Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

download Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

of 10

Transcript of Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    1/10

    Littérature

    Présentation : retour sur la notion d'œuvreLaurent Jenny

    Abstract

    The State of the Concept of Literary Work 

    Literary criticism in the past forty years has privileged the idea of text over literary work, in the name of openness or limitlessness; yet these concepts are in fact inseparable from that of the work.

    Citer ce document Cite this document :

    Jenny Laurent. Présentation : retour sur la notion d'œuvre. In: Littérature, n°125, 2002. L'œuvre illimitée. pp. 3-11.

    doi : 10.3406/litt.2002.1740

    http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740

    Document généré le 25/09/2015

    http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740http://www.persee.fr/author/auteur_litt_157http://dx.doi.org/10.3406/litt.2002.1740http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740http://dx.doi.org/10.3406/litt.2002.1740http://www.persee.fr/author/auteur_litt_157http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1740http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    2/10

    Laurent

    Jenny,

    université

    de Genève

    Présentation:

    etour sur la notion d œuvre

    Comment se pose aujourd hui le

    problème

    de l'« ouverture»

    de l œuvre? Telle

    est

    la question autour de laquelle

    ont

    été

    rassemblés

    les textes qui suivent, issus d un colloque qui

    a

    réuni,

    à

    Genève,

    les

    17

    et

    18

    mai

    2001

    des

    intervenants

    des

    universités

    de

    Genève,

    de

    Paris

    VIII

    et

    de

    Tokyo. La

    culture

    des

    nouvelles

    technologies,

    l effondrement

    des

    limites

    entre

    genres artistiques

    et la

    sensibilité nouvelle à

    la

    genèse

    des textes poussent

    à

    repenser

    autrement

    une

    idée de 1 «ouverture» des œuvres

    qui,

    pour

    l essentiel, s est

    mise en place

    à

    l âge structuraliste, il y

    a

    déjà

    une

    quarantaine

    d années.

    J'y

    vois

    une

    occasion de

    mieux

    cerner la notion

    d « œuvre»

    que cette

    même époque a

    quelque peu confondue -

    dans le cas de la

    littérature - avec

    celle de «texte».

    Le problème

    de

    la

    limitation

    ou

    de

    l

    illimitation

    des œuvres

    littéraires

    me

    semble

    en effet ne pouvoir trouver de solution que dans une

    clarification des

    relations entre

    «texte» et «œuvre». C est

    pourquoi

    je

    me

    permettrai

    d abord

    un

    bref historique de

    ces rapports.

    UN NOUVEL ÂGE DE

    L'OUVERTURE

    En 1962 Umberto Eco

    fait date

    en mettant

    à jour

    dans l art

    contemporain

    une

    poétique de

    1

    «ouverture».

    Cette réflexion

    procède

    d abord d une

    sémiotique

    du

    langage poétique qui

    vise

    à

    en

    montrer la «double

    organisation»,

    la signification

    revenant

    continuellement sur le

    signe

    et

    s y enrichissant

    d échos nouveaux. Mais

    selon

    Eco,

    les esthétiques contemporaines

    ne se

    contentent plus

    d accueillir

    passivement cette

    ambiguïté constitutive du message

    de

    l œuvre d'art, elles ressaisissent cette ambiguïté comme

    une

    valeur et

    un

    programme

    opératoire.

    C est donc

    distinguer

    des

    modalités bien

    différentes de l ouverture. Toute œuvre d'art,

    même

    issue

    d une «poétique

    de

    la

    nécessité» s'offre

    par nature

    à une

    «série virtuellement

    infinie

    de

    lectures

    possibles».

    Cette première

    «ouverture»

    est

    donc surtout le fait

    de

    la

    lecture

    et

    de l interpréta-

    tion.

    Elle est pour l essentiel de la responsabilité

    des

    critiques

    qui

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    3/10

    L'ŒUVRE

    ILLIMITÉE

    trouvent là

    une

    fonction

    d opérateur

    de sens

    et métamorphosent

    la

    clôture structurale

    des œuvres en variabilité de

    sens. De ce premier

    type

    d ouverture,

    il

    faut

    distinguer

    celle d œuvres qui «bien

    que

    matériellement achevées,

    restent

    ouvertes à

    une

    continuelle

    germination de relations internes» (Eco 1962,

    35).

