriplesymbolisme: lesquatreportes, lesquatrefenêtreset lesquatrecouleurssignifientlesquatrepointscardinaux.Laconstructiondelacabanesacréerépètedonclacosmogonie[18].

On n’est pas surpris de rencontrer une conception similaire dans l’Italie ancienne et chez lesanciensGermains.Ils’agit,ensomme,d’uneidéearchaïqueettrèsrépandue:àpartird’unCentreonprojette lesquatrehorizonsdanslesquatredirectionscardinales.Lemundus romainétaitunefossecirculaire,diviséeenquatre;ilétaitàlafoisl’imageduCosmosetlemodèleexemplairedel’habitathumain.OnasuggéréavecraisonquelaRomaquadratadoitêtrecomprisenonpascommeayantlaforme d’un carré,mais comme étant divisée en quatre[19]. Lemundus était évidemment assimilé àl’omphalos,àl’ombilicdelaTerre:laVille(Urbs)sesituaitaumilieudel’orbisterrarum.Onapumontrer que des idées similaires expliquent la structure des villages et des villes germaniques[20].Dans des contextes culturels extrêmement variés, nous retrouvons toujours le même schémacosmologique et lemême scénario rituel : l’installation dans un territoire équivaut à la fondationd’unmonde.

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Cité-Cosmos.

S’ilestvraique«notremonde»estunCosmos,touteattaqueextérieuremenacedeletransformeren«Chaos».Etpuisque«notremonde»a été fondéen imitant l’œuvreexemplairedesdieux, lacosmogonie, les adversaires qui l’attaquent sont assimilés aux ennemis des dieux, les démons, etsurtoutàl’archi-démon,leDragonprimordialvaincuparlesdieuxauxcommencementsdestemps.L’attaquede«notremonde»estlarevancheduDragonmythiquequiserebellecontrel’œuvredesdieux,leCosmos,ets’efforcedelaréduireaunéant.LesennemisserangentparmilespuissancesduChaos.Toutedestructiond’unecité équivaut àune régressiondans leChaos.Toutevictoire contrel’attaquantréitèrelavictoireexemplairedudieucontreleDragon(contrele«Chaos»).

PourcetteraisonlePharaonétaitassimiléaudieuRâ,vainqueurdudragonApophis,tandisquesesennemisétaientidentifiésàceDragonmythique.DariusseregardaitcommeunnouveauThraetaona,hérosmythique iranienquiavaitmisàmortunDragonà trois têtes.Dans la tradition judaïque, lesroispaïensétaientprésentéssouslestraitsduDragon:telNabuchodonosordécritparJérémie(XLI,34)ouPompéedanslesPsaumesdeSalomon(IX,29).

Commeonaural’occasiond’yrevenir,leDragonestlafigureexemplaireduMonstremarin,duSerpentprimordial,symboledesEauxcosmiques,desTénèbres,delaNuitetdelaMort,enunmot,del’amorpheetduvirtuel,detoutcequin’apasencoreune«forme».LeDragonadûêtrevaincuetdépecéparledieupourqueleCosmospûtveniraujour.C’estducorpsdumonstremarinTiamatqueMarduk façonna le monde. Jahvé créa l’Univers après sa victoire contre le monstre primordialRahab. Mais, on le verra, cette victoire du dieu sur le Dragon doit être symboliquement répétéechaqueannée,carchaqueannée lemondedoitêtrecrééànouveau.Demême lavictoiredesdieuxcontrelesforcesdesTénèbres,delaMortetduChaosserépèteàchaquevictoiredelacitécontrelesenvahisseurs.

Ilest fortprobableque lesdéfensesdes lieuxhabitésetdescités furentà l’originedesdéfensesmagiques ; ces défenses – fossés, labyrinthes, remparts, etc. – étaient disposées pour empêcherl’invasiondesdémonsetdesâmesdesmortsplusquel’attaquedeshumains.DansleNorddel’Inde,en temps d’épidémie, on décrit autour du village un cercle destiné à interdire aux démons de lamaladiedepénétrerdansl’enclos[21].Dansl’Occidentmédiéval,lesmursdescitésétaientconsacrésrituellement comme une défense contre le Démon, la Maladie et la Mort. D’ailleurs, la penséesymboliquenerencontreaucunedifficultéenassimilantl’ennemihumainauDémonetàlaMort.Enfindecompte,lerésultatdeleursattaques,qu’ellessoientdémoniaquesoumilitaires,esttoujourslemême:laruine,ladésintégration,lamort.

Lesmêmesimagessontencoreutiliséesdenosjoursquandils’agitdeformulerlesdangersquimenacent un certain type de civilisation : on parle notamment de « chaos », de « désordre », des«ténèbres»danslesquellessombrera«notremonde».Toutescesexpressionssignifientl’abolitiond’unordre,d’unCosmos,d’unestructureorganique,etlaréimmersiondansunétatfluide,amorphe,bref, chaotique.Ceci prouve, il nous semble, que les images exemplaires survivent encoredans lelangageetlesclichésdel’hommemoderne.QuelquechosedelaconceptiontraditionnelleduMondeseprolongeencoredanssoncomportement,bienqu’ilnesoitpastoujoursconscientdecethéritageimmémorial.

AssumerlaCréationduMonde.

Pour l’instant, soulignons la différence radicale qu’on relève entre les deux comportements –«traditionnel»et«moderne»–à l’égarddelademeurehumaine.Ilestsuperflud’insistersur lavaleuretlafonctiondel’habitationdanslessociétésindustrielles:ellessontassezconnues.Selonla

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formuled’uncélèbrearchitectecontemporain,LeCorbusier,lamaisonestune«machineàhabiter».Elle se range, donc, parmi les innombrables machines, produites en série dans les sociétésindustrielles. Lamaison idéale dumondemoderne doit être, avant tout, fonctionnelle, c’est-à-direpermettre aux hommes de travailler et de se reposer pour assurer le travail. On peut changer de«machine à habiter » aussi fréquemmentqu’on changedebicyclette, de frigidaire, devoiture.Onpeutégalementquittersavilleousaprovincenatales,sansautreinconvénientqueceluiquidécouleduchangementdeclimat.

Iln’entrepasdansnotresujetd’écrirel’histoiredelalentedésacralisationdelademeurehumaine.Ce processus fait partie intégrante de la gigantesque transformation du Monde assumée par lessociétésindustriellesetrenduepossibleparladésacralisationduCosmossousl’actiondelapenséescientifique et surtout des sensationnelles découvertes de la physique et de la chimie.Nous auronsl’occasionplus tarddenousdemandersicettesécularisationde laNatureest réellementdéfinitive,s’iln’yaaucunepossibilité,pourl’hommemoderne,deretrouverladimensionsacréedel’existencedansleMonde.Commenousvenonsdelevoir,etcommenousleverronsencoremieuxparlasuite,certaines images traditionnelles, certaines traces de la conduite de l’hommeprémoderne persistentencoreàl’étatde«survivances»,mêmedanslessociétéslesplusindustrialisées.Mais,cequinousintéresse pour l’instant, c’est de montrer, à l’état pur, le comportement traditionnel à l’égard del’habitationetdedégagerlaWeltanschauungqu’ilimplique.

S’installer dans un territoire, bâtir une demeure, cela demande, nous l’avons vu, une décisionvitale aussi bien pour la communauté tout entière que pour l’individu. Car il s’agit d’assumer lacréation du « monde » que l’on a choisi d’habiter. Il faut, donc, imiter l’œuvre des dieux, lacosmogonie.Cecin’estpastoujoursfacile,carilexisteaussidescosmogoniestragiques,sanglantes:imitateur des gestes divins, l’homme doit les réitérer. Si les dieux ont dû abattre et dépecer unMonstremarinouunÊtreprimordialpourpouvoirentirerlemonde,l’homme,àsontour,doitlesimiterlorsqu’ilbâtitsonmondeàlui,lacitéoulamaison.D’oùlanécessitédessacrificessanglantsousymboliquesàl’occasiondesconstructions,surlesquelsnousauronsàdirequelquesmots.

Quelle que soit la structure d’une société traditionnelle – qu’elle soit une société de chasseurs-pasteurs, d’agriculteurs ou déjà au stade de la civilisation urbaine –, l’habitation est toujourssanctifiéeparlefaitqu’elleconstitueuneimagomundietquelemondeestunecréationdivine.Maisilexiste plusieurs manières d’homologuer la demeure au Cosmos, justement parce qu’il existeplusieurs types de cosmogonies. Pour notre propos, il nous suffit de distinguer deux moyens detransformer rituellement la demeure (aussi bien le territoire que la maison) en Cosmos, de luiconférerlavaleurd’imagomundi:a)enl’assimilantauCosmosparlaprojectiondesquatrehorizonsà partir d’un point central, lorsqu’il s’agit d’un village, ou par l’installation symbolique de l’Axismundi lorsqu’ils’agitde l’habitationfamiliale ;b) en répétant,parun ritueldeconstruction, l’acteexemplairedesdieux,grâceauquelleMondeaprisnaissanceducorpsd’unDragonmarinoud’unGéantprimordial.Nousn’avonspasàinsister,icisurlaradicaledifférencedeWeltanschauungentrecesdeuxmoyensdesanctifierlademeure,nisurleursprésuppositionshistorico-culturelles.Disonsseulement que le premier moyen – « cosmiser » un espace par la projection des horizons oul’installationdel’Axismundi–estdéjàattestéauxstadeslesplusarchaïquesdeculture(cf.lepoteaukauwa-auwadesAustraliensAchilpa),tandisqueledeuxièmemoyensembleavoirétéinaugurédanslaculturedescultivateursarchaïques.Cequi intéressenotrerecherche,c’est lefaitque,danstouteslescultures traditionnelles, l’habitationcomporteunaspectsacréet,par làmême,qu’elle reflète leMonde.

En effet, la demeure des populations primitives arctiques, nord-américaines et nord-asiatiquesprésenteunpoteaucentralquiestassimiléàl’Axismundi,auPiliercosmiqueouàl’ArbreduMondequi,nousl’avonsvu,relientlaTerreauCiel.End’autrestermes,onrelèvedanslastructuremêmede

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l’habitation lesymbolismecosmique.LeCiel est conçucommeune immense tente soutenueparunpilier central : lepiquetde la tenteou lepoteaucentralde lamaison sont assimilés auxPiliersduMonde et sont désignés sous ce nom.C’est au pied du poteau central qu’ont lieu les sacrifices enl’honneurdel’Êtresuprêmecéleste;celadonneuneidéedel’importancedesafonctionrituelle.Lemêmesymbolismes’estconservéchezlespasteurséleveursdel’Asiecentrale,maisl’habitationàtoitconique à pilier central étant ici remplacéepar la yourte, la fonctionmythico-rituelle dupilier estdévolueàl’ouverturesupérieured’évacuationdelafumée.Demêmequelepoteau(=Axismundi),l’arbre ébranché dont le sommet sort par l’ouverture supérieure de la yourte (et qui symbolisel’Arbrecosmique)estconçucommeunescaliermenantauCiel:leschamansygrimpentdansleurvoyagecéleste.C’estpar l’ouverturesupérieurequ’ilss’envolent[22].On rencontreencore lePiliersacré,dresséaumilieudel’habitation,enAfrique,chezlespeuplespasteurshamitesethamitoïdes[23].

Enconclusion,toutedemeuresesitueprèsdel’Axismundi,carl’hommereligieuxdésirevivreau«CentreduMonde»,autrementditdansleréel.

Cosmogonieetsacrificedeconstruction.

Une conception similaire se rencontre dans une culture aussi hautement évoluée que celle del’Inde,maisicisefaitjourégalementl’autremanièred’homologuerlamaisonauCosmos,dontnousavonsditquelquesmotsplushaut.Avantquelesmaçonsposentlapremièrepierre,l’astrologueleurindiquelepointdesfondationsquisetrouveau-dessusduSerpentquisoutient lemonde.Lemaîtremaçontailleunpieuetl’enfoncedanslesol,exactementaupointdésigné,afindebienfixerlatêteduserpent. Une pierre de base est posée ensuite au-dessus du pieu.La pierre d’angle se trouve ainsiexactement au « Centre du Monde »[24]. Mais, d’autre part, l’acte de fondation répète l’actecosmogonique:enfoncerlepieudanslatêteduSerpentetle«fixer»,c’estimiterlegesteprimordialdeSomaoud’Indra,qui,suivantleRigVeda,«afrappéleSerpentdanssonrepaire»(VI,XVII,9)etluia«tranchélatête»desonéclair(I,LII,10).Commenousl’avonsdéjàdit,leSerpentsymboliseleChaos,l’amorphe,lenon-manifesté.Ledécapiteréquivautàunactedecréation,aupassageduvirtueletdel’amorpheauformel.Onserappellequec’estducorpsd’unmonstremarinprimordial,Tiâmat,que ledieuMardukafaçonné lemonde.Cettevictoireétaitsymboliquementréitéréechaqueannée,puisque chaque année on renouvelait leMonde.Mais l’acte exemplaire de la victoire divine étaitégalement répétéà l’occasionde touteconstruction, car toutenouvelleconstruction reproduisait laCréationduMonde.

Cedeuxième typedecosmogonieestbeaucouppluscomplexe,etonne feraque l’esquisser ici.Mais on ne saurait se dispenser de le rappeler parce que, en dernière instance, c’est d’une tellecosmogoniequesontsolidaires les innombrablesformesdusacrificedeconstruction,quin’est,ensomme, qu’une imitation, souvent symbolique, du sacrifice primordial qui a donné naissance auMonde.Eneffet,àpartird’uncertain typedeculture, lemythecosmogoniqueexplique laCréationpar lamiseàmortd’unGéant (Ymirdans lamythologiegermanique,Purushadans lamythologieindienne,P’an-kuenChine):sesorganesdonnentnaissanceauxdifférentesrégionscosmiques.Selond’autres groupes de mythes, ce n’est pas seulement le Cosmos qui prend naissance à la suite del’immolationd’unÊtreprimordial,etdesapropresubstance,cesontaussilesplantesalimentaires,lesraceshumainesoulesdifférentesclassessociales.C’estdecetypedemythescosmogoniquesquedépendentlessacrificesdeconstruction.Pourdurer,une«construction»(maison,temple,ouvragetechnique,etc.)doitêtreanimée,recevoiràlafoisunevieetuneâme.Le«transfert»del’âmen’estpossible que par la voie d’un sacrifice sanglant. L’histoire des religions, l’ethnologie, le folkloreconnaissent d’innombrables formes de sacrifices de construction, de sacrifices sanglants ou

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symboliquesaubénéficed’uneconstruction[25].Dans leSud-Estde l’Europe,ces ritesetcroyancesontdonnénaissanceàd’admirablesballadespopulaires,mettantenscènelesacrificedelafemmedumaîtremaçonpourqu’uneconstructionpuisses’achever(cf.lesballadesdupontd’ArtaenGrèce,dumonastèreArgeshenRoumanie,delacitédeScutarienYougoslavie,etc.).

Nousenavonsassezditsurlasignificationreligieusedelademeurehumainepourquecertainesconclusionss’imposentd’elles-mêmes.Comme lacitéou lesanctuaire, lamaisonest sanctifiée,enpartie ou en totalité, par un symbolisme ou un rituel cosmogoniques. C’est pour cette raison ques’installerquelquepart,bâtirunvillageousimplementunemaisonreprésenteunegravedécision,carl’existencemêmedel’hommeyestengagée:ils’agit,ensomme,decréersonpropre«monde»etd’assumerlaresponsabilitédelemainteniretdelerenouveler.Onnechangepasdedemeurelecœurléger,parcequ’iln’estpas faciled’abandonnerson«monde».L’habitationn’estpasunobjet,une«machineàhabiter»:elleestl’Universquel’hommeseconstruitenimitantlaCréationexemplairedesdieux,lacosmogonie.Touteconstructionettouteinaugurationd’unenouvelledemeureéquivalentenquelquesorteàunnouveaucommencement,àunenouvellevie.Et tout commencement répète cecommencementprimordialoùl’Universavupourlapremièrefoislejour.Mêmedanslessociétésmodernes, si fortement désacralisées, les fêtes et les réjouissances qui accompagnent l’installationdansunenouvelledemeuregardentencorelesouvenirdesfestivitésbruyantesquimarquaientjadisl’incipitvitanova.

Parce que la demeure constitue une imagomundi, elle se situe symboliquement au «Centre duMonde ». La multiplicité, voire l’infinité, des Centres duMonde ne fait aucune difficulté pour lapensée religieuse.Aussibien s’agit-il nonde l’espacegéométrique,maisd’unespace existentiel etsacréquiprésenteune toutautrestructure,quiest susceptibled’une infinitéde ruptures,etdoncdecommunications avec le transcendant. On a vu la signification cosmologique et le rôle rituel del’ouverture supérieure dans les différentes formes d’habitation. Dans d’autres cultures, cessignificationscosmologiquesetcesfonctionsrituellessontdévoluesàlacheminée(troudefumée)etàlapartiedutoitquisetrouveau-dessusdel’«anglesacré»etquel’onenlèveoumêmequel’onbrise en cas d’agonie prolongée.À propos de l’homologationCosmos-Maison-Corps humain, onaura l’occasion de montrer la profonde signification de cette « rupture du toit ». Pour l’instantrappelons que les plus anciens sanctuaires étaient hypèthres ou présentaient une ouverture dans letoit : c’était l’« œil du dôme », symbolisant la rupture de niveaux, la communication avec letranscendant.L’architecturesacréen’adoncfaitquereprendreetdévelopperlesymbolismecosmologiquedéjà

présent dans la structure des habitations primitives. À son tour, l’habitation humaine avait étéchronologiquementprécédéeparle«lieusaint»provisoire,parl’espaceprovisoirementconsacréetcosmisé (cf. lesAustraliensAchilpa).Autrementdit, tous les symboleset les rituels concernant lestemples, les cités, lesmaisonsdérivent, en dernière instance, de l’expérience primaire de l’espacesacré.

Temple,basilique,cathédrale.

Danslesgrandescivilisationsorientales–delaMésopotamieetdel’ÉgypteàlaChineetàl’Inde–leTempleaconnuunenouvelleetimportantevalorisation:iln’estpasseulementuneimagomundi,ilest également la reproduction terrestre d’un modèle transcendant. Le judaïsme a hérité cetteconception paléo-orientale du Temple comme une copie d’un archétype céleste. Cette idée estprobablement l’unedesdernières interprétationsque l’homme religieuxait données à l’expérienceprimairedel’espacesacréparoppositionàl’espaceprofane.Ilnousfautinsisterquelquepeusurlesperspectivesouvertesparcettenouvelleconceptionreligieuse.

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Rappelons l’essentiel du problème : si leTemple constitue une imagomundi, c’est parce que leMonde,entantqu’œuvredesdieux,estsacré.MaislastructurecosmologiqueduTempleamèneunenouvellevalorisation religieuse : lieusaintparexcellence,maisondesdieux, leTemple resanctifiecontinuellementleMonde,parcequ’illereprésenteetàlafoislecontient.Endéfinitive,c’estgrâceauTemplequeleMondeestresanctifiédanssatotalité.Quelqu’ensoitledegréd’impureté,leMondeestcontinuellementpurifiéparlasaintetédessanctuaires.

Uneautre idée se fait jouràpartirdecettedifférenceontologiquequi s’imposedeplusenplusentre leCosmosetson imagesanctifiée, leTemple : celleque la saintetéduTemple est à l’abri detoutecorruptionterrestre,etceladufaitqueleplanarchitecturalduTempleestl’œuvredesdieuxet,par conséquent, se trouve tout près des dieux, au Ciel. Les modèles transcendants des Templesjouissentd’uneexistencespirituelle,incorruptible,céleste.Parlagrâcedesdieux,l’hommeaccèdeàla vision fulgurante de cesmodèles, et il s’efforce ensuite de les reproduire sur la Terre. Le roibabylonienGudèavitenrêveladéesseNidabaluimontrantunpanneausurlequelétaientmentionnéesles étoiles bénéfiques, et undieu lui révéla le planduTemple.Sennachérib bâtitNinive selon« leprojetétablidepuisdestempstrèsreculésdanslaconfigurationduCiel[26]».Cecineveutpasdireseulementque la«géométriecéleste»a rendupossibles lespremièresconstructions,mais surtoutquelesmodèlesarchitectoniques,setrouvantdansleCiel,participentàlasacralitéouranienne.

Pourlepeupled’Israël,lesmodèlesdutabernacle,detouslesustensilessacrésetduTempleontétécréésparJahvédetouteéternité,etc’estJahvéquilesrévélaàseséluspourêtrereproduitssurlaTerre.Ils’adresseàMoïseencestermes:«Vousconstruirezletabernacleavectouslesustensiles,exactementd’aprèslemodèlequejevaistemontrer»(Exode,XXV,8-9).«Regardeetfabriquetousces objets d’après lemodèle qui t’estmontré sur lamontagne » (Ibid., XXV, 40). Lorsque DaviddonneàsonfilsSalomonleplandesbâtimentsduTemple,dutabernacleetdetouslesustensiles,ill’assureque«toutcela…setrouveexposédansunécritdelamaindel’Éternel,qui[lui]enadonnél’intelligence » (I Chroniques, XXVIII, 19). Il a donc vu le modèle céleste créé par Jahvé aucommencement des temps. C’est ce que proclame Salomon : « Tum’as ordonné de construire leTempleentontrèssaintNom,ainsiqu’unauteldanslacitéoùtuhabites,d’aprèslemodèledelatentetrèssaintequetuavaispréparéedèslecommencement»(LaSagesse,IX,8).

LaJérusalemcélesteaétécrééeparDieuenmêmetempsqueleParadis,doncinaeternum.Lavillede Jérusalem n’était que la reproduction approximative dumodèle transcendant : elle pouvait êtresouilléeparl’homme,maissonmodèleétaitincorruptible,n’étantpasimpliquédansleTemps.«Laconstructionqui se trouveactuellement aumilieudevousn’estpas cellequi a été révélée enmoi,cellequiétaitprêtedèsletempsoùjemesuisdécidéàcréerleParadis,etquej’aimontréeàAdamavantsonpéché»(ApocalypsedeBaruch,II,IV,3-7).

Labasiliquechrétienneetplustardlacathédralereprennentetprolongenttouscessymbolismes.D’unepart,l’égliseestconçuecommeimitantlaJérusalemcéleste,etcecidèsl’antiquitéchrétienne;d’autre part, elle reproduit le Paradis ou le monde céleste. Mais la structure cosmologique del’édificesacrépersisteencoredanslaconsciencedelachrétienté:elleestévidente,parexemple,dansl’église byzantine : «Les quatre parties de l’intérieur de l’église symbolisent les quatre directionscardinales.L’intérieurdel’égliseest l’Univers.L’autelest leParadis,quisetrouveàl’est.Laporteimpérialedusanctuaireproprementditétaitappeléeaussila“PorteduParadis”.Pendantlasemainepascale, cette porte reste ouverte durant tout le service ; le sens de cette coutume est clairementexpliquédansleCanonpascal:leChrists’estlevédutombeauetnousaouvertlesportesduParadis.L’ouest,aucontraire,estlarégiondesténèbresdel’affliction,delamort,desdemeureséternellesdesmorts, qui attendent la résurrection des corps et le jugement dernier. Lemilieu de l’édifice est laTerre.Selon lesconceptionsdeKosmasIndikopleustès, laTerreest rectangulaireetest limitéeparquatre parois, qui sont surmontées par une coupole. Les quatre parties de l’intérieur d’une église

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symbolisent les quatre directions cardinales[27]. » En tant qu’image duCosmos, l’église byzantineincarneetàlafoissanctifieleMonde.

Quelquesconclusions.

Desmilliersd’exemplesdontdisposel’historiendesreligions,nousn’avonscitéqu’unassezpetitnombre, mais pourtant suffisant pour montrer les variétés de l’expérience religieuse de l’espace.Nousavonschoisicesexemplesdansdesculturesetdesépoquesdifférentes,pourprésenteraumoinsles plus importantes expressions mythologiques et scénarios rituels dépendant de l’expérience del’espace sacré.Aucoursde l’histoire, l’homme religieuxadifféremmentvalorisé cette expériencefondamentale. Il n’est que de comparer la conception de l’espace sacré, et donc du Cosmos, tellequ’elle se laisse saisir chez les Australiens Achilpa, aux conceptions similaires des Kwakiutl, desAltaïques,oudesMésopotamiens,pourserendrecomptedeleursdifférences.Inutiled’insistersurcetruisme:laviereligieusedel’humanités’effectuantdansl’Histoire,sesexpressionssontfatalementconditionnéesparlesmultiplesmomentshistoriquesetstylesculturels.Pourtantcen’estpasl’infinievariété des expériences religieuses de l’espace qui nous importe ici, mais, au contraire, leursélémentsd’unité.Carilsuffîtdeconfronterlecomportementd’unhommenon-religieuxparrapportàl’espacedanslequelilvit,aveclecomportementdel’hommereligieuxàl’égarddel’espacesacré,poursaisirimmédiatementladifférencedestructurequilessépare.

S’ilnousfallaitrésumerlerésultatdesdescriptionsprécédentes,nousdirionsquel’expériencedel’espacesacrérendpossiblela«fondationduMonde»:làoùlesacrésemanifestedansl’espace,leréelsedévoile, leMondevientà l’existence.Mais l’irruptiondusacréneprojettepasseulementunpointfixeaumilieudelafluiditéamorphedel’espaceprofane,un«Centre»dansle«Chaos»;elleeffectueégalementune rupturedeniveau,ouvre lacommunicationentre lesniveauxcosmiques (laTerreetleCiel)etrendpossiblelepassage,d’ordreontologique,d’unmoded’êtreàunautre.C’estune telle rupture dans l’hétérogénéité de l’espace profane qui crée le «Centre » par où l’on peutcommuniqueravecle«transcendant»;qui,parconséquent,fondele«Monde»,leCentrerendantpossiblel’orientatio.Lamanifestationdusacrédansl’espacea,parsuite,unevalencecosmologique:toute hiérophanie spatiale ou toute consécration d’un espace équivaut à une « cosmogonie ». Unepremière conclusion serait la suivante :LeMonde se laisse saisir en tant quemonde, en tant queCosmos,danslamesureoùilserévèlecommemondesacré.

Toutmondeestl’œuvredesdieux,carilaétésoitcréédirectementparlesdieux,soitconsacré,etdonc«cosmisé»,parleshommesenréactualisantrituellementl’acteexemplairedelaCréation.End’autres termes, l’homme religieux ne peut vivre que dans unmonde sacré, parce que seul un telmondeparticipeàl’être,existeréellement.Cettenécessitéreligieuseexprimeuneinextinguiblesoifontologique.L’hommereligieuxestassoiffédel’être.Laterreurdevantle«Chaos»quientouresonmondehabité correspondà sa terreurdevant lenéant.L’espace inconnuqui s’étendau-delàde son« monde », espace non-cosmisé parce que non-consacré, simple étendue amorphe où aucuneorientation n’a encore été projetée, aucune structure ne s’est encore dégagée, cet espace profanereprésente pour l’homme religieux le non-être absolu. Si, parmésaventure, il s’y égare, il se sentvidédesasubstance«ontique»,commes’ilsedissolvaitdansleChaos,etilfinitpars’éteindre.

Cette soif ontologique semanifeste de toutes sortes demanières.La plus frappante, dans le casspécial de l’espace sacré, c’est la volonté de l’homme religieux de se situer au cœur du réel, auCentreduMonde;làd’oùleCosmosacommencéàveniràl’existenceetàs’étendreverslesquatrehorizons,làaussioùexistelapossibilitédecommuniqueraveclesdieux;enunmot,làoùl’onestleplus proche des dieux. Nous avons vu que le symbolisme duCentre duMonde n’« informe » passeulementlespays,lescités,lestemplesetlespalais,maisaussilaplusmodestehabitationhumaine,

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tenteduchasseurnomade,yourtedespasteurs,maisondescultivateurssédentaires.Bref,touthommereligieuxsesitueàlafoisauCentreduMondeetàlasourcemêmedelaréalitéabsolue,toutprèsdel’«ouverture»quiluiassurelacommunicationaveclesdieux.

Mais puisque s’installer quelque part, habiter un espace, c’est réitérer la cosmogonie, et doncimiter l’œuvredesdieux,pour l’homme religieux toutedécisionexistentiellede se« situer»dansl’espaceconstitueunedécision«religieuse».Enassumant la responsabilitéde«créer» leMondequ’il a choisi d’habiter, non seulement il « cosmise » le Chaos, mais aussi il sanctifie son petitUnivers,en lerendantsemblableaumondedesdieux.Laprofondenostalgiede l’hommereligieuxest d’habiter un «monde divin », d’avoir unemaison semblable à la «maison des dieux », tellequ’elleaétéplustardfiguréedanslestemplesetlessanctuaires.Ensomme,cettenostalgiereligieuseexprime le désir de vivre dans unCosmos pur et saint, tel qu’il était au commencement, lorsqu’ilsortaitdesmainsduCréateur.

C’estl’expérienceduTempssacréquipermettraàl’hommereligieuxderetrouverpériodiquementleCosmostelqu’ilétaitinprincipio,dansl’instantmythiquedelaCréation.

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CHAPITREIILeTempssacréetlesmythes

DuréeprofaneetTempssacré.

Pasplusque l’espace, leTempsn’est, pour l’homme religieux, homogèneni continu. Il y a lesintervallesdeTempssacré,letempsdesfêtes(enmajorité,desfêtespériodiques);ilya,d’autrepart,le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s’inscrivent les actes dénués designification religieuse. Entre ces deux espèces de Temps, il existe, bien entendu, une solution decontinuité;mais,parlemoyendesrites,l’hommereligieuxpeut«passer»sansdangerdeladuréetemporelleordinaireauTempssacré.

UnedifférenceessentielleentrecesdeuxqualitésdeTempsnousfrapped’abord:leTempssacréest par sa naturemême réversible, dans le sens qu’il est, à proprement parler,un Tempsmythiqueprimordialrenduprésent.Toutefêtereligieuse,toutTempsliturgique,consistedanslaréactualisationd’un événement sacré qui a eu lieu dans un passé mythique, « au commencement ». Participerreligieusementàunefêteimpliquequel’onsortdeladuréetemporelle«ordinaire»pourréintégrerle Temps mythique réactualisé par la fête même. Le Temps sacré est par suite indéfinimentrécupérable, indéfiniment répétable. D’un certain point de vue, on pourrait dire de lui qu’il ne« coule » pas, qu’il ne constitue pas une « durée » irréversible. C’est un Temps ontologique parexcellence,«parménidien» : toujourségal à lui-même, ilnechangenine s’épuise.Àchaque fêtepériodiqueonretrouvelemêmeTempssacré, lemêmequis’étaitmanifestédanslafêtedel’annéeprécédenteoudanslafêted’ilyaunsiècle:c’estleTempscrééetsanctifiéparlesdieuxlorsdeleursgesta, qui sont justement réactualisés par la fête. En d’autres termes, on retrouve dans la fête lapremièreapparitionduTemps sacré, tellequ’elle s’est effectuéeaborigine, in illo tempore. Car ceTempssacrédanslequelsedéroulelafêten’existaitpasavantlesgestadivinscommémorésparelle.Encréantlesdifférentesréalitésquiconstituentaujourd’huileMonde,lesdieuxfondaientégalementleTempssacré,puisque leTempscontemporaind’unecréationétaitnécessairementsanctifiépar laprésenceetl’activitédivine.

L’hommereligieuxvitainsidansdeuxespècesdeTemps,dontlaplusimportante,leTempssacré,seprésentesousl’aspectparadoxald’unTempscirculaire,réversibleetrécupérable,sorted’éternelprésentmythiquequel’onréintègrepériodiquementparletruchementdesrites.Cecomportementàl’égard duTemps suffit à distinguer l’homme religieuxde l’hommenon-religieux : le premier serefusedevivreuniquementdanscequ’entermesmodernesonappelle le«présenthistorique»; ils’efforcederejoindreunTempssacréqui,àcertainségards,peutêtrehomologuéàl’«Éternité».

Ilseraitplusdifficiledepréciserenpeudemotscequ’estleTempspourl’hommenon-religieuxdes sociétésmodernes.Nous n’entendons pas parler des philosophiesmodernes du Temps, ni desconcepts que la science contemporaine utilise pour ses propres recherches.Notre but n’est pas decomparer des systèmes ou des philosophies,mais des comportements existentiels.Or, ce que l’onpeut constater relativement à un homme non-religieux, c’est que lui aussi connaît une certainediscontinuitéethétérogénéitéduTemps.Pour luiaussi ilexiste,outre le tempsplutôtmonotonedutravail, le temps des réjouissances et des spectacles, le « temps festif ». Lui aussi vit suivant desrythmes temporels variés et connaît des temps d’intensité variable : lorsqu’il écoute sa musiquepréférée ou, amoureux, attend ou rencontre la personne aimée, il éprouve évidemment un autrerythmetemporelquelorsqu’iltravailleous’ennuie.

Mais,parrapportàl’hommereligieux,ilexisteunedifférenceessentielle:cedernierconnaîtdes

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intervalles«sacrés»,quineparticipentpasàladuréetemporellequilesprécèdeetlessuit,quiontunetoutautrestructureetuneautre«origine»,carc’estunTempsprimordial,sanctifiéparlesdieuxet susceptible d’être rendu présent par la fête. Pour un homme non-religieux, cette qualitétranshumaine du temps liturgique est inaccessible. Pour l’homme non-religieux, le Temps ne peutprésenternirupture,ni«mystère»:ilconstituelaplusprofondedimensionexistentielledel’homme,il est lié à sa propre existence, donc il a un commencement et une fin, qui est la mort,l’anéantissement de l’existence. Quelle que soit la multiplicité de l’existence. Quelle que soit lamultiplicité des rythmes temporels qu’il éprouve et leurs différentes intensités, l’homme non-religieuxsaitqu’ils’agittoujoursd’uneexpériencehumainedanslaquelleaucuneprésencedivinenepeuts’insérer.

