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18/04/2017 Pourquoi peindre abstrait ? Jacques Traut Composition - Formes et couleurs Pastel - 2014 Ce document n’est pas une présentation de la peinture abstraite. Alors quoi ? C’est la relation de ma propre confrontation à la peinture abstraite. C’est un témoignage des pratiques que j’ai successivement adoptées et décryptées, témoignage illustré à partir d’une sélection de mes tableaux. Quelles sont mes techniques ? Quels sont mes choix de conception ? Quelles difficultés ai-je pu rencontrer ? Quels résultats je parviens à obtenir ? Surtout quel sens je donne à ces œuvres abstraites ? Et in fine quelles sont mes interrogations toujours bien présentes ? Plus un questionnement que des certitudes. Puisque la peinture ne saurait être une reproduction à l'identique de la nature, pourquoi conserver les formes telles qu’on les voit ? On peut très bien, comme le font les caricaturistes, donner l'idée du sujet sans respecter l'exactitude des formes. Pourquoi même partir d’un sujet concret, d’une vision que l’on peut contempler dans la nature, que ce soit un paysage, un corps humain ou une nature morte ? Mais pour explorer la technique de l’abstrait, puis-je inventer une nouvelle forme d‘expression à partir d’une feuille vierge ? Plutôt m’appuyer sur un modèle qui déjà m’interpelle. Modèle déjà interprété par un artiste ou sujet photographié, je n’ai pas d’a priori. Je regarde la représentation initiale, m’en imprègne plus ou moins longtemps, puis laisse libre cours à mon intuition, dans l’écoute respectueuse de lumières et d’ombres fugaces qui échappent à toute compréhension. Je laisse agir mon pinceau, je veux dire l’outil qui prolonge mon bras, sans m’arrêter, sans plus réfléchir, emporté par le rythme et l’œil fixé, au choix, sur les couleurs du modèle ou simplement sur les contrastes les plus saillants.

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18/04/2017

Pourquoi peindre abstrait ? Jacques Traut

Composition - Formes et couleurs Pastel - 2014

Ce document n’est pas une présentation de la peinture abstraite. Alors quoi ? C’est la relation de ma propre confrontation à la peinture abstraite. C’est un témoignage des pratiques que j’ai successivement adoptées et décryptées, témoignage illustré à partir d’une sélection de mes tableaux. Quelles sont mes techniques ? Quels sont mes choix de conception ? Quelles difficultés ai-je pu rencontrer ? Quels résultats je parviens à obtenir ? Surtout quel sens je donne à ces œuvres abstraites ? Et in fine quelles sont mes interrogations toujours bien présentes ? Plus un questionnement que des certitudes.

Puisque la peinture ne saurait être une reproduction à l'identique de la nature, pourquoi conserver les formes telles qu’on les voit ? On peut très bien, comme le font les caricaturistes, donner l'idée du sujet sans respecter l'exactitude des formes. Pourquoi même partir d’un sujet concret, d’une vision que l’on peut contempler dans la nature, que ce soit un paysage, un corps humain ou une nature morte ? Mais pour explorer la technique de l’abstrait, puis-je inventer une nouvelle forme d‘expression à partir d’une feuille vierge ? Plutôt m’appuyer sur un modèle qui déjà m’interpelle. Modèle déjà interprété par un artiste ou sujet photographié, je n’ai pas d’a priori. Je regarde la représentation initiale, m’en imprègne plus ou moins longtemps, puis laisse libre cours à mon intuition, dans l’écoute respectueuse de lumières et d’ombres fugaces qui échappent à toute compréhension. Je laisse agir mon pinceau, je veux dire l’outil qui prolonge mon bras, sans m’arrêter, sans plus réfléchir, emporté par le rythme et l’œil fixé, au choix, sur les couleurs du modèle ou simplement sur les contrastes les plus saillants.

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Les premiers pas Ici je suis parti d’une nature morte déjà déconstruite de Juan Gris que j’ai transformé encore à ma guise.

Modèle de Juan Gris

C’est une composition qui agit comme un choc visuel. Travail des formes, harmonie des couleurs et justesse des valeurs, du plus blanc au plus noir. Mais je ne sais pas ce que ce tableau veut dire pour moi. Je ne perçois pas sa nature profonde. Aussi je l’ai transformé pas à pas en un vivant plus proche de mes ressentis. Ce que j’en ai fait :

Approche de mon monde intérieur fig 1 Pastel - 2013

Je délaisse les couleurs du modèle et je retiens plutôt le bleu, ma couleur de prédilection, en association avec des nuances de gris. Couleurs de l’âme, subtiles, intellectualisées. Un cadre intérieur. La complexité dans un lieu clos. Dans les tréfonds. Atmosphère presque silencieuse. Nourriture de l’esprit. En délaissant les aplats de noirs et de bruns du modèle, il est possible que j’atténue la force de composition. Mais cela me permet de pénétrer profondément dans un monde moins limité, plus riche et qui facilite le passage, la circulation des couleurs. J’en obtiens un portrait bien vivant de mes états d’âme et non la photographie d’une scène figée.

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La même peinture vue en noir et blanc. Etape indispensable pour apprécier la diversité des valeurs, tout particulièrement quand la peinture s’éloigne de la représentation d’un sujet bien défini.

Approche de mon monde intérieur fig 1 Pastel – 2013 – En noir et blanc

Par comparaison, on voit tout ce qu’a apporté la couleur, même très discrète, faite de roses et bleus pâles. Je parcours chaque recoin et me laisse glisser en suivant alternativement les ombres et les lumières, d’un objet à l’autre, d’un repli à l’autre. J’y apporte mes propres perceptions et rêves qui m’éloignent du tableau de Juan Gris. On peut discerner l’évocation d’un oiseau et d’un chat entremêlés à l’allure de sphinx, d’un piano transformé en fauteuil propice à l’écoute, d’une penderie pour accrocher mes souvenirs et mes peines, d’une fenêtre pour ouvrir sur la lumière et l’espérance. Chaque objet évoque une part d’existence, de rencontre avec la vie. S’il fallait évoquer un texte pour lui donner plus de présence, je choisirai un poème de Baudelaire : « J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, de vers, de billets doux, de procès, de romances, avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, cache moins de secrets que mon triste cerveau.… Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, où gît tout un fouillis de modes surannées, où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. » Une musique pour l’accompagner ?…La brève sonate pour piano n° 24 en fa dièse majeur, opus 78 de Beethoven, évocatrice de souvenirs puissants et prégnants.