    De

    telles

    œuvres,

    comme par

    exemple

    Finnegans wake ou les compositions de

    Jackson Pollock, font

    donc

    un pas vers leur

    ouverture

    «structurale».

    Elles

    offrent

    une

    telle richesse

    de relations internes

    qu elles

    exigent de leur destinataire une coopération

    active

    dans la

    constitution

    de trajets ou de perspectives. Pour ces

    œuvres,

    tout se

    passe

    donc,

    comme si elles naissaient d une connivence

    particulière

    avec

    l aspiration

    polysémique de leurs

    destinataires en la

    favorisant

    par

    la complexité

    structurale

    de leur constitution. Une troisième

    catégorie d œuvres offre

    un

    rôle plus actif encore

    à leur

    destinataire. Il

    ne

    s agit

    plus seulement

    pour

    elles

    de multiplier

    les possibilités

    de

    parcours internes

    mais

    d engager

    le

    destinataire

    dans leur

    constitution

    propre.

    Telle

    est

    la caractéristique des

    «œuvres

    «ouvertes» en

    mouvement»

    qui

    invitent

    à

    «faire l œuvre avec l auteur». Telle

    sera le cas par exemple des Cent

    mille

    milliards de poèmes de

    Raymond

    Queneau,

    le lecteur

    devra lui-même composer

    son

    sonnet

    en manipulant les

    feuillets du livre, correspondant

    chacun

    à

    un

    vers combinable

    avec tous

    les

    autres.

    Ou

    de la Sequenza pour

    flûte

    seule de Luciano Berio «où la durée de chaque

    note

    est

    fonction de

    la valeur

    que

    lui attribue l exécutant».

    Ou

    encore

    des

    Mobiles de

    Calder

    dont

    la disposition variera en

    fonction

    de

    l environnement et

    du

    moment de

    leur

    contemplation. On voit bien

    que

    dans

    ce derniers cas, l ouverture se

    situe

    en

    deçà même

    de

    la

    réception. Elle concerne la structuration même de ces œuvres. Il va

    de

    soi que

    cette

    ouverture structurale

    non

    seulement

    n est

    pas

    exclusive d un déploiement

    interpétatif

    de l œuvre

    mais qu elle

    le

    démultiplie

    quasiment

    à l infini. Certes,

    il

    faudrait

    encore faire

    des

    distinctions entre

    des

    œuvres en

    mouvement limité et

    illimité,

    selon

    leur ouverture structurale. La combinatoire

    des

    Cent mille

    milliards

    de poèmes

    est précisément chiffrée

    à

    un

    nombre fini

    -

    même

    si ce

    nombre

    excède toutes

    les

    possibilités humaines de

    réception.

    Des objets

    apparemment

    plus modestes

    comme le sont

    les mobiles

    de

    Calder

    offrent un nombre de configurations propre-

    a

    ment

    illimité.

    Umberto

    Eco

    a

    bien

    perçu

    dès

    cette

    époque

    les

    limi-

    tes

    de

    l illimité.

    Effectivement, en un point,

    l

    illimitation

    littérature structurale de l œuvre va à

    rencontre

    de son illimitation sémanti-

    125

    -MARS

    2002

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    4/10

    PRÉSENTATION

    que.

    Ou,

    comme

    l écrit

    Eco à propos

    de l art

    informel,

    dans

    termes

    évoquant

    la

    théorie

    de

    l information:

    «Une

    œuvre

    est

    ouverte

    aussi

    longtemps qu elle

    reste

    une œuvre. Au-delà, l ouverture s identifie

    au

    bruit.»

    (Eco 1962, 136) C est

    dire que pour

    qu une œuvre soit

    ouverte (interprétativement),

    il faut

    qu elle soit

    relativement close

    (structuralement). Seule,

    dit

    Eco, la réflexion critique

    est

    à

    même

    d établir pour

    chaque

    œuvre le seuil

    d ouverture qui

    lui permet de

    fonctionner

    comme

    œuvre.

