Pour La Science

98
3:HIKMQI=\U[WU^:?a@e@b@n@k ; M 02687 - 413 - F: 6,20 E Allemagne : 9,30 - Belgique : 7,20 - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 EUR - Guyane /S : 7,30 - Italie : 7,20 - Luxembourg : 7,20 Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 - Réunion /A : 9,30 - Suisse : 12 CHF. La physique des gloires Des arcs-en-ciel du troisième type L’aléatoire vrai Peut-on le fabriquer ? Les toxines botuliques Du poison au médicament 3 000 ans redatés par le carbone 14 Mars 2012 - n° 413 www.pourlascience.fr Édition française de Scientific American www.pourlascience.fr Édition française de Scientific American XXXXXXXX : comment sauver la pêche et les pêcheurs ? LE GOÛT DES SCIENCES : comment le redonner aux élèves ? pharaons Les dynasties des

Transcript of Pour La Science

Page 1: Pour La Science

3:HIKMQI=\U[WU^:?a@e@b@n@k;M 02687 - 413 - F: 6,20 E

Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 EUR - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 € Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 € - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 € - Réunion /A : 9,30 € - Suisse : 12 CHF.

La physiquedes gloiresDes arcs-en-cieldu troisième type

L’aléatoire vraiPeut-on le fabriquer ?

Les toxines botuliquesDu poison au médicament

3 000 ans redatéspar le carbone 14

Mars 2012 - n° 413 w w w . p o u r l a s c i e n c e . f r

Édition française de Scientifi c American

w w w . p o u r l a s c i e n c e . f r

Édition française de Scientifi c American

XXXXXXXX : comment sauver la pêche et les pêcheurs ?LE GOÛT DES SCIENCES : comment le redonner aux élèves ?

pharaonsLes dynasties des

Page 2: Pour La Science
Page 3: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Édito [1Édito [1

Qu’est-ce que la vie ? Le mot est banal, ce qu’il recouvrene l’est pas. Comme d’autres notions, telles que letemps ou l’intelligence, la vie est difficile à définir. Lesréponses apportées à la question ont varié au fil dessiècles. Un organisme vivant se caractérise par quelques

propriétés : il assimile des nutriments, se développe et se reproduit. Etil meurt. Aussi pourrait-on définir la vie comme le fit le médecin Fran-çois Xavier Bichat (1771-1802) : « La vie est l’ensemble des fonctionsqui résistent à la mort. »

Cette définition s’applique parfaitement aux tardigrades. Ces petitsorganismes (ils mesurent moins de un millimètre) résistent au manqued’oxygène, à la déshydratation, à des températures proches du zéroabsolu ou atteignant 150 °C, à d’intenses rayonnements, à de multiplesconditions extrêmes... Qui plus est, les tardigrades représentent un cer-tain succès évolutif : il en existerait un millier d’espèces, vivant dans l’eauou les milieux humides. Un de leurs secrets est leur capacité à adopterune forme de vie inactive, à la limite de la vie, et dont ils ne sortent qu’aumoment où les conditions sont redevenues favorables (voir Les tardi-grades, survivants de l’extrême, page 70).

La vie et la mort tissent d’autres liens, comme l’illustrent les toxinesbotuliques. Ces substances sont des poisons pouvant entraîner la mortpar paralysie des muscles respiratoires. Toutefois, elles soignent lespersonnes atteintes de contractions musculaires excessives. Les toxinesbotuliques, qui relâchent les muscles, font disparaître ces contractionshandicapantes (voir Toxines botuliques: poison et médicament, page42).Elles améliorent la qualité de vie de ces personnes.

Si l’on ne définit pas facilement la vie, on ne sait pas mieux répondreà la question : de quand datent les premières formes de vie complexe ?Dans l’évolution de la vie, l’apparition des organismes pluricellulairesfut une étape essentielle. On en découvre à Franceville, au Gabon, quiauraient vécu un milliard d’années plus tôt que les autres formes de viecomplexe déjà connues (voir Le Gabon à l’aube de la vie, page 50).

On ignore si ces organismes pouvaient entrer dans des phases devie inactive. Une telle stratégie compliquerait encore le travail des paléon-tologues qui cherchent à dater les extinctions d’espèces : commentdistinguer un animal mort d’un autre en état de vie inactive ? n

Vie active... ou inactive

Groupe POUR LA SCIENCEDirectrice de la rédaction : Françoise PétryPour la ScienceRédacteur en chef :Maurice Mashaal Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly

Dossiers Pour la ScienceRédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Cerveau & PsychoRédactrice en chef : Françoise Pétry Rédacteur : Sébastien BohlerL’Essentiel Cerveau & PsychoRédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle

Directrice artistique : Céline LapertSecrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy

Site Internet:Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Yoan Bassinet

Marketing:Élise AbibDirection financière : Anne GusdorfDirection du personnel :Marc LaumetFabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne Presse et communication : Susan MackieDirectrice de la publication et Gérante : Sylvie MarcéConseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé ThisOnt également participé à ce numéro : Sophie Gallé-Soas, Olivier Goureau, Nadine Guilhou, Daiki Horikawa, Évelyne Host-Platret, Julien Lavalle, Xavier Manière, Christophe Pichon, Anita Quilès.

PUBLICITÉ FranceDirecteur de la Publicité : Jean-François Guillotin([email protected]), assisté de Nada Mellouk-Raja Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29SERVICE ABONNEMENTSGinette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04

Espace abonnements : http://tinyurl.com/abonnements-pourlascienceAdresse e-mail : [email protected] Adresse postale : Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06

Commande de livres ou de magazines :0805 655 255 (numéro vert)

DIFFUSION DE POUR LA SCIENCEContact kiosques : À juste titres ; Benjamin BoutonnetCanada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N 1W3 Canada.Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - BogisBelgique: La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.

SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus-ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti,Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong.President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.

Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français oufrancophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte-nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri-can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adresséespar écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.

© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-tation et de représentation réservés pour tous les pays. Lamarque et le nom commercial « Scientific American » sontla propriété de Scientific American, Inc. Licence accordée à« Pour la Science S.A.R.L. ».

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit dereproduire intégralement ou partiellement la présente revuesans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’ex-ploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins -75006 Paris).

AOUR LP

w w w . p o u r l a s c i e n c e . f r

8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06Standard : Tel. 01 55 42 84 00

ÉDITOde Françoise Pétry directrice de la rédaction

Une forme de vie à la limite de la vie.

Page 4: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 20122] Sommaire

SOMMAIRE

1 ÉDITO

4 BLOC-NOTESDidier Nordon

Actualités6 La plus grande extinction

de masse enfin expliquée?

8 Des cellules souchesdans la rétine

10 Des savons magnétiques11 La protéine FKBP52

contre Alzheimer?... et bien d’autres sujets.

13 ON EN REPARLE

Opinions14 POINT DE VUE

Rapprocher les professeursde la science vivantePierre Léna

15 DÉVELOPPEMENT DURABLEQuand le plastiquese fait tout petitMaurice Mashaal

18 VRAI OU FAUXLe Soleil va-t-ilvraiment s’éteindre?Roland Lehoucq

À LA UNE

ARCHÉOLOGIE

28

20Eva Maria Wild et Walter KutscheraIl y a 60 ans, des objets égyptiens ont servi à mettreau point la méthode de datation au radiocarbone.Aujourd’hui, épaulée par la spectrométrie de massepar accélérateur, la radiodatation contribue à résoudreles énigmes de la chronologie égyptienne.

Établir une chronologie fiable pour l’Égypte ancienneest une entreprise de longue haleine. Elle se fondesur des données historiques nombreuses et variées,que l’on doit aussi confronteraux datations physiques.

L’Égypte ancienne à l’aunedu radiocarbone

Le casse-têtede la chronologie égyptienne

Ce numéro comporte un encart Pour la Science/Salon du livre

posé en 4e de couverture de l’édition abonnés Paris/Île-de-France, deux encarts d’abonnement Pour la Science

brochés sur la totalité du tirage et une offre d’abonnementPour la Science p. 19.En couverture : © MARIUS BECKER

Thomas Schneider

34 ASTROPHYSIQUE

À la recherche des trous noirsde masse intermédiaireJenny GreenePesant moins d’un million de masses solaires,les trous noirs de masse intermédiaire pourraientêtre la clef de l’énigme de la formationde leurs homologues supermassifset des galaxies qui les abritent.

42 BIOLOGIE

Toxines botuliques : poison et médicamentCésar Mattei et Frédéric MeunierL’étude des mécanismes d’action des toxines botuliques,responsables d’une maladie grave, le botulisme,a permis la mise au point de traitementsde certaines maladies neuromusculaires.

Page 5: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Sommaire [3

64 MÉDECINE

Mucoviscidose : à la recherche des mutationsgénétiques en causeSteven Rowe, John Clancy et Eric SorscherUne meilleure compréhension des mécanismes biologiquesresponsables de la mucoviscidose devrait aboutirà la mise au point de nouveaux médicaments.

70 BIOLOGIE ANIMALE

Les tardigrades,survivants de l’extrêmeWilliam MillerVide spatial, températures proches du zéro absolu,rayonnements intenses : les tardigrades résistent à tout !D’où ces petits animaux tirent-ils leurs étonnantescapacités de survie?

n° 413 - Mars 2012

Regards78 HISTOIRE DES SCIENCES

Wurtz et l’hypothèseatomiqueNatalie Pigeard-MicaultLa matière est-elle constituée d’atomes?Tout au long du XIXe siècle, cette questiona divisé les chimistes. En France,l’acceptation de cette hypothèse futle combat d’une vie, celle du chimisteCharles-Adolphe Wurtz.

82 LOGIQUE & CALCULL’impossible hasardJean-Paul DelahayeDepuis les premiers dés,il y a trois millénaires, l’homme imagineet fabrique des objets pour produiredu hasard. A-t-il réussi ?

88 ART & SCIENCERecette pourune mosaïque romaineLoïc Mangin

90 IDÉES DE PHYSIQUEComment éviterle coup de foudreJean-Michel Courtyet Édouard Kierlik

93 SCIENCE & GASTRONOMIEL’eau et le feu des pimentsHervé This

Rendez-vous sur

>> Plus d’informations• L’intégralité de votre magazine en ligne• Des actualités scientifiques chaque jour• Plus de 5 ans d’archives• L’agenda des manifestations scientifiques

>> Les services en ligne• Abonnez-vous et gérez votre abonnement en ligne• Téléchargez les articles de votre choix• Réagissez en direct• Consultez les offres d'emploi

w w w . p o u r l a s c i e n c e . f r

f

frtitii

58 PHYSIQUE

Les gloires, des auréolesautour des ombresMoysés NussenzveigLes gloires sont des anneaux colorés qui entourentparfois les ombres projetées sur les nuages.Ce phénomène s’explique par un jeu subtilentre la lumière du Soleil et les gouttelettes d’eauen suspension.

50 GÉOLOGIE

Le Gabon à l’aube de la vieP. Bouton, A. Préat, D. Thiéblemontet M. Ebang ObiangLes géologues ont révélé dans le sous-sol du Gabonun environnement datant d’il y a deux milliards d’années.Riche en formes de vie primitive, il aurait accueilliles premiers organismes pluricellulaires.

Page 6: Pour La Science

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

BLOC-NOTESde Didier Nordon

Ü ERREUR DE RAISONNEMENT

Quand un feu reste vert, sans qu’au-cune voiture ne se présente, il ne sertà rien, qu’à gaspiller de l’énergie.

Quand un feu reste rouge sans qu’au-cune voiture ne se présente, il ne sert à rien,qu’à gaspiller de l’énergie.

Quand une voiture s’arrête à un feu sansqu’aucune voiture ne passe dans la rue trans-versale, elle gaspille de l’énergie pour s’ar-rêter et elle en gaspille pour repartir.

Quand une voiture s’arrête pour qu’unpiéton traverse, puis redémarre, elle gas-pille une énergie qui aurait été économiséesi la voiture avait laissé au piéton le sointout naturel de faire un brusque saut enarrière pour éviter d’être renversé.

Les économies d’énergie commandentdonc que l’on supprime les feux de circu-lation et que l’on confère aux voitures unepriorité permanente sur les piétons.

Ü CONTORSION MENTALE

Quiconque a l’âge suffisant a connula dissertation littéraire en troispoints. Le professeur proposait

quelque forte pensée (par exemple : « Lesecret de Rabelais, c’est qu’il n’a pas desecret »), et l’élève devait la discuter selonun plan en trois parties. Thèse : la phraseest d’une belle pertinence. Puis anti-thèse : la phrase est irrecevable. Après quoi,restait à réussir une contorsion intellec-tuelle réconciliant la thèse et l’antithèse enune irréprochable synthèse.

Je croyais cet exercice dépourvu d’ap-plications pratiques, mais la SNCF vient d’élar-gir mes horizons. À peine étais-je installé,que le contrôleur avertissait les passagers :suite à des travaux sur les voies, notre TGVn’arriverait pas à 14h22, comme annoncé,mais à 14h52. En fait, il est arrivé à 14h47.La question se pose alors de savoir s’il étaiten retard ou en avance.

Répondons comme la dissertation lit-téraire nous a appris à faire. Thèse : ilfaut juger d’après l’horaire initialementannoncé, donc le TGV a eu 25 minutes de

retard. Antithèse : il faut juger d’après l’ho-raire rectifié, donc le TGV a eu 5 minutesd’avance. Synthèse : le TGV est arrivé avecune avance de 5 minutes sur son retardde 30 minutes.

Ü CETTE OBSCURE CLARTÉ...

Le mot « dimension » possède, enmathématiques, un nombre impres-sionnant d’acceptions différentes :

dimension vectorielle, dimension topolo-gique, dimension fractale, dimension decorrélation, dimension de Hausdorff,dimension de Minkowski... Bien que cha-cune soit une interprétation de la notionfamilière de dimension, ces acceptionssont toutes distinctes. Pourquoi les mathé-maticiens les multiplient-elles ainsi ? Parceque c’est le prix à payer pour être précis.À outil précis, usage circonscrit. Aucunedéfinition précise de la dimension n’estadaptée à l’ensemble des mathématiques.Chaque type de problème appelle une inter-prétation spécifique.

Du coup, quelqu’un qui, de l’extérieur,demanderait aux mathématiques quelleidée elles ont de la notion de dimensionrecevrait trop de réponses pour être éclairé.Les mathématiciens empruntent au lan-gage courant une notion vague, et en fontune notion dotée de tant de sens précisque le vague reste aussi présent qu’avantl’emprunt. Les précisions sont ennemiesde la précision.

Ü QUELQUES D’AUCUNS

En faisant dire à un personnage « Jene me satisfais d’aucunes conjec-tures » (Horace, I, I), Corneille n’ima-

ginait probablement pas qu’il forgeait unemaxime parfaite pour un mathématicien.Le pluriel « aucunes » est étrange, maissoit : la langue a évolué depuis le XVIIe siècle.

Pourtant, notre temps offre des exem-ples analogues. Lorsque l’ancien ministreLuc Ferry a accusé un autre ancien ministre,dont il a tu le nom, de s’être fait « poisserdans une partouze pédophile », Le Monde

a écrit qu’il ne révélerait pas ce nom, parcequ’il ne disposait « d’aucuns éléments »étayant les accusations. Sans doute faut-ilcomprendre que le journal avait des éléments(pluriel !), mais qu’aucun (singulier !) ne luiparaissait assez solide pour gagner le pro-cès que la publication du nom entraînerait.Du point de vue de la grammaire, toutefois,le journal est irréprochable. Selon le Grand

Robert, en effet : «Le pluriel aucuns est rare,mais il est toléré (Arrêté ministériel du26février 1901)». Ce dont on déduit au pas-sage que les ministres, en 1901, se consa-craient à des affaires sérieuses, eux.

Autre pluriel inattendu, celui du mot« tout ». Voici un exemple. Après avoirespéré construire une théorie du tout, grâceà la théorie des cordes, les physiciens ontété contraints de constater que les para-mètres à fixer sont trop nombreux, si bien« qu’on est passé de la théorie du tout à lathéorie des touts, c’est-à-dire à un nombregigantesque de solutions possibles de lathéorie des cordes à basse énergie » (Jean-

Page 7: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Bloc-notes [5

Philippe Uzan, dans Multivers, Ed. La villebrûle, 2010, p. 128).

Bref, la physique ne se satisfait d’aucunstouts.

Ü PETIT RIEN DEVIENDRA GRAND

Pour en imposer à l’auditoire devantlequel vous prononcez une conférencesur un sujet général, un bon pro-

cédé est d’illustrer celle-ci par un événementrécent et inopiné. Citez, par exemple, unfait rapporté «ce matin même» par la presse,ou un slogan d’une affiche que vous avezvue en vous rendant à la conférence, ou unincident de rue dont vous venez d’être témoin.

Vous montrez ainsi que vos propos ren-dent compte de la vie quotidienne. Votre puis-sance se manifeste avec éclat, puisque votreintellect toujours en alerte vous permet d’ana-lyser un détail auquel, probablement, per-sonne d’autre n’aurait songé à trouver unsens. En insérant ce menu fait dans une vasteperspective, vous lui donnez une stature inat-tendue – et à vous aussi, du coup. Veillez àmentionner le fait sans avoir l’air d’y toucher,en passant : utiliser votre théorie dans uncas concret est tout naturel.

Je ne sais si ce procédé a déjà été for-malisé explicitement. Si oui, il figure à coupsûr parmi les trucs proposés par les livrescensés révéler les clés du succès. En toutcas, son utilisation spontanée est fréquente.Figurez-vous d’ailleurs que j’ai entendu, cematin même, un conférencier l’employeralors que je venais de le choisir commesujet de cette chronique... n

Page 8: Pour La Science

6] Actualités © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

A C T U A L I T É S

À la fin du Permien (ère allantde 299 à 251 millions d’an-nées), 70 pour cent des

espèces terrestres et 95 pour centdes espèces marines ont disparu.Nommée crise fini-permienne,cette extinction de masse est la plusgrande connue. Quelles sont sescauses ? Les hypothèses vont dela formation du supercontinentgéant de la Pangée aux impactsmétéoritiques, en passant par lesupervolcanisme. Selon les conclu-sions complémentaires de plu-sieurs équipes, la pollutionatmosphérique provoquée par unsupervolcan serait le facteur clefde l’extinction de masse.

Nommés trapps, les épan-chements basaltiques sibérienscommencent juste derrière l’Ou-ral et couvrent plus de trois foisla superficie de la France. Actifpendant plus d’un million d’an-nées, ce volcanisme massif adéposé des couches épaisses deplusieurs kilomètres et a polluél’atmosphère. Pour préciser com-ment, Benjamin Black, du MIT, aétudié les proportions des diversgaz figés au sein des inclusions

vitreuses des falaises de laves sibé-riennes. Les teneurs mesuréessuggèrent que 8 700 gigatonnesde chlore, 7 800 gigatonnes desoufre et entre 7100 et 13800 giga-tonnes de fluor ont été émisesdans l’atmosphère. De quoi pro-duire des pluies acides et contri-buer à un changement climatique.

De fait, un réchauffementbrutal a été enclenché par la libé-ration d’énormes quantités dedioxyde de carbone et d’hydro-carbures halogénés, destructeursde la couche d’ozone. HenrikSvensen, de l’Université d’Oslo,et ses collègues l’ont établien 2009, en montrant que l’arri-vée du magma a provoqué un cra-quage massif de la matièreorganique contenue dans les sédi-ments de l’immense bassin sédi-mentaire de la Toungouska. Ledégazage intense qui s’en est suivis’est traduit par la formation de6 400 cratères de plusieurs kilo-mètres de diamètre.

Impressionnant? La situationfut pire encore ! Hamed Sanei etses collègues de l’Université deCalgary, au Canada, viennent

d’examiner le rôle du mercure pro-duit par le craquage des pétroleset autres fuels fossilisés de la Toun-gouska. Ce mercure a été accu-mulé de leur vivant par lesorganismes à l’origine du pétrole.L’analyse du contenu d’une pilesédimentaire du haut arctiquecanadien a révélé que durant lacrise fini-permienne, la concen-tration du mercure atmosphériquea atteint 30 fois la concentrationactuelle. Or le mercure tend à s’ac-cumuler dans les algues, qui sontà la base de la chaîne alimentaireocéanique.

En résumé, le supervolcanismesibérien de la fin du Permien aenclenché un réchauffement cli-matique brutal, a fait disparaîtrela couche d’ozone et a fortementacidifié les pluies. Cela peut sansdoute expliquer l’extinction de70 pour cent des espèces terrestres,mais pas celle de 95 pour cent desespèces marines. Là, un facteursupplémentaire était nécessaire :l’empoisonnement des océans parle mercure?

.Ü François Savatier.Geology, vol. 40(1), pp. 63-66, 2012

Sciences de la Terre

La plus grande extinction de masse enfin expliquée?Il y a 250millions d’années, un supervolcan sibérien a rempli l’atmosphère de cendres, provoqué des pluies acides, détruit la couche d’ozone et aurait empoisonné les océans avec du mercure.

Les trapps de Sibérie (ci-contre)sont des épanchements volcaniquesdatant de la fin du Permien, il y a 250millions d’années. lls couvrent une immense superficie et leur épaisseur atteintplusieurs kilomètres. Ce volcanisme massif auraitconduit, via le craquage despétroles présents à l’époque, à la libération de grandes quantités de mercure. Cet élémentaurait empoisonné les océans et contribué à la disparition de 95 pour cent des espècesmarines, tels les trilobites (ci-dessous). ©

Serguei Fomine/Global Look/Corbis

Moussa Direct Ltd.

Page 9: Pour La Science

A c t u a l i t é s

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Actualités [7

O n connaît aujourd’hui moinsde 800 exoplanètes – desplanètes en orbite autour

d’autres étoiles que le Soleil. Cenombre paraît bien faible par rap-port au nombre d’étoiles. Est-ce àdire que les étoiles ayant des pla-nètes sont rares ? Non, selonArnaud Cassan, de l’Institut d’as-trophysique de Paris, et ses col-lègues: leur analyse statistique desrésultats de six ans d’observationsa montré qu’il y a plus d’une pla-nète par étoile en moyenne dansnotre Galaxie, soit plus de 100 mil-liards de planètes au total!

Les observations examinéesconcernent des événements ditsde microlentille gravitationnelle,lors desquels la lumière issue d’uneétoile lointaine est focalisée parune autre étoile, parfois accom-pagnée de planètes, qui passe entreelle et la Terre. L’analyse de la lumi-nosité de l’étoile lointaine permetde reconstituer les caractéristiquesde l’objet déflecteur. Plusieurs cen-taines d’événements de ce type – etdonc d’étoiles déflectrices – ont été

suivis en détail. Cet échantillonétant assez important et intrinsè-quement aléatoire, il est supposéreprésentatif des étoiles de laGalaxie.

Une dizaine d’exoplanètes ontété détectées pour cet échantillon.Pour en déduire leur abondanceréelle, les astrophysiciens ontestimé la sensibilité de la détection:si l’on observe par exemple troisplanètes et que, lorsqu’une planèteest présente, on a une chance sur

quatre de la détecter, on en conclutqu’il existe environ 12 planètes.

