Prcmièf e partie : étude des textes...

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Prcmièf e partie : étude des textes Introduction L'histoire de l'engagement et du désengagement, selon les périodes de son itinéraire personnel de Strindberg dans les luttes socio-politiques de son temps a déjà été faite 107 . Notre démarche, qui place le dramaturge suédois au rang des écrivains de l'insignifiance, nous amène à considérer seulement une partie de son théâtre : celle que les critiques 108 qui ont étudié Pensemble de son œuvre qualifient de « théâtre psychologique », par contraste avec les pièces historiques et les pièces oniriques. Tout comme pour les autres dramaturges de notre corpus, nous avons opéré notre sélection en fonction du critère suivant : les pièces étudiées relèvent toutes d'un théâtre du quotidien ; les préoccupations sociales y sont, sinon absentes, du moins reléguées au second rang. Les pièces qui font l'objet de notre étude sont les suivantes : Quatre pièces de la période dite « naturaliste 109 »: Camarades (Kamraterna, 1886- 87) ; Père (Fadren, 1887) ; Mademoiselk Julie (Froken Julie, 1888) ; Créanciers (Fôrdringsà'gare, 1888). Sept pièces en un acte, qui présentent l'intérêt spécifique d'être une forme expérimentale dans laquelle Strindberg voyait, au moment de leur écriture, « la 107 Notamment par Guy Vogehveith, Strindberg, Paris, Seghers, coll. « Théâtre de tous les temps », 1973. 108 Parmi eux, Martin Lamm, Arthur Adamov, Guy Vogelweith v. infra et la bibliographie. 109 Pour un découpage chronologique, voir par exemple l'ouvrage un peu ancien (1948 pour la deuxième édition révisée en suédois, Stockholm) mais exhaustif de Martin Lamm, August Strindberg trad. anglaise et éd. de Harry G. Carlson, New York, Benjamin Bloom, Inc. Publishers, 1971. 109

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Prcmièf e partie : étude des textes

Introduction

L'histoire de l'engagement — et du désengagement, selon les périodes de son

itinéraire personnel — de Strindberg dans les luttes socio-politiques de son temps a

déjà été faite107. Notre démarche, qui place le dramaturge suédois au rang des

écrivains de l'insignifiance, nous amène à considérer seulement une partie de son

théâtre : celle que les critiques108 qui ont étudié Pensemble de son œuvre qualifient de

« théâtre psychologique », par contraste avec les pièces historiques et les pièces

oniriques. Tout comme pour les autres dramaturges de notre corpus, nous avons

opéré notre sélection en fonction du critère suivant : les pièces étudiées relèvent

toutes d'un théâtre du quotidien ; les préoccupations sociales y sont, sinon absentes,

du moins reléguées au second rang.

Les pièces qui font l'objet de notre étude sont les suivantes :

• Quatre pièces de la période dite « naturaliste109 »: Camarades (Kamraterna, 1886-

87) ; Père (Fadren, 1887) ; Mademoiselk Julie (Froken Julie, 1888) ; Créanciers

(Fôrdringsà'gare, 1888).

• Sept pièces en un acte, qui présentent l'intérêt spécifique d'être une forme

expérimentale dans laquelle Strindberg voyait, au moment de leur écriture, « la

107 Notamment par Guy Vogehveith, Strindberg, Paris, Seghers, coll. « Théâtre de tous les temps »,1973.108 Parmi eux, Martin Lamm, Arthur Adamov, Guy Vogelweith — v. infra et la bibliographie.109 Pour un découpage chronologique, voir par exemple l'ouvrage un peu ancien (1948 pour ladeuxième édition révisée en suédois, Stockholm) mais exhaustif de Martin Lamm, August Strindbergtrad. anglaise et éd. de Harry G. Carlson, New York, Benjamin Bloom, Inc. Publishers, 1971.

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formule du drame de l'avenir»110 : Paria (1888) ; La Plus Forte (Den Starkare, 1889) ;

Doit et avoir (Débet och Kredit), Premier avertissement (Forsfa Varningen}, Devant la mort (Infor

Dô'den), Amour maternel (Moderskarletë), II ne faut pas jouer avec le feu (Leka med elden,

littéralement Jouer avec le feu ; la traduction française sous forme de proverbe est

toutefois pleinement justifiée, comme nous le verrons) ; toutes ces pièces ont été

rédigées entre 1892 et 1893 ; nous avons écarté Le Lien, écrite à la même période,

comme étant porteuse d'une satire du système juridique suédois qui n'entre pas dans

notre analyse.

• Six pièces écrites après les crises psychologiques des années 1894-1895

relatées dans Inferno (1897) et où les thématiques religieuses apparaissent de manière

nettement plus marquée : Crime et crime (Broff och Broff, 1899) ; La Danse de Mort 1 et 2

(Dôdsdansen, 1900) ; enfin, trois des « pièces de chambre » écrites au départ pour la

scène du Théâtre Intime que le dramaturge fonde à Stockholm en 1907 : Orage

(Ovader), La Maison brûlée (Brânda tomten, littéralement Le Terrain brûlé; on trouve aussi

parfois la traduction Lieux incendiés}., Le Pélican (Pelikanen), 1907.

S'agissant de Mademoiselle Julie, le problème des relations entre classes qui

oppose les domestiques Jean et Christine à leurs maîtres (le Comte et sa fille) est

certes un élément essentiel de l'intrigue, mais il apparaît encore comme relié à ce qui

est chez Strindberg une préoccupation individuelle du Fils de la servante111, et il est un

élément des rapports de force interpersonnels, au même titre que la lutte des sexes.

Sans minimiser le contenu d'observation voke de critique sociale, nous analyserons

110 Samlade Sknfter, Stockholm, Landquist, 1918-, vol. XVII, pp. 280 sq; cité dans Maurice Gravier,Théâtre cruel et théâtre mystique, Paris, Gallimard, 1964, trad. M. Diehl, p.84.111 Titre de l'ouvrage autobiographique publié en 1886 dans lequel Strindberg, dont le père avaitépousé son ancienne bonne, voit dans cette situation familiale l'origine de son incapacité à se sentir àl'aise aussi bien dans le milieu bourgeois que dans le milieu populaire — bref, de sa schizophréniesociale.

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donc principalement ce qui a trait, dans la pièce, au drame intime, à la tragédie du

sujet. A ce titre, Mademoiselle Julie est d'ailleurs un bon exemple de la dialectique entre

individuel et collectif qui caractérise chacun des dramaturges de l'insignifiance. Elle

illustre parfaitement, s'agissant de Strindberg, ce que Vogelweith appelle

« l'individualisation des problèmes sociaux »112.

Selon les périodes, nous l'avons évoqué, Strindberg a choisi de faire s'effacer

les traits individuels du personnage au profit du message historique ou politique dont

il était porteur. Notre propos n'est pas de déterminer quand et pourquoi la trajectoire

créatrice de l'auteur a subi cet infléchissement113, mais on peut remarquer que celle-ci

semble plus cyclique que linéaire. Nous avons en effet pu trouver des pièces se

rattachant au théâtre intime, qui témoignent de thématiques communes et de

procédés d'écriture récurrents, à différentes périodes de la vie de l'auteur —

notamment, avant et après la crise bien connue qui a présidé à l'écriture d'Infemo que

nous évoquions ci-dessus. Cette crise, si elle a eu des répercussions fondamentales

sur la vie psychologique de l'homme, a également mené l'écrivain à introduire dans

son œuvre des modifications d'ordre esthétique et idéologique. On constate à la fois,

dans l'histoire de Strindberg dramaturge du quotidien, une permanence et une

évolution : plus que de cercle, c'est de spirale qu'il faudrait donc parler. Même si ces

modifications ne sont pas au centre de notre analyse, nous aurons à les prendre en

compte.

112 V. Strindberg, op.at., p. 35.113 Martin Lamm (Augftst Strindberg, op. cify tout comme Guy Vogelweith (Sîrindberg, op.cit. ; ILePersonnage et ses métamorphoses dans le théâtre de Strindberg, thèse Université de Paris IV, 1971) choisissentd'analyser les oeuvres de l'écrivain selon une perspective chronologique qui les amène à faire une largeplace à la biographie et aux écrits autobiographiques. Notre propos, qui se veut tout à la foisthématique et synthétique, nous conduit à adopter une démarche différente.

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Il est également très malaisé de dissocier chez Strindberg ce qui ressortit à la

reproduction pure et simple du réel, au naturalisme objectif, et ce qui se rattache aux

domaines de l'abstrait et du rêve (qui, chez lui, vont souvent de pair) ; autrement dit,

le théâtre du quotidien rejoint parfois, et de plus en plus souvent au fil de l'évolution

de l'écrivain, le théâtre onirique. Nommer Strindberg dramaturge de l'intérieur nous a

paru la meilleure façon de souligner que cette antithèse n'entraîne pas la

contradiction. Le théâtre de Strindberg est éminemment naturaliste de par sa

démarche heuristique : ce que l'écrivain recherche à tout prix, c'est la connaissance de

l'être réel, cette connaissance dût-elle passer par le surréel. Il faudra donc se

demander comment cette perspective prend forme au sein de la dramaturgie

strindbergienne et, à son tour, la modèle. Avant de nous intéresser à l'homme de

théâtre, interrogeons l'écrivain et ses textes ; comment l'univers de l'insignifiance se

constitue-t-il et coexiste-t-il avec l'imaginaire ? Quels y sont dès lors la place et le

statut du personnage ? Quel dialogue, ou plutôt quelle parole peut émerger de la

conscience morcelée dont son créateur le dote ?

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I — Subjectivisme et insignifiance

l°)Les rêveurs éveillés

« We are such sttfffas dreams are made on... »

Shakespeare, The Tempest

Nous le disions, chez Strindberg, l'antithèse entre réel et imaginaire n'est pas

contradictoire. Elle participe d'une démarche unitaire et cohérente. Le réel qui

intéresse Strindberg n'est pas celui qui se manifeste dans son immédiateté matérielle.

C'est un niveau supérieur de réalité que le dramaturge cherche à atteindre, c'est là

qu'il veut mener son public avec lui. Pour le dire en des termes platoniciens, même

lorsqu'il est considéré au sein du phénomène, c'est encore le noumène qui compte. La

comparaison avec le philosophe grec ennemi du théâtre s'arrête évidemment ici ; les

personnages pas plus que leur créateur ne tendent vers un absolu transcendantal114.

Mais ils sont parfois bien proches d'une abstraction pure et simple. C'est ainsi que le

personnage de Laura dans Père est trop univoque, trop intensément engagé dans une

lutte à mort contre l'ennemi masculin, pour être perçu par le public autrement que

comme une abstraction. Guy Vogelweith cite à ce sujet la réaction d'un

contemporain de Standberg, Jules Lemaître :

« II m'est impossible de prendre l'abominable Laura pour

une créature de chair [...]. Laura est une abstraction [...]. Elle

114 Sauf, et encore, dans les pièces marquées par la religiosité (après les années 1890), en particulierCrime et Crime ou IM Danse de Mort.

113

représente la méchanceté féminine en soi [...]. Elle est d'une

méchanceté surhumaine et surnaturelle.115 »

Vogelweith y voit une marque de l'influence de la pensée schopenhauérienne

sur le dramaturge suédois : Laura serait une manifestation du vouloir-vivre universel

qui guide les êtres à leur insu. Or Strindberg, en l'occurrence, applique cette doctrine

à son obsession personnelle de la lutte des sexes. Ce n'est donc pas une distorsion

par rapport au réel dans la mesure où Fauteur ne représente pas autre chose, sur la

scène ou dans le livre, que ce que lui-même perçoit au quotidien.

C'est sur ce processus de perception qu'il faut nous interroger. L'homme est le

terrain d'observation de l'écrivain, mais non point l'homme conscient, qui serait plus

de l'ordre du phénomène ; le noumène, la vérité profonde de l'être humain, c'est

dans l'inconscient que notre dramaturge va d'instinct le chercher. C'est par exemple

le cas de la mère et de sa fille dans Amour maternel (Moderskârlek : le Suédois exprime

cette notion en un seul mot composé, en faisant une entité indivisible) : de fait, c'est

cet amour perverti en possessivité excessive voire en haine qui fait l'objet de toute la

pièce. Bien qu'elles possèdent un prénom, Hélène et Amélie ne sont, dans la liste des

personnages, et ne doivent être pour les spectateurs que « la fille » et « la mère ». C'est

ce lien monstrueux et dévorateur qui les définit tout entières. Hélène emploie, au

début de son dialogue de la scène 3 avec sa demi-sœur Lisen, une image

caractéristique de la névrose: «J'ai vécu comme dans une caverne étouffante116».