Pour l’homme religieux, au contraire, la durée temporelle profane est susceptible d’êtrepériodiquement « arrêtée » par l’insertion, aumoyen des rites, d’un Temps sacré, non-historique(dans le sens qu’il n’appartient pas au présent historique). De même qu’une église constitue unerupturedeniveaudansl’espaceprofaned’unevillemoderne,leservicereligieuxquisedérouledanssonenceintemarqueunerupturedansladuréetemporelleprofane:cen’estplusleTempshistoriqueactuelquiestprésent,letempsquiestvécu,parexemple,danslesruesetmaisonsvoisines,maisleTemps dans lequel s’est déroulée l’existence historique de Jésus-Christ, le Temps sanctifié par saprédication,parsapassion,samortetsarésurrection.PrécisonsnéanmoinsquecetexemplenemetpasenlumièretouteladifférencequiexisteentreleTempsprofaneetleTempssacré;parrapportaux autres religions, le christianisme a en effet renouvelé l’expérience et le concept du Tempsliturgique,enaffirmantl’historicitédelapersonneduChrist.PouruncroyantlaliturgiesedéveloppedansunTempshistoriquesanctifiéparl’incarnationduFilsdeDieu.LeTempssacré,périodiquementréactualisédanslesreligionspré-chrétiennes(surtoutdanslesreligionsarchaïques),c’estunTempsmythique,unTempsprimordial,non-identifiableaupasséhistorique,unTempsoriginel,danslesensqu’ilajailli«toutd’uncoup»,qu’iln’étaitpasprécédéparunautreTemps,parcequ’aucunTempsnepouvaitexisteravantl’apparitiondelaréalitéracontéeparlemythe.

C’estcetteconceptionarchaïqueduTempsmythiquequinousintéresseavanttout.Onverraparlasuitelesdifférencesaveclejudaïsmeetlechristianisme.

Templum-tempus.

Commençonsparquelquesfaitsquiontl’avantagedenousrévélerd’embléelecomportementdel’homme religieux à l’égard du Temps. Une remarque préliminaire qui a son importance : dansplusieurs langues des populations aborigènes de l’Amérique du Nord, le terme « Monde » (=Cosmos)estégalementutiliséausensd’«Année».LesYokutdisent:«lemondeestpassé»,pourexprimerqu’«unans’estécoulé».PourlesYuki,l’«Année»sedésigneparlesvocables«Terre»ou «Monde ». Ils disent, comme les Yokut : « la Terre est passée », lorsqu’un an est passé. Levocabulaire dévoile la solidarité religieuse entre leMonde et le Temps cosmique. Le Cosmos estconçu comme une unité vivante qui naît, se développe et s’éteint le dernier jour de l’Année, pourrenaîtreauNouvelAn.Nousverronsquecettere-naissanceestunenaissance,queleCosmosrenaîtchaqueAnnéeparcequ’àchaqueNouvelAnleTempscommenceabinitio.

Lasolidaritécosmico-temporelleestdenaturereligieuse:leCosmosesthomologableauTempscosmique(l’«Année»),parcequel’uncommel’autresontdesréalitéssacrées,descréationsdivines.Chezcertainespopulationsnord-américaines,cette solidaritécosmico-temporelleest révéléepar lastructuremême des édifices sacrés. Puisque le Temple représente l’image duMonde, il comporteégalementunsymbolismetemporel.C’estcequ’onconstate,parexemple,chezlesAlgonkinsetlesSioux. Leur cabane sacrée qui, nous l’avons vu, représente l’Univers, symbolise en même temps

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l’Année. Car l’Année est conçue comme une course à travers les quatre directions cardinales,signifiéesparlesquatrefenêtresetlesquatreportesdelacabanesacrée.LesDakotadisent:«l’AnnéeestuncercleautourduMonde»,c’est-à-direautourdeleurcabanesacréequiestuneimagomundi[28].

On trouve dans l’Inde un exemple encore plus clair. Nous avons vu que l’élévation d’un auteléquivautàlarépétitiondelacosmogonie.Or,lestextesajoutentquel’«auteldufeuestl’Année»etexpliquent en ce sens son symbolisme temporel : les 360 briques de clôture correspondent aux360nuitsdel’année,etles360briquesyajusmatîaux360jours(ÇatapathaBrâhmana,X,5,IV,10;etc.)End’autrestermes,àchaqueconstructiond’unauteldefeu,nonseulementonrefaitleMonde,maison«construitl’Année»;onrégénèreleTempsenlecréantdenouveau.D’autrepart, l’Annéeest assimilée à Prajâpati, le dieu cosmique ; par conséquent, avec chaque nouvel autel on réanimePrajâpati, c’est-à-dire on renforce la sainteté duMonde. Il ne s’agit pas du Temps profane, de lasimple durée temporelle, mais de la sanctification du Temps cosmique. Ce que l’on poursuit parl’élévationdel’auteldufeu,c’estlasanctificationduMonde,doncsoninsertiondansunTempssacré.

NousretrouvonsunsymbolismetemporelanalogueintégrédanslesymbolismecosmologiqueduTempledeJérusalem.D’aprèsFlaviusJosèphe(Ant.Jud.,III,VII,7),lesdouzepainsquisetrouvaientsur la table signifiaient les douze mois de l’Année et le candélabre à soixante-dix branchesreprésentait lesdécans (c’est-à-dire ladivisionzodiacaledes septplanètes endizaines.)LeTempleétaituneimagomundi:setrouvantau«CentreduMonde»,àJérusalem,ilsanctifiaitnonseulementleCosmostoutentier,maisaussila«vie»cosmique,c’est-à-direleTemps.

C’est lemérite deHermannUsener d’avoir, le premier, expliqué la parenté étymologique entretemplum et tempus, en interprétant ces deux termes par la notion d’intersection (« Schneidung,Kreuzung»)[29].Desrecherchesultérieuresontpréciséencorecettedécouverte:«Templumdésignel’aspect spatial, tempus l’aspect temporel du mouvement de l’horizon dans l’espace et dans letemps[30].»

Lasignificationprofondede tousces faitssembleêtre lasuivante :pour l’hommereligieuxdesculturesarchaïques,leMondeserenouvelleannuellement ;end’autres termes, il retrouveàchaquenouvelleannéela«sainteté»originelle,quiétaitlasiennelorsqu’ilsortitdesmainsduCréateur.Cesymbolisme est clairement indiqué dans la structure architectonique des sanctuaires. Parce que leTempleestàlafoislelieusaintparexcellenceetl’imageduMonde,ilsanctifieleCosmostoutentieret sanctifie également la vie cosmique.Or, cette vie cosmique était imaginée sous la forme d’unetrajectoire circulaire, elle s’identifiait avec l’Année. L’Année était un cercle fermé : elle avait uncommencement et une fin, mais avait aussi cette particularité qu’elle pouvait « renaître » sous laforme d’une Nouvelle Année. Avec chaque Nouvelle Année, un Temps « nouveau », « pur » et«saint»–parcequenonencoreusé–venaitàl’existence.

MaisleTempsrenaissait,recommençaitparcequ’àchaqueNouvelleAnnéeleMondeétaitcréédenouveau. Nous avons constaté, dans le chapitre précédent, l’importance considérable du mythecosmogoniqueentantquemodèleexemplairedetouteespècedecréationetdeconstruction.AjoutonsquelacosmogoniecomporteégalementlacréationduTemps.Plusencore:commelacosmogonieestl’archétypedetoute«création»,leTempscosmiquequelacosmogoniefaitjaillirestlemodèleexemplaire de tous les autres temps, c’est-à-dire des Temps spécifiques des diverses catégoriesd’existants.Expliquons-nous:pourl’hommereligieuxdesculturesarchaïques, toutecréation, touteexistencecommencedansleTemps:avantqu’unechosen’existe,sontempsàellenepouvaitexister.AvantqueleCosmosnevîntàl’existence,iln’yavaitpasdetempscosmique.Avantquetelleespècevégétalenefûtcréée,letempsquilafaitmaintenantpousser,porterfruitetpérirn’existaitpas.C’estpourcetteraisonquetoutecréationestimaginéecommeayanteulieuaucommencementduTemps,inprincipio. Le Temps jaillit avec la première apparition d’une nouvelle catégorie d’existants. Voici

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pourquoilemythejoueunrôlesiconsidérable:commenouslemontreronsplustard,c’estlemythequirévèlecommentuneréalitéestvenueàl’existence.

Répétitionannuelledelacosmogonie.

C’estlemythecosmogoniquequiracontecommentleCosmosestvenuàl’existence.ÀBabylone,aucoursdelacérémonieakîtu,quisedéroulaitlesderniersjoursdel’annéeetlespremiersjoursduNouvelAn,onrécitaitsolennellement le«Poèmede laCréation», l’Enumaelish.Par la récitationrituelle on réactualisait le combat entre Marduk et le monstre marin Tiamat qui avait eu lieu aborigine,etquiavaitmisfinauChaosparlavictoirefinaledudieu.MardukavaitcrééleCosmosaveclecorpsdéchiquetédeTiamatetavaitcréél’hommeaveclesangdudémonKingu,principalalliédeTiamat. Que cette commémoration de la Création fût effectivement une réactualisation de l’actecosmogonique,nousenavons lapreuve tantdansdes rituelsquedans les formulesprononcéesencoursdelacérémonie.

En effet, le combat entre Tiamat et Marduk était mimé par une lutte entre deux groupes defigurants, cérémonial que l’on retrouve chez les Hittites, toujours dans le cadre du scénariodramatique du Nouvel An, chez les Égyptiens et à Ras Shamra. La lutte entre deux groupes defigurantsrépétaitlepassageduChaosauCosmos,actualisaitlacosmogonie.L’événementmythiqueredevenait présent. « Puisse-t-il continuer à vaincre Tiamat et abréger ses jours ! » s’exclamaitl’officiant.Lecombat,lavictoireetlaCréationavaientlieuencetinstantmême,hicetnunc.

PuisqueleNouvelAnestuneréactualisationdelacosmogonie,ilimpliquelarepriseduTempsàsoncommencement, c’est-à-dire la restauration duTemps primordial, duTemps « pur », celui quiexistait aumomentde laCréation.Pourcette raison,à l’occasionduNouvelAn,onprocèdeàdes«purifications»etàl’expulsiondespéchés,desdémonsousimplementd’unboucémissaire.Carilnes’agitpasseulementdelacessationeffectived’uncertainintervalletemporeletdudébutd’unautreintervalle(commes’imagine,parexemple,unhommemoderne),maisaussidel’abolitiondel’annéepasséeetdutempsécoulé.Telest,d’ailleurs,lesensdespurificationsrituelles:unecombustion,uneannulationdespéchésetdesfautesdel’individuetdelacommunautédanssonensemble,etnonunesimple«purification».

LeNaurôz–leNouvelAnpersan–commémorelejouroùaeulieulaCréationduMondeetdel’homme. C’est le jour du Naurôz que s’effectuait le « renouvellement de la Création », commes’exprimait l’historien arabeAlbîruni. Le roi proclamait : « Voici un nouveau jour d’un nouveaumois d’une nouvelle année : il faut renouveler ce que le temps a usé. » Le temps avait usé l’êtrehumain,lasociété,leCosmos,etceTempsdestructeurétaitleTempsprofane,laduréeproprementdite : il fallait l’abolir, pour réintégrer lemomentmythique où lemonde était venu à l’existence,baignantdansuntemps«pur»,«fort»etsacré.L’abolitionduTempsprofaneécoulés’effectuaitaumoyendes ritesquisignifiaientunesortede« findumonde».L’extinctiondes feux, le retourdesâmes des morts, la confusion sociale du type des Saturnales, la licence érotique, les orgies, etc.,symbolisaientlarégressionduCosmosdansleChaos.Ledernierjourdel’an,l’UniverssedissolvaitdanslesEauxprimordiales.LemonstremarinTiamat,symboledesténèbres,del’amorphe,dunon-manifesté, ressuscitait et redevenait menaçant. Le Monde qui avait existé durant toute une annéedisparaissaitréellement.PuisqueTiamatétaitdenouveaulà, leCosmosétaitannulé,etMardukétaitforcédelecréerencoreunefois,aprèsavoirdenouveauvaincuTiamat[31].

La signification de cette régression périodique du monde dans une modalité chaotique était lasuivante:tousles«péchés»del’année,toutcequeleTempsavaitsouilléetusé,étaitanéantidanslesens physique du terme. En participant symboliquement à l’anéantissement et à la recréation duMonde,l’hommeétait,luiaussi,créédenouveau;ilrenaissait,parcequ’ilcommençaituneexistence

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nouvelle.AvecchaqueNouvelAn,l’hommesesentaitpluslibreetpluspur,carils’étaitdélivrédufardeaudeses fautesetdesespéchés. Ilavait réintégré leTemps fabuleuxde laCréation,doncunTempssacréet«fort»;sacréparcequetransfiguréparlaprésencedesdieux;«fort»,parcequec’étaitleTempspropreetexclusifàlacréationlaplusgigantesquequis’estjamaiseffectuée:celledel’Univers.Symboliquement,l’hommeredevenaitcontemporaindelacosmogonie,ilassistaitàlacréationduMonde.DansleProche-Orientantique,ilparticipaitmêmeactivementàcettecréation(cf.lesdeuxgroupesantagonistesfigurantleDieuetleMonstremarin).

Il est facile de comprendre pourquoi le souvenir de ce Temps prestigieux hantait l’hommereligieux,pourquoi ils’efforçaitpériodiquementde lerejoindre : in illo tempore, lesdieuxavaientmontré l’apogée de leur puissance. La cosmogonie est la suprême manifestation divine, le gesteexemplaire de force, de surabondance et de créativité.L’homme religieux est assoiffé de réel. Partoussesmoyensils’efforcedes’installeràlasourcedelaréalitéprimordiale,lorsquelemondeétaitinstatunascendi.

RégénérationparleretourauTempsoriginel.

Toutceciméritedéveloppement,maispourl’instantdeuxélémentsdoiventretenirnotreattention:1oparlarépétitionannuelledelacosmogonie,leTempsétaitrégénéré,ilrecommençaitentantqueTemps sacré, car il coïncidait avec l’illud tempus où leMonde était venu pour la première fois àl’existence ; 2o en participant rituellement à la « fin duMonde » et à sa « recréation », l’hommedevenaitcontemporaindel’illudtempus;doncilnaissaitdenouveau,ilrecommençaitsonexistenceaveclaréservedeforcesvitalesintacte,tellequ’elleétaitaumomentdesanaissance.

Cesfaitssont importants : ilsnousdévoilent lesecretducomportementde l’hommereligieuxàl’égardduTemps.PuisqueleTempssacréetfortestleTempsdel’origine,l’instantprodigieuxoùuneréalitéaétécréée,oùelles’est,pourlapremièrefois,pleinementmanifestée,l’hommes’efforceraderejoindre périodiquement ce Temps originel. Cette réactualisation rituelle de l’illud tempus de lapremière épiphanie d’une réalité est à la base de tous les calendriers sacrés : la fête n’est pas la«commémoration»d’unévénementmythique(etdoncreligieux),maissaréactualisation.

LeTempsde l’origineparexcellenceest leTempsde lacosmogonie, l’instantoùest apparue laplusvasteréalité, leMonde.C’estpourcetteraisonque,ainsiquenous l’avonsvudans lechapitreprécédent,lacosmogoniesertdemodèleexemplaireàtoute«création»,àtouteespècede«faire».PourlamêmeraisonleTempscosmogoniquesertdemodèleàtouslesTempssacrés:carsileTempssacré est celui où les dieux se sont manifestés et ont créé, il est évident que la plus complètemanifestationdivineetlaplusgigantesquecréationestlaCréationduMonde.

L’homme religieux réactualisedonc la cosmogonienon seulement toutes les foisqu’il « crée»quelquechose(son«mondeàlui»–leterritoirehabité–ouunecité,unemaison,etc.),maisaussilorsqu’il veut assurer un règne heureux à un nouveau Souverain, ou lorsqu’il lui faut sauver lesrécoltescompromises,oumeneravecsuccèsuneguerre,uneexpéditionmaritime,etc.Mais,surtout,la récitation rituelle du mythe cosmogonique joue un rôle important dans les guérisons, où l’onpoursuit la régénération de l’être humain. À Fidji, le cérémonial de l’installation d’un nouveausouverains’appelle«CréationduMonde»,etlemêmecérémonialestrépétépoursauverlesrécoltescompromises. C’est peut-être en Polynésie que l’on rencontre la plus large application rituelle dumythecosmogonique.LesparolesqueIoavaitprononcéesinillotemporepourcréerleMondesontdevenuesdesformulesrituelles.Leshommeslesrépètentdansdemultiplesoccasions:pourféconderunematrice stérile, pour guérir (aussi bien lesmaladies du corps que celles de l’esprit), pour seprépareràlaguerre,maisaussiàl’heuredelamortoupourstimulerl’inspirationpoétique[32].

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Le mythe cosmogonique sert ainsi aux Polynésiens de modèle archétypal pour toutes les« créations », sur quelque plan qu’elles se déroulent : biologique, psychologique, spirituel. Maispuisque la récitation rituelle dumythe cosmogonique implique la réactualisation de cet événementprimordial,ils’ensuitqueceluipourquionleréciteestmagiquementprojetéau«commencementduMonde », il devient contemporain de la cosmogonie. Il s’agit pour lui d’un retour au Temps del’origine, dont le but thérapeutique est de commencer une nouvelle fois l’existence, de naître(symboliquement) de nouveau. La conception sous-jacente à ces rites de guérison semble être lasuivante:laVienepeutpasêtreréparée,maisseulementrecrééeparlarépétitionsymboliquedelacosmogonie,carlacosmogonieestlemodèleexemplairedetoutecréation.

OncomprendmieuxencorelafonctionrégénératriceduretourauTempsdel’origine,lorsqu’onexaminedeplusprès la thérapeutiquearchaïquecomme,parexemple,celledesNa-khi,populationtibéto-birmane vivant dans la Chine du Sud-Ouest (province du Yunnan). Le rituel de guérisonconsisteàproprementparlerdans larécitationsolennelledumythede laCréationduMonde,suividesmythesde l’originedesmaladies (provoquéespar lacolèredesSerpents)etde l’apparitiondupremierchaman-guérisseurquiapporteauxhumains lesmédicamentsnécessaires.Presque tous lesrituels évoquent le commencement, le Temps mythique où le Monde n’existait pas encore : « Aucommencement,autempsoùlescieux,lesoleil, lalune,lesastres, lesplanètesetlaterren’avaientpasencoreapparu,alorsquerienn’avaitencoreparu,etc.»Suit lacosmogonieet l’apparitiondesserpents : « Au temps où le ciel parut, le soleil, la lune, les astres et les planètes et la terre serépandirent ; quand les montagnes, les vallées, les arbres et les rochers parurent, à ce momentparurent lesNagas et les dragons, etc. »On raconte ensuite la naissance du premier guérisseur etl’apparitiondesmédicaments.Etonajoute:«Ilfautraconterl’origineduremède,sinononnepeutpasparlerdelui[33].»

Cequ’il importede souligner en relation avec ces chantsmagiques à finmédicale, c’est que lemythe de l’origine des remèdes est toujours incorporé dans le mythe cosmogonique. Dans lesthérapeutiques primitives et traditionnelles, un remède ne devient efficace que lorsqu’on rappellerituellement sonoriginedevant lemalade.Ungrandnombred’incantationsduProche-Orientetdel’Europecontiennentl’histoiredelamaladieoududémonquil’aprovoquée,etévoquentlemomentmythique où une divinité ou un saint a réussi à dompter le mal[34]. L’efficacité thérapeutique del’incantation résidedans le fait que,prononcée rituellement, elle réactualise leTempsmythiquedel’«origine»,aussibienl’origineduMondequel’originedelamaladieetdesontraitement.

LeTemps«festif»etlastructuredesfêtes.

LeTempsdel’origined’uneréalité,c’est-à-direleTempsfondéparsapremièreapparition,aunevaleur et une fonction exemplaire ; pour cette raison l’homme s’efforce de le réactualiserpériodiquement aumoyen des rituels appropriés.Mais la « premièremanifestation » d’une réalitééquivautàsacréationparlesÊtresdivinsousemi-divins:retrouverleTempsdel’origine implique,par conséquent, la répétition rituellede l’acte créateurdesdieux.La réactualisationpériodiquedesactescréateurseffectuésparlesÊtresdivinsinillotemporeconstituelecalendriersacré,l’ensembledesfêtes.UnefêtesedérouletoujoursdansleTempsoriginel.C’estjustementlaréintégrationdeceTempsorigineletsacréquidifférencielecomportementhumainpendantlafêtedeceluid’avantoud’après.Dansbeaucoupdecas,onselivredurantlafêteauxmêmesactesquedanslesintervallesnonfériés,mais l’hommereligieuxcroitqu’ilvitalorsdansunautreTemps,qu’ila réussià retrouverl’illudtempusmythique.

Durantlescérémoniestotémiquesannuellesdutypeintichiuma,lesAustraliensAruntareprennentl’itinérairesuiviparl’Ancêtremythiqueduclandansl’époquealtcheringa(litt.«Tempsdurêve»).

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Ils s’arrêtent dans les innombrables endroits où s’est arrêté l’Ancêtre et répètent lesmêmesgestesqu’il a faits in illo tempore. Pendant toute la cérémonie ils jeûnent, ne portent pas d’armes et segardent de tout contact avec leurs femmes ou avec les membres des autres clans. Ils sontcomplètementplongésdansle«Tempsdurêve»[35].

Lesfêtescélébréesannuellementdansl’îlepolynésiennedeTikopiareproduisentles«œuvresdesdieux»,lesactesparlesquels,danslesTempsmythiques,lesdieuxontfaçonnéleMondetelqu’ilestaujourd’hui[36]. Le Temps « festif » dans lequel on vit pendant les cérémonies est caractérisé parcertainsinterdits(tabou):plusdebruit,dejeux,dedanses.LepassageduTempsprofaneauTempssacréestindiquéparlacoupurerituelled’unmorceaudeboisendeux.Lesmultiplescérémoniesquiconstituent les fêtes périodiques et qui, pour le répéter, ne sont que la réitération des gestesexemplaires des dieux ne se distinguent pas, apparemment, des activités normales : il s’agit deréparationsrituellesdesbarques,deritesrelatifsàlaculturedesplantesalimentaires(yam,taro,etc.),de remiseenétatdesanctuaires.Mais,en réalité, toutescesactivitéscérémonielles sedifférencientdesmêmestravauxexécutésdansletempsordinaireparlefaitqu’ellesneportentquesurquelquesobjets,quiconstituentenquelquesortelesarchétypesdeleursclassesrespectives,etaussiparcequeles cérémonies se déroulent dans une atmosphère imbibée de sacré. En effet, les indigènes ontconsciencedereproduiredanslesplusinfinisdétailslesactesexemplairesdesdieux,telsqueceux-cilesontexécutésinillotempore.

Ainsi,périodiquement,l’hommereligieuxdevientlecontemporaindesdieux,danslamesureoùilréactualise leTempsprimordial dans lequel se sont accomplies lesœuvres divines.Auniveaudescivilisations«primitives»,toutcequel’hommefaitasonmodèletranshumain;mêmeendehorsduTemps « festif », ses gestes imitent les modèles exemplaires fixés par les dieux et les Ancêtresmythiques.Mais cette imitation risque de devenir demoins enmoins correcte ; le modèle risqued’être défiguré ou même oublié. Les réactualisations périodiques des gestes divins, les fêtesreligieuses,sontlàpourréapprendreauxhumainslasacralitédesmodèles.Laréparationrituelledesbarques ou la culture rituelle du yam ne ressemblent plus aux opérations similaires effectuées endehorsdesintervallessacrés.Ellessontplusexactes,plusprochesdesmodèlesdivins,etd’autrepartellessontrituelles : leur intention est religieuse.On répare cérémoniellement unebarque, nonpasparcequ’elleabesoind’êtreréparée,maisparceque,dansl’époquemythique,lesdieuxontmontréauxhommescommentonréparelesbarques.Ilnes’agitplusd’uneopérationempirique,maisd’unacte religieux, d’une imitatio dei. L’objet de la réparation n’est plus un des multiples objets quiconstituentlaclassedes«barques»,maisunarchétypemythique:labarquemêmequelesdieuxontmanipulée«inillotempore».Parconséquent,leTempsdanslequels’effectuelaréparationrituelledesbarquesrejointleTempsprimordial:c’estleTempsmêmedanslequelœuvraientlesdieux.

Certes,touslestypesdefêtespériodiquesneselaissentpasréduireàl’exemplequenousvenonsd’examiner.Maiscen’estpaslamorphologiedelafêtequinousintéresse,c’estlastructureduTempssacréactualisédans les fêtes.Or,onpeutdireduTempssacréqu’ilest toujours lemême,qu’ilest« une suite d’éternités » (Hubert etMauss).Quelle que soit la complexité d’une fête religieuse, ils’agittoujoursd’unévénementsacréquiaeulieuaborigineetquiestrituellementrenduprésent.Lesparticipantsdeviennentlescontemporainsdel’événementmythique.End’autrestermes,ils«sortent»de leur tempshistorique–c’est-à-direduTempsconstituépar la sommedesévénementsprofanes,personnels et inter-personnels – et rejoignent le Temps primordial, qui est toujours lemême, quiappartient à l’Éternité. L’homme religieux débouche périodiquement dans le Temps mythique etsacré,retrouveleTempsdel’origine,celuiqui«necoulepas»parcequ’ilneparticipepasàladuréetemporelleprofane,estconstituéparunéternelprésentindéfinimentrécupérable.

L’homme religieux sent le besoin de plonger périodiquement dans ce Temps sacré etindestructible. Pour lui, c’est le Temps sacré qui rend possible l’autre temps ordinaire, la durée

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profane dans laquelle se déroule toute existence humaine. C’est l’éternel présent de l’événementmythique qui rend possible la durée profane des événements historiques. Pour donner un seulexemple : c’est la hiérogamie divine, qui a eu lieu in illo tempore, qui a rendu possible l’unionsexuellehumaine.L’unionentreledieuetladéessesepassedansuninstantatemporel,dansunéternelprésent ; lesunionssexuellesentrehumains, lorsqu’ellesnesontpas rituelles, sedéroulentdans ladurée, dans le temps profane. Le Temps sacré, mythique, fonde également le Temps existentiel,historique,carilestsonmodèleexemplaire.Ensomme,c’estgrâceauxêtresdivinsousemi-divinsque toutestvenuà l’existence.L’«origine»des réalitésetde laViemêmeest religieuse.Onpeutcultiveretconsommer«ordinairement» leyam,parceque,périodiquement,on lecultiveeton leconsommed’unemanièrerituelle.Etonpeutaccomplircesrituelsparcequelesdieuxlesontrévélésinillotempore,encréantl’hommeetleyam,etenmontrantauxhommescommentondoitcultiveretconsommercetteplantealimentaire.

DanslafêteonretrouvepleinementladimensionsacréedelaVie,onexpérimentelasaintetédel’existencehumaineentantquecréationdivine.Lerestedutempsonesttoujoursexposéàoubliercequi est fondamental : que l’existence n’est pas « donnée » par ce que les modernes appellent«Nature»,maisqu’elleestunecréationdesAutres,lesdieuxoulesÊtressemi-divins.Aucontraire,les fêtes restituent la dimension sacrée de l’existence, en réapprenant comment les dieux ou lesAncêtresmythiques ont créé l’homme et lui ont enseigné les divers comportements sociaux et lestravauxpratiques.

D’un certain point de vue, cette « sortie » périodique du Temps historique, et surtout lesconséquencesqu’elleapourl’existenceglobaledel’hommereligieux,peutparaîtrecommeunrefusdelalibertécréatrice.Ils’agit,ensomme,d’unéternelretourinillotempore,dansunpasséquiest«mythique»etn’ariend’historique.Onpourraitenconclurequecetteéternellerépétitiondesgestesexemplaires révélés par les dieux ab origine s’oppose à tout progrès humain et paralyse toutespontanéité créatrice. Cette conclusion est en partie justifiée. En partie seulement, car l’hommereligieux,mêmeleplus«primitif»,nerefusepas,parprincipe,le«progrès»:ill’accepte,maisenluiconférantuneorigineetunedimensiondivines.Toutcequi,dans laperspectivemoderne,noussembleavoirmarquédes«progrès»(den’importequellenature:sociale,culturelle,technique,etc.),parrapportàunesituationantérieure,toutcelaaétéassuméparlesdiversessociétésprimitives,aucoursdeleurlonguehistoire,commeautantdenouvellesrévélationsdivines.Nouslaisserons,pourl’instant, de côté cet aspect du problème. L’important ici, c’est de comprendre la significationreligieusedecetterépétitiondesgestesdivins.Or,ilsembleévidentque,sil’hommereligieuxsentlebesoindereproduireindéfinimentlesmêmesgestesexemplaires,c’estqu’ilaspireets’efforceàvivretoutprèsdesesdieux.

Devenirpériodiquementlecontemporaindesdieux.

Enétudiant,danslechapitreprécédent,lesymbolismecosmologiquedesvilles,destemplesetdesmaisons, nous avonsmontré qu’il est solidaire de l’idée d’un «Centre duMonde ». L’expériencereligieuseimpliquéedanslesymbolismeduCentresembleêtrelasuivante:l’hommedésiresesituerdansunespace«ouvertversenhaut,encommunicationavec lemondedivin».Vivreauprèsd’un«CentreduMonde»équivaut,ensomme,àvivreleplusprèspossibledesdieux.

On découvre le même désir de s’approcher des dieux en analysant la signification des fêtesreligieuses.RéintégrerleTempssacrédel’origine,c’estdevenirle«contemporaindesdieux»,doncvivreenleurprésence,mêmesicetteprésenceestmystérieuse,encesensqu’ellen’estpastoujoursvisible.L’intentionnalitédéchiffréedansl’expériencedel’EspaceetduTempssacrésrévèleledésirderéintégrerunesituationprimordiale:celleoùlesdieuxetlesAncêtresmythiquesétaientprésents,

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étaiententraindecréerleMonde,oudel’organiser,ouderévélerauxhumainslesfondementsdelacivilisation. Cette « situation primordiale » n’est pas d’ordre historique, elle n’est paschronologiquementcalculable;ils’agitd’uneantérioritémythique,duTempsdel’«origine»,decequis’estpassé«aucommencement»,inprincipio.

Or, « au commencement » se passait ceci : les Êtres divins ou semi-divins développaient leuractivitésurlaTerre.Lanostalgiedes«origines»estdoncunenostalgiereligieuse.L’hommedésireretrouverlaprésenceactivedesdieux,ildésireégalementvivredansleMondefrais,puret«fort»,tel qu’il sortit des mains du Créateur. C’est la nostalgie de la perfection des commencements quiexpliqueengrandepartieleretourpériodiqueinillotempore.Entermeschrétiens,onpourraitdirequ’il s’agit d’une«nostalgieduParadis», bienque, auniveaudes culturesprimitives, le contextereligieuxetidéologiquesoittoutautrequedanslejudéo-christianisme.MaisleTempsmythiquequel’ons’efforcederéactualiserpériodiquementestunTempssanctifiéparlaprésencedivine,etonpeutdire que le désir de vivre dans laprésence divine et dans unmonde parfait (parce qu’à peine né)correspondàlanostalgied’unesituationparadisiaque.

Comme nous l’avons remarqué plus haut, ce désir de l’homme religieux, de revenirpériodiquement en arrière, son effort de réintégrer une situation mythique, celle qui était aucommencement,peutparaîtreinsupportableethumiliantauxyeuxd’unmoderne.Unetellenostalgieconduit fatalement à la continuelle répétition d’un nombre limité de gestes et de comportements.Jusqu’à un certain point on peut même dire que l’homme religieux, surtout celui des sociétés« primitives », est par excellence un homme paralysé par le mythe de l’éternel retour. Unpsychologuemoderneseraittentédedéchiffrerdansuntelcomportementl’angoissedevantlerisquede la nouveauté, le refus d’assumer la responsabilité d’une existence authentique et historique, lanostalgied’unesituation«paradisiaque»justementparcequ’embryonnaire,insuffisammentdégagéedelaNature.

Le problème est trop complexe pour être abordé ici. Il déborde d’ailleurs notre propos, car ilimpliqueleproblèmedel’oppositionentrel’hommemoderneetpré-moderne.Notonspourtantquece serait une erreur de croire que l’homme religieux des sociétés primitives et archaïques refused’assumer la responsabilité d’une existence authentique. Au contraire, nous l’avons vu et nous yreviendrons,ilassumecourageusementd’énormesresponsabilités:parexemple,celledecollaboreràlacréationduCosmos,decréersonpropremonde,d’assurerlaviedesplantesetdesanimaux,etc.Mais il s’agit d’une autre sorte de responsabilité que celles qui nous semblent à nous les seulesauthentiques et valables. Il s’agit d’une responsabilité sur le plan cosmique, à la différence desresponsabilitésd’ordremoral,socialouhistorique,seulesconnuesdescivilisationsmodernes.Danslaperspectivedel’existenceprofane,l’hommenesereconnaîtderesponsabilitéqu’enverssoi-mêmeetenverslasociété.Pour, lui, l’UniversneconstituepasàproprementparlerunCosmos,uneunitévivanteetarticulée;c’est,purementetsimplement,lasommedesréservesmatériellesetdesénergiesphysiques de la planète, et la grande préoccupation de l’homme moderne est de ne pas épuisermaladroitementlesressourceséconomiquesduglobe.Mais,existentiellement,le«primitif»sesituetoujours dans un contexte cosmique.Son expérience personnelle nemanqueni d’authenticité ni deprofondeur,mais,s’exprimantdansunlangagequinenousestpasfamilier,ellesembleauxyeuxdesmodernesinauthentiqueouenfantine.