Ils ont montré qu’en moyenne,à chaque étoile de la Voie lactéeest associée 1,6 planète. Et leur esti-mation ne concerne que les planètesassez grosses et situées entre 0,5 et10 unités astronomiques de leurétoile: les plus de 100 milliards deplanètes annoncées ne sont doncqu’une borne inférieure!

.Ü Guillaume Jacquemont. Nature, vol. 481, pp. 167-169, 2012

L a palme de l’imitation revient sans doute à lapieuvre mimétique (Thaumoctopus mimicus)qui vit dans les eaux indonésiennes : selon la

disposition de ses tentacules, sa couleur (modifiable)et son déplacement, l’animal ressemble à un serpentde mer, à une rascasse volante, à un crabe, à une raie,à une méduse... Face à une telle palette de déguise-ments, on imaginait mal un animal pouvant prendrecette pieuvre comme modèle pour à son tour secamoufler. Pourtant, L. A. Rocha, de l’Académie cali-fornienne des sciences, et ses collègues ont décou-vert un poisson qui se protège des prédateurs enimitant la pieuvre mimétique ! Il s’agit du poissonStalix histrio, qui a une livrée semblable: du brun oudu noir strié de beige ou de blanc. Les poissons de lafamille de Stalix histriosont de piètres nageurs et s’aven-turent rarement en dehors de leur refuge. En revanche,

Stalix histrio passe du temps entre les tentacules de lapieuvre parmi lesquels il se fond pour explorer un plusgrand territoire, à la recherche de nourriture.

.Ü Loïc Mangin.L. A. Rocha et al., Coral Reefs, à paraître, 2012

DE LA GLACE SUR VESTA?

L’astéroïde géant Vesta estconsidéré comme aride : fautede zone d’ombre permanente àsa surface, l’eau s’évaporeraitinévitablement sous l’effet durayonnement solaire. Cette idéeest remise en cause par le pre-mier modèle des températuresde surface de Vesta, établi pardeux chercheurs américains. Prèsdes pôles, la température mo-yenne est de –128 °C. Dès lors,de la glace d’eau piégée dansles premiers mètres du sol échap-perait à la photoévaporation.

LA DANSE DU BOUSIER

C’est la cohue autour d’une bousefraîche ! Un scarabée (un bou-sier) confectionne une pelotesphérique et la fait rouler. Avantde partir, l’insecte grimpe sur sonbutin et tourne dessus. Il referaplusieurs fois cette danse. Pour-quoi ? Des biologistes suédoiset sud-africains ont montré quece comportement est déclenchéquand le scarabée perd lecontrôle de sa boule. De la sorte,l’insecte se réoriente par rapportau Soleil et peut s’éloigner aumieux, c’est-à-dire en lignedroite, de ses congénères, pos-sibles concurrents.

DES ORCHIDÉES EXIGEANTES

Des biologistes américains ontmontré que des sols de forêtsanciennes, riches en bois mort,sont favorables au développe-ment de certains champignonsmicroscopiques, lesquels viventen symbiose avec les orchidéeset apportent aux fleurs les nutri-ments indispensables dans lespremiers stades de leur déve-loppement. Les interactions desorchidées avec leur environne-ment reposent sur un équilibrecomplexe et fragile, mis en dan-ger par l’exploitation des forêts.

En bref© ESO/M. Kornmesser

Zoologie

Le poisson qui imite la pieuvre imitatrice

Astronomie

Plus de 100 milliards de planètesdans la Voie lactée

En moyenne, chaque étoile de la Voie lactée aurait plus

d’une planète en orbite autour d’elle.

La pieuvre mimétique, Thaumoctopus mimicus,peut imiterplusieurs animaux différents. Le poisson Stalix histrio(flèche)a, lui, une livrée très semblable.

© G. Kopp

Page 10: Pour La Science

8] Actualités © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

Biologie cellulaire

Des cellules souchesdans la rétineLE PLUS PETIT VERTÉBRÉ

Paedophryne amauensis est unetoute petite grenouille, dont la taillemoyenne est de 7,7 millimètres.Les premiers spécimens ont étécollectés en 2009 près du villaged’Amau, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. L’espèce vient d’êtredécrite et nommée. Ce batracien,qui occupe la moitié du diamètred’une pièce de un centime d’euro,est désormais le plus petit verté-bré connu. .UN AMAS GALACTIQUE NAÎT

Des astronomes de la NASA ontdécouvert, grâce au télescopespatial Hubble, cinq galaxies dis-tantes de 13,1 milliards d'an-nées-lumière et liées par la forcegravitationnelle. Les simulationsindiquent que ces jeunes galaxiesdevraient fusionner en un seulobjet, semblable à la galaxie ellip-tique géante M87, et ainsi consti-tuer le noyau d’un amas quicontiendra, à terme, plusieurscentaines de galaxies.

En bref

C hez l’adolescent, le cerveauest encore en formation, cequi expliquerait certains

comportements jugés immatures.David Sturman et Bita Moghad-dam, de l’Université de Pittsburghaux États-Unis, ajoutent une pierreà l’édifice : ils ont montré chez le

rat qu’une partie du striatum desadolescents, une région céré-brale profonde, ne réagit pascomme celle des adultes quand

il s’agit d’anticiper une récompense.Ces neurobiologistes ont enre-

gistré l’activité des neurones derats pendant que les animaux réa-lisaient une tâche faisant interve-nir une récompense. Des rats dedeux groupes, des «adolescents»âgés de 21 jours et des «adultes»de plus de 60 jours, ont été placés

dans une cage face à un mur com-portant trois trous. Une ampouleétait allumée au-dessus d’un destrous, et quand elle s’éteignait, sile rat introduisait son museau dansce trou, une récompense (de lanourriture) sortait du mur opposé.

Durant cette tâche, chaquerat avait des électrodes implan-tées dans deux régions céré-brales : le striatum dorsal et lenoyau accumbens. Ce dernierdétermine notamment la valeur(bonne ou mauvaise) des récom-penses, tandis que le striatumdorsal intervient dans le choixd’une action selon la récompense.

Les chercheurs n’ont observéaucune différence d’activité élec-trique dans le noyau accumbensdes rats adolescents et adultes. Cela

suggère que les adolescents neprennent pas plus de plaisir que lesadultes à une récompense donnée.En revanche, davantage de neu-rones s’activent dans le striatumdorsal des adolescents, comparéà celui des adultes, au moment oùles animaux anticipent l’arrivée dela récompense. Cela signifie quele comportement des rats adoles-cents est plus influencé par lesrécompenses espérées – qu’ellessoient positives ou négatives – quecelui des adultes. Les adolescentsseraient ainsi plus influençablesque les adultes parce qu’ils sontplus sensibles aux récompenses– ou aux punitions – qu’ils pen-sent recevoir...

.Ü Bénédicte Salthun-Lassalle.PNAS, en ligne, 17 janvier 2012

Le caractère influençable des adolescents serait lié au faitque leur striatum dorsal s’activeplus que celui des adultes, lorsqu’ils songent à la récompense espérée. ©

Shutterstock/Minerva Studio

S aurons-nous un jour régénérer les cellules del’épithélium pigmentaire de la rétine, dont ledysfonctionnement est à l’origine de la dégé-

nérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) ? C’est ceque laissent entrevoir les travaux de l’équipe de SallyTemple, de l’Institut des cellules souches neuronalesde Rensselaer, aux États-Unis. En cultivant sousdiverses conditions de telles cellules prélevées surdes donneurs décédés, les biologistes ont mis en évi-dence une sous-population de cellules souches mul-tipotentes, c’est-à-dire capables de se différencier enplusieurs types cellulaires – dont les cellules de l’épi-thélium pigmentaire de la rétine.

Ces cellules qui tapissent le fond de la rétine assu-rent le bon fonctionnement des cellules photorécep-trices de l’œil. La DMLA, principale cause demalvoyance et de cécité dans les pays industrialisés– elle y touche sept pour cent des personnes de plusde 75 ans –, est due à leur disparition progressive. Iln’existe encore aucun traitement pour la forme laplus fréquente, dite DMLA «sèche» ou atrophique.Une piste consiste à greffer dans la rétine des cellulesde l’épithélium pigmentaire produites en laboratoireà partir de cellules souches embryonnaires ou de cel-lules induites à la pluripotence. Ces cellules sont

capables de se différencier en cellules de n’importelequel des trois feuillets embryonnaires qui produi-sent les organes d’un individu. Cette stratégie est tou-tefois délicate, car, de par leur pluripotence, ces cellulespeuvent engendrer des tumeurs.

Les cellules souches découvertes dans l’épithé-lium pigmentaire suggèrent une nouvelle voie : enculture, sous certaines conditions, elles se différen-cient en cellules de l’épithélium pigmentaire. Exis-terait-il des conditions similaires qui activeraientleur différenciation dans la rétine des personnesatteintes de la maladie, et ainsi la régénération in situde l’épithélium défectueux? Prochaine étape: décor-tiquer le mécanisme qui active leur différenciation.

.ÜMarie-Neige Cordonnier.E. Salero et al., Cell Stem Cell, vol. 10, pp. 88-95, 2012

La dégénérescence maculaire liée à l’âge détruit les cellules de l’épithélium pigmentaire de la rétine,une couche de cellules qui tapisse le fond de la rétine.

Neurosciences

Les adolescents, plus avides de récompense

©Shutterstock/Fe lixdesign

A c t u a l i t é s

E. N. Rittmeyer et al., PLoS ONE

Rétine

Page 11: Pour La Science

Énergie du

carburant100 %

Échappement33 %

Refroidissement29 %

Puissancemécanique38 %

Pertes parfrottements33 %

Pertes d’énergie inutiles

Moteur11,5 %

Total des pertes d’énergie

Énergie servant

à la propulsion 21,5 %

Roulement11,5 %

Traînée 5 % Traînée 5 %

Transmission 5 %

Freins 5 %

Un tiers de l’énergie du carburant sert à surmonter les frottements. En réduisant ceux-ci, la consommation diminuerait considérablement.

A c t u a l i t é s

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Actualités [9

O n estime à environ 612 mil-lions le nombre de voituresparticulières en circulation

aujourd’hui dans le monde. Celareprésente une consommationd’énergie d’origine fossile (essenceet diesel) importante. Pourrait-onla réduire notablement, à nombrede véhicules constant ? KennethHolmberg et Peter Andersson, duCentre de recherche technique VTTde Finlande, avec Ali Erdemir, duLaboratoire américain d’Argonne,dans l’Illinois, répondent oui.

En analysant les différentesétudes scientifiques et techniquesdisponibles, les trois chercheursont calculé l’énergie qu’utilise unevoiture particulière pour sur-monter les divers frottements auniveau du moteur, de l’arbre detransmission, des pneus ou desfreins. Ils trouvent qu’un tiers del’énergie du carburant est dépensépour cela. Les pertes directes parfrottement, en excluant le freinage,correspondent à 28 pour cent del’énergie consommée, tandis queseuls 21,5 pour cent de l’énergieservent à la propulsion propre-ment dite du véhicule.

Plus précisément, l’énergiedu carburant est dépensée dans unpremier temps pour déployer dela puissance mécanique (38 pourcent), pour le refroidissement(29 pour cent) et pour l’échappe-ment des gaz (33 pour cent). Lapuissance mécanique sert à vaincre

les frottements solides (33 pourcent) et la traînée aérodynamique(5 pour cent). Les pertes par frot-tements solides se ventilent enpertes dans le moteur (11,5 pourcent), dans les transmissions(5 pour cent), dans le roulement(11,5 pour cent) et dans les freins(5 pour cent). La part servant à lapropulsion (roulement, freins ettraînée aérodynamique) est doncégale à 11,5 + 5 + 5 = 21,5 pour centde l’énergie du carburant.

K. Holmberg et ses deux col-lègues évaluent à 340 litres par anla quantité de carburant utiliséeaujourd’hui en moyenne par unevoiture particulière pour vaincreles frottements. Cela correspond àune dépense de 510 euros par an(prix de 2011). Au niveau mondial,c’est 631 milliards de litres paran, dont 210 milliards dévolus auxfrottements.

Les meilleures techniques dis-ponibles aujourd’hui pourraientdiminuer les pertes par frottementde 42 pour cent, et la consomma-tion de carburant de 37 pour cent.Avec les meilleures solutions encours de développement dans leslaboratoires, la consommation decarburant baisserait de 61 pour cent,ce qui économiserait 580 milliardsd’euros par an ! Et l’on émettrait960 millions de tonnes de dioxydede carbone en moins par an...

.ÜMaurice Mashaal.Tribology International, en ligne, 6 décembre 2011

Transports

Voitures : un tiers de pertesd’énergie par les frottements

Énergie

Centrales solaires inspirées

P rès de Séville, en Espagne, 624 miroirs renvoient la lumièredu Soleil vers le sommet d’une tour, où un dispositif conver-tit la chaleur accumulée en électricité. Il s’agit de PS10, la

première centrale solaire commerciale d’Europe. Alexander Mitsos,du MIT (l’Institut de technologie du Massachusetts), et ses collèguesont développé un programme pour déterminer la disposition opti-male des miroirs, celle qui améliore le rendement et occupe le moins

de place au sol.En partant de la configuration «radiale» de PS10

avec des miroirs placés sur des cercles concen-triques et décalés d’un rang à l’autre, les ingé-nieurs ont calculé le meilleur compromis entrela concentration des miroirs dans les zones avecle meilleur rendement – au pied de la tour – etl’ombre que se font les miroirs. Les ingénieurs ont

déterminé que la meilleure configuration radialeprésentait des motifs en spirales, comme les fleurs

de tournesol. En remplaçant la configuration radialepar un schéma spiralé (ci-contre), ils ont réduit la surface

occupée de 16 pour cent en gardant un rendement équivalent à celuide la configuration initiale de PS10.

.Ü Sean Bailly.C. J. Noone et al., Solar Energy, vol. 86(2), pp. 792-803, 2012

Écologie

Le vent tourne pour l’albatros

L ’albatros hurleur (Diomedea exulans) passe le plus clair de sontemps en vol, porté par le vent, à la recherche de nourriture.Or le régime des vents est modifié par le réchauffement cli-

matique. Quelles sont les conséquences pour les oiseaux ? HenriWeimerskirch, du Centre d’études biologiques de Chizé (CNRS), etses collègues ont montré que les effets sont aujourd’hui bénéfiques,mais que cela ne devrait pas durer...

Aujourd’hui, dans l’océan Austral, autour de l’Antarctique, lesvents d’Ouest, d’une part, ont accéléré et, d’autre part, se sont rap-prochés du continent glacé. Les albatros en profitent : ils se dépla-cent plus vite. Les économies d’énergie réalisées se traduisent par uneaugmentation du poids moyen des oiseaux.

Cependant, selon la plupart des scénarios, les vents d’Ouestvont continuer de se déplacer vers le Sud. Ce faisant, alors qu’ils souf-flent encore sur les îles Crozet où nichent les albatros, ils s’éloigne-ront de l’archipel dans quelques décennies. Dès lors, les oiseaux serontcette fois pénalisés.

.Ü L. M..H. Weimerskirch et al., Science, vol. 335, pp. 211-214, 2012

PLS, d'après K. Holmberg et al.

© P. Tixier

Tour

Miroirs

A.Mitsos/I.Lero

y

Page 12: Pour La Science

A c t u a l i t é s

10] Actualités © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

U ne équipe menée par JulianEastoe, de l’Université deBristol, a synthétisé des

molécules de savon qui sont sen-sibles à un champ magnétique. Detelles substances ouvrent la voie aucontrôle d’émulsions liquides sim-plement en appliquant un champmagnétique externe.

Les molécules de savon sontdes surfactants, qui ont une partiehydrophile (attirée par les molé-cules d’eau) et une partie hydro-phobe. De ce fait, elles réduisent latension de surface entre l’eau et, parexemple, l’huile en se plaçant à l’in-terface des deux liquides, leur par-tie hydrophile dirigée vers l’eau etleur partie hydrophobe dirigée versl’huile. Cela leur permet de dis-soudre l’huile: les molécules de sur-factant, ou tensioactifs, rendentl’interface eau-huile beaucoup plusélastique, ce qui permet àl’huile dese disperser en de nombreusespetites gouttelettes, séparées del’eau par des molécules de savon.

L’équipe de J. Eastoe a réussià incorporer des ions magné-tiques tels que FeCl4

– ou FeCl3Br–

à des molécules tensioactives. Enl’absence de champ magnétiqueexterne, les nouvelles moléculessont déjà plus efficaces que lessurfactants dont elles sont issues;en d’autres termes, elles réduisentdavantage la tension de surface.Et quand un champ magnétique estappliqué, la tension de surface subitune réduction supplémentaire: avecun aimant de 0,4 tesla placé à unmillimètre d’une solution aqueuse

du savon, la tension de surface estréduite de près de dix pour cent.

La caractérisation structuraledes solutions de ces savons a étéeffectuée à l’Institut Laue-Langevin(ILL), à Grenoble, par la techniquede diffusion de neutrons aux petitsangles. Comme les tensioactifs dedépart, les molécules modifiées for-ment de petits agrégats nommésmicelles, où la partie centrale estoccupée par les chaînes hydro-phobes, protégées du contact del’eau par les têtes polaires hydro-philes. «Nous avons montré queces savons modifiés gardent leurspropriétés d’auto-assemblage, doncde nettoyage, et avons caractériséla taille des micelles formées »,indique Isabelle Grillo, responsabledes laboratoires de chimie à l’ILLet cosignataire de l’étude.

Jusqu’ici, on arrivait à modu-ler les propriétés physico-chimiques(hydrophobie, conductivité élec-trique, point de fusion, etc.) de solu-tions de surfactants en modifiant lepH, la température, la pression...Mais cela conduisait à des chan-gements irréversibles ou exigeaitbeaucoup d’énergie. Les savonsmagnétiques offrent la possibilitéde changements réversibles via l’ap-plication d’un champ externe. Onenvisage ainsi des savons pou-vant être récupérés avec un aimantaprès avoir agi, ce qui serait inté-ressant par exemple dans les opé-rations de traitement des maréesnoires. Pour l’instant, on en est loin...

.ÜM. M..Angewandte Chemie, en ligne, 20 janvier 2012

Chimie

Des savons magnétiquesÉcologie

L’invasion du python birman

D epuis le milieu des années 1990, le python birman (Pythonmolurus bivittatus) est une espèce invasive en Floride, et notam-ment dans le parc national des Everglades, au Sud de l’État.

Kristen Hart, du Service géologique des États-Unis (USGS) et ses col-lègues révèlent que cette intrusion entraîne un grave déclin des popu-lations de mammifères.

En Floride, le reptile, qui peut atteindre plus de six mètres delongueur, s’attaque aux oiseaux, aux alligators ainsi qu’aux mam-mifères. Le raton-laveur, l’opossum de Virginie et les lapins ont qua-siment disparu du parc. Ces mammifères sont plus nombreux dansles zones où le python birman a été détecté récemment et sont les plusabondants dans les régions où le reptile est encore absent. Le lynxroux, le renard et le cerf de Virginie se sont également raréfiésdepuis l’arrivée du reptile. Et selon une étude publiée en février 2008,l’USGS prévoit qu’à la fin du XXIe siècle, l’aire du python birman cou-vrira le tiers des États-Unis...

.Ü L. M..M. Dorcas et al., PNAS, à paraître, 2012

Neurobiologie

Dyslexie: dépistage précoce?

E n France, environ un enfant sur dix présente des difficultés pourlire. Ce trouble, la dyslexie, existerait avant l’apprentissage dela lecture et pourrait être dépisté… si l’on disposait des outils

adéquats. C’est ce que confirment Nora Raschle, de l’Hôpital pourenfants de Boston, et ses collègues, grâce à l’imagerie par résonancemagnétique fonctionnelle. Les régions cérébrales impliquées lors dela lecture sont réparties dans tout le cerveau, mais on peut isoler uncircuit occipito-temporal gauche et un circuit pariéto-temporal gauche.Le premier participe au traitement des unités graphiques et à leur miseen correspondance avec les unités sonores constituant les mots. Lesecond est impliqué dans la reconnaissance lexicale et dans le traite-ment des séquences phonologiques. Les neurobiologistes américainsont mesuré l’activité de ces régions chez 36 enfants âgés de 5 à 6 anset ne sachant pas lire, pendant qu’ils réalisaient des exercices de pho-nologie, par exemple trouver les deux mots qui riment parmi lestrois proposés. Ils ont observé une diminution d’activité de ces régionsuniquement chez les enfants qui risquent de souffrir de dyslexie (carleurs parents en souffrent et la dyslexie est en partie héritable). Ceshypoactivités cérébrales, antérieures à l’apprentissage de la lecture,pourraient aider à diagnostiquer précocement la dyslexie.

.Ü B. S.-L..N. Raschle et al., PNAS, en ligne, 23 janvier 2012

L’utilisation de détergents sensibles à un champ magnétique facilitera peut-être le traitement des eaux usées

et les opérations de nettoyage des marées noires.

© Shutterstock/Danny E. Hooks

Un python birman enserrant un jeune alligator.

© Shutterstock/Heiko Kiera

Page 13: Pour La Science

L ’accumulation dans les neurones d’uneforme anormale de la protéine tau estassociée à des démences nommées

tauopathies, qui se développent avec l’âge etdont la maladie d’Alzheimer est la plus fré-quente. D’où l’idée de détruire la protéinetau anormale pour protéger les neurones.En 2010, Étienne-Émile Baulieu et ses collègues,de l’Institut Baulieu à Paris, ont découvert uneprotéine naturelle, FKBP52, qui se lie à la pro-téine tau. Ils montrent aujourd’hui que cetteprotéine est absente du cerveau de patientsdécédés d’une tauopathie. Pourrait-elle servird’arme contre les protéines tau anormales?

La protéine tau (tubulin associated unit) par-ticipe au fonctionnement des neurones en inter-agissant avec des filaments cellulaires nommésmicrotubules (constitués de tubuline). Quandelle est anormale, elle s’agrège et forme deslésions particulières nommées dégénérescencesneurofibrillaires. Les neurones des personnesatteintes de la maladie d’Alzheimer présentent

ainsi de nombreuses dégénérescences neuro-fibrillaires, et des plaques dites amyloïdes seforment à l’extérieur des neurones (mais onignore le lien entre les deux anomalies). Denombreux chercheurs étudient les plaques amy-loïdes dans l’espoir de les détruire et de pré-server les neurones. L’équipe de É.-É. Baulieu,elle, s’intéresse aux protéines tau anormales.

En 2010, elle a découvert un partenaire dela protéine tau normale dans les neurones: laprotéine FKBP52. Cette dernière s’oppose àl’accumulation des protéines tau anormales dansdes cellules en culture, et elle en diminue l’ef-fet toxique vis-à-vis des neurones. É.-É. Baulieuet ses collègues ont montré désormais que laquantité de protéine FKBP52 est diminuée de75 pour cent environ dans le cerveau de patientsdécédés d’une tauopathie, y compris d’une mala-die d’Alzheimer, comparé au cerveau de per-sonnes décédées d’une autre maladie. Et moinscette protéine est exprimée, plus les neuronescontiennent de protéines tau anormales.

Dès lors, la protéine FKBP52 participeraitau fonctionnement normal de la protéinetau. Comment interagissent-elles ? Peut-onmoduler l’expression de FKBP52 et en faire unearme capable de détruire les protéines tau anor-males? Des années de recherches seront néces-saires pour répondre à ces questions.