Mieux que n'importe quel discours clinique, la comparaison utilisée dit la volonté

malsaine de la mère de conserver sa progéniture dans un lieu clos rappelant le stade

115 Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 9e série, Paris, Soc. Fr. d'Impr. et de Libr., 1896, pp. 109-110.116 Amour maternel, in Théâtre complet, Paris, l'Arche, 1983, vol. 3, trad. Tage Aurell et Georges Perros.

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prénatal, lieu où l'enfant est encore entièrement sous le pouvoir de la génitrice. De

fait, elle l'empêche de fréquenter d'autres personnes de son âge, d'avoir une vie

sociale, bref de couper le cordon ombilical.

Le rapprochement avec les doctrines freudiennes ne peut pas ne pas être fait,

même si les travaux du médecin viennois n'étaient pas directement connus de

Strindberg117. L'intuition de l'écrivain rejoint ici les expériences du scientifique.

Mieux : elle adopte le même mode d'expression, à savoir celui du mythe. « Modèle

exemplaire », pour reprendre la formule de Mircea Eliade118, celui-ci exprime des

schémas primordiaux ; en l'occurrence, il s'agit des structures mentales inconscientes

présentes dans chaque individu. Le mythe n'a pas besoin de justification rationnelle,

puisqu'il est à lui-même sa propre justification. Si Freud a pu s'en servir pour étayer

ses théories scientifiques, le dramaturge, pour sa part, lui confère un sort proprement

littéraire : le mythe n'a pas a être pensé ; il est ressenti immédiatement par le public,

avec lequel l'auteur et son univers dramatique établissent dès lors un rapport qui n'est

plus seulement d'ordre réflexif mais aussi intuitif. Le détachement critique, objectif et

scientifique cède donc encore une fois la place — dans ce même souci de

connaissance de l'être humain — à une approche irrationnelle. Judith n'est pas

seulement la fille trop aimée du Capitaine de la Danse de Mort 2, qui trahit les espoirs

de son père en repoussant grossièrement le vieux colonel avec lequel il voulait la

marier ; c'est aussi le personnage biblique éponyme, comme le fait remarquer Alice, la

femme du Capitaine, dans une remarque qui s'adresse aussi bien au destinataire

117 V. Vogelweith, Strindberg, op.tit., pp. 89-92.118 Par exemple dans Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957, coll. « Folio essais ».

115

second du discours théâtral qu'est le public, qu'au destinataire premier (le

personnage)119 :

« ALICE [lisant le télégramme du cohnel\ : « En raison de la

communication téléphonique insolente de mademoiselle Judith, je

considère nos relations comme rompues pour toujours. »

LE CAPITAINE/^: C'est Judith !

ALICE : Et voici Holopherne.120 »

Axel, l'époux humilié de Camarades, faisait déjà cette réflexion à Bertha, son

épouse dominatrice : « Une Judith qui m'aurait offert son corps pour obtenir ma

tête. » Un autre Capitaine, celui de Père, se compare quant lui à Hercule face à une

Laura-Omphale. Qu'il puise à une source biblique ou à la mythologie grecque,

Strindberg donne à ses personnages - vecteurs d'une obsession personnelle, sa peur

d'être persécuté par la femme castratrice - un statut qui les arrache à l'insignifiance du

quotidien, à la banalité, à l'ordinaire.

C'est même en cela que le cadre naturaliste prend toute son importance. Car il

sert de toile de fond à la manifestation du rêve, il fonctionne comme point de

contraste. Ainsi, le réel banal et quotidien est indissociable de l'univers onirique,

comme l'écrit Strindberg dans ces lignes qui précèdent Le Songe :

« Sur un fond de réalité insignifiant, l'imagination brode de

nouveaux motifs : un mélange d'événements vécus, de libres

inventions, d'absurdités et d'improvisations.121 »

119 Sur la notion de double destinataire au théâtre, v. notamment Jean-Pierre Ryngaert, Introduction àl'analyse du théâtre, Paris, éd. Bordas, 1991.120 « ALICE. Tâgrund avfrôkenjudits nàsmsa telefonmeddelande anserjag relatàonerna avbnttna —for ail tid !'KAPTEN (bleknar). Det àrjudit !ALICE. Och dàrârHolofernes !»Skrifter av Augmt Strindberg, Stockholm, éd. Albert Bonniers, 1954, t. XII : Samtidsdramer, p. 283 (éditionde référence pour le texte original, sauf indication contraire).

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Il y a donc réversibilité de la « tragédie naturaliste » que Strindberg déclarait

vouloir faire avec Père, et du drame onirique comme le Chemin de Damas : « On a dit

que le Chemin de Damas n'était fait que de rêves. Bien sûr. Mais naturalistes.122 » Dès

lors, la dramaturgie de l'insignifiance trouve sa cohérence interne non plus dans la

mimesis mais dans l'unité de la conscience du rêveur. Ce rêveur, c'est à la fois l'auteur

et le personnage central de la pièce, dont on a dit à maintes reprises qu'il était un

double ou une projection de Strindberg. Nous avons cité l'exemple du Capitaine dans

Père, pièce qui pour Peter Szondi est « conçue selon la seule perspective du

personnage principal, l'action se déroulant à travers cette subjectivité », et qui « tente

de lier le style subjectif au style naturaliste123 ». On pourrait y ajouter l'Axel de

Camarades, le père dans Devant la mort, Maurice dans Crime et Crime, le Monsieur de

L'Orage... et la liste n'est pas exhaustive.

Il arrive aussi qu'un personnage secondaire ou de moindre importance se

trouve investi des fonctions du somnambule (dont il est lui-même, parfois, une

projection) ; ainsi d'Henriette dans Crime et Crime, qui déclare à Maurice : « Je ne vis

plus qu'une demi-vie, une vie de rêve, et c'est pourquoi la réalité n'a plus de prise sur

moi124 ». C'est elle qui lui fera souhaiter, l'espace d'une seconde, la mort de sa fille

Marion. Le souhait mental devient réalité à l'acte III : on apprend que Marion est

morte, et la rumeur en accuse Maurice, qui finit par se croire coupable du meurtre de

sa propre fille. L'explication rationnelle — naturaliste, est-on tenté de dire — survient

121 Samlade Sknfter, op. cit. ; cité dans Théâtre cruel et théâtre mystique, ap.dt., p.137.122 Strindberg-'Blâtter, 1901 ; cité par Maurice Gravier, Théâtre cruel et théâtre mystique, op.af..123 Théorie du drame moderne, Lausanne, éd . L'Age d'homme, 1983, trad. Patrice Pavis, Jean et MayotteBollack, pp. 35-36.124 In Théâtre complet, Paris, éd. de l'Arche (notre édition de référence pour la traduction française),1983, TO!. 3, trad. Michèle Cazaux, p. 438.

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au dernier acte par la bouche d'Adolphe, l'ancien ami d'Henriette, qui apprend à

celle-ci : « Une deuxième autopsie a révélé que Marion est morte d'une maladie bien

connue, dont j'ai oublié le nom bizarre125». Ce qui, dans la dramaturgie classique,

serait considéré comme la péripétie finale menant au dénouement126 n'entraîne

pourtant pas en soi renversement de situation : Maurice a en effet si bien intériorisé

sa culpabilité qu'il se refuse à se considérer comme innocent. Il doit d'abord, comme

le lui dit l'abbé (qui représente la religion chrétienne dans la pièce) , expier la faute

qu'il a commise en pensée. Ce n'est qu'après cette péripétie intérieure qu'il pourra

retourner vivre parmi les « honnêtes gens » et accepter que soit reconnu son talent

d'auteur de théâtre.

© La dramaturgie ouverte

La dialectique du réel et de l'imaginaire, on l'a vu, n'implique nullement la

contradiction. Elle participe de la démarche esthétique de Strindberg, subjectiviste et

naturaliste. Elle introduit même, dans le contrat de lecture ou d'interprétation passé

entre le dramaturge et son public, la possibilité d'un choix : dans l'exemple que nous

venons de donner, c'est au lecteur/spectateur et à lui seul de décider si Maurice est

ou non coupable ; au-delà de la doctrine chrétienne, qui institue une distinction entre

le péché en acte et le péché en pensée, sa démarche de réception donne une

existence soit à l'univers rêvé symbolisé par Henriette, femme fatale et attirante, soit

125 Ibil, p. 472.126 Sur la péripétie unique et les péripéties, voir Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris,Nizet, 1986, pp. 83-90. On notera que, dans le théâtre dassique, la péripétie est toujours unévénement venu de, ou apporté par l'extérieur. Nous reviendrons plus loin sur les bouleversementqu'apporté à l'intrigue strindbergienne la notion d'intériorisation de la (des) péripéties(s).

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à l'univers concret, quotidien, insignifiant127 figuré par Jeanne, la première amie de

Maurice et la mère de Manon. Au théâtre, le regard du public donne

rétrospectivement à la fable un sens rationnel ou irrationnel. Nous sommes donc,

avec cette dramaturgie du choix, dans le domaine du fantastique.

C'est là un apport fondamental de la dramaturgie strindbergienne du moi. Si

toutes les données de l'univers qui entourent le personnage sont à lire en fonction de

son regard subjectif, et si, comme le pense Strindberg, notamment sous l'influence

des travaux de Charcot et de Bemheim, le moi est complexe et morcelé, changeant

sans cesse d'opinion et d'objet, alors il n'est pas impossible, il n'est pas contraire au

réel que deux vérités coexistent. Dès lors, on peut faire entre une pièce proprement

onirique comme Le Songe et les pièces du quotidien de Strindberg la même distinction

qu'entre le merveilleux et le fantastique : dans le merveilleux, le contrat de lecture est

univoque ; le public sait qu'il a affaire à de l'imaginaire ; dans le fantastique, le contrat

de lecture est au contraire équivoque, et c'est de cette équivoque que naît la force du

« mystère introduit dans la vie réelle » - pour reprendre la formule de Castex. Le

rapprochement avec un autre dramaturge de l'insignifiance, Hauptmann, nous paraît

ici pertinent ; au monde merveilleux de La Cloche engloutie (Die versunkene Glockè), on

peut opposer les rêveries religieuses de la petite Hannele sur son lit d'agonie dans

L'Assomption d'Hannele Mattern (Hanneks Himmelfahrt) : les apparitions même du Ciel,

des anges et du Christ ont aux yeux de la petite fille les figures familières de son

127 « Ne te fais pas trop d'illusions sur une femme aussi insignifiante que moi », dit-elle d'ailleurs elle-même à l'acte I (Crime et Crime, Théâtre complet, ap.àt., vol. 3, p. 424). Le texte original dit « Tank ickeforbôgt om en obetydlig kvinna sornjag àr» (in Skrifter, op. cit., vol. 12, p. 209) : la notion d'insignifiance,appliquée au personnage, est ici synonyme de médiocrité 0eanne demande à l'artiste, donc au futurgrand homme, au futur héros qu'est Maurice, de ne pas la surestimer) — « obetydlig » étant le pendantexact en suédois du mot français « insignifiant ».

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instituteur, de ses camarades de classe et de sa mère. Autre exemple de dramaturgie

subjectiviste, qui laisse le public libre d'adopter, ou non, le regard du rêveur éveillé.

Ce contrat peut même prendre une forme ludique, et Strindberg, non sans

humour, joue par exemple avec maestria des formes subjectives de la durée, dans la

Danse de mort 1. Ce ne sont plus deux, mais trois niveaux d'interprétation que l'on voit

apparaître au début de la troisième séquence128 (dans laquelle nous distinguons et

numérotons trois parties, en fonction des étapes de notre analyse) :

1. [dernière réplique de la deuxième séquence] «ALICE :

J'ai appris à attendre. »

[didascalie introduisant la troisième séquence] « Alice est

assise dans le fauteuil de droite ; ses cheveux sont gris. »

2. « KURT regarde Alice : Alice ! Qu'est-ce que je vois ? En

deux nuits, tes cheveux sont devenus gris.