Ce premier exemple n’est pas vraiment ce que l’on nomme peinture abstraite. L’idée de représentation plus ou moins fidèle, sujet ou atmosphère, est encore très perceptible. Pour peindre abstrait, il faut aller plus loin dans la volonté de déconstruire le réel. Entrer dans un monde inconnu, fantastique. Faire de l’abstrait un prolongement du fantastique.

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Déconstruction de la peinture elle-même

Peindre est souvent pour moi une souffrance. C’est mon moteur intérieur qui se grippe, mais c’est aussi lui qui peut apporter la puissance des contraires, de la différenciation, de la force, de la subtilité et du sens. Quand rien ne vient, quand apporter une touche devient un acte insoluble. La couleur n’y est pas. Le pinceau s’échappe, la finesse du trait fait défaut. La tache vient effacer l’écriture. Tout en moi refuse d’apporter les modifications nécessaires. Mon regard s’obscurcit, Le doute s’installe. Le sens s’épuise. C’est le signe que la technique seule est insuffisante. Il est nécessaire d’être porté par une envie, que les forces inconscientes viennent accompagner la tâche du peintre et soutiennent le sens de l’œuvre. Je n’ai pas toujours à disposition ma belle musique pour apaiser mon esprit rebelle. Alors, comme un vulgaire tâcheron, touche après touche, j’essaye de lentement me diriger vers l’image imaginée. Je peins dans la douleur, les yeux aveugles, le corps inerte, en homme démoli, en homme déconstruit. Longtemps après, des mois après, des années après, le brouillard s’efface et je vois apparaître en évidence les défauts de valeur, de couleur qu’il me faut impérativement modifier. L’homme démoli. Comment pour moi ne pas souscrire à cette nécessité. Cela fait-il de moi un peintre moderne ? Sûrement pas. Ce n’est pas ce qui me motive. Démolir pour moi, c’est en germe reconstruire. Démolir, c’est ne pas accepter tel quel le bâti et les fondations. Démolir n’est pas pour moi détruire, renier, c’est plutôt revisiter tous les acquis, les mettre en question, les mettre en perspective. Démolir, c’est faire émerger la vie sous les cendres. Paradoxalement, démolir c’est me projeter vers l’avenir. Démolir c’est refuser de subir. Démolir, c’est permettre de reconstruire. L’objet présenté initialement devient prétexte. Il ouvre un chemin vers une œuvre personnelle. Il laisse dire à l’artiste tout ce qu’il a vu au delà de la vision première. L’œuvre ne se contente plus de reproduire. Elle expose ce que l’artiste a à dire. Ici, l’exemple de déconstruction d’un voilier perdu au milieu de l’océan. Le voilier est prétexte pour dire le vent dans les voiles, pour dire le mouvement tout autour de la terre. Pour dire la solitude et la fragilité de l’homme au milieu de l’océan. Pour dire le refuge dans une cabine bien étanche. Pour dire les compagnons de route, poissons et oiseaux, chacun libre de sa direction. C’est tout cela que la peinture peut représenter.

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Ce que j’en ai tiré. Est-on aux portes du fantastique ou aux portes de l’abstrait ?

Voilier déconstruit– fig 2 Huile sur bois – 2015-2016

Travail au couteau, par mouvements rapides et grossiers. Je me suis laissé guider par l’instinct. Bien d’autres déconstructions auraient pu apparaître. Ce fut le choix du hasard et de l’arbitraire.

Mais une unité de ton. Ici, bleus rehaussés par des blancs et jaunes, avec quelques touches

discrètes de rouge et d’orange. Le sujet encore bien présent quoique déconstruit est mis en valeur, en évidence sur un fond unicolore, ici un fond bleu. La sève est présente au centre, par des couleurs chaudes, rose, orange et rouge. Coque transformée en oiseau. Mât transformé en arbre poisson. Tout flotte dans un élément liquide. Les formes se juxtaposent et se déforment en poissons et oiseaux qui se meuvent dans un élément fluide ou porté par le vent sous forme de voiles. On est dans un tourbillon, un éclatement et un morcellement de vies. Chaque entité fait son chemin, se meut et prend sa place dans l’espace disponible. C’est la vision d’un voilier et ce qu’il porte d’évasion, de fantastique, de mystère et de fantaisie. L’ossature est construite par des traits et des taches sombres. L’évasion s’insinue dans chaque morceau de voile, de mat ou de coque qui chacun révèle des petits mondes déconnectés et force le regard à s’arrêter sur un détail disjoint, porteur de sa propre lumière blanche et limité par des traits sombres. Pour revenir sur l’aspect d’ensemble et l’unité du tableau on peut supprimer la couleur et le regarder en noir et blanc. J’obtiens ainsi une image assez douce et nuancée qui me convient.

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Avant d’aboutir à la version 2016, j’avais déjà finalisé une version 2015, qui longtemps ne m’a pas satisfait.

Cette première version, sur un fond fait d’un mélange de bleus et d’ocres jaune visant à refléter la couleur de la mer, donnait un aspect verdâtre à l’ensemble. Je me suis longuement interrogé sur ce qui faisait défaut. J’ai pensé à décomposer la toile en plusieurs parties et voir si chaque morceau pouvait constituer un tout cohérent, équilibré. Si oui, alors pourquoi l’ensemble n’avait-il plus de force ? Il y avait beaucoup d’acidité dans cette toile. Les taches de couleurs chaudes n’y faisaient rien. N’est-ce pas alors la représentation d’un sujet déconstruit, qui a perdu toute unité et devient poussière ? Même dans une peinture abstraite, il semble nécessaire de conserver une unité, un sens au-delà du rien. Il me semble aujourd’hui que la dysharmonie provenait du fond, de sa couleur ocre-vert. Aussi j’ai repris la toile un an après. J’ai cherché et trouvé une autre couleur de fond sur ordinateur, à l’aide de « Photoshop Elément » afin de mettre en valeur le voilier et ce qu’il en reste. Un bleu tout simplement. Légèrement modifié sur les bords par un glacis de rouge carmin. J’ai aussi décomposé le tableau en une série de parties qui chacune doit être visuellement cohérente en elle-même. Cette démarche m’a conduit à revoir à la marge la partie en haut à gauche.

version 2015 version 2016

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Autre sujet de déconstruction, rue de Venise dans le Marais.