.Ü B. S.-L..J. Giustiniani et al., J. of Alzheimer’s Disease, en ligne, 10 janvier 2012

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Actualités [11

A c t u a l i t é s

Neurobiologie

La protéine FKBP52 contre Alzheimer?

NEURONEMALADE

NEURONESAIN

MicrotubuleProtéine tauProtéine tauanormale

DégénérescencesneurofibrillairesD

elphine Bailly

Quand des agrégats de protéines tau anormales (dégénérescences neurofibrillaires) s’accumulent dans les neurones, les microtubules des neurones sont déstabilisés.

Page 14: Pour La Science

A c t u a l i t é s

12] Actualités © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

GLACÉ PAR LES PLANTESUne série d’âges de glace est survenue pendantl’Ordovicien, période qui s’est achevée il y a444 millions d’années. Selon Timothy Lenton,de l’Université d’Exeter, et ses collègues, lespremières plantes terrestres en seraient res-ponsables. En sécrétant des acides qui dissol-vent les roches, elles auraient favorisé le piégeagegéologique du dioxyde de carbone, un gaz à

effet de serre, dont l’abondance aurait alorsdiminué dans l’atmosphère.

CANCER DU CERVEAU ET HISTONESDeux équipes, l’une internationale et l’autreaméricaine, ont montré que le gène d’une his-tone est muté dans deux des formes les plusmortelles de cancer du cerveau chez l’enfant,le glioblastome et le gliome pontique intrin-

sèque diffus. Protéines autour desquelles s’en-roule l’ADN, les histones jouent un rôle crucialdans la régulation de l’expression des gènes.Leur implication dans les tumeurs du cerveauouvre de nouvelles pistes biomédicales.

DERNIÈRE minute ...

L ’équipe d’Éric Vivier etSophie Ugolini, du Centred’immunologie de Mar-

seille-Luminy (INSERM, CNRS,Université Aix-Marseille), a trouvéune piste prometteuse pour sti-muler le système immunitaire. Eneffectuant des mutations auhasard chez la souris, elle a repéréune mutation qui confère aux sou-ris une parfaite résistance à unvirus (le cytomégalovirus murin),c’est-à-dire une réponse immuni-taire exacerbée.

Les biologistes ont noté avecsurprise que la mutation inactiveun gène qui code une protéine,NKp46, connue par ailleurs pour…activer la réponse immunitaire,plus précisément les « cellulestueuses naturelles». Ces dernièresfont partie des sentinelles de l’im-munité innée, qui constituent lapremière ligne de défense de l’or-ganisme contre les microbes et cer-taines cellules anormales. NKp46est un «récepteur activateur» des

cellules tueuses naturelles : situéà leur surface, il les active quandil détecte un motif particulier à lasurface d’une autre cellule.

Comment l’inactivation d’uneprotéine connue pour activer lescellules tueuses naturelles rend-elleces mêmes cellules hypersensiblesaux signaux lancés par les cellulesanormales ? Sans doute grâce àun autre rôle de NKp46. Les cel-lules tueuses nouvellement pro-duites passent par une phase dematuration où elles s’adaptent àleur environnement et apprennentà discerner leurs cibles. Dans ceprocessus, le récepteur NKp46semble freiner l’activation descellules tueuses tant qu’elles ne sontpas matures. En utilisant un anti-corps spécifique qui inactive lerécepteur NKp46, les biologistesespèrent donc développer desapplications thérapeutiques pourles patients immunodéficients.

.ÜM.-N. C..Science, vol. 335, pp. 344-348, 2012

Physiologie

Exacerber l’immunité

Physique

Graphène et mouillage

L e graphène est un feuillet de carbone d’épaisseur monoato-mique, où les atomes de carbone sont liés de façon à former unréseau hexagonal, en nid-d’abeilles. Les trous de ce grillage

moléculaire sont trop petits pour laisser passer des molécules d’eau.Pourtant, une équipe menée par Pulickel Ajayan et Nikhil Koratkar,à l’Institut polytechnique Rensselaer et à l’Université Rice, aux États-Unis, a montré que les propriétés de mouillage de la surface recou-verte sont presque inchangées lorsque les principales interactions del’eau avec la surface sont les forces intermoléculaires dites de van derWaals. Ainsi, l’angle formé entre le bord d’une goutte d’eau et unsupport en or, en cuivre, en silicium, etc. (mais pas en verre...) est trèspeu modifié lorsqu’on intercale un feuillet de graphène. La raison estliée au fait que les forces de van der Waals, bien que faibles, ont uneportée supérieure à l’épaisseur du graphène. Une «transparence aumouillage» qui sera utile pour divers types de revêtements.

.ÜM. M..J. Rafiee et al., Nature Materials, en ligne, 22 janvier 2012

Paléontologie humaine

De l’ocre néandertalien

W il Roebroeks, de l’Université de Leyde, et des confrères ontétudié de près une trouvaille faite par les fouilleurs du sitenéandertalien du Belvédère à Maastricht: 15minuscules taches

rouges tranchant sur le sédiment limoneux déposé par l’ancienneMeuse, il y a quelque 250 000 ans. D’une part, l’analyse chimiqueprouve qu’il s’agit là d’un matériau riche en oxyde de fer, bref d’unocre, qui n’a pu être apporté là que depuis un site distant. D’autre part,les reconstitutions suggèrent que l’ocre a pénétré dans le sédimentparce qu’on y a versé un liquide coloré. Un Néandertalien aurait-ilrépandu le liquide sur son corps pour l’orner d’un rouge symbolique?Il est tentant de le penser, mais rien ne le prouve. Si c’était le cas, nousaurions une trace de pensée symbolique chez les Néandertaliens,quelque 170000 ans avant l’apparition de traces comparables chezHomo sapiens, en Afrique. Une chose au moins est sûre: réserver laprimeur de la cognition moderne à Homo sapiens, c’est prendre le risqued’un préjugé!

.Ü F. S..W. Roebroeks et al., PNAS, en ligne, 23 janvier 2012

frRetrouvez plus d’actualitéset toutes les références surwww.pourlascience.fr

En temps normal, les cellulestueuses naturelles (en vert)et les lymphocytes T (en bleu)et B (en rouge) – des cellulesde l’immunité – sont au reposdans des zones séparées (ici dans la rate d’une souris). À la suite d’une infection, des cellules tueuses se mêlentaux lymphocytes T et Bet leur transmettent l’information, tandis qued’autres se dirigent vers la source de l’alerte. CI

ML, Laboratoire Éric Vivier et Sophie Ugolini

Page 15: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 On en reparle [13

ON EN REPARLE

Ü PLUS FROID QU’ULTRAFROID

Aujourd’hui, on fait couramment des-cendre la température des conden-sats d’atomes ultrafroids vers le

nanokelvin. Waseem Bakr et ses collèguesde l’Université Harvard ont élaboré unetechnique pour aller au-delà (Nature,21 décembre 2011).

Les physiciens préparent des gazd’atomes ultrafroids en les piégeant ausein de réseaux optiques créés par l’in-terférence de deux faisceaux laser se pro-pageant en sens inverses (voir Les atomesultrafroids, Pour la Science, octobre 2002,http://bit.ly/PLS300_Castin). Ils espèrentutiliser de tels gaz ultrafroids pour modé-liser les systèmes à grand nombred’atomes, tels les solides, dans des condi-tions bien définies et reproductibles.Cependant, pour certaines des expériencesprojetées, même une température se mesu-rant en microkelvins est encore trop éle-vée, d’où l’intérêt de la nouvelle technique.

Cette dernière repose sur le blocage col-lectif des atomes dans les sites du réseauoptique. Dans ce dernier, les atomes ont desétats d’énergie distribués en bande, commeles électrons dans un métal. Les cher-cheurs ont mis au point une procédure quipermet d’exciter progressivement de plusen plus d’atomes dans les niveaux élevésde la bande, avant qu’ils ne soient éva-cués. Parce qu’ils se bloquent mutuellement,les atomes qui restent piégés seuls dansles sites du réseau ne peuvent plus bou-ger. Leur gaz a alors une température trèsfaible. L’énergie excitatrice est fournie parl’un des lasers, dont on ajuste la fréquence.

Cette technique est si prometteusequ’elle pourrait rendre accessible ledomaine des picokelvins (millièmes de mil-liardièmes de degré).

Ü UNE CAPE D’INVISIBILITÉ 3D

Les capes d’invisibilité sont desmatériaux microstructurés (desmétamatériaux) de telle façon qu’ils

détournent la lumière d’une certaine zone.On n’en avait obtenu jusqu’à présent

qu’en deux dimensions (voir L’invisibi-lité en vue, Pour la Science, août 2009,http://bit.ly/PLS382_Guenneau), maisDavid Rainwater et ses collègues de l’Uni-versité du Texas viennent de faire ladémonstration de la première cape d’in-visibilité en trois dimensions dans ledomaine des micro-ondes (New Journalof Physics, 25 janvier 2012).

Ils emploient pour cela un métama-tériau plasmonique, c’est-à-dire structurépour que les oscillations collectives de sesélectrons de surface émettent des ondesélectromagnétiques interférant de façondestructive avec les ondes électromagné-tiques incidentes. Le dispositif consiste enun cylindre formé de bandes métalliquesdisposées radialement et intégrées dansun matériau dense de permittivité néga-tive. En pratique, cela donne une coquillecylindrique où l’on peut introduire uncylindre de 18 centimètres de long et de

1,25 centimètre de rayon, lequel devientalors invisible à des micro-ondes de troisgigahertz de fréquence (soit une longueurd’onde de dix centimètres) et d’une cer-taine polarisation, et pour différents anglesd’incidence.

Selon D. Rainwater, l’un des avan-tages des capes plasmoniques est qu’ellessont moins sensibles aux imperfectionsdes conditions d’invisibilité, tout en ayantune bande passante relativement largepar comparaison avec les autres principesde cape. Les chercheurs envisagent main-tenant de réaliser une cape d’invisibilitéen trois dimensions fonctionnant dansle visible. Toutefois, la taille de l’objet quipeut être dissimulé aux ondes changeavec l’échelle de la longueur d’onde desondes incidentes, de sorte que seuls desobjets micrométriques pourront être ren-dus invisibles.

.Ü François Savatier.

Ü MÉTHANE TITANESQUESur Mars et sur Titan, la présence de méthane évoquecelle de la vie, car la vie produit du méthane… Pourautant, on ignore comment le plus simple des hydro-carbures est produit sur la planète rouge comme surla lune saturnienne, et pourquoi sa concentration yvarie saisonnièrement. En outre, Tapio Schneider,de l’Institut californien de technologie, et des col-lègues viennent de montrer qu’il existe sur Titanune véritable météorologie du méthane (Nature,20 janvier 2012).

En simulant l’atmosphère de Titan, ceschercheurs ont montré que le méthane yest piégé par le froid, ce qui entraîne qu’il tombe en pluie préférentiellement dansles régions polaires, et surtout au Nord où l’été est plus long. Cela explique lesnombreux lacs de méthane visibles aux pôles (davantage au Nord) et les sys-tèmes fluviatiles coulant vers les latitudes modérées. Ainsi, le méthane est à Titance que l’eau est à la Terre (voir Le méthane, signe de vie sur Mars et Titan?, Pour laScience, juin 2007, http://bit.ly/PLS356_Atreya) : il creuse des canaux, forme deslacs (voir la photographie), s’évapore et retombe sur le sol en pluies.

D’origine extraterrestre, l’eau sur Terre n’a pas été produite par la vie.Qu’en est-il du méthane sur Titan ? Serait-il produit par des microbes méthano-gènes ? C’est possible, mais en petite quantité seulement, et l’on voit mal quelsseraient les nutriments de ces micro-organismes. Selon certains chercheurs, del’eau souterraine entraînerait l’hydratation massive des minéraux de Titan, cequi produirait de l’hydrogène et du méthane. On prévoit désormais le tempssur Titan, mais il faudra encore du temps pour expliquer vraiment le cycle duméthane qui y règne...

Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

NA

SA

/JP

L/U

SG

S

Page 16: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 201214] Point de vue

POINT DE VUE

En janvier 2012, l’Académie dessciences, ainsi que les Écolesnormales supérieures de Pariset de Lyon ont mis en place une

Fondation de coopération scientifique pourl’éducation à la science. Une fondationsupplémentaire cohabitant avec celles quiexistent déjà ? Non, sa mission est bien défi-nie et une telle structure, indispensable,n’existait pas encore.

La France est riche d’une jeunesse quiveut apprendre et comprendre, ainsi que descientifiques créatifs, d’industries inno-vantes et de professeurs attentifs à leursélèves. Pourtant, ses résultats dansles évaluations internationales deperformances scolaires sont préoc-cupants, et trop de jeunes quittent lecollège en échec, orientés par défautvers des filières qu’ils n’ont pas choi-sies. Trop d’images négatives de lascience et des techniques subsistent chezeux et notamment chez les filles, trop detalents demeurent en friche, car la scolaritéde 5 à 16 ans ne permet pas l’épanouisse-ment de la diversité des intelligences. Lasaveur de la science est bien peu transmiseà des enfants et des adolescents dont lacuriosité est vive et la créativité prête à s’ex-primer. Historiquement, les voies scienti-fiques ont été source d’ascension sociale.Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et un ensei-gnement rénové de science permettrait d’at-tirer les élèves issus des zones sensiblesvers les filières dites d’excellence.

Veiller à la qualité de l’enseignement scien-tifique est une mission essentielle de l’Aca-démie des sciences. Dès 1996, elle a soutenule lancement, puis le développement avec

Georges Charpak, lauréat du prix Nobel de phy-sique en 1992, de l’initiative La main à la pâte

pour réintégrer l’enseignement de la scienceà l’école primaire. Elle s’est appuyée sur lesnombreux professeurs qui lui ont fait confiance.Après 2006, elle a expérimenté avec succèsun enseignement intégré en début du collège,là où se fait ou se défait le goût pour la scienceet la technique. Dans ce cadre, les professeursde physique et chimie, sciences de la vie etde la Terre, et technologie travaillent ensemble.

Néanmoins, ces actions conduites depuisplus d’une décennie pour améliorer l’ensei-gnement scientifique se révèlent insuffi-

santes. Il faut changer d’échelle et agir defaçon plus volontariste et structurée. Lors deces années décisives pour l’élève, l’égalitédes chances passe notamment par un ensei-gnement scientifique et technique de qua-lité, contribuant à compenser les privilègeséconomiques ou culturels de la naissance,à révéler les talents et à mieux préparer lesorientations professionnelles ultérieures.

Mais la motivation des élèves, la qualitéde ce qu’ils apprennent, la naissance d’unevocation passent d’abord par le développe-ment professionnel (la formation continue)des professeurs qui enseignent sciences,technologies et mathématiques – 370000 àl’école primaire et plus de 50 000 au collègeen France. La communauté des scientifiqueset des ingénieurs doit aider ces maîtres à

renouer leur lien avec une science vivante,pour mieux en communiquer le goût àleurs élèves, mieux maîtriser les compé-tences nécessaires à un enseignementinductif, fondé sur l’investigation.

C’est ce qu’ont fait avec succès les Bri-tanniques avec la mise en place, depuis 2006,de leurs neuf National Science Learning

Centers. Les milliers de professeurs accueillis– de sciences et désormais de mathéma-tiques –, du primaire et du collège, témoi-gnent d’une profonde évolution de leurpratique pédagogique, d’un travail collectifdans leur école, et d’une motivation accrue

de leurs élèves. À l’entrée en secondeon observe depuis 2007 une remon-tée notable des choix pour la chimie,la physique et la biologie, inversantla décroissance antérieure. En chimie,par exemple, l’augmentation a atteint25 pour cent entre 2004 et 2009.

S’inspirant de ce succès, l’Académie aproposé au programme d’Investissementsd’avenir un dispositif qui démontrerait, encinq années, qu’il n’y a pas de fatalité ence domaine. Sélectionné et financé, ceprojet conduit à concevoir, au service desprofesseurs d’école et collège, des Maisonsde science prototypes, pour l’instant dansquatre universités – Strasbourg, Toulouse,Clermont- Ferrand, et Nancy –, en lien étroitavec les rectorats concernés, les associa-tions de professeurs, les organismes derecherche et l’industrie. Maisons de science,puisqu’il s’agit d’y rencontrer, sous de mul-tiples formes – dont nombre sont à inven-ter –, la science vivante, quasi absente dece qui reste de la formation continue insti-tutionnelle. L’objectif est ambitieux. Il vise

OPINIONS

Rapprocher les professeurs de la science vivanteCommuniquer tôt, à tous les élèves, le goût des sciences passe par les professeurs,

auxquels il faut donner les moyens de tisser des liens avec les acteurs de la recherche.

Pierre LÉNA

LE MONDE SCIENTIFIQUE doit accompagner le corps enseignant pour faire face

aux mutations de notre époque.

Page 17: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Développement durable [15

O p i n i o n s

DÉVELOPPEMENT DURABLE

à ce qu’au terme de cinq années, certainesde ces maisons aient pu travailler avec 10 à20 pour cent des professeurs d’école etde collège de leur région, les aidant ainsi àfaire évoluer leur pédagogie, à mieux jouerleur rôle de passeur de savoir et de pratiqueentre deux mondes : celui du laboratoireou du bureau d’études, et celui de la classe.

Les grands thèmes scientifiques et tech-niques du socle commun de connaissanceset de compétences, promulgué en 2006, sontceux dont une première fréquentation estessentielle pour tous les élèves avant la findu collège, mais chacun de ces thèmes estaussi en lien avec la recherche et l’industrie.Scientifiques et ingénieurs peuvent partageravec les professeurs découvertes et défis.Dans l’esprit qui anime déjà nombre d’orga-nismes publics de recherche, l’Agence natio-nale de la recherche a introduit, dans ses

critères d’analyse des projets soumis, uneévaluation des ressources qu’ils produirontpour les professeurs et le public. Les Maisonsde science contribueront à ce partage de savoird’une façon structurée et inventive, en offrantau corps enseignant un lieu, permanent etbien équipé, de dialogue et de formation.Les universités hôtes des Maisons serontaidées depuis Paris par un Centre national,qui hérite de l’équipe constituée par l’Acadé-mie des sciences au fil des 15 dernièresannées pour accompagner La main à la pâte.

La Fondation repose sur une idée forte :le monde scientifique doit accompagner lecorps enseignant pour faire face aux pro-fondes mutations de notre époque. Cette idéevient d’atteindre les États-Unis, où, en 2010,un rapport de la National Academy of Sciences

soulignait que ce pays se classait 25e sur27 pays industrialisés en termes d’étudiants

diplômés en science ou ingénierie ! La Mai-son-Blanche a récemment réagi en deman-dant aux scientifiques d’accompagner lesprofesseurs, en soutien à son programmeChange the Equation. En France, grâce auxInvestissements d’avenir et aux concoursattendus des rectorats, qui devront déciderde soutenir l’enjeu de l’éducation à la science,quatre Maisons de science, prototypes auservice des professeurs, ouvriront donc dèsla rentrée 2012, portées par la nouvelleFondation, son Conseil scientifique et desmembres de l’Académie des sciences. n

Pierre LÉNA est le président de la Fondation La main à la pâte.www.fondation-lamap.org www.academie-sciences.fr/enseignement

frRéagissez en direct à cet article surwww.pourlascience.fr

Quand le plastique se fait tout petitPlus de 240 millions de tonnes de plastique sont produites chaque année.

En fin de vie, une bonne partie de ces matériaux se retrouvent sous la forme

de particules microscopiques, qui finissent par s’accumuler dans les mers.

Maurice MASHAAL

Les plastiques sont des maté-riaux fantastiques, tout le mondeen convient. Mais ils sont enva-hissants quand ils deviennent

des déchets. En témoignent les sacs et autresobjets qui défigurent forêts, campagnes etterrains vagues, les récipients, capuchons etdébris divers qui jonchent les bords des routeset chemins, les sacs ingérés par les tortuesde mer, etc. À cette pollution visible s’en ajouteune autre, plus insidieuse et, à certains égards,plus préoccupante : la contamination desmers par les microplastiques, c’est-à-dire desparticules ou fragments de plastique de tailleinférieure à quelques millimètres.

Que sait-on de la pollution marine parles microplastiques ? Un bilan vient d’êtrepublié par Matthew Cole, du Laboratoire marinde Plymouth, en Angleterre, et trois collabo-ratrices. Il en ressort que si les études sur lesujet se multiplient, il reste encore beaucoupà faire pour cerner quantitativement cette pol-lution microscopique et son impact environ-nemental ou sanitaire.

Pour commencer, on distingue les micro-plastiques primaires, qui sont des maté-riaux fabriqués d’emblée avec une très petitetaille, et les microplastiques secondaires,débris issus de la fragmentation ou de l’usured’objets macroscopiques. Les microplas-

tiques primaires sont essentiellement desproduits utilisés pour les démaquillants etd’autres produits cosmétiques tels queles exfoliants, ou encore pour le nettoyagede surfaces peintes ou rouillées par pro-jection de poudres abrasives. On les uti-lise aussi de plus en plus en médecine, entant que vecteurs de médicaments.

Quant aux microplastiques secondaires,les processus qui les engendrent sontmultiples : chocs et usures mécaniques,attaques chimiques, fragilisation de la matricepolymère sous l’action des ultraviolets,etc. Le processus de fragmentation se pour-suivrait jusqu’à former des particules de

Page 18: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

O p i n i o n s

16] Développement durable

taille nanométrique, susceptibles de passerfacilement dans la chaîne alimentaire. Maiscela reste à confirmer.

Notons que les plastiques dits biodé-gradables sont également une source demicroplastiques. En effet, il s’agit en géné-ral de composites mêlant polymères de syn-thèse et amidons, seuls ces derniers étantvraiment biodégradables.

Où vont les microplastiques? Lesdébris s’accumulent dans le milieumarin, les apports étant soit directs(rejets par les activités humainessur le littoral et en mer), soit, à 80pourcent, indirects (lessivage de sols pollués,déchets charriés par les rivières, eaux usées,etc.). Les études disponibles indiquentque l’on retrouve des microplastiques danstoutes les mers, sur toute la hauteur de lacolonne d’eau et presque partout.

Par exemple, Mark Browne, de l’Univer-

sity College de Dublin, et ses collègues ontmontré que les microplastiques contaminentles côtes de 18 sites échantillonnés sur lessix continents. Les milieux côtiers et lesestuaires sont de fait les plus concernés,même s’il existe en plein milieu des océansdes gyres, énormes tourbillons formés parles courants, qui concentrent de grandes quan-tités de détritus divers, dont les microplas-tiques. Ainsi, dans le gyre du Pacifique Nord,des chercheurs ont dénombré en 2001 plusde 330 000 fragments de plastique par kilo-mètre carré...

Les quantités de microplastiques pré-sentes dans le milieu marin sont des infor-mations cruciales pour évaluer l’ampleur dela pollution et ses impacts. Mais les donnéesen la matière ne sont encore que parcellaires.Premier obstacle : les océans sont vasteset les côtes sont longues... D’autres problèmes– surmontables – sont de nature méthodo-logique et rendent difficile la comparaisonentre les diverses études. La définition mêmedes microplastiques est un peu vague, cer-tains chercheurs s’arrêtant à une taille maxi-male de trois millimètres, d’autres à unmillimètre, etc. Cela se traduit dans lestechniques d’échantillonnage et, par exemple,les résultats obtenus avec des filets à maillestrès fines ne sont pas les mêmes que ceuxobtenus avec des filets plus grossiers.