    Ces réflexions d Umberto

    Eco

    sont

    précieuses

    et un

    peu

    oubliées. Il

    est

    aussi

    intéressant

    de

    les

    retrouver aujourd hui

    que

    de

    les

    mettre

    en

    perspective

    avec

    ce

    qui,

    à

    présent,

    les excède.

    Certes

    Eco a vu juste

    en prêtant

    attention à toutes

    les procédures

    d ouverture grandissante qui marquaient l art

    des

    années 1960. Mais,

    si

    l on

    se

    repose

    aujourd hui la question

    des

    limites de

    l œuvre,

    ce

    n est

    plus

    dans

    une

    perspective d avant-gardisme esthétique ou de

    critique

    militante.

    Ce

    sont

    moins

    les artistes

    que

    les techniques et

    les

    structures de l information

    qui

    sont

    les

    agents d une sensibilité

    nouvelle à l ouverture des

    œuvres.

    La dématérialisation des

    supports des

    textes,

    l effondrement

    des

    frontières

    de

    genres

    esthétiques (largement

    due à

    leur

    convertibilité

    dans

    une

    même

    koinè

    digitale),

    la

    ramification

    «intertextuelle» infinie

    propre

    au

    web,

    toutes

    ces

    formes nouvelles de la culture

    ont

    modifié notre

    appréhension

    des œuvres

    non

    seulement contemporaines,

    mais

    également passées. Dans la

    suite de

    l Oulipo et

    de

    la poésie

    concrète,

    des œuvres sans

    contours identifiables, à mi-chemin du poème

    et

    de l œuvre plastique,

    sont apparues

    sur

    des

    supports immatériels.

    De

    même, des

    créateurs comme

    Balpe

    proposent

    des romans

    en

    ligne

    sans

    début ni fin

    et

    à

    la

    distribution

    de chapitres aléatoire.

    Enfin,

    nombre

    d

    œuvres

    du

    canon

    littéraire,

    saisies

    sur

    les

    supports

    immatériels de bibliothèques virtuelles,

    ont pris

    une

    physionomie

    plus

    mouvante et

    ont

    donné lieu à de nouvelles habitudes de

    lecture. Dans

    ce contexte,

    il ne faut pas s étonner

    que la critique

    elle-

    même ait contribué à produire une idée

    plus

    ouverte

    des œuvres.

    Sous l influence de la

    génétique

    textuelle,

    une

    attention nouvelle

    a

    été

    portée

    à

    tout ce

    qui,

    de leur genèse, pouvait

    remettre en

    mouvement

    les

    textes

    apparemment

    fixés

    de

    la tradition. Il

    est

    devenu

    de

    plus

    en plus

    admis

    que

    les textes

    «n existaient

    pas» - ou plutôt

    constituaient

    des

    configuration

    mouvantes

    et

    sans

    cesse

    en

    évolu-

    ^

    tion.

    Les

    œuvres

    se

    sont

    ainsi

    remises

    en mouvement dans

    une

    direction

    inattendue: non

    plus celle

    de

    leur

    destination ou

    de leur littérature

    ° 25 - MARS 2002

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    5/10

    L'ŒUVRE ILLIMITÉE

    structure,

    mais

    celle

    de

    leur genèse

    et

    de leurs contours.

    Entre

    texte et «avant- texte»,

    les limites

    sont devenues mobiles.

    Et

    les

    œuvres

    ont

    commencé à faire allusion de façon de

    plus en plus

    explicite

    à

    leur

    illimitation. Ce faisant,

    un certain brouillage

    a

    affecté

    les

    notions d'«

    œuvre» et

    de «texte»,

    appelant

    de nouvelles

    clarifications.