Dans le sujet précédent, le voilier déconstruit, j’ai privilégié les formes courbes, plus en adéquation avec ma sensibilité et avec une démarche spontanée, non réfléchie. Cette fois la démarche est plus cérébrale, plus directement tirée du modèle. On retrouve la représentation des immeubles, de la rue et du ciel. Simplement tout a éclaté, comme après un tremblement de terre, mais qui n’aurait rien réduit en poussière. Les formes comme les couleurs se créent de pas en pas par juxtaposition et par une démarche volontaire. Les lignes droites disent la présence humaine qui a façonné un lieu d’habitation plaqué artificiellement sur la nature. Il n’y a pas de dominante couleur, mais un équilibre des trois couleurs primaires, jaune, rouge et bleu. Le bleu est surtout présent à travers les verts, mélanges de jaune et de bleu.

Le Marais à Paris– fig 3 Huile sur toile – 2016

Parti d’une ancienne photographie d’une rue commerçante, j’essaie d’exprimer tout ce que peut être la vie dans une ville, à la fois refuge et chaos. Je suggère des possibles.

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Une nature morte

La nature morte se prête facilement à une réinterprétation de la scène proposée. Ce n’est qu’une composition d’objets hétéroclites, mis en valeur et centrés, avec un décor accessoire estompé en arrière-plan. En allant plus loin, par une simplification pas à pas des formes et une transformation des couleurs, on finit par ne plus reconnaître les objets prétextes qui composent la nature morte, instruments, livres, fruits ou fleurs. Ici j’ai retenu comme formes de départ pour élaborer ma propre composition, la casserole, les bocaux en verre translucide et les tissus. Partant d’une vision peu colorée, j’ai inventé une palette de bleus et rouges orangés qui mettent en évidence quelques formes sur un fond ocre gris-bleu proche du modèle.

Nature morte– fig 4 Pastel – 2015 repris en 2016

D’une nature morte assez terne et silencieuse, j’en ai fait un tintamarre joyeux aux couleurs de fête. Les objets ont perdu leur utilité première et se moquent du qu’en dira-t-on. Je suis bien dans une déconstruction du réel qui verse dans le fantastique des dessins animés. Ai-je atteint l’abstrait ? Ce n’était pas mon propos du moment.

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Le 11 septembre 2001

Regard abasourdi devant l’impensable

Cette fois je ne vais pas en tirer un air de fête, mais une interrogation sur la fragilité des constructions humaines. Dans la gamme des couleurs, ce seront des couleurs froides propres à la méditation. On devine encore les formes verticales montées vers le ciel, mais aussi ce qu’il en reste une fois les tours brisées.

11 septembre 2001 – fig 5 Pastel – 2016

La première vision des tours jumelles abattues, si l’on en oublie un instant le sens, est d’une grande beauté, spectaculaire lumière de la nature, perspective fantastique. Le domaine des fées qui surgissent de nulle part quand l’homme a déserté. Il ne reste presque rien de la cité, sinon cette petite tache rouge empreinte imperceptible du drapeau américain. Je suis toujours à la limite de l’abstrait, formes déconstruites, mais sens toujours présent, peinture de l’invisible.

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Vers l’abandon de toute représentation

Je ne me réfère maintenant à rien de signifiant, même si je garde à l’esprit une image prétexte en noir et blanc qui me donne une répartition de valeurs sur l’ensemble de la toile. Je pars d’une couleur, le jaune. Je poursuis un chemin de valeurs claires, cernées par des taches plutôt que des traits sombres. Un tableau conçu pas à pas comme une improvisation de formes et d’associations de couleurs.

Variation jaune fig 6. Huile au couteau - 2015

L’ensemble, pour être harmonieux, doit être contrasté et diversifié. Je peux le vérifier avec un rendu en noir et blanc. Sinon je corrige.

Apparaît en évidence le travail au couteau, un travail dans le minuscule, un travail d’ébéniste. S’il fallait faire référence à la nature, je penserais à un mélange de roches et de sable. Mais je n’y reconnais aucune figure animale ou humaine. Pas non plus de figures géométriques. Reste une harmonie complexe de couleurs à dominante jaune. Les rouges que j’ai placés en dernier viennent apporter de la chaleur. Les bleus encore plus discrets apportent du froid, de la réserve. Le jaune est structuré par des lignes pointillées noires et brunes. Disséminations de blanc et de petites taches de bleu et orange pour apporter de la variété colorée sans détruire la dominante jaune. L’ensemble est assez harmonieux, mais on peut se demander quel est le sens de cette vision. Quoi de plus qu’une peinture décorative ? Traces sur le sol, rainures sur la pierre ou vision microscopique ? Peinture de la vie ou pur exercice de style ?

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Formes courbes en mouvement

Cette fois, je change de technique avec le pastel gras et je peins dans l’élan, mais en plus construit. Je pars d’une inclusion, c’est-à-dire d’un bout d’image découpée qui me donne à la fois une association de couleurs de départ et un début de formes en mouvement. Je poursuis sans référence à une image préexistante et je construis le tableau pas à pas en proximité suivant un mouvement en escargot jusqu’au balayement complet de la toile,

Tourbillon fig 7. Pastel gras sur papier - 2014

Le pastel gras permet certains effets intéressants. Peint avec la tranche du bâton, comme je procède avec les bâtons de pastel sec. Par larges mouvements de la main plus ou moins appuyés et mouvements tournants. Je laisse une quantité variable de couleur sur le support, ce qui donne un effet de grain. Les couleurs sont pures, non mélangées au premier jet. Par la suite, j’ai estompé certaines juxtapositions de couleurs avec un pinceau imbibé d’essence de térébenthine. J’ai également accentué quelques contrastes. Je suis ici dans un travail de composition. Sans partir d’un sujet figuratif, mais après le choix d’une couleur dominante, le rouge, aussitôt associé à d’autres couleurs qui viennent en harmonie. Ce peut être alternativement la complémentaire ou une couleur proche sur l’arc en ciel. Comme pour la rue du Marais, il n’y a pas de dominante de couleur, mais la recherche d’un équilibre de couleurs vives. Je recouvre progressivement l’ensemble de la toile en commençant par le centre. Les mouvements sont désordonnés, mais rythmés. Les formes qui apparaissent spontanément sont soulignées par des traits sombres et courbes d’épaisseur variable. La présence de formes pointues vient contrebalancer les cercles et autres formes courbes. Que l’on puisse y voir un poisson cheminant dans les profondeurs de la mer ou le déferlement de la vague, ce n’est qu’un effet du hasard.