Pour revenir à notre propos immédiat : nous ne sommes pas fondés à interpréter le retourpériodiquedansleTempssacrédel’originecommeunrefusdumonderéeletuneévasiondanslerêveetdansl’imaginaire.Aucontraire,iciencorepercel’obsessionontologique,cettecaractéristiqueessentielle de l’homme des sociétés primitives et archaïques.Car, en somme, désirer réintégrer leTempsdel’origine,c’estdésireraussibienretrouverlaprésencedesdieuxquerécupérer leMondefort, fraisetpur, telqu’ilétait in illo tempore.C’està la foisunesoifdusacré etunenostalgiede

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l’Être. Sur le plan existentiel, cette expérience se traduit par la certitude de pouvoir recommencerpériodiquement la vie avec lemaximumde « chances ».C’est, en effet, non seulement une visionoptimiste de l’existence, mais aussi une adhésion totale à l’Être. Par tous ses comportements,l’hommereligieuxproclamequ’ilnecroitqu’à l’Être,quesaparticipationà l’Être luiestgarantiepar la révélation primordiale dont il est le gardien. La somme des révélations primordiales estconstituéeparsesmythes.

Mythe=Modèleexemplaire.

Le mythe raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire un événement primordial qui a eu lieu aucommencement du Temps, ab initio[37]. Mais raconter une histoire sacrée équivaut à révéler unmystère,carlespersonnagesdumythenesontpasdesêtreshumains;cesontdesdieuxoudesHéroscivilisateurs,etpourcette raison leursgesta constituentdesmystères : l’hommenepouvaitpas lesconnaîtresionnelesluiavaitpasrévélés.Lemytheestdoncl’histoiredecequis’estpassé in illotempore,lerécitdecequelesdieuxoulesêtresdivinsontfaitaucommencementduTemps.«Dire»unmythe,c’estproclamercequis’estpasséaborigine.Unefois«dit»,c’est-à-direrévélé,lemythedevientvéritéapodictique:ilfondelavéritéabsolue.«C’estainsiparcequ’ilestditquec’estainsi»,déclarentlesEskimosNetsilikpourjustifierlebien-fondédeleurhistoiresacréeetdeleurstraditionsreligieuses.Lemytheproclamel’apparitiond’unenouvelle«situation»cosmiqueoud’unévénementprimordial.C’estdonctoujourslerécitd’une«création»:onracontecommentquelquechoseaétéeffectué,acommencéd’être.Voilàpourquoilemytheestsolidairedel’ontologie:ilneparlequedesréalités,decequiestarrivéréellement,decequis’estpleinementmanifesté.

Ils’agitévidemmentdesréalitéssacrées,carc’estlesacréquiestleréelparexcellence.Riendecequi appartient à la sphère du profane ne participe à l’Être, puisque le profane n’a pas été fondéontologiquementparlemythe,iln’apasdemodèleexemplaire.Commenousleverronsplusbas,letravailagricoleestunriterévélépardesdieuxouparlesHéroscivilisateurs.Aussiconstitue-t-ilunacteàlafoisréeletsignificatif.Comparons-leavecletravailagricoledansunesociétédésacralisée:ici, ilestdevenuunacteprofane, justifiéuniquementpar leprofitéconomique.Onlabourela terrepour l’exploiter, on poursuit la nourriture et le gain. Vidé de symbolisme religieux, le travailagricole devient à la fois « opaque » et exténuant : il ne révèle aucune signification, ne ménageaucune«ouverture»versl’universel,verslemondedel’esprit.

Aucundieu,aucunHéroscivilisateurn’ajamaisrévéléunacteprofane.ToutcequelesdieuxoulesAncêtresontfait,donctoutcequelesmythesracontentsurleuractivitécréatrice,appartientàlasphère du sacré et, par conséquent, participe à l’Être. Par contre, ce que les hommes font de leurpropreinitiative,cequ’ilsfontsansmodèlemythiqueappartientàlasphèreduprofane:aussiest-ceuneactivitévaineet illusoire,enfindecompteirréelle.Plusl’hommeestreligieux,plusildisposedesmodèlesexemplairespoursescomportementsetsesactions.Ouencore,plusilestreligieux,plusil s’insère dans le réel, et moins il risque de se perdre dans des actions non-exemplaires,«subjectives»et,ensomme,aberrantes.

Ilestunaspectdumythequimérited’êtreparticulièrementsouligné:lemytherévèlelasacralitéabsolue, parce qu’il raconte l’activité créatrice des dieux, dévoile la sacralité de leur œuvre. End’autrestermes,lemythedécritlesdiversesetparfoisdramatiquesirruptionsdusacrédanslemonde.Pour cette raison, chez beaucoup de primitifs, les mythes ne peuvent être indifféremment récitésn’importe où et n’importe quand, mais seulement pendant les saisons rituellement plus riches(automne,hiver)oudans l’intervalledescérémonies religieuses,enunmot,dansun lapsde tempssacré.C’estl’irruptiondusacrédanslemonde,racontéeparlemythe,quifonderéellementlemonde.Chaquemythemontrecommentuneréalitéestvenueàl’existence,fût-celaréalitétotale,leCosmos,

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ouseulementunfragment:uneîle,uneespècevégétale,uneinstitutionhumaine.Ennarrantcommentleschosessontvenuesàl’existence,onlesexpliqueetonrépondindirectementàuneautrequestion:pourquoisont-ellesvenuesàl’existence?Le«pourquoi»esttoujoursimbriquédansle«comment».Et ceci pour la simple raison qu’en racontant comment est née une chose on révèle l’irruption dusacrédansleMonde,causeultimedetouteexistenceréelle.

D’autrepart, toute créationétantœuvredivine, etdonc irruptiondu sacré, représenteégalementune irruption d’énergie créatrice dans leMonde. Toute création éclate d’une plénitude. Les dieuxcréentparunexcèsdepuissance,pardébordementd’énergie.Lacréationsefaitparunsurcroîtdesubstanceontologique.C’estpourcetteraisonquelemythequiracontecetteontophaniesacrée,cettemanifestationvictorieused’uneplénituded’être,devientlemodèleexemplairedetouteslesactivitéshumaines : lui seul révèle le réel, le surabondant, l’efficace. «Nous devons faire ce que les dieuxfirentaucommencement»,dituntexteindien(ÇatapathaBrahmâna,VII,2,I,4).«Ainsiontfaitlesdieux, ainsi font les hommes », ajouteTaittiriya Brahmâna (I, 5, IX, 4). La fonction maîtresse dumythe est donc de « fixer » les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les activitéshumainessignificatives:alimentation,sexualité,travail,éducation,etc.Secomportantentantqu’êtrehumainpleinementresponsable,l’hommeimitelesgestesexemplairesdesdieux,répèteleursactions,qu’il s’agissed’unesimple fonctionphysiologiquecomme l’alimentationoud’uneactivitésociale,économique,culturelle,militaire,etc.

EnNouvelle-Guinée, de nombreuxmythes parlent de longs voyages surmer, fournissant ainsi« des modèles aux navigateurs actuels », mais aussi des modèles pour toutes les autres activités,«qu’ils’agissed’amour,deguerre,depêche,deproduirelapluie,oudequoiquecesoit…Lerécitfournit desprécédentspour lesdifférentsmomentsde la constructiond’unbateau, pour les taboussexuelsqu’elleimplique,etc.»LecapitainequiprendlamerpersonnifielehérosmythiqueAori.«Ilporte le costume qu’Aori revêtait d’après lemythe ; il a comme lui la figure noircie, et dans lescheveuxun love pareil à celui qu’Aori a enlevé de la tête d’Iviri. Il danse sur la plate-forme, et ilouvre les bras commeAori déployait ses ailes…Un pêcheurme dit que lorsqu’il allait tirer despoissons(avecsonarc)ilsedonnaitpourKivavialui-même.Iln’imploraitpaslafaveuretl’aidedecehérosmythique:ils’identifiaitàlui[38].»

Cesymbolismedesprécédentsmythiques se retrouvedansd’autresculturesprimitives.AusujetdesKarukdeCalifornie,J.P.Harringtonécrit:«ToutcequefaisaitleKaruk,ilnel’accomplissaitqueparcequelesIkxareyavs,croyait-on,enavaientdonnél’exempledanslestempsmythiques.CesIkxareyavs étaient les gens qui habitaient l’Amérique avant l’arrivée des Indiens. Les Karukmodernes,nesachantcommentrendrecemot,proposentdestraductionscomme“lesprinces”,“leschefs”,“lesanges”…Ilsnerestèrentaveceuxqueletempsnécessairepourfaireconnaîtreetmettreen train toutes lescoutumes,disantchaque foisauxKaruk :“Voilàcomment feraient leshumains.”Leursactesetleursparolessontencoreaujourd’huirapportésetcitésdanslesformulesmagiquesdesKaruk[39].»

Cetterépétitionfidèledesmodèlesdivinsaundoublerésultat:1od’unepart,enimitantlesdieux,l’homme semaintient dans le sacré et, par conséquent, dans la réalité ; 2o d’autre part, grâce à laréactualisationininterrompuedesgestesdivinsexemplaires,lemondeestsanctifié.Lecomportementreligieuxdeshommescontribueàmaintenirlasaintetédumonde.

Réactualiserlesmythes.

Iln’estpassansintérêtderemarquerquel’hommereligieuxassumeunehumanitéquiaunmodèletranshumain,transcendant.Ilnesereconnaîtvéritablementhommequedanslamesureoùilimiteles

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dieux,lesHéroscivilisateursoulesAncêtresmythiques.Bref,l’hommereligieuxseveutautrequ’ilnesetrouveêtresurleplandesonexpérienceprofane.L’hommereligieuxn’estpasdonné:ilsefaitlui-même,ens’approchantdesmodèlesdivins.Cesmodèles,nousl’avonsdit,sontconservésparlesmythes,parl’histoiredesgestadivins.Parconséquent,l’hommereligieux,luiaussi,seconsidèrefaitparl’Histoire,commel’hommeprofane;maislaseuleHistoirequil’intéresseestl’Histoiresacréerévéléeparlesmythes,celledesdieux;tandisquel’hommeprofaneseveutconstituéuniquementparl’Histoire humaine, donc justement par cette somme des actes qui, pour l’homme religieux, neprésente aucun intérêt puisqu’elle manque de modèles divins. Il faut le souligner : dès le début,l’hommereligieuxsituesonpropremodèleàatteindresurleplantranshumain,celuiquiestrévéléparlesmythes.Onnedevienthommevéritablequ’enseconformantàl’enseignementdesmythes,enimitantlesdieux.

Ajoutons qu’une telle imitatio dei implique parfois, pour les primitifs, une très graveresponsabilité.Nousavonsvuquecertainssacrificessanglantstrouventleurjustificationdansunactedivinprimordial:inillotempore,ledieuatuélemonstremarinetmorcelésoncorpsafindecréerleCosmos.L’homme répète ce sacrifice sanglant, parfoismêmehumain, lorsqu’il doit construire unvillage,untempleousimplementunemaison.Cequepeuventêtrelesconséquencesdel’imitatiodeirésulteassezclairementdesmythologiesetdesrituelsdenombreuxpeuplesprimitifs.Pourdonnerun seul exemple : d’après les mythes des paléo-cultivateurs, l’homme est devenu ce qu’il estaujourd’hui–mortel, sexualiséetcondamnéau travail–à lasuited’unmeurtreprimordial :avantl’époquemythique,unÊtredivin,assezsouventunefemmeouunejeunefille,parfoisunenfantouunhomme,s’estlaisséimmolerpourquedestuberculesoudesarbresfruitierspuissentpousserdesoncorps. Ce premier assassinat a changé radicalement le mode d’être de l’existence humaine.L’immolationdel’Êtredivinainaugurétantlanécessitédel’alimentationquelafatalitédelamortet,parvoiedeconséquence,lasexualité,l’uniquemoyend’assurerlacontinuitédelavie.Lecorpsdeladivinitéimmolées’esttransforméennourriture;sonâmeestdescenduesouslaterre,oùelleafondéle Pays desMorts.Ad. E. Jensen, qui a consacré à ce type de divinités, qu’il appelle des divinitésdema, une étude importante, a fort bien montré qu’en se nourrissant ou en trépassant l’hommeparticipeàl’existencedesdema[40].

Pour tous ces peuples paléo-cultivateurs, l’essentiel consiste à évoquer périodiquementl’événement primordial qui a fondé l’actuelle conditionhumaine.Toute leur vie religieuse est unecommémoration, une remémoration. Le souvenir réactualisé par des rites (par la réitération dumeurtreprimordial)joueunrôledécisif:ondoitbiensegarderd’oubliercequis’estpasséin illotempore.Levraipéché,c’est l’oubli : la jeunefillequi, lorsdesapremièremenstruation,demeuretrois jours dans une cabane sombre, sans parler à personne, se comporte ainsi parce que la fillemythique assassinée, s’étant transformée en Lune, resta trois jours dans les ténèbres ; si la jeunecataménialecontrevientautaboudesilenceetparle,elleserendcoupabledel’oublid’unévénementprimordial. La mémoire personnelle n’entre pas en jeu : ce qui compte, c’est de se remémorerl’événementmythique,leseuldigned’intérêt,parcequeleseulcréateur.C’estaumytheprimordialqu’appartientdeconserverlavraiehistoire,l’histoiredelaconditionhumaine:c’estenluiqu’ilfautchercheretretrouverlesprincipesetlesparadigmesdetouteconduite.

C’est à ce stade de culture qu’on rencontre le cannibalisme rituel. Le grand souci du cannibalesemblebien être d’essencemétaphysique : il nedoit pasoublier cequi s’est passé in illo tempore,VolhardtetJensenl’onttrèsclairementmontré:enabattantetendévorantdestruiesàl’occasiondesfestivités,enmangeant lesprémicesde la récoltedes tubercules,onmange le corpsdivinaumêmetitre que pendant les repas cannibales. Sacrifices des truies, chasse aux têtes, cannibalisme sontsymboliquement solidaires de la récolte des tubercules ou des noix de coco. C’est le mérite deVolhardt[41] d’avoir dégagé, en même temps que le sens religieux de l’anthropophagie, la

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responsabilité humaine assumée par le cannibale. La plante alimentaire n’est pas donnée dans laNature :elleest leproduitd’unassassinat,carc’estainsiqu’elleaétécrééeà l’aubedes temps.Lachasse aux têtes, les sacrifices humains, le cannibalisme, tout ceci a été accepté par l’homme afind’assumer la vie des plantes. Volhardt a justement insisté là-dessus ; le cannibale assume saresponsabilité dans lemonde, le cannibalisme n’est pas un comportement « naturel » de l’homme« primitif » (il ne se situe d’ailleurs pas aux niveaux les plus archaïques de culture), mais uncomportementculturel,fondésurunevisionreligieusedelavie.Pourquelemondevégétalsurvive,l’hommedoit tuer et être tué ; ildoit, enoutre, assumer la sexualité jusqu’à ses limitesextrêmes :l’orgie.Unechansonabyssineleproclame:«Cellequin’apasencoreengendré,qu’elleengendre;celui qui n’a pas encore tué, qu’il tue ! »C’est une autremanière de dire que les deux sexes sontcondamnésàassumerleurdestin.

Ilnefautjamaisoublier,avantdeporterunjugementsurlecannibalisme,quecelui-ciaétéfondépar des Êtres surnaturels. Mais ils l’ont fondé pour permettre aux humains d’assumer uneresponsabilitédansleCosmos,pourlesmettreenétatdeveilleràlacontinuitédelavievégétale.Ils’agit donc d’une responsabilité d’ordre religieux. Les cannibales Uitoto l’affirment : « Nostraditions sont toujours vivantes parmi nous, même lorsque nous ne dansons pas ; mais noustravaillonsuniquementpourpouvoirdanser. »Lesdanses consistentdans la réitérationde tous lesévénementsmythiques,doncaussidupremierassassinatsuivid’anthropophagie.

Nousavonsrappelécetexemplepourmontrerque,chezlesprimitifscommedanslescivilisationspaléo-occidentales, l’imitatio dei n’est pas conçue d’une manière idyllique, qu’elle implique uneterribleresponsabilitéhumaine.Enjugeantunesociété«sauvage»,ilnefautpasperdredevuequemême les actes les plus barbares et les comportements les plus aberrants ont des modèlestranshumains, divins. C’est un tout autre problème, que nous n’aborderons pas ici, de savoirpourquoi,àlasuitedequellesdégradationset incompréhensions,certainscomportementsreligieuxsedétériorentetdeviennentaberrants.Cequ’ilimportedesoulignericic’estquel’hommereligieuxvoulaitetcroyaitimitersesdieuxmêmelorsqu’ilselaissaitentraînerdansdesactionsquifrôlaientlafolie,laturpitudeetlecrime.

Histoiresacrée,Histoire,historicisme.

Récapitulons : L’homme religieux connaît deux sortes de Temps : profane et sacré. Une duréeévanescente,etune«suited’éternités»périodiquementrécupérablesdurantlesfêtesquiconstituentlecalendrier sacré. Le Temps liturgique du calendrier se déroule en cercle fermé : c’est le Tempscosmique de l’Année, sanctifié par les «œuvres des dieux ». Et parce que l’œuvre divine la plusgrandioseaétélaCréationduMonde,lacommémorationdelacosmogoniejoueunrôleimportantdansbeaucoupdereligions.LeNouvelAncoïncideaveclepremierjourdelaCréation.L’AnnéeestladimensiontemporelleduCosmos.Ondit:«leMondeapassé»lorsqu’unans’estécoulé.

ChaqueNouvelAnonréitèrelacosmogonie,onre-créeleMonde,et,cefaisant,on«crée»aussileTemps,onlerégénèreenle«commençantdenouveau».Aussilemythecosmogoniquesert-ildemodèle exemplaire à toute « création » ou « construction », et est-ilmême utilisé commemoyenrituel de guérison.En redevenant symboliquement le contemporain de laCréation, on réintègre laplénitude primordiale. Le malade guérit parce qu’il recommence sa vie avec une somme intacted’énergie.

Lafêtereligieuseestlaréactualisationd’unévénementprimordial,d’une«histoiresacrée»dontles acteurs sont les dieux ou les Êtres semi-divins. Or, l’« histoire sacrée » est racontée dans lesmythes.Parconséquent,lesparticipantsàlafêtedeviennentlescontemporainsdesdieuxetdesÊtressemi-divins.Ilsviventdans leTempsprimordialsanctifiépar laprésenceet l’activitédesdieux.Le

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calendrier sacré régénère périodiquement leTemps, parce qu’il le fait coïncider avec leTemps del’origine,leTemps«fort»et«pur».L’expériencereligieusedelafête,c’est-à-direlaparticipationausacré,permetauxhommesdevivrepériodiquementdanslaprésencedesdieux.Delàl’importancecapitaledesmythesdans toutes les religionspré-mosaïques, car lesmythes racontent lesgesta desdieux, et ces gesta constituent les modèles exemplaires de toutes les activités humaines. Dans lamesureoùilimitesesdieux,l’hommereligieuxvitdansleTempsdel’origine,leTempsmythique.Il«sort»deladuréeprofanepourrejoindreunTemps«immobile»,l’«éternité».

Parcequelesmythesconstituentson«histoiresainte»,l’hommereligieuxdessociétésprimitivesdoit se garder de les oublier : en réactualisant les mythes, il approche ses dieux et participe à lasainteté. Mais il y a aussi des « histoires divines tragiques », et l’homme assume une granderesponsabilité devant soi-même et devant la Nature en les réactualisant périodiquement. Lecannibalismerituel,parexemple,estlaconséquenced’uneconceptionreligieusetragique.

Enrésumé,parlaréactualisationdesesmythes,l’hommereligieuxs’efforcedes’approcherdesdieuxetdeparticiperàl’Être;l’imitationdesmodèlesexemplairesdivinsexprimeàlafoissondésirdesaintetéetsanostalgieontologique.

Danslesreligionsprimitivesetarchaïques,l’éternellerépétitiondesgestesdivinssejustifieentantqu’imitatiodei. Le calendrier sacré reprend annuellement lesmêmes fêtes, la commémoration desmêmes événements mythiques. À proprement parler, le calendrier sacré se présente commel’«éternelretour»d’unnombrelimitédegestesdivins,etceciestvrainonseulementdesreligionsprimitives,maisaussidetouteslesautresreligions.Partoutlecalendrierdesfêtesconstitueunretourpériodiquedesmêmessituationsprimordialeset,parconséquent,laréactualisationdumêmeTempssacré. Pour l’homme religieux, la réactualisation des mêmes événements mythiques constitue sonplusgrandespoir:àchaqueréactualisationilretrouvelachancedetransfigurersonexistence,delarendre semblable aumodèle divin. En somme, pour l’homme religieux des sociétés primitives etarchaïques,l’éternellerépétitiondesgestesexemplairesetl’éternellerencontreaveclemêmeTempsmythiquedel’origine,sanctifiéparlesdieux,n’impliquentnullementunevisionpessimistedelavie;bienaucontraire,c’estgrâceàcet«éternelretour»auxsourcesdusacréetduréelquel’existencehumaineluiparaîtsauvéedunéantetdelamort.

Laperspectivechange totalement lorsque le sensde la religiositécosmiques’obscurcit.C’est cequi se passe dans certaines sociétés plus évoluées, lorsque les élites intellectuelles se détachentprogressivement des cadres de la religion traditionnelle. La sanctification périodique du Tempscosmiques’avèrealorsinutileetinsignifiante.Lesdieuxnesontplusaccessiblesàtraverslesrythmescosmiques. La signification religieuse de la répétition des gestes exemplaires est perdue. Or, larépétition vidée de son contenu religieux conduit nécessairement à une vision pessimiste del’existence. Lorsqu’il n’est plus un véhicule pour réintégrer une situation primordiale, et pourretrouver la présence mystérieuse des dieux, lorsqu’il est désacralisé, le Temps cyclique devientterrifiant:ilserévèlecommeuncercletournantindéfinimentsurlui-même,serépétantàl’infini.

C’est cequi est arrivédans l’Inde,où ladoctrinedescycles cosmiques (yuga) a été savammentélaborée.Uncyclecomplet,unmahâyuga,comprend12000ans.Ilsetermineparune«dissolution»,unpralaya,quiserépèted’unemanièreplusradicale(mahâpralaya,la«GrandeDissolution»)àlafindumillièmecycle.Carleschémaexemplaire:«création-destruction-création,etc.»,sereproduità l’infini. Les 12 000 ans d’unmahâyuga sont considérés comme des « années divines », chacuned’ellesdurant360ans,cequidonneuntotalde4320000anspourunseulcyclecosmique.Unmillierdesemblablesmahâyugaconstituentunkalpa(«forme»);quatorzekalpafontunmanvantâra.(Ainsiappeléparcequ’onsupposequechaquemanvantâraestrégiparunManu,l’Ancêtre-Roimythique.)UnkalpaéquivautàunjourdelaviedeBrahma;unautrekalpaàunenuit.Centdeces«années»deBrahma, soit 311 000 milliards d’années humaines, constituent la vie du Dieu. Mais cette durée

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considérabledelaviedeBrahmaneparvientmêmepasàépuiserleTemps,carlesdieuxnesontpaséternelsetlescréationsetdestructionscosmiquessepoursuiventadinfinitum[42].

C’estlevéritable«éternelretour»,l’éternellerépétitiondurythmefondamentalduCosmos:sadestruction et sa re-création périodique. En somme, c’est la conception primitive de l’« Année-Cosmos»,maisvidéedesoncontenureligieux.Ilfautdirequeladoctrinedesyugaaétéélaboréeparlesélitesintellectuellesetque,sielleestdevenueunedoctrinepan-indienne,ilnefautpass’imaginerqu’elle révélait son aspect terrifiant à toutes les populations de l’Inde. C’étaient surtout les élitesreligieuses et philosophiques qui sentaient le désespoir devant le Temps cyclique qui se répétait àl’infini.Carcetéternelretourimpliquait,pourlapenséeindienne,l’éternelretouràl’existencegrâceau karma, la loi de la casualité universelle. D’autre part, le Temps était homologué à l’illusioncosmique(mâyâ),etl’éternelretouràl’existencesignifiaitlaprolongationindéfiniedelasouffranceetde l’esclavage.Leseulespoirétait,pourcesélites religieusesetphilosophiques, lenon-retouràl’existence,l’abolitiondukarma;end’autrestermes,ladélivrancedéfinitive(moksha),impliquantlatranscendanceduCosmos[43].

LaGrèce aussi a connu lemythe de l’éternel retour, et les philosophes de l’époque tardive ontpoussé à ses limites extrêmes la conception du Temps circulaire. Pour citer le bel aperçu deH. Ch. Puech : « Selon la célèbre définition platonicienne, le temps que détermine et mesure larévolutiondessphèrescélestesestl’imagemobiledel’immobileéternité,qu’ilimiteensedéroulanten cercle. En conséquence, le devenir cosmique tout entier et, demême, la durée de cemonde degénération et de corruption qui est le nôtre se développeront en cercle ou selon une successionindéfiniedecyclesaucoursdesquelslamêmeréalitésefait,sedéfait,serefait,conformémentàuneloietàdesalternativesimmuables.Nonseulementlamêmesommed’êtres’yconservesansquerienne seperdenine secrée,maisencorecertainspenseursde l’Antiquité finissante–pythagoriciens,stoïciens,platoniciens–enviennentàadmettrequ’àl’intérieurdechacundecescyclesdedurée,decesaiones,decesaeva,sereproduisentlesmêmessituationsquisesontdéjàproduitesdanslescyclesantérieursetsereproduirontdanslescyclessubséquents–àl’infini.Aucunévénementn’estunique,nesejoueenuneseulefois(parexemple,lacondamnationetlamortdeSocrate),maisils’estjoué,etsejoueraperpétuellement;lesmêmesindividusontapparu,apparaissentetréapparaîtrontàchaqueretour du cercle sur lui-même. La durée cosmique est une répétition et anakuklesis, retouréternel[44].»

Par rapport aux religions archaïques et paléo-orientales, aussi bien que par rapport auxconceptionsmythico-philosophiquesdel’ÉternelRetour,tellesqu’ellesontétéélaboréesdansl’Indeet dans la Grèce, le judaïsme présente une innovation capitale. Pour le judaïsme, le Temps a uncommencement et auraune fin. L’idée duTemps cyclique est dépassée. Jahvé ne semanifeste plusdansleTempscosmique(commelesdieuxdesautresreligions),maisdansunTempshistorique,quiest irréversible.Chaquenouvellemanifestationde Jahvédans l’Histoiren’estplus réductible àunemanifestationantérieure.LachutedeJérusalemexprimelacolèredeJahvécontresonpeuple,maiscen’est pas la même colère que Jahvé avait exprimée par la chute de Samarie. Ses gestes sont desinterventionspersonnelles dans l’Histoire et ne révèlent leur sens profondque pour son peuple, lepeuplequeJahvéachoisi.L’événementhistoriquegagneiciunenouvelledimension:ildevientunethéophanie[45].

LechristianismevaencoreplusloindanslavalorisationduTempshistorique.ParcequeDieus’estincarné, qu’il a assumé une existence humaine historiquement conditionnée, l’Histoire devientsusceptible d’être sanctifiée. L’illud tempus évoqué par les Évangiles est un Temps historiqueclairementprécisé–leTempsoùPoncePilateétaitlegouverneurdelaJudée–,maisilaétésanctifiéparlaprésenceduChrist.LechrétiencontemporainquiparticipeauTempsliturgiquerejointl’illud

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tempusdanslequelavécu,agoniséetestressuscitéJésus,maisilnes’agitplusd’unTempsmythique,maisduTempsoùPoncePilategouvernaitlaJudée.Pourlechrétienaussilecalendriersacréreprendindéfiniment lesmêmesévénementsde l’existenceduChrist,maiscesévénementssesontdéroulésdans l’Histoire ; ils ne sont plus des faits qui se sont passés à l’origine du Temps, « aucommencement» (avec cettenuancequepour le chrétien leTempscommencedenouveauavec lanaissanceduChrist,carl’incarnationfondeunenouvellesituationdel’hommedansleCosmos).Brefl’HistoireserévèlecommeunenouvelledimensiondelaprésenceduDieudanslemonde.L’Histoireredevient l’Histoiresainte, telle qu’elle était conçue,mais dans une perspectivemythique, dans lesreligionsprimitivesetarchaïques[46].

C’estàune théologie,etnonpasàunephilosophie,del’Histoirequ’aboutitlechristianisme.CarlesinterventionsdeDieudansl’Histoire,etsurtoutl’incarnationdanslapersonnehistoriquedeJésus-Christ,ontunbuttrans-historique:lesalutdel’homme.

Hegelreprendl’idéologiejudéo-chrétienneetl’appliqueàl’Histoireuniverselledanssatotalité:l’Esprit universel semanifestecontinuellement dans les événements historiques, et ne semanifestequedanscesévénements.L’Histoiredevientdonc,danssatotalité,unethéophanie:toutcequis’estpassédansl’Histoiredevaitsepasserainsi,parcequec’estl’Esprituniverselquil’avouluainsi.C’estla voie ouverte aux différentes formes de philosophie historiciste duXXe siècle. Ici s’arrête notreinvestigation, car toutes ces nouvelles valorisations du Temps et de l’Histoire appartiennent àl’histoiredelaphilosophie.Ilfautpourtantajouterquel’historicismeseconstitueentantqueproduitdedécompositionduchristianisme:ilaccordeuneimportancedécisiveàl’événementhistorique(cequiestune idéed’origine judéo-chrétienne),maisà l’événementhistoriqueen tantque tel, c’est-à-direenluidénianttoutepossibilitéderévéleruneintentionsotériologique,trans-historique[47].

Encequiconcerne lesconceptionsduTempsauxquelles se sontarrêtéescertainesphilosophieshistoricistes et existentialistes, une remarque n’est pas sans intérêt : bien qu’il ne soit plus conçucommeun« cercle », leTemps retrouve, dans ces philosophiesmodernes, l’aspect terrifiant qu’ilavait dans les philosophies indienne et grecque de l’Éternel Retour. Définitivement désacralisé, leTempsseprésentecommeuneduréeprécaireetévanescentequimèneirrémédiablementàlamort.

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CHAPITREIIILasacralitédelaNatureetlareligioncosmique

Pour l’homme religieux, la Nature n’est jamais exclusivement « naturelle » ; elle est toujourschargéed’unevaleurreligieuse.Cecis’explique,puisqueleCosmosestunecréationdivine:sortidesmains des dieux, leMonde reste imprégné de sacralité. Il ne s’agit pas seulement d’une sacralitécommuniquéepar lesdieux,celle,parexemple,d’un lieuoud’unobjetconsacréparuneprésencedivine.Lesdieuxontfaitplus:ilsontmanifestélesdifférentesmodalitésdusacrédanslastructuremêmeduMondeetdesphénomènescosmiques.

Le Monde se présente de telle façon qu’en le contemplant l’homme religieux découvre lesmultiplesmodesdusacré,etparconséquentdel’Être.Avanttout,leMondeexiste,ilestlà,etilaunestructure : il n’est pas unChaos,mais unCosmos ; donc il s’impose en tant que création, en tantqu’œuvredesdieux.Cetteœuvredivinegardetoujoursunetransparence;elledévoilespontanémentlesmultiples aspects du sacré.LeCiel révèle directement, « naturellement », la distance infinie, latranscendance du dieu. La Terre, elle aussi, est « transparente » : elle se présente commemère etnourricière universelle.Les rythmes cosmiquesmanifestent l’ordre, l’harmonie, la permanence, lafécondité.Danssonensemble,leCosmosestàlafoisunorganismeréel,vivantetsacré:ildécouvreàlafoislesmodalitésdel’Êtreetdelasacralité.Ontophanieethiérophanieserejoignent.

Dans ce chapitre, nous tâcherons de comprendre comment le Monde se montre aux yeux del’hommereligieux;plusexactement,commentlasacralitéserévèleàtraverslesstructuresmêmesduMonde.Ilnefautpasoublierque,pourl’hommereligieux,le«surnaturel»estindissolublementliéau«naturel»,quelaNatureexprimetoujoursquelquechosequilatranscende.Commenousl’avonsdit:siunepierresacréeestvénérée,c’estqu’elleestsacrée,etnonparcequ’elleestpierre,c’estlasacralitémanifestée à travers lemode d’être de la pierre qui révèle sa véritable essence.Aussi nepeut-onpasparlerde«naturisme»oude« religionnaturelle»,dans lesensdonnéàcesmotsauXIXesiècle;carc’estla«surnature»quiselaissesaisirparl’hommereligieuxàtraverslesaspects«naturels»duMonde.

Lesacrécélesteetlesdieuxouraniens.

Lasimplecontemplationdelavoûtecélestesuffitàdéclencheruneexpériencereligieuse.LeCielse révèle infini, transcendant. Il est par excellence le ganz andere par rapport à ce rien quereprésentent l’homme et son environnement. La transcendance se révèle par la simple prise deconsciencedelahauteurinfinie.Le«trèshaut»devientspontanémentunattributdeladivinité.Lesrégions supérieures inaccessibles à l’homme, les zones sidérales, acquièrent les prestiges dutranscendant,delaréalitéabsolue,del’éternité.Làestlademeuredesdieux;làparviennentquelquesprivilégiéspardes ritesd’ascension ; là s’élèvent, selon lesconceptionsdecertaines religions, lesâmesdesmorts.Le«trèshaut»estunedimensioninaccessibleàl’hommecommetel;elleappartientde droit aux forces et aux Êtres surhumains. Celui qui s’élève en gravissant les marches d’unsanctuaireoul’échellerituellequiconduitauCielcessealorsd’êtrehomme:d’unemanièreoud’uneautre,ilparticipeàuneconditionsurnaturelle.