    DU TEXTE

    À L'ŒUVRE

    La

    réflexion esthétique de

    Genette

    me

    semble fournir des

    instruments

    utiles pour penser

    les

    relations du texte

    à

    l œuvre dans

    les

    esthétiques

    du

    XXe

    siècle, particulièrement

    l opposition

    qu il

    met

    en

    place entre «immanence» et

    «transcendance»,

    c est-à-dire

    entre

    des

    types d « œuvres» qui

    virtuellement

    «consisteraient» en

    un objet et d autres qui le «dépasseraient»

    selon

    diverses

    modalités. Transposée à l œuvre littéraire, cette

    opposition

    pourrait

    recouvrir

    deux types de parti-pris théorique: l un «immanentiste»

    qui

    identifie l œuvre littéraire

    à

    son texte et l autre

    «transcendantaliste»

    qui la situe dans un au-delà du texte, que ce

    soit du côté de l'« intuition» de l auteur

    ou

    de celui de

    l interprétation du lecteur.

    Historiquement,

    la

    transcendance a dominé

    dans la

    critique

    pré-structuraliste.

    Il est frappant

    de constater que

    l esthétique

    négat ive d un Blanchot rejoint

    au

    moins

    sur

    un point l extrême

    idéalisme d un Croce dans Aesthetica in

    nuce:

    l un

    et l autre

    dissocient

    radicalement l œuvre de sa réalisation formelle et la situent

    en

    relation de

    transcendance

    vis-à- vis de celle-ci. Sans doute

    les

    raisons

    en

    sont-elles inverses chez

    l un

    et chez l autre. Pour Croce

    l œuvre

    consiste dans

    l «

    intuition

    lyrique»

    du

    poète

    et

    se

    passe

    de

    toute

    «communication»,

    c est-à-dire

    de toute

    divulgation dans

    un

    matériau formel de ce

    qui était

    déjà intégralement

    conçu

    dans

    l esprit de

    l auteur.

    Sa

    réalisation immanente n est

    qu accessoire et

    superflue.

    Effectivement

    elle

    n ajoute rien à

    la conception dont elle procède.

    « les œuvres d'art

    n'existent nulle

    part

    ailleurs

    que dans

    les

    âmes

    qui les

    créent

    ou

    les recréent»

    (Croce 1935, 61)

    Ainsi,

    dans la conception idéaliste

    de

    Croce l œuvre

    a son

    véritable site

    sur un

    plan

    transcendant. C est aussi

    postuler

    une parfaite

    (5 transparence

    entre «intuition» et «expression»

    -

    que Croce

    distin-

    gue néanmoins de la

    «communication»

    (ou «fixation de

    l intui-

    litterature

    tion-expression

    sur un objet»). Mais cette «communication»,

    -

    125- MARS

    2002

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    6/10

    PRESENTATION

    travail de

    «conservation et divulgation

    des

    images artistiques,

    guidé par la

    technique»,

    est

    extérieure à

    l œuvre d art et

    n en

    propose

    en

    fait

    que

    des

    copies.

    Partant de

    prémisses

    opposées, Blan-

    chot aboutit à

    une même valorisation

    de la

    transcendance

    de

    l œuvre.

    Mais c est

    pour

    la

    distinguer absolument des formes

    dans lesquelles elle

    se

    réalise. Là encore l œuvre

    est

    située

    en-

    deçà

    de toute réalisation

    mais,

    cette fois,

    c est

    dans

    une

    irréductible opposition à toute forme possible. Souvenons-nous

    par

    exemple de ce qu écrit blanchot dans L Espace littéraire

    Mais,

    en même temps,

    l'on

    ne peut

    pas

    dire que l'œuvre appartienne à l'être,

    qu'elle

    existe.

    Au

    contraire,

    ce

    qu'il

    faut

    dire,

    c'est qu'elle

    n'existe

    jamais

    à

    la manière d'une chose

    ou d'un être

    en général. Ce qu'il faut

    dire,

    en réponse

    à notre question,

    c'est que

    la littérature n'existe

    pas ou

    encore que

    si

    elle a

    lieu,

    c'est

    comme

    quelque chose «n'ayant pas lieu en

    tant

    que d'aucun

    objet

    qui existe» (Blanchot 1955,44)

    L œuvre

    n est

    plus

    intuition,

    elle

    est

    l exigence

    impossible

    dont

    un

    objet esthétique ne pourra jamais

    témoigner

    que

    par

    défaut.