Tourbillon - En noir et blanc

En noir et blanc le dessin ressort plus nettement. C’est une composition de courbes qui peut laisser passer des références à la nature, aux animaux.

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Et que puis-je faire avec l’aquarelle ?

Eclats de lumière fig 8 Aquarelle – 2016

J’aurais aimé, par la magie propre à l’aquarelle et grâce à la technique humide sur humide, avec fondus et auréoles, que l’eau colorée, véhicule du geste créatif, à elle seule, émerveille le regard. Mais je ne maîtrise pas le geste juste sur lequel on ne revient plus, pas plus que la bonne quantité d’eau à retenir sur le pinceau, pour qu’elle se fraye le bon chemin sur le papier. Aussi je me contente de retracer sur ma première ébauche liquide des aplats plus sombres en technique sèche. La fraîcheur de l’aquarelle reste préservée dans les parties claires. Les sombres ne sont là que pour dessiner des formes autour de ces taches de lumières aquarellées.

Si le premier jet ne me satisfait pas, je peux aussi corriger et enrichir l’ébauche aquarellée avec des retouches de pastel. Et ainsi travailler en technique mixte. Aquarelle en premier, puis autres médiums, gouache, pastel sec ou gras, huile…

Fusion fig 9

Aquarelle et pastel – 2016

Chaque technique apporte sa propre magie et poésie de lumière. Il me semble qu’avec l’aquarelle seule je n’aurais pas atteint la même féerie et fraîcheur de ton.

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L'abstrait et la beauté

J’ai montré quelques œuvres abstraites. J’ai explicité leur genèse. Mais ai-je réussi à produire, quelque chose qui vaille la peine d’être montrée ? Qui touche ? Si je peins, c’est bien pour réaliser une œuvre qui fasse sens et qui soit appréciée. Comment dire qu’une œuvre est réussie ? Comment porter un jugement ? Comment marquer le regard ? Comment aller au delà de sensations discordantes et inconséquentes ? Comment aboutir à une œuvre qu’on puisse juger comme belle ? Toute œuvre d’art, abstraite ou non, est vue selon deux approches successives et dissociées. La plus immédiate est celle de l’émotion, de la perception intuitive d’une harmonie qui s’en dégage. Recherche de la beauté. La deuxième fait appel à l’intellect et la culture. C’est un discours sur l’humain et son environnement. Recherche du sens. La beauté touche l’être au cœur. Directement. Personnellement. Sans intermédiaire. Elle habite, elle domine toute autre perception. La beauté insuffle du bonheur. Elle est de nature positive. Elle ne véhicule pas d’affliction et de tourment. La beauté est atemporelle. Elle est joie, sourire et silence. Mais dès qu’on tente de l’approcher, la beauté se dérobe à toute définition. Le laid, le beau, qui sommes-nous pour le juger ? Est beau, d’abord ce que je considère comme beau. Un autre pourra être d’un avis contraire. Aussi pour un artiste, la beauté de la couleur et de la forme n’est pas une fin suffisante en soi. L’émotion ressentie par l’artiste doit être portée et rejoindre celle de l’amateur éclairé et bienveillant. Cela ne sera atteint que si l’artiste a quelque chose à dire, quelque chose qui fasse sens. Une œuvre artistique est un échange, un dialogue entre le créateur et l’observateur. Si ce n’est que taches de couleur ou dégradés de noir et blanc, on pourra dire : soit ! Et passer à autre chose. En plus de son esthétisme, de l’harmonie des formes et des couleurs, il faut que l’œuvre fasse sens aux yeux de l’observateur. Alors là, oui, on dispose d’un critère sûr. L’œuvre ne sera belle que si la rencontre a lieu. Elle doit témoigner, d’une façon ou d’une autre, de la primauté et de l’extrême richesse de la vie. Il n’y a pas d’autres preuves. Seule la vie est mon modèle, mon maître. Est beau ce qui représente la vie, ce qui fait sens avec elle. S’interroger sur la beauté, c’est s’interroger sur la vie. Toute vie est belle en soi. Une jeune femme est belle en ce qu’elle est espérance de vie. Une vielle femme est belle en ce qu’elle est témoignage de la vie encore présente en elle, malgré son âge, malgré la mort vers laquelle elle se dirige inexorablement. La vie naît, s’épanouit et grandit à partir de cellules vivantes, par différenciation et complexification des éléments de base du vivant. La vie, qu’elle soit humaine ou non, se manifeste toujours dans un être singulier, complexe, unique, non interchangeable et bien identifiable. Chaque brin d’herbe, chaque homme, chaque femme est unique et beau par nature. Même si cette beauté n’est pas reconnue d’emblée. Quand on regarde la nature, que ce soit dans l’infiniment petit, comme les vues microscopiques de virus, ou dans l’infiniment grand, comme les explosions galactiques, la richesse des compositions, des formes et des couleurs peut être stupéfiante et modèle de beauté. La beauté recèle encore une autre dimension . Elle n’est pas seulement regard, elle est humanité. Elle est reconnaissance et échange avec l’autre. Elle permet de relier des vies. Elle est construction, guide, épanouissement. Elle n’appartient à personne. Elle est devenir, idéal. L’homme, l’artiste, que peut-il dire de plus ? L’œuvre d’art est objet unique, mais n’est pas vie. Elle est ce que voit et dit l’artiste des vies qui l’entourent. Elle est son propre témoignage de la vie, simple comme une évidence ou complexe et laborieusement travaillé. Elle deviendra belle si l’artiste réussit à lui donner un sens et à le faire partager.