Ilnes’agitpasd’uneopérationlogique,rationnelle.Lacatégorietranscendantaledela«hauteur»,desupra-terrestre,del’infiniserévèleàl’hommetoutentier,àsonintelligenceaussibienqu’àsonâme. C’est une prise de conscience totale de l’homme : en face du Ciel, il découvre à la foisl’incommensurabilité divine et sa propre situation dans leCosmos.LeCiel révèle,par son propre

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moded’être,latranscendance,laforce,l’éternité.Ilexisted’unefaçonabsolue,parcequ’ilestélevé,infini,éternel,puissant.

C’est dans ce sens qu’on doit comprendre ce que nous disions plus haut, que les dieux ontmanifestélesdifférentesmodalitésdusacrédanslastructuremêmeduMonde:leCosmos–l’œuvreexemplaire des dieux – est « construit » d’une telle manière que le sentiment religieux de latranscendance divine est stimulé, suscité par l’existencemême duCiel. Et parce que leCiel existed’unefaçonabsolue,ungrandnombrededieuxsuprêmesdespopulationsprimitivessontappelésdenomsdésignantlahauteur,lavoûtecéleste,lesphénomènesmétéorologiques:ouencoreilssonttoutsimplementappelés«PropriétairesduCiel»ou«HabitantsduCiel».

LadivinitésuprêmedesMaorissenommeIho;ihoa lesensde«élevé,enhaut».Uwoluwu,leDieusuprêmedesnègresAkposo,signifie«cequiestenhaut, les régionssupérieures».Chez lesSelk’namde laTerredeFeu,Dieus’appelle«HabitantduCiel»ou«Celuiquiestdans leCiel».Puluga,l’ÊtresuprêmedesAndamanais,habiteleCiel;savoixestletonnerre,levent,sonsouffle;l’ouraganestlesignedesacolère,carilpunitdelafoudreceuxquienfreignentsescommandements.LeDieuduCieldesYorubasdelaCôtedesEsclavess’appelleOlorun,littéralement«PropriétaireduCiel».LesSamoyèdesadorentNum,DieuquihabiteleplushautCieletdontlenomsignifie«Ciel».ChezlesKoryaks,ladivinitésuprêmes’appellel’«Und’enhaut»,«leMaîtreduHaut»,«Celuiquiexiste».LesAinousleconnaissentcomme«leChefdivinduCiel»,«leDieucéleste»,«leCréateurdivindesmondes»,maisaussicommeKamui,c’est-à-dire«Ciel».Etonpeutfacilementallongerlaliste[48].

Ajoutons que l’on rencontre lamême situation dans les religions des peuples plus civilisés, deceuxquiontjouéunrôleimportantdansl’Histoire.LenommongolduDieusuprêmeestTengri,quisignifie«Ciel».LeT’ienchinoisveutdireàlafoisle«Ciel»et«DieuduCiel».Letermesumérienpourdivinité,dingir,avaitpoursignificationprimitiveuneépiphaniecéleste:«clair,brillant».Anubabylonienexprimeégalementlanotionde«Ciel».LeDieusuprêmeindo-européen,Diêus,dénoteàla fois l’épiphaniecélesteet lesacré (cf. skr.div.,«briller»,« jour» ;dyaus,«ciel»,« jour»–Dyaus,dieuindienduCiel).Zeus,Jupitergardentencoredansleursnomslesouvenirdelasacralitécéleste.LecelteTaranis(detaran,«tonner»),lebaltePerkûnas(«éclair»)etleproto-slavePerun(cf.polonaispiorun:«éclair»)montrentsurtoutlestransformationsultérieuresdesdieuxduCielendieuxdel’Orage[49].

Quel’onsegardedeconclureau«naturisme».LeDieucélesten’estpasidentifiéavecleCiel,carc’estleDieului-mêmequi,créateurduCosmostoutentier,acrééaussileCielet,pourcetteraison,estappelé«Créateur»,«Tout-Puissant»,«Seigneur»,«Chef»,«Père»,etc.LeDieucélesteestunepersonne, et non pas une épiphanie ouranienne.Mais il habite leCiel et semanifeste à travers lesphénomènes météorologiques : tonnerre, foudre, orage, météores, etc. C’est dire que certainesstructures privilégiées duCosmos – leCiel, l’atmosphère – constituent les épiphanies favorites del’Êtresuprême;ilrévèlesaprésenceparcequiluiestspécifique:lamajestasdel’immensitécéleste,letremendumdel’orage.

LeDieulointain.

L’histoire des Êtres suprêmes de structure céleste est d’une importance capitale pour qui veutcomprendrel’histoirereligieusedel’humanitédanssonensemble.Nousnesongeonspasàl’écrireici,enquelquespages[50].Aumoinsnousfaut-ilévoquerunfaitquinoussembleessentiel:lesÊtressuprêmes de structure céleste tendent à disparaître du culte ; ils s’« éloignent » des hommes, seretirent dans leCiel et deviennent desdeiotiosi. Ces dieux, après avoir créé le Cosmos, la vie et

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l’homme,ressentent,dirait-on,unesortede«fatigue»,commesil’énormeentreprisedelaCréationavaitépuisé leurs ressources. Ilsse retirentauCiel,en laissantsurTerre leur filsouundémiurge,pouracheverouparfairelaCréation.Peuàpeu,leurplaceestprisepard’autresfiguresdivines:lesAncêtres mythiques, les Déesses-Mères, les Dieux fécondateurs, etc. Le dieu de l’Orage conserveencoreunestructurecéleste,maisiln’estplusunÊtresuprêmecréateur:iln’estqu’unFécondateurde la Terre, et parfois simplement un auxiliaire de sa parèdre, la Terre-Mère. L’Être suprême destructurecélesteneconservesaplaceprépondérantequechezlespeuplespasteurs,etilacquiertunesituationuniquedans les religions à tendancemonothéiste (Ahura-Mazda) oumonothéistes (Jahvé,Allah).

Lephénomènede l’«éloignement»duDieusuprêmeestdéjàattestéauxniveauxarchaïquesdeculture.ChezlesAustraliensKulin,l’ÊtresuprêmeBundjilacréél’Univers,lesanimaux,lesarbresetl’hommelui-même;mais,aprèsavoirinvestisonfilsdupouvoirsurlaTerre,etsafilledupouvoirsurleCiel,Bundjils’estretirédumonde.Ilsetientsurlesnuages,commeun«seigneur»,ungrandsabreàlamain.Puluga,l’ÊtresuprêmedesAndamanais,s’estretiréaprèsavoircréélemondeetlepremierhomme.Aumystèredel’«éloignement»correspondl’absencepresquecomplètedeculte:aucun sacrifice, aucune prière, aucune action de grâce. À peine quelques coutumes religieuses oùsurvitencorelesouvenirdePuluga:parexemple,le«silencesacré»deschasseursquirentrentauvillageaprèsunechasseheureuse.

L’«HabitantduCiel»ou«CeluiquiestdansleCiel»desSelk’namestéternel,omniscient,tout-puissant, créateur,mais laCréation a été achevéepar les ancêtresmythiques, faits eux aussi par leDieusuprêmeavantdeseretirerau-dessusdesétoiles.Actuellement,ceDieus’estisolédeshommes,indifférentauxaffairesdumonde.Iln’aniimages,niprêtres.Onneluiadressedesprièresqu’encasdemaladie:«Toi,d’enhaut,nemeprendspasmonenfant;ilestencoretroppetit[51]!»Onneluifaitguèred’offrandesquependantlesintempéries.

Il en va de même chez la majorité des populations africaines : le grand Dieu céleste, l’Êtresuprême,créateurettout-puissant,nejouequ’unrôleinsignifiantdanslaviereligieusedelatribu.Ilest trop loinou tropbonpouravoirbesoind’unculteproprementdit,eton l’invoqueseulementàtoute extrémité.AinsiOlorun (le « Propriétaire duCiel ») desYorubas, après avoir commencé lacréationduMonde,confialesoindel’acheveretdelegouverneràundieuinférieur,Obatala.Aprèsquoiilseretiradéfinitivementdesaffairesterrestresethumaines,etiln’yanitemples,nistatues,niprêtresdeceDieusuprême.Ilest,néanmoins,invoquéendernierrecourspartempsdecalamité.

RetirédansleCiel,Ndyambi,leDieusuprêmedesHéréros,aabandonnél’humanitéàdesdivinitésinférieures.«Pourquoiluioffririons-nousdessacrifices?expliqueunindigène.Nousn’avonspasàlecraindre,car,aucontrairedenos[espritsdes]morts,ilnenousfaitaucunmal[52].»L’Êtresuprêmedes Tumbukas est trop grand « pour s’intéresser aux affaires ordinaires des hommes[53] ».Mêmesituationchezlespopulationsdelanguetshidel’Afriqueoccidentale,avecNjankupon:iln’apasdeculte et on ne lui rend hommage qu’en de rares circonstances, en cas de grandes disettes oud’épidémies,ouaprèsunviolentouragan;leshommesluidemandentalorsenquoiilsl’ontoffensé.Dzingbé(« lePèreuniversel»), l’ÊtresuprêmedesEwé,n’est invoquéquependant lasécheresse :«ÔCiel,àquinousdevonsnosremerciements,grandeest lasécheresse ; faisqu’ilpleuve,que laTerre se rafraîchisse et que prospèrent les champs[54] ! » L’éloignement et la passivité de l’Êtresuprême sont admirablement exprimés dans un dicton des Gyriamas de l’Afrique orientale quidépeintaussileurDieu:«Mulugu(Dieu)estenhaut,lesmânessontenbas[55]!»LesBantousdisent:«Dieu,aprèsavoircréél’homme,nesepréoccupeplusdutoutdelui.»EtlesNégrillesaffirment:« Dieu s’est éloigné de nous[56] ! » Les populations Fang de la prairie de l’Afrique équatorialerésumentleurphilosophiereligieusedanslechantsuivant:

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Dieu(Nzame)estenhaut,l’hommeenbas.Dieuc’estDieu,l’hommec’estl’homme.Chacunchezsoi,chacunensamaison[57].

Inutile demultiplier les exemples. Partout, dans ces religions primitives, l’Être suprême célestesembleavoirperdul’actualitéreligieuse,ilestabsentduculte,etlemythenouslemontreseretirantdeplusenplusloindeshommes,jusqu’àdevenirundeusotiosus.Onsesouvientpourtantdeluietonl’imploreendernièreinstance,lorsquetouteslesdémarchesfaitesauprèsdesautresdieuxetdéesses,des ancêtres et des démons ont échoué.Comme s’expriment lesOraons : «Nous avons tout tenté,maisnousavonsencoreToipournoussecourir!»Etilsluisacrifientuncoqblancens’écriant:«ODieu!tuesnotrecréateur!Aiepitiédenous[58]!»

L’expériencereligieusedelaVie.

L’« éloignement divin » traduit en réalité l’intérêt de plus en plus accru de l’homme pour sespropresdécouvertesreligieuses,culturellesetéconomiques.Àforcedes’intéresserauxhiérophaniesdelaVie,dedécouvrirlesacrédelaféconditéterrestreetdesesentirsollicitépardesexpériencesreligieusesplus«concrètes»(pluscharnelles,voireorgiastiques),l’homme«primitif»s’éloigneduDieucélesteet transcendant.Ladécouvertede l’agriculture transformeradicalementnonseulementl’économiedel’hommeprimitifmaisavanttoutsonéconomiedusacré.D’autresforcesreligieusesentrentenjeu:lasexualité,lafécondité,lamythologiedelafemmeetdelaTerre,etc.L’expériencereligieuse se fait plus concrète, plus intimementmêlée à laVie.LesGrandesDéesses-Mères et lesDieuxfortsoulesgéniesdelaféconditésontnettementplus«dynamiques»etplusaccessiblesauxhommesquenel’étaitleDieucréateur.

Mais, comme nous venons de le voir, en cas de détresse extrême, lorsqu’on a vainement toutessayé,etsurtoutencasdedésastrevenantduCiel,sécheresse,orage,épidémies,onseretourneversl’Êtresuprêmeetonl’implore.Cetteattituden’estpasexclusiveauxpopulationsprimitives.ChaquefoisquelesanciensHébreuxvivaientuneépoquedepaixetdeprospéritééconomiquerelatives, ilss’éloignaient de Jahvé et se rapprochaient des Baals et des Astartés de leurs voisins. Seules lescatastrophes historiques les forçaient de se tourner vers Jahvé. « Alors, ils criaient à l’Éternel etdisaient:“Nousavonspéché,carnousavonsabandonnél’ÉterneletnousavonsservilesBaalsetlesAstartés;maismaintenant,délivre-nousdesmainsdenosennemis,etnousteservirons»(ISamuel,XII,10).

LesHébreuxse tournaientversJahvéà lasuitedescatastropheshistoriquesetdansl’imminenced’unanéantissementrégiparl’Histoire.LesprimitifssesouvenaientdeleursÊtressuprêmesdanslescasde catastrophes cosmiques.Mais le sensde ce retour auDieucéleste est lemêmechez lesunscomme chez les autres : dans une situation extrêmement critique, où l’existence même de lacollectivitéestenjeu,onabandonnelesdivinitésquiassurentetexaltentlaVieentempsnormal,pourretrouver leDieu suprême. Il y a là, apparemment,ungrandparadoxe : lesdivinités,qui, chez lesprimitifs, sesontsubstituéesauxdieuxdestructurecéleste,étaient,commelesBaalset lesAstartéschez les Hébreux, des divinités de la fécondité, de l’opulence, de la plénitude vitale ; bref, desdivinités qui exaltaient et amplifiaient laVie, aussi bien la vie cosmique – végétation, agriculture,troupeaux–quelaviehumaine.Enapparence,cesdivinitésétaientfortes,puissantes.Leuractualitéreligieuse s’expliquait justement par leur force, par leurs réserves vitales illimitées, par leurfécondité.

Et pourtant, leurs adorateurs, aussi bien les primitifs que lesHébreux, avaient le sentiment que

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toutescesGrandesDéessesettouscesdieuxagrairesétaientincapablesdelessauver,deleurassurerl’existencedansdesmomentsréellementcritiques.CesdieuxetdéessesnepouvaientquereproduirelaVieetl’augmenter,et,quiplusest,ilsnepouvaientremplircettefonctionquedurantuneépoque« normale » ; divinités qui régissaient admirablement les rythmes cosmiques, elles s’avéraientincapablesdesauverleCosmosoulasociétéhumainedansunmomentdecrise(crise«historique»chezlesHébreux).

LesdiversesdivinitésquisesontsubstituéesauxÊtressuprêmesontaccumulélespuissanceslesplusconcrètes et les plus éclatantes, les puissances de laVie.Mais, de ce faitmême, elles se sont« spécialisées»dans laprocréation et ont perdu les puissancesplus subtiles, plus « nobles », plus« spirituelles » des Dieux créateurs. En découvrant la sacralité de la Vie, l’homme s’est laisséprogressivemententraînerparsapropredécouverte : ils’estabandonnéauxhiérophaniesvitalesets’estéloignédelasacralitéquitranscendaitsesbesoinsimmédiatsetjournaliers.

Pérennitédessymbolescélestes.

Remarquons pourtant que, lors même que la vie religieuse n’est plus dominée par des dieuxcélestes, les régions sidérales, le symbolisme ouranien, les mythes et les rites d’ascension, etc.,conservent une place prépondérante dans l’économie du sacré. Ce qui est « en haut » l’« élevé »,continueàrévélerletranscendantdansn’importequelensemblereligieux.Éloignéduculteetcoincédesmythologies,leCielsemaintientprésentdanslaviereligieuseparletruchementdusymbolisme.Etcesymbolismecéleste imprègneetsoutientàson tournombrederites (d’ascension,d’escalade,d’initiation, de royauté, etc.), de mythes (l’Arbre cosmique, la Montagne cosmique, la chaîne deflèchesquirelielaTerreauCiel,etc.),delégendes(levolmagique,etc.).Lesymbolismedu«CentreduMonde»,dontnousavonsvul’énormediffusion,illustreégalementl’importancedusymbolismecéleste:c’estdansun«Centre»quel’oneffectuelacommunicationavecleCiel,etcelle-ciconstituel’imageexemplairedelatranscendance.

OnpourraitdirequelastructuremêmeduCosmosconservevivantlesouvenirdel’Êtresuprêmecéleste.CommesilesdieuxavaientcrééleMondedetellemanièrequ’ilnepuissepasnepasrefléterleur existence, car aucunmonde n’est possible sans la verticalité, et cette dimension, à elle seule,évoquelatranscendance.

Expulsédelaviereligieuseproprementdite,lesacrécéleste resteactifà travers lesymbolisme.Unsymbolereligieuxtransmetsonmessagemêmes’iln’estplussaisiconsciemmentdanssatotalité,carlesymboles’adresseàl’êtrehumainintégral,etnonpasseulementàsonintelligence.

Structuredusymbolismeaquatique.

AvantdeparlerdelaTerre,ilnousfautprésenterlesvalorisationsreligieusesdesEaux[59],etcelapourdeuxraisons:1oc’estquelesEauxexistaientavantlaTerre(commes’exprimelaGenèse,«lesténèbrescouvraientlasurfacedel’abîmeetl’EspritdeDieuplanaitsurlesEaux»);2oenanalysantles valeurs religieuses des Eaux, on saisit mieux la structure et la fonction du symbole. Or, lesymbolismejoueunrôleconsidérabledanslaviereligieusedel’humanité;grâceauxsymboles,leMondedevient«transparent»,susceptiblede«montrer»latranscendance.

LesEauxsymbolisentlasommeuniverselledesvirtualités;ellessontfonsetorigo,leréservoirdetouteslespossibilitésd’existence;ellesprécèdenttouteformeetsupportent toutecréation.UnedesimagesexemplairesdelaCréationestl’îlequisoudainementse«manifeste»aumilieudesflots.Enrevanche, l’immersion symbolise la régression dans le préformel, la réintégration dans le mode

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indifférencié de la préexistence. L’émersion répète le geste cosmogonique de la manifestationformelle;l’immersionéquivautàunedissolutiondesformes.C’estpourcelaquelesymbolismedesEaux implique aussi bien lamort que la renaissance.Le contact avec l’eau comporte toujours unerégénération : et parce que la dissolution est suivie d’une « nouvelle naissance », et parce quel’immersion fertilise etmultiplie lepotentiel devie.À la cosmogonie aquatique correspondent, auniveauanthropologique,leshydrogénies:lescroyancessuivantlesquelleslegenrehumainestnédesEaux. Au déluge ou à la submersion périodique des continents (mythes du type « Atlantide »)correspond, au niveau humain, la « deuxième mort » de l’homme (l’« humidité » et leimon desEnfers,etc.)oulamortinitiatiqueparlebaptême.Mais,tantsurleplancosmologiquequesurleplananthropologique, l’immersion dans les Eaux équivaut non à une extinction définitive, mais à uneréintégrationpassagèredansl’indistinct,suivied’unenouvellecréation,d’unenouvellevieoud’un« homme nouveau » selon qu’il s’agit d’unmoment cosmique, biologique ou sotériologique. Aupointdevuedelastructure,le«déluge»estcomparableau«baptême»,etlalibationfunéraireauxlustrationsdesnouveau-nésouauxbainsrituelsprintaniersquiprocurentsantéetfertilité.

Dans quelque ensemble religieux qu’on les rencontre, les Eaux conservent invariablement leurfonction : ellesdésintègrent, abolissent les formes,« lavent lespéchés», à la foispurificatrices etrégénératrices.LeurdestinestdeprécéderlaCréationetdelarésorber, incapablesqu’ellessontdedépasserleurpropremoded’être,c’est-à-diredesemanifesterdansdesformes.LesEauxnepeuventtranscenderlaconditionduvirtuel,desgermesetdeslatences.Toutcequiestformesemanifesteau-dessusdesEaux,ensedétachantd’elles.

Untraitesticiessentiel:lasacralitédesEauxetlastructuredescosmogoniesetdesapocalypsesaquatiquesnesauraientêtrerévélées intégralementqu’à travers lesymbolismeaquatique,quiest leseul « système » capable d’articuler toutes les révélations particulières des innombrableshiérophanies[60].Cette loi est, du reste, cellede tout symbolisme : c’est l’ensemble symboliquequivalorise les diverses significations des hiérophanies. Les « Eaux de la Mort », par exemple, nerévèlentleursensprofondquedanslamesureoùl’onconnaîtlastructuredusymbolismeaquatique.

Histoireexemplairedubaptême.

LesPèresdel’Églisen’ontpasmanquéd’exploitercertainesvaleurspréchrétiennesetuniversellesdusymbolismeaquatique,quittesàlesenrichirdesignificationsnouvelles,serapportantàl’existencehistorique du Christ. Pour Tertullien (DeBaptismo, III-V), l’eau a été, la première, « le siège del’Esprit divin, qui la préférait alors aux autres éléments…C’est cette première eau qui enfanta levivantpourqu’onn’aitpaslieudes’étonnersidanslebaptêmeleseauxproduisentencorelavie…Touteslesespècesd’eau,dufaitdel’antiqueprérogativequilesmarquaàl’origine,participentdoncaumystèredenotresanctification,unefoisDieuinvoquésurelles.Aussitôtl’invocationfaite,l’EspritSaintsurvientduciel,s’arrêtesurleseauxqu’ilsanctifiedesaprésence,etainsisanctifiées,celles-cis’imprègnent du pouvoir de sanctifier à leur tour…Eux qui portaient remède auxmaux du corpsmaintenant guérissent l’âme ; ils opéraient le salut temporel, ils restaurent maintenant la vieéternelle…»

Le « vieil homme » meurt par immersion dans l’eau et donne naissance à un être nouveaurégénéré.CesymbolismeestadmirablementexpriméparJeanChrysostome(Homil.inJoh.,XXV,2),qui,parlantdelamultivalencesymboliquedubaptême,écrit:«Ilreprésentelamortetlasépulture,lavieetlarésurrection…Quandnousplongeonsnotretêtedansl’eaucommedansunsépulcre,levieilhommeest immergé,enseveli toutentier ;quandnous sortonsde l’eau, lenouvelhommeapparaîtsimultanément.»

Commeonlevoit,lesinterprétationsdégagéesparTertullienetJeanChrysostomes’harmonisent

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parfaitement avec la structure du symbolisme aquatique. Il intervient pourtant dans la valorisationchrétienne des Eaux certains éléments nouveaux liés à une « histoire », en l’occurrence l’Histoiresainte.Ilya,avanttout,lavalorisationdubaptêmecommedescentedansl’abîmedesEauxpourunduelaveclemonstremarin.Cettedescenteaunmodèle:celleduChristdansleJourdain,quiétaitenmêmetempsunedescentedanslesEauxdelaMort.Commel’écritCyrilledeJérusalem,«ledragonBehemoth,selonJob,étaitdanslesEauxetrecevaitleJourdaindanssagueule.Or,commeilfallaitbriser les têtes du dragon, Jésus, étant descendu dans les Eaux, attacha le fort, afin que nousacquérionslapuissancedemarchersurlesscorpionsetlesserpents[61]».

Vient ensuite la valorisation du baptême comme répétition du Déluge. Selon Justin, le Christ,nouveauNoé,sortivictorieuxdesEaux,estdevenulechefd’unerace.LeDélugefigureaussibienladescenteauxprofondeursmarinesquelebaptême.«LeDélugeétaitdoncuneimagequelebaptêmevient d’accomplir…DemêmequeNoé avait affronté laMer de laMort, dans laquelle l’humanitépécheresseavaitétéanéantie,etenavaitémergé,demêmelenouveaubaptisédescenddanslapiscinebaptismalepouraffronterleDragondelamerdansuncombatsuprêmeetensortirvainqueur[62].»Mais,toujoursàproposduritebaptismal,leChristestaussimisenparallèleversAdam.LeparallèleAdam-Christ prend déjà une place considérable dans la théologie de saint Paul. « Par le baptême,affirmeTertullien, l’homme récupère la ressemblance deDieu » (DeBapt., V). Pour Cyrille, « lebaptêmen’estpasseulementpurificationdespéchésetgrâcedel’adoption,maisaussiantityposdelaPassion du Christ ». La nudité baptismale, elle aussi, comporte une signification rituelle etmétaphysiqueàlafois:c’estl’abandondu«vieuxvêtementdecorruptionetdepéchéquelebaptisédépouilleàlasuiteduChrist,celuidontAdamavaitétérevêtuaprèslepéché»[63],maiségalementleretour à l’innocence primitive, à la condition d’Adam avant la chute. «Ô chose admirable ! écritCyrille.Vousétieznussouslesyeuxdetoussansenéprouverdehonte.C’estqu’envéritévousportezenvousl’imagedupremierAdam,quiétaitnudansleParadissansenéprouverdehonte[64].»

D’aprèscesquelquestextes,onserendcomptedusensdesinnovationschrétiennes:d’unepart,lesPères cherchaient des correspondances entre les deux testaments ; d’autre part, ilsmontraient queJésus avait réellement accompli les promesses faites par Dieu au peuple d’Israël.Mais il imported’observer que ces nouvelles valorisations du symbolisme baptismal ne contredisent pas lesymbolisme aquatique universellement répandu. Tout s’y retrouve : Noé et le Déluge ont pourpendant,dansd’innombrablestraditions,lecataclysmequiamisfinàl’«humanité»(«société»)àl’exceptiond’unseulhommequideviendral’Ancêtremythiqued’unenouvellehumanité.Les«Eauxde laMort » sont un leitmotiv des mythologies paléo-orientales, asiatiques et océaniennes. L’Eau«tue»parexcellence:elledissout,elleabolittouteforme.C’estjustementpourquoielleestricheen«germes»,créatrice.Lesymbolismedelanuditébaptismalen’estpasdavantageleprivilègedelatradition judéo-chrétienne.Lanudité rituelle équivaut à l’intégrité et à la plénitude ; le «Paradis»implique l’absence des « vêtements », c’est-à-dire l’absence de l’« usure » (image archétypale duTemps).Toutenuditérituelleimpliqueunmodèleintemporel,uneimageparadisiaque.

Lesmonstresdel’abîmeserencontrentdansnombredetraditions:leshéros,lesinitiésdescendentau fondde l’abîmepour affronter lesmonstresmarins ; c’est une épreuve typiquement initiatique.Certes, dans l’histoire des religions, les variantes abondent : parfois les dragonsmontent la gardeautourd’un«trésor»,imagesensibledusacré,delaréalitéabsolue;lavictoirerituelle(initiatique)contre le monstre-gardien équivaut à la conquête de l’immortalité[65]. Le baptême est, pour lechrétien,unsacrementparcequ’ilaétéinstituéparleChrist.Maisilnereprendpasmoinslerituelinitiatique de l’épreuve (lutte contre lemonstre), de lamort et de la résurrection symboliques (lanaissance de l’homme nouveau). Nous ne disons pas que le judaïsme ou le christianisme ont«emprunté»detelsmythesousymbolesauxreligionsdespeuplesvoisins;cen’étaitpasnécessaire:

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le judaïsme héritait d’une préhistoire et d’une longue histoire religieuse où toutes ces chosesexistaientdéjà.Iln’étaitmêmepasnécessairequeteloutelsymbolefûtconservé«éveillé»,danssonintégrité, par le judaïsme. Il suffisait qu’un groupe d’images survécût, fût-ce obscurément, dès lestempsprémosaïques.Detellesimagesetdetelssymbolesétaientcapablesderecouvrer,àn’importequelmoment,unepuissanteactualitéreligieuse.

Universalitédessymboles.

CertainsPèresdel’Égliseprimitiveontmesurél’intérêtdelacorrespondanceentrelessymbolesproposésparlechristianismeetlessymbolesquisontlebiencommundel’humanité.S’adressantàceuxquinient la résurrectiondesmorts,Théophiled’Antioche en appelait aux indices (tekhméria)queDieu avaitmis à leur portée dans les grands rythmes cosmiques : les saisons, les jours et lesnuits : «N’y a-t-il pas une résurrection pour les semences et pour les fruits ? » PourClément deRome,«lejouretlanuitnousmontrentlarésurrection;lanuitsecouche,lejourselève;lejours’enva,lanuitarrive[66]».

Pourlesapologèteschrétiens,lessymbolesétaientchargésdemessages: ilsmontraient lesacrépar le truchement des rythmes cosmiques. La révélation apportée par la foi ne détruisait pas lessignificationspréchrétiennesdessymboles : elleyajoutait simplementunenouvellevaleur.Certes,pourlecroyant,cettenouvellesignificationéclipsait lesautres :elleseulevalorisait lesymbole, letransfiguraitenrévélation.C’étaitlarésurrectionduChristquiimportait,etnonles«indices»qu’onpouvaitliredanslaviecosmique.Pourtant,ilrestequelanouvellevalorisationétaitenquelquesorteconditionnéeparlastructuremêmedusymbolisme;onpourraitmêmedirequelesymboleaquatiqueattendait l’accomplissement de son sens profond par les nouvelles valeurs apportées par lechristianisme.

La foi chrétienne est suspendue à une révélationhistorique : c’est l’incarnation deDieu dans leTemps historique qui assure, aux yeux du chrétien, la validité des symboles.Mais le symbolismeaquatiqueuniverseln’apasétéabolinidésarticuléà la suitedes interprétationshistoriques (judéo-chrétiennes) du symbolisme baptismal. Autrement dit : l’Histoire ne réussit pas à modifierradicalement la structure d’un symbolisme archaïque. L’Histoire ajoute continuellement dessignificationsnouvelles,maiscelles-cinedétruisentpaslastructuredusymbole.

La situation que l’on vient de décrire se comprend si l’on tient compte que, pour l’hommereligieux, leMondeprésente toujoursunevalence surnaturelle,qu’il révèleunemodalitédu sacré.Tout fragment cosmique est « transparent » : son propre mode d’existence montre une structureparticulière de l’Être et, par conséquent, du sacré. Il ne faut jamais oublier que, pour l’hommereligieux,lasacralitéestunemanifestationplénièredel’Être.Lesrévélationsdelasacralitécosmiquesont en quelque sorte des révélations primordiales : elles ont eu lieu dans le plus lointain passéreligieuxdel’humanité,etlesinnovationsapportéesultérieurementparl’Histoiren’ontpasréussiàlesabolir.

TerraMater.

UnProphèteindien,Smohalla,chefdelatribuWanapum,refusaitdetravaillerlaterre.Ilestimaitquec’étaitunpéchédeblesseroudecouper,dedéchireroudegriffer«notremèrecommune»pardes travaux agricoles. Et il ajoutait : «Vousme demandez de labourer le sol ? Irai-je prendre uncouteau pour le plonger dans le sein demamère ?Mais alors, lorsque je seraimort, elle nemereprendraplusdanssonsein.Vousmedemandezdebêcheretd’enleverdespierres?Irai-jemutilerseschairsafind’arriveràsesos?Mais,alors,jenepourraiplusentrerdanssoncorpspournaîtrede

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nouveau.Vousmedemandezdecouperl’herbeetlefoinetdelevendre,etdem’enrichircommelesBlancs?Maiscommentoserais-jecouperlacheveluredemamère[67]?»

Ces paroles ont été prononcées il y amoins d’un siècle,mais elles nous arrivent de très loin.L’émotionquel’onressentàlesentendretientsurtoutàcequ’ellesnousrévèlent,avecunefraîcheuretunespontanéitéincomparables,l’imageprimordialedelaTerre-Mère.Cetteimageonlarencontrepartout,sousdesformesetdesvariantesinnombrables.C’estlaTerraMateroulaTellusMaterbienconnuedesreligionsméditerranéennes,quidonnenaissanceàtouslesêtres.«C’estlaTerrequejechanterai, lit-on dans l’hymne homériqueÀ la Terre (1 sq.), mère universelle aux solides assises,aïeulevénérablequinourritsursonsoltoutcequiexiste…C’estàtoiqu’ilappartientdedonnerlavieauxmortels,commedelaleurreprendre…»Et,dansLesChoéphores(127-128),EschyleglorifielaTerrequi«enfantetouslesêtres,lesnourrit,puisenreçoitànouveaulegermefécond».

LeprophèteSmohallanenousditpasdequellemanièreleshommessontnésdelaMèretellurique.Maiscertainsmythesaméricainsnousrévèlentcommentsesontpasséesleschosesàl’origine,inillotempore : lespremiershommesontvécuuncertaintempsdansleseindeleurMère,c’est-à-direaufonddelaTerre,danssesentrailles.Là,danslestréfondstelluriques, ilsmenaientunevieàmoitiéhumaine:c’étaientenquelquesortedesembryonsencoreimparfaitementformés.C’est,dumoins,cequ’affirmentlesIndiensLenniLenapeouDelaware,quihabitaientautrefoislaPennsylvanie.D’aprèsleursmythes,leCréateur,bienqu’ileûtdéjàpréparépoureux,surlasurfacedelaTerre,toutesleschoses dont ils jouissent actuellement, avait néanmoins décidé que les humains resteraient encorequelquetempscachésdansleventredeleurMèretellurique,pourmieuxsedévelopper,pourmûrir.D’autresmythesamérindiensparlentd’untempsancienoùlaTerre-Mèreproduisaitleshumainsdelamêmemanièrequ’elleproduitdenosjourslesarbustesetlesroseaux[68].