3. ALICE : Non, mon ami, ils le sont depuis longtemps.

Seulement j'ai oublié de les teindre...129 »

1. La dernière réplique d'Alice, à la fin de la deuxième séquence, oriente la

réaction du public devant la couleur de cheveux qui est la sienne à la troisième

séquence — celle du spectateur certainement avec plus de force que celle du lecteur,

tant il est vrai que nous avons affaire ici à une péripétie d'ordre visuel (péripétie au

128 Nous employons à dessein le terme de « séquence », qui implique l'idée d'un déroulement temporel,car la Danse de Mort n'est divisée ni en actes, ni en tableaux (il n'y a pas de changement de décor) :seuls, les différents moments du jour indiqués — successivement « soirée », « matin », « en plein jour »,« le soir » - entraînent des modifications d'éclairage et d'atmosphère ; l'unité de lieu, quant à elle, estpleinement respectée, non pas dans un souci de conformité aux règles de la dramaturgie classique,mais pour la cohérence de l'univers dramatique.129 In Théâtre complet, op. cit., vol. 4, trad. Alfred Jolivet et Georges Perros, p. 503.1. « ALICE. .. .jag bar lârt vanta ! »

« ALICE (sitter i hôgra lânstolen, hon âr grâhârig) »2.« KUE.T (betraktar Alice). Alice ! Vad or detta ? Du bar Mwt gràhàrigpà dessa tvâ natter 13. ALICE. Nej, min van, det bar jag varit lange, det âr bara ait jag underlàtit morkna bàret... » (in Skrifter, op.cit., p. 254)

120

sens où il y a arrivée d'un élément nouveau qui change les données de l'univers

dramatique, en l'occurrence la vieillesse supposée d'Alice). Lecteur ou spectateur, le

récepteur du message dramatique, pour employer la terminologie jakobsonienne,

peut avoir l'impression que des années se sont écoulées entre les deux séquences

centrales (il y en a quatre en tout), et dès lors être frappé par Fimmuabilité de la

situation des personnages : Alice, bien des années (suppose-t-on) plus tard, est

toujours assise dans son fauteuil... Peut-être est-ce la volonté de l'auteur que

d'amener le public à décoder sans le savok le sens profond de la pièce, qui est celui

d'un perpétuel recommencement (la réplique finale d'Alice, « Continuons », le

marque bien), alors même qu'il commet une erreur d'interprétation sur ce point

précis.

2. En effet, quelques lignes plus bas (ou quelques instants plus tard), le public

apprend de la bouche de Kurt que seulement « deux nuits » se sont écoulées depuis le

début de la pièce. Il se dit alors — deuxième erreur de surface, deuxième

interprétation juste en profondeur — que c'est la tension psychologique extrême à

laquelle Alice a été soumise qui a rendu ses cheveux gris. De fait, la pièce fonctionne

également sur une situation de crise perpétuelle, aussi bien dans le duel entre Alice et

le Capitaine que dans les efforts qu'ils déploient pour entraîner Kurt dans leur jeu,

chacun à leur tour.

3. Enfin, l'explication rationnelle et typiquement naturaliste d'Alice ramène le

lecteur/spectateur devant une réalité objective et prosaïque... Ironie cinglante de

Strindberg ? Ou volonté, encore, d'ouvrir le drame à toutes les réceptions possibles,

de même qu'en peinture il y « l'acte de procréation du tableau130 » : un tableau n'est

130 In Du hasard dans la production artistique, Caen, L'Echoppe, 1990.121

pas achevé tant que le regard du public, rencontrant a posteriori celui du peintre, ne l'a

pas fait naître à sa signification. Dans le même ordre d'idée, le sens d'une pièce de

théâtre ne serait pas fixé avant que le spectateur n'en décide.

Il faut sans doute voir aussi, dans cette volonté de laisser ouvert le sens de

l'œuvre, un parti, pris esthétique qui est celui de « la théologie du hasard — Travailler

comme la nature, non d'après la nature.131 » A partir du moment où le public accepte

l'invraisemblable comme faisant partie du réel, même si ce réel est imaginaire ; à

partir du moment où le naturalisme peut être surnaturel, dans la mesure où la nature

elle-même s'avère la plus surprenante des créatrices, tout événement est possible qui

contribue à la construction de l'univers dramatique et à la progression de l'action. Il

en va ainsi particulièrement dans les pièces en un acte, où le resserrement dramatique

entraîne ce qui pourrait apparaître comme des commodités dramaturgiques, mais qui

est surtout le révélateur du sens profond de l'œuvre. Dans Premier avertissement, la

femme « apparaît sur la véranda », comme par hasard, au moment précis où la jeune

Rosé embrasse son mari. C'est qu'il fallait qu'elle assistât à ce spectacle pour prendre

conscience du fait qu'elle pouvait être jalouse de lui. L'insignifiance du quotidien

devient théâtrale au moment où survient la révélation, donc la péripétie intérieure —

nous y reviendrons plus loin. Un exemple plus probant encore de cet abandon de la

notion de vraisemblance au profit d'une vérité supérieure est celui de Doit et Avoir132,

une autre pièce en un acte. Axel, dont Mari [sic] a autrefois été l'épouse, est

aujourd'hui l'ami de Cécile, personnage dont la duplicité sera révélée dans les

131 ïbid.132 Débet och Kredif se traduirait plus justement par Dû ou Dette et Avoir; il s'agit de deux substantifs,dont l'équivalence syntaxique fait d'autant mieux ressortir l'opposition sémantique. Le thème de lacréance est obsessionnel chez Strindberg, et régit presque tous les rapports humains : voir notammentCréanciers, au titre si explicite ; voir aussi l'analyse d'Arthur Adamov, Strindberg Paris, l'Arche, 1955,coll. « Les grands dramaturges », chap. 1 : « Doit et avoir ».

122

dernières scènes de la pièce : c'est par sa première femme qu'Axel apprendra que sa

compagne actuelle est une ancienne prostituée, chose qu'elle s'était bien gardée de lui

dire. La fin de la scène 8 et le début de la scène 9 sont annonciateurs de ce

dénouement :

[fin de la scène 8 : dialogue entre Axel et Cécile]

« AXEL : (...) Attends-moi ici un instant, j'ai une ou deuxlettres à écrire.

CECILE : Tu veux que je reste ici ! Avec la porte ouverte !

AXEL : Ne ferme pas la porte, sinon nous sommes perdus.

Il sort à gauche.

CECILE : Ne sois pas long !

EUe revient à la porte et tourne la clé.

SCENE 9

Cécile seule, puis Mari [l'ancienne femme d'Axel] entrantpar la porte.

CECILE : Tiens, la porte n'était donc pas fermée ?

MARI : Non, je n'ai pas remarqué. Tiens, elle devait doncêtre fermée ? 133»

On ne saurait mieux se jouer des critères d'enchaînement logique qui sont en

principe ceux du public : pour celui-ci, la porte étant fermée à clé, Mari,

matériellement, ne pouvait pas entrer. C'est que cette porte a une fonction

doublement symbolique et purement dramatique : elle représente à la fois le manque

de parole de Cécile, qui amènera Axel à renoncer à elle (elle promet de laisser la porte

133In Théâtre complet, op. dt., vol. 3, tead Tage Aurell et Jean-Jacques Robert, p. 23.« AXEL. Sitt dàett ôgonblick, medanjaggârin och skriver ettparprev !ŒCHJA. Skajag sitta ensam hârfôr ëppna dirrar ?AXEL. Stàng icke dôrren, ty dâârvvi totaltforlorade.(Gâr till vânster)ŒCILLA. Men dnj inte lange !(Hon gâr och vrider nyckeln i utgângsdôrren.)NIONDE SCENENCecilia ensatn. Dârpâ Mari in genom utgangsdôrren.CECILIA. Varinte dôrren stàngd !MARI. Nej, inte somjagkttnde màrkal—Jasa, den skullevara stàngd ?>t, inSkrifter, op. cit., p. 137.

123

ouverte et ne tient pas parole, de même qu'elle a menti par omission sur son passé),

et l'enfermement dans un univers de dettes, celui du « dû et de l'avoir », que le

personnage pour se préserver doit fuir impérativement. Or c'est Mari qui, en révélant

l'ancienne profession de Cécile, permettra à Axel de prendre la décision de partir : sa

présence est une nécessité dramatique. Dès lors, elle se justifie d'elle-même, selon des

critères de cohérence interne de l'œuvre et non de conformité externe au réel.

Strindberg, à la suite des mathématiciens de son siècle, semble bien avoir inventé la

dramaturgie non euclidienne.

© L'éveil du rêveur

On l'a vu, la péripétie ultime qui mène au « dénouement » est intérieure chez

Strindberg, elle est de l'ordre de la prise de conscience. Lui-même, filant sans doute la

métaphore du rêve, parle d'un éveil. Selon un procédé cher à Ibsen et à Gerhart

Hauptmann, il fait souvent intervenir un personnage extérieur, Etranger ou Envoyé.

Ce personnage permet au psychisme tourmenté du personnage central de

comprendre, grâce au recentrement rendu possible par l'intrusion d'un point de vue

extérieur, les tenants et les aboutissants de son problème. Celui-ci se traduit

généralement par une impression d'enfermement dans un univers théâtral étouffant.

La lutte personnelle du personnage de l'insignifiance, chez Strindberg, c'est donc la

lutte pour la liberté : se réveiller, c'est sortir du cauchemar, et par là même, souvent,

sortir de la pièce. C'est ce que fait Axel à la fin de Doit et avoir: il disparaît en laissant

derrière lui exactement ce qu'il faut pour régler ses dettes. Au fil de la pièce, les

révélations qu'il a eues sur le passé de Cécile, la mauvaise foi de son collègue et rival

124

Lindgren, les manipulations financières de son frère lui ont ouvert les yeux et dicté sa

conduite.

Hélène, la fille $ Amour maternel, connaît quant à elle un sort plus tragique.

Malgré l'arrivée de sa demi-sœur Lisen, qui lui ouvre les yeux sur les mensonges et le

comportement monstrueux de sa mère, et sur l'affection que son père n'a jamais

cessé de lui porter, elle reste à sa place, renvoyant le personnage même qui pourrait

symboliser sa libération et son salut : « Sors de cette maison ! » lui dit-elle à la scène 4,

et plus loin, elle exprime son regret de savoir : « Tu m'as réveillée avec une piqûre de

serpent, moi qui m'était endormie au soleil, sous les arbres...134». Hélène est l'image

même du rêveur refusant de sortir de son rêve pour affronter la réalité, fut-elle

préférable à l'imaginaire, pour la seule raison qu'elle ne croit pas au libre-arbitre

(« Mes propres forces ? Pourquoi faire ? » rétorque-t-elle à Lisen qui lui enjoint de

« croire un peu au bonheur et à [ses] propres forces », scène 3135). Habitée d'un

pessimisme schopenhauérien, Hélène est un personnage anti-dramatique ; elle ne

veut ni ne peut agir. Son histoire est donc elle-même anti-dramatique : il ne s'y passe

rien, et la situation finale (où elle entame une partie de cartes avec sa mère et sa tante)

reproduit exactement la situation initiale. Seul le désespoir volontairement assumé de

la jeune fille s'y est ajouté. Adamov136 va même jusqu'à dire que Strindberg, plutôt

que « la réalité de l'éveil », a montré « un désir d'anéantissement ».

En choisissant de rester dans la maison de sa mère, Hélène s'enferme dans la

névrose. Dans bien des pièces de Strindberg, on peut voir l'univers dramatique

134 Amour maternel, in Théâtre complet, op.àt., vol. 3, pp. 77 et 79.« Gà ut ur detta hus. Du som icke har nâgot heiïgt, icke ens moderskapet. », in Skrifter, op. cit., p. 168.« Du vàckte mig med en orm, nârjag slumratin i en skogsbacke i solskenet... », ibid.135 Amour maternel, in Théâtre complet, op.àt., vol. 3, p. 75.«LISEN: ...tro litetpâfyckan, ochpâ din egenformàga...HELENE : Formàga? Tillvad?», in Skrifter, op. cit., p. 167.

125

comme une métaphore du psychisme, et si le souhait du rêveur est généralement de

sortir de son cauchemar, il faut dès lors s'interroger sur les fonctions et les

significations de l'espace dramatique, aussi bien dans ses manifestations concrètes -

le décor et les accessoires spécifiés par les didascalies - que dans les interprétations

symboliques que l'on peut lui donner.

2°) Le for(t) intérieur

Le jeu de mots ci-dessus est directement inspiré de la didascalie qui ouvre la

Danse de mort 1, en décrivant assez longuement le décor. « L'intérieur d'une tour ronde de

forteresse » représente évidemment à la fois l'enfermement sous surveillance (on nous

signale également la présence d'un « artilleur en sentinelle », qu'on aperçoit par la

porte ouverte) et la circularité de la pensée qui ressasse inlassablement ses obsessions.

La lutte sans fin et sans merci d'Alice et du Capitaine est effectivement le thème de la

pièce. La mer, quant à elle, figure à la fois une possibilité d'évasion (elle sera rêvée

par Judith et Allan, les enfants respectifs du Capitaine et de Kurt, dans la Danse de

mort 2) et l'enfermement supplémentaire dû à l'insularité. Le décor apparaît donc bien

comme une métaphore du psychisme et un symbole de l'univers dramatique.