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J’ai reconnu cette beauté et je veux l’expliciter, la représenter par un objet inerte, une œuvre artistique, peinture ou sculpture peu importe, mais qui fasse sens et que je peux partager avec le spectateur qui voudra bien prendre la peine de s’arrêter un instant. Là est bien la question, comment inciter le spectateur à s’arrêter, à regarder ? A lui faire reconnaître, accepter qu’il se trouve bien devant une œuvre d’art, nécessairement belle de ce fait et sans discussion possible? Pour nos maîtres à penser, il suffit de lui dire qu’il est à la base un ignorant et que s’il veut accéder à ce monde supérieur des sachants, il lui faudra apprendre à décoder le langage propre à chaque artiste. Il lui faudra tout connaître de l’époque, du lieu, des écoles artistiques qui ont imprégné l’œuvre. Il lui faudra fréquenter les musées et lire tout ce qu’en disent les critiques d’art. On ne peut devenir amateur d’art qu’en construisant son jugement avec du temps, de la patience, un investissement spécialisé dans chaque courant artistique. On pourrait ajouter, c’est encore mieux si, une fois ce long périple accompli, votre jugement correspond à celui des élites dominantes du moment. Il y a sans doute un peu de vrai dans ce discours, mais je continue à le réfuter au fond. Je m’arrête devant un masque africain, une statue grecque, une miniature du moyen-âge ou un tableau de Kandinsky et pourtant je ne connais à peu près rien de ce qui a prédestiné à leur conception. La beauté transpire toute seule dans ces œuvres, je n’ai besoin de personne pour m’y entraîner. Je l’ai dit, la beauté c’est la vie. Je vois et respire la vie partout où elle se manifeste. Il n’y a pas d’autre sens. La vie ce n’est pas simplement mouvement et respiration. C’est aussi la trace d’une rencontre entre l’homme et la nature. C’est la perfection des courbes du corps féminin, c’est le ravissement procuré par des jeux d’ombre et de lumière. C’est la manifestation des lois atemporelles de l’univers. Certains pourraient dire la marque du divin, mais c’est une autre discussion…, presque insoluble. J’y reviendrai à une autre occasion.

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L’abstrait peut-il avoir un sens ? En figuratif, le sujet retenu tient lieu de support pour construire et révéler un sens à partager. Mais s’il n’y a plus de sujet ? L’abstrait c’est avant tout ne pas représenter d’objet concret. Vient alors immédiatement la question : qu’est-ce qui peut remplacer l’objet ? Il y a beaucoup d’ambiguïté dans une démarche abstraite. Peut-on faire sens en abstrait ? Que recherche-t-on exactement ? Faire neuf ? Explorer de nouvelles techniques ? Quel rapport reste-t-il malgré tout avec le réel ? S’agit-il de faire œuvre d’art ou d’innover ? Trouver une représentation inédite ? Certes, mais demain ce ne sera plus nouveau. Qu’en restera-t-il ? Une œuvre, c’est une fulgurance pour les yeux. Pas un manifeste pour un art nouveau. Je rejette facilement une illusion : une peinture abstraite peut-elle se soustraire de toute représentation humaine ? Peut-on créer sans aucune relation avec ce qu’on a coutume de voir, sans aucune relation avec les images enregistrées dans le subconscient, en quelque sorte une peinture sans rapport avec l’humain et hors du temps ? La réponse est à l’évidence : non. Toute forme, toute tache vient de quelque part enregistré dans le cerveau. Toute peinture, même abstraite est une construction de l’artiste. A partir du vivant. A partir d’une vision humaine. A partir de briques tirées de la nature. On reste toujours quelque part raccroché à la matière, au réel. A la limite, pour fuir l’humain, on se dirige vers des figures géométriques, des courbes tracées au compas et qu’il ne reste plus qu’à colorier avec des aplats de couleurs, au besoin les plus criardes possibles. N’est-ce pas alors une réduction drastique dans les champs du possible ?

Jean Hélion – figure brillante – 1936 Kazuo Shigara - Cercle bleu dans l’orange –vers 1960

Pour illustrer mon propos, ces deux œuvres de peintres reconnus, plutôt séduisantes, tiennent plus pour moi d’une démarche décorative que d’une rencontre avec l’art. L’art qui n’est plus que constructions géométriques complexes, taches et traits improbables, est un art sans vie, froid, desséché, déconnecté de tout. Pure intellectualisation où l’important n’est plus ce qui est représenté, mais le concept mis en avant. Querelles d’école. Cercles d’initiés qui préfèrent discourir sur les nouvelles techniques utilisées et sur ce que peuvent signifier les systématisations retenues plutôt que regarder l’œuvre elle-même. Selon Jean Clair, historien d’art, l’œuvre d’avant-garde n’est aujourd’hui rien d’autre qu’une valeur fictive, un titre gagé par une encaisse, celle des collections historiques des institutions d’État, musées ou monuments, qui acceptent ou même qui se pressent pour exposer cette avant-garde, un Jeff Koons, un Damien Hirst ou un Anish Kapoor, parce que ces institutions espèrent en tirer l’argent qui leur manque pour continuer leur marché. Oublions ce type de peinture et d’ornementation. Pour qu’on puisse parler d’œuvre d’art, il faut du sens. Il faut du vivant.

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L’abstrait prolongement de l’inconscient Revenons à mon approche personnelle. L’abstrait m’oblige à m’interroger sur ce qui fait œuvre artistique. S’il n’y a plus de rappel et de représentation de la nature, fidèle ou déformée, tout n’est cependant pas vide. Reste plusieurs références : l’harmonie des couleurs, l’équilibre de la composition, la beauté de l’écriture ou du trait. Les mêmes règles de construction du motif, de mélange des contrastes et d’harmonie des couleurs se retrouvent en peinture figurative ou abstraite. Mais en choisissant l’abstrait, l’œuvre peinte peut-elle porter un sens et témoigner de la vie ? La réponse n’est pas évidente. C’est toujours une atmosphère, un support de vie qui sont miens, où je me reconnais. Je rentre en harmonie avec la magie de soirs d'été au bord de l'eau, de paysages où le travail de l'homme s'allie avec la beauté de la nature. Evocation de pulsions primitives de l'animal. Je porte en moi une vision du monde qui inévitablement transparaît dans ce que je peins. En cela ma peinture peut faire sens. Finalement, pour moi, il n'y a pas grande différence entre l’abstrait et le figuratif. Je pars toujours d'un prétexte. Ce peut être un arbre, ce peut être une association de couleurs. Puis l’œuvre picturale devient un objet en soi. Un objet que l'on peut accrocher au mur, un objet de décoration, un objet auquel on peut donner du sens. L’œuvre qu'elle soit abstraite ou non dit toujours quelque chose sur la vie ou plutôt la perception que l'artiste a de la vie. Partir d’un sujet, le dénaturer progressivement et voir ce qu’il en reste, c’est le plus facile à concevoir. Mais on peut aussi plonger directement dans le bouillonnement subconscient de son cerveau, dans le monde du rêve et du fantastique et ainsi faire directement œuvre de création pure. Peindre en abstrait doit pour moi partir d’une nécessité intérieure, d’un violent mouvement d’extériorisation et d’énergie brute. Choix d’une couleur prééminente, avant de décider du trait et de la forme. Puis vient la recherche d’harmonies douces, avec d’autres teintes, d’autres gestes qui s’emparent progressivement de la totalité de l’espace de la toile. Recherche de valeurs et de dégradés apaisants à partir de taches foncées brutales entourées par des vides plus ou moins éclaircis. En abstrait on retrouve tout ce qui fait la richesse et la beauté d’une toile, répartition des valeurs, différenciation des couleurs, lignes de fuite et encerclement du regard. C’est avec le pastel que je peux le plus facilement choisir la teinte première, libérer sans trop réfléchir cette énergie brute d’un moment et laisser libre court aux mouvements de la main par des traits plus ou moins appuyés. En peinture à l’huile c’est plutôt un travail au couteau, plus lourd, moins précis et que je maîtrise moins bien. A l’aquarelle, il me faut dès le départ définir précisément le mélange des couleurs à disperser avec l’eau du pinceau. Ces deux techniques m’amènent à plus de retenue, avec des gestes moins spontanés. Le pastel qu’il soit gras ou sec, poussière propulsée du tréfonds de mon enfance, facilite la libération folle de pulsions subconscientes. C’est une trace vaine sur le sable de la vie. Avant d’être fixée et figée pour longtemps sur la feuille.