    Ainsi chez

    Blanchot,

    le texte

    peut

    bien être concrètement

    limité,

    -

    et

    à

    vrai dire

    peu

    importe - il

    renvoie

    à une

    œuvre absolument

    indéfinie,

    et

    en son

    fond

    anonyme.

    L approche sémiotique d Umberto

    Eco

    dans

    L œuvre ouverte,

    renverse

    radicalement

    cette transcendance négative.

    Et

    tout

    en

    proclamant l ouverture de l œuvre littéraire, elle la rend parfaitement

    immanente au

    texte:

    II

    faut

    entendre ici par

    «œuvre» un objet

    doté

    de propriétés

    structurales qui

    permettent,

    mais aussi coordonnent

    la

    succession des interprétations,

    l évolution des

    perspectives.

    (Eco 1962, 10)

    Par cette définition,

    Eco suppose

    donc aux œuvres un

    minimum

    de

    permanence

    structurale.

    Pour

    autant

    l œuvre n est

    nullement close dans

    ses

    signifiants textuels.

    Sa

    forme inclut

    les traces

    d une poétique, le

    «programme opératoire»

    que l artiste s est

    proposé explicitement

    ou implicitement ainsi

    que

    le

    projet de ses

    «diverses possibilités de

    consommation»,

    «la

    manière

    dont

    l œuvre est faite

    permettant de déterminer

    la manière dont

    on

    voulait

    qu elle

    fût faite». Par ses implications textuelles, l œuvre reste

    donc

    ouverte à

    la

    fois

    sur son intention et sur sa

    réception,

    l une

    et

    l autre

    étant

    solidaires

    dans ce

    qu on

    pourrait

    appeler

    une intention

    de

    réception.

    On

    peut

    cependant

    se demander si l immanentisme 7

    de Eco

    ne

    se

    heurte pas aux

    thèses

    mêmes

    qu il développe à pro-

    pos

    de l ouverture de

    l œuvre. J'y

    reviens

    un peu

    plus

    loin.

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    7/10

    L'ŒUVRE ILLIMITÉE

    Des

    positions immanentistes

    encore

    beaucoup

    plus

    radicales

    seront

    développées dans la tradition de la philosophie analytique,

    comme celle de Nelson

    Goodman

    et

    Catherine

    Z.

    Elgin

    dans

    «Interprétation et

    identité,

    l œuvre

    survit-elle

    au monde?». Du

    point de vue de ces auteurs l identité d une œuvre littéraire

    tient

    strictement

    à

    l identité de son

    texte:

    Cette

    identité est

    une

    affaire concernant seulement la

    syntaxe d'un langage

    -

    les

    agencements autorisés de lettres,

    d'espaces

    et de marques de

    ponctuation

    - tout à fait

    indépendamment

    de

    ce

    que

    le texte dit et de

    ce

    à quoi il peut

    référer.

    (Goodman

    et Elgin 1988,

    58)

    On

    peut

    d ailleurs,

    s en

    tenant

    à

    une

    «identité littérale»

    (sameness of

    spelling),

    entièrement faire abstraction du sens du

    texte

    pour

    l identifier comme œuvre.

    Cela

    éclaire

    d un jour

    nouveau

    le

    rapport de

    l œuvre

    à

    ses

    interprétations

    et ses

    traductions.

    En

    tant qu elles se réfèrent à un même texte,

    les

    interprétations ou

    les

    traductions, aussi divergentes soient-elles, sont bien

    des

    traductions ou des interprétations de la même œuvre, par exemple

    l Odyssée d Homère.

    Il

    n empêche que chacun d entre

    elles,

    en

    raison même

    de

    l identité

    particulière de son

    texte,

    constitue une

    œuvre

    différente

    de celle

    dont

    elle

    dérive.

    La

    meilleure

    preuve

    en

    est

    qu on pourra

    à

    son tour interpréter

    telle traduction

    ou

    telle

    interprétation de

    l Odyssée comme on le

    ferait

    d œuvres originales.