Strindberg spécifie même — avec un sens du détail qui ne déparerait pas une mise en

scène naturaliste — que près de la porte se trouve « un porte-manteau, où pendent des

pièces d'uniforme, des sabres, etc. » et « à droite de la porte, un piano droit ». Le

premier représente évidemment le Capitaine et son statut militaire, le deuxième Alice

et ses activités artistiques passées. Avant même la prise de parole — ou, pour le

136 In August Strindberg, op. àt., chap. 6 : « Place, tout le monde ! ».126

lecteur, l'apparition - des personnages, les objets s'affrontent. C'est aussi par le décor

que Strmdberg fait comprendre d'emblée à son public que la Danse de mort 2 sera une

variation sur le même thème. Cette fois, la cage est dorée : nous nous trouvons dans

un « salon ovale blanc et or », richement meublé — c'est celui de Kurt, qui a obtenu

un poste important (avant le début de la pièce). Mais il n'y a pas à s'y tromper : « la

haute mer » s'étend toujours, visible depuis la terrasse, et 1' « artilleur de faction »

veille sur les mêmes personnages prisonniers de leurs vieux démons...

Même s'il y a, pour la jeune génération qu'incament Judith et Allan, un espoir

d'évasion, celle-ci semble ne pouvoir se terminer que dans la mort :

JUDITH : « Partons ensemble, nous prendrons la petite

chaloupe, la chaloupe blanche, tu sais, et nous nous en irons

toutes voiles déployées : le vent nous pousse, et nous nous

laisserons couler, là-bas, bien loin, là où il n'y a plus ni algues ni

méduses. Hein ? Réponds ! Hier nous aurions dû laver les voiles,

elles auraient été toutes blanches, je ne veux voir que du blanc

aujourd'hui.137 »

Ainsi la mer fonctionne comme un élément récurrent du réseau sémantique

propre à l'univers strindbergien, rappelant dans cette pièce comme dans la

précédente que partir est impossible, sauf à mourir. On remarque dans toutes les

pièces de notre corpus un jeu permanent entre un intérieur décrit de façon

extrêmement précise, proprement naturaliste, et un paysage extérieur qui reflète de

137 La Danse de Mort 2, in Théâtre complet, op.cit., vol. 4, trad. Alfred Jolivet et Georges Perros, p. 553.« JUDIT. ... Vi skafôljas ât M, och sa ta vi alla s/upen, den litta ùta — och sa segla vi ut, men medfasta skot — detblaser bra... och sa segla vi i kvav — dârute, làngst ute, dâr det intefinns nâgot snàrjeràs eller nâgra maneter— Va ?Sâg ? - Men vi skulle ha tvàttat seglen igâr — de skulle vara alldeles vita —jag vill sejpitt i den stunden. » (in Skrifter,op. cit., p. 280). Notons que dans le texte suédois, la dernière proposition dit exactement « je veux voirdu blanc à cette heure », ou « en ce moment-ci », ce qui souligne l'instantanéité du désir de Judith : latemporalité est vécue par l'âme et non circonscrite par les critères extérieurs comme la division desjours.

127

manière beaucoup plus épurée et symbolique les tourments et les aspirations de

l'âme138. L'influence du romantisme139 sur Strindberg peut expliquer en partie cette

spécificité. H faut toutefois l'associer aussi au caractère expressionniste avant la lettre

de la dramaturgie strindbergienne : le décor devient une mise en image des

différentes entités qui composent le psychisme de l'individu.

On assiste véritablement à l'élaboration d'un système de signes qui associent le

décor extérieur — le signifiant, pour parler en termes sémiotiques — à un signifié

commun : le départ, qu'il soit perçu comme un éveil ou comme un anéantissement.

Dans Devant la mort, le père contemple certes la France, dont il est originaire, par-delà

le lac et les Alpes suisses, mais ce paysage de neige et d'eau, blanc et glacial, où se

détachent des cyprès, est symbole de mort et de pureté — au même titre que les eaux

profondes où Judith voudrait se noyer. Au contraire, dans Amour maternel, comme on

l'a vu, le décor extérieur — « une station estivale », « une baie de l'archipel » - est

synonyme d'évasion et de naissance possible à une vie sociale, à une vie heureuse,

loin de l'univers névrotique où Hélène se voit confinée par sa mère. Le déplacement

spatial infime qui se produit entre la première et la dernière scène — les trois mêmes

personnages sont en présence, à savoir la mère, la fausse tante et la fille, après le

départ de Lisen — résume toute la tragédie de cette pièce en un acte : Hélène refuse

de sortir de son cauchemar pour parvenir à l'existence, ce qui l'amène à s'éloigner de

la fenêtre, espace ouvert sur le dehors par excellence, pour aller s'asseoir à la table où

les deux autres jouent aux cartes, et à laisser se refermer sur elle, volontairement, les

murs de la névrose.

138 Cette diade décor intérieur/décor extérieur a donné lieu à des dispositifs scéniques spécifiques àl'Intima Teater créé par Strindberg à Stockholm en 1907. Nous y reviendrons dans la partie consacrée àla pratique théâtrale.

128

© Des accessoires parlants

Dans ce nouvel espace sémiotique, tous les signes ont leur importance, à

l'échelle macroscopique comme à l'échelle microscopique. Nous avons parlé de

l'attention de Strindberg pour les détails - nous y reviendrons dans la partie

consacrée à la pratique théâtrale ; il faut bien entendu mentionner aussi les

accessoires. Nous prendrons deux exemples, tirés de pièces en un acte où le

resserrement temporel, sur le plan de la durée réelle s'entend, fait ressortir avec une

intensité maximale le sens de chaque objet. Premier avertissement tout d'abord, dont la

fable consiste en un renversement de situation, et qui pourrait s'intituler comme un

proverbe dramatique Tel est jaloux qui croyait rendre jaloux: Olga est une femme

courtisée et d'autant plus sûre d'elle que son mari l'aime passionnément et qu'il est

incapable de la tromper. L'intérêt manifeste que lui portent la baronne (leur hôtesse)

et surtout sa fille Rosé, une Lolita version 1900, la rendra jalouse à son tour... A la

scène 5, Rosé embrasse Axel et Olga les aperçoit ; à la scène 6, entre l'épouse jalouse,

porteuse d'un plateau avec du café que Rosé essaie — en vain, bien sûr ! — de lui

prendre des mains. On ne saurait mieux marquer le désir de la femme de reprendre

possession de son mari (symbolisé par le plateau) en même temps que l'idée que

Strindberg se faisait des rapports au sein du ménage : la reconquête de l'époux passe

par un acte de soumission de la femme-servante.

Le rôle des accessoires est particulièrement crucial dans La Plus Forte. Cette

pièce en un acte, extrêmement courte, se déroule dans un café et met en scène deux

personnages : Madame X et Mademoiselle Y. Celle-ci reste muette pendant toute la

139 V. Martin Lamm, ap.dt., chap. 6 : « Romantisme eft hïaturalisme ».

durée de la pièce, qui ne consiste donc que dans le soliloque de Madame X et les

didascalies. Les objets prennent d'autant plus d'importance que les personnages sont

moins nombreux : l'action dramatique étant très réduite sur le plan interpersonnel, et

la teneur dialogique se limitant aux interpeËations adressées par le personnage parlant

au personnage muet, les choses inanimées prennent le relais. Le chocolat que boit

Madame X, ainsi que les pantoufles où elle a brodé des tulipes pour son mari, sont

l'incarnation de l'absent (Le mari que Madame X ne cesse d'évoquer) ; elles sont aussi,

par contraste avec Mademoiselle Y qui est simplement réceptrice du discours, un

interlocuteur à part entière : elles provoquent en effet le phénomène de révélation qui

donne lieu chez Strindberg à la péripétie intérieure, comme on l'a vu. C'est en effet

en les voyant que Madame X se rappelle que Mademoiselle Y a été pour elle une

rivale, sans doute une maîtresse de son mari, qui l'aurait privée à une époque de

l'amour de celui-ci :

« C'est donc pour ça qu'il fallait absolument que je lui brode

des tulipes sur ses pantoufles, moi qui les déteste : parce que tu

aimais les tulipes [...]; c'est pour ça que j'ai dû [...] boire ce que

tu buvais... ton chocolat, par exemple.140 »

D'où l'action finale, action unique et dramatique par excellence : la sortie de

scène.

« Merci, Amélie, de toutes tes bonnes leçons. Merci d'avoir

appris l'amour à mon mari. Je rentre, pour en profiter.141 »

140 in Théâtre complet, op.dt., vol. 2, trad. Tage Aurell et Georges Perros, pp. 455-456.« FRU X. Det var dârforjag skulle bradera tulpaner, som jag hatar, pâ bans tofflor, dârfôr att du tyckte omtulpaner [...]; fat var dàrfôrjagskulk [...] dricka dîna drycker— dincbokolad, tillexempel. » (p. 126).141 Ibid., p.457.

130

On peut penser avec le metteur en scène belge Vanderic que « la plus forte

[est] évidemment celle qui ne parle pas, mais qui l'observfe] avec lucidité sans se

laisser entamer »142, et que le monologue du personnage doté de parole n'est que

l'expression d'une dérive progressive vers la paranoïa ; ou, au contraire, que la sortie

de Madame X est un acte de reconquête de l'identité et une victoire. En tous les cas,

le dialogue s'est établi bien plus avec les objets qu'avec les êtres humains : la serveuse,

qui n'est là précisément que pour apporter le chocolat, et Mademoiselle Y qui n'est

sans doute qu'une projection des peurs de son interlocutrice.

Par tous les constituants de son univers dramatiques, aussi bien par le décor et

les accessoires que par le sens nouveau qu'il donne à la mimesis aristotélicienne,

Strindberg manifeste la « réversibilité du naturalisme et du symbolisme »143. Il

manifeste aussi les prémisses d'une dramaturgie expressionniste dans laquelle le moi

est représenté dans son écartèlement, dramaturgie d'analyse ou de description qui

implique une totale remise en question de la notion d'intrigue.

3°) La crise du personnage et de Pintrigue

Etrange paradoxe, qui n'est pas le moindre de Strindberg : malgré l'aspect

fortuit ou rhapsodique de son écriture dramatique, il note vers 1900, comme le

rapporte Maurice Gravier, « cette recette universelle applicable à n'importe quelle

« Tack ska du ha, Amélie, for alla dina goda lârdomar; tackfôr dti larde min mon âlskal- Nugârjag hem ochâlskarbonom !» (in Skrifter, op. cit., p. 127)142 « Entretien avec Vanderic », in August Strindberg l'insurgé, La Fenêtre ardente, Bruxelles, éd. LouisMusin, été 1975, n°l.143 Nous reprenons ici la formule de Jean-Pierre Sarrazac dans son chapitre « Reconstruire le réel etsuggérer l'indicible », in Encyclopédie du théâtre en France, Paris, éd. A. Colin, 1992,vol. 2, pp. 189 sqq.

131

sorte de drame et susceptible, pour peu qu'elle soit bien appliquée, de vous apporter

i N 144le succès » :

« Pour produire de l'effet, un drame doit :

- procéder par allusions ;

- contenir :

un secret que le spectateur apprend soit au début, soit versle dénouement ;

une explosion de sentiment, de colère, d'indignation ;

un renversement de la situation {revirement [en français dans ktexte]), un rebondissement ;

une surprise bien amenée ;

une révélation ;

la punition des coupables (némésis) et leur écrasement ;

un dénouement soigneusement préparé qui peutéventuellement comporter une réconciliation ;

un quiproquo ;

un jeu de situations parallèles. »

Le texte ci-dessus dit bien l'importance de la surprise (que celle-ci soit ou non

connue du public : Strindberg précise à la suite de cette liste que dans le premier cas,

le spectateur voit avec intérêt la partie de « colin-maillard » à laquelle sont réduits les

personnages ; dans le deuxième cas, il s'aventure lui-même dans ce suspens, tous ses

sens et toute sa curiosité en alerte...).

On ne peut comprendre, dès lors, l'absence de progression dramatique de

pièces telles que IM Danse de mort 1 ou Amour maternel (dans les deux cas, la situation

finale reproduit la situation initiale) que par une conception de la péripétie comme

élément autonome, c'est-à-dire valant pour lui-même, indépendamment de

144 Cité in Théâtre cruel et théâtre mystique, op. cit., pp. 133-134. Note traduite par M. Diehl d'après lareproduction de Martin Lamm, August Strindberg, Stockholm, 1942, tome II, pp. 325 sqy.