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Pastel sec

Formes et couleurs d’un autre monde fig 10 Pastel - 2015

Des lignes courbes enchevêtrées, mais qui n’aboutissent pas. Des clairières de lumière délimitées par des traits noirs. Des recoins parsemés de rose. Des bleus et verts pales en harmonie avec le rose dispersé et une écriture calligraphique. Une toile entièrement recouverte de présence chaleureuse. Chaque partie, repos des yeux, unique mais cohérente en elle-même. Quelques taches plus vives dans un ensemble de couleurs estompées. Les noirs et bruns forment l’ossature d’un monde étrange et fantastique, plus forêt que ville. On pourrait y discerner avec beaucoup d’imagination des visages et des animaux en mouvement. Ce serait plutôt des preuves de vie, surtout pas des objets inanimés. Chaque peinture est comme imprégnée de musique. En plus de taches de couleurs dispersées un peu au hasard, la présence de la musique, bien qu’invisible, lui donne une signature particulière. Ici je perçois la luminosité du ciel, la danse des animaux et le chant des oiseaux qui émergent des symphonies de Haydn. Je pense ici montrer un aboutissement, une démonstration de ce que j’entends par peinture abstraite, sans formes définies, mais messager de vies.

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Toujours au pastel, un autre exemple, à partir d’une image de la forêt, avec un enchevêtrement de courbes et de traits, en plus simple et avec une dominante de couleurs douces et chaudes d’automne.

Douceurs - La forêt et les rochers de Fontainebleau fig 11

Pastel - 2013 Les couleurs douces du pastel, des jaunes, des ocres et des couleurs de terre. La lumière bleue au centre. Quelques rares traits, comme des piquants, pour donner du corps à des fondus et dégradés de couleur. Cette fois, c'est Jean-Sébastien Bach qui m’accompagne avec ses suites pour violoncelle. Je retrouve sa musique répétitive, berçante, mais qui n’oublie pas d’explorer tous les coins et recoins, à chaque fois avec un reflet différent.

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Huile au couteau

Connexion fig 12 Huile sur bois – 2017

La peinture abstraite peut charrier des émotions lourdes de sens, puissantes, déversées à l’état brut. Dans cette peinture, nommée connexion, je suis là, immergé au cœur de la vie. Plusieurs blocs repliés sur eux-mêmes, chacun formant un tout cohérent, avec sa coloration particulière, chaude ou froide, mais ignorant des autres. Plaques tectoniques en expansion. Peuvent-elles se rencontrer et créer la vie symbolisée par une petite flamme blanche au centre ? Plus encore que les masses colorées, le blanc, couleur du vide, se détache, s’impose. En forme de papillon éphémère. Mais ce sens que je porte est-il pour autant transmissible ? Il n’y a pas de clé de lecture. Il n’y a pas de communion directe possible avec le spectateur. Il manque l’explicitation des concepts sous-jacents. Il lui faut un texte d’accompagnement. Une intellectualisation, un récit qui alors éloigne de la vision première.