    Cette

    stricte

    littéralisation de

    l œuvre

    permet

    sans

    doute de

    proposer des solutions au problème borgesien des

    doubles de

    l œuvre,

    copies à

    l identique ou simulacres:

    ainsi

    celui

    de savoir

    si le

    Quichotte de

    Ménard est

    «la même œuvre» que

    le

    Quichotte de

    Cervantes

    (pour Goodman et Elgin, il ne

    fait

    pas

    de doute

    que,

    quels

    que soient

    les

    auteurs,

    on

    a

    affaire

    à la

    même «œuvre»

    puisqu on

    a

    affaire

    au

    même

    texte,

    et

    de

    même

    un

    singe

    dactylographe

    produisant

    par

    hasard

    le texte du Quichotte, produirait encore la

    même œuvre -

    l auteur

    privilégié

    étant celui

    qui

    aura produit la

    première inscription du texte

    «ayant

    fonctionné

    comme

    étant le

    texte»). Mais

    il faut

    remarquer

    que

    cette littéralisation de l œuvre

    présuppose

    une

    stricte fixité de son

    texte.

    C est

    du

    même coup

    assigner

    des

    bornes implicites à l «ouverture» de

    l œuvre.

    Si

    nous

    revenons

    aux

    diverses

    formes

    d ouvertures

    distinguées

    par

    Eco,

    nous nous rendons compte

    que certaines

    remettent

    g

    en

    question

    une

    définition

    de l œuvre

    trop

    immanentiste

    -

    y

    com-

    pris

    d ailleurs la

    sienne

    propre.

    Tel n est pas

    le cas

    des

    œuvres

    littérature polysémiquement ouvertes

    en

    raison même de

    l ambiguïté

    ° I 25 - MARS 2002

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    8/10

    PRESENTATION

    «naturelle»

    de

    leur

    langage, ni

    de

    celles

    qui

    aggravent

    cette

    polysémie

    par

    une

    complexité

    structurelle

    particulière

    -

    comme

    par

    exemple Finnegans wake. Aussi difficile soit

    l identification

    de la

    permanence structurelle

    des

    œuvres complexes, cette

    permanence

    demeure garantie par leur

    limitation

    syntaxique. Mais dès

    que

    l ouverture affecte le support syntaxique de l œuvre, comme dans

    le

    cas des Cent

    mille milliards de

    poème, on

    doit se

    demander

    si

    l identité de l œuvre

    est

    maintenue ou si on

    a

    en

    réalité

    affaire

    à

    une famille infinie d «œuvres» toutes

    différentes.

    Comme on l a

    vu, cette

    ouverture

    syntaxique

    peut

    procéder

    aussi

    bien d un

    regard

    critique

    que

    d une

    poétique.

    Entre

    l édition

    des

    Œuvres

    complètes

    de Rimbaud par Antoine Adam

    dans

    la Pléiade et

    celle

    d Alain

    Borer intitulée L'

    Œuvre-vie,

    il n y a pas eu seulement

    redistribution

    des mêmes textes

    dans un

    ordre différent, mais intégration

    à

    l « œuvre» de textes

    comme

    les

    lettres qui

    n avaient

    jusque là

    qu un

    statut de documents.

    Il y

    a donc eu une redéfinition

    syntaxique

    de

    l œuvre, dont on

    sent bien qu elle

    n a

    rien de

    définitif et

    qu elle

    pourra donner lieu dans les

    éditions

    ultérieures à une

    infinité

    virtuelles de versions.

    C est dans

    ce contexte

    d une sensibilité nouvelle

    à

    la

    mouvance des textes qu on

    a

    pu

    assister

    récemment

    à

    un retour de

    conceptions

    transcendantes

    de

    l œuvre

    sur des

    bases

    nouvelles.

    Genette

    en est le

    principal représentant

    en même

    temps que

    l historien

    lucide

    lorsqu il

    rattache cette évolution

    à celle

    de la

    théorie

    littéraire des quarante dernières

    années:

    La

    destitution

    «formaliste»

    de

    l'intention

    auctoriale, poussée

    symboliquement

    jusqu'au

    meurtre

    de l'auteur, et

    la valorisation «structuraliste»

    de

    l'autonomie

    du

    texte,

    favorisent

    1 assumption des matériaux

    génétiques

    comme

    objets

    littéraires

    à

    part

    entière, au

    nom de

    cette irréfutable

    évidence

    qu'un

    avant-texte

    est

    aussi

    un texte. La

    quelque

    peu mythique

    «clôture du

    texte»

    aboutit donc paradoxalement au concept œuvre ouverte, dont

    la

    mouvance

    génétique est un aspect parmi d'autres, et qui

    ré-instaure

    l'œuvre - comme je

    l'entends ici- par-delà

    (ou au-dessus de)

    la

    pluralité des textes

    de toute nature

    et de

    tous statuts

    qu'elle rassemble et

    fédère

    sous

    le

    signe d'une unité plus

    vaste

    et, en

    ce

    sens, transcendante.