132

l'enchaînement d'événements dans lequel elle viendrait s'insérer145. Autrement dit, les

maillons de la chaîne dramatique ne sont plus enchâssés les uns dans les autres :

chacun d'eux est porteur de son intérêt et de son sens propres. Et chaque péripétie

intérieure présente une caractéristique dramatique, dans la mesure où elle est

porteuse d'une révélation, sinon d'une révolution, psychologique. Ainsi Alice, dans

La Danse de mort 1, exprime-t-elle son attitude en des termes beckettiens avant la

lettre à la fin de la deuxième séquence : «J'ai appris à attendre. » En termes d'analyse

structuraliste146, on dirait que l'Objet du personnage est indéfini et probablement

indéfinissable ; c'est l'attente ou d'un éveil, ou d'un sauveur (Kurt l'Envoyé ? Mais il

repartira, de même que le Godot rêvé par Vladimir et Estragon ne viendra pas...). Le

nouveau venu n'assumant pas jusqu'au bout son rôle d'amant et de complice d'Alice,

parce qu'il est doté d'une objectivité qui l'empêche de prendre parti pour l'un ou

l'autre membre du couple, il part, abdiquant donc ses fonctions et ses pouvoirs

potentiels au sein de l'univers dramatique. Le dernier mot revient au Capitaine :

« Continuons ». L' « explosion de sentiment », le « rebondissement », la « surprise »

sont bien présents dans la pièce, notamment au moment où Kurt se précipite sur

Alice et mord dans son corsage. Mais cette péripétie, avortée du fait du départ de

l'amant d'un jour, ne mènera qu'à une prise de conscience d'Alice, qui se résigne à

fêter ses noces d'argent et à subir son sort auprès du Capitaine.

145 L'écriture dramatique, chez Strindberg comme chez Hauptmann, s'oriente ainsi vers une structureformée de tableaux successifs. On est au plus loin de la conception aristotélicienne de l'intrigue,constituée de rebondissements qui s'appellent les uns les autres.146 V. Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Paris, 1993, Éd. sociales, pp. 61-65. Adaptant le schéma établi parGreimas en sémantique structurale, A. Ubersfeld identifie l'actant à « un élément [...] qui assume dansla phrase de base du récit une fonction syntaxique » ; ainsi, dans Le Cid, on aurait la phrase de base« Rodrigue veut Chimène », où Rodrigue est le Sujet et Chimène est l'Objet (étant entendu que nousne prenons en compte ici que deux fonctions, sur les six que comprend le schéma complet).

133

Cette remise en question du dynamisme dramatique au profit d'un statisme, ou

d'une esthétique fragmentaire en tableaux s'explique aussi par le phénomène que

Peter Szondi appelle « Fépicisation du drame147 ». Non seulement les différents

moments de l'intrigue — le récit qui sert de trame à la pièce, le juvûoç aristotélicien —

sont indépendants les uns des autres, mais ils ne constituent pas à eux seuls tout le

matériau événementiel de la pièce. Autrement dit, le « temps raconté » dépasse

parfois largement le « temps de la mise en intrigue148 ». Les personnages ont une

histoire, au sens de : passé ; ce passé est longuement évoqué au fil du dialogue, au

point que les événements principaux de la pièce ne se déroulent pas, bien souvent,

sur la scène. Ils ont déjà été vécus, et la parole fonctionne alors comme révélateur,

vecteur de la prise de conscience qui est le véritable dénouement de cette

dramaturgie. Ce procédé est typique de la dramaturgie ibsénienne, mais on le

rencontre aussi bien souvent chez Strindberg ou chez Hauptmann.

C'est par exemple le cas dans Devant la mort. Le désir plus ou moins inconscient

qu'ont les filles de se débarrasser de leur père se marque de manière de plus en plus

appuyée au fur et à mesure qu'avance la pièce, jusqu'à la scène d'une cruauté inouïe

où elles le ravalent à un niveau inférieur à celui de l'animal en lui refusant les croûtes

de fromage qui servent d'appât sur le piège à rats, et le lait du chat. Toute la faute du

père se situe dans un avant de la pièce : elle est liée à la mort de la mère, qui a accusé

son mari de tous les maux et de toute la misère dont ses trois filles et lui-même sont à

présent accablés. L'histoire de Devant la mort est donc celle d'une réhabilitation.

147 In Théorie du drame moderne, op.dt.,passim. Szondi se réfère aux catégories aristotéliciennes distinguéesdans la Poétique : l'épique, genre narratif associé à la troisième personne et au roman, prendrait uneplace de plus en plus importante dans la dramaturgie moderne au détriment du dramatique, genredialogué associé à la deuxième personne et au théâtre.148 Nous reprenons la formule de Paul Ricoeur dans Temps et récit, Paris, éd. du Seuil, 3 vol., 1983-1985,coll. « Points Essais ».

134

Encore cette faute n'existe-t-elle peut-être que dans le faux rapport de la mère, qui

pour préserver son image post marient auprès de ses filles a accusé son mari de

dépenses et de débordements dont elle est (d'après lui) la seule coupable ; ou bien

dans l'inconscient des filles, dont leur père ne peut retrouver l'affection et l'estime

qu'au prix de sa vie. Cette dernière expression est à prendre aux sens propre et

figuré : c'est en provoquant l'incendie où il doit périr que M. Durand parvient à

sauver la situation financière de ses enfants (grâce à une assurance) ; ce n'est que dans

les flammes purificatrices qu'il pourra se justifier vis-à-vis d'elles. Le personnage

retrouve son existence propre dans l'épaisseur temporelle, c'est-à-dire dès lors qu'il

parvient à relier le présent au passé et à l'avenir. «Les vieux souvenirs, on s'en

fiche ! » de Thérèse (la benjamine) deviennent « un regard tendre, comme jadis149 »

lorsqu'il annonce son départ en voyage, et Annette (la cadette) se rappelle alors qu'il

leur rapportait toujours des cadeaux, étant petites. Rôle de père assumé dans le passé,

qui lui permet de l'assumer aussi dans le futur, lorsqu'il donne à Adèle, sa fille aînée

et le nouveau chef de famille, les dernières instructions pour l'avenir de Thérèse et

d'Annette.

Cet exemple illustre particulièrement le nouveau statut de l'intrigue : la

temporalité scénique n'est plus vécue mais racontée. On ne sait même pas si

l'incendie final a été allumé par le père dans le cours laps de temps où il sort de scène,

où bien si le sixième cierge brûlait déjà « là-haut » avant que la pièce ne commence.

Le personnage sort bien entendu transformé de cette métamorphose de l'intrigue.

Son existence dramatique ne s'impose plus, comme avant, par son implication dans

149 In théâtre complet, op. cit., vol. 3, trad. Tage Aurell, pp. 57 et 59." Det var sa lange m, sa det bryrjag mig inte om..t>, in Skrifter, op. dt.,ç.\ 57."... en vànlig btick somforr!», ibid., p. 158.

135

l'action et son caractère indispensable à la logique événementielle. Il doit conquérir sa

présence scénique, justifier son être-là. Et il le fait, bien souvent, en (se) racontant, ou

en (se) jouant la comédie.

© La crise du personnage

Robert Abirached, à qui l'on doit la formule ci-dessus, le souligne bien150 : le

personnage chez Strindberg n'est plus assimilable à la personne, ou en tous cas celle-

ci ne se réduit pas au moi social ou psychologique. Il serait aberrant pour le

spectateur de rechercher son double sur la scène ; l'auteur renonce d'ailleurs à lui

offrir ce miroir, puisque lui-même ne connaît du réel que sa propre expérience : le

subjectivisme de Strindberg est résolument personnel. C'est là une conséquence

logique de sa démarche de connaissance intime du moi, moi morcelé, composé de

strates successives, et dont il faut aller chercher le « noyau premier de [la]

conscience » jusqu'au « magma informel » de l'inconscient151. Un personnage de

théâtre ne peut donc se définir par son caractère, si l'on entend par là un ensemble de

traits figés qui assignent arbitrairement et extérieurement une cohérence à l'individu.

Fluctuant et mobile par essence, le caractère échappe au contraire à toute

classification.

Il est frappant de constater la continuité de ce principe dans l'esprit de

Strindberg. Ainsi, à un texte théorique écrit en 1888, la préface de Mademoiselle Julie,

fait écho un curieux dialogue entre l'étranger et le tailleur de pierre, dans La Maison

brûlée (1907).

150 La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, éd. Grasset, 1978, chap. IV, « Des ombres dans lanuit ».

136

« Le mot caractère a pris au cours des âges des sens très

divers. A l'origine, il indiquait le trait dominant d'un être et on le

confondait avec son tempérament Puis il devint, dans le

vocabulaire courant, synonyme d'automate et désignait un

individu incapable d'évoluer, figé dans son naturel primitif ou

dans un rôle adopté une fois pour toutes (...). Je ne crois (...) pas

aux caractères simples ni aux jugements sommaires d'un auteur

(...). L'âme de mes personnages est un conglomérat de

civilisations passées et actuelles, de bouts de livres et de journaux,

des morceaux d'hommes, des lambeaux de vêtements de

dimanche devenus des haillons, tout comme l'âme elle-même est

un assemblage de pièces de toutes sortes.152 »

Cet émiettement du caractère, qui échappe à toute définition, est exposé sous la

forme dramatique du dialogue dans La Maison brûlée :

« L'ETRANGER : Et ma belle-sœur, quelle sorte de femme

était-ce ?

LE TAILLEUR DE PIERRE: Eh bien, elle était

gouvernante dans la maison quand la première femme est partie.

L'ETRANGER : Quel caractère a-t-elle ?

LE TAILLEUR DE PIERRE : Hum ! Caractère ? Je ne

sais pas ce que c'est. Vous voulez dire profession ? Nom et

caractère, que c'est marqué dans le registre d'état civil, mais ça ne

veut pas dire caractère, ça veut dire profession.

L'ETRANGER : Je veux dire son humeur.

LE TAILLEUR DE PIERRE : Ah bon ? Bah, l'humeur ça

change ; chez moi ça dépend à qui je parle. (...)

L'ETRANGER: Oui, mais son état d'esprit de tous les

jours ?

151 Ibid., pp. 204-205.152 Préface à Mademoiselk]ulie, citée dans Théâtre cruel et Théâtre mystique (op. cit.), trad. M. Diehl, pp. 100-101.

137

LE TAILLEUR DE PIERRE : Oh, rien de spécial...153»

Strindberg semble jouer avec les nerfs du spectateur, en même temps que le

tailleur de pierre, du haut de son gros bon sens populaire, joue avec ceux de

l'étranger instruit et cultivé qui croit pouvoir tout définir. Ni état civil, ni humeur —

celle-ci étant par définition passagère —, ce fameux caractère qui constitue le

personnage échappe à tout critère. Et c'est ce qui le rend essentiellement dramatique,

dans cet univers théâtral où, on l'a vu, l'action s'efface au profit de l'analyse

psychologique ou des fluctuations de l'âme. Les rebondissements, de même que les

péripéties, sont intérieurs, subordonnés aux sautes d'humeur des personnages ou à

l'avantage que l'un peut prendre sur l'autre dans le duel qui les oppose généralement.

Nous y reviendrons dans la partie consacrée à l'analyse du dialogue.

© Mise en abyme et théâtre dans le théâtre

L'aspect polymorphe du personnage strindbergien atteint son point culminant

dans le processus de mise en abyme au cours duquel le personnage se joue à lui-

même la comédie. C'est dans ses pièces courtes que ce procédé est le plus frappant :

pièces en un acte ou pièces de chambre, où Fétat-civil des personnages est bien

souvent réduit au strict minimum (anonymat ou simple mention d'un prénom, ou

153 Théâtre complet (op.dt.'), vol. 6, trad. Carl-Gustav Bjurstrôm et Charles Châtras, pp.76-77.« FRAMLJNGEN. Vem âr nufrun, min svâgerska ?STENHUGGARN. ]a ! — Hon var lararinna i buset nàrforrafnm gav sig i vàg !FRAMUNGEN. Vad âr det for karaktârpà henné?STENHUGGARN. Hm ! Karaktâr ?Ja, det vetjag inte vad det âr. Menar herrnjrke ? Namn och karaktâr stardetpà mantalsfôrteckmngen, men dârfôrstâs inte karaktâr titan sysselsâttning.FRAMLJNGEN. ]ag menar sinmlag !STENHUGGARN. Jasâja sinnet vâxlar det ; bas mig àr det beroendepâ vemjag talar med.[...]FRAMLJNGEN. Men vi talte omfruns sinnelag i vardagslag ?STENHUGGARN. Joo, ingenting... » (in Skrifter, op. cit., p. 322).