L’enfantement des humains par la Terre est une croyance universellement répandue[69]. Dansnombredelanguesl’hommeestnommé:«nédelaTerre».Oncroitquelesenfants«viennent»dufonddelaTerre,descavernes,desgrottes,desfentes,maisaussidesmares,dessources,desrivières.Sous forme de légende, de superstition ou simplement de métaphore, des croyances similairessurviventencoreenEurope.Chaquerégion,etpresquechaquevilleetvillage,connaîtunrocherouunesourcequi«apportent»lesenfants:cesontlesKinderbrunnen,Kinderteiche,Bubenquellen,etc.JusquechezlesEuropéensdenosjourssurvitlesentimentobscurd’unesolidaritémystiqueaveclaTerrenatale.C’estl’expériencereligieusedel’autochtonie:onsesentêtredesgensdulieu,etc’estlàunsentimentdestructurecosmiquequidépassedebeaucouplasolidaritéfamilialeetancestrale.

À lamort, on désire retrouver laTerre-Mère, y être enterré dans le sol natal. «Rampevers laTerre,tamère!»,ditleRigVeda(X,XVIII,10).«Toi,quiesterre,jetemetsdanslaTerre»,est-ilécritdansl’AtharvaVeda(XVIII, IV,48).«QuelachairetlesosretournentànouveauàlaTerre»,prononce-t-on durant les cérémonies funéraires chinoises.Et les inscriptions sépulcrales romainestrahissentlapeurd’avoirsescendresenterréesailleurset,surtout,lajoiedelesréintégreràlapatrie:hicnatushicsitusest(CXLIX,v,5595:«Iciilestné,iciilaétédéposé»);hicsitusestpatriae(VIII,2885) ; hic quo natus fuerat optans erat illo reverti (V, 1703 : « Là où il était né, là il a désirérevenir»).

Humipositio:ledépôtdel’enfantsurlesol.

Cetteexpériencefondamentale–quelamèrehumainen’estquelareprésentantedelaGrandeMèretellurique–adonnélieuàdescoutumessansnombre.Rappelons,parexemple,l’accouchementsurlesol (lahumipositio), rituel qui se rencontre unpeupartout à travers leMonde, de l’Australie à laChine,del’Afriqueàl’AmériqueduSud.ChezlesGrecsetlesRomains,lacoutumeavaitdisparuà

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l’âgehistorique,maisiln’estpasdouteuxqu’elleyaitexistédansunpassépluslointain:certainesstatuesdesdéessesdelanaissance(Eileithya,Damia,Auxeia)lesreprésententàgenoux,exactementdans la positionde la femmequi accouche àmême la terre.Dans les textes démotiques égyptiens,l’expression«s’asseoirparterre»signifiait«accoucher»ou«accouchement»[70].

Onsaisitsanspeinelesensreligieuxdecettecoutume:l’enfantementet l’accouchementsontlesversions microcosmiques d’un acte exemplaire accompli par la Terre ; la mère humaine ne faitqu’imiteretrépétercetacteprimordialdel’apparitiondelaViedansleseindelaTerre.ElledoitenconséquencesetrouverencontactdirectaveclaGrandeGenitrix,pourselaisserguiderparelledansl’accomplissement de ce mystère qu’est la naissance d’une vie, pour en recevoir ses énergiesbénéfiquesetytrouverlaprotectionmaternelle.

Plusrépanduencoreestl’usagededéposerlenouveau-nésurlaterre.Ilexisteencoredenosjoursen certains pays d’Europe : l’enfant, aussitôt baigné et emmailloté, est déposé à même la terre.L’enfant est ensuite soulevé par le père (de terra tollere) en signe de reconnaissance. En Chineancienne,«lemourant,commel’enfantnaissant,estdéposésurlesol…Pournaîtreoupourmourir,pourentrerdanslafamillevivanteoudanslafamilleancestrale(etpoursortirdel’uneoudel’autre),ilyaunseuilcommun,laTerrenatale…QuandondéposesurlaTerrelenouveau-néoulemourant,c’estàelledediresilanaissanceoulamortsontvalables,s’ilfautlesprendrepourdesfaitsacquisetréguliers…LeritedudépôtsurlaTerreimpliquel’idéed’uneidentitésubstantielleentrelaRaceetleSol.Cetteidéesetraduit,eneffet,parlesentimentd’autochtoniequiestleplusvifdeceuxquenouspouvons saisir aux débuts de l’histoire chinoise ; l’idée d’une alliance étroite entre un pays et seshabitants est une croyance si profonde qu’elle est restée au cœur des institutions religieuses et dudroitpublic[71]».

Demêmequ’onposel’enfantparterreaussitôtaprèsl’accouchement,afinquesamèrevéritablelelégitimeetluiassureuneprotectiondivine,delamêmemanièreonposeparterre,àmoinsqu’onneles enterre, les enfants et les hommes mûrs, en cas de maladie.Ce rite équivaut à une nouvellenaissance. L’enterrement symbolique, partiel ou total, a la même valeur magico-religieuse quel’immersiondansl’eau,lebaptême.Lemaladeenestrégénéré:ilnaîtànouveau.L’opérationgardelamême efficacité lorsqu’il s’agit d’effacer une faute grave ou de guérir unemaladie de l’esprit(cettedernièreprésentant,pourlacollectivité,lemêmedangerquelecrimeoulamaladiesomatique).Lepécheurestplacédansuntonneauoudansunefossepratiquéedanslaterre,etlorsqu’ilensort,onditqu’il«estnéunesecondefois,duseindesamère».D’oùlacroyancescandinavequ’unesorcièrepeut être sauvée de la damnation éternelle si on l’enterre vive, si l’on sèmedes graines au-dessusd’elle,etqu’onmoissonnelarécolteainsiobtenue[72].

L’initiation comporte une mort et une résurrection rituelles. Aussi, chez de nombreux peuplesprimitifs,lenéophyteest-ilsymboliquement«tué»,enterrédansunefosseetrecouvertdefeuillage.Lorsqu’il se lèvedu tombeau, il est considéréunhommenouveau, car il a été enfantéune secondefois,etdirectementparlaMèrecosmique.

Lafemme,laTerreetlafécondité.

LafemmeestdoncmystiquementsolidariséeaveclaTerre;l’enfantementseprésentecommeunevariante,àl’échellehumaine,delafertilitétellurique.Touteslesexpériencesreligieusesenrelationavec la féconditéet lanaissanceontunestructurecosmique.Lasacralitéde la femmedépendde lasaintetédelaTerre.Laféconditéféminineaunmodèlecosmique:celledelaTerraMater,laGenitrixuniverselle.

Danscertainesreligions,laTerre-Mèreestimaginéecapabledeconcevoirtouteseule,sansl’aide

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d’un parèdre. On retrouve encore les traces de telles idées archaïques dans les mythes departhénogenèsedesdéessesméditerranéennes.SelonHésiode,Gaïa(laTerre)enfantaOuranos,«unêtre égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière » (Théogonie, 126 sq.). D’autres déessesgrecquesaussiontenfantésansl’aidedesdieux.C’estuneexpressionmythiquedel’autosuffisanceetde la fécondité de la Terre-Mère. À de telles conceptions mythiques correspondent les croyancesrelatives à la fécondité spontanée de la femme et à ses pouvoirs magico-religieux occultes quiexercentuneinfluencedécisivesurlaviedesplantes.Lephénomènesocialetculturelconnusouslenomde«matriarcat»serattacheàladécouvertedelaculturedesplantesalimentairesparlafemme.C’estlafemmequicultiva,lapremière,lesplantesalimentaires.C’estellequinaturellementdevientlapropriétairedusoletdesrécoltes.Lesprestigesmagico-religieuxet,parvoiedeconséquence,laprédominancesocialedelafemmeontunmodèlecosmique:lafiguredelaTerre-Mère.

Dansd’autresreligions, lacréationcosmiqueou,dumoins,sonachèvementest lerésultatd’unehiérogamie entre leDieu-Ciel et laTerre-Mère.Cemythe cosmogonique est assez répandu.On lerencontresurtoutenOcéanie,del’IndonésieàlaMicronésie,maisaussienAsie,enAfrique,danslesdeux Amériques[73]. Or, nous l’avons vu, le mythe cosmogonique est le mythe exemplaire parexcellence:ilsertdemodèleauxcomportementsdeshumains.C’estpourcelaquelemariagehumainestconsidérécommeune imitationde lahiérogamiecosmique.«Jesuis leCiel,proclame lemaridanslaBrihadâranyakaUpanishad(VI, IV,20), tueslaTerre!»Déjàdansl’AtharvaVeda (XIV, II,71)lemarietlamariéesontassimilésauCieletàlaTerre.DidoncélèbresonmariageavecÉnéeaumilieud’uneviolentetempête(L’Enéide,IV,165sq.);leurunioncoïncideaveccelledeséléments;leCiel étreint son épouse, dispensant la pluie fertilisante. EnGrèce, les ritesmatrimoniaux imitaientl’exemple deZeus s’unissant secrètement avecHéra (Pausanias, II,XXXVI, 2).Comme il fallait s’yattendre,lemythedivinestlemodèleexemplairedel’unionhumaine.Maisilyaunautreaspectqu’ilimporte…desouligner:c’estlastructurecosmiquedurituelconjugaletducomportementsexueldeshumains. Pour l’homme non-religieux des sociétés modernes, cette dimension cosmique à la foissacrée de l’union conjugale est difficilement saisissable. Mais il ne faut pas oublier que, pourl’homme religieux des sociétés archaïques, leMonde se présente chargé demessages. Parfois cesmessages sontchiffrés,mais lesmythes sont làpouraider l’hommeà lesdéchiffrer.Commenousauronsl’occasiondelevoir,l’expériencehumainedanssatotalitéestsusceptibled’êtrehomologuéeàlaViecosmique,parconséquent,d’êtresanctifiée,carleCosmosestlasuprêmecréationdesdieux.

L’orgie rituelle au profit des récoltes a également un modèle divin : la hiérogamie du dieufécondateur avec la Terre-Mère[74]. La fertilité agraire est stimulée par une frénésie génésiqueillimitée. D’un certain point de vue, l’orgie correspond à l’indifférenciation d’avant la Création.AussicertainscérémonialsduNouvelAncomportent-ilsdesrituelsorgiastiques ; la«confusion»sociale,lelibertinageetlessaturnalessymbolisentlarégressiondansl’étatamorphequiaprécédélaCréation duMonde. Lorsqu’il s’agit d’une « création » au niveau de la vie végétale, ce scénariocosmologico-rituelserépète,carlanouvellerécolteéquivautàunenouvelle«Création».L’idéederenouvellement–quenousavonsrencontréedanslesrituelsduNouvelAn,oùils’agissaitàlafoisdurenouvellement du Temps et de la régénération du Monde – se retrouve dans les scénariosorgiastiquesagraires.Iciaussil’orgieestunerégressiondanslaNuitcosmique,lepréformel,dansles«Eaux»,pourassurerlarégénérationtotaledelaVie,etenconséquencelafertilitédelaTerreetl’opulencedesrécoltes.

Symbolismedel’Arbrecosmiqueetcultesdelavégétation.

Nous venons de le voir, lesmythes et les rites de laTerre-Mère expriment surtout les idées deféconditéetderichesse.Ils’agitd’idéesreligieuses,carlesmultiplesaspectsdelafertilitéuniverselle

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révèlent,ensomme,lemystèredel’enfantement,delacréationdelaVie.Or,l’apparitiondelaVieest, pour l’homme religieux, lemystère central duMonde.CetteVie « vient » de quelquepart quin’est pas cemonde-ci et, finalement, se retire d’ici-bas et « s’en va » vers l’au-delà, se prolongemystérieusementdansunlieuinconnu,inaccessibleàlaplupartdesvivants.Laviehumainen’estpassentie comme une brève apparition dans le Temps, entre deux néants ; elle est précédée d’unepréexistenceetseprolongedansunepostexistence.Onsaitassezpeudechosessurcesdeuxétagesextra-terrestresdelaviehumaine,maisonsaitaumoinsqu’ilsexistent.Pourl’hommereligieux,lamortnemetdoncpasuntermedéfinitifàlavie:lamortn’estqu’uneautremodalitédel’existencehumaine.

Toutceciestd’ailleurs«chiffré»danslesrythmescosmiques:iln’estquededéchiffrercequeleCosmos«dit»parsesmultiplesmodesd’être,pourcomprendrelemystèredelaVie.Or,unechosesemble évidente : que le Cosmos est un organisme vivant, qui se renouvelle périodiquement. Lemystèredel’inépuisableapparitiondelaVieestsolidairedurenouvellementrythmiqueduCosmos.Pour cette raison le Cosmos a été imaginé sous la forme d’un arbre géant : le mode d’être duCosmos,etenpremierlieusacapacitédeserégénérersansfin,estexprimésymboliquementparlaviedel’arbre.

Il y a lieu de remarquer pourtant qu’il ne s’agit pas d’une simple transposition d’images del’échellemicrocosmiqueàl’échellemacrocosmique.Entantqu’«objetnaturel»,l’arbrenepouvaitpassuggérerlatotalitédelaViecosmique :auniveaudel’expérienceprofane,sonmoded’êtrenerecouvrepaslemoded’êtreduCosmosdanstoutesacomplexité.Auniveaudel’expérienceprofane,lavievégétalenerévèlequ’unesuitede«naissances»etde«morts».C’estlavisionreligieusedelaViequipermetde«déchiffrer»danslerythmedelavégétationd’autressignifications,etenpremierlieu les idéesde régénération,d’éternelle jeunesse,de santé,d’immortalité ; l’idée religieusede laréalitéabsolueestsymboliquementexprimée,parmitantd’autres images,par lafigured’un«fruitmiraculeux » qui confère à la fois l’immortalité, l’omniscience et la toute-puissance, fruit qui estsusceptibledetransformerleshommesendieux.

L’imagede l’arbren’apasétéchoisieuniquementpour symboliser leCosmos,maisaussipourexprimer la vie, la jeunesse, l’immortalité, la sapience. À côté des Arbres cosmiques, commeYggdrasil de lamythologiegermanique, l’histoiredes religions connaîtdesArbresdeVie (p. ex.,Mésopotamie),d’immortalité(Asie,AncienTestament),deSagesse(AncienTestament),deJouvence(Mésopotamie,Inde,Iran),etc.[75].Autrementdit, l’arbreestarrivéàexprimertoutcequel’hommereligieuxconsidèreréel et sacrépar excellence, tout ce qu’il sait que les dieuxpossèdent par leurpropre nature et qui n’est que rarement accessible aux individus privilégiés, héros et demi-dieux.Aussi lesmythesde laquêtede l’immortalitéoude la jouvencemettent-ilsenvedetteunarbreauxfruitsd’orouaufeuillagemiraculeux,arbrequisetrouve«dansunpayslointain»(enréalité,dansl’autremonde) et qui est défendu par desmonstres (griffons, dragons, serpents). Pour cueillir lesfruits, il faut affronter le monstre gardien et le tuer ; donc subir une épreuve initiatique de typehéroïque : le vainqueur obtient « par violence » la condition surhumaine, presque divine, del’éternellejeunesse,del’invincibilitéetdelatoute-puissance.

C’est dans de tels symboles d’un Arbre cosmique, ou d’immortalité, ou de Science, ques’expriment avec leur maximum de force et de clarté les valences religieuses de la végétation.Autrementdit,l’arbresacréoulesplantessacréesrévèlentunestructurequin’estpasévidentedanslesdiversesespècesvégétalesconcrètes.Commenous l’avonsdéjà remarqué,c’est la sacralitéquidévoile les structures les plus profondesduMonde.LeCosmos se présente commeun« chiffre »uniquement dans une perspective religieuse. C’est pour l’homme religieux que les rythmes de lavégétationrévèlentàlafoislemystèredelaVieetdelaCréation,etceluidurenouvellement,delajeunesseetde l’immortalité.Onpourraitdireque tous lesarbreset lesplantesqui sontconsidérés

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sacrés(p.ex.,l’arbusteashvatha,dansl’Inde)doiventleursituationprivilégiéeaufaitqu’ilsincarnentl’archétype, l’image exemplaire de la végétation. D’autre part, c’est sa valeur religieuse qui faitqu’uneplanteestsoignéeetcultivée.Seloncertainsauteurs,touteslesplantescultivéesactuellementontétéconsidéréesàl’originecommedesplantessacrées[76].

Cequ’onappellelescultesdelavégétationnedépendpasd’uneexpérienceprofane,«naturiste»,en relation, par exemple, avec le printemps et le réveil de la végétation. C’est, au contraire,l’expérience religieusedu renouvellement (recommencement, recréation)duMondequiprécède etjustifie la valorisation du printemps en tant que résurrection de la Nature. C’est leMystère de larégénération périodique du Cosmos qui a fondé l’importance religieuse du printemps. D’ailleurs,dans les cultes de la végétation, ce n’est pas toujours le phénomène naturel du printemps et del’apparitionde lavégétationqui importe,mais lesigne préannonciateurdumystère cosmique.Desgroupes de jeunes gens visitent cérémoniellement lesmaisons du village etmontrent une brancheverte,unbouquetdefleurs,unoiseau[77].C’estlesignedel’imminenterésurrectiondelavievégétale,letémoignagequelemystères’estaccompli,queleprintempsnetarderapas.Laplupartdecesritesontlieuavantle«phénomènenaturel»duprintemps.

DésacralisationdelaNature.

Nousl’avonsdéjàdit:pourl’hommereligieux,laNaturen’estjamaisexclusivement«naturelle».L’expérience d’uneNature radicalement désacralisée est une découverte récente ; encore n’est-elleaccessiblequ’àuneminoritédessociétésmodernes,etenpremierlieuauxhommesdescience.Pourle reste, la Nature présente encore un « charme », un «mystère », une «majesté », où l’on peutdéchiffrerlestracesdesanciennesvaleursreligieuses.Iln’yapasd’hommemoderne,quelquesoitledegrédesonirréligion,quinesoitsensibleaux«charmes»delaNature.Ilnes’agitpasuniquementdes valeurs esthétiques, sportives ou hygiéniques accordées à laNature,mais aussi d’un sentimentconfusetdifficileàdéfinir,danslequelondistingueencorelesouvenird’uneexpériencereligieusedégradée.

Il n’est pas sans intérêt de montrer, à l’aide d’un exemple précis, les modifications et ladétériorationdesvaleursreligieusesdelaNature.NousavonscherchécetexempleenChine,etcelapourdeuxraisons:1oenChine,commeenOccident,ladésacralisationdelaNatureestl’œuvred’uneminorité, celle des lettrés ; 2o pourtant, en Chine et dans tout l’Extrême-Orient, ce processus dedésacralisationn’est jamaismenéàson termeultime.La«contemplationesthétique»de laNaturegardeencore,mêmepourleslettréslesplussophistiqués,unprestigereligieux.

Onsaitqu’àpartirduXVIIesièclel’arrangementdesjardinsenbassinsestdevenuunemodepourleslettréschinois[78].Ils’agissaitdebassinsremplisd’eauaumilieudesquelssedressaientquelquesrochersavecdesarbresnains,desfleursetsouventdesmodèlesenminiaturesdemaisons,pagodes,ponts et figures humaines ; on appelait ces rochers « Montagne en miniature » en annamite ou« Montagne artificielle » en sino-annamite. Remarquons que ces noms mêmes trahissent unesignificationcosmologique:laMontagne,nousl’avonsvu,estunsymboledel’Univers.

Maiscesjardinsenminiature,devenusobjetsdeprédilectionpourlesesthètes,avaientunelonguehistoire, voire une préhistoire, où se montre un profond sentiment religieux du monde. Lesantécédents étaient les bassins dont l’eau parfumée représentait laMer et le couvercle surélevé laMontagne. La structure cosmique de ces objets est évidente. L’élément mystique était égalementprésent,carlaMontagneaumilieudelaMersymbolisaitlesÎlesdesBienheureux,sortedeParadisoù vivaient les Immortels taoïstes. Il s’agit donc d’unmonde à part, unmonde en petit, que l’oninstallaitchezsoi,danssamaison,pourparticiperàsesforcesmystiquesconcentrées,pourrétablir,

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parlaméditation,l’harmonieavecleMonde.LaMontagneétaitornéedegrottes,et lefolkloredesgrottesa jouéunrôle importantdans laconstructiondes jardinsenminiature.Lesgrottessontdesretraites secrètes, séjour des Immortels taoïstes, lieu des initiations. Elles représentent un mondeparadisiaque,etpourcetteraisonontl’entréedifficile(symbolismedela«porteétroite»,surlequelnousreviendronsdanslechapitresuivant).

Mais tout ce complexe : eau, arbre, montagne, grotte, qui avait joué un si grand rôle, dans letaoïsme, n’était que le développement d’une idée religieuse encore plus ancienne : celle du siteparfait,c’est-à-direcomplet–comprenantunmontetunepièced’eau–etretiré.Siteparfait,parcequ’àlafoismondeenminiatureetParadis,sourcedebéatitudeetlieud’immortalité.Or,lepaysageparfait –mont et pièce d’eau – n’était que le « lieu saint » immémorial, là où, en Chine, chaqueprintemps garçons et filles se rencontraient pour entonner des chants rituels alternés et pour desjoutesamoureuses.Ondevinelesvalorisationssuccessivesdece«lieusaint»primordial.Danslesplus anciens temps, il était un espaceprivilégié,monde clos sanctifié, où lesgarçons et les jeunesfilles se réunissaient périodiquement pour participer aux mystères de la Vie et de la féconditécosmique.Lestaoïstesontreprisceschémacosmologiquearchaïque–montetpièced’eau–etenonttiré un complexe plus riche (montagne, pièce d’eau, grotte, arbre), mais réduit à la plus petiteéchelle:c’étaitununiversparadisiaqueenminiature,chargédeforcesmystiquesparcequeretirédumondeprofane,etauprèsduquellestaoïstesserecueillaientetméditaient.

Lasaintetédumondeclosestencoredécelabledans lesbassinsaveceauparfuméeetcouverclesymbolisantlaMeretlesÎlesdesBienheureux.Cecomplexeservaitencorepourlaméditation,toutcomme,aucommencement,lesjardinsenminiature,avantquelavoguedeslettrésnes’enemparât,auXVIIesiècle,pourlestransformeren«objetsd’art».

Remarquonspourtantque,danscetexemple,nousn’assistons jamaisàune totaledésacralisationdumonde,car,enExtrême-Orient,ceque l’onappelle«émotionesthétique»gardeencore,mêmeparmileslettrés,unedimensionreligieuse.Maisl’exempledesjardinsenminiaturenousmontreenquel sens et par quelsmoyens s’opère la désacralisation dumonde. Il suffit d’imaginer ce qu’uneémotionesthétiquedecetordreapudevenirdansunesociétémoderne,pourcomprendrecommentl’expériencedelasaintetécosmiquepeutseraréfieretse transformer jusqu’àdeveniruneémotionuniquementhumaine:celle,parexemple,del’artpourl’art.

Autreshiérophaniescosmiques.

Puisqu’il fallait nous limiter, nous n’avons parlé que de quelques aspects de la sacralité de laNature.Unnombreconsidérabledehiérophaniescosmiquesontdûêtrepasséessoussilence.Ainsinous n’avons pas pu parler des symboles et des cultes solaires ou lunaires, ni de la significationreligieusedespierres,nidurôlereligieuxdesanimaux,etc.Chacundecesgroupesdehiérophaniescosmiques révèle une structure particulière de la sacralité de laNature ; ou, plus exactement, unemodalitédusacréexpriméepar le truchementd’unmodespécifiqued’existencedans leCosmos. Ilsuffit, par exemple, d’analyser les diverses valeurs religieuses reconnues aux pierres, pourcomprendrecequelespierres,entantquehiérophanies,sontsusceptiblesdemontrerauxhommes:elles leur révèlent la puissance, la dureté, la permanence. La hiérophanie de la pierre est uneontophanieparexcellence:avanttout,lapierreest,ellerestetoujourselle-même,ellenechangepas,et elle frappe l’homme par ce qu’elle a d’irréductible et d’absolu, et, ce faisant, lui dévoile, paranalogie, l’irréductibilité et l’absolu de l’Être. Saisi grâce à une expérience religieuse, le modespécifique d’existence de la pierre révèle à l’homme ce qu’est une existence absolue, au-delà duTemps,invulnérableaudevenir[79].

Demême,uneanalyserapidedesmultiplesvalorisationsreligieusesdelaLunenousapprendtout

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ce que les hommes ont lu dans les rythmes lunaires. Grâce aux phases lunaires, c’est-à-dire à sa«naissance», sa«mort»et sa« résurrection», leshommesontprisconscienceà la foisde leurpropre mode d’être dans le Cosmos et de leurs chances de survie ou de renaissance. Grâce ausymbolismelunaire, l’hommereligieuxaétéamenéàrapprocherdevastesensemblesdefaitssansrelationapparenteentreeux,etfinalementàlesintégrerdansunseul«système».Ilestprobablequela valorisation religieuse des rythmes lunaires a rendu possibles les premières grandes synthèsesanthropocosmiques des primitifs. Grâce au symbolisme lunaire, on a pu mettre en rapport etsolidariser des faits aussi hétérogènes que : la naissance, le devenir, lamort, la résurrection ; lesEaux, lesplantes, la femme, la fécondité, l’immortalité ; les ténèbrescosmiques, lavieprénataleetl’existence d’outre-tombe, suivie d’une renaissance de type lunaire (« lumière sortant desténèbres»);letissage,lesymboledu«fildeVie»,ledestin,latemporalité,lamort,etc.Engénéral,la plupart des idées de cycle, de dualisme, de polarité, d’opposition, de conflit, mais aussi deréconciliation des contraires, de coincidentia oppositorum, ont été soit découvertes, soit préciséesgrâceausymbolismelunaire.Onpeutparlerd’une«métaphysiquede laLune»,dans lesensd’unsystèmecohérentde«vérités»concernantlemoded’êtrespécifiquedesvivants,detoutcequi,dansle Cosmos, participe à la Vie, c’est-à-dire au devenir, à la croissance et à la décroissance, à la«mort»etàla«résurrection».Ilnefautpasoublier:cequelaLunerévèleàl’hommereligieux,cen’estpasseulementquelaMortestindissolublementliéeàlaVie,maisaussi,etsurtout,quelaMortn’estpasdéfinitive,qu’elleesttoujourssuivied’unenouvellenaissance[80].

La Lune valorise religieusement le devenir cosmique et réconcilie l’homme avec la Mort. LeSoleil, par contre, révèle un autre mode d’existence : il ne participe pas au devenir, toujours enmouvement, il reste inchangeable, sa forme est toujours la même. Les hiérophanies solairestraduisentlesvaleursreligieusesdel’autonomieetdelaforce,delasouveraineté,del’intelligence.C’estpour celaquedans certaines culturesnous assistons àunprocessusde solarisationdesÊtressuprêmes.Commenous l’avonsvu, lesdieuxcélestes tendentàdisparaîtrede l’actualité religieuse,maisdanscertainscasleurstructureetleurprestigesurviventencoredanslesdieuxsolaires,surtoutdanslescivilisationshautementélaboréesquiontjouéunrôlehistoriqueimportant(Égypte,Orienthellénistique,Mexique).

Un grand nombre demythologies héroïques sont de structure solaire. Le héros est assimilé auSoleil, comme lui, il lutte contre les ténèbres, il descend dans le royaume de la Mort et en sortvictorieux.Icilesténèbresnesontplus,commedanslesmythologieslunaires,undesmodesd’êtredela divinité,mais symbolisent tout ce que leDieun’est pas, donc l’Adversaire par excellence. LesténèbresnesontplusvaloriséescommeunephasenécessaireàlaViecosmique;danslaperspectivedelareligionsolaire,lesténèbress’opposentàlaVie,auxformesetàl’intelligence.Lesépiphanieslumineusesdesdieuxsolairesdeviennent,danscertainescultures,lesignedel’intelligence.OnfiniraparassimilerSoleiletintelligence,àtelpointquelesthéologiessolairesetsyncrétistesdelafindel’Antiquité se transforment en philosophies rationalistes : le Soleil est proclamé l’intelligence duMonde, etMacrobe identifie dans le Soleil tous les dieux dumonde gréco-oriental, d’Apollon etJupiterjusqu’àOsiris,HorusetAdonis(Saturnales,I,chap.XVII-XXIII).DansletraitéSurleSoleilRoide l’empereur Julien, aussi bien que dans l’Hymne au Soleil de Proclus, les hiérophanies solairescèdent la place à des idées, et la religiosité disparaît presque complètement à la suite de ce longprocessusderationalisation[81].

Cettedésacralisationdeshiérophaniessolairess’inscritparmi tantd’autresprocessusanalogues,grâceauxquelsleCosmostoutentierfinitparêtrevidédesescontenusreligieux.Mais,commenousl’avons dit, la sécularisation définitive de la Nature n’est une chose acquise que pour un nombrelimité de modernes : ceux qui sont dépourvus de tout sentiment religieux. Le christianisme a puapporterdeprofondesetradicalesmodificationsdanslavalorisationreligieuseduCosmosetdela

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Vie,ilnelesapasrejetées.Quelaviecosmique,danssatotalité,puisseencoreêtresentieentantquechiffredeladivinité,unécrivainchrétiencommeLéonBloyentémoigne,lorsqu’ilécrit:«Quelaviesoitdansleshommes,danslesanimauxoudanslesplantes,c’esttoujourslaVie,etquandvientlaminute,l’insaisissablepointqu’onnommelamort,c’esttoujoursJésusquiseretire,aussibiend’unarbrequed’unêtrehumain[82].»

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CHAPITREIVExistencehumaineetviesanctifiée

Existence«ouverte»auMonde.

Le but ultime de l’historien des religions est de comprendre, et d’éclairer pour les autres, lecomportementdel’homoreligiosusetsonuniversmental.L’entreprisen’estpastoujoursaisée.Pourle monde moderne, la religion en tant que forme de vie etWeltanschauung se confond avec lechristianisme.Danslemeilleurdescas,unintellectueloccidental,avecuncertaineffort,aquelqueschancesde se familiariser avec lavision religieusede l’antiquitéclassiqueetmêmeaveccertainesgrandesreligionsorientales,commel’hindouisme,leconfucianismeoulebouddhisme.Maisunteleffort d’élargir sonhorizon religieux, aussi louablequ’il soit, ne lemènepas assez loin ; avec laGrèce,l’Inde,laChine,l’intellectueloccidentalnedépassepaslasphèredesreligionscomplexesetélaborées, disposant d’une vaste littérature sacrée écrite. Connaître une partie de ces littératuressacrées,sefamiliariseravecquelquesmythologiesetthéologiesorientalesoudumondeclassique,cen’est pas encore suffisant pour arriver à pénétrer l’univers mental de l’homo religiosus. Cesmythologies et théologies sont déjà trop marquées par le long travail des lettrés, même si, àproprement parler, elles ne constituent pas des « religions du Livre » (comme le judaïsme, lezoroastrisme,lechristianisme,l’islamisme),ellespossèdentdeslivressacrés(l’Inde,laChine)ou,dumoins,ontsubil’influenced’auteursprestigieux(p.ex.,enGrèce,Homère).

Pour obtenir une plus large perspective religieuse, il est plus utile de se familiariser avec lefolkloredespeupleseuropéens;dansleurscroyances,leurscoutumes,leurcomportementdevantlavie et la mort, sont encore reconnaissables nombre de « situations religieuses » archaïques. Enétudiant les sociétés rurales européennes, on a des chancesde comprendre lemonde religieuxdesagriculteursnéolithiques.Enbeaucoupdecas,lescoutumesetlescroyancesdespaysanseuropéensreprésentent un état de culture plus archaïque que celui attesté par la mythologie de la Grèceclassique[83]. Il est vrai que laplupart de cespopulations ruralesde l’Europeont été christianiséesdepuisplusd’unmillénaire.Maisellesontréussiàintégrerdansleurchristianismeunegrandepartiede leurhéritage religieuxpréchrétien,d’uneantiquité immémoriale. Il serait inexactdecroireque,pour cette raison, les paysans de l’Europe ne sont pas chrétiens.Mais il faut reconnaître que leurreligiositéne se réduitpasaux formeshistoriquesduchristianisme,qu’elleconserveune structurecosmiquepresqueentièrementabsentede l’expériencedeschrétiensdesvilles.Onpeutparlerd’unchristianismeprimordial, anhistorique ; en se christianisant, les agriculteurs européens ont intégrédansleurnouvellefoilareligioncosmiquequ’ilsconservaientdepuislapréhistoire.

Mais,pourl’historiendesreligionsdésireuxdecomprendreetdefairecomprendrelatotalitédessituationsexistentiellesdel’homoreligiosus, leproblèmeestpluscomplexe.Toutunmondes’étendau-delàdesfrontièresdesculturesagricoles:lemondevraiment«primitif»despasteursnomades,deschasseurs,despopulationsencoreaustadede lapetitechasseetde lacueillette.Pourconnaîtrel’univers mental de l’homo religiosus, il faut tenir compte surtout des hommes de ces sociétésprimitives. Or, leur comportement religieux nous semble, aujourd’hui, excentrique, sinonfranchementaberrant, ilest,en toutcas,assezdifficileàsaisir.Mais iln’yapasd’autremoyendecomprendre un univers mental étranger, que de se situer au-dedans, dans son centre même, pouraccéder,delà,àtouteslesvaleursqu’ilcommande.

Ceque l’onconstatedèsqu’onse replacedans laperspectivede l’hommereligieuxappartenantaux sociétés archaïques, c’est que le Monde existe parce qu’il a été créé par les dieux, et que

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l’existencemêmeduMonde«veutdire»quelquechose,queleMonden’estpasmuetniopaque,qu’iln’est pas une chose inerte, sans but ni signification. Pour l’homme religieux, le cosmos « vit » et«parle».LaviemêmeduCosmosestunepreuvedesasainteté,puisqu’ilaétécrééparlesdieuxetquelesdieuxsemontrentauxhommesàtraverslaviecosmique.