L’étude récente de M. Browne et ses col-lègues a trouvé, selon les endroits sondés,entre 8 et 120 fibres (polyéthylène, poly-ester, polypropylène, etc.) par litre de sédi-ment. Elle a aussi constaté, comme attendu,que les abondances les plus élevées se ren-contrent là où la population est dense et oùse déversent les eaux usées, traitées ou non.

L’équipe de M. Browne a aussi décou-vert qu’une grande partie des fibres de plas-tique retrouvées dans le milieu marinproviendraient... des lessives de vêtements,dont beaucoup contiennent des fibres syn-thétiques ! Des tests avec des lave-linge lecorroborent : le lavage d’un seul vêtementpeut rejeter plus de 1 900fibres. Avec plus de100 fibres par litre d’eau rejeté, le lavage dulinge se révèle ainsi une source importantede microplastiques. Raison de plus pour sevêtir avec des tissus naturels, même si unjour se met en place un filtrage plus efficacedans les lave-linge et le traitement des eaux...

Quant à l’impact environnemental et sani-taire des microplastiques, il est encore malconnu. En tout cas, le rôle de perturbateursendocriniens de certains composants, tels lebisphénolA, ne rassure pas. Tamara Galloway,de l’Université d’Exeter, qui a participé au bilanet aux études cités ici, explique que « l’in-gestion de microplastiques par les animauxmarins pourrait entraîner une accumulationde contaminants dans la chaîne alimentaireet, en fin de compte, nuire à la santé humaine».Bref, insiste-t-elle, « Il faut faire plus d’ef-forts pour mesurer ce qu’il y a et comprendrecomment les détritus marins sont transpor-tés et s’accumulent. »

Maurice MASHAAL est rédacteur en chef de Pour la Science.M. Cole et al., Microplastics as contaminants in the marine environment : a review, Marine Pollution Bulletin, vol. 62(12), pp. 2588-2597, décembre 2011.M. A. Browne et al., Accumulation of microplastic on shorelines worldwide :sources and sinks, Environ. Sci. Technol., vol. 45, pp. 9175-9179, 2011.

UNE GRANDE PARTIE DES FIBRES de plastique retrouvées dans le milieumarin proviendraient... des lave-linge !

Page 19: Pour La Science
Page 20: Pour La Science

18] Vrai ou faux © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

O p i n i o n s

VRAI OU FAUX

Le Soleil a commencé à briller il ya 4,56 milliards d’années. Sesréserves d’énergie sont-ellesinépuisables ? Afin de le déter-

miner, examinons d’abord comment il brille.Une étoile est une sphère de gaz chaud,

dont la cohésion résulte de l’attraction gra-vitationnelle entre ses particules. Elle ne s’ef-fondre pas sur elle-même car, partout, lapression s’oppose à la gravitation. La pres-sion augmente avec la profondeur, entraînantun échauffement du gaz stellaire: de quelquesmilliers de degrés en surface, la tempéra-ture atteint quelques dizaines à quelques cen-taines de millions de degrés dans les régionscentrales, selon la masse de l’étoile. Ce désé-quilibre de température provoque un trans-fert d’énergie du cœur de l’astre vers sa surface.Le flux d’énergie s’échappe ensuite sous formede rayonnement : l’étoile brille.

Ainsi, l’étoile est condamnée à perdrede l’énergie par sa surface. Comment l’hé-morragie est-elle compensée ? Au début duXXesiècle, les physiciens comprirent que seulesdes réactions nucléaires sont capables defaire briller durablement les étoiles. Ils esti-mèrent qu’elles produisent assez d’énergiepour alimenter le Soleil pendant plusieurs mil-liards d’années, durée comparable à l’âgede la Terre déterminé par les géologues. Lephysicien allemand Hans Bethe décrivit lesréactions en jeu : quatre noyaux d’hydro-gène (H+) fusionnent en un noyau d’hélium(He2+, composé de deux protons et deux neu-trons), ce qui implique que deux protons setransforment en neutrons. Ces réactions sedéroulent au cœur du Soleil, seule région oùl’agitation thermique, aidée par un effet dittunnel, est suffisante pour que les noyaux se

rapprochent malgré la répulsion électriquequ’ils exercent les uns sur les autres.

Une réaction de fusion produit de l’éner-gie, car la somme des masses des noyauxpères est supérieure à la masse du noyaufils: au centre du Soleil, 619millions de tonnesd’hydrogène réagissent ainsi chaqueseconde pour former 614,7millions de tonnesd’hélium. La différence (environ 0,7 pourcent de la masse initiale) est transforméeen énergie, et cette énergie compense exac-tement celle qui s’échappe par la surface.

Inéluctablement, l’hydrogène centrals’épuise. Dans environ cinq milliards d’an-nées, il devrait s’être presque totalementtransformé en hélium, entraînant un ralen-tissement des réactions de fusion. Dès lors,le cœur du Soleil se contractera et l’échauf-fement résultant déclenchera la fusion desnoyaux d’hélium issus du cycle précédent ;ainsi, des éléments plus lourds, tel le carbone,se formeront. La puissance dégagée, supé-rieure à celle provenant de la fusion de l’hy-drogène, dilatera l’enveloppe externe de l’étoile,dont le rayon sera multiplié par plusieurs

dizaines. En conséquence, la surface se refroi-dira et changera de couleur. Le Soleil devien-dra alors une géante rouge, qui engloutiraMercure et Vénus ; la Terre ne devrait pas êtreatteinte, mais l’énorme flux d’énergie reçusera difficile à supporter pour la vie à sa sur-face. Notre étoile restera dans cet état jus-qu’au terme de la combustion de l’hélium, quidurera environ un milliard d’années.

L’hélium épuisé, la matière centrale secontractera à nouveau. Cependant, elle nepourra pas amorcer un nouveau cycle defusion, en raison de la trop faible masse duSoleil – plus les noyaux qui fusionnent sontgros, plus l’énergie nécessaire pour déclen-cher la réaction est grande.

La contraction provoquera tout de mêmeun échauffement. Une partie de l’enveloppeexterne du Soleil sera alors expulsée dansl’espace, donnant naissance à une nébu-leuse planétaire. Le reste de notre étoiledeviendra une naine blanche, à peine plusgrosse que la Terre, mais pesant près de lamoitié de la masse actuelle du Soleil. Trèschaude, l’étoile naine émettra toujours unrayonnement thermique ; toutefois, sa lumi-nosité ne vaudra plus que le millième decelle émise aujourd’hui. Elle ne s’éteindrapas d’un coup mais, dépourvue de sourceinterne d’énergie, elle se refroidira lente-ment et brillera de moins en moins inten-sément. En outre, ses atomes s’ordonnerontpour former un gigantesque cristal. Au boutde quelques centaines de milliards d’an-nées, le flux lumineux dans le domainevisible sera devenu très faible : le Soleil ces-sera alors définitivement de briller. n

R. L…HOUCQ est astrophysicien au C…A, à Saclay.

Le Soleil va-t-il vraiment s’éteindre?Oui. Dans cinq milliards d’années, il se transformera en géante rouge,

puis en naine blanche, qui se refroidira lentement.

Roland LEHOUCQ

Le Soleil dans son état actuel (en haut à gauche),comparé à la plus grande géante rouge observée

par le satellite Kepler (au centre).

© Nasa/Kepler

Page 21: Pour La Science

À retourner accompagné de votre règlement à : Service Abonnements • Pour la Science• 8, rue Férou • 75278 Paris cedex 06BULLETIN D’ABONNEMENT

!

DES GIGAOCTETSDE CULTURE SCIENTIFIQUE À VOTRE DISPOSITION !

ABONNEZ-VOUS

14 € / trimestreseulement !

Je choisis mon mode de règlement " Je règle en douceur 14 €/trimestre**. Je remplis la grille d’autorisation de prélèvement ci-dessous en joignant impérativement un RIB.** Abonnement valable uniquement en France métropolitaine, renouvelable à échéance par tacite reconduction et dénonçable à tout moment avec un préavis de 3 mois.

##" Oui, je m’abonne à Pour la Science au prix de 14 € par trimestre. Je reçois 12 numéros par an et bénéfi cie aussi des versions numériques sur www.pourlascience.fr

En application de l’article 27 de la loi du 6 janvier 1978, les informations ci-dessus sont indispensables au traitement de votre commande. Elles peuvent donner lieu à l’exercice du droit d’accès et de rectifi cationauprès du groupe Pour la Science. Par notre intermédiaire, vous pouvez être amené à recevoir des propositions d’organismes partenaires. En cas de refus de votre part, merci de cocher la case ci-contre ". PL

S413

– O

ffre

rese

rvée

aux

nou

veau

x ab

onné

s, v

alab

le ju

squ’

au 3

1.03

.201

2

E-mail* :* Pour recevoir la newsletter (à remplir en majuscule).

J’indique mes coordonnées :Nom : Prénom :

Adresse :

Code postal : Ville : Pays : Tél. (facultatif):

Autorisation de prélèvement automatique (France métropolitaine uniquement). J’autorise l’établissement teneur de mon compte à prélever le montant des avis de prélèvement trimestriels présentés par Pour la Science. Je vous demande de faire apparaître mes prélèvements sur mes relevés de compte habituels. Je m’adresserai directement à Pour la Science pour tout ce qui concerne le fonctionnement de mon abonnement.

Nom, Prénom :

N° : Rue :

Code postal : Ville :

Établissement :

N° : Rue :

Code postal : Ville :

Établissement Code guichet N° de compte Clé RIB

Établissement teneur du compte à débiterTitulaire du compte à débiter

Compte à débiter Date et signature (obligatoire)

Organisme créancier Pour la Science

8 rue Férou – 75006 Paris N° national d’émetteur : 426900

@@

" Je règle mon abonnement en une seule fois 56 € (Offre valable en France métropolitaine et d’outre-mer. Participation aux frais de port à ajouter au prix de l’abonnement : Europe 12 € - autres pays : 25 €).

" par chèque à l’ordre de Pour la Science " par carte bancaire N° : Signature obligatoire :

Expire fi n : Clé (les 3 chiffres au dos de votre CB) :

$

%

&

Page 22: Pour La Science

Il y a 60 ans, des objets égyptiens ont servi à mettre au point la méthode de datation au radiocarbone.Aujourd’hui, épaulée par la spectrométrie de masse par accélérateur, la radiodatation contribue à résoudre les énigmes de la chronologie égyptienne.

Archéologie

L’Égypte ancienneà l’aune du radiocarboneEva Maria Wild et Walter Kutschera

Page 23: Pour La Science

Archéologie [21

Soldats! Songez que du haut de ces pyramides,40 siècles vous contemplent.

Bonaparte, bataille des Pyramides, 1798

N apoléon avait tort avec ses «40siè-cles», mais il ne se trompait que de400 ans… Du moins en ce qui

concerne la pyramide de Khéops, puisquela seule des sept merveilles du mondeencore visible a été construite au XXVIesiè-cleavant notre ère, il y a plus de 4500ans.Ainsi, l’estimation de Napoléon étaitplutôt bonne, si l’on tient compte du faitque l’étude scientifique de l’Égypteancienne ne commença qu’avec l’arrivéesur les rives du Nil des bataillons de…savants du général Bonaparte.

Depuis, beaucoup d’eau a coulé dansle Nil et une multitude de scientifiquesont travaillé à décrypter la civilisation del’Égypte ancienne. L’un de leurs principauxefforts consiste à établir une chronologieabsolue des règnes pharaoniques. Or, aprèsplus de deux siècles de travail, nombre d’in-certitudes demeurent. Les discussions entreégyptologues ont abouti à l’emploi de deuxchronologies : la chronologie « haute » etla chronologie «basse». Leurs divergencessont d’autant plus grandes qu’elles concer-nent des époques lointaines.

Rappelons que l’histoire égyptiennese divise en trois grandes ères histori-ques – l’Ancien Empire (qui a débutévers 2700 avant notre ère), le Moyen Empire(depuis 2050 environ) et le Nouvel Empire(depuis 1550 avant notre ère) –, séparéespar des «périodes intermédiaires». Pourle Nouvel Empire, les divergences entreles chronologies haute et basse sont de l’or-dre de dix ans; pour l’Ancien Empire, ellesdépassent le siècle !

C’est pourquoi, sous la direction deChristopher Bronk Ramsey, de l’Univer-sité d’Oxford, une équipe de chercheursisraéliens, français, britanniques et autri-chiens (nous-mêmes) a travaillé trois ansdurant pour réduire ces désaccords en uti-lisant la datation par le carbone 14. Aprèsavoir présenté cette méthode, nous expli-querons comment nous l’avons appliquéepour clarifier la chronologie égyptienne.

La datation est un problème essen-tiel pour toutes les sciences du passé.Notamment en préhistoire, où les sources

L ’ E S S E N T I E L

4 Produit en continudans la stratosphère, le carbone 14 est un isotope radioactif à la base d’une méthode de datation très utile en archéologie.

4 La méthode de datation au carbone 14 est soumise à divers biais dont il fauttenir compte avec soin. Les corrections à appliquersont résumées par une courbe de calibration,dont la dernière a été élaborée en 2009.

4 La datation au carbone 14 de 211 échantillons issus des musées vient de préciser la chronologiede l’Égypte ancienne.

1. LE TEMPLE DE LA REINE HATCHEPSOUTa livré les pépins des raisins consommés parses constructeurs. Ils ont été datés par le car-bone 14 pour préciser la durée de son règne.

© Shutterstock/Lucarelli Temistc

Page 24: Pour La Science

22] Archéologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

textuelles sont absentes, on doit restituerles cultures à partir d’artefacts, par exem-ple lithiques. Après le Paléolithique, les prin-cipaux marqueurs temporels préhistoriquessont les tessons de poterie, puisque le styledes céramiques s’est renouvelé à chaqueremplacement d’une culture par une autre.

Ces datations typologiques ne sont tou-tefois que relatives, c’est-à-dire qu’ellesne se réfèrent pas à un point déterminésur l’échelle temporelle. La toute pre-mière datation absolue, qui se réfère expli-citement à une date de notre calendrier etnon à un événement évoqué dans un texte,a été rendue possible par la méthode duradiocarbone mise au point vers 1945 parWillard Libby (1908-1980).

Ce physico-chimiste américain a décou-vert que les protons issus du rayonne-ment cosmique produisent des neutronslorsqu’ils rencontrent les molécules de l’airstratosphérique. Ces neutrons entrentensuite en collision avec les atomes d’azotede l’air et forment notamment des atomesde carbone 14, un isotope radioactif noté 14Cet souvent nommé radiocarbone.

Sur le plan chimique, le radiocarbonese comporte comme les isotopes bien plusfréquents que sont le carbone 12 (l’isotopedominant, 12C) et le carbone 13 (13C). Lesréactions avec l’oxygène produisent ainsides molécules de dioxyde de carbone inté-grant cet isotope, 14CO2. Le dioxyde de car-bone étant assimilé par photosynthèse,le radiocarbone se retrouve dans la chaînealimentaire, est intégré aux organismesvivants et retourne dans l’atmosphèrevia la respiration et la décomposition de

la matière organique. Outre ce cycle lié àla vie, un échange de radiocarbone se pro-duit entre l’air et la surface océanique.

Libby supposa d’abord que le trans-port du carbone 14 dans la biosphère, saproduction dans la haute atmosphère etsa désintégration radioactive spontanéeconcourent à ce que la proportion par rap-port au carbone 12 du carbone 14 dans l’airet la biomasse se soit établie au cours dutemps à une valeur stable.

Le carbone 14, une horloge naturelle

À la mort d’un organisme vivant, tous seséchanges de carbone avec l’extérieur pren-nent fin. À cet instant, une horloge naturelle– l’horloge au carbone 14 – se déclenche, carla proportion de carbone 14 dans l’orga-nisme se met à décroître exponentiellementavec le temps selon un rythme connu, parradioactivité. Dans l’hypothèse où laconcentration atmosphérique de carbone14 n’a pas varié au cours du temps, il suf-fit alors de comparer la proportion de car-bone 14 d’un échantillon avec la proportionatmosphérique pour déduire l’âge del’échantillon, ou plus exactement le tempsécoulé depuis que l’organisme correspon-dant est mort. Tel est le principe de ladatation au radiocarbone.

Libby et son équipe ont réalisé leurspremières datations sur des échantillonségyptiens d’âges connus et certains. Cher-chant à prouver que l’intensité du rayon-nement cosmique était restée égale dans letemps, ils ont procédé en supposant une

concentration atmosphérique constante decarbone 14 ; ils voulaient par ailleurs éta-blir le principe de l’horloge au carbone14,c’est-à-dire qu’il existait bien de la matièreorganique où seule la désintégration parradioactivité, et non les conditions dustockage ou d’autres causes, fait varier laproportion de radiocarbone.

À cet effet, ils employèrent notammentun échantillon de bois provenant du bateaufunéraire de Sésostris III, que les archéo-logues faisaient remonter à 1843 avantnotre ère, à 50 ans près. Or la nouvelleméthode donna un âge de 3700 ± 400 ans,soit 1750 ans avant notre ère à 400 ans près.Ce résultat passait pour précis, maisnous savons aujourd’hui que les 800 ansd’incertitude résultent de sources d’er-reurs alors inconnues.

En réalité, la proportion de carbone 14dans l’atmosphère n’est pas constante dansle temps. C’est pourquoi les mesures réa-lisées après les premiers travaux de Libbysur des échantillons datant de l’AncienEmpire divergeaient de plusieurs centai-nes d’années des datations historiques.Vers 2500 avant notre ère, le champ magné-tique terrestre s’est en effet affaibli, ce quia laissé davantage de rayons cosmiquespénétrer dans l’atmosphère. La concen-tration atmosphérique en carbone 14 a aug-menté alors, d’où un biais dans l’âge mesuréen laboratoire par la méthode de Libby.

Ce biais faillit discréditer auprès des his-toriens la méthode de datation inventée parLibby. De son côté, ce dernier mettait encause les datations historiques… En outre,au début des années 1960, des écarts sont

5 000 4 000 3 000 2 000 1 000 00

1 000

2 000

3 000

4 000

5 000

6 000

Années calendaires (avant 1950)

Âge

radi

ocar

bone

1 3001 4001 5001 6001 7001 8000

3 200

3 400

Années calendaires (avant 1950)

Échantillons issus du temple d’Hatchepsout

Âge

radi

ocar

bone

3. LES PETITES VARIATIONS DE LA COURBE DE CALIBRATION com-pliquent la datation. Les âges radiocarbone possibles d’un échantillon sui-vent une loi de probabilité décrite par une gaussienne (en rouge). Maisen tenant compte de la courbe de calibration et de ses irrégularités (enmarron), on trouve que la loi de probabilité (en gris) que suivent lesdates corrigées est plus étalée et comporte plusieurs sommets. L’inter-valle de confiance qui contient l’âge de l’échantillon avec une probabilitéde 95,4 pour cent couvre ainsi environ 165 ans.

2. UNE PROPORTION CONSTANTE DE CARBONE 14 dans l’atmosphèreimplique un âge radiocarbone variant linéairement en fonction du tempsréel (droite bleue). Cependant, les variations du champ magnétique terres-tre modifient la production de carbone 14 dans l’atmosphère. Les physi-ciens se sont appuyés sur la datation par les cernes de croissance desarbres, qui permet par exemple de dater un objet en bois (cartouche), etd’autres méthodes pour élaborer la courbe de calibration « IntCal09 » (enbrun), qui permet de corriger les âges calculés par la radiodatation.

M. Friedrich, Hohenheim

Dates d’après P. Reimer et al. (2009) ;OxCal v3.10 C. Bronk Ramsey (2005) ;

cub r : 5 sd : 12 prob usp [chron]Dates d’après P. Reimer et al. (2009) ;OxCal v3.10 C. Bronk Ramsey (2005) ;

cub r : 5 sd : 12 prob usp [chron]

Intervalle de confiance à 95 %

Page 25: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Archéologie [23

apparus entre les datations par le carbone14et les âges dendrochronologiques (fondéssur les cernes de croissance des arbres,voir l’encadré ci-dessous). L’idée que la pro-portion carbone 14/carbone 12 dans l’at-mosphère était restée inchangée au coursdu temps introduisait manifestement unbiais systématique. En réalité, différents fac-teurs font varier la proportion de carbone14.C’est pourquoi, depuis les années 1980, oncorrige les résultats de la datation au radio-carbone par la dendrochronologie. Le prin-cipe est de déterminer la proportion decarbone 14 dans le carbone issu du maté-riau étudié, puis de trouver un échantillonde bois datable par dendrochronologie etayant la même teneur en carbone 14.

Dans la pratique, on ne compare pas lescontenus en carbone 14 eux-mêmes, maison détermine un «âge radiocarbone noncalibré» de l’échantillon à partir de la mesurede sa proportion de radiocarbone. Pour cefaire, on emploie par convention la valeurde la demi-vie du carbone 14 calculée par

Libby : 5568 ans (la demi-vie est la duréeau bout de laquelle la moitié des noyauxradioactifs présents initialement se sontdésintégrés). L’âge non calibré trouvé estensuite transformé en une année calen-daire grâce à une courbe intégrant toutesles corrections de la variation tempo-relle de la proportion de radiocarboneobtenues par dendrochronologie (voir lafigure 2). L’avantage de cette façon de cali-brer est que la valeur de la demi-vie ducarbone 14, imprécise connue (elle estde 5 700 ± 30 ans), n’y joue aucun rôle.

De nombreux biaisNommée IntCal09, la courbe d’étalonnageutilisée depuis 2009 permet de calibrer desâges jusqu’à environ 50000 ans. Elle intè-gre les données issues de la dendrochro-nologie, qui couvrent les 11000 dernièresannées, puis celles provenant des regis-tres à plus longue portée que représententles concentrations en carbone 14 des coraux

et des carbonates contenus dans les sédi-ments marins.

Le magnétisme terrestre n’est en effetpas le seul facteur qui agit sur la concen-tration atmosphérique de radiocarbone.Parce qu’ils sont de masses différentes, lestrois isotopes du carbone ne sont pas ingé-rés de la même façon par tous les orga-nismes vivants. Plus léger, le carbone 12est davantage intégré aux plantes par laphotosynthèse. C’est pourquoi les valeursdu rapport isotopique 14C/12C varient dansla biosphère, d’où des différences d’âgesde quelques centaines d’années entreéchantillons de même âge réel…

Par chance, ce problème a une solu-tion fiable. En effet, le carbone 13 est à peuprès aussi désavantagé que le carbone 14par la photosynthèse, de sorte que lerapport isotopique 13C/12C, qu’aucunedésintégration ne modifie (le carbone 13est stable), est resté égal au cours des siè-cles. Au sein des échantillons issus de labiosphère, la comparaison des rapports

L A D E N D R O C H R O N O L O G I E : L’ H O R L O G E D E S C E R N E S D E C R O I S S A N C E

S ous les latitudes tempérées, les arbres ne croissent que pendant la

période végétative, qui dure du printemps à l’automne. De là vien-

nent les cernes de croissance des arbres. Ils marquent chaque année, et

rendent la détermination de l’âge des arbres possible par comptage des

cernes depuis le plus ancien, c’est-à-dire le plus intérieur. L’épaisseur des

cernes dépend des conditions locales.Ainsi, la plante crée plus de masse

pendant les années humides et moins durant les années sèches, de sorte

qu’un motif particulier caractérise chaque série d’années.Ce sont ces motifs

qu’exploitent les dendrochronologistes pour dater des événements que

l’on peut associer à un échantillon de bois. En Europe, la dendrochronolo-

gie par les chênes et les hêtres remonte de 12500 ans dans le temps, soit

jusqu’à la fin de la dernière glaciation. Comme la dendrochronologie fixe

la date d’un événement pouvant être associé à un échantillon de bois à

une année près, c’est la plus précise des méthodes de datation.