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L’abstrait pratiqué comme un exercice Qu’est finalement pour moi la peinture abstraite ? Un esthétisme ? Un objet décoratif ? Une vision moderne de la vie ? La pureté de la représentation dégagée de toutes références matérielles ? Le déversement de pulsions inconscientes ? Les trois maîtres mots de Kandinsky : impression, improvisation, composition ? Les peintres d’aujourd’hui sont dans une impasse. Abstrait ou peinture moderne ? Tout a déjà été peint et magnifiquement. Que peut-on faire de plus aujourd’hui ? Innover, produire ce qu’on n’a jamais encore vu. Changer les matières, associer des techniques différentes, faire plus grand, faire énorme devant l’insignifiance de l’homme spectateur. Etonner, non par la beauté, mais susciter un choc, faire grandiose. L’art moderne recherche l’inattendu, ce qui n’avait jamais été encore montré. Mais nous sommes tous blasés. Rien ne nous touche plus. Nos cœurs se sont refermés. On ne sait plus voir. Seule la violence pour nous réveiller. Seul un choc visuel pour nous bousculer. Je ne crois pas en l’avenir de la peinture abstraite qui refuse toute représentation de notre monde. Elle reste fille d’une période de perte de sens et de domination du mercantile. Quand on sera en mesure de rejeter toutes nos certitudes présentes, quand on pourra faire exploser les systèmes de pensée du siècle dernier et quand on pourra enfin porter un regard serein sur notre époque décrépite, alors la peinture pourra évoluer d’elle-même et redonner du sens à la vie. Nous en sommes encore loin. Peut-on au moins trouver un fil de lecture, dégager une démarche commune, reconnaître des lois de représentation picturale spécifiques à la peinture abstraite, passée et à venir ? Quand on peint on dispose d’outils. Des matériaux, des supports, des techniques. L’usage moderne tend à les multiplier. Mais peu importe. Ce qu’il faut c’est respecter certaines règles propres à la peinture. A défaut on n’obtient qu’un banal coloriage, qu’un amas de taches confuses ou qu’un gribouillis illisible. Chaque type d’expression a d’ailleurs ses propres règles. La sculpture, l’architecture, la musique répondent à d’autres règles. La première nécessité est d’obtenir une image lisible et harmonieuse. Il y a des règles pour cela, on pourrait dire des lois propres à la peinture. Ceci vaut pour tout type de peinture, abstraite ou non, classique, impressionniste ou décorative, et même pour n’importe quel autre style de peinture que l’on peut imaginer. On ne peut s’affranchir des règles de proportion, de rapports entre les formes, de rapports entre les couleurs, de valorisation des contrastes, de représentation de l’espace et du mouvement. On doit veiller aux rythmes, aux vibrations. En quelque sorte à tout ce qui rend la peinture harmonieuse. Si oui, a-t-on pour autant abouti à une œuvre artistique ? Non, ce ne sont que des moyens. Il faut en plus donner du sens, rendre visible la vie, l’humain. Il faut apporter de l’émotion. Il faut que la vision offerte soit unique, illumine le regard. Il faut que la scène représentée raconte une histoire. Il faut que l’œuvre soit une empreinte humaine et non le fruit du hasard. Les visions galactiques peuvent être éblouissantes, elles n’édifient pas pour autant une œuvre d’art. Maintenant, parmi toutes les peintures possibles, qu’elle est-la spécificité des œuvres abstraites ? Et quelles en sont les limites ? Peindre abstrait c’est ne pas représenter d’objet concret. A l’extrême, c’est affirmer une rupture avec la réalité concrète et rechercher une autre réalité, un autre monde. C’est faire œuvre de création de l’esprit sans référence ni au passé, ni à la nature. On se doute qu’il y a beaucoup de voies possibles pour explorer ces autres mondes. Auguste Herbin, l’un des théoriciens de l’abstrait, veut remplacer la réalité de l’objet par la réalité de l’être. Il conçoit et décline des lois de création de la peinture tirées directement du domaine de l’esprit, c’est-à-dire pour lui des lois de nature divine. Sa peinture est une peinture entièrement géométrique faite de figures simples en aplats de couleurs, avec une composition pouvant donner l’impression d’un mouvement ondulatoire.

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Auguste Herbin - L’alphabet plastique 1947 Je cite Auguste Herbin : « En se détachant complètement de l’objet, en fait et en esprit, l’artiste peut réaliser une œuvre dont les formes, les couleurs, les rapports sont la plus pure création… L’œuvre devient concrète en soi et non pas par l’imitation, la reproduction ou l’interprétation des objets extérieurs. » Quand on se tourne vers l’abstrait, c’est comme si on ouvrait une porte sur un autre monde en oubliant et en laissant derrière nous la totalité de notre passé et de nos acquis. C’est un acte de foi. Le risque, c’est de ne rencontrer que le vide. L’abstrait c’est ainsi se détacher de la nature. Ne plus voir le corps, le sang dans les veines. Rester au niveau des concepts. L’esprit élitiste. Se désincarner dans un ailleurs qui n’a plus d’assise. Suivre aveuglément cette démarche suppose une certaine dose de naïveté et de crédulité. En cela, l’abstrait est bien un art en phase avec notre époque. D’autres artistes, tout en ne représentant rien de concret, ont su ne pas s’enfermer dans une démarche purement intellectuelle de négation du monde réel. Chacun laissant une place à l’émotion. Chu Teh-Chun crée une œuvre sans représentation directe, mais tout entière en communion avec la nature. Dans ses peintures il n’y a pas d’objets, ni de figures humaines, ni d’histoires racontées, mais des fondus, des couleurs et des lumières qui répandent une atmosphère et une émotion lyrique directement transmissible.

Chu Teh-Chun – exposition de la Pinacothèque - 2013

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Chez Kandinsky on trouve une composition d’objets et de traits incongrus formant une peinture décorative de génie, quoique désincarnée. Kandinsky veut créer un monde parallèle, à côté, aussi réel et vital que le visible, et formé avec des figures géométriques ou des courbes et des lignes irrégulières.

Kandinsky - Composition - huile – 1923

Chez Paul Klee, il y a bien dans ses toiles une composition de figures géométriques et de lignes calligraphiques sans correspondance immédiate avec la nature, mais l’humain transpire dans la vision qu’il nous livre et transparaît toujours un phrasé composé de vibrations harmoniques.

Paul Klee –Senecio – huile 1922

Avec ces trois peintres l’abstrait atteint ses lettres de noblesse et s’inscrit pleinement dans l’histoire des sociétés du vingtième siècle. Mais pour nous émouvoir et nous faire partager leurs visions, ils n’ont pas totalement abandonné les références à la nature et à la représentation des objets de la vie courante. Les artistes qui émergent et qui m’émeuvent ont tous chacun à leur manière dépassé la conception rigoureuse de la peinture abstraite qui se fonde sur des concepts et où toute peinture du vivant est bannie. Au-delà de la technique, ils ont produit des œuvres emplies d’humanité.

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Revenons à mes propres œuvres pour discerner ce que m’apporte la peinture abstraite et en déterminer ses limites. Reprenons le pastel Formes et couleurs d’un autre monde fig 10, avec une analyse morceaux par morceaux en extrayant des parties isolées mais cohérentes de l’œuvre.

Formes et couleurs d’un autre monde - détails J’ai cherché à respecter les règles de base : contrastes, équilibre des couleurs, équilibre de composition. On voit nettement sur ces trois extraits certains partis pris comme l’association du vert et du rose ou le blanc délimité par des taches sombres brunes de type rouge de Venise et par des traits noirs. Mais le choix de l’abstrait et l’absence de modèle m’oblige à simplifier le rendu, gestes et touches. C’est à la fois une limite et un intérêt de l’abstrait. Avec l’abstrait il est aussi difficile d’approcher toutes les subtilités de la lumière et des dégradés de couleur. Si on le tente, on est facilement entraîné vers un retour à la représentation du réel, de la richesse de la nature et de la vie. Quand j’ai risqué des effets de lumière et quelques dégradés de couleur, malgré moi, j’ai fait apparaître dans chaque détail du pastel une caricature de visage ou la représentation stylisée d’un paysage. Ce qui me satisfait entièrement, mais je ne suis plus sûr d’être resté dans les limites théoriques de l’abstrait. La même analyse peut être tentée avec un deuxième pastel, Douceurs - La forêt et les rochers de Fontainebleau fig 11. Ici une autre harmonie de coloris, tout dans la douceur, roses, bruns et ocres. Pas de figures géométriques. Des fondus qui collent avec la représentation de la nature, mais sans la recopier.