138

encore d'un lien familial). Un des exemples les plus intéressants en est, à notre avis,

celle du Monsieur d'Orage, parce que, pour reprendre l'analyse magistrale de Jean-

Pierre Sarrazac154, le dispositif dramaturgique permet « le clivage entre sujet épique et

sujet dramatique». Le Monsieur a au départ le statut d'un marionnettiste, d'un

narrateur tirant les ficelle de l'histoire : dans la première scène, il montre au public la

façade d'une maison et émet des hypothèses sur la vie de ses habitants. Qr, il en fait

partie, et lui-même a vécu entre ces murs une histoire tourmentée, marquée par les

disputes conjugales, jusqu'au départ de sa femme. A la fin de la pièce,

« [il] se retrouve à l'extérieur et lance à sa gouvernante :

« Baissez les stores, que nous n'ayons plus à voir ce spectacle ! »

Mais entre-temps, il est passé à l'intérieur de la maison, dans son

appartement, et a repris la scène de ménage avec son ancienne

épouse venue hanter sa solitude. Le Monsieur s'est donné lui-

même en spectacle !155 »

... et, pourrait-on ajouter, de montreur épique, il est devenu sujet dramatique, voire

marionnette.

Leur difficulté d'exister, les personnages la disent dans le désir qu'ils ont de

sortir du cadre de la vie réelle, du quotidien, pour atteindre une existence conforme

aux canons littéraires. L'insignifiance sert de toile de fond au rêve, comme on l'a dit,

mais il s'agit cette fois d'un rêve de grandeur — le rêve d'être un « personnage », une

« personnalité », au sens laudatif de ces termes. L'impossible définition du caractère

rend problématique la caractérisation des êtres qui évoluent dans la dramaturgie

strindbergienne ; dès lors, l'auteur utilise les références à des situations ou à des

154 in Théâtres Intimes, Arles, éd. Actes Sud, 1989, coll. « Le temps du théâtre », pp.38 sqq.

139

individus canoniques comme un contrepoint. Ses personnages évoluent dans un

entre-deux où ils sont tantôt héroïques, tantôt médiocres - la médiocrité étant un

synonyme de l'insignifiance. Il n'est pas difficile de déceler, dans cette réplique de

Maurice, jeune auteur de théâtre rêvant de gloire, à l'acte I : « D'un souffle je vais

dissiper le rideau de fumée qui m'a caché pendant trente ans...156», un écho du

fameux « A nous deux, Paris ! » de Rastignac à la fin du Père Goriot. Quels

personnages plus titanesques que ceux de l'univers balzacien ? Or, Strindberg a lui-

même avoué être un fervent lecteur de la Comédie humaine57.

La rêverie élitiste du personnage158, qui souhaite sortir de la platitude et de la

médiocrité de sa vie quotidienne, se voit associée à une thématique très fin-de-siècle,

celle de la dichotomie artiste-bourgeois (amplement développée, notamment, par

Thomas Mann159). L'argument suprême invoqué par Henriette, la nouvelle amie de

Maurice, qui est actrice, lorsque celui-ci manifeste une velléité de revenir à Jeanne, la

mère de son enfant, est le suivant : « Bourgeois ! Tu ne seras jamais un artiste !160 ».

En ce sens l'univers du prosaïque, du quotidien, bref de l'insignifiance au sens où

nous l'entendons, serait lié à un mode de vie bourgeois dans lequel il ne se passe rien

— une vie sans action, sans intrigue, anti-romanesque et anti-dramatique. S'y

opposerait l'univers de l'artiste où celui-ci existe pleinement, affirmant son

individualité et son originalité dans le processus de création voire dans la gloire. Cette

thématique parcourt également en filigrane toute l'œuvre dramatique de Gerhart

156 in Théâtre complet, op. cit., vol. 3, p. 422. « Eakmolnet, som doit mig i tnttio àr skall skingras, nàrjag blaserpâdet... » (in Skrifter, op. cit., p. 208).157 « Quant à Balzac, je peux le lire n'importe quand », répond-il à une question qu'on lui pose sur seslectures dans une entrevue parue en janvier 1909 dans Eonniers Manadshâften et reproduite in Obliques,Paris, 1er trimestre 1972, n°l (Strindberg, trad. Cari Gustav Bjurstrôm.158 Huysmans, entre autres, l'a formulée dans Certains. V. chap. 6, « Idéologies de l'insignifiance », p.382.159 Par exemple dans Tonio Kroger.

140

Hauptmann — Âmes solitaires (Einsame Menschen) ou Michael Kramer en sont de bons

exemples, pour ne citer que les pièces de théâtre du quotidien.

Mise en abyme et mise à distance vont de pair : Strindberg se moque de ses

personnages par un procédé de théâtre dans le théâtre, que ceux-ci soient ou non

conscients du phénomène. Dans le premier cas, le discours de distanciation et les

marques de l'ironie sont présents à la fois dans le message premier adressé par un

personnage à un autre et dans le message second adressé par le dramaturge à son

public . Prenons la scène 11 de l'acte I dans Camarades: Axel y fait sa déclaration

d'amour à Bertha. Celle-ci pouvait être pressentie par le spectateur et, à ce titre,

apparaître comme une ficelle dramaturgique. Toutefois, Strindberg touche à la

parodie par une accumulation de poncifs aussi bien dans la disposition scénique que

dans le dialogue. C'est d'abord Bertha qui fait allumer un feu de bois, pour donner à

la pièce où ils se trouvent un caractère chaleureux et intimiste. En outre, Gaston

Bachelard nous a rappelé, s'il en était besoin, les connotations érotiques attachées au

feu161...

Bertha, véritable metteuse en scène, rapproche les chaises de ce coin

stratégique et, comiquement, souligne à plusieurs reprises le caractère favorable de la

situation : « C'est agréable, comme cela, de se retrouver dans le calme !» ; « On est

bien, n'est-ce pas, comme cela, au coin du feu ! ». On ne saurait mieux montrer du

doigt au spectateur, par l'intermédiaire d'un discours second et implicite, l'aspect

convenu de la scène... Strindberg poursuit en dotant son personnage féminin d'une

lucidité métatextuelle, puisque lorsqu'Axel se décide enfin à prononcer les trois mots

fatidiques, elle lui rétorque ironiquement : « Je t'aime ' ! Mais nous voilà en plein

160 in fhéâtre compkt, op. cit., vol. 3, p. 437. «TSorgan ! Du bïïraldng artist !» (in Skrifter, op. àt., p. 215).

141

feuilleton !162 ». Meneuse de jeu, elle rappelle la Marquise dans II faut qu'une porte soit

ouverte ou fermée de Musset : « Mais c'est une déclaration que vous me faites là !

Avertissez au moins : est-ce une déclaration, ou un compliment de bonne

année ? »163.

Dans le deuxième cas, que nous illustrerons par un extrait d'il ne faut pas jouer

avec le feu (le titre français aurait pu convenir à une pièce de Musset, et on retrouve les

connotations érotiques qui associent l'élément du feu à la sensualité du

tempérament), le discours premier des personnages ne comporte pas d'élément

parodique ou ironique explicite. C'est au public de faire ce travail de mise à distance,

mais il y est grandement aidé... Knut et Kerstin sont mariés mais s'ennuient.

L'épouse bourgeoise et désoœuvrée résume la situation dans l'expression suivante :

« Cette existence monotone, sans travail, sans émotion, sans événement.. .164 ». Alors,

pour mettre du piquant dans leur vie, pour la faire sortir de l'insignifiance, nos deux

bourgeois font ce que faisaient, un siècle et des poussières avant eux, les aristocrates

libertins : ils s'inventent des intrigues. Knut flirte — on ne saura jamais jusqu'à quel

point — avec la belle Adèle ; Kerstin joue à tomber amoureuse d'Axel, avec

l'assentiment de son mari qui ne parvient plus à aimer sa femme que lorsqu'il en est

jaloux. A la scène 12, c'est Knut lui-même qui commande à Axel de se mettre à

genoux et d'embrasser le pied de Kerstin, en une parodie de transport amoureux.

Strindberg s'est probablement souvenu là de la scène d'Un Caprice (un autre Proverbe

de Musset) où l'époux volage, Chavigny, s'agenouille pour rire (croit-il) devant Mme

de Léry, qui désire en réalité lui faire payer son infidélité à sa femme par cette

loi y Psychanalyse du feu, Paris, éd. Gallimard, 1949, coll. « Folio/Essais »,passim.162 In Théâtre complet, op. àt., vol. 2, trad. Maurice Gravier et Georges Rollin, p. 167.163 Paris, éd. Bordas, 1984, coll. « Univers des lettres Bordas », p.116.

142

humiliation. Chez Musset toutefois, le personnage féminin garde de bout en bout la

maîtrise de la situation ; chez Strindberg, au contraire, la manipulation dépasse même

le manipulateur, puisque Kerstin et Axel se prennent finalement au jeu et songent à

s'enfuir ensemble. Mais le dramaturge a choisi d'être impitoyable jusqu'au bout avec

ses créatures, et de les renvoyer au néant de leur insignifiance. Axel « hésite » puis

sort, donc abdique. Et finit moqué par Knut, tel un personnage de farce : « Pourquoi

est-il parti si vite [...] ? On aurait dit qu'il avait le feu au derrière.165 »

L'intrusion du théâtre dans le théâtre est un des éléments de filiation possible

avec un théâtre de conversation comme celui de Musset166. La dramaturgie de

Strindberg est une dramaturgie de la parole dans la mesure où celle-ci commente

l'intrigue, voire en redéfinit le dispositif. Mais la remise en question du statut

existentiel du personnage, tout à la fois montré dans son intériorité la plus profonde

et dénoncé dans son extériorité sociale comme fictif et factice, vient bousculer les

conditions de renonciation du discours théâtral. Celui-ci est-il soumis au même

émiettement que le caractère et le tissu événementiel ?

164 In Théâtre complet, op. cit., vol. 3, trad. Tore Dahlstrôm et Georges Perros, p. 97."...dettamonotonalivet, utanarbete, utan sinnesrôrelser, utanattdet bander nâgot! », in Sknfter, op. cit., p. 196.165 In Théâtre complet, op. cit., vol. 3, p. 110. «Men varjorgick ban sa bastigtgenom tràdgârden ?[...] det sàgnastan ut som han baft eld i backfickorna. », in Sknfter, op. cit., p. 202.166 L'esthétique de la brièveté en est un autre. V. infra, « Tranches de vie et pièces courtes chez HenryBecque et August Strindberg», dans le chap. 5, « Esthétiques de l'insignifiance », pp. 316-328.

143

II - Fonctions et pouvoirs de la parole

1°) Le hasard et les fluctuations du dialogue

Dans la Préface de Mademoiselle Julie, Strindberg développe une conception du

dialogue qui est en réaction par rapport à l'ordonnancement classique tel qu'on peut

le trouver, notamment, dans les pièces françaises. On se trouverait donc face à un

abandon de la logique au profit d'un ordre plus spontané, celui du fil de la pensée ou

des associations d'idées167 :

« En ce qui concerne le dialogue, j'ai quelque peu rompu

avec la tradition. J'ai évité le dialogue fiançais logiquement

construit, j'ai laissé les esprits travailler librement comme c'est le

cas dans une conversation où l'on n'épuise jamais complètement

un sujet, mais où les pensées de l'un et de l'autre s'engrènent

comme un rouage. Le dialogue va à l'aventure, se charge dans les

premières scènes d'une matière qui est reprise par la suite,

développée et enrichie comme le thème d'une composition

musicale.168 »

Un auteur n'est pas forcément le meilleur juge de son œuvre, ni le plus

impartial ; sans taxer Strindberg de malhonnêteté, on peut apporter quelques nuances

à cette profession de foi. L'aspect fortuit de la conversation, qui rejoint bien les idées

exposées dans Le Hasard dans la production artistique169, n'apparaît pas dans toutes les

pièces. Il arrive souvent que les personnages s'y renvoient les répliques comme une

balle, reprenant les mots que leur interlocuteur vient d'employer pour jouer sur le

167 Une technique qui sera poussé à son paroxysme dans le procédé du monologue intérieur par un desécrivains fondateurs de ce qu'il est convenu d'appeler la modernité littéraire, James Joyce.168 In Théâtre cruel et théâtre mystique, ap.dt., pp. 104-105.

144

chiasme, l'antithèse ou le polyptote. Ainsi dans ces répliques de Camarades, où Bertha

et son ami le Docteur discutent des vertus du mariage :

« BERTHA : Devenir k femme d'un homme !