Échantillon de bois

Échantillons préparés

Années

Recouvrement de plusieurs échantillons

Larg

eur d

es c

erne

s

640 660 680 700 1920 1940 1960 1980

Spektrum der Wissenschaft / Atelier Kühn

Page 26: Pour La Science

24] Archéologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

L E P R I N C I P E D E L A S P E C T R O M É T R I E D E M A S S E P A R A C C É L É R A T E U R

L ’âge radiocarbone se détermine à partir de la valeur du rapport 14C/12C,

que la valeur du rapport 13C/12C contribue à corriger. On utilise pour

mesurer ces rapports isotopiques la spectrométrie de masse. Toutefois,

les spectromètres de masse usuels ne conviennent pas, car les ions de

carbone 14 y sont noyés dans un flux d’ions d’azote 14, provenant de

l’air, et d’autres ions de carbone moléculaire tels 13CH–, 12CH2–,…

C’est pourquoi on emploie plutôt un spectromètre de masse par ac-

célérateur. Après sa transformation chimique en graphite (1), l’échantil-

lon y est pulvérisé par un faisceau de césium, qui en éjecte des ions né-

gatifs. L’hydrogène étant partout, certains ions sont du carbone molécu-

laire, d’ailleurs susceptible de se former aussi plus loin. Le faisceau est

ensuite pré-accéléré (2), puis défléchi par un premier aimant (3), qui

permet de sélectionner tous les ions de masse 14 avant leur introduc-

tion dans un accélérateur électrostatique, où la tension électrique croît

jusqu’à plusieurs millions de volts au centre, puis décroît jusqu’à zéro. La

collision au centre de l’accélérateur des ions négatifs avec un dispositif

nommé éplucheur contenant de l’argon gazeux sous faible pression (4)

casse les ions 13CH–, 12CH2– et arrache aux atomes de carbone plusieurs

électrons, de sorte qu’ils deviennent positifs (C2+,C3+,C4+,…). Tous les ions

positifs ainsi produits sont alors accélérés dans la seconde partie du tan-

dem par la tension électrique décroissante, puis triés par un deuxième ai-

mant et par un aimant d’analyse final (5), qui permet de mesurer les flux

de 12C3+ et 13C3+ et de compter le nombre de 14C3+ par unité de temps (6).

Grâce aux spectromètres de masse par accélérateur, on parvient à

mesurer des rapports isotopiques de l’ordre de 10–15 (10–9 pour les spec-

tromètres usuels) à partir d’échantillons archéologiques minuscules.

Faisceau de césium

Ions négatifs

12C2+

12C3+

13C3+

14C3+

Éplucheur

1

2

3

4

5

6

0 volt0 volt 2 millionsde volts

13CH–, 12CH2–,14C–,tous de masse 14

isotopiques 14C/12C et 13C/12C élimine ainsile biais photosynthétique.

À ce point, on pourrait croire avoir prisen compte tous les biais possibles. Il n’enest rien. Par exemple, le carbone 14 se révèlesous-représenté dans la couche superfi-cielle des océans, par rapport à l’air. Cephénomène est dû à la lenteur avec laquelleles eaux océaniques se mélangent à mesureque des courants ascendants amènentl’« eau ancienne » du fond en surface, cequi a pour effet d’y diluer le carbone 14.L’âge radiocarbone des organismes se nour-rissant de la mer dépasse pour cette raisonde quelque 400 ans leur âge réel, ce quiest pris en compte dans la partie de lacourbe d’étalonnage établie à partird’échantillons marins.

Cet effet aquatique s’étend aux orga-nismes terrestres. Ainsi, on constatequ’après calibration l’âge des échantillonsprovenant de l’hémisphère Sud, où lesmers occupent une surface bien plusimportante qu’au Nord, semble excéderl’âge réel de quelque 40 ans… Au Sud,

les échanges entre l’atmosphère et la sur-face océanique introduisent davantage decarbone 14 dans l’air.

Autre aspect : la courbe de calibrationest entachée de petites fluctuations (voir lesfigures 2 et 3). Bien qu’elles ne soient pasencore comprises dans le détail, on penseque ces petites variations sont dues pourl’essentiel aux changements de l’activitésolaire. Les méthodes de mesure d’au-jourd’hui permettent en principe d’obte-nir un âge précis à des dizaines d’annéesprès, mais ces variations dégradent cetteprécision à quelques centaines d’années.

Statistiques de Bayesà la rescousse

Par ailleurs, les incertitudes statistiques limi-tent la précision des mesures physiquesen répartissant les résultats sur un certainintervalle autour d’une valeur moyenne.En général, cette répartition suit une courbeen cloche que l’on nomme une gaussienne.Une datation de X ± 30 ans signifie donc

que le sommet de cette courbe est en Xtandis que ses points d’inflexion sont dis-tants de 30 ans de chaque côté. Nommédéviation standard, l’intervalle allant d’unpoint d’inflexion à l’autre (±30 ans) cou-vre 68,2 pour cent des résultats de mesure;il en couvre 95,4 pour cent si on le double(± 60 ans). Ces pourcentages donnent enfait les probabilités que l’âge vrai se trouveà l’intérieur d’un intervalle dit « deconfiance», dont la longueur est expriméeen multiples de la déviation standard. Sila relation entre les datations non cali-brées et les âges vrais était linéaire, on obtien-drait après calibration une autre courbede Gauss, mais les petites fluctuations (pré-sumées) solaires compliquent la situation.

Illustrons cela par un exemple tiréde notre pratique. Nous avons daté cer-tains pépins de raisins consommés lorsde la construction du temple d’Hatschep-sout (voir la figure 1). D’après les chrono-logies historiques, ce temple aurait étéérigé vers 1470 avant notre ère. L’âge radio-carbone non calibré des pépins s’est révélé

Pour la Science

Page 27: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Archéologie [25

être de 3249 ± 32 ans BP. Rappelons queselon la convention usuelle en datation,BP (Before Present, avant le présent) indi-que que l’on compte les années avant 1950.Après calibration, nous avons obtenu unecourbe qui, au lieu de la gaussienne ini-tiale, comportait cinq maximums ! L’in-tervalle de confiance à deux déviationsstandards (probabilité de 95,4 pour centque l’âge vrai soit dans cet intervalle) allaitpour cette raison de 1611 à 1446 avantnotre ère, soit pas moins de 165 années(voir la figure 3). On voit qu’une datationunique ne saurait suffire pour confirmerune date d’historien.

La quasi-certitude surgit de la datationde plusieurs échantillons, mais à conditionde savoir les ordonner dans le temps.C’est le mathématicien anglais ThomasBayes (1701-1761) qui posa les bases de laméthode. Si l’on dispose d’une série de stra-tes archéologiques non perturbées a, b, c,alors un échantillon provenant de la cou-che inférieure a doit être plus vieux qu’unéchantillon issu de b, lequel sera plus ancienqu’un échantillon venant de c. La méthodestatistique de Bayes permet alors de déduirede l’ordre de leurs âges et de leurs âgesradiocarbone une estimation beaucoup plusprécise de l’âge vrai de l’échantillon à dater.

Dans la pratique, on ne peut préleversur les vestiges archéologiques – pré-sents par milliers dans les musées – qu’uneminuscule quantité de matière. À l’épo-que de Libby, cette contrainte posait desérieux problèmes aux chercheurs, car ilsdataient à l’aide d’un détecteur mesu-rant la radioactivité. La méthode est impré-cise, car moins d’un milliardième desquelque 60 milliards d’atomes de car-bone 14 présents dans un gramme decarbone de matière vivante se désintègrechaque minute. En pratique, on constatequ’un tel échantillon éjecte environ 13 élec-trons en moyenne par minute. Or l’ob-tention d’une précision de 0,3 pour centexigerait la détection de 100000 désinté-grations ; cela ne peut être fait en un tempsraisonnable que si plusieurs grammesd’échantillon sont disponibles…

Le progrès décisif en datation au radio-carbone est venu de la spectrométrie demasse par accélérateur ou SMA, une techni-que permettant de compter directement lenombre d’atomes de carbone 14 au sein del’échantillon (voir l’encadré page précédente).Grâce à la SMA, la masse d’échantillon néces-saire ne se compte plus qu’en milligram-mes, et le temps de mesure est raccourci!

Fort de ces possibilités, Ch. Bronk Ram-sey a rassemblé autour de lui une équipeinternationale de chercheurs (dont lesauteurs de ces lignes) pour préciser la chro-nologie égyptienne. Afin d’éviter le biaismarin, nous avons choisi dans les muséeseuropéens et américains des échantillonsprovenant tous de plantes terrestres. Nousavons aussi exclu tous ceux qui étaient pas-sés par les fleuves et les lacs d’eau douce,car la dissolution de carbonates pauvres encarbone 14 y introduit aussi un biais. Demême, le bois et les charbons de bois ontdû être exclus: ils auraient pu provenir del’intérieur d’un tronc, alors que l’événe-ment archéologique à dater ne s’est produitque bien après l’abattage de l’arbre. Lesos non plus ne pouvaient être employés,car les organismes dont ils provenaient ontpu consommer des nourritures de la mer,ce qui réintroduirait le biais marin.

Un travail de fourmipour obtenir

des datations fiablesMalgré toutes ces restrictions, nous avonspu rassembler 211 échantillons égyptiensde l’Ancien Empire, du Moyen Empire etdu Nouvel Empire. Il s’agissait de fruits,de grains, de restes de plantes à courte duréede vie (fleurs par exemple), de papyrus, detissus, etc. Tous pouvaient être clairementattribués à une période. Ils ont été datésune première fois à Oxford, puis la mesurea été refaite indépendamment dans deuxlaboratoires pratiquant la SMA : le Labora-toire de mesure du carbone 14 (LMC14) duCEA à Saclay, en France (avec Anita Quileset Christophe Moreau), et le nôtre à Vienne,en Autriche. Certains d’entre eux ont étéplusieurs fois analysés après un nettoyagechimique soigneux pour exclure toutecontamination. Résultat : sur les 211 data-tions réalisées, seulement 23 ont dû êtreignorées à cause de l’incohérence des dif-férentes mesures, de sorte que nous avonspu produire 188 datations fiables.

Nous avons ensuite pris en compte lescontextes de chaque date, tels que l’ordredes règnes et leurs durées, afin d’élaborerpar la statistique de Bayes un modèlechronologique. Un léger biais tout justedécouvert par l’équipe d’Oxford a mêmeété pris en compte. À partir d’échantillonsd’âges connus des XVIIIe et XIXe siècles, noscollègues anglais ont en effet découvert quela latitude de l’Égypte induit un décalage

Eva Maria WILDet Walter KUTSCHERA,

professeurs de physique à l’Université de Vienne,

en Autriche, sont spécialistes en datation

par spectrométrie de massepar accélérateur.

L E S A U T E U R S

4 BIBLIOGRAPHIE

Ch. Bronk Ramsey et al.,Radiocarbon-based chronologyfor Dynastic Egypt, Science, vol. 328, pp. 1554-1557, 2010.

M. W. Dee et al., Investigating the likelihood of a reservoiroffset in the radiocarbon record for ancient Egypt, Journal of Archaeological Science, vol. 37, pp. 687-693, 2010.

E. Hornung et al., AncientEgyptian Chronology, Handbookof Oriental Studies, Brill AcademicPublishers, vol. 1, n° 83, Leyde,2006.

C. Laj, A. Mazaud et J.-C. Duplessy,La datation par le carbone 14,Dossier Pour la Science n°42, janvier-mars 2004.

I. Shaw, The Oxford History of Ancient Egypt, Oxford University Press, 2003.

K. Spence, Ancient Egyptianchronology and the astronomicalorientation of pyramids, Nature,vol. 408, pp. 320-324, 2000.

S. Bowman, Interpreting the Past - Radiocarbon Dating, British Museum Press, 1990.

J. R. Arnold et W. F. Libby, Agedeterminations by radiocarboncontent : checks with samples of known age, Science, vol. 110,pp. 678-680, 1949.

Page 28: Pour La Science

26] Archéologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

de 19 ± 5 ans des âges radiocarbone. Laraison en est simple : la concentration enradiocarbone de la troposphère (la coucheinférieure de l’atmosphère) varie d’environquatre millièmes entre l’été et l’hiver parle jeu de ses échanges avec la stratosphère(la couche atmosphérique située au-des-sus). C’est pourquoi les plantes des latitu-des tempérées, qui poussent surtout auprintemps, incorporent moins de radiocar-bone que les plantes d’Égypte, qui pous-sent surtout pendant les mois d’hiver. L’âgeradiocarbone des plantes égyptiennes enest légèrement accru. La correction calcu-lée par nos collègues britanniques est fon-dée sur l’hypothèse qu’avant la constructionen 1902 du premier barrage d’Assouan,l’Égypte a connu des conditions climati-ques égales pendant très longtemps.

Le modèle chronologique que nousavons finalement obtenu est d’une préci-sion inédite en égyptologie. En ce quiconcerne le Nouvel Empire, les dates de

règne ont pu être précisées à 24 ans près,et il s’avère que c’est la chronologie haute– qui fait commencer les règnes environdix ans plus tôt – qui coïncide le mieuxavec nos datations. Pour l’Ancien Empireet le Moyen Empire, beaucoup moinsd’échantillons étaient disponibles, maisnos résultats sont assez précis pour consta-ter un meilleur accord avec la chronolo-gie haute. Aucune affirmation certainene peut être faite dans le cas du MoyenEmpire, mais la chronologie haute semblelà aussi mieux en accord avec les datations.

Accords et désaccords Il est remarquable que la méthode duradiocarbone contredise si peu les datesdes historiens, qu’elle ne fait que corri-ger de façon minime. Apriori, nous ne pou-vions nous y attendre : il est si souventarrivé dans le passé que les datationscontredisent les chronologies historiques…

À considérer toutes les sources d’erreurque nous avons dû identifier, il se peut queles différences constatées proviennentd’une mauvaise prise en compte de l’undes biais possibles. La date radiocarboned’un échantillon de bois indique par exem-ple la date d’abattage de l’arbre dont ilprovient. Or un bois peut avoir été uti-lisé et réutilisé des dizaines d’années oudes siècles avant de finir dans une cou-che archéologique… Autre possibilité: cellequ’une source historique ne soit pas aussifiable qu’elle en a l’air…

Tell el Dab’a, dans le delta du Nil, illus-tre-t-il les effets d’un biais ignoré? Sur cesite occupé depuis le milieu du MoyenEmpire, les datations physiques et cellesdes historiens divergent de 100 à 150 ans…et les physiciens sont aussi sûrs d’eux-mêmes que les historiens… Gageons quela coopération croissante entre ces deuxgenres de scientifiques résoudra bientôtcette énigme. n

L E S D A T E S É G Y P T I E N N E S C E R T I F I É E S A U C A R B O N E 1 4

Djéser

Snéfrou

Khéops

Djédefrê

Montouhotep II Ahmôsis I

Amenotep I

Amenotep II

Amenotep IIIAmenotep IV

(=Akhénaton)Toutânkhamon

Horemheb

Ramsès I

Ramsès II

Ramsès III

Ramsès IX

Ramsès XI

Sethnakht

Thoutmôsis III

Reine Hatchepsout

Amenemhat I

Amenemhat II

Amenemhat III

Amenemhat IV

Reine Sobeknéférou

Ougaf

Sésostris I

Sésostris III

Sésostris IIChéphren

Mykérinos

Chepseskaf

Ouserkaf

Sahourê

Djedkarê Isési

Ounas

Téti

Dates calculées de l’accession au trône (avant notre ère)

ANCIEN EMPIRE MOYEN EMPIRE NOUVEL EMPIRE

2800 2700 2600 2500 2400 2300 2200 2100 2000 1900 1800 1700 1600 1500 1400 1300 1200 1100

Dateradiocarbone

Intervalle de confianceà 95,4 pour cent

Date de la chronologie historique de Ian Shaw (2003).

Date de la chronologie historique de Erik Hornung (2006).

Date de la chronologie historique de Kate Spence (2000).

P lusieurs équipes de chercheurs se sont associées pour asseoir la

chronologie égyptienne sur des datations au radiocarbone aussi fia-

bles que possible compte tenu des différents biais. Ces datations, ou plu-

tôt les lois de probabilité des dates de l’événement, sont comparées aux

prédictions faites par les historiens (traits rouges, verts et bleus). Les inter-

valles indiqués sous les courbes de probabilité sont les intervalles de

confiance à 95 pour cent, c’est-à-dire que la date réelle de l’événement

est comprise dans cet intervalle avec une probabilité de 95 pour cent.

Spektrum der Wissenschaft/Meganim d’après Ch. Bronk Ramsey et al., Science, vol. 328, 2010

Page 29: Pour La Science
Page 30: Pour La Science

Archéologie

Page 31: Pour La Science

Archéologie [29

Œ uvres humaines, les calendrierschangent avec la société. Tan-dis que l’année de parution du

présent magazine désigne le temps écoulédepuis la mort du Christ, d’après lescalculs faits vers 525 par un moine nomméDenys le Petit, le calendrier musulmanse fonde sur le départ de Mahomet pourMédine. Ainsi, depuis le 26 novem-bre 2011 du calendrier chrétien, nous som-mes dans la 1 433e année musulmane. Etnous sommes aussi dans la 5 772e annéeaprès la création du monde, d’après lecalendrier juif…

Pour leur part, les anciens Égyptiensn’avaient pas de calendrier linéaire démar-rant en un certain point temporel. Celan’empêche pas que nous parvenions à pla-cer dans le temps la construction de lapyramide de Khéops ou les dates du règnede son constructeur. Ces déterminationssont faites par deux types de méthodes :la datation physique, d’une part, et la data-tion historique, d’autre part.

Les datations physiques, tout particu-lièrement la datation par le carbone 14, laplus utilisée d’entre elles, permettent parexemple d’affirmer qu’avec une probabi-lité de 95 pour cent, le règne de Khéops– le constructeur de la pyramide du mêmenom – se situe entre 2640 et 2560 avantnotre ère (dans la suite, on omettra la men-tion «avant notre ère», qui sera sous-enten-due pour toutes les dates indiquées).

Des datations peuvent aussi être obte-nues en analysant scrupuleusement dessources écrites. Depuis plus de 200 ans,cette approche est à l’origine de touteune tradition, dans laquelle se sont enga-gées des générations de chercheurs. Lesanciens Égyptiens nous ont en effet livrédes milliers de données temporelles, queles égyptologues exploitent pour ordon-ner la succession des règnes. Il s’agirapar exemple d’inscriptions mentionnantle règne d’un pharaon ou l’une de ses cam-pagnes militaires. Les amphores de vinque l’on apportait dans la vallée des Rois

lors des enterrements royaux sont un autreexemple de sources de données fiables :récemment, elles nous ont permis de fixerà 14 ans la durée du règne du pharaonHoremheb, jusqu’alors très débattue.

De même, les allusions astronomiques,telles que le lever héliaque (juste avant lesoleil) de l’étoile Sirius sur l’horizon oula mention d’une nouvelle lune, peuventaider. Les astronomes d’aujourd’hui saventles traduire en dates absolues, qui serventensuite à placer des époques entières dansnotre calendrier. Les événements histori-ques mentionnés à la fois en Égypte et dansles textes d’autres cultures du Proche-Orient permettent aussi de déterminer cer-taines dates.

Aux époques où l’Égypte était unie,c’est-à-dire pendant l’Ancien, le Moyen,le Nouvel Empire et la Basse Époque quisuivit, nous connaissons presque parfai-tement la succession des règnes. Il en vatout autrement pour les périodes ditesintermédiaires, qui connurent des boule-

versements sociaux et des luttes entre roisrégionaux. Les documents relatifs à cespériodes manquent en effet, peut-être àcause du chaos dynastique ambiant. Nossources les plus importantes pour cespériodes sont les listes de rois de l’admi-nistration égyptienne, qui fixaient les nomsdes souverains recevant un culte dansles temples.

Hérodote (482-420 avant notre ère)raconte dans son deuxième livre unevisite, sans doute fictive, qu’il aurait faiteen Égypte vers 450. Il y livre une preuvede l’âge de la civilisation égyptienne, pourlui proprement incroyable : Après ce roi

1. LA LISTE ROYALE DU TEMPLE FUNÉRAIRE deSéthy Ier, pharaon qui accéda au trône vers 1300,comporte 75 ancêtres. Bien qu’elle omettecertains rois, elle constitue une source impor-tante pour les chercheurs travaillant à établirla chronologie historique de l’Égypte. La tablereproduite ci-contre en est une copie fragmen-taire, qui provient du temple funéraire de Ram-sès II. Elle est conservée au British Museum.

L ’ E S S E N T I E L

4 L’histoire de l’Égypteantique se divise en périodes d’unité politique et des «périodesintermédiaires».

4 Les anciens Égyptiensn’avaient pas de calendrierlinéaire. Les historiensconstruisent donc leurchronologie en exploitantdes milliers de donnéeséparses.

4 Ils procèdent en partant d’une date égyptienne sûre du Iermillénaire avant notre ère, puis remontent le temps. Sur ce chemin, les principaux obstacles qu’ils rencontrent se trouvent dans les périodes intermédiaires.

Établir une chronologie fiable pour l’Égypte ancienne est une entreprise de longue haleine. Elle se fonde sur des données historiques nombreuses et variées,

que l’on doit aussi confronter aux datations physiques.

Thomas Schneider

© AKG Images/Werner Forman

Page 32: Pour La Science

30] Archéologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

[Hérodote veut dire le premier pharaon],les prêtres comptèrent dans un livre 330 sou-verains successifs. Or, lui avaient expliquéles prêtres, un roi a régné à chaque généra-tion, et comme trois générations couvrent100 ans, cela produit un âge pour la civili-sation égyptienne de quelque 10 000 ans. Leraisonnement simpliste du «père de l’his-toire» est faux, puisque les règnes de nom-breux souverains égyptiens n’ont duréque quelques années. Mais le témoignaged’Hérodote prouve que les prêtres éta-blissaient des listes de rois jusque dansla période hellénistique et romaine.

Vers le milieu du IIIe siècle, le prêtreManéthon utilisa ces listes pour écrire unepremière histoire de l’Égypte – l’Ægyp-tiaca. Son but était de familiariser la nou-velle élite grecque (ou de culture grecque)avec le passé de son pays. Il utilisa pour

cela la méthode pragmatique, toujoursemployée aujourd’hui, consistant àregrouper les rois en dynastie, c’est-à-direen succession de rois de même familleou de même résidence. Son histoire com-mence avec le règne mythique des dieuxet se poursuit jusqu’aux derniers pharaonset la conquête de l’Égypte par Alexandrele Grand. Manéthon cite pas moins de31 dynasties et 473 souverains. Nous nedisposons malheureusement plus del’Ægyptiaca, mais seulement d’extraitscontenus dans des œuvres d’auteurs chré-tiens et juifs telles la Chronique de SextusJulius Africanus (la première histoire duchristianisme), qui date du IIIe siècle, ouL’histoire ecclésiastiqued’Eusèbe de Césa-rée, qui date du Ve siècle.