    (Genette

    1994,

    224)

    Pour

    Genette,

    la

    transcendance

    de l œuvre littéraire vis-à-vis

    de son texte

    ne

    tient

    évidemment

    plus à

    son existence idéale dans

    l intuition de

    l auteur comme

    chez

    Croce,

    ni

    à

    son

    exigence

    anonyme et introuvable comme chez Blanchot, elle

    découle de

    la

    réduction

    eidétique qu opère un

    lecteur face à une manifestation

    textuelle

    ou un ensemble de

    manifestations

    textuelles pour en un

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    9/10

    L'ŒUVRE ILLIMITÉE

    induire une

    idéalité

    d « œuvre». Cette réduction consistera

    (au

    minimum)

    à

    sélectionner

    certains

    traits

    identificatoires

    pertinents

    à

    partir d une

    réalité

    matérielle complexe. Ainsi à

    induire

    de telle

    édition

    que

    je possède des Fleurs

    du

    Mal sur papier

    jauni

    imprimée en lettres

    Garamond

    l existence d un

    «individu idéal»

    que

    sont

    les

    Fleurs du mal

    et qui

    subsisterait

    sous

    toutes sortes de

    formes typographiques

    pourvu

    que

    son «identité littérale» soit

    respectée. Au maximum cette réduction consistera

    à

    subsumer sous

    une

    même

    «individualité

    idéale»

    des textes aussi différents que

    les

    éditions

    successives

    des œuvres

    de

    Victor

    Hugo.

    PROPOSITIONS

    Après

    ce bref historique,

    j aimerais faire

    quelques

    propositions pour une

    définition

    de

    l œuvre,

    moins théoriquement

    ambitieuse que celles

    des

    auteurs

    que

    j'ai cités

    bien

    qu elle

    s inspire

    de

    leurs réflexions. Entre

    conception immanentistes et transcendanta-

    liste de

    l œuvre,

    j opterai

    résolument

    pour la seconde.

    Il

    me

    semble que l identification de l œuvre à son identité littérale

    n est

    guère

    tenable. Empiriquement nous

    ne

    sommes pas

    des

    lecteurs

    de

    «textes»

    mais bien

    d «œuvres». Je

    veux

    dire que

    les

    «textes» ne

    prennent

    sens

    et intérêt

    pour

    nous

    que sur fond

    d un

    «monde

    de

    l œuvre»

    fait de projets,

    d intentions réalisées ou non,

    de

    poétiques

    explicites

    ou implicites - mais

    aussi d institutions

    littéraires,

    de

    conceptions

    du

    lecteur,

    de traditions d interprétation.

    Coupés de

    ce

    monde, les textes

    cessent

    de faire

    sens.

    Si

    se réalisait

    la

    fable

    du

    singe dactylographe,

    dans une

    version où il

    produirait

    des

    poèmes syntaxiquement

    et

    métriquement corrects,

    on

    spéculerait sur le

    caractère

    miraculeux

    ou

    statistiquement

    concevable

    du

    fait.

    Mais

    il

    serait

    peu probable qu on s engage dans une interprétation

    de son

    texte.

    L interprétation a certainement tort de chercher à

    scruter

    d hypothétiques

    intentions

    d auteur mais en

    revanche

    elle

    a

    raison

    de

    ne

    s intéresser qu à des textes qu elle crédite d intentionnalité

    au double sens

    du

    contenu de conscience et

    du projet.