LE DOCTEUR: Ce n'est pas plus dégradant que de

devenir le mari d'une femme !170 »

Cette stylisation, au demeurant, n'est pas en contradiction avec l'idéal de

réalisme de Strindberg. Pas plus sur le plan de l'échange verbal que sur celui de la

conception d'ensemble de l'univers dramatique et de la caractérisation des

personnages, l'écrivain ne recherche un pur mimétisme. On l'a vu, son naturalisme

veut aller jusqu'à l'essence des choses. Et, si le dialogue devient conversation,

enchaînement de répliques sans logique discursive, ce n'est pas tant dans le but de

donner une impression de naturel que dans celui de faire ressortir les idées les plus

révélatrices de l'intériorité de l'être, celles qui s'expriment au fil d'une parole sans

contrainte. La fonction poétique du langage — celle qui correspond, dans les

catégories aristotéliciennes, au lyrique — est ici invoquée. La métaphore ou le

symbole, renvoyés d'un personnage à l'autre, sont par exemple un moyen

synthétique, quintessentiel, de définir leurs relations et leurs enjeux les uns par

rapport aux autres. Ainsi des récits de rêve dans Mademoiselle Julie, qui ont été

abondamment commentés. Pour faire bref, nous rappellerons simplement qu'aux

rêves d'ascension sociale de Jean (le valet), qui se voit au pied d'un arbre, répond

169 Op. dt.170 In Théâtre complet, op. dt., vol. 2, p. 155."BERTHA. AU bli en mcrns hustru ?DOKTORN. Inte vârre an att ban blir bustruns man.», in MandSrer (il s'agit de la première version deKamraterna, datant de 1886, avant les modifications de 1888 où l'acte I a été supprimé. Les traducteursde l'édition de l'Arche ont choisi de reprendre cette première version en cinq actes). August Strindbergs

145

l'appel du vide qui hante les nuits de Julie, saisie d'un cauchemar vertigineux où elle

est en haut d'un pilier dont elle voudrait descendre. Ces images teintées d'onirisme ne

ressortissent pas à un enchaînement discursif. Elles parlent de la cohérence interne

de l'univers dramatique, tout comme le phénomène d'association d'idées par lequel

progresse, dans La Plus Forte, le dialogue muet entre Madame X et les accessoires.

L'allusion que fait Strindberg à la musique, dans la préface de Mademoiselle JuKe,

est très importante pour saisir un élément essentiel à la tenue du dialogue dans ses

pièces : celui de tempo. Composé de ralentissements et d'accélérations en apparence

fortuits, en réalité savamment dosés, il a des allures rhapsodiques. Si l'on regarde par

exemple le premier échange verbal entre Alice et le Capitaine, on voit — on entend,

serait un terme plus approprié — en pianissimo le leitmotiv de l'affrontement. Il reste en

effet larvé, indirect, même si l'on distingue un crescendo très progressif :

« LE CAPITAINE : Veux-tu me jouer quelque chose ?

ALICE, d'un ton indifférent, mais sans brusquerie : Jouer quoi ?

LE CAPITAINE : Ce que tu voudras.

ALICE : Tu n'aimes pas mon répertoire.

LE CAPITAINE : Et toi, tu n'aimes pas le mien.

ALICE, détournant la conversation: Veux-tu que les portes

restent ouvertes ?

LE CAPITAINE : Comme tu voudras.171 »

Samlade Verk, Stockholm, éd. Nordstedts, 1988, vol. 28, p. 133 (exceptionnellement, nous avons eurecours à cette édition, puisque l'édition Bonniers n'inclut que Kamraternà).171 In Théâtre complet, op. cit., vol. 4, p. 465.« KAPTEN. Via-du inte spela Ktetfôrmig ?ALICE (likgiltigt men inte snàsigt,). Vad skalljag spela ?KAPTEN. Vad-daiMlALICE. Du tyckerinte om min repertoar !KAPTEN. Och du inte om min !ALICE fûndvikande,). Vill du, att dorrarna ska stâ tippe ?KAPTEN. Om du sa onskar !» (in Skrifter, op. cit., p. 237).

146

En premier lieu, on remarque toutes les précautions oratoires qui entourent le

thème de la dispute. Les deux interrogations introduites par «veux-tu», qui se

répondent symétriquement, sont une atténuation de l'acte perlocutoire que serait

l'ordre. Elles impliquent, pour être acceptées, un assentiment libre, volontaire et

conscient de la part du destinataire. D'autre part, le dramaturge intervient dans les

didascalies, comme indicateur de l'assourdissement des tensions : Alice parle « d'un

ton indifférent », puis détourne la conversation, ce qui n'est rien d'autre qu'une fuite

verbale devant l'affrontement.

En dépit de ce qu'on pourrait appeler une mise en sourdine, l'opposition

latente des personnages (déjà soulignée par les objets du décor, qui est peut-être à la

pièce ce que l'ouverture musicale est à la symphonie) transparaît dans l'évolution des

répliques. Alice commence par éluder la question du Capitaine, le renvoyant à la

responsabilité du choix : sa question appelle à son tour une réponse, que le Capitaine

refuse lui aussi de donner (« Ce que tu voudras »). Derrière le vernis d'une politesse

conventionnelle, d'une ouverture d'esprit apparente, se cache donc en fait un refus

de participer à l'échange verbal et d'aboutir à l'acte qui est normalement l'objet de

toute formule perlocutoire.

Alice répond ensuite, justement, non à la demande du Capitaine, ce qui

impliquerait un acte (se lever et aller jouer du piano, ou, à la rigueur, dire « non »),

mais à ce qu'elle sous-entend. Si le Capitaine n'aime pas le répertoire d'Alice, son

interrogation n'a pas pour but de recueillir une réponse positive. Elle justifie donc

son refus par ce qu'elle croit être le désir inavoué de son mari. Il y a là, en termes de

rhétorique classique, une accusation ad hominem : elle ne concerne pas directement le

destinataire, mais une action qui se rattache à lui (en l'occurrence, jouer au piano un

147

morceau qu'on n'aime pas). L'accusation ad personam, celle qui vise directement le

destinataire, quant à elle, appparaît dans le polyptote du Capitaine, jouant sur le sens

du mot « répertoire » : son répertoire à lui, ce sont ses habitudes, ses tournures de

phrases, sa manière d'être, bref, son être. Il finit donc par accuser Alice,

implicitement, de ne pas l'aimer.

On le voit, Strindberg atteint ici à une très grande subtilité dans la composition

mélodique, puisqu'il parvient à faire apparaître en pianissimo un affrontement qu'on

imagine plus aisément joué dans le fortissimo, et qu'il conserve l'alternance sonore tout

au long de la pièce, de façon à ne jamais lasser le public devant cette absence

d'intrigue et ces péripéties avortées, jusqu'au point d'orgue final du « Continuons ».

2°) La parole comme instrument de la lutte

Vers 1885, Strindberg s'imprègne de la lecture de psychiatres français,

notamment le livre du Dr Bernheim, De la Suggestion. Il formule alors, dans une série

d'articles intitulés Vivisections, les principes d'une doctrine psychologique selon

laquelle les rapports interpersonnels sont des rapports de force, ceux d'une lutte des

cerveaux :

« ...il me semble, en me référant à mon expérience, que la

suggestion n'est autre chose que la lutte du cerveau le plus fort

contre le plus faible et sa victoire sur celui-ci, et que ce processus

s'accomplit dans la vie de tous les jours sans que nous en prenions

conscience.172 »

172 In Théâtre cruel et théâtre mystique, op.tit., p. 87.148

Les relations humaines sont donc régies au quotidien par ces rapports de force.

Ce qui justifie pleinement la démarche dramaturgique strindbergienne : point n'est

besoin de hauts faits ou d'affrontements historiques ; la vie de tous les jours, celle de

l'insignifiance, offre un terrain d'observation suffisamment dramatique en lui-même

pour fournir à l'écrivain de théâtre son matériau. La lutte est inévitable ; on peut

l'éluder pour un temps, l'assourdir, comme on l'a vu au début de La Danse de mort ;

on ne peut y échapper éternellement. La formule de Hobbes, homo homini lupus, vient

aussitôt à l'esprit quand on lit les répliques suivantes de La Danse de mort 2, échangées

par Judith, la fille du belliqueux Capitaine, et Allan, le fils du pacifique Knut :

« ALLAN : Je ne suis pas de la race des loups.

JUDITH : Alors tu es de celle des agneaux.173 »

Manger ou être mangé... L'expression dramatique de cette opposition

permanente est à chercher avant tout dans le dialogue, expression de l'intelligence.

Strindberg le précise bien, c'est d'une lutte des cerveaux qu'il s'agit — et si meurtre il y

a, il ne saurait être que « meurtre psychique ». Chez lui, on ne tue pas en actes mais

en paroles, ou plutôt en fonction de tout un dispositif de suggestion dont le dialogue

est bien entendu un ressort essentiel.

Dans cette dure loi de la jungle, ce ne serait plus le lion robuste qui serait

assuré de remporter la victoire, mais plutôt le serpent rusé. La suite de Vivisections fait

apparaître une problématique essentielle des dramaturges de l'insignifiance, celle de la

médiocrité. :

173 In Théâtre complet, op.cit., vol. 4, p. 525.« ALLAN. ]ag àr inte av vargslàkt !JUDTT. Dâ blirdufàret !» (in Skrifter, op. cit., p. 267).

149

«C'est le cerveau du penseur, de l'écrivain, de l'homme

politique qui force celui des hommes du commun à fonctionner

automatiquement174».

L'homme du commua ne peut pas penser pour lui-même, on pense pour lui.

Et son inexistence dramatique ne serait alors qu'un reflet de l'inexistence de

l'individu X au sein de la société dépeinte par le dramaturge. Chez Strindberg, cette

masse de gens dépourvus de pensée (et donc de parole) propre fait contraste avec les

quelques surhommes intellectuels qui peuvent dominer en manipulant les autres

êtres. Citons cet exemple de Créanciers, écrit un an après Vivisections : la pièce s'ouvre

sur une très longue scène entre Gustave et Adolphe — respectivement l'ancien mari

de Tekla, revenu pour se venger, et son nouvel époux — scène au cours de laquelle

Gustave suggestionne Adolphe pour qu'il fasse à Tekla, à son retour, une scène de

ménage. Mais lorsqu'Adolphe demande à Gustave qui il est, celui-ci répond : « II n'y

a rien à dire à mon sujet ! Je suis veuf et professeur de langues classique, c'est

tout175 » Ainsi, le personnage manipulateur, dans ce cas précis on peut même dire :

celui du médium, se définit uniquement par ses études, qui indiquent au public

(destinataire second du dialogue) son statut intellectuel supérieur à celui de l'homme

qu'il cherche à influencer (Adolphe est peintre, donc plus intuitif, c'est-à-dire, dans

l'ordre de la hiérarchie des cerveaux, inférieur).

Là encore, on se trouve face à deux cas de figure différents: le

lecteur/spectateur peut être le seul informé par le discours des personnages (ou par

d'autres notations) du pouvoir potentiel de certains d'entre eux. Mais il arrive que les

174 in Théâtre cruel et théâtre mystique, ibid.175 In Théâtre complet, op. cit., vol. 2, trad. Alfred Jolivet, pp. 339-340. «Detâringentingatttalaommigljagâren lektori dôda spràk och ànkting, det àr alltsammans!», in Skrifter, op. cit., p. 94.

150

interlocuteurs du discours premier, celui qui se tient sur la scène, en soient également

conscients. Premier avertissement est à cet égard d'une complexité qui nous intéresse.

Olga, la femme, domine évidemment son mari par le fait qu'il l'aime et qu'elle ne

l'aime pas. Les rapports de force sont ici fondés sur un besoin qui n'est pas

réciproque. Ils ont même des conséquences physiologiques, tant est grand le pouvoir

de suggestion du sentiment : aveuglé par son amour, le mari est incapable de voir sa

femme vieillir (« A mes yeux, hélas, tu restes toujours aussi jeune », dit-il à la scène 1).

Pourtant, quelques répliques échangées à l'ouverture de la pièce soulignaient la

supériorité intellectuelle et langagière du mari, supériorité reconnue par la femme

elle-même :

« LE MARI : Sais-tu en quoi mon ridicule est tragique ?

LA FEMME : Réponds toi-même à ta question, tu le feras

certainement avec plus d'esprit que moi.176 »

Cette remarque métadiscursive attire l'attention du public sur une hiérarchie

des personnages, hiérarchie qui se complique ici de l'opposition entre pouvoir

potentiel (la domination de l'homme par l'esprit) et pouvoir effectif (la domination

de la femme par le sentiment).