Un indice précieux: le taureau sacré

La seule liste de souverains de l’Égypteantique qui nous soit parvenue se trouvesur un fragment du Papyrus de Turin, maiselle s’arrête avant le Nouvel Empire,vers 1530. Nombreuses sont, sinon, leslistes de rois utilisées dans les temples cul-tuels, par exemple celle du temple funé-raire de Séthy Ier à Abydos vers 1300 (voirla figure 1). Ces sources sont malheureu-sement imprécises et ne mentionnent pasles durées de règne.

Il existe des annales gravées sur stèles,où sont mentionnés des événements mar-quants tels que l’érection d’un monu-ment ou une expédition militaire réussie.Constituant une sorte de proclamationde reconnaissance religieuse, ces stèlesétaient érigées dans les temples. La pierrede Palerme, issue de l’Ancien Empire, està cet égard particulièrement importante ;il en est de même pour le Moyen Empireavec les annales d’Amenemhat II, qui nesont connues que depuis 30 ans. Toutefois,ces textes aussi ont de nombreuses lacu-nes, sans parler de leur état de conserva-tions souvent très imparfait. Il faut lesconfronter à d’autres sources pour obtenirdes informations fiables.

Comment établit-on une chronologiehistorique? Son point terminal doit être ledébut du règne du roi Taharqa en 690,qui est la seule date certaine de toute l’his-toire égyptienne. Pour la plupart des égyp-tologues, la date d’accession au trône deChabaka, 721, est en revanche discuta-ble. Les deux rois font partie des Kouchi-tes, donc de la XXVe dynastie originaire de

2. SYMBOLE DE FERTILITÉ, LE TAUREAU APIS incarnait le très ancien dieu égyptien Ptah.L’animal sacré était choisi par les prêtres qui consignaient ses dates de naissance, d’introni-sation et de décès. Ces données, conservées par des stèles de la nécropole de Saqqârah, consti-tuent une source importante pour l’établissement de la chronologie historique.

Thomas SCHNEIDER,égyptologue, enseigneet travaille à l’Universitéde Colombie-Britannique,à Vancouver au Canada.

L’ A U T E U R

© Gianni Dagli Orti/Corbis

Page 33: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Archéologie [31

Nubie, qui a réunifié les royaumes rivauxconstituant l’Égypte éclatée de la TroisièmePériode intermédiaire, ouvrant ainsi laBasse Époque.

La XXIe dynastie, placée dans la Troi-sième Période intermédiaire, et le Nou-vel Empire ne posent pas non plus deproblème de datation. Ces époques com-prennent notamment les règnes de Tou-tânkhamon (XVIIIe dynastie) et Ramsès II(XIXe dynastie). La période s’écoulantentre 956 et 721 est en revanche incertaine,ce qui nous oblige à construire un « ponttemporel » enjambant plus de deux siè-cles, période où l’ordre des rois et lesdurées de règnes ne sont pas connus.

Les dates de vie de l’un des taureauxsacrés Apis (voir la figure 2) permettentd’établir ce pont. Sur une stèle de la nécro-pole de Saqqârah, on lit en effet que l’ani-mal est «entré en fonction» sous le règnede Chéchonq V, un roi de la XXIIe dynas-tie, puis a été enterré sous Chabaka, audébut de la XXVe dynastie. On parvientainsi à relier les rois kouchites – dont onsait avec certitude qu’ils se succèdent àpartir de 690 – à la XXIIe dynastie, ce quicrée une continuité de régime depuis laXXIIe dynastie jusqu’à la réunification del’Égypte par Piankhi, de la XXVe dynastie(Chabaka étant le successeur de Pian-khi). On a ainsi construit un pont tempo-rel de 220 années !

Les huit rois de la XXIe dynastie sontmieux documentés et ont régné 124 ans entout. Il en résulte qu’à partir de l’acces-sion au trône de Taharqa, vers 690, on peutremonter le temps jusqu’à la fin du Nou-vel Empire, vers 1080. Pour ces XVIIIe etXXe dynasties, particulièrement bien datées,on peut attribuer des durées de 246, 102et 112 ans, soit un total de 460 années. Onen déduit que le Nouvel Empire a com-mencé vers 1540, mais à 20 ou 30 ans près,notamment à cause des doutes pesant surle dernier tiers de cette période.

Ces doutes pourraient être levés àl’aide des dates de nouvelles lunes desrègnes de Thoumôsis III et de Ramsès II.Dans les annales de ce dernier, par exem-ple, on lit que la bataille de Megiddo aeu lieu le vingtième jour du premier moisd’été de sa vingt-troisième année de règneet que la lune était pleine. À partir de tel-les indications, les astronomes détermi-nent la date correspondante dans notrecalendrier. Pour cela, il faut tenir comptedu fait que les années égyptiennes solai-res et lunaires, n’étant pas de même

longueur, se chevauchaient. Ce n’estqu’au bout de 25 ans que le jour de lanouvelle lune coïncidait avec le mêmejour du calendrier solaire, puisque 309mois lunaires (9 124,5 jours) représen-taient la même longueur que les 300 moissolaires (9 125 jours). Cependant, desquasi-coïncidences, caractérisées par unedifférence de seulement un jour calen-daire, s’étaient déjà produites pendantcette période après 11 et 14 ans. Or unjour d’écart est une imprécision très plau-sible chez des gens qui observaient lesastres à l’œil nu… Du reste, des recher-ches récentes ont montré qu’une incerti-tude de plus d’un jour est fréquente dansl’observation des astres à l’œil nu. C’estpourquoi on doute aujourd’hui des indi-cations égyptiennes de nouvelles lunes.

Chronologie haute ou basse?

De ce fait, plusieurs dates d’accession aupouvoir de Ramsès II ont été proposées.Elles sont séparées de 11, 14 et 25 ans etcorrespondent aux années 1304, 1290ou 1279. D’où les chronologies « haute »ou «basse» construites par les égyptolo-gues pour le Nouvel Empire.

Les datations astronomiques passentaussi pour un moyen de franchir laDeuxième Période intermédiaire, cellequi précède le Nouvel Empire et se terminevers 1540. Cette période comprend les pha-ses suivantes : la fin de la XIIIe dynastie,qui perdit son contrôle sur l’Égypte aumilieu du XVIIe siècle ; des souverainslocaux, que l’on cite en général sous lesnoms de XIVe et de XVIe dynasties ; unepériode durant laquelle un peuple issud’Asie occidentale, les Hyksos, domina l’Estdu delta et de vastes régions égyptiennes,pendant que la XVIIe dynastie régnait dansla région de Thèbes. C’est cette dernière quifinira par réunifier la vallée du Nil, fondantainsi le Nouvel Empire. Beaucoup des sou-verains de cette période sont mal documen-tés ; et il est difficile de repérer desévénements mentionnés dans les chroni-ques non égyptiennes, ainsi que des recou-vrements entre régimes.

Pour franchir et ancrer cette périodeintermédiaire, on a souvent utilisé unedate sothiaque remontant à la troisièmeannée du règne de Sésostris III, le cin-quième souverain de la XIIe dynastie. Ils’agit de la mention du lever héliaquede Sothis (Sirius) dans les documents

3. LA CHRONOLOGIE ÉGYPTIENNE telle qu’elleapparaît aujourd’hui dans ses grandes lignesest précise sur une période s’étendant sur envi-ron 3 000 ans. Cette chronologie comprend troisgrandes ères d’unité politique de l’Égypte pha-raonique, dénommées l’Ancien Empire, le MoyenEmpire et le Nouvel Empire. Elle se termine parune domination perse, suivie de périodes dedomination grecque, puis romaine.

VUE D’ENSEMBLEDE LA CHRONOLOGIE ÉGYPTIENNE

Toutes les dates sont avant notre ère

Ière dynastie 3000-2840 environ

IIe dynastie 2840-2730 environ

Ancien Empire 2730-2230 environ

IIIe dynastie 2730-2660 environ

IVe dynastie 2660-2530 environ

Ve dynastie 2530-2380 environ

VIe dynastie 2380-2230 environ

Ière Périodeintermédiaire 2230-2030 environ

Moyen Empire etIIe Période intermédiaire 2030-1540

XIIe dynastie 1983-1801

Sésostris III 1873-1854

VIIe année de son règne 1866

XVe dynastie 1648-1540

Nouvel Empire 1540-1080

XVIIIe dynastie 1540-1294

XIXe dynastie 1294-1192

XXe dynastie 1192-1080

IIIe Périodeintermédiaire 1080-664

XXIe dynastie 1080-956

XXIIe dynastie 956-736

Sheshonq V 774-736

XXIIIe dynastiede Haute Égypte 956-736 environ

XXIVe dynastie ou Royaumede Saïs dans le delta 727-715

XXVe dynastie(Kouchites) 733-664

Piankhi (depuisla conquête de l’Égypte) 733-721

Chabaka 721-706

Schebitku 706-690

Taharqa 690-664

Période assyrienne 671-664

Basse Époque 664-323

XXVIe dynastie (Saïte) 664-525

XXVIIe dynastie 525-404

XXVIIIe dynastie 404-399

XXIXe dynastie 399-380

XXXe dynastie 380-343

Domination perse(«XXXIe dynastie») 343-332

Alexandre le Grand 332-323

Page 34: Pour La Science

administratifs de la ville d’El-Lahun, unvillage de travailleurs funéraires situé auSud de Memphis. Les calculs modernesconduisent à fixer cette apparitionvers 1866 et, par là, à 1873 l’année d’ac-cession au trône de Sésostris III ; mais làencore, des doutes pèsent sur la fiabilitédes observations du ciel.

Les fonctionnaires,plus fiables

que les pharaonsC’est pourquoi, depuis peu, on préfère plu-tôt essayer de franchir la Deuxième Périodeintermédiaire par l’histoire. Une série dedates de règnes connues depuis longtempspour cette période montre qu’entre laseptième année de Sésostris III (la date pos-sible du lever héliaque de Sothis) et lapremière année de règne d’Ahmôsis Ier, aumoins 282 années se sont écoulées.

Ce ne sont pas les pharaons, mais lesfonctionnaires qui nous éclairent sur cettepériode de presque trois siècles. Les chefs-lieux de nomes (divisions administrati-ves) poursuivent en effet leur vie quellesque soient les circonstances politiques. Ainsi,

quel que soit le règne, la puissance et la répu-tation d’un haut fonctionnaire peuvent êtregrandes, ce qui se traduit dans son cultefunéraire. Des inscriptions vantant les vieset les actes des nomarques (gouverneurs)d’El-Kab, en Haute Égypte, ont ainsi per-mis de reconstruire une généalogie dont les13 générations s’étendent du début de laDeuxième Période intermédiaire jusqu’audébut du Nouvel Empire. Une estimationmontre que depuis la septième année durègne de Sésostris III et la première d’Ah-môsis Ier, ce ne sont pas 282, mais 315,voire 355 années qui se sont écoulées sil’on calcule avec des générations de 30 ansau lieu de 25 ans.

Récemment, j’ai moi-même essayéd’obtenir les bons chiffres à partir des datesde règnes contradictoires livrées par leschroniqueurs égyptiens. Si mes calculssont corrects, on aurait une DeuxièmePériode intermédiaire s’étalant sur 327 à352 ans et un recouvrement des XIIIe etXVIIe dynasties sur 25 à 50 ans. Cela cor-respondrait non seulement au renouvel-lement des générations dans les biographiesdes nomarques d’El-Kab, mais aussi à ladate sothiaque mentionnée plus haut. Quoiqu’il en soit, tous ces chiffres demeurent

32] Archéologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

4. D’UN EMPIRE À L’AUTRE. Sésostris III (à gauche) est un sou-verain du Moyen Empire. Ahmôsis Ier (à droite) est le tout premierpharaon du Nouvel Empire. Entre les deux, la Deuxième Période inter-

médiaire a longtemps été difficile à dater. La situation s’est déblo-quée quand les historiens ont trouvé et pris en compte les datesindiquées dans les tombes des hauts fonctionnaires.

4 BIBLIOGRAPHIEE. Hornung et al. (dir.), Ancientegyptian chronology, Handbookof Oriental Studies 1, vol. 83., BrillAcademic Publishers, Leyde,2006.

Th. Schneider, Contributions to the chronology of the NewKingdom and the Third Intermediate Period, Ägypten & Levante /Egypt & the Levant, vol. 20, pp. 373-403, 2010.

J. Assmann, Le temps double de l’Égypte ancienne, Pour la Science n° 397, novembre 2010.

Th. Schneider, Das ende der kurzen Chronologie : eine kritischeBilanz der Debatte zur absolutenDatierung des Mittleren reichesund der Zweiten Zwischenzeit,Ägypten & Levante / Egypt & theLevant, vol. 18, pp. 275-313, 2008.

© Gianni Dagli Orti/Corbis

© akg/De Agostini Pict. Lib

Page 35: Pour La Science

incertains et nul ne peut dire avec certi-tude si le Nouvel Empire a commencé enl’an 1540 ou cinq ans plus tôt !

Avec la XIIe dynastie, à laquelle appar-tenait Sésostris III, nous foulons à nouveauun sol ferme; cette dynastie a duré 182 ans.En fonction de la durée de la DeuxièmePériode intermédiaire, elle a donc dû com-mencer entre 2000 et 1975.

Le Moyen Empire fut précédé par unepériode où l’Égypte comptait de petitsÉtats : la Première Période intermédiaire.Au sein de cette époque, les 185 annéescitées par le prêtre Manéthon pour lesrègnes des rois d’Hérakleopolis (le plusimportant royaume de cette phase inter-médiaire) jusqu’à la réunification, à lafin de la XIe dynastie (entre 2040 et 2020),semblent pouvoir correspondre à la vérité.Les dates relatives aux fonctionnairesrégionaux ainsi que les découvertesarchéologiques dans les nécropoles de laPremière Période intermédiaire corres-pondent à une durée d’environ 200 ans.

L’Ancien Empire s’est terminé versl’an 2230, ce qui nous amène à l’ère desconstructeurs de pyramide connus. Le

plus gros problème chronologique pourcette période est le système de dates alorsutilisé. En effet, à partir de la XIe dynas-tie, les Égyptiens ont daté les événementsen fonction du début du règne des sou-verains ; auparavant, on mentionnait les«années de recensement des troupeaux»,c'est-à-dire les années de levée d’im-pôts. Les spécialistes ont longtemps penséque ces levées étaient séparées de deuxans, car à côté de la mention « année durecensement », on trouve aussi de tempsen temps une mention « année après lerecensement ». Entre-temps, il est devenuclair que soit les Égyptiens n’avaientpas de méthode régulière de prélèvementdes impôts, soit nous ne l’avons pasencore comprise.

A posteriori, les listes de rois des épo-ques tardives n’aident pas, car leursauteurs, manifestement, ont aussiconfondu ces données avec des annéesde règne. Les constructeurs des grandespyramides de la IVe dynastie, les rois Sné-frou, Khéops et Chéphren, ont sans douterégné bien plus longtemps que ne lerapportent les chroniqueurs égyptiens, à

en croire les estimations récentes desdurées de construction.

Le calcul à rebours fondé sur les datesde recensement des troupeaux depuisla Première Période intermédiaire jusqu’àl’Ancien Empire et sur toute une séried’autres indices comporte donc de trèsgrandes incertitudes. Il conduit à placerla construction de la pyramide de Khéopsau XXVIe siècle.

L’histoire complétéepar la physique

C’est là qu’intervient la physique : uneéquipe internationale vient en effet de fairesavoir que les dates obtenues par laméthode du radiocarbone coïncident bienavec le résultat de la reconstruction de lachronologie par la méthode historique(voir L’Égypte ancienne à l’aune du radiocar-bone, page 20). Ces datations physiquesfixent surtout les plus anciennes périodesde l’histoire égyptienne, pour lesquellesla méthode astronomique est controver-sée ; elles complètent ainsi idéalement lachronologie historique. n

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Archéologie [33

Page 36: Pour La Science

Jenny Greene

Pesant moins d’un million de masses solaires,les trous noirs de masse intermédiaire

pourraient être la clef de l’énigmede la formation de leurs homologues

supermassifs et des galaxies qui les abritent.

À la recherche desTROUS NOIRS

de masse

Astrophysique

À la recherche desTROUS NOIRS

de masse

Page 37: Pour La Science

Astrophysique [35

L es astronomes savent depuis unedizaine d’années que presque tou-tes les grosses galaxies recèlent en

leur centre un gigantesque trou noir – astredont le champ de gravité est si intense quela lumière ne peut s’en échapper. En mou-rant, les étoiles peuvent s’effondrer enpetits trous noirs, dont la masse va de troisà quelques dizaines de fois celle du Soleil.Ces trous noirs de masse stellaire sontcependant minuscules comparés auxmonstres présents au cœur des galaxies,qui atteignent des millions, voire desmilliards, de masses solaires.

Ces trous noirs supermassifs posentnombre de questions : pourquoi sont-ils sifréquents dans les galaxies ? Qui appa-raît en premier, le trou noir central ou sagalaxie hôte? Comment se sont-ils forméset ont-ils grandi?

Le mystère est d’autant plus grand quedes trous noirs supermassifs existaient déjàalors que l’Univers était encore très jeune.En juin 2011, un trou noir de deux mil-liards de masses solaires environ a étéobservé à une distance correspondant à770 millions d’années après le Big Bang.Comment a-t-il pu devenir si massif en sipeu de temps?

Une croissance aussi rapide est éton-nante, car les trous noirs, surtout connusdans l’imaginaire collectif pour aspirer legaz et les étoiles qui passent à leur portée,sont aussi très efficaces pour « souffler »la matière environnante. Le gaz qui tombesur un trou noir se met à tournoyer au seind’un énorme disque, le disque d’accrétion.Échauffé par les frottements, en particu-lier à l’approche du point de non-retoursur le bord interne du disque, le gazrayonne de façon intense, notamment enrayons X. Ce rayonnement repousse le restede la matière en chute sur le trou noir, cequi limite le rythme de croissance de l’as-tre par accrétion.

Les calculs indiquent qu’un trou noirqui accumule de la matière en continu aurythme le plus rapide possible double demasse tous les 50 millions d’années. C’estimpressionnant, mais trop lent pour qu’untrou noir de masse stellaire devienne unmonstre d’un milliard de masses solairesen moins d’un milliard d’années !

Les astrophysiciens ont proposé deuxscénarios généraux de formation des trousnoirs supermassifs. Le premier, avancé ily a déjà de nombreuses années, supposeque leurs germes étaient de gros trous noirs,vestiges d’étoiles défuntes. Les premières

intermédiaire

L ’ E S S E N T I E L

4 Moins d’un milliardd’années après le Big Bang,il existait déjà des trousnoirs supermassifs d’un milliard de massessolaires. Or l’accrétion de matière ne suffit pas à expliquer une croissanceaussi rapide.

4 Ces monstres sont-ilsissus de l’effondrementd’étoiles en de nombreuxpetits trous noirs, qui ontensuite grossi et fusionné ?Ou bien ont-ils évolué à partir de germes déjà massifs, résultant de l’effondrement de grands nuages de gazprimordiaux ?

4 La réponse viendra de la détection et de l’étudedes trous noirs de masseintermédiaire. Les premiers résultatsfavorisent le scénario de l’effondrement de nuages de gaz.

intermédiaireG

avin

Pote

nza

Page 38: Pour La Science

36] Astrophysique © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

étoiles qui se sont formées dans l’Universétaient sans doute extrêmement massivescomparées au Soleil et aux autres étoilesdes générations suivantes. Le gaz pri-mordial ne contenait en effet pas encoreassez d’éléments lourds, qui facilitent lerefroidissement et la formation de gru-meaux plus petits lorsque les nuages degaz se contractent. Les très grosses étoilesqui en auraient résulté se seraient consu-mées rapidement et auraient engendré destrous noirs d’une centaine de masses solai-res. Mais comment faire grossir ces germesplus vite que par simple accrétion?

Dans un amas stellaire dense, où les étoi-les les plus grosses (et les trous noirs) onttendance à se regrouper près du centre, untrou noir central massif pourrait rapidementcroître jusqu’à 10000 masses solaires en ava-lant d’autres trous noirs, dépassant ainsi lerythme d’accrétion limite habituel. La crois-sance jusqu’au stade de trou noir supermas-sif pourrait se poursuivre par une accrétionplus ordinaire, peut-être avec d’autres trousnoirs de belle taille au menu.

Cependant, la découverte des trous noirssupermassifs très précoces pose la questionde savoir si cette phase initiale de croissanceaccélérée est suffisante. Les astrophysiciensont ainsi cherché des mécanismes alterna-tifs engendrant des germes de trous noirsplus gros que ceux formés à la mort des étoi-les primitives.

La distribution demasse des trous noirs

indique leur origine Pour ce faire, une possibilité est de sau-ter les étapes intermédiaires, à savoir lesétoiles : un gros nuage de gaz s’effon-drerait pour former directement un trounoir de 10 000 à 100 000 masses solaires,bien plus gros que celui issu d’une étoile.Ce processus offre, en théorie, davantagede latitude pour former des trous noirssupermassifs précoces. Ce type d’effon-drement direct ne se produit plus dansl’Univers aujourd’hui, car la teneur enéléments lourds du gaz a beaucoup aug-menté, mais les conditions étaient diffé-rentes dans sa jeunesse.

Malheureusement, il est difficile dedéterminer lequel de ces deux scénarioscorrespond à la réalité, c’est-à-dire de savoirsi les germes des trous noirs supermas-sifs étaient de taille stellaire, ou s’ils étaientissus de l’effondrement de gros nuages

interstellaires. Malgré les progrès des téles-copes, on ne peut observer des «bébés trousnoirs supermassifs» en train de commen-cer leur croissance dans les premiers âgesde l’Univers. C’est pourquoi mes collègueset moi avons adopté une autre stratégie :chercher des germes qui, pour une raisonou une autre, auraient survécu jusqu’à nosjours sans devenir supermassifs.

Si les germes de trous noirs supermas-sifs étaient des résidus d’étoiles, nousdevrions détecter de nombreux resca-pés, à la fois au centre et à la périphériedes galaxies, car les étoiles primordialesdéfuntes devaient être réparties partoutdans la Galaxie. Nous devrions aussiobserver un éventail continu de massesallant de 100 à 100 000masses solaires, carla croissance de ces germes serait sus-ceptible d’avoir été interrompue, par man-que de matériau à agréger, à n’importequel stade de la croissance.

En revanche, si les amorces de trousnoirs supermassifs se sont formées sur-tout par effondrement direct de nuages degaz, alors il devrait y avoir assez peu desurvivants : le processus d’effondrementdirect doit être plus rare que les implo-sions d’étoiles. Au lieu d’un large éventailde masses, nous ne devrions trouver quedes restes dépassant 100 000 masses solai-res, la masse typique donnée par les modè-les théoriques d’effondrement direct.