    Car c est

    l écart même du projet

    et

    de la

    réalisation

    qui fait sens. C est ce

    que

    suggère a

    contrario

    l exergue

    de

    Turing

    placé

    en

    tête des Cent

    mille

    milliards de poèmes: «Seule

    une

    machine

    peut

    apprécier un

    sonnet

    écrit

    par

    une

    autre

    machine»

    (Queneau,

    1961).

    Certes

    nous

    10 devons nous habituer

    à

    l idée

    qu à

    l avenir nous

    pourrons

    être

    amenés à prendre connaissance de

    nombreux

    «textes»

    qui ne

    ITTERATURE r n° 25

    -

    MARS 2002

  • 8/18/2019 Présentation : retour sur la notion d'oeuvre

    10/10

    PRESENTATION

    seront

    pas nécessairement

    des

    «œuvres».

    Cette distinction n en

    sera

    que

    plus

    utile pour définir

    des

    attitudes de lecture

    ou

    de

    «traitement» des différents

    types de texte.

    La définition

    de

    l œuvre littéraire

    comme

    «texte»

    faisant sens

    sur

    fond

    d un «monde de l œuvre» suffit à

    fonder

    son illimitation

    de

    principe. En amont

    du

    texte l « œuvre»

    est

    illimitée dans la

    mesure où

    son sens

    doit

    être

    élaboré

    à

    l infini par

    la

    mise

    à jour de

    son

    monde:

    situation

    dans

    une

    institution littéraire, germination

    dans

    les

    péripéties d une «vie»

    dont

    le

    texte doit lui aussi

    être

    écrit, relevé

    des

    projets, esquisses, variantes du

    texte et éditions

    possibles.

    Le

    lecteur

    (l éditeur)

    ne

    cesse

    de

    produire

    des

    versions

    de l œuvre dans la

    multiplicité

    de

    ses

    «textes». Pour faire

    «œuvre»

    chacune de ces versions doit être

    limitée,

    même

    si leur

    variabilité

    est

    illimitée. On pourrait ici

    s en

    tenir

    à

    un

    principe

    inspiré d Umberto

    Eco:

    pour

    que

    l œuvre

    soit illimitée,

    il faut

    que

    le

    texte

    soit limité. Certes,

    on

    peut

    concevoir des textes

    illimités

    mais

    paradoxalement ils n'offrent plus qu une seule version de l œuvre,

    version au

    demeurant improductible

    dans une

    totalité finie

    et

    dont

    le

    sens

    est

    indéfiniment

    suspendu,

    version

    donc

    qui échoue

    à

    faire

    œuvre

    -

    mais

    dont

    le

    concept,

    lui,

    peut

    être

    interprété.

    On

    distinguera encore des œuvres

    au texte

    réellement

    illimité celles qui

    figurent une illimitation textuelle

    imaginaire,

    par la simple

    ampleur

    de leur texte,

    ou

    par sa

    complexité, ou par des

    figures de

    mise en

    abyme. La

    représentation

    de l illimitation

    n est

    pas l

    illimitation

    et

    peut

    souvent

    faire

    illusion.

    Les

    communications

    ici réunies veulent explorer

    dans cette

    perspective différentes formes d ouverture

    de l œuvre:

    genèse,

    traduction,

    intertextualité,

    illimitation

    figurée,

    mythique

    ou réelle.

    BIBLIOGRAPHIE

    Blanchot, Maurice

    (1955),

    L Espace

    littéraire,

    Folio Essais.

    Croce,

    Benedetto (1935),

    «Aesthetica in nuce», in

    Essais d'esthétique,

    Paris,

    TEL,

    Gallimard,

    1991.

    Eco, Umberto (1962), L Œuvre ouverte, Paris,

    Seuil,

    1965.

    Genette, Gérard

    (1994),

    L Œuvre de l'art I, Paris, Seuil.

    Goodman,

    Nelson

    et

    Elgin,

    Catherine Z.

    (1988),

    «Interprétation et

    identité,

    l'œuvre

    survit-elle

    au

    monde?»,

    in

    Reconceptions

    en

    philosophie,

    Paris,

    PUF,

    1994.

    1 1

    Queneau, Raymond

    (1961),

    Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard. LITTÉRATURE° 125 -MARS 2002