C’est pour cette raison qu’à partir d’un certain stade de culture l’homme se conçoit comme unmicrocosmos. Il fait partie de la Création des dieux ; autrement dit, il retrouve en lui-même, la«sainteté»qu’ilreconnaîtdansleCosmos.Ils’ensuitquesavieesthomologuéeàlaviecosmique:en tant qu’œuvre divine, celle-ci devient l’image exemplaire de l’existence humaine. Quelquesexemples.NousavonsvuquelemariageestvalorisécommeunehiérogamieentreleCieletlaTerre.Mais, chez lesagriculteurs, l’homologationTerre-Femmeest encorepluscomplexe.La femmeestassimiléeà laglèbe, les semencesausemenvirile et le travail agricole à l’accouplement conjugal.«Cettefemmeestvenuecommeunvivantterroir:semezenelle,hommes,lasemence!»est-ilécritdansl’AtharvaVeda(XIV, II,14).«Vosfemmessontpourvousdeschamps»(Coran, II,225).Unereinestérilese lamente :«Jesuispareilleàunchampoùriennepousse!»Aucontraire,dansunhymne du XIIe siècle, la vierge Marie est glorifiée en tant que terra non arabilis quae fructumparturiit.

Essayonsdecomprendrelasituationexistentielledeceluipourquitoutesceshomologationssontdes expériences vécues, et non pas simplement des idées. Il est évident que sa vie possède unedimension de plus : elle n’est pas simplement humaine, elle est en même temps « cosmique »,puisqu’elle a une structure transhumaine.On pourrait l’appeler une « existence ouverte », car ellen’est pas limitée strictement aumode d’être de l’homme. (Nous savons, d’ailleurs, que le primitifsitue son propremodèle à atteindre sur le plan transhumain révélé par lesmythes.)L’existence del’homoreligiosus,surtoutduprimitif,est«ouverte»versleMonde;envivant, l’hommereligieuxn’estjamaisseul,unepartieduMondevitenlui.Maisonnepeutpasdire,avecHegel,quel’hommeprimitifest«ensevelidans laNature»,qu’ilnes’estpasencoreretrouvéen tantquedistinctde laNature,entantquelui-même.L’Hindouqui,embrassantsonépouse,proclamequ’elleestlaTerreetqu’ilestleCielestenmêmetempspleinementconscientdesonhumanitéetdecelledesonépouse.L’agriculteuraustro-asiatiquequidésigneaveclemêmevocable,lak,lephallusetlabêcheet,commetant d’autres cultivateurs, assimile les graines au semen virile sait très bien que la bêche est uninstrument qu’il s’est fabriqué et qu’en travaillant son champ il effectue un travail agricolecomportantuncertainnombredeconnaissancestechniques.Autrementdit,lesymbolismecosmiqueajouteunenouvellevaleuràunobjetouàuneaction,sanspourautantporteratteinteàleursvaleurspropresetimmédiates.Uneexistence«ouverte»versleMonden’estpasuneexistenceinconsciente,ensevelie dans la Nature. L’« ouverture » vers le Monde rend l’homme religieux capable de seconnaître en connaissant le Monde, et cette connaissance lui est précieuse parce qu’elle est«religieuse»,parcequ’elleseréfèreàl’Être.

SanctificationdelaVie.

L’exemplecitéà l’instantnousaideàcomprendre laperspectivedans laquelle se situe l’hommedessociétésarchaïques:pourlui,laviedanssatotalitéestsusceptibled’êtresanctifiée.Lesmoyensparlesquelsonobtientlasanctificationsontmultiples,maislerésultatestpresquetoujourslemême:lavieestvécuesurundoubleplan:ellesedérouleentantqu’existencehumaineet,enmêmetemps,elleparticipeàunevie transhumaine,celleduCosmosoudesdieux.Onest fondéà supposerque,dansuntrèslointainpassé,touslesorganesetlesexpériencesphysiologiquesdel’homme,toussesgestesavaientunesignificationreligieuse.Celavadesoi,cartouslescomportementshumainsontétéinaugurésparlesdieuxoulesHéroscivilisateursinillotempore :ceux-ciontfondénonseulement

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lesdiverstravauxetlesdiversesmanièresdesenourrir,defairel’amour,des’exprimer,etc.,maismêmelesgestesenapparencesansimportance.DanslesmythesdesAustraliensKaradjeri,lesdeuxHéros civilisateurs ont pris une position spéciale pour uriner, et les Karadjeri imitentjusqu’aujourd’hui ce geste exemplaire[84]. Il est inutile de rappeler que rien de semblable necorrespond au niveau de l’expérience profane de la Vie. Pour l’homme areligieux, toutes lesexpériences vitales, aussi bien la sexualité que l’alimentation, le travail que le jeu, ont étédésacralisées.Autrementdit,touscesactesphysiologiquessontdépourvusdesignificationspirituelle,etdoncdeladimensionvéritablementhumaine.

Mais, en dehors de cette signification religieuse que les actes physiologiques reçoivent en tantqu’imitationdemodèles divins, les organes et leurs fonctions ont été valorisés religieusement parleur assimilation aux divers régions et phénomènes cosmiques. Nous avons déjà rencontré unexemple classique : la femme assimilée à la glèbe et à la Terre-Mère, l’acte sexuel assimilé à lahiérogamieCiel-Terreet auxsemailles.Mais lenombrede telleshomologationsentre l’hommeetl’Univers est considérable. Certaines semblent s’imposer spontanément à l’esprit, comme, parexemple,l’homologationdel’œilauSoleil,oudesdeuxyeuxauSoleiletàlaLune,oudelacalotteducrâneà laLunepleine ;ouencore l’assimilationdessoufflesauxvents,desosauxpierres,descheveuxauxherbes,etc.

Mais l’historien des religions rencontre d’autres homologations qui impliquent un symbolismeplus élaboré, tout un système de correspondances micromacrocosmiques. Ainsi l’assimilation duventre ou de lamatrice à la grotte, des intestins aux labyrinthes, de la respiration au tissage, desveinesetdesartèresauSoleiletà laLune,delacolonnevertébraleà l’Axismundi,etc.Sansdoutetoutesceshomologationsentrelecorpshumainetlemacrocosmosnesont-ellespasattestéeschezlesprimitifs. Certains systèmes de correspondances homme-Univers n’ont connu leur élaborationcomplète que dans les grandes cultures (Inde, Chine, Proche-Orient antique, Amérique centrale).Néanmoins, leurpointdedépart se trouvedéjàdans lesculturesarchaïques.On rencontrechez lesprimitifsdessystèmesd’homologieanthropocosmiqued’uneextraordinairecomplexité,démontrantunecapacitéinépuisabledespéculation.C’estlecas,parexemple,desDogonsdel’ancienneAfrique-OccidentaleFrançaise[85].

Or,ceshomologationsanthropocosmiquesnous intéressentsurtoutdans lamesureoùellessontles«chiffres»desdiversessituationsexistentielles.Nousdisionsquel’hommereligieuxvitdansunmonde«ouvert»etque,d’autrepart,sonexistenceest«ouverte»auMonde.Celarevientàdirequel’homme religieux est accessible à une série infinie d’expériences qu’on pourrait appeler«cosmiques».Detellesexpériencessonttoujoursreligieuses,carleMondeestsacré.Pourarriveràlescomprendre,ilfautserappelerquelesprincipalesfonctionsphysiologiquessontsusceptiblesdedevenirdessacrements.Onmangerituellementet lanourritureestdiversementvalorisée,selonlesdifférentesreligionsetcultures: lesalimentssontconsidéréssoitsacrés,soitundondeladivinité,soituneoffrandeauxdieuxducorps(commec’estlecas,parexemple,dansl’Inde).Laviesexuelle,nousl’avonsvu,estégalementritualiséeet,parconséquent,homologuéeaussibienauxphénomènescosmiques (pluie,ensemencement)qu’auxactesdivins (hiérogamieCiel-Terre).Parfois lemariageestvalorisésuruntripleplan:individuel,socialetcosmique.Parexemple,chezlesOmaha,levillageestdiviséendeuxmoitiés,appelées respectivementCieletTerre.Lesmariagesnepeuvent se fairequ’entrelesdeuxmoitiésexogames,etchaquenouveaumariagerépètelehiérosgamosprimordial:l’unionentrelaTerreetleCiel[86].

Detelleshomologationsanthropocosmiques,etsurtoutlasacramentalisationconsécutivedelaviephysiologique,ontgardétouteleurvitalitémêmedanslesreligionshautementévoluées.Pournouslimiteràunseulexemple:l’unionsexuelleentantquerituel,rappelonsqu’elleaatteintunprestige

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considérabledansletantrismeindien.L’Indenousmontreavecéclatcommentunactephysiologiquepeut être transformé en rituel et comment, dépassée l’époque ritualiste, le même acte peut êtrevalorisé comme une « technique mystique ». L’exclamation de l’époux dans la Brihdâranyaka-Upanishad:«JesuisleCiel,tueslaTerre!»,faitsuiteàlatransfigurationpréalabledesonépouseen l’autel du sacrifice védique (VI, IV, 3).Mais, dans le tantrisme, la femme finit par incarner laPrakriti (laNature)et laDéessecosmique, laShakti, tandisquelemâles’identifieàShiva, l’Espritpur, immobile et serein. L’union sexuelle (maithuna) est avant tout une intégration de ces deuxprincipes, la Nature-Énergie cosmique et l’Esprit. Comme s’exprime un texte tantrique : « Lavéritable union sexuelle est l’union de la Shakti suprême avec l’Esprit (âtman) ; les autres nereprésententquedesrapportscharnelsaveclesfemmes»(KûlârnavaTantra,V,111-112).Ilnes’agitplusd’unactephysiologique,maisd’unritemystique;lespartenairesnesontplusdesêtreshumains,maissont«détachés»etlibrescommedesdieux.Lestextestantriquessoulignentinlassablementqu’ils’agitd’unetransfigurationdel’expériencecharnelle.«Parlesmêmesactesquifontbrûlercertainshommes dans l’Enfer pendant des millions d’années, le yogin obtient son éternel salut[87]. » LaBrihadâranyakaUpanishad (V, XIV, 8) affirmait déjà : « Celui qui sait ainsi, quelque péché qu’ilparaissecommettre,estpur,sansvieillesse,immortel.»End’autrestermes,«celuiquisait»disposed’unetouteautreexpériencequeleprofane.C’estdirequetouteexpériencehumaineestsusceptibled’êtretransfigurée,vécuesurunautreplan,transhumain.

L’exempleindiennousmontreàquelraffinement«mystique»peutatteindrelasacramentalisationdesorganesde laviephysiologique, sacramentalisationdéjà amplement attestéeà tous lesniveauxarchaïques de culture.Ajoutons que la valorisation de la sexualité commemoyen de participer ausacré (dans le cas de l’Inde, d’obtenir l’état surhumain de la liberté absolue) n’est pas exempte dedangers.Dans l’Indemême, le tantrismeadonnéoccasionàdescérémoniesaberranteset infâmes.Ailleurs,danslemondeprimitif,lasexualitérituelles’estaccompagnéedemainteformeorgiastique.Cetexemplegardepourtantunevaleur suggestiveencequ’ilnous révèleuneexpériencequin’estplusaccessibledansunesociétédésacralisée:l’expérienced’uneviesexuellesanctifiée.

Corps-maison-Cosmos.

Nousavonsvuque l’hommereligieuxvitdansunCosmos«ouvert»etqu’il est«ouvert»auMonde.Entendezparlà:a)qu’ilestencommunicationaveclesdieux;b)qu’ilparticipeàlasaintetéduMonde. Que l’homme religieux ne peut vivre que dans un monde « ouvert », nous avons eul’occasiondeleconstaterenanalysantlastructuredel’espacesacré:l’hommedésiresesituerdansun « centre », là où existe la possibilité de communiquer avec les dieux. Son habitation est unmicrocosmos ; son corps l’est d’ailleurs aussi. L’homologation maison-corps-Cosmos s’imposeasseztôt.Insistonsunpeusurcetexemple,carilnousmontreenquelsenslesvaleursdelareligiositéarchaïquesontsusceptiblesd’êtreréinterprétéesparlesreligions,voirelesphilosophiesultérieures.

Lapenséereligieuseindienneaabondammentutilisécettehomologationtraditionnelle:maison-Cosmos-corps humain, et l’on comprend pourquoi : le corps, comme leCosmos, est, en dernièreinstance,une«situation»,unsystèmedeconditionnementsqu’onassume.LacolonnevertébraleestassimiléeauPiliercosmique(skambha)ouàlaMontagneMeru,lessoufflessontidentifiésauxvents,lenombriloulecœurau«CentreduMonde»,etc.Maisl’homologationsefaitaussientrelecorpshumainet le ritueldanssonensemble ; laplacedusacrifice, lesustensileset lesgestessacrificielssont assimilés aux divers organes et fonctions physiologiques. Le corps humain, homologuérituellementauCosmosouàl’autelvédique(quiestuneimagomundi),estégalementassimiléàunemaison. Un texte hathayogique parle du corps comme d’« une maison avec une colonne et neufportes»(GorakshaShataka,14).

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Enunmot,ens’installantconsciemmentdanslasituationexemplaireà laquelle ilestenquelquesorte prédestiné, l’homme se « cosmise » ; il reproduit à l’échelle humaine le système desconditionnements réciproques et des rythmes qui caractérise et constitue un « monde », qui, ensomme,définit toutunivers.L’homologation joueégalementdans lesenscontraire :à leur tour, letemple ou la maison sont considérés comme un corps humain. L’« œil » du dôme est un termefréquentdansplusieurstraditionsarchitecturales[88].Maisilimportedesoulignerunfait:chacunedeces imageséquivalentes–Cosmos,maison,corpshumain–présenteouestsusceptiblederecevoirune«ouverture» supérieure rendantpossible lepassagedansunautremonde.L’orifice supérieurd’une tour indienne porte, entre autres, le nom de brahmarandhra. Or, ce terme désignel’« ouverture » qui se trouve au sommet du crâne et qui joue un rôle capital dans les techniquesyogico-tantriques,c’estparlàégalementques’envolel’âmeaumomentdelamort.Rappelonsàceproposlacoutumedebriserlecrânedesyogismortspourfaciliterledépartdel’âme[89].

Cettecoutumeindienneasarépliquedanslescroyances,abondammentrépanduesenEuropeetenAsie, que l’âme dumort sort par la cheminée (trou de fumée) ou par le toit, et notamment par lapartiedutoitquisetrouveau-dessusdel’«anglesacré[90]».Encasd’agonieprolongée,onenlèveuneouplusieursplanchesdutoit,oumêmeonlebrise.Lasignificationdecettecoutumeestévidente:l’âme se détachera plus facilement de son corps si cette autre image du corps-Cosmos qu’est lamaisonestfracturéedanssapartiesupérieure.Évidemment,toutescesexpériencessontinaccessiblesàl’hommeareligieux,nonseulementparceque,pourcelui-ci,lamortaétédésacralisée,maisaussiparce qu’il ne vit plus dans un Cosmos proprement dit et ne se rend plus compte qu’avoir un«corps»ets’installerdansunemaisonéquivautàassumerunesituationexistentielledansleCosmos(voirplusloin).

Ilestremarquablequelevocabulairemystiqueindienaconservél’homologationhomme-maisonetnotamment l’assimilationducrâne au toit ou à la coupole.L’expériencemystique fondamentale,c’est-à-direledépassementdelaconditionhumaine,estexpriméeparunedoubleimage:larupturedutoitetlevoldanslesairs.LestextesbouddhistesparlentdesArhatsqui«volentdanslesairsenbrisant le toit du palais », qui, « volant par leur propre volonté, brisent et traversent le toit de lamaison et vont dans les airs » etc.[91]. Ces formules imagées sont susceptibles d’une doubleinterprétation:surleplandel’expériencemystique,ils’agitd’une«extase»etdoncdel’envoldel’âmeparlebrahmarandhra;surleplanmétaphysique,ils’agitdel’abolitiondumondeconditionné.Maislesdeuxsignificationsdu«vol»desArhatsexprimentlarupturedeniveauontologiqueetlepassaged’unmoded’êtreàunautre,ou,plusexactement,lepassagedel’existenceconditionnéeàunmoded’êtrenon-conditionné,c’est-à-diredeparfaiteliberté.

Dans laplupartdesreligionsarchaïques, le«vol»signifie l’accèsàunmoded’êtresurhumain(Dieu, magicien, « esprit »), en dernière analyse, la liberté de se mouvoir à volonté, dont uneappropriationdelaconditiondel’«esprit».Pourlapenséeindienne,l’Arhatqui«briseletoitdelamaison»et s’envoledans lesairs illustred’unemanière imagéequ’ila transcendé leCosmosetaaccédéàunmoded’êtreparadoxal,voireimpensable,celuidelalibertéabsolue(quelquenomqu’onluidonne:nirvâna,asamskrta,samâdhi,sahaja,etc.).Surleplanmythologique,legesteexemplairedelatranscendanceduMondeestillustréparBouddha,proclamantqu’ila«brisé»l’Œufcosmique,la « coquille de l’ignorance », et qu’il a obtenu « la bienheureuse, l’universelle dignité deBouddha[92]».

Cet exemple nous montre l’importance de la pérennité des symbolismes archaïques relatifs àl’habitation humaine. Ces symbolismes expriment des situations religieuses primordiales,mais ilssont susceptibles de modifier leurs valeurs en s’enrichissant de significations nouvelles et ens’intégrantdansdessystèmesdepenséedeplusenplusarticulés.On«habite»lecorpsdelamême

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façonqu’onhabiteunemaisonouleCosmosquel’ons’estcréésoi-même(cf.ch.I).Toutesituationlégaleetpermanente implique l’insertiondansunCosmos,dansunUniversparfaitementorganisé,doncimitédumodèleexemplaire,laCréation.Territoirehabité,Temple,maison,corps,nousl’avonsvu, sont des Cosmos. Mais, chacun selon son mode d’être, tous ces Cosmos gardent une« ouverture », quelle que soit l’expression choisie par les diverses cultures (l’«œil » duTemple,cheminée, trou de fumée, brahmarandhra, etc.). D’une façon ou d’une autre, le Cosmos que l’onhabite–corps,maison,territoiretribal,cemonde-cidanssatotalité–communiqueparenhautavecunautreniveauquiluiesttranscendant.

Ilarrivequedansunereligionacosmique,commecelledel’Indeaprèslebouddhisme,l’ouvertureversleplansupérieurn’exprimepluslepassagedelaconditionhumaineàlaconditionsurhumaine,mais la transcendance, l’abolitionduCosmos, la liberté absolue.Ladifférenceest énormeentre lasignificationphilosophiquedel’«œufbrisé»parBouddhaoudu«toit»fracturéparlesArhatsetlesymbolismearchaïquedupassagedelaTerreauCiellelongdel’Axismundiouparletroudefumée.Ilrestequelaphilosophiecommelamystiqueindiennesontchoisidepréférence,parmilessymbolesqui pouvaient signifier la rupture ontologique et la transcendance, cette image primordiale del’éclatement du toit. Le dépassement de la condition humaine se traduit, d’une façon imagée, parl’anéantissement de la « maison », c’est-à-dire du Cosmos personnel que l’on a choisi d’habiter.Toute«demeurestable»oùl’ons’est«installé»équivaut,surleplanphilosophique,àunesituationexistentielle qu’on a assumée. L’image de l’éclatement du toit signifie qu’on a aboli toute« situation», qu’ona choisi non l’installationdans lemonde,mais la liberté absolue qui, pour lapenséeindienne,impliquel’anéantissementdetoutmondeconditionné.

Iln’estpointnécessaired’analyserlonguementlesvaleursaccordéesparundenoscontemporainsnon-religieuxàsoncorps,àsamaisonetàsonunivers,pourmesurerl’énormedistancequileséparedeshommesappartenantauxculturesprimitivesetorientalesdontnousvenonsdeparler.Demêmeque l’habitation d’un hommemoderne a perdu ses valeurs cosmologiques, son corps est privé detoute signification religieuse ou spirituelle.En raccourci, onpourrait dire que, pour lesmodernesdépourvusdereligiosité,lecosmosestdevenuopaque,inerte,muet:ilnetransmetaucunmessage,n’est porteur d’aucun « chiffre ». Le sentiment de la sainteté de la Nature survit aujourd’hui enEurope,surtoutchezlespopulationsrurales,parcequec’estlàquesubsisteunchristianismevécuentantqueliturgiecosmique.

Quantauchristianismedessociétésindustrielles,surtoutceluidesintellectuels, ilaperdudepuislongtemps les valeurs cosmiques qu’il possédait encore auMoyenÂge. Non que le christianismeurbainsoitnécessairement«dégradé»ou«inférieur»,maislasensibilitéreligieusedespopulationsurbainesenestgravementappauvrie.Laliturgiecosmique,lemystèredelaparticipationdelaNatureaudramechristologiquesontdevenusinaccessiblesauxchrétiensvivantdansunevillemoderne.Leurexpériencereligieusen’estplus«ouverte»versleCosmos.C’estuneexpériencestrictementprivée;lesalutestunproblèmeentrel’hommeetsonDieu;danslemeilleurdescas,l’hommesereconnaîtresponsable non seulement devant Dieu, mais aussi devant l’Histoire. Mais dans ces rapports :homme-Dieu-Histoire,leCosmosnetrouveaucuneplace.Cequilaisseàsupposerque,mêmepourunchrétienauthentique,leMonden’estplussenticommeœuvreduDieu.

LepassageparlaPorteétroite.

Cequivientd’êtreditsurlesymbolismecorps-maison,etleshomologationsanthropocosmiquesquiensontsolidaires,estloind’épuiserl’extraordinairerichessedusujet:ilnousafallunouslimiterà quelques-uns seulement parmi ses multiples aspects. La « maison » – à la fois imago mundi etréplique du corps humain – joue un rôle considérable dans les rituels et les mythologies. Dans

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certainescultures(Chineprotohistorique,Étrurie,etc.),lesurnesfunérairessontfaçonnéesenformede maison : elles présentent une ouverture supérieure permettant à l’âme du mort d’entrer et desortir[93]. L’urne-maison devient en quelque sorte le nouveau « corps » du trépassé. Mais c’estégalementd’unemaisonnetteenformedecapuchonquesortl’Ancêtremythique,etc’estencoredansunetellemaison-urne-capuchonqueleSoleilsecachependantlanuitpourenressortirlematin[94].Ilyadoncunecorrespondancestructurelleentrelesdifférentesmodalitésdepassage:desténèbresàlalumière(Soleil),delapré-existenced’uneracehumaineàsamanifestation(Ancêtremythique),delaVieàlaMortetàlanouvelleexistencepostmortem(l’âme).

Nous avons souligné plusieurs fois que toute forme de «Cosmos » – l’Univers, le Temple, lamaison, le corps humain – est pourvue d’une « ouverture » supérieure. On comprend mieuxmaintenantlasignificationdecesymbolisme:l’ouverturerendpossiblelepassaged’unmoded’êtreà un autre, d’une situation existentielle à une autre. Toute existence cosmique est prédestinée au«passage»:l’hommepassedelapré-vieàlavieetfinalementàlamort,commel’Ancêtremythiqueestpasséde lapréexistenceà l’existenceet leSoleildes ténèbresà la lumière.Remarquonsquecetypede«passage»s’inscritdansunsystèmepluscomplexe,dontnousavonsexaminélesprincipalesarticulationsenparlantdelaLuneentantqu’archétypedudevenircosmique,delavégétationentantquesymboledurenouvellementuniversel,etsurtoutdesmultiplesmanièresderépéterrituellementlacosmogonie,c’est-à-direlepassageexemplaireduvirtuelauformel.Ilconvientdepréciserquetousces rituels et symbolismes du « passage » expriment une conception spécifique de l’existencehumaine : une fois né, l’homme n’est pas encore achevé ; il doit naître une deuxième fois,spirituellement ; il devient homme complet en passant d’un état imparfait, embryonnaire, à l’étatparfaitd’adulte.Enunmot,onpeutdirequel’existencehumainearriveàlaplénitudeparunesériederitesdepassage,ensommed’initiationssuccessives.

On abordera plus loin le sens et la fonction de l’initiation. Pour l’instant, arrêtons-nous sur lesymbolismedu«passage»telquel’hommereligieuxledéchiffredanssonmilieufamilieretdanssavie quotidienne : dans samaison, par exemple, dans les chemins qu’il emprunte pour aller à sontravail, dans les ponts qu’il traverse, etc. Ce symbolisme est présent dans la structure même del’habitation.L’ouverturesupérieuresignifie,nousl’avonsvu,ladirectionascensionnelleversleCiel,le désir de transcendance. Le seuil concrétise aussi bien la délimitation entre le « dehors » et le«dedans»quelapossibilitédepassaged’unezoneàuneautre(duprofaneausacré;cf.ch.1).Maiscesontsurtoutlesimagesdupontetdelaporteétroitequisuggèrentl’idéedepassagedangereuxetqui, pour cette raison, abondent dans les rituels et les mythologies initiatiques et funéraires.L’initiation,commelamort,commel’extasemystique,commelaconnaissanceabsolue,comme,dansle judéo-christianisme, la foi, équivalent à un passage d’unmode d’être à un autre et opèrent unevéritablemutationontologique.Poursuggérercepassageparadoxal(ilimpliquetoujoursuneruptureetunetranscendance), lesdiversestraditionsreligieusesontabondammentutilisélesymbolismeduPontdangereuxoudelaPorteétroite.Danslamythologieiranienne,lePontCinvatestempruntéparlestrépassésdansleurvoyagepostmortem : ilestlargedeneuflongueursdelancepourlesjustes,maispourlesimpiesildevientétroitcomme«lalamed’unrasoir»(Dînkart,IX,XX,3).SouslePontCinvats’ouvreletrouprofonddel’Enfer(Vidêvdat,III,7).C’estencoreparcePontquepassentlesmystiques dans leur voyage extatique au Ciel : par là, par exemple, est monté, en esprit, ArdâVîraf[95].

LaVisiondesaintPaulnousmontreunpont«étroitcommeuncheveu»qui relitnotremondeavecleParadis.Lamêmeimageserencontrechezlesécrivainsetmystiquesarabes:lepontest«plusétroitqu’uncheveu»etrelielaTerreauxsphèresastralesetauParadis.Demême,danslestraditionschrétiennes, les pécheurs, incapables de le traverser, sont précipités dans l’Enfer. Les légendes

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médiévalesparlentd’un«pontcachésousl’eau»etd’unpont-sabre,surlequellehéros(Lancelot)doitpasserpiedsetmainsnus:cepontest«plustranchantqu’unefaux»etlepassagesefait«avecsouffranceetagonie».Danslatraditionfinlandaiseunpontcouvertd’aiguilles,declous,delamesderasoirtraversel’Enfer:lesmortsaussibienqueleschamansenextasel’empruntentdansleurvoyageversl’autremonde.Desdescriptionsanaloguesserencontrentunpeupartoutdanslemonde[96].Maisilimportedesoulignerquelamêmeimageries’estconservéelorsqu’onavoulusignifierladifficultédelaconnaissancemétaphysiqueet,danslechristianisme,delafoi.«Ilestmalaisédepassersurlalame effilée du rasoir, disent les poètes pour exprimer la difficulté du chemin qui mène à laconnaissancesuprême»(KathaUpanishad, III, 14). «Étroite est laporte et resserré le cheminquimèneàlaVie,etilyenapeuquiletrouvent»(Matthieu,VII,14).

Cesquelquesexemplesconcernantlesymbolismeinitiatique,funéraireetmétaphysiquedupontetdelaportenousontmontréenquelsensl’existencequotidienneetle«petitmonde»qu’elleimplique–lamaisonavecsesoutils,laroutinejournalièreetsesgestes,etc.–sontsusceptiblesd’êtrevaloriséssurleplanreligieuxetmétaphysique.C’estlaviecourantedetouslesjoursquiesttransfiguréedansl’expérienced’unhommereligieux:ildécouvrepartoutun«chiffre».Mêmelegesteleplushabituelpeutsignifierunactespirituel.Lecheminetlamarchesontsusceptiblesd’êtretransfigurésenvaleursreligieuses, car tout chemin peut symboliser le « chemin de la vie », et toute marche un« pèlerinage », une pérégrination vers leCentre duMonde[97]. Si la possession d’une «maison »impliquequ’onaassuméunesituationstabledansleMonde,ceuxquiontrenoncéàleurmaison,lespèlerinsetlesascètes,proclamentparleur«marche»,parleurcontinuelmouvement,leurdésirdesortirduMonde, lerefusdetoutesituationmondaine.Lamaisonestun«nid»et,commeledit lePancavimshaBrahmâna(XI,XV,1),le«nid»impliquedestroupeaux,desenfantsetunfoyer,enunmot,ilsymboliselemondefamilial,social,économique.Ceuxquiontchoisilaquête,lecheminversle Centre, doivent abandonner toute situation familiale et sociale, tout « nid », et se consacreruniquement à la «marche » vers la vérité suprême qui, dans les religions hautement évoluées, seconfondavecleDieucaché,leDeusabsconditus[98].

Ritesdepassage.

Commeonl’aremarquédepuislongtemps,lesritesdepassagejouentunrôleconsidérabledanslaviedel’hommereligieux[99].Certes,leritedepassageparexcellenceestreprésentéparl’initiationdepuberté, lepassaged’uneclassed’âgeàuneautre (de l’enfanceoude l’adolescenceà la jeunesse).Maisilyégalementritedepassageàlanaissance,aumariageetàlamort,etonpourraitdireque,danschacundecescas,ils’agittoujoursd’uneinitiation,carpartoutintervientunchangementradicalde régime ontologique et de statut social. Lorsqu’il vient de naître, l’enfant ne dispose que d’uneexistencephysique;iln’estpasencorereconnuparlafamillenireçuparlacommunauté.Cesontlesrites observés immédiatement après l’accouchement qui confèrent au nouveau-né le statut de«vivant»proprementdit;c’estseulementgrâceàcesritesqu’ilestintégrédanslacommunautédesvivants.

Le mariage est également l’occasion d’un passage d’un groupe socio-religieux à un autre. Lejeunemariéquittelegroupedescélibatairespourparticiperdorénavantàceluideschefsdefamille.Toutmariageimpliqueunetensionetundanger,déclencheunecrise;c’estpourquoiils’effectueparunritedepassage.LesGrecsappelaientlemariagetélos,consécration,etlerituelnuptialressemblaitàceluidesmystères.

Encequiconcernelamort,lesritessontd’autantpluscomplexesqu’ils’agitnonseulementd’un«phénomènenaturel»(lavie,oul’âme,quittantlecorps),maisd’unchangementderégimeàlafois

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ontologiqueetsocial:letrépassédoitaffrontercertainesépreuvesquiintéressentsapropredestinéed’outre-tombe,mais il doit aussi être reconnupar la communauté desmorts et accepté parmi eux.Pour certains peuples, seul l’ensevelissement rituel confirme la mort : celui qui n’est pas enterréselon la coutume n’est pas mort. Ailleurs, la mort de quelqu’un n’est reconnue valable qu’aprèsl’accomplissement des cérémonies funéraires, ou lorsque l’âme du trépassé a été rituellementconduiteàsanouvelledemeure,dansl’autremonde,etlàaétéagrééeparlacommunautédesmorts.Pour l’hommeareligieux, lanaissance, lemariage, lamortnesontquedesévénements intéressantl’individuetsafamille;rarement–danslecasdeschefsd’Étatoudespoliticiens–desévénementsayant des répercussions politiques. Dans une perspective areligieuse de l’existence, tous ces«passages»ontperdu leurcaractère rituel : ilsnesignifient riend’autrequecequemontre l’acteconcret d’une naissance, d’un décès ou d’une union sexuelle officiellement reconnue. Ajoutons,pourtant,qu’uneexpériencedrastiquementareligieusedelavietotaleserencontreassezrarementàl’état pur, même dans les sociétés les plus sécularisées. Il est possible qu’une telle expériencecomplètementareligieusedeviennepluscourantedansunavenirplusoumoinslontain;mais,pourl’instant,elleestencorerare.Cequel’onrencontredanslemondeprofane,c’estunesécularisationradicaledelamort,dumariageetdelanaissance,mais,commenousnetarderonspasàlevoir, ilsubsistedevaguessouvenirsetnostalgiesdescomportementsreligieuxabolis.

Quantauxrituelsinitiatiquesproprementdits,ilconvientdefaireladistinctionentrelesinitiationsdepuberté (classed’âge)et lescérémoniesd’entréedansunesociété secrète : ladifférence laplusimportanterésidedanslefaitquetouslesadolescentssonttenusd’affronterl’initiationd’âge,tandisquelessociétéssecrètessontréservéesàuncertainnombred’adultes.L’institutiondel’initiationdepuberté semble plus ancienne que celle de la société secrète ; plus répandue, elle est attestée auxniveauxlesplusarchaïquesdeculture,comme,parexemple,chezlesAustraliensetlesFuégiens.Ilnenousrevientpasd’exposericilescérémoniesinitiatiquesdansleurcomplexité.Cequinousintéresse,c’est que, dès les stades archaïques de culture, l’initiation joue un rôle capital dans la formationreligieuse de l’homme, et, surtout, qu’elle consiste essentiellement dans une mutation du régimeontologique du néophyte. Ce fait nous semble très important pour la compréhension de l’hommereligieux : il nousmontreque l’hommedes sociétés primitivesne se considèrepas« achevé» telqu’ilse trouve«donné»auniveaunaturelde l’existence :pourdevenirhommeproprementdit, ildoitmouriràcetteviepremière(naturelle)etrenaîtreàuneviesupérieure,quiestàlafoisreligieuseetculturelle.