Avec d’autres chercheurs, j’ai doncentrepris de scruter le ciel à la recherched’un nouveau type de trous noirs, qui neseraient ni de masse stellaire ni supermas-sifs, mais entre les deux : les trous noirs demasse intermédiaire. Il s’agissait de voirsi leur fréquence et leur distribution demasse s’accordent mieux avec le modèlede l’effondrement stellaire ou avec celuide l’effondrement gazeux. Quand nousnous sommes lancés dans cette entrepriseil y a sept ans, elle ne semblait guère pro-metteuse. Un seul trou noir intermé-diaire était connu, et il était considérécomme une anomalie. Mais depuis, nousen avons trouvé des centaines.

Dans la suite, j’inclurai dans la catégo-rie des trous noirs intermédiaires ceux dontla masse va de un millier à deux millionsde masses solaires. Cette limite supé-rieure est un peu arbitraire, mais elle exclutles plus petits des trous noirs supermassifsconnus, tel celui de notre Galaxie, quidépasse à peine quatre millions de mas-ses solaires. Dans tous les cas, la frontièreest par nature floue. En pratique, la mesure

Jenny GREENE est maître de conférences en astronomie à l’Université de Princeton, aux États-Unis.

L’ A U T E U R

4 BIBLIOGRAPHIE

J. Greene, Big black hole found in tiny galaxy, Nature, vol. 470, pp. 45-46, 2011.

J. Kormendy et al., Supermassiveblack holes do not correlate withgalaxy disks or pseudobulges,Nature, vol. 469, pp. 374-376, 2011.

M. Volonteri, Formation of supermassive black holes,Astronomy and AstrophysicsReview, vol. 18(3), pp. 279-315,2010.

J. Lavalle, Les trous noirs demasse intermédiaire, Pour laScience n° 372, octobre 2008,http://bit.ly/372_lavalle.

J. Greene et L. Ho, Active galacticnuclei with candidate intermediate-mass black holes,Astrophysical Journal, vol. 610(2),pp. 722-736, 2004.

A. Filippenko et L. Ho, A low-masscentral black hole in the bulgelessSeyfert 1 galaxy NGC 4395, Astrophysical Journal, vol. 588(1), pp. L13-L16, 2003.

Page 39: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Astrophysique [37

de la masse d’un trou noir est souvent trèsincertaine. Les masses de notre premièresérie de trous noirs intermédiaires ont parexemple été revues à la hausse d’un facteurdeux il y a quelques années, lorsqu’undes paramètres utilisés dans les calculs aété ajusté pour tenir compte de nouvellesdonnées. Mais l’important est ce que nousallons découvrir dans les années à venir surla population de trous noirs non supermas-sifs dans son ensemble, quelle que soit lafaçon dont on les définit. Ce que nous avonsappris pour l’instant nous apporte déjà unevision nouvelle des interactions des trousnoirs avec les galaxies qui les abritent.

Où chercher les trousnoirs intermédiaires ?Les trous noirs peuvent être mis en évi-dence de diverses façons. Des étoiles quitournent rapidement sur des orbites trèsserrées autour du centre d’une galaxie sontpar exemple révélatrices de la présenced’un trou noir supermassif. Les trous noirsde masse intermédiaire sont cependantbien trop petits pour que leur influencegravitationnelle trahisse leur présence.C’est pourquoi nous nous concentrons surles trous noirs «actifs» –qui sont en traind’engloutir du gaz– parce que le matériaubrûlant du disque d’accrétion émet en tom-bant un rayonnement intense.

Au fil de plusieurs décennies d’étu-des, les astronomes sont parvenus à laconclusion que les trous noirs actifs setrouvent en général dans de grossesgalaxies d’un certain type. Les galaxiesmassives se divisent en deux grandesfamilles. Les galaxies spirales, telle la nôtre,arborent un vaste disque d’étoiles en rota-tion. À l’inverse, les galaxies elliptiquessont d’énormes agglomérations plus oumoins sphériques d’étoiles. Certainesgalaxies spirales ont en leur centre unbulbe semblable à une galaxie elliptiqueen modèle réduit. Les trous noirs actifsse trouvent pour la plupart dans lesgalaxies elliptiques et dans les galaxiesspirales dotées d’un bulbe massif. Enoutre, presque tous les bulbes galactiquesassez proches pour être étudiés en détailabritent un trou noir de quelques millionsà quelques milliards de masses solaires !Enfin, plus le bulbe est gros, plus le trounoir central est gros : la masse du trou noirvaut généralement un millième de celledu bulbe. Cette surprenante corrélationest en soi une énigme passionnante. Elle

L E S G E R M E S D E T R O U S N O I R S G É A N T S

Des trous noirs monstrueux de plus d’un milliard de masses solairesexistaient déjà dans la jeunesse de l’Univers. Selon la vision classique,ces trous noirs supermassifs ont grandi à partir de « germes», destrous noirs créés par l’effondrement d’une étoile. Cependant, un trounoir de masse stellaire ne peut pas grossir assez vite par simple accré-tion de matière pour devenir supermassif en si peu de temps (a). Dèslors, comment des germes plus gros ont-ils pu se former? Deux hypo-thèses s’affrontent : la croissance accélérée de trous noirs stellaires(b),et l’effondrement direct de nuages de gaz (c). La recherche des trousnoirs vise à départager ces scénarios.

De façon alternative, un grand nuage de gaz primordial pourrait s’effondrer pour former directement un trou noir de masse intermédiaire,sans passer par l’étape « étoile ». Celui-ci grandirait ensuite également en se nourrissant de gaz.

Un gros trou noir de masse stellaire situé dans un amas d’étoilespourrait rapidement atteindre 10 000 masses solaires en avalantd’autres trous noirs. Cette graine de masse intermédiaire pourrait ensuite devenir supermassive par accrétion du gaz.

?

Nuage primordial

Effondrement Effondrement

Étoile

Amas d’étoiles Germe de trou noir de masse intermédiaire

Nuage de gazprimordial

Germe de trou noir de masse intermédiaire

Effondrement

Trou noirde massestellaire

Trou noir supermassif

a

b

c

Gav

in P

ote

nza

Page 40: Pour La Science

38] Astrophysique © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

implique que les galaxies et les trous noirssupermassifs évoluent ensemble, par desmécanismes qui restent à élucider. Defaçon plus prosaïque, cette corrélationsuggère qu’il faut rechercher les trous noirsintermédiaires dans les galaxies les pluspetites. Mais lesquelles ?

Une curieuse petite galaxie nous a donnéune idée. Mon directeur de thèse, Luis Ho,de l’Observatoire Carnegie, en Californie,a étudié environ 500 des galaxies brillan-tes les plus proches en1995. Il avait constatéque si la plupart des galaxies à gros bulbeabritent des trous noirs actifs, ce n’est pasle cas pour les galaxies sans bulbe, à uneexception près : NGC4395, une galaxie spi-rale dotée d’un trou noir central actif etdépourvue de tout bulbe. Cette bizarrerieétait en fait connue depuis1989, mais consi-dérée comme une anomalie. À l’exceptionde NGC 4395, le relevé de L.Ho confirmaitla règle générale : on ne trouve pas de trousnoirs dans les galaxies sans bulbe.

L’estimation de la masse du trou noirde NGC4395 est particulièrement malaisée.Les mesures de masse les plus directesen astronomie passent par l’observationdu mouvement orbital. La période d’uneplanète et la taille de son orbite autourdu Soleil permettent par exemple dedéduire la masse de ce dernier. De même,les orbites des étoiles dans une galaxiepeuvent révéler la masse du trou noir cen-tral, s’il est suffisamment gros pour quel’on puisse distinguer les effets de sa gra-vité du mouvement d’ensemble des étoi-les. Malheureusement, le trou noir deNGC 4395 est trop petit pour cela.

On doit donc exploiter des indices moinsdirects. Par exemple, le rayonnement X émispar les trous noirs actifs change d’intensitéavec le temps, et plus le trou noir est gros,plus ces variations sont lentes. En 2003,David Shih et ses collègues, à l’Universitéde Cambridge, ont trouvé que l’intensité durayonnement X émanant de NGC4395 varie

si vite que la masse du trou noir doit êtrecomprise entre 10 000 et 100 000 massessolaires. Au même moment, L.Ho est arrivéà peu près à la même fourchette de masseen s’appuyant sur d’autres indices.

Des masses difficilesà estimer

Bradley Peterson, de l’Université de l’Ohio,et ses collègues ont effectué en 2005 unemesure un peu plus directe. Ils ont uti-lisé, à l’aide du télescope spatial Hubble,une technique dite de cartographie parréverbération. La réverbération des bouf-fées de lumière émises par le trou noirsur les nuages de gaz interstellaires pro-ches permet de déterminer leur positionet leur vitesse, et donc leurs orbites autourdu trou noir central, donnant ainsi accèsà la masse de celui-ci. B. Peterson et sescollègues ont ainsi estimé que le trounoir de NGC 4395 représente environ

O Ù R É S I D E N T L E S D I F F É R E N T S T Y P E S D E T R O U S N O I R S

Il existe de nombreux types de galaxies, dont certains sont asso-ciés à la présence de trous noirs supermassifs. La Voie lactée (a)estune galaxie spirale, composée d’un disque et d’un gros renflementcentral dense en étoiles, ou bulbe. Elle abrite en son centre un trounoir supermassif de quatre millions de masses solaires (en bleu).De nombreux trous noirs de masse stellaire (en orange) ont égale-ment été détectés dans la Voie lactée.Les galaxies à bulbe et les grandes galaxies elliptiques (b)

semblent toutes abriter un trou noir supermassif central. À l’in-verse, les trous noirs de masse intermédiaire (échelle ci-dessous,en jaune) sont plus fréquents dans les galaxies dépourvues de bulbemassif, comme les spirales sans bulbe (c).

Les classes de trous noirsLes trous noirs connus se répartissent en trois familles, selon leur masse.

Trous noirs supermassifs : deux millions à plusieursmilliards de masses solaires. On les trouve dans le cœur des grandes galaxies elliptiques ou à bulbe.

Trous noirs intermédiaires : un millier à deux millionsde masses solaires. Ce seraient les germes de trousnoirs supermassifs dont la croissance a pris fin.

Trous noirs de masse stellaire : les exemples connus vont de 4 à 30 masses solaires. Issus de l’effondrement d’étoiles massives, ils peuvent en théorie valoir de 3 à 100 masses solaires.

Milliards

Masses solaires

Dizaines

Galaxie spirale avec bulbe massif et trou noir supermassif

Soleil

Soleil

Trou noir supermassif

Trou noir de masse stellaire

Trou noirsupermassif

Bulbe

a

Page 41: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Astrophysique [39

360 000 masses solaires. Mais même aveccette technique, une incertitude d’un fac-teur trois subsiste, en raison des hypo-thèses faites pour le calcul.

La galaxie sans bulbe NGC 4395 sem-ble ainsi abriter exactement le type de trounoir de masse intermédiaire que nous cher-chions. Cependant, des 500 galaxies exa-minées par L. Ho, c’était la seule galaxiesans bulbe à présenter des signes clairs dela présence d’un trou noir actif. Ladeuxième a été trouvée en 2002.

Aaron Barth, alors à l’Institut de tech-nologie de Californie, a utilisé le téles-cope Keck II de Hawaï pour obtenir lespectre d’une curieuse petite galaxie peuétudiée, POX 52. Comme NGC 4395, cettegalaxie présentait des signes encoura-geants, sans pour autant avoir le profiltype pour abriter un trou noir super-massif (c’est une galaxie d’un type rare,dit sphéroïdal, distinct des galaxies spi-rales à bulbe et elliptiques). Or le spec-

tre de POX 52 obtenu ressemble de façonfrappante à celui de NGC4395, et présenteles mêmes caractéristiques qui trahissentla présence d’un trou noir !

POX 52 se trouve à 300 millions d’an-nées-lumière, 20 fois plus loin que NGC4395,si bien que l’estimation de la masse deson trou noir est encore moins facile. Cepen-dant, divers indices convergent vers untrou noir d’environ 100 000 masses solai-res. Les trous noirs intermédiaires dans lesgalaxies sans bulbe définissent dès lors uneclasse… contenant deux éléments !

Bien sûr, nous avions besoin de davan-tage de spécimens de trous noirs inter-médiaires pour répondre à toute une sériede questions. Quelle est leur fréquence ?Toutes les galaxies sans bulbe en contien-nent-elles un, ou bien les galaxies de cetype sont-elles pour la plupart dépourvuesde trou noir? Trouve-t-on ailleurs des trousnoirs intermédiaires? Existe-t-il des spéci-mens encore plus petits ? Ce n’est qu’en

répondant à ces questions que nous com-prendrons comment les germes des trousnoirs supermassifs se sont formés, et quelrôle ils ont joué dans l’Univers jeune.

Malheureusement, les méthodes clas-siques sont peu propices à la détection detrous noirs intermédiaires actifs. Plus untrou noir est gros, plus il peut se nourriret plus il brille. Les petits trous noirs sontpeu lumineux et donc plus difficiles à déce-ler. Mais il y a pire. Les galaxies elliptiques,où les gros trous noirs ont tendance à setrouver, sont un environnement favora-ble à la détection : elles ne renferment pasbeaucoup de gaz et ne produisent pas denouvelles étoiles, ce qui offre une vue déga-gée du centre galactique. À l’inverse, lesgalaxies spirales, où l’on soupçonne lestrous noirs intermédiaires de se cacher, for-ment plus d’étoiles. Or le rayonnementénergétique des jeunes étoiles, combiné augaz et à la poussière opaques, peuvent dis-simuler le signal d’un trou noir actif.

Galaxie elliptique avec trou noir supermassif Galaxie spirale sans bulbe avec trou noir intermédiaire

Trou noirsupermassif

Trou noir de masseintermédiaire

b c

Gav

in P

ote

nza

Page 42: Pour La Science

40] Astrophysique © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

Pour surmonter ces obstacles, L.Ho etmoi avons exploité à partir de 2004 un pré-cieux catalogue astronomique nommé SDSS(Sloan Digital Sky Survey). Depuis 2000,ce recensement a observé plus d’un quartdu ciel et obtenu le spectre de millionsd’étoiles et de galaxies individuelles.

Nous avons passé au peigne fin200000 spectres de galaxies du relevé SDSS,et avons repéré 19 nouvelles candidatessemblables à NGC 4395, c’est-à-dire despetites galaxies abritant des trous noirsactifs de moins d’un million de massessolaires. Des recherches similaires effec-tuées ces dernières années sur des don-nées plus récentes du catalogue SDSS ontporté le total à une quarantaine de trousnoirs de moins d’un million de massessolaires, et plus d’une centaine juste au-dessus du million de masses solaires.

La méthode utilisée pour estimer cesmasses est assez indirecte. Les spectres

lumineux du SDSS nous livrent la vitessedu gaz chaud en orbite autour du trou noircentral. Pour calculer directement la massedu trou noir, il manque la taille de l’orbite.Néanmoins, en extrapolant aux petits trousnoirs la relation entre la vitesse du gaz etla masse du trou noir (plus il est petit, plusle gaz est lent) observée sur les trous noirsactifs d’un million à un milliard de mas-ses solaires, nous pouvons repérer nos can-didats trous noirs intermédiaires dansles données du SDSS.

Éplucher le cataloguede spectres

Ces recherches ont confirmé ce queNGC 4395 et POX 52 suggéraient : il existeune vaste population de trous noirs demasse intermédiaire résidant dans lesgalaxies sans bulbe. Pour autant, ces trousnoirs semblent très rares. Parmi les galaxiesassez brillantes pour être étudiées dansle SDSS, seule une sur un millier présentedes signes de la présence d’un trou noirde masse intermédiaire actif.

Cependant, les recherches menées àpartir du catalogue SDSS pourraient pas-ser à côté de nombreux trous noirs. En effet,elles exploitent uniquement le domainevisible du spectre lumineux, si bien que lapoussière pourrait cacher de nombreuxtrous noirs à notre vue. Pour contournerce problème, on peut observer en rayons X,en infrarouge moyen et en ondes radio,rayonnements qui traversent la poussière.

Shobita Satyapal, de l’Université GeorgeMason, en Virginie, et ses collègues ont cher-ché en infrarouge moyen des trous noirsactifs dans les galaxies sans bulbe. Lesrayons X émis par le gaz qui plonge dansle trou noir ionisent le gaz environnant,créant des raies spectrales caractéristiques,telle celle du néon fortement ionisé, dansl’infrarouge. Peu de galaxies se prêtent à cegenre de recherche, et l’équipe de S. Satya-pal n’a découvert que quelques nouveauxtrous noirs intermédiaires actifs. Les astro-nomes ont également vu, en rayons X etondes radio, des signes de trous noirs inter-médiaires potentiels ainsi que des petitstrous noirs supermassifs. Des observationscomplémentaires sont en cours pour confir-mer ces candidats.

Ces résultats indiquent que de nom-breux trous noirs moyens cachés dans lapoussière de leur galaxie échappent à ladétection dans le domaine optique. Maismême en corrigeant ce biais, les trous noirs

60

40

20

Masse (en millions de masses solaires)0,1 0,2 0,3 0,4 0,5 0,6 0,8 1 2

Nombre de trous noirs de masse intermédiaire détectés en lumière visible

L’ E F F O N D R E M E N T D I R E C T P R I V I L É G I É

L’analyse du spectre en lumière visible de 500 000 galaxies a permis dedécouvrir plus d’une centaine de trous noirs ayant une masse estimée infé-rieure à deux millions de masses solaires (ci-dessous). D’autres études, s’ap-puyant sur l’infrarouge moyen, les rayons Xet les ondes radio, ont mis en évidencedes candidats trous noirs supplémentaires.Il semble que la plupart des galaxies sans bulbe n’abritent pas de trou noir

intermédiaire en leur cœur, mais que s’il y en a un, il est assez massif. Ces obser-vations sont compatibles avec le scénario de formation des germes de trousnoirs supermassifs par effondrement direct de nuage de gaz. Si ces germesrésultaient d’effondrements stellaires, presque toutes ces galaxies devraientrenfermer un trou noir d’au moins 10000 masses solaires.

Les astronomes ontrepéré jusqu’à présentune centaine de trousnoirs intermédiaires

de moins de deux millions de masses solaires.

A N

ew S

ample

of

Low

-Mas

s B

lack

Hole

s in

Act

ive

Gal

axie

s, b

y Je

nny

Gre

ene

et L

uis

Ho, in

Ast

rophys

ical

Journ

al, V

ol.

670, N

o. 1;

Nove

mber

20, 2007

Page 43: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Astrophysique [41

intermédiaires semblent rares. Seuls 5 à25 pour cent des galaxies sans bulbe abri-teraient un trou noir de poids moyensuffisamment gros pour être détecté.

Les observations de trous noirs inter-médiaires pourraient contribuer à expli-quer la corrélation entre les gros trous noirset les gros bulbes. Comme je l’ai évoquéprécédemment, les trous noirs supermas-sifs dans les galaxies à gros bulbe représen-tent souvent un millième de la masse dubulbe. La croissance d’un trou noir super-massif semble intimement liée à celle dubulbe qui l’enserre. Si cette corrélation estvalable dès la formation du bulbe, alors ilne devrait pas y avoir de corrélation entreles propriétés des galaxies sans bulbe et cel-les de leurs trous noirs intermédiaires.

Grandir au grédes collisions

L’une des principales théories proposéespour expliquer l’origine de cette étroitecorrélation est la suivante : les galaxieselliptiques et les bulbes massifs se for-ment lorsque des galaxies spirales entrenten collision. Au cours de la fusion, lesinteractions gravitationnelles sèment lapagaille dans les disques, envoyant lesétoiles dans tous les sens au sein d’unerégion sphérique (la future galaxie ellip-tique ou bulbe). Les nuages de gaz entrenten collision pendant la fusion et migrentvers le centre du bulbe sous l’effet de lagravité, déclenchant un sursaut de for-mation stellaire, ce qui augmente la massestellaire du bulbe.

Dans le même temps, les trous noirscentraux de chaque galaxie fusionnent etabsorbent une partie du gaz frais au cen-tre de la galaxie. Bulbes et trous noirs super-massifs peuvent ainsi croître et évoluer deconcert au fil des fusions de galaxies.Lorsque le trou noir atteint environ un mil-lième de la masse du bulbe, son «souffle»l’emporte et repousse le gaz hors du cen-tre galactique, mettant fin à la croissance.

Les trous noirs intermédiaires dans lesgalaxies sans bulbe, comme NGC4395, n’au-raient jamais profité des festins offerts parles fusions. Au lieu de cela, ces germes res-tants n’auraient grossi qu’au hasard d’en-cas de gaz croisés au centre de la galaxie,sans lien avec les fusions qui dirigent l’évo-lution d’ensemble de celle-ci. Certainesgalaxies sans bulbe pourraient ne pascontenir de trou noir du tout. C’est le casde la galaxie spirale «pure» M33 –très sem-

blable par son apparence physique àNGC 4395 –, qui ne contient clairementaucun trou noir de plus de 1 500 massessolaires. Les indices s’accumulent en faveurde ce tableau liant la croissance des trousnoirs à la formation du bulbe, mais de nom-breux détails restent à élucider.

Quant à la question de la formation desgermes de trous noirs, la rareté des trousnoirs intermédiaires renforce la théorie del’effondrement direct de nuages de gaz dansl’Univers précoce. Si l’effondrement stel-laire rendait compte des premiers germesde trous noirs, presque toutes les galaxiessans bulbe devraient abriter des trous noirsd’au moins 10000masses solaires. Il sem-ble cependant que les plus petites d’entreelles ne contiennent pas de trou noir.

D’autres indices sont aussi en faveurdu scénario d’effondrement direct. En par-ticulier, la faible corrélation des massesdes trous noirs intermédiaires avec cellesde leurs galaxies hôtes correspond mieuxaux prédictions de ce scénario. Et il est bienplus facile d’aboutir à un trou noir d’unmilliard de masses solaires en quelquesmillions d’années si les germes sont déjàtrès massifs au départ.

Bien sûr, de nouvelles données pour-raient conduire à revoir cette conclusion.Par exemple, quand on pourra étudier desgalaxies moins lumineuses que celles durelevé SDSS, la proportion de galaxiesdotées de trous noirs intermédiaires pour-

rait augmenter ou baisser. Il est égalementpossible que certaines galaxies abritentdes trous noirs intermédiaires en dehorsdu centre galactique.

Beaucoup d’inconnuesPour l’heure, de nombreuses questionsconcernant les trous noirs intermédiairesrestent ouvertes. Sont-ils plus répandusdans certains types de petites galaxies ?De telles corrélations suggéreraient de nou-veaux mécanismes d’interaction des trousnoirs et de leurs galaxies hôtes avant lesépisodes de fusion.

La plupart des galaxies sans bulbesont-elles totalement dépourvues de trousnoirs intermédiaires, ou ces derniers sont-ils simplement trop petits – de l’ordred’un millier de masses solaires – pour êtredétectés pour l’instant? De tels trous noirsseraient très certainement issus de l’ef-fondrement d’étoiles. Ou encore, peut-être toutes les galaxies sans bulbehébergent-elles un imposant trou noirintermédiaire – de 10 000 à 100 000 mas-ses solaires –, mais qui serait la plupartdu temps inactif, faute de gaz à englou-tir? Nous ne pourrions alors plus conclureque les trous noirs intermédiaires sontrares. Selon les réponses, les théories deformation des galaxies et des trous noirssupermassifs prendront des orientationsradicalement différentes. n

LA GALAXIE NGC 4395, une galaxie spirale sans bulbe, a été la première où l’on a découvert untrou noir central de masse intermédiaire.