Douceurs- détails

Ces détails du pastel pourraient ainsi servir aisément de guide pour la représentation stylisée d’un paysage ou même d’un portrait. Ils forment comme des esquisses en préparation à une œuvre plus aboutie. Finesse des coloris et effets de lumière dans une gamme de couleurs prédéterminée peuvent facilement être reproduits dans une peinture figurative.

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Un avantage qu'a pour moi l'abstrait, c'est qu’en peignant je n'ai plus à me préoccuper de la forme et des détails des sujets choisis au départ. Mais sans sujet bien représenté il devient plus difficile de faire passer l'expression d'un sens, d'une idée. Aussi, je resterai modeste dans ma démarche. Je peux concevoir l’abstrait comme un simple exercice, un lâcher sans contraintes qui explore différents effets. Et non comme une œuvre artistique aboutie. C’est pour explorer d’autres voies. C’est pour retrouver une liberté d’écriture et d’interprétation du réel. C’est le subconscient déversé sur la toile qui agit en priorité.

Peindre abstrait, c’est pour moi, peindre à l’instinct, sans recherche directe de sens. Le sens, s’il y en a, vient après. Peindre abstrait, c’est jeter sur l’ensemble de la toile des formes et des couleurs. Pour voir ce qu’il reste quand toute volonté consciente de représenter et de dire est absente. Pour voir si formes et couleurs tirées de mon imaginaire ou de mon inconscient peuvent être belles en l’absence de sujet. Pour m’interroger encore davantage sur ce qui fait la beauté. Dans le pastel suivant, peint en un seul jet, il y a recherche d’associations de couleurs vives et pures sur fond noir, couleurs d’automne revivifiées par quelques bandes blanches. En même temps recherche de diversité de formes par traits plutôt horizontaux. Le tout forme une harmonie particulière de teintes qu’on pourrait reproduire dans une peinture figurative un peu naïve qui tendrait vers une simplification des formes.

Exercice - Taches bien ordonnées fig 13 pastel - 2016

Dans un deuxième exercice, traité en un peu plus lent et avec plus d’application, il s’agit de révéler des contrastes lumineux à partir des trois couleurs primaires, bleu, jaune et rouge. La lumière est portée par les bleus et non par les jaunes. Le centre du tableau retient les taches les plus sombres, mais aussi les plus contrastées en valeur avec des juxtaposition de blancs et noirs. L’œuvre peut être décomposée de différentes façons en parties qui sont toutes cohérentes en elle-mêmes. Malgré l’absence de sujet il y a un effort de composition, sans formes bien définies et en s’éloignant de la traduction d’un monde réel qui serait forcément plus diversifié.

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Exercice – Eclats de lumière fig 14 pastel – 2016

Eclats de lumière – détails

C’est en regardant les détails de ce pastel que l’on peut suivre ma technique et voir plus précisément comment je procède. Taches de couleurs jetées sur le support suivant une harmonie d’ensemble choisie au préalable. Traits pour souligner une composition, juxtaposition de clairs et de sombres lisibles en enlevant la couleur, en noir et blanc. Faux aplats de couleur. Dégradés pour suggérer des volumes. A la limite, on peut se demander si chaque détail ainsi extrait du contexte n’a pas plus de force que l’ensemble de la toile. Mais d’un autre côté en isolant des parties du contexte général, on se rapproche d’une peinture purement décorative.

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Mon approche de l’abstrait reste essentiellement personnelle, tirée de mon subconscient et de mes souvenirs. Qu’aurais-je pu faire d’autre que de revisiter mon passé et mes croyances ? Je ne me réfère pas à ce qui est reconnu comme œuvre d’art. Je n’étudie ni les courants artistiques, ni leurs évolutions depuis les précurseurs Kandinsky ou Delaunay. Et pourquoi ne pas faire remonter l’abstrait à Turner ou Monnet ? J’ai déjà dit, je crois, que je ne sais pas ce qu’est l’art pour moi et qu’ainsi je ne saurais l’atteindre. Que l’art soit ou non figuratif, cela ne change rien. Ce qui m’intéresse, c’est comment et pourquoi je peins, et sans jamais me contraindre à une représentation fidèle de la réalité. Mais ce passage par l’abstrait m’a appris à simplifier la vision, à libérer le geste et à obtenir le rendu souhaité sur un détail. J’ai pu surtout réaliser qu’il n’y a pas de peinture aboutie si l’on ne délivre pas de sens. Il faut que l’humain transpire dans la toile, avec un regard signifiant sur le monde. Une peinture ne peut parler que de l’être humain, de lui ou de son environnement. S’il n’y a pas de visage représenté, il faut du moins qu’on puisse sentir la présence et le jugement d’un observateur extérieur à la toile. Un paysage n’est pas pour moi une simple image, mais ma propre vision de ce qui m’entoure et de l’atmosphère qui s’en dégage. Plutôt que de me cantonner dans l’abstrait, il me faut partir d'une scène de vie quotidienne ou imaginaire qui déjà donne le cadre et le propos, mais sans m’attacher à la représentation fidèle du sujet qui n'est en fait qu'un prétexte. Et reprendre dans une peinture plus représentative d’un sens, d’une idée, d’une atmosphère, les effets testés en abstrait, cette manière particulière de s’exprimer spontanément. Un peintre, à un moment ou un autre de son parcours et quelques soient ses choix futurs, a tout intérêt à se confronter avec la peinture abstraite. Peindre abstrait, c’est regarder différemment ce que l’on a devant les yeux, c’est se dégager de la représentation fidèle du réel. En simplifier la structure et en extraire les lignes de force, rechercher les seules formes et couleurs qui fassent sens. Rebâtir un univers à soi. En partant du plus simple et en enrichissant progressivement l’ébauche vers le plus complexe ou le plus dépouillé, faire véritablement œuvre de création, mais certainement pas pour nier la vie et sortir de l’humain.