En d’autres termes, le primitif place son idéal d’humanité sur un plan surhumain.À son sens :1o on ne devient homme complet qu’après avoir dépassé, et en quelque sorte aboli, l’humanité«naturelle»,carl’initiationseréduit,ensomme,àuneexpérienceparadoxale,sur-naturelle,demortetderésurrection,oudesecondenaissance;2olesritesinitiatiquescomportantlesépreuves,lamortet la résurrection symboliquesont été fondéspar lesdieux, lesHéroscivilisateursou lesAncêtresmythiques:cesritesontdoncuneoriginesurhumaineet,enlesaccomplissant,lenéophyteimiteuncomportementsurhumain,divin.Cepointestà retenir,car ilmontreencoreune foisque l’hommereligieux se veut autre qu’il ne se trouve être au niveau « naturel » et s’efforce de se faire selonl’image idéalequi luiaétérévéléepar lesmythes.L’hommeprimitifs’efforced’atteindreun idéalreligieuxd’humanité, etdansceteffort se trouventdéjà lesgermesde toutes leséthiquesélaboréesultérieurementdanslessociétésévoluées.Évidemment,danslessociétéareligieusescontemporaines,l’initiation n’existe plus en tant qu’acte religieux.Mais, nous le verrons plus tard, les patterns del’initiationsurviventencore,bienquefortementdésacralisés,danslemondemoderne.

Phénoménologiedel’initiation.

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L’inititationcomportegénéralementunetriplerévélation:celledusacré,celledelamortetcellede la sexualité[100]. L’enfant ignore toutes ces expériences ; l’initié les connaît, les assume et lesintègredanssanouvellepersonnalité.Ajoutonsquesilenéophytemeurtàsavieinfantile,profane,non-régénérée,pourrenaîtreàunenouvelleexistence,sanctifié,ilrenaîtégalementàunmoded’êtrequi rendpossible laconnaissance, lascience.L’initién’estpas seulementun«nouveau-né»ouun«ressuscité» : ilestunhommequisait,quiconnaît lesmystères,quiaeudes révélationsd’ordremétaphysique.Pendant sonapprentissagedans labrousse, il apprend les secrets sacrés : lesmythesconcernant les dieux et l’origine du monde, les vrais noms des dieux, le rôle et l’origine desinstrumentsrituelsutiliséspendantlescérémoniesd’initiation(lesbull-roarers,lescouteauxensilexpour la circoncision, etc). L’initiation équivaut à la maturation spirituelle, et dans toute l’histoirereligieusedel’humaniténousrencontronstoujourscethème:l’initié,celuiquiaconnulesmystères,estceluiquisait.

Lacérémoniedébutepartoutparlaséparationdunéophyted’avecsafamilleetuneretraitedanslabrousse.IlyalàdéjàunsymboledelaMort:laforêt,lajungle,lesténèbressymbolisentl’au-delà,les«Enfers».Encertainsendroits,oncroitqu’untigrevientetportesursondoslescandidatsdanslajungle: lefauveincarnel’Ancêtremythique,leMaîtredel’initiation,quiconduit lesadolescentsauxEnfers.Ailleurs,lenéophyteestcenséengloutiparunmonstre:dansleventredumonstrerègnelaNuitcosmique:c’estlemondeembryonnairedel’existence,aussibiensurleplancosmiquequesurleplandelaviehumaine.Enmainterégion,ilexistedanslabrousseunecabaneinitiatique.C’estlàquelesjeunescandidatssubissentunepartiedeleursépreuvesetsontinstruitsdanslestraditionssecrètesdelatribu.Or,lacabaneinitiatiquesymboliseleventrematernel[101].Lamortdunéophytesignifieunerégressionàl’étatembryonnaire,maiscecinedoitpasêtreentenduuniquementausensdelaphysiologiehumaine,maisaussidansuneacceptioncosmologique:l’étatfœtaléquivautàunerégressionprovisoireaumodevirtuel,précosmique.

D’autresrituelsmettentenlumièrelesymbolismedelamortinitiatique.Chezcertainspeuples,lescandidatssontenterrésoucouchésdansdestombesfraîchementcreusées.Oubienilssontrecouvertsdebranchagesetrestentimmobilescommedesmorts,oubienonlesfrotteavecunepoudreblanchepour les faire ressembler aux spectres. Les néophytes imitent d’ailleurs le comportement desspectres:ilsneseserventpasdeleursdoigtspourmanger,maisprennentlanourrituredirectementaveclesdents,commeoncroitquefontlesâmesdesmorts.Enfin,lestorturesqu’ilssubissentont,entreautresmultiples significations,celle-ci : lenéophyte soumisà la tortureetà lamutilationestcensé torturé, dépecé, bouilli ou grillé par les démonsmaîtres de l’initiation, c’est-à-dire par lesAncêtresmythiques.Cessouffrancesphysiquescorrespondentàlasituationdeceluiquiest«mangé»parledémon-fauve,estdépecédanslagueuledumonstreinitiatique,estdigérédanssonventre.Lesmutilations (arrachage des dents, amputation des doigts, etc.) sont chargées, elles aussi, d’unsymbolismedelamort.Laplupartdesmutilationssontenrapportaveclesdivinitéslunaires.Or,laLune disparaît périodiquement,meurt, pour renaître trois nuits plus tard. Le symbolisme lunairesoulignequelamortestlaconditionpremièredetouterégénérationmystique.

En plus des opérations spécifiques comme la circoncision et la subincision, en dehors desmutilations initiatiques, d’autres signes extérieurs marquent la mort et la résurrection : tatouage,scarifications. Quant au symbolisme de la renaissance mystique, il se présente sous des formesmultiples. Les candidats reçoivent d’autres noms, qui seront dorénavant leurs vrais noms. Chezcertainestribus,lesjeunesinitiéssontcensésavoirtoutoubliédeleurvieantérieure;immédiatementaprès l’initiation ils sont nourris comme de petits enfants, sont conduits par la main et on leurenseignedenouveautouslescomportements,commeàdesbébés.Généralementilsapprennentdansla brousse une langue nouvelle, ou au moins un vocabulaire secret, accessible aux seuls initiés.Comme on le voit, avec l’initiation tout recommence à nouveau. Parfois le symbolisme de la

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deuxième naissance s’exprime par des gestes concrets.Chez certains peuples bantous, avant d’êtrecirconcis,legarçonestl’objetd’unecérémonieconnuesouslenomde«naîtreànouveau[102]».Lepèresacrifieunbélier,ettroisjoursplustardilenveloppel’enfantdanslamembranedel’estomacetlapeaude labête.Mais,avantd’êtreenveloppé, l’enfantdoitmonterdans le lit etcriercommeunnouveau-né.Ilrestedanslapeaudubéliertroisjours.Chezlemêmepeuple,lesmortssontenterrésdanslapeaudesbéliersetdanslapositionfœtale.Lesymbolismedelarenaissancemythiqueparlerevêtement rituel d’une peau d’animal est attesté d’ailleurs dans des cultures hautement évoluées(l’Inde,l’Égypteancienne).

Danslesscénariosinitiatiques,lesymbolismedelanaissancecôtoiepresquetoujoursceluidelaMort.Dans lescontextes initiatiques, lamort signifie ledépassementde laconditionprofane,non-sanctifiée,laconditiondel’«hommenaturel»,ignorantdusacré,aveugleàl’esprit.Lemystèredel’initiationdécouvrepeuàpeuaunéophytelesvraiesdimensionsdel’existence:enl’introduisantausacré,l’initiationl’obliged’assumerlaresponsabilitéd’homme.Retenonscefait,quiestimportant:l’accèsàlaspiritualitésetraduit,pourlessociétésarchaïques,parunsymbolismedelaMortetd’unenouvellenaissance.

Confrériesd’hommesetsociétéssecrètesdefemmes.

Les rites d’entrée dans les sociétés d’hommes utilisent les mêmes épreuves et reprennent lesmêmes scénarios initiatiques. Mais, comme nous l’avons dit, l’appartenance aux confrériesd’hommes impliquedéjàunesélection : tousceuxquiont subi l’initiationdepuberténe ferontpaspartiedelasociétésecrète,bienquetousledésirent[103].

Pour donner un seul exemple : chez les tribus africainesMandja etBanda, il existe une sociétésecrèteconnuesouslenomdeNgakola.Selonlemytheracontéauxnéophytespendantl’initiation,lemonstreNgakolaavait lepouvoirde tuer leshommes,en lesengloutissant,etde lesvomirensuiterenouvelés.Lenéophyteestintroduitdansunecasequisymboliselecorpsdumonstre.LàilentendlavoixlugubredeNgakola,ilestfouettéetsoumisàlatorture;onluiditqu’«ilestentrémaintenantdansleventredeNgakola»etqu’ilestentraind’êtredigéré.Aprèsavoiraffrontéd’autresépreuves,le maître initiateur annonce finalement que Ngakola, qui avait mangé le néophyte, vient de lerendre[104].

On retrouve ici le symbolisme de la mort par l’engloutissement dans le ventre d’un monstre,symbolismequijoueunsigrandrôledanslesinitiationsdepuberté.Remarquonsencoreunefoisquelesritesd’entréedansuneconfrériesecrètecorrespondenten toutpointaux initiationsdepuberté :réclusion, tortures et épreuves initiatiques, mort et résurrection, imposition d’un nouveau nom,enseignementd’unelanguesecrète,etc.

Ilexistedesinitiationsféminines.Ilnefautpasnousattendreàretrouverdanslesritesinitiatiqueset les mystères réservés aux femmes le même symbolisme ou, plus exactement, des expressionssymboliques identiques à celles des initiations et des confréries masculines. Mais on découvrefacilementunélémentcommun:uneexpériencereligieuseprofondequiestàlabasedetouscesritesetmystères.C’estl’accèsàlasacralité,tellequ’elleserévèleenassumantlaconditiondefemme,quiconstituelepointdemireautantdesritesinitiatiquesdepubertéquedessociétéssecrètesféminines(Weiberbünde).

L’initiation débute avec la première menstruation. Ce symptôme physiologique commande unerupture,l’arrachementdelajeunefilleàsonmondefamilier:elleestimmédiatementisolée,séparéedelacommunauté.Laségrégationalieudansunecabanespéciale,danslabrousseoudansuncoinobscurdel’habitation.Lajeunecataménialedoitgarderunepositionparticulière,assezincommode,

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etéviterd’êtrevueparleSoleiloutouchéeparquiquecesoit.Elleporteunvêtementspécial,ouunsigne,unecouleurquiluiestenquelquesorteréservé,etdoitsenourrird’alimentscrus.

La ségrégation et la réclusion dans l’ombre, dans une cabane obscure, dans la brousse, nousrappellent lesymbolismede lamort initiatiquedesgarçons isolésdans la forêt,enfermésdansdeshuttes. Il existe cependant cette différenceque, chez les filles, la ségrégation a lieu immédiatementaprès la première menstruation ; elle est donc individuelle, tandis que chez les garçons elle estcollective.Ladifférences’expliqueparl’aspectphysiologique,manifestechezlesfilles,delafindel’enfance. Pourtant les jeunes filles finissent par constituer un groupe, et alors leur initiation esteffectuéecollectivementpardesvieillesfemmesmonitrices.

Quant auxWeiberbünde, elles sont toujours en relation avec lemystère de la naissance et de lafertilité.Lemystèredel’accouchement,c’est-à-direladécouverteparlafemmequ’elleestcréatricesur le plan de la vie, constitue une expérience religieuse intraduisible en termes d’expériencemasculine.Oncomprendalorspourquoil’accouchementadonnélieuàdesrituelssecretsfémininsquis’organisentparfoisenvéritablesmystères.DestracesdetelsmystèressesontconservéesmêmeenEurope[105].

Commechezleshommes,nousavonsaffaireàdesformesmultiplesd’associationsféminines,oùlesecretetlemystèreaugmententprogressivement.Ilya,pourcommencer,l’initiationgénéraleparlaquellepasse toute filleet toute jeunemariée,etquiaboutità l’institutiondesWeiberbünde. Il y a,ensuite,lesassociationsfémininesdemystères,commeenAfriqueou,dansl’Antiquité,lesgroupesdesMénades.Onsaitquecesconfrériesfémininesàmystèresontmislongtempsàdisparaître.

Mortetinitiation.

Lesymbolismeetlerituelinitiatiquescomportantl’engloutissementparunmonstreonttenuuneplaceconsidérableaussibiendanslesinitiationsquedanslesmytheshéroïquesetlesmythologiesdela Mort. Le symbolisme du retour dans le ventre a toujours une valence cosmologique. C’est lemondeentierqui,symboliquement,retourne,aveclenéophyte,danslaNuitcosmique,pourpouvoirêtrecréédenouveau,c’est-à-direpourpouvoirêtrerégénéré.Commenousl’avonsvu(chap.II),onrécitelemythecosmologiqueàdesfinsthérapeutiques.Pourguérirlemalade,ilfautlefairenaîtreànouveau,etlemodèlearchétypaldelanaissanceestlacosmogonie.Ilfautabolirl’œuvreduTemps,réintégrer l’instant auroral d’avant la Création : sur le plan humain, ceci revient à dire qu’il fautrevenir à la«pageblanche»de l’existence, aucommencementabsolu, lorsque rienn’était encoresouillé,rienn’étaitencoregâché.

Pénétrerdansleventredumonstre–ouêtresymboliquement«enseveli»,ouêtreenfermédanslacabane initiatique – équivaut à une régression dans l’indistinct primordial, dans laNuit cosmique.Sortir du ventre, ou de la cabane ténébreuse, ou de la « tombe » initiatique réitère le retourexemplaire au Chaos, demanière à rendre possible la répétition de la cosmogonie, à préparer lanouvellenaissance.LarégressionauChaossevérifieparfoisàlalettre:c’estlecas,parexemple,desmaladiesinitiatiquesdesfuturschamans,quiontétésouventconsidéréescommedevéritablesfolies.Onassiste,eneffet,àunecrisetotale,conduisantparfoisàladésintégrationdelapersonnalité[106].Ce« chaos psychique » est le signe que l’homme profane est en train de se « dissoudre » et qu’unenouvellepersonnalitéestsurlepointdenaître.

On comprend pourquoi le même schéma initiatique – souffrances, mort et résurrection (re-naissance)–seretrouvedanstouslesmystères,aussibiendanslesritesdepubertéquedansceuxquidonnent accès à une société secrète ; et pourquoi le même scénario se laisse déchiffrer dans lesbouleversantes expériences intimes qui précèdent la vocation mystique (chez les primitifs, les« maladies initiatiques » des futurs chamans). L’homme des sociétés primitives s’est efforcé de

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vaincrelamortenlatransformantenritedepassage.End’autrestermes,pourlesprimitifs,onmeurttoujoursàquelquechosequin’étaitpasessentiel,onmeurtsurtoutàlavieprofane.Bref,lamortenvient à être considérée comme la suprême initiation, comme le commencement d’une nouvelleexistence spirituelle. Mieux : génération, mort et régénération (re-naissance) ont été comprisescommeles troismomentsd’unmêmemystère,et tout l’effortspirituelde l’hommearchaïques’estemployéàmontrerqu’entrecesmomentsilnedoitpasexisterdecoupure.Onnepeutpass’arrêterdansundeces troismoments.Lemouvement, la régénération sepoursuivent infiniment.On refaitinfatigablementlacosmogoniepourêtresûrqu’onfaitbienquelquechose:unenfant,parexemple,ou une maison, ou une vocation spirituelle. C’est pourquoi on rencontre toujours la valencecosmogoniquedesritesd’initiation.

La«secondenaissance»etl’enfantementspirituel.

Le scénario initiatique, c’est-à-dire lamort à la condition profane suivie de la re-naissance aumondesacré,aumondedesdieux,joueégalementunrôleconsidérabledanslesreligionsévoluées.Unexemplecélèbreestceluidusacrifice indien,dont lebutestd’obtenir,après lamort, leCiel, leséjouraveclesdieuxoulaqualitédedieu(devâtma).End’autrestermes,onseforgeparlesacrificeuneconditionsurhumaine,résultatquel’onpeuthomologueràceluidesinitiationsarchaïques.Or,lesacrifiantdoitêtrepréalablementconsacréparlesprêtres,etcetteconsécration(dîkshâ)comporteunsymbolisme initiatique de structure obstétrique ; à proprement parler, la dîkshâ transformerituellementlesacrifiantenembryonetlefaitnaîtreunedeuxièmefois.

Lestextesinsistentlonguementsurlesystèmed’homologationgrâceauquellesacrifiantsubitunregressusaduterumsuivid’unenouvellenaissance[107].Voici,parexemple,cequ’endit l’Aitareya-Brâhmana (I,3). « Les prêtres transforment en embryon celui à qui ils donnent la consécration(dîkshâ).Ilsl’aspergentavecdel’eau:l’eau,c’estlasemencevirile…Ilslefontentrerdanslehangarspécial:lehangarspécial,c’estlamatricedequifaitladîkshâ;ilslefontentrerainsidanslamatricequi luiconvient. Ils le recouvrentd’unvêtement ; levêtement,c’est l’amnion…Onmetpar-dessusunepeaud’antilopenoire;lechorionest,eneffet,par-dessusl’amnion…Ilalespoingsfermés;eneffet,l’embryonalespoingsferméstantqu’ilestdanslesein,l’enfantalespoingsfermésquandilnaît[108]… Il dépouille la peau d’antilope pour entrer dans le bain ; c’est pourquoi les embryonsviennent au monde dépouillés de chorion. Il garde son vêtement pour y entrer, et c’est pourquoil’enfantnaîtavecl’amnionsurlui.»

Laconnaissancesacréeet,parextension,lasagessesontconçuescommelefruitd’uneinitiation,etilestsignificatifdetrouverlesymbolismeobstétriqueliéàl’éveildelaconsciencesuprêmeaussibiendansl’Indeanciennequ’enGrèce.Socratenesecomparaîtpassansraisonàunesage-femme:ilaidait l’homme à naître à la conscience de soi, il accouchait l’« homme nouveau ». Le mêmesymbolismese retrouvedans la traditionbouddhiste : lemoineabandonnait sonnomde familleetdevenaitun«filsdeBouddha»(sakya-putto),carilétait«néparmilessaints»(ariya).CommeledisaitKassapaenparlantdelui-même:«FilsnaturelduBienheureux,nédesabouche,nédudhamma(laDoctrine),façonnéparledhamma»,etc.(SamyuttaNikâya,II,221).

Cettenaissanceinitiatiqueimpliquaitlamortàl’existenceprofane.Leschémas’estconservéaussibiendans l’hindouismequedans lebouddhisme.Leyogin«meurtàcettevie»pour renaîtreàunautremoded’être : celui qui est représentépar ladélivrance.LeBouddhaenseignait la voie et lesmoyensdemouriràlaconditionhumaineprofane,c’est-à-direàl’esclavageetàl’ignorance,pourrenaître à la liberté, à la béatitude et à l’inconditionné dunirvâna. La terminologie indienne de larenaissanceinitiatiquerappelleparfoislesymbolismearchaïquedu«nouveaucorps»qu’obtientlenéophytegrâceà l’initiation.LeBouddhalui-mêmeleproclame:«J’aimontréàmesdisciples les

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moyens par lesquels ils peuvent créer, en partant de ce corps (constitué par les quatre éléments,corruptibles), un autre corps d’une substance intellectuelle et doué de facultés transcendantales(abhinindriyam)[109].»

Lesymbolismedelasecondenaissanceoudel’enfantemententantqu’accèsàlaspiritualitéaétéreprisetvalorisépar le judaïsmealexandrinetpar lechristianisme.Philonutiliseabondamment lethèmedel’enfantementàproposdelanaissanceàuneviesupérieuredelaviedel’esprit(cf.parex.Abraham,XX,99).Àsontour,saintPaulparlede«filsspirituel»,desfilsqu’ilaprocréésparlafoi.«Tite,monvraifilsdanslafoiquinousestcommune»(ÉpîtreàTite,I,4).«Jetepriepourmonfilsquej’aiengendrédansleschaînes,pourOnésime…»(ÉpîtreàPhilémon,10).

Inutiled’insistersurlesdifférencesentreles«fils»qu’«engendrait»saintPaul«danslafoi»etles « fils de Bouddha », ou ceux qu’« accouchait » Socrate, ou encore les « nouveau-nés » desinitiations primitives. Les différences sont évidentes.C’était la forcemême du rite qui « tuait » et« ressuscitait » le néophyte dans les sociétés archaïques, comme la force du rite transformait en«embryon»lesacrifianthindou.LeBouddha,parcontre,«engendrait»parsa«bouche»,c’est-à-direparlacommunicationdesadoctrine(dhamma);c’estgrâceàlaconnaissancesuprêmerévéléeparledhammaqueledisciplenaissaitàunenouvellevie,susceptibledelemenerjusqu’auseuilduNirvâna. Socrate, lui, prétendait ne faire rien d’autre que lemétier d’une sage-femme : il aidait à«accoucher»l’hommevéritablequechacunportaitauplusprofonddesoi-même.PoursaintPaul,lasituationestdifférente:ilengendraitdes«filsspirituels»parlafoi,c’est-à-diregrâceàunmystèrefondéparleChristlui-même.

D’une religionà l’autre, d’unegnoseoud’une sagesse àuneautre, le thème immémorialde lasecondenaissance s’enrichit devaleursnouvelles, qui changentparfois radicalement le contenudel’expérience.Ilreste,pourtant,unélémentcommun,uninvariant,quel’onpourraitdéfinirdelafaçonsuivante:l’accèsà laviespirituellecomporte toujours lamortà laconditionprofane,suivied’unenouvellenaissance.

Lesacréetleprofanedanslemondemoderne.

Nousavonsinsistésurl’initiationetlesritesdepassage,maisils’enfautquenousayonsépuisélesujet ; àpeinepouvons-nousprétendreenavoirdégagéquelquesaspects essentiels.Etpourtant, ennousétendantunpeulonguementsurl’initiation,nousavonsdûpassersoussilencetouteunesériedesituations socio-religieusesd’un intérêt considérablepour lacompréhensionde l’homoreligiosus :ainsinousn’avonspasparléduSouverain,duchaman,duprêtre,duguerrier,etc.C’estdirequecepetitlivreestforcémentsommaireetincomplet:ilneconstituequ’unetrèsrapideintroductionàunsujetimmense.

Sujet immense, puisqu’il n’intéresse pas uniquement l’historien des religions, l’ethnologue, lesociologue,maisaussi l’historien, lepsychologue,lephilosophe.Connaîtrelessituationsassuméesparl’hommereligieux,pénétrersonuniversspirituel,c’est,ensomme,faireavancerlaconnaissancegénéralede l’homme. Il est vrai que la plupart des situations assuméespar l’homme religieuxdessociétésprimitivesetdescivilisationsarchaïquesontétédepuislongtempsdépasséesparl’Histoire.Mais elles n’ont pas disparu sans laisser de traces ; elles ont contribué à nous faire ce que noussommesaujourd’hui,ellesfontdoncpartiedenotreproprehistoire.

Commenousl’avonsrépétéàplusieursreprises,l’hommereligieuxassumeunmoded’existencespécifique dans lemonde, et,malgré le nombre considérable des formes historico-religieuses, cemode spécifiqueest toujours reconnaissable.Quelque soit le contextehistoriquedans lequel il estplongé, l’homoreligiosuscroit toujoursqu’ilexisteuneréalitéabsolue, lesacré, qui transcendecemonde-ci,maisqui s’ymanifesteet,dece fait, le sanctifieet le rend réel. Il croitque lavieaune

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originesacréeetquel’existencehumaineactualisetoutessespotentialitésdanslamesureoùelleestreligieuse, c’est-à-dire : participe à la réalité. Les dieux ont créé l’homme et leMonde, lesHéroscivilisateurs ont achevé la Création, et l’histoire de toutes ces œuvres divines et semi-divines estconservée dans les mythes. En réactualisant l’histoire sacrée, en imitant le comportement divin,l’hommes’installeetsemaintientauprèsdesdieux,c’est-à-diredansleréeletlesignificatif.

Ilest faciledevoir toutcequiséparecemoded’êtredans lemondede l’existenced’unhommeareligieux.Ilyaavanttoutcefait:l’hommeareligieuxrefuselatranscendance,acceptelarelativitédela«réalité»,etilluiarrivemêmededouterdusensdel’existence.Lesautresgrandesculturesdupassé ont connu, elles aussi, des hommes areligieux, et il n’est pas impossible qu’il en ait existémêmeàdesniveauxarchaïquesdeculture,bienque lesdocumentsne lesaientpasencoreattestés.Mais c’est seulement dans les sociétés occidentales modernes que l’homme areligieux s’estpleinementépanoui.L’hommemoderneareligieuxassumeunenouvellesituationexistentielle:ilsereconnaîtuniquementsujetetagentdel’Histoire,etilrefusetoutappelàlatranscendance.Autrementdit, iln’accepteaucunmodèled’humanitéendehorsde laconditionhumaine, tellequ’ellese laissedéchiffrerdanslesdiversessituationshistoriques.L’hommesefaitlui-même,etiln’arriveàsefairecomplètementquedanslamesureoùilsedésacraliseetdésacraliselemonde.Lesacréestl’obstaclepar excellence devant sa liberté. Il ne deviendra lui-même qu’au moment où il sera radicalementdémystifié.Ilneseravraimentlibrequ’aumomentoùilauratuéledernierdieu.

Il ne nous appartient pas de discuter, ici, cette prise de position philosophique. Constatonsseulementqu’endernièreinstancel’hommemoderneareligieuxassumeuneexistencetragiqueetquesonchoixexistentieln’estpasdépourvudegrandeur.Maiscethommeareligieuxdescenddel’homoreligiosuset,qu’il leveuilleounon, ilestaussisonœuvre, il s’estconstituéàpartirdessituationsassuméesparsesancêtres.Ensomme,ilestlerésultatd’unprocessusdedésacralisation.Toutcommela «Nature » est le produit d’une sécularisation progressive duCosmosœuvre deDieu, l’hommeprofaneestlerésultatd’unedésacralisationdel’existencehumaine.Maiscelaimpliquequel’hommeareligieuxs’estconstituéparoppositionàsonprédécesseur,ens’efforçantdese«vider»de toutereligiosité et de toute signification transhumaine. Il se reconnaît lui-mêmedans lamesure où il se« délivre » et se « purifie » des « superstitions » de ses ancêtres. En d’autres termes, l’hommeprofane,qu’illeveuilleounon,conserveencorelestracesducomportementdel’hommereligieux,maisexpurgéesdessignificationsreligieuses.Quoiqu’ilenfasse,ilestunhéritier.Ilnepeutabolirdéfinitivement son passé, puisqu’il en est lui-même le produit. Il se constitue par une série denégations et de refus, mais il continue encore à être hanté par les réalités qu’il a abjurées. Pourdisposerd’unmondeàlui,iladésacralisélemondedanslequelvivaientsesancêtres,mais,pouryarriver, il a été obligé de prendre le contrepied d’un comportement qui le précédait, et cecomportementillesenttoujours,sousuneformeouuneautre,prêtàseréactualiserauplusprofonddesonêtre.

Ainsiquenousl’avonsdit,l’hommeareligieuxàl’étatpurestunphénomèneplutôtrare,mêmedans la plus désacralisée des sociétésmodernes. Lamajorité des « sans-religion » se comportentencorereligieusement,àleurinsu.Ilnes’agitpasseulementdelamassedes«superstitions»oudes« tabous»de l’hommemoderne,quiont tousunestructureetuneoriginemagico-religieuse.Maisl’homme moderne qui se sent et se prétend areligieux dispose encore de toute une mythologiecamoufléeetdenombreuxritualismesdégradés.Commenousl’avonsmentionné,lesréjouissancesquiaccompagnentlaNouvelleAnnéeoul’installationdansunemaisonneuveprésentent,laïcisée,lastructured’unrituelderenouvellement.Onconstatelemêmephénomèneàl’occasiondesfêtesetdesréjouissancesaccompagnantlemariageoulanaissanced’unenfant,l’obtentiond’unnouvelemploi,unepromotionsociale,etc.

Tout un ouvrage serait à écrire sur les mythes de l’homme moderne, sur les mythologies

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camouflées dans les spectacles qu’il chérit, dans les livres qu’il lit. Le cinéma, cette « usine desrêves»,reprendetutilised’innombrablesmotifsmythiques:lalutteentreleHérosetleMonstre,lescombats et les épreuves initiatiques, les figures et les images exemplaires (la « Jeune Fille », le« Héros », le paysage paradisiaque, l’« Enfer », etc.). Même la lecture comporte une fonctionmythologique:nonseulementparcequ’elleremplacelerécitdesmythesdanslessociétésarchaïqueset la littératureorale,vivanteencoredanslescommunautésruralesdel’Europe,maissurtoutparcequelalectureprocureàl’hommemoderneune«sortieduTemps»comparableàcelleeffectuéeparlesmythes.Que l’on« tue» le tempsavecunromanpolicier,ouque l’onpénètredansununiverstemporelétranger,celuiquereprésenten’importequelroman,lalectureprojettel’hommemodernehorsdesaduréepersonnelleetl’intègreàd’autresrythmes,lefaitvivredansuneautre«histoire».

La grande majorité des « sans-religion » ne sont pas à proprement parler libérés descomportements religieux,des théologiesetdesmythologies. Ils sontparfois encombrésde toutunfatras magico-religieux, mais dégradé jusqu’à la caricature, et pour cette raison difficilementreconnaissable.Leprocessusdeladésacralisationdel’existencehumaineaaboutiplusd’unefoisàdes formes hybrides de basse magie et de religion simiesque. Nous ne songeons pas auxinnombrables « petites religions » qui pullulent dans toutes les villes modernes, aux églises, auxsectes et aux écoles pseudo-occultes, néo-spiritualistes ou soi-disant hermétiques, car tous cesphénomènes appartiennent encore à la sphère de la religiosité, même s’il s’agit presque toujoursd’aspects aberrants de pseudomorphose. Nous ne faisons pas non plus allusion aux diversmouvements politiques et prophétismes sociaux, dont la structure mythologique et le fanatismereligieux sont facilement discernables. Il suffira, pour donner un seul exemple, de rappeler lastructuremythologiqueducommunismeetsonsenseschatologique.Marxreprendetprolongeundesgrands mythes eschatologiques du monde asiano-méditerranéen, à savoir : le rôle rédempteur duJuste (l’« élu », l’« oint », l’« innocent », le «messager » ; de nos jours, le prolétariat), dont lessouffrancessontappeléesàchangerlestatutontologiquedumonde.Eneffet,lasociétésansclassesdeMarxetladisparitionconséquentedestensionshistoriquestrouventleurplusexactprécédentdanslemythedel’Âged’Orqui,suivantdestraditionsmultiples,caractériselecommencementetlafindel’Histoire.Marxaenrichi cemythevénérablede touteune idéologiemessianique judéo-chrétienned’unepart,lerôleprophétiqueetlafonctionsotériologiquequ’ilreconnaîtauprolétariat;del’autrelaluttefinaleentreleBienetleMal,qu’onpeutrapprochersanspeineduconflitapocalyptiqueentreChrist et Antéchrist, suivi de la victoire décisive du premier. Il est même significatif que Marxreprenneàsoncomptel’espoireschatologiquejudéo-chrétiend’unefinabsoluedel’Histoire ; ilsesépareenceladesautresphilosophieshistoricistes(parexemple,CroceetOrtegayGasset),pourquiles tensions de l’Histoire sont consubstantielles à la condition humaine et ne peuvent jamais êtrecomplètementabolies.

Maiscen’estpasuniquementdans les«petites religions»oudans lesmystiquespolitiquesquel’onretrouvedescomportementsreligieuxcamouflésoudégénérés:onlesreconnaîtégalementdansdesmouvementsquiseproclamentfranchementlaïques,voireantireligieux.Ainsi,danslenudismeoudanslesmouvementspourlalibertésexuelleabsolue,idéologiesoùl’onpeutdéchiffrerlestracesdela«nostalgieduParadis»,ledésirderéintégrerl’étatédéniqued’avantlachute,lorsquelepéchén’existaitpasetqu’iln’yavaitpasruptureentrelesbéatitudesdelachairetlaconscience.

Il est intéressant encore de constater combien les scénarios initiatiques persistent dans nombred’actionsetdegestesde l’hommeareligieuxdenos jours.Nous laissonsdecôté,bienentendu, lessituationsoùsurvit,dégradé,uncertaintyped’initiation;parexemple,laguerre,etenpremierlieules combats individuels (surtout des aviateurs), exploits qui comportent des « épreuves »homologablesàcellesdesinitiationsmilitairestraditionnelles,mêmesi,denosjours,lescombattantsneserendentpluscomptedelasignificationprofondedeleur«épreuves»etneprofitentguèrede

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leurportéeinitiatique.Maismêmedestechniquesspécifiquementmodernes,commelapsychanalyse,gardentencorelecanevasinitiatique.Lepatientestinvitéàdescendretrèsprofondémentenlui-même,àfairerevivresonpassé,àaffronterdenouveauses traumatismeset,dupointdevueformel,cetteopération périlleuse ressemble aux descentes initiatiques aux « Enfers », parmi les larves, et auxcombats avec les «monstres ».Tout comme l’initié devait sortir victorieusement de ses épreuves,«mourir»et«ressusciter»pourpouvoiraccéderàuneexistencepleinementresponsableetouverteaux valeurs spirituelles, l’analysé de nos jours doit affronter son propre « inconscient », hanté delarves et de monstres, pour trouver la santé et l’intégrité psychiques, et le monde des valeursculturelles.