Bob F

ranke

Foca

l Poin

te O

bse

rvat

ory

Page 44: Pour La Science

42] Biologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

D urant l’été 2011, plusieurs person-nes ont été victimes d’une intoxi-cation alimentaire après avoir

consommé des tapenades artisanalesachetées dans le Sud de la France. Ces pro-duits en conserve étaient contaminés parles plus puissantes toxines du règne vivant:les toxines botuliques. Ces toxines sontsynthétisées par une bactérie anaérobie,Clostridium botulinum. L’ingestion de cettebactérie présente dans certains alimentspeut entraîner une infection alimentairecomplexe, le botulisme, qui doit son nomau latin botulus (boudin) – l’une des pre-mières descriptions de la maladie, à lafin du XVIIIe siècle en Allemagne, ayantidentifié des saucisses comme agent conta-minant. Les documents historiques sur lesintoxications alimentaires sont rares avantle XVIIIe siècle, mais on sait qu’au Xe siè-cle, l’empereur byzantin Léon VI interdit

la fabrication de boudin, sans doute suiteà une intoxication de type botulisme.

Des toxines du système nerveux

D’un côté responsables d’intoxications ali-mentaires graves et considérées commeune arme biologique potentielle, ces molé-cules naturelles sont également utiliséesen médecine, et ce, dans un nombre crois-sant d’indications thérapeutiques. La des-cription des mécanismes d’action de cestoxines à l’échelle cellulaire a beaucoupprogressé et devrait permettre de dévelop-per encore leur utilisation thérapeutiquetout en limitant leurs effets secondaires.C’est cette dualité des toxines botuliquesque nous examinerons ici, de la maladiequi les fit connaître aux traitements qu’el-les fournissent. Nous verrons comment

maladie et traitements reposent sur unmême principe : la paralysie flasque desmuscles. Mais, tout d’abord, qu’est-cequ’une toxine?

Du grec toxicon (poison recouvrant lesflèches), une toxine est une biomoléculelétale à faible concentration, qui confère unpouvoir paralysant à l’organisme qui lasécrète. On en trouve partout. Dans le règneanimal, les toxines sont les constituantsmajeurs des venins : scorpions, serpents,araignées, cônes, insectes, amphibiens, etbien d’autres, utilisent les toxines dansdes stratégies de prédation ou de défensecontre un adversaire. Les espèces anima-les ont évolué en fonction de leur envi-ronnement, parfois en synthétisant destoxines, dans une sorte de course à l’ar-mement biologique entre espèces concur-rentes. Les végétaux sécrètent aussi destoxines, qu’ils utilisent souvent pour repous-

L’étude des mécanismes d’action des toxines botuliques,

responsables d’une maladie grave, le botulisme, a permis

la mise au point de traitements de certaines maladies neuromusculaires.

Biologie

César Mattei et Frédéric Meunier

poison etToxines

1. LES TOXINES BOTULIQUESsont produites par Clostridium botulinum, des bactéries en forme de bâtonnets (tels ceux représentés sur cette vue d’artiste).Dans un environnement stressant, la bactérie forme une structure résistante – la spore– qui ne se multiplie plus. La spore germe à nouveau quand l’environnement devient favorable, colonise le lieu (un aliment ou directement la flore intestinale) et excrète les toxines.

Page 45: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Biologie [43

ser des parasites ou des herbivores. Cer-tains champignons et algues sont égale-ment des producteurs de toxines. Enfin,comme Clostridium botulinum, de très nom-breux types de bactéries libèrent des toxi-nes qui faciliteraient leur expansion, et sonten conséquence des vecteurs de maladies(tétanos, diphtérie, anthrax, choléra…).

Le système nerveux central et péri-phérique est l’une des cibles principalesdes toxines, nommées alors neurotoxines.Pour des animaux venimeux, l’avantaged’une neurotoxine réside dans sa capa-cité à neutraliser une proie, en la paraly-sant. Dans des contextes écologiquestrès divers, l’usage d’un venin permet parexemple à un animal lent d’immobiliserrapidement une proie. La paralysie revêtdeux formes antagonistes : une paralysieflasque – où l’adversaire perd son tonusmusculaire – et une paralysie spastique,

exagération de la contraction muscu-laire qui « fige » l’animal ciblé.

Ces effets paralysants sont dus à l’ac-tion d’une ou plusieurs toxines qui se fixentsur un récepteur membranaire impliquédans la contraction musculaire. La com-préhension du mode d’action d’une toxinepermet à la médecine d’envisager un trai-tement adéquat dans des cas d’enveni-mations. En recherche, les neurotoxinessont aussi utilisées depuis plus d’un siè-cle comme outils pharmacologiques pourétudier les mécanismes moléculaires etphysiologiques dans le système nerveux.Depuis plus longtemps encore, l’hommeexploite le pouvoir de toxines dont il aobservé les effets dans la nature, que ce soitpour la chasse (le curare) ou en médecinetraditionnelle (la digitaline).

Les toxines botuliques font partie desneurotoxines qui agissent sur le système

nerveux périphérique. C’est en étudiantles symptômes du botulisme et en recher-chant les cibles de ces toxines dans le sys-tème nerveux que l’on a mis en évidenceleurs mécanismes d’action.

Les symptômes : une paralysie flasque

Le botulisme revêt plusieurs formes chezl’homme. La plus répandue est le botu-lisme infantile, auquel on impute certainscas de mort spontanée du nouveau-né.Le passage, pour un nourrisson, du laitmaternel à une nourriture exogène l’ex-pose à des contaminants alimentairesque sa propre flore bactérienne, son sys-tème digestif et son système immuni-taire, immatures, ne peuvent encoresystématiquement éliminer. La présenceabondante de Clostridium botulinum à la

médicament botuliques :

L ’ E S S E N T I E L

4 Produites par une bactérie présentedans le sol, les toxinesbotuliques contaminentl’homme via des alimentsen conserve mal ou pas stérilisés.

4 Le botulisme se traduit par une paralysie flasquedes muscles, qui peutentraîner la mort.

4 Les toxines bloquent les signaux transmis par le système nerveux aux muscles, les empêchant de se contracter.

4 Depuis quelquesannées, plusieurs ciblesmoléculaires des toxinesdans les neurones ont été identifiées.

4 La compréhension du mécanisme d’action des toxines permet de les utiliser pour traitercertaines pathologies liéesà une hyperstimulation des muscles.

© MedicalRF.com/Corbis

Page 46: Pour La Science

44] Biologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

surface d’aliments aussi courants que lemiel représente un danger potentiellementmortel pour un bébé. C’est pourquoi l’uti-lisation du miel est déconseillée chez lenourrisson. La consommation accidentellede la bactérie entraîne chez l’enfant uneparalysie flasque. La mort survient pararrêt cardio-respiratoire.

Chez l’adulte, le botulisme est observéaprès ingestion d’aliments contaminés etmal stérilisés – c’est le cas de certainesconserves artisanales ou familiales. Uneautre forme infectieuse de botulisme, quise transmet par une plaie, a été observéechez des toxicomanes qui avaient échangédes seringues. Enfin, des cas – rares – debotulisme «de laboratoire» sont connus,chez les chercheurs qui manipulent la bac-térie ou ses toxines. La contamination inter-humaine n’existe pas.

En fait, les cas de botulisme réperto-riés sont rares : près de 1 000 par andans le monde. En France, par exemple,entre 2007 et 2009, 45 personnes ont étéatteintes, dont 4 bébés. Néanmoins, lamaladie persiste et se manifeste souventsous des formes graves qui justifient lemaintien de la surveillance.

Chez une personne intoxiquée, lessymptômes apparaissent 12 heures à3 jours après l’exposition aux toxines.Les signes sont essentiellement d’ordreneurologique et musculaire : il s’agit d’uneparalysie flasque, progressive et symétri-

que. La paralysie des muscles squeletti-ques est caractéristique du botulisme. Dansles cas graves, les muscles lisses du sys-tème respiratoire sont atteints, ce qui peutconduire à une paralysie respiratoireentraînant le décès si le sujet n’est pas prisen charge très rapidement. La récupéra-tion fonctionnelle complète des musclesparalysés survient généralement quelquesmois après un épisode botulique. Desséquelles sont néanmoins possibles, enparticulier une difficulté respiratoire ouune fatigabilité musculaire.

Un vaccin utilisé avec parcimonie

Avant d’identifier la toxine, on soulagela détresse respiratoire du malade en leplaçant sous ventilation artificielle. Quandle sérotype de la toxine est connu, un anti-sérum dirigé contre la toxine incriminéeest administré.

D’origine animale, cette antitoxineconstitue une protection efficace contre latoxine botulique de type A, à condition quele botulisme soit diagnostiqué suffisam-ment tôt. Toutefois, l’apparition de réac-tions allergiques aiguës a stimulé larecherche de nouveaux vaccins d’originehumaine. Ces vaccins ne sont administrésqu’aux personnels de laboratoire et auxmilitaires exposés à un risque de botulisme,car ils présentent un inconvénient majeur:ils excluent, pour les personnes vaccinées,l’utilisation de ces toxines comme traite-ments contre certaines pathologies neuro-musculaires – une spécialité médicale, nousallons le voir, en expansion.

Contrairement à d’autres maladies bac-tériennes, le botulisme ne doit pas êtretraité avec des antibiotiques, car, en lysantles bactéries Clostridium botulinum présen-tes dans le système digestif, les antibioti-ques augmenteraient la libération detoxines et leur concentration dans le sang.

Même si d’autres souches de bactériesClostridium sécrètent des toxines botuli-ques, Clostridium botulinum en est le pro-ducteur principal. Présente dans les sols,la bactérie est particulièrement résistanteaux diverses contraintes environnemen-tales, notamment la chaleur, grâce à unmécanisme de sporulation. Elle entre dansun état de dormance en formant une struc-ture résistante – une spore – qui redon-nera une bactérie lorsque les conditionsredeviendront favorables. Il existe septsérotypes de toxines botuliques, dési-

2. LA TOXINE BOTULIQUE A comporte deux chaînes principales : une chaîne lourde qui lui permetd’entrer dans les neurones de l’organisme infecté, et une chaîne légère qui porte son activité toxique.

Une toxine antidouleur

4 Plusieurs neurotoxines sont exploitées en clinique. Ainsi, l’oméga-conotoxine MVIIA, sécrétéepar le cône Conus magus (ci-dessous), est utilisée contre la douleur chronique,car elle inhibe des canaux calcium spécifiques des neurones sensoriels de la douleur. Elle est utilisée chez des malades atteints de cancerou du sida avec une activité environ10 000 fois supérieure à cellede la morphine.

Wikimedia Commons /Lacy et al., Nat. Struct. Biol. vol. 5, pp. 898-902, 1998.

Chaîne lourde

Chaîne légère

© Shutterstock/Cyhel

Page 47: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Biologie [45

gnés par les lettres Aà G. Les intoxicationsalimentaires humaines sont très souventassociées aux sérotypes A, B ou E (dans lecas des tapenades contaminées, il s’agis-sait de la toxine botulique A).

Les toxines botuliques sont de gros-ses protéines dotées d’une activité pro-téolytique, c'est-à-dire capables de cliver– découper – certains types de protéinescibles. La toxine est d’abord produitepar la bactérie sous la forme d’une pro-téine unique. Ensuite s’assemblent deuxchaînes reliées par un pont disulfure : unechaîne lourde lui permet d’entrer dans lescellules neuronales et une chaîne légèreporte l’activité toxique (voir la figure 2).Quand elle est ingérée, la toxine est ausein d’un supercomplexe protéique : elleest entourée de plusieurs autres sous-uni-tés non toxiques qui la protègent de l’en-vironnement destructeur du tube digestif.

Lorsqu’une personne ingère des toxi-nes botuliques dans des aliments contami-nés ou des spores de la bactérie Clostridiumbotulinum, les toxines entrent dans l’appa-reil digestif. Elles traversent la paroi du tubedigestif par transcytose: au sein de petitesvésicules, elles pénètrent dans les cellules

gastro-intestinales qui tapissent le tubedigestif et ressortent de l’autre côté de laparoi. Elles atteignent ainsi la circulationsanguine ou lymphatique, où elles sonttransportées jusqu’à leur cible: les jonctionsneuromusculaires, c’est-à-dire ce qui reliele système nerveux périphérique et les fibresmusculaires squelettiques.

Leur cible : la jonctionneuromusculaire

En temps normal, la contraction muscu-laire – qui commande l’ensemble des mou-vements du corps humain – s’effectue selonla séquence d’événements suivants. En pre-mier lieu, un neurone moteur, issu de lamoelle épinière, conduit l’influx nerveux– ou potentiel d’action – le long de la fibrenerveuse. Parvenu à l’extrémité terminaledu neurone, ce potentiel d’action déclen-che la libération, dans l’espace séparant leneurone de la fibre musculaire, d’acétyl-choline, un neurotransmetteur. L’acétyl-choline se fixe sur son récepteur porté parla membrane de la cellule musculaire. Fixéeà son récepteur, l’acétylcholine déclencheun potentiel d’action musculaire et une cas-

cade de réactions qui aboutit à la contrac-tion des fibres musculaires, et donc du mus-cle tout entier (voir l’encadré page 46).

Les toxines botuliques empêchent lalibération d’acétylcholine. C’est ce qu’ontmontré, dans les années 1980, plusieurséquipes dont celle de Jordi Molgó, duLaboratoire de neurobiologie cellulaireet moléculaire (CNRS), à Gif-sur-Yvette,en collaboration avec Stephan Thesleff (Uni-versité de Lund, en Suède). Elles «intoxi-quent» le neurone moteur en quatre étapes:elles se lient d’abord à une molécule – unrécepteur – sur la membrane des termi-naisons neuronales. Puis elles entrent dansle neurone par une stratégie de cheval deTroie : elles sont internalisées au sein devésicules dites synaptiques au cours de l’en-docytose, processus par lequel le neuroneproduit de nouvelles vésicules par inva-gination de sa membrane. À l’intérieurdu neurone, elles se libèrent de leurs vési-cules et, dernière étape, lysent leurs cibles,des protéines impliquées dans la libéra-tion des neurotransmetteurs. Or si l’acé-tylcholine n’est pas libérée, l’influx nerveuxn’est pas transmis et le muscle est para-lysé! Ce mécanisme est comparable à celui

E xtrêmement toxiques, relative-ment faciles à produire, les toxi-

nes botuliques sont considéréescomme des agents du risque biolo-gique parmi les plus dangereux. Lesagents du risque biologique sont desentités vivantes,ou issues du vivant,susceptibles d’être utilisées à des finsmilitaires ou par une entité terroristecontre une population civile.L’objec-tif est d’infliger à une populationhumaine ou animale, ou à des den-rées agricoles, une maladie entraî-nant des pertes et des conséquencesimportantes sur le plan économi-que et psychologique.Les principauxagents du risque biologique sont desvirus (variole,fièvres hémorragiques),des bactéries (peste, charbon, tula-rémie) et des toxines (saxitoxine,ricine, toxines botuliques).

Quand on s’intéresse aux critè-res qui permettent de classer cesagents comme militarisables,ce n’estpas la bactérie productrice (Clostri-

dium botulinum), mais les neuro-toxines qu’elle excrète qui représen-tent l’arme biologique.Elles sont do-

tées d’un très faible seuil infectieux ;elles ne sont pas contagieuses,doncépargnent l’utilisateur ;elles font ra-rement l’objet d’une vaccination, etleurs symptômes apparaissent assezvite (de quelques heures à quelquesjours).C’est ce qui a conduit, fin 2001(suite à l’envoi de lettres piégées àl’anthrax), les Centres américains decontrôle des maladies (CDC) à clas-ser les toxines botuliques dans la ca-tégorie A, le degré le plus élevé durisque biologique. La dose létale 50pour les toxines botuliques, c’est-à-dire la concentration nécessairepour tuer la moitié d’un échantillon,est estimée entre un et trois nano-grammes par kilogramme en injec-tion intraveineuse.

Les scénarios d’usage militairedes toxines botuliques prévoient unecontamination par voie orale, c’est-à-dire un empoisonnement de réser-ves d’eau potable ou de denréesalimentaires, au moment de leurstockage ou dans le cadre de la res-tauration collective. Ces toxines bo-tuliques pourraient aussi être répan-

dues sous forme d’un aérosol et inha-lées par une cible humaine.

En 2005,une étude américaine,dont la publication a entraîné undébat sur l’opportunité de rendre ac-cessibles des données «sensibles»,a présenté la modélisation des effetssur l’homme de la contaminationd’une chaîne de distribution de laitde vache par la toxine botulique.

De fait, les toxines botuliques ontdéjà été utilisées à des fins militairesou terroristes. Ainsi, au cours duXXe siècle,de nombreux États,dont laFrance, ont développé des program-mes militaires biologiques à des finsoffensives, dont la plupart incluaientles toxines botuliques. Leur militari-sation par l’Irak a été révélée au sor-tir de la première guerre du Golfe,en 1991, et le Japon a empoisonné,pendant la Seconde Guerre mondiale,des prisonniers chinois de la sinistreUnité 731,en Mandchourie,au coursde l’occupation de la Chine.

Pour l’heure,on ne compte qu’unnombre très faible d’attentats à latoxine botulique, et ils n’ont pas

fait de victime : la secte japonaiseAum Shinrikyo a tenté à plusieurs re-prises de répandre à Tokyo des toxi-nes botuliques, de même que desspores d’anthrax, sans succès. EnFrance, la détention, le stockage, letransport, l’exportation d’agentsdu risque biologique – micro-orga-nismes pathogènes et toxines – fontl’objet d’une réglementation stricte,permettant d’établir une traçabilitéde ces différents agents. Les mala-dies qu’ils entraînent sont à décla-ration obligatoire.

U n a g e n t d u r i s q u e b i o l o g i q u e

Un militaire français en tenue NRBC (nucléaire,radiologique, biologique,chimique), à Djibouti, en 2005.

Stéph

ane Le

mag

nen (D

GA, m

inistère de la Défen

se)

Page 48: Pour La Science

46] Biologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

de la toxine tétanique, responsable du téta-nos, à une exception notable près: la toxinetétanique n’agit pas directement sur lemotoneurone, mais en amont de celui-ci,en bloquant la sécrétion d’un neurotrans-metteur au niveau de la moelle épinière.

L’identification des différentes ciblesdes toxines n’a commencé qu’au début desannées 1990. Les récepteurs des toxinesbotuliques, en particulier, ont été identi-fiés récemment, notamment par l’équiped’Edwin Chapman, de l’Université du Wis-consin, aux États-Unis. Les toxines selient en réalité à deux types de récep-teurs. Les premiers, de faible affinité,sont des glycolipides membranaires nom-més gangliosides, spécifiques des termi-naisons nerveuses. Le second, de moyenneaffinité, est une protéine membranaire : laprotéine SV2 (Synaptic Vesicle Protein) pour

les toxines botuliques A et E, et la synap-totagmine pour la toxine botulique B (entemps normal, la synaptotagmine est impli-quée dans la libération de l’acétylcho-line; le rôle de la protéine SV2 est à préciser).Fixées à leurs récepteurs par leur chaînelourde, les toxines sont internalisées dansune vésicule synaptique.

Signaux interrompusvers les muscles

La chaîne légère toxique sort alors de lavésicule synaptique grâce à un change-ment de conformation de la chaîne lourdequi intervient lors de la maturation dela vésicule synaptique. La vésicule subitune acidification de son contenu (parinflux de protons dans la vésicule à tra-vers une pompe à protons, une protéine

César MATTEIest maître de conférences au sein du Laboratoire Récepteurs et canaux ioniquesmembranaires, à l’Universitéd’Angers.

Frédéric A. MEUNIERest directeur de recherche à l’Institut du cerveau du Queensland, à l’Université du Queensland en Australie.

L E S A U T E U R S

4 BIBLIOGRAPHIE

K. A. Foster, Engineered toxins :new therapeutics, Toxicon, vol. 54,pp. 587-592, 2009.

B. Poulain et al., How do the botulinum neurotoxins blockneurotransmitter release : from botulism to the molecularmechanism of action, The Botulinum J., vol. 1, pp. 14-87, 2008.

R. Jahn, A neuronal receptor for botulinum toxin, Science,vol. 312, pp. 540-541, 2006.

P. G. Foran et al., Getting musclesmoving again after botulinumtoxin : novel therapeutic challenges, Trends Mol. Med.,vol. 9, pp. 291-299, 2003.

S. S. Arnon et al., Botulinum toxinas a biological weapon. Medicaland public health management,JAMA, vol. 285, pp. 1059-1070,2001.

E. J. Schantz et E. A. Johnson, Properties and use of botulinumtoxin and other microbial neurotoxins in medicine, Microbiol.

Rev., vol. 56, pp. 80-99, 1992.

Une fibre musculaireest reliée au systèmenerveux périphérique par des neurones dits moteurs qui projettent vers elle plusieurs terminaisons nerveuses. Entre chaque terminaison et la fibre se crée une jonction neuromusculaire qui assure la transmission des signaux neuronaux vers les muscles. Les toxines botuliques perturbent cette connexion.

L es toxines botuliques créent une paralysie flasque des muscles en bloquantla libération d’un neurotransmetteur, l’acétylcholine, du système nerveuxpériphérique vers les fibres des muscles squelettiques (ci-dessous). Véhi-

culées par la circulation sanguine et lymphatique de la personne infectée, ellesatteignent les jonctions neuromusculaires. Elles agissent alors en pénétrant dansla terminaison neuronale de la jonction et en inhibant certaines protéines quiparticipent à la libération de l’acétylcholine vers la fibre musculaire (ci-contre).

Neurone moteur

Fibre musculaire

Capillaire sanguin

Myofibrille

Mitochondrie

Noyau

4 À ÉCOUTER

Jeudi 8 mars 2012, César Matteireviendra sur le double visagede la toxine botuliquedans la partie « Actualités »de l’émission La marchedes sciences, sur France Culture

de 14h à 15h.www.franceculture.com

Page 49: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Biologie [47

membranaire qui laisse entrer les pro-tons). Cette acidification change la confor-mation de la chaîne lourde, qui formealors un pore dans la membrane de lavésicule, à travers lequel la chaîne légèretransite pour gagner le milieu intracellu-laire, le cytoplasme.

Les conditions réductrices qui règnentdans le cytoplasme (peu d’oxygène) per-mettent à la chaîne légère de se détacherde la chaîne lourde. Au début desannées 1990, l’équipe de Cesare Monte-cucco, de l’Université de Padoue, en Ita-lie, puis d’autres, ont montré que la chaînelégère clive alors des protéines dites SNARE,qui assurent l’exocytose des vésiculessynaptiques, c’est-à-dire la libération, horsdu neurone, de leur contenu – l’acétyl-choline – par fusion des vésicules avec lamembrane neuronale.

En temps normal, ancrées soit dansles vésicules synaptiques, soit dans lamembrane neuronale, les protéines SNAREs’assemblent en un complexe qui rappro-che les membranes vésiculaire et neuro-nale, ce qui déclenche leur fusion. C’estcette étape