© De l'intersubjectif à l'intrasubjectif

Ces affrontements verbaux et dramatiques, comme le souligne Jean-Pierre

Sarrazac dans Théâtres intime^77, ne sont encore parfois que les manifestations d'un

176 In Théâtre complet, op.tit., vol. 3, trad. Tage Aurell et Georges Perros, p. 32.« HEKRN. Men vêt du var det trag/ska i min liylighet ligger ?FRUN. Svara sjalv, sa blir det kvickan an omjaggôr det !» (in Skrifter, op. tit, p. 143).

151

dilemme ou d'un conflit intérieur. Les interlocuteurs du dialogue ne sont autres que

les émetteurs d'une même conscience divisée : le personnage se parle à lui-même. On

a ainsi souligné à maintes reprises que Laura, dans Père, n'était possible

dramatiquement qu'en tant qu'elle exprimait les angoisses et les convictions

profondes du Capitaine. Les jeux de pouvoirs qui se font jour dans l'échange des

répliques peuvent alors être interprétés comme le cheminement heurté d'une pensée

— d'une âme, pour reprendre un terme typiquement strindbergien — qui cherche à

remporter une victoire sur elle-même. L'extrait de dialogue suivants, issu de Doit et

Avoir (scène 6), est un bel exemple de catharsis intérieure vis-à-vis de la culpabilité ;

Axel, le personnage central, se voit confronté à l'ancien fiancé de son amie Cécile,

venu le supplier de la lui rendre :

« LE FIANCE, réellement ému : . . ..c'était mon seul agneau et

je craignais que vous ne vouliez me l'enlever ; mais vous ne voulez

pas cela, n'est-ce pas, vous tellement. . .

AXEL : Supposons que je ne le veuille pas. Etes-vous sûr

qu'elle ait envie de rester avec vous ?

LE FIANCE : Epargnez-moi, professeur !

AXEL : Oui, si vous m'épargnez !

LE FIANCE : Je suis un homme pauvre. . .

AXEL : Moi aussi ! Et si j'en crois mes yeux et mes oreilles,

une solide béatitude vous attend dans l'autre monde. Ce qui n'est

pas mon cas ! Je ne vous ai du reste rien pris ! J'ai seulement

accepté ce qu'on m'offrait, tout comme vous !

LE FIANCE : Oui, vous êtes bien forts et nous autres,

petites gens, sommes faits pour être sacrifiés.

177 Op. cit., pp. 31 sqq.152

AXEL : Allons donc ! Je me suis laissé dire que vous aviez

évincé un rival pour conquérir Cécile, et en usant de moyens plus

ou moins honnêtes...178 »

La stratégie du fiancé évincé, si tant est qu'on puisse parler de stratégie pour un

personnage qui n'est qu'une émanation de la conscience d'un autre, est claire : elle se

nomme sentiment de culpabilité. Tous ses arguments en appellent, chez Axel, à la

conscience d'une supériorité — de générosité, de situation financière et sociale, et

finalement ontologique (Axel appartiendrait à la race des « forts ») — qui lui interdit de

priver son interlocuteur de sa seule possession, Cécile. En balayant tous ces

arguments les uns après les autres, selon le principe « œil pour œil, dent pour dent »,

le personnage d'Axel, et sans doute Strindberg à travers lui, donne vraiment

l'impression de régler ses comptes avec lui-même et avec ce sentiment de faute et de

dette qui conditionne l'univers dramatique.

Camarades offre, par le biais de l'onomastique, un autre exemple de

l'tntrasubjectivité. Abel, la femme androgyne qui cherche à monter Axel et son

épouse Bertha l'un contre l'autre, n'est probablement qu'un condensé de l'un et de

l'autre personnages. Dans Abel il y a, outre la quasi-homonymie avec Axel, le B de

Bertha ; dans Axel, prénom de beaucoup de personnages masculins chez Strindberg,

178 In Théâtre complet, op. àt., vol. 3, pp. 20-21.« FASTMANNEN (med verklig rôrelsej. Det var mitt enda lamm, somjagfntktade att ni skulle ta ifrân mig,m en det util ni in te, ni som bar sa mànga...AXEL. Antaget attjag verkKgen inte Mlle det, âr ni sedan saker att bon vilk stanna hos er ?FASTMANNEN. Tank pa mig, berrdoktor...AXEL. Jaa, om ni tankerpà mig !FASTMANNEN. ]ag âr enfattig mm...AXEL. Det ârjag med ! Men ni har, efter vadjag km se ocb hora, en stadig sàllhet att vanta bortom detta livet ! Detbar intejag 1—Jag har for ôvrigt ingenting tagit ifrân er — endost mottagt vad som bjudits ! Alldeks som ni ![...]FASTMANNEN. Ni âr sa stark ni, ocb vi smâfolk àro garda att offras opp 1AXEL. Hôr nu,jag har làtit mig berâttas, att ni tràngt undan en medtâvlan hos Cecilia, ocb det med icke aUtfôrhederliga medel. » (in Skrifter, op. cit., p. 136).

153

et prénom de son beau-frère dans la réalité, il y a l'A, première lettre de l'alphabet, et

le X, une des dernières lettres (l'alphabet suédois étant à peu près le même que le

nôtre) - autant dire, l'a et l'oo des relations homme-femme...

La dramaturgie strindbergienne remet ainsi en question tous les codes de la

communication. Parce que tout discours s'énonce depuis un émetteur instable,

changeant, dépourvu de caractère fixe et généralement en quête d'existence ; parce

que le jeu des questions et des réponses, des ordres et des demandes, des

informations et des commentaires se fait bien souvent dans le cadre d'une seule

conscience en tension permanente avec elle-même, d'un moi écartelé de manière

expressionniste entre diverses voix. Dès lors, la voix narratoriale, celle du moi épique,

se fait aussi entendre, introduisant peut-être de manière encore plus évidente la

personnalité de Strindberg, dramaturge de la confession, dans son œuvre.

3°) La parole comme instrument de Pépicisation

On a parlé à propos d'une œuvre comme celle de Hauptmann de théâtre

d'analyse. L'action n'est pas dramatique, elle ne s'effectue pas en une mimesis directe

mais elle est racontée par les personnages, comme dans une forme de récit à la

troisième personne. Chez Strindberg, cette utilisation de la parole est également assez

fréquente et amène souvent la révélation. Ainsi du « roman familial » de

Mademoiselle Julie dans la pièce éponyme, où une longue tirade de la jeune fille

explique par son passé son attitude actuelle envers les hommes et la vie. Le procédé

était déjà familier à Ibsen, chez qui le présent scénique (le temps de la mise en drame)

est le lieu de la révélation d'un passé parfois très ancien. Il semble que Strindberg ait

essentiellement utilisé ce processus dans ses dernières pièces du quotidien, en

154

particulier les « Pièces de chambre » : dans chacune d'elles figure un personnage qui

redécouvre l'histoire, et la raconte. C'est le Monsieur d'Orage, que nous avons déjà

cité ; c'est l'Etranger de La Maison brûlée, dont on apprend en fait qu'il est le frère du

Teinturier revenu après une longue absence. C'est, enfin, le fils de la mère dégénérée

du Pélican, qui prend la place de son père à la fois sur le plan dramatique (en

s'installant dans son rocking-chair, ce qu'il avait coutume de faire) et sur le plan

épique (en lisant la lettre révélatrice qu'il a cachée à l'attention de ses enfants et dans

laquelle il accuse sa femme). Ce discours, qui n'est pas à proprement parler de l'ordre

du discours premier, puisqu'il est émis par l'auteur-narrateur autant que par le

personnage, s'adresse donc directement au public. Paradoxe d'une mimesisindirecte...

Nous concluerons cette étude avec l'analyse d'une pièce qui nous paraît jouer

entièrement sur l'ambiguïté du lieu d'émission du discours. Il s'agit de Paria, une

pièce en un acte écrite juste avant L<2 Plus Forte. Elle repose sur le même principe

d'anonymat des personnages (M. X et M. Y) ; la différence est toutefois que,

typographiquement, elle se présente sous la forme d'un véritable dialogue. M. X et M.

Y sont enfermés dans une même salle par temps d'orage : nous avons affaire au

schéma récurrent du fort intérieur, dans lequel les conditions atmosphériques

extérieures, chargées d'électricité, vont provoquer un bouleversement. En une sorte

d'enquête policière au cours de laquelle il domine presque de bout en bout, M. X

parvient à reconstituer le passé criminel de M. Y qui a commis un faux. Lorsque

l'orage s'apaise, celui-ci reprend pour un temps le dessus en racontant à X une

histoire qui lui sert d'alibi ; hélas, cette histoire vient d'un livre de la bibliothèque de

155

X... qui n'est donc pas dupe, et fait remarquer à Y, avec une ironie cinglante : « II ne

vous est donc jamais venu à l'esprit que je lisais mes livres ?179 »

Or, X ne se contente pas de lire les livres, il les écrit. En effet, il a lui-même

commis un vol, comme Y finit par le deviner ; il menace alors X d'envoyer une lettre

anonyme à sa femme, or cette menace ne touche même pas l'intéressé, puisqu'il

l'avait aussi prévue, et qu'il avait déjà dit la vérité à sa femme. Deux éléments

amènent le lecteur/spectateur à assimiler Y à un personnage d'un livre écrit par X.

Tout d'abord, la réflexion faite par celui-ci au moment où Y, qui a deviné son

délit, réclame six mille couronnes pour son silence :

« MONSIEUR X, comme à lui-même : Comment ai-je pu

commettre une erreur aussi grossière ! Mais il en est toujours ainsi

avec les gens qui sont faciles à vivre.180 »

Pirandellienne avant la lettre, cette attitude évoque celle d'un auteur qui se serait pris

de sympathie pour son personnage et l'aurait pour un temps laissé exister

indépendamment de sa volonté, puis qui se retrouverait confronté à ce même

personnage, désormais pourvu d'autonomie et révolté face à son créateur.

Ensuite, la métaphore de la sortie de scène : à plusieurs reprises, M. Y demande

s'il « peut partir » ; M. X lui en refuse la permission : la pièce n'est pas totalement

jouée, le personnage doit rester sur scène, jusqu'à la réplique ultime — qui revient bien

entendu au personnage-auteur, et qui est un ordre :

«Maintenant, vous alk^ partir. Immédiatement. Je vous

ferai suivre vos affaires. Dehors !181 ».

179 In Théâtre complet, op. cit., vol. 2, trad. Michel Arnaud, p. 450. « Kunde du inte begripa, attjag lâst minabocker? », in Skrijter, op. cit., p. 116.iso in Théâtre complet, op. cit., vol. 2, p. 447. « Tank, attjag kunde misstaga mig sa kapitaltlMen sa âr det med demjuka!»,inSkrifter, op. cit., pp. 114-115.

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Et par sa bouche, peut-être, Strindberg signifie aux spectateurs que le spectacle

est terminé.

181 In Théâtre complet, op. cit., vol. 2, p. 450. « Nu ska dugâ ! Genast ! — Dîna saker ska komma efter ! Ut! », inSkrifter, op. cit., p. 116.

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Conclusion

Strindberg participe de la même mouvance que le Hauptmann du tournant du

siècle, en ce qu'il fait de son œuvre dramatique le lieu d'une expérimentation et d'une

rénovation formelles. L'intrigue n'obéit plus à une construction chronologique dans

laquelle une péripétie en entraîne une autre, mais progresse de manière associative,

soit par tableaux, soit au fil d'un discours volontairement rhapsodique. Le

personnage strindbergien émerge d'une obscurité inconsciente, nanti de traits

fondamentaux qui sont parfois contradictoires, et semble devoir échapper à toute

caractérisation définie. Au fil de son œuvre, le dramaturge tend de plus en plus à

incarner dans les différents personnages les diverses tendances d'une même

conscience morcelée.

Ce recentrement de l'intrigue autour d'un seul personnage central permet une

plongée dans les profondeurs du psychisme, ce qui réalise une forme de synthèse

entre l'exigence d'observation rigoureuse et minutieuse du courant naturaliste, et la

volonté symboliste de parcourir le royaume des idées. Le dramaturge tente de

discerner les mécanismes les plus latents de l'esprit humain ; son intérêt s'étend

même à la lutte des cerveaux : Créanciers ou Mademoiselle Julie comportent par exemple

des scènes d'affrontement quasi hypnotique entre deux personnages. L'attention

portée par Strindberg à la suggestion mentale est aussi sensible dans sa conception de

l'art du comédien et de la pratique théâtrale, comme le montre l'aventure du Théâtre

Intime.

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