Mais l’initiation est si étroitement liée au mode d’être de l’existence humaine qu’un nombreconsidérabledegestesetd’actionsde l’hommemoderne répètentencoredes scénarios initiatiques.Maintesfois,la«lutteaveclavie»,les«épreuves»etles«difficultés»quientraventunevocationouunecarrièreréitèrentenquelquesortelesépreuvesinitiatiques:c’estàlasuitedes«coups»qu’ilreçoit,dela«souffrance»etdes«tortures»morales,oumêmephysiques,qu’ilsubit,qu’unjeunehommes’«éprouve»lui-même,connaîtsespossibilités,prendconsciencedesesforcesetfinitpardevenir soi-même, spirituellement adulte et créateur (il s’agit, bien entendu, de la spiritualité tellequ’elleestcomprisedanslemondemoderne).Cartouteexistencehumaineseconstitueparuneséried’épreuves,parl’expérienceréitéréedela«mort»etdela«résurrection».Etc’estpourquoi,dansunhorizon religieux, l’existence est fondée par l’initiation ; on pourrait presque dire que, dans lamesureoùelles’accomplit,l’existencehumaineestelle-mêmeuneinitiation.

Ensomme,lamajoritédeshommes«sans-religion»partagentencoredespseudo-religionsetdesmythologiesdégradées.Cequin’arienpournousétonner,dumomentquel’hommeprofaneest ledescendant de l’homo religiosus et ne peut pas annuler sa propre histoire, c’est-à-dire lescomportementsde ses ancêtres religieux,qui l’ont constitué telqu’il est aujourd’hui.D’autantplusqu’unegrandepartiedesonexistenceestnourriepardespulsionsquiluiarriventdutréfondsdesonêtre, de cette zone qu’on a appelée l’inconscient. Un homme uniquement rationnel est uneabstraction;ilneserencontrejamaisdanslaréalité.Toutêtrehumainestconstituéàlafoisparsonactivité consciente et par ses expériences irrationnelles. Or, les contenus et les structures del’inconscient présentent des similitudes étonnantes avec les images et les figures mythologiques.Nousn’entendonspasdirequelesmythologiessontle«produit»del’inconscient,carlemoded’êtredumythe est justement qu’il se révèle en tant quemythe, qu’il proclame que quelque chose s’estmanifestéd’unemanièreexemplaire.Unmytheest«produit»parl’inconscientdelamêmefaçonquel’onpeutdirequeMadameBovaryestle«produit»d’unadultère.

Pourtant, lescontenuset lesstructuresde l’inconscientsont lerésultatdesituationsexistentiellesimmémoriales,surtoutdessituationscritiques,etc’estlaraisonpourlaquellel’inconscientprésenteuneaurareligieuse.ToutecriseexistentiellemetdenouveauenquestionàlafoislaréalitéduMondeet la présence de l’homme dans le Monde : la crise existentielle est, en somme, « religieuse »,puisque,auxniveauxarchaïquesdeculture,l’êtreseconfondaveclesacré.Commenousl’avonsvu,c’estl’expériencedusacréquifondeleMonde,etmêmelaplusélémentairereligionest,avanttout,une ontologie. Autrement dit, dans la mesure où l’inconscient est le résultat des innombrablesexpériences existentielles, il ne peut pas ne pas ressembler aux divers univers religieux. Car lareligion est la solution exemplaire de toute crise existentielle, non seulement parce qu’elle estindéfiniment répétable, mais aussi parce qu’elle est considérée d’origine transcendantale et, enconséquence, valorisée en tant que révélation reçue d’un autre monde, transhumain. La solutionreligieuse non seulement résout la crise,mais enmême temps rend l’existence « ouverte » à desvaleurs qui ne sont plus contingentes ni particulières, permettant ainsi à l’homme de dépasser lessituationspersonnelleset,enfindecompte,d’accéderaumondedel’esprit.

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Nousn’avonspasàdéveloppericitouteslesconséquencesdecettesolidaritéentrelecontenuetlesstructuresdel’inconscient,d’unepart,etlesvaleursdelareligion,d’autrepart.Ilnousafallufaireallusionpourmontrerenquelsensmêmel’hommeleplusfranchementareligieuxpartageencore,auplusprofonddesonêtre,uncomportementreligieusementorienté.Maisles«mythologiesprivées»del’hommemoderne,sesrêves,sessonges,sesfantasmes,etc.,n’arriventpasàsehausseraurégimeontologiquedesmythes, fauted’êtrevécuespar l’hommetotal,etne transformentpasunesituationparticulière en situation exemplaire. De même que les angoisses de l’homme moderne, sesexpériencesoniriquesouimaginaires,bienque«religieuses»dupointdevueformel,nes’intègrentpas,commechezl’homoreligiosus,dansuneWeltanschauungetnefondentpasuncomportement.Unexemple nous permettra de mieux saisir les différences entre ces deux catégories d’expériences.L’activitéinconscientedel’hommemodernen’arrêtepasdeluiprésenterd’innombrablessymboles,etchacunaunmessageàtransmettre,unemissionàremplir,envued’assurerl’équilibredelapsychéoudelerétablir.Commenousl’avonsvu,lesymbolenonseulementrendleMonde«ouvert»,maisaideaussil’hommereligieuxàaccéderàl’universel.C’estgrâceauxsymbolesquel’hommesortdesa situation particulière et s’« ouvre » vers le général et l’universel. Les symboles éveillentl’expérienceindividuelleetlatransmuentenactespirituel,ensaisiemétaphysiqueduMonde.Devantun arbre quelconque, symbole de l’Arbre duMonde et image de laVie cosmique, un homme dessociétésprémodernesestcapabled’accéderàlaplushautespiritualité:encomprenantlesymbole,ilréussità vivre l’universel.C’est lavision religieuseduMondeet l’idéologiequi l’exprimequi luipermettentdefairefructifiercetteexpérienceindividuelle,del’«ouvrir»versl’universel.L’imagedel’Arbreestencoreassezfréquentedanslesuniversimaginairesdel’hommemoderneareligieux:elleconstitueunchiffredesavieprofonde,dudramequisejouedanssoninconscientetquiintéressel’intégrité de sa vie psychomentale et, partant, sa propre existence. Mais, tant que le symbole del’Arbren’éveillepaslaconsciencetotaledel’hommeenlarendant«ouverte»àl’universel,onnepeutpasdirequ’ila remplicomplètementsa fonction. Iln’a«sauvé»qu’enpartie l’hommedesasituation individuelle, en lui permettant, par exemple, d’intégrer une crise de profondeur, et en luirendant l’équilibre psychique provisoirement menacé, mais il ne l’a pas encore haussé à laspiritualité,iln’apasréussiàluirévélerunedesstructuresduréel.

Cet exemple suffit, il nous semble, à montrer en quel sens l’homme areligieux des sociétésmodernesestencorenourrietaidéparl’activitédesoninconscient,sanspourautantyaccéderàuneexpérienceetàunevisiondumondeproprementreligieux.L’inconscientluioffredessolutionsauxdifficultésdesapropreexistence,etdanscesensilremplitlerôledelareligion,car,avantderendreuneexistence créatricedevaleurs, la religion en assure l’intégrité.Enun certain sens, onpourraitpresquedireque,chezceuxdesmodernesquiseproclamentareligieux,lareligionetlamythologiesesont«occultées»danslesténèbresdeleurinconscient–cequisignifieaussiquelespossibilitésderéintégreruneexpériencereligieusedelaviegisent,chezdetelsêtres,trèsprofondémenteneux-mêmes. Dans une perspective judéo-chrétienne on pourrait également dire que la non-religionéquivautàunenouvelle«chute»del’homme:l’hommeareligieuxauraitperdulacapacitédevivreconsciemmentlareligionetdoncdelacomprendreetdel’assumer;mais,dansleplusprofonddeson être, il en garde encore le souvenir, de même qu’après la première « chute », et bien quespirituellementaveuglé,sonancêtre,l’hommeprimordial,Adam,avaitconservéassezd’intelligencepour lui permettre de retrouver les traces de Dieu visibles dans le Monde. Après la première«chute»,lareligiositéétaittombéeauniveaudelaconsciencedéchirée;aprèsladeuxième,elleesttombéeplusbasencore,dans les tréfondsde l’inconscient :elleaété«oubliée». Ici s’arrêtent lesconsidérations de l’historien des religions. Ici aussi commence la problématique propre auphilosophe,aupsychologue,voireauthéologien.

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ÉLÉMENTSDEBIBLIOGRAPHIE

Introduction

Caillois,R.,L’Hommeetlesacré(Paris,1939;2eéd.,1953).Clemen,C.,DieReligionenderErde(Munich,1927).Corce,M.etMortier,R.,Histoiregénéraledesreligions,I-V(Paris,1944-1950).Durkheim,E.,LesFormesélémentairesdelaviereligieuse(Paris,1912).Eliade,M.,Traitéd’histoiredesreligions(Paris,1949).König,F.,ChristusunddieReligionenderErde,I-III(Fribourg-en-Brisgau,1951).Leeuw,G.Vander,PhänomenologiederReligion (Tübingen, 1933 ; 2e éd., 1955) ; id.,L’Hommeprimitif et la religion (Paris,1940).

Lévy-Bruhl,L.,LeSurnatureletlaNaturedanslamentalitéprimitive(Paris,1931);id.,LaMythologieprimitive(1935).Lowie,R.H.,PrimitiveReligion(NewYork,1924).Mauss,M.etHubert,H.,Mélangesd’histoiredesreligions(Paris,1909).Otto,R.,DasHeilige(Breslau,1917);id.,AufsätzedasNuminosebetreffend(Gotha,1923).PinarddeLaBoullaye,H.,L’Étudecomparéedesreligions,2vol.(Paris,1922;3eéd.revueetaugmentée.1929).

Chapitrepremier

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ChapitreII

SurleTempssacré:Coomaraswamy,A.,TimeandEternity(Ascona,1947).Corbin,H.,«LeTempscycliquedanslemazdéismeetdansl’ismaélisme»(Eranos-Jahrbuch,XX,1952,p.149-218).Culmann,O.,ChristusunddieZeit(Basel,1946).Eliade,M.,LeMythedel’ÉternelRetour,chap.II-III ; id.,«Letempset l’éternitédanslapenséeindienne»(Eranos-Jahrbuch,XX,1951,pp.219-252;ImagesetSymboles,Paris,1952,p.73-119).

Mauss,M. etHubert,H., «La représentationdu tempsdans la religion et lamagie » (Mélanges d’histoire des religions, 1909,pp.190-229).

Mus, P., « La notion de temps réversible dans lamythologie bouddhique » (Annuaire de l’École pratique des Hautes Études,SectiondesSciencesreligieuses,Melun,1939).

Nilsson,M.P.,PrimitiveTimeReckoning(Lund,1920).Puech.H.Ch.,«Lagnoseetletemps»(Eranos-Jahrbuch,XX,1952,p.57-114).Wensinck,A.J.,«ThesemiticNewYearandtheoriginofeschatology»(ActaOrientalia,I,1923,pp.158-199).

Surlesmythes:Baumann,H.,SchöpfungundUrzeitdesMenschenimMythusderafrikanischenVölker(Berlin,1936).Caillois,R.,LeMytheetl’Homme(Paris,1938).Gusdorf,G.,MytheetMétaphysique(Paris,1953).Jensen,Ad.E.,DasreligiöseWeltbildeinerfrühenKultur(Stuttgart,1948); id.,MythosundKultbeiNaturvölkern(Wiesbaden,1951).

Kluckhohn,C.,«MythsandRituals,aGeneralTheory»(HarvardTheologicalReview,35,1942,pp.45-79).Lévy-Bruhl,L.,LaMythologieprimitive.LemondemythiquedesAustraliensetdesPapous(Paris,1936).Malinowski,Br.,MythinPrimitivePsychology(Londres,1926).

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Preuss,K.Th.,DerreligiöseGestaltderMythen(Tübingen,1933).

ChapitreIII

Altheim,F.,TerraMater(Giessen.1931).Dieterich,A.,MutterErde(3eéd.,Leipzig-Berlin,1925).Eliade,M.,Traitéd’histoiredesreligions(Paris,1949),chap.VIII;id.,Mythes,rêvesetmystères(1957).Frazer,SirJames,TheGoldenBough,I-XII(3eéd.,Londres,1911-1918);id.,TheWorshipofNature,I(Londres,1926).Hentze,C.,Mythesetsymboleslunaires(Anvers,1932).Nyberg,B.,KindundErde(Helsinki,1931).Pettazzoni,R.,L’onniscienzadiDio(Turin,1955).Wensinck,A.J.,TreeandBirdascosmologicalsymbolsinWesternAsia(Amsterdam,1921).

ChapitreIV

Dumézil, G., Jupiter,Mars,Quirinus (Paris, 1941 ) ; id.,Horace et les Curiaces (1942) ; id.,Les Dieux des Indo-Européens(1952).

Eliade,M.,Naissancesmystiques(Paris,1957).Hentze,C.,Tod,Auferstehung,Weltordnung.DasmythischeBildimältestenChina(Zurich,1955).Höfler,O.,GeheimbündederGermanen,I(Francfort-sur-le-Main.1934).Jensen,Ad.E.,BeschneidungundReifezeremonienbeiNaturvölkern(Stuttgart,1932).Peuckert,W.E.,Geheimkulte(Heidelberg,1951).Schurtz,H.,AltersklassenundMännerbünde(Berlin,1902).Webster,H.,PrimitiveSecretSociety(NewYork,1908).Widengren,G.,HochgottglaubeimaltenIran(Uppsala,1938).Wikander,S.,DerarischeMännerbund(Lund,1938);id.,Vayu,I(Uppsala-Leipzig,1941).Wolfram,R.,SchwerttanzundMännerbund, I-III (Cassel,1936sq.) ; id.,Weiberbünde (Zeitschrift fürVolkskunde.XLII,1932,pp.143sq.).

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DUMÊMEAUTEUR

AuxÉditionsGallimard

TECHNIQUESDUYOGA,1948.LEMYTHEDEL’ÉTERNELRETOUR(Archétypesetrépétition),1949.IMAGESETSYMBOLES(Essaissurlesymbolismemagico-religieux),1952.MYTHES,RÊVESETMYSTÈRES,1957.NAISSANCESMYSTIQUES(Essaisurquelquestypesd’initiation),1959.MÉPHISTOPHÉLÈSETL’ANDROGYNE,1962.ASPECTSDUMYTHE,1963.LESACRÉETLEPROFANE,1965.LANOSTALGIEDESORIGINES(Méthodologieethistoiredesreligions),1971.FRAGMENTSD’UNJOURNAL,1973.OCCULTISME,SORCELLERIEETMODESCULTURELLES(traduitparJeanMalaquais),1978.LESPROMESSESDEL’ÉQUINOXE(Mémoire,I:1907-1937),1980.LESMOISSONSDUSOLSTICE(Mémoire,II:1937-1960),1988.FRAGMENTSD’UNJOURNAL,II(1970-1978),1981.FRAGMENTSD’UNJOURNAL,III(1979-1985),1991.COSMOLOGIEETALCHIMIEBABYLONIENNES,1991.BRISERLETOITDELAMAISON(Lacréativitéetsessymboles),1986.INITIATION,RITES,SOCIÉTÉSSECRÈTES.Naissancesmystiques.Essaisurquelquestypesd’initiation,1976.Nouvelleéditiondel’ouvrageNaissancesmystiques.

CONTRIBUTIONSÀLAPHILOSOPHIEDELARENAISSANCE,1992.LABIBLIOTHÈQUEDUMAHARADJAH/SOLILOQUES,1996.

Romans,récitsetnouvelles

LANUITBENGALI,1950.FORÊTINTERDITE,1955.LEVIEILHOMMEETL’OFFICIER,1977.UNIFORMESDEGÉNÉRAL,1981.LETEMPSD’UNCENTENAIREsuivideDAYAN,1981.LESDIX-NEUFROSES,1982.LESTROISGRÂCES,1984.ÀL’OMBRED’UNEFLEURDELYS…,1985.

Chezd’autreséditeurs

TRAITÉD’HISTOIREDESRELIGIONS(Payot,1949).LECHAMANISMEETLESTECHNIQUESARCHAÏQUESDEL’EXTASE(Payot,1951).LEYOGA,IMMORTALITÉETLIBERTÉ(Payot,1954).MINUITÀSERAMPORE(Stock,1956).FORGERONSETALCHIMISTES(Flammarion,1956).PATANJALIETLEYOGA(ÉditionsduSeuil,1962).FROMPRIMITIVESTOZEN(Harper,NewYork,1967).DEZALMOXISÀGENGISKHAN(Payot,1970).RELIGIONSAUSTRALIENNES(Payot,1972).HISTOIREDESCROYANCESETDESIDÉESRELIGIEUSES,IetII,(Payot,1976),III(Payot,1983).L’ÉPREUVEDULABYRINTHE(EntretiensavecCl.-H.Rocquet),(Belfond,1978).MADEMOISELLECHRISTINA(L’Herne,1978)ANDRONICETLESERPENT(L’Herne,1979).NOCESAUPARADIS(L’Herne,1981).LESHOOLIGANS(L’Herne,1987).L’INDE(L’Herne,1988).FRAGMENTARIUM(L’Herne,1989).LESERPENT(10/18,1989).L’ALCHIMIEASIATIQUE(L’Herne,1990).LEMYTHEDEL’ALCHIMIE(LGF,1992).GAUDEAMUS(ActesSud,1992).

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DICTIONNAIREDESRELIGIONS(Pocket,1992).JOURNALDESINDES(L’Herne,1992).OCÉANOGRAPHIE(L’Herne,1993).LEROMANDEL’ADOLESCENTMYOPE(ActesSud,1994).COMMENTAIRESSURLALÉGENDEDEMAÎTREMANOLE(L’Herne,1994).L’HISTOIREDESRELIGIONSA-T-ELLEUNSENS?Correspondance1926-1950(Cerf,1994).LALUMIÈREQUIS’ÉTEINT(L’Herne,1996).SURL’ÉROTIQUEMYSTIQUEINDIENNE(L’Herne,1997).DICTIONNAIREDESRELIGIONS(Plon,1997).RELIGIONSAUSTRALIENNES(Payot,1998).ISABELETLESEAUXDUDIABLE(Fayard,1999).L’ÎLED’EUTHANASIUS(L’Herne,2001.UNENOUVELLEPHILOSOPHIEDELALUNE(L’Herne,2001).

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ImpressionCPIBussièreàSaint-Amand(Cher),le25avril2012.Dépôtlégal:avril2012.1erdépôtlégaldanslacollection:décembre1987.Numérod’imprimeur:121060/4.ISBN978-2-07-032454-5/ImpriméenFrance.

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Notes

1.RenéBasset,RevuedesTraditionspopulaires,XXII,1907,p.287.

2.MirceaEliade,LeMythedel’ÉternelRetour(Gallimard,1949),p.27.

3.B.SpenceretF.J.Gillen,TheArunta(Londres,1926),I,p.388.

4.WernerMüller,WeltbildundKultderKwakiutl-lndianer(Wiesbaden,1955),pp.17-20.

5.P.Arndt,«DieMegalithenkulturdesNad’a»(Anthropos,27,1982),pp.61-62.

6.VoirlesréférencesbibliographiquesdansLeMythedel’ÉternelRetour,pp.31sq.

7.A.E.WensincketE.Burrows,citésdansLeMythedel’ÉternelRetour,p.33.

8.Wensinck,citéIbid.,p.35.

9.MarcelGranet,citédansnotreTraitéd’histoiredesreligions(Paris,1949),p.322.

10.L.I.Ringbom,GraltempelundParadies(Stockholm,1951).p.255.

11.Sad-dar,LXXXIV,4-5,citéparRingbom,p.327.

12.VoirlesdocumentsgroupésetdiscutésparRingbom,pp.294sq.etpassim.

13.Cf.lesréférencesdansLeMythedel’ÉternelRetour,pp.35sq.

14.VoirlesréférencesIbid.,p.36.

15.W.H.Roscher,NeueOmphalosstudien(Abh.d.Königl.Sächs.Ges.d.Wiss.,Phil.Klasse,XXXI,I(1915),p.16.

16.Cf.C.T.Bertling,Vierzahl,KreuzundMandalainAsien(Amsterdam,1954),pp.8sq.

17.VoirlesréférencesdansBertling,op.cit.,pp.4-5.

18.VoirlesmatériauxgroupésetinterprétésparWernerMüller,DieblaueHütte(Wiesbaden,1954),pp.60sq.

19.F.Altheim,chezWernerMüller,KreisundKreuz(Berlin,1938),pp.60sq.

20.Ibid.,pp.65sq.Cf.aussiW.Müller,DieheiligeStadt(Stuttgart,1961).Nousreviendronssurceproblèmedansunouvrageenpréparation:Cosmos,temple,maison.

21.M.Eliade,Traitéd’histoiredesreligions,p.318.

22.M.Eliade,LeChamanismeetlestechniquesarchaïquesdel’extase(Paris,1951),pp.238sq.

23.WilhelmSchmidt,«DerheiligeMittelpfahldesHauses»(Anthropos,XXXV-XXXVI,1940-1941),p.967.

24.S.Stevenson,TheRitesoftheTwice-Born(Oxford,1920),p.354.

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25. Cf. Paul Sartori. « Über das Bauopfer » (Zeitschrift für Ethnologie, XXX, 1898, pp. 1-54) ; M. Eliade. « Manole et leMonastèred’Argesh»(RevuedesÉtudesroumaines,III-IV,Paris,1955-56,pp.7-28).

26.Cf.LeMythedel’ÉternelRetour,p.23.

27.HansSedlmayr,DieEntstehungderKathedrale (Zurich,1950),p.119 ;W.Wolska,LaTopographie chrétiennedeCosmosIndicopleustès(Paris,1962),p.131etpassim.

28.WernerMüller,DieblaueHütte(Wiesbaden,1954),p.133.

29.H.Usener,Götternamen(2eéd.,Bonn,1920),p.191sq.

30.WernerMüller,KreisundKreuz(Berlin,1938),p.39;cf.aussipp.33sq.

31.PourlesrituelsduNouvelAn,cf.M.Eliade,LeMythedel’ÉternelRetour,pp.89sq.

32.Cf.lesréférencesbibliographiquesdansEliade,Traitéd’histoiredesreligions,pp.351sq.; id.,AspectsduMythe(Gallimard,1963),pp.44sq.

33.J.F.Rock,TheNa-khiNâgaCultandrelatedCeremonies(Rome,1952),vol.I,pp.108,197,279sq.

34.Cf.LeMythedel’ÉternelRetour,pp.126sq.;AspectsduMythe,pp.42-43.

35.F.J.Gillen,ThenativeTribesofCentralAustralia(2eéd.,Londres,1938),p.170sq.

36.Cf.RaymondFirth,TheWorkofGodsinTikopia,I(Londres,1940).

37.Danslespagesquisuivent,nousreprenonsdelongspassagesdenoslivresLeMythedel’ÉternelRetouretAspectsduMythe.

38.F.E.Williams,citéparLucienLévy-Bruhl,LaMythologieprimitive(Paris,1935),pp.162-164.

39.J.P.Harrington,citéparLévy-Bruhl.Ibid.,p.165.

40. Ad. E. Jensen,Das religiöseWeltbild einer frühen Kultur (Stuttgart, 1948). Le terme dema a été emprunté par Jensen auxMarind-animdelaNouvelle-Guinée.Cf.aussiAspectsduMythe,pp.129sq.

41.E.Volhardt,Kannibalismus(Stuttgart,1939).Cf.M.Eliade,Mythes,rêvesetmystères(Gallimard.1957),pp.37sq.

42.M.Eliade,LeMythedel’ÉternelRetour,pp.169sq.VoiraussiImagesetSymboles(Paris,1952),pp.80sq.

43.Cette transcendance s’obtient,d’ailleurs, enprofitantdu«moment favorable» (kshana), cequi impliqueune sortedeTempssacréquipermetla«sortieduTemps»;voirImagesetSymboles,pp.105sq.

44.Henri-CharlesPuech,«LaGnoseetleTemps»,(Eranos-Jahrbuch,XX,1951),pp.60-61.

45.Cf.LeMythedel’ÉternelRetour,pp.152sq.,surlavalorisationdel’Histoireparlejudaïsme,surtoutparlesprophètes.

46.Cf.M.Eliade,ImagesetSymboles,pp.222sq.;AspectsduMythe,pp.199sq.

47.Surlesdifficultésdel’historicisme,voirLeMythedel’ÉternelRetour,pp.218sq.

48.VoirlesexemplesetlesbibliographiesdansnotreTraitéd’histoiredesreligions,pp.47-64.

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49.Surtoutceci,voirTraitéd’histoiredesreligions,pp.65sq.,79sq.

50. On trouvera les éléments dans notre livre sus-cité, pp. 47-116. Mais voir surtout R. Pettazzoni, Dio (Roma, 1921) ; id.,L’onniscienzadiDio(Turin,1955);WilhelmSchmidt,UrsprungderGottesidee,I-XII(Munster,1926-1955).

51.MartinGusinde,«DashöchsteWesenbeidenSelk’namaufFeuerland»(FestschriftW.Schmidt,Wien,1928,p.269-274).

52.Cf.Frazer,TheWorshipofNature,I(Londres,1926),p.150sq.

53.Ibid.,p.185.

54.J.Spieth.DieReligionderEweer(Göttingen-Leipzig,1911),pp.46sq.

55.MgrLeRoy,LaReligiondesprimitifs(7eéd.,Paris,1925),p.184.

56.H.Trilles,LesPygméesdelaforêtéquatoriale(Paris,1932),p.74.

57.Ibid.,p.77.

58.Frazer,op.cit.,p.631.

59.Pourtoutcequisuit,voirTraitéd’histoiredesreligions,pp.168sq.;ImagesetSymboles,pp.199sq.

60.Surlesymbolisme,cf.Traitéd’histoiredesreligions,pp.373sq.,spéc.p.382sq. ;Méphistophélès et l’Androgyne, pp.238-268.

61.VoirlecommentairedecetextedansJ.Daniélou,BibleetLiturgie(Paris,1951),pp.59sq.

62.J.Daniélou,Sacramentumfuturi(Paris,1950),p.65.

63.J.Daniélou,BibleetLiturgie,p.61sq.

64.Voiraussid’autrestextesreproduitsdansJ.Daniélou,BibleetLiturgie,p.56sq.

65.Surcesmotifsmythico-rituels,voirTraitéd’histoiredesreligions,pp.182sq.,247sq.

66.Cf.L.Beirnaert,«Ladimensionmythiquedanslesacramentalismechrétien»(Eranos-Jahrbuch,XVII,1949),p.275.

67. JamesMooney, «TheGhost-Dance religion and the SiouxOutbreak of 1890 » (Annual Report of the Bureau of AmericanEthnology,XIV,2,Washington,1896,p.641-1136),p.721,724.

68.Cf.Mythes,rêvesetmystères(Gallimard,1957),pp.210sq.

69.VoirA.Dieterich,MutterErde(3eéd.,Leipzig-Berlin,1925);B.Nyberg,KindundErde(Helsinki,1931);cf.M.Eliade,Traitéd’histoiredesreligions,pp.211sq.

70.Cf.lesréférencesdansMythes,rêvesetmystères,pp.221sq.

71.MarcelGranet,«Ledépôtde l’enfant sur le sol» (RevueArchéologique,1922 ;Études sociologiques sur laChine, Paris,1953,p.159-202),p.192sq.,197sq.

72.A.Dieterich,MutterErde,p.28sq.;B.Nyberg,KindundErde,p.150.

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73.Cf.Traitéd’histoiredesreligions,pp.212sq.Précisonspourtantque,bienquetrèsrépandu,lemythedelahiérogamiecosmiquen’estpasuniversel,etiln’estpasattestédanslescultureslesplusarchaïques(australiennes,fuégiennes,populationsarctiques,etc.).

74.Cf.Traitéd’histoiredesreligions,p.306sq.

75.Cf.Traitéd’histoiredesreligions,pp.239sq.

76.A.G.HaudricourtetL.Hédin,L’Hommeetlesplantescultivées(Paris,1946),p.90.

77.Cf.Traitéd’histoiredesreligions,pp.272sq.

78.Pourtoutcequisuit,cf.RolfStein,«Jardinsenminiatured’Extrême-Orient»(Bulletindel’Écolefrançaised’Extrême-Orient,42,1943),p.26sq.etpassim.

79.Surlasacralitédespierres,cf.Traitéd’histoiredesreligions,pp.191-210.

80.VoirTraitéd’histoiredesreligions,pp.142-167.

81.Surtoutceci,voirTraitéd’histoiredesreligions,pp.117-141.

82.LeMendiantingrat,II,p.196.

83. Ce qui résulte, par exemple, des recherches de Leopold Schmidt,Gestaltheiligkeit im bäuerlichen Arbeitsmythos (Vienne,1952).

84Cf.RalphPiddington,«KaradjeriInitiation»(Oceania,III,1932-1933),pp.46-87.

85.VoirMarcelGriaule,Dieud’Eau.EntretiensavecOgotemmêli(Paris,1948).

86.VoirWernerMüller,DieblaueHütte(Wiesbaden,1954),pp.115sq.

87.VoirlestextesdansnotrelivreLeYoga.ImmortalitéetLiberté(Paris,1954),pp.264-395.

88.Cf.AnandaK.Coomaraswamy,«SymbolismoftheDome»(lndianHistoricalQuarterly,XIV,1938,p.1-56),p.34sq.

89.M.Eliade,LeYoga,p.400;voiraussiA.K.Coomaraswamy,SymbolismoftheDome,p.53,n.60.

90.Portiond’espacesanctifiéqui,danscertainstypesd’habitationseurasiatiques,correspondaupiliercentraletjoue,parconséquent,le rôlede«CentreduMonde».VoirC.Ränk,DieheiligeHinterecke imHauskult derVölkerNordosteuropasundNordasiens(Helsinki,1949).

91.Cf.M.Eliade,Mythes,rêvesetmystères,pp.133sq.

92.Suttavibhanga, Pârâjika, I, I, 4, commenté par PaulMus,La Notion du temps réversible dans la mythologie bouddhique(Melun,1939),p.13.

93.C.Hentze,Bronzegerät,Kultbauten.ReligionimältestenChinaderChang-Zeit(Anvers,1951),pp.49sq.;id.,inSinologica,III,1953,pp.229-239(etfig.2-3).

94.C.Hentze,Tod,Auferstehung,Weltordnung.DasmythischeBildimältestenChina(Zurich,1955),pp.47sq.etfig.24-25.

95.Cf.M.Eliade,LeChamanismeetlestechniquesarchaïquesdel’extase(Paris,1951),pp.357sq.

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96.Cf.LeChamanisme,p.419sq.;MaartiHaavio,Väinämöinen,EternalSage(Helsinki,1952),pp.112sq.

97.Cf.Traitéd’histoiredesreligions,pp.325sq.

98.Cf.AnandaK.Coomaraswamy,«ThePilgrim’sWay» (Journalof theBiharandOrissaOrientalResearchSociety, XXIII,1937,VIepartie,p.1-20).

99.VoirArnoldVanGennep,LesRitesdepassage(Paris,1909).

100.Pour toutcequisuit,voirM.Eliade,Mythes, rêvesetmystères,pp.254sq. ; id.,Naissancesmystiques.Essai surquelquestypesd’initiation(Gallimard,1959).

101.R.Thumwald,«PrimitiveInitiationsundWiedergeburtsriten»(Eranos-Jahrbuch,VII,1940,pp.321-398),p.393.

102.M.Canney,«TheSkinofRebirth»(Man,juillet1939,no91),pp.104-105.

103.Cf.H.Schurtz,AltersklassenundMännerbünde(Berlin,1902);O.Höfler,GeheimbündederGermanen,I(Francfort-sur-le-Main, 1934) ;R.Wolfram,Schwerttanz undMännerbund, I-III (Cassel, 1936 sq.) ;W. E. Peuckert,Geheimkulte (Heidelberg,1951).

104.E.Andersson,Contributionàl’ethnographiedesKuta,I(Uppsala,1953),pp.264sq.

105.Cf.R.Wolfram,«Weiberbünde»(ZeitschriftfürVolkskunde,42,1933,pp.143sq.).

106.Cf.M.Eliade,LeChamanisme,p.36sq.

107.Cf. SilvainLévi,LaDoctrine du sacrifice dans lesBrâhmanas (Paris, 1898), pp. 104 sq. ;H. Lommel,Wiedergeburt ausembryonalenZustandinderSymbolikdesaltindischenRituals(inC.Hentze,Tod,Auferstehung,Weltordnung,pp.107-130).

108.Surlesymbolismecosmologiquedespoingsfermés,cf.C.Hentze,Tod,Auferstehung,Weltordnung,pp.96sq.,etpassim.

109.Majjhima-Nikâya,II,17;cfaussiM.Eliade,LeYoga.ImmortalitéetLiberté,pp.172sq.

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MirceaEliadeLesacréetleprofane

« Le sacré et le profane constituent deux modalités d’être dans le monde, deux situationsexistentielles assumées par l’homme au long de son histoire. Ces modes d’être dans le Monden’intéressent pas uniquement l’histoire des religions ou la sociologie, ils ne constituent pasuniquement l’objet d’études historiques, sociologiques, ethnologiques. En dernière instance, lesmodesd’êtresacréetprofanedépendentdesdifférentespositionsque l’hommeaconquisesdans leCosmos ; ils intéressent aussi bien le philosophe que tout chercheur désireux de connaître lesdimensionspossiblesdel’existencehumaine.»

Couverture:RoselineDelacour,Sanstitre.ISBN978-2-07-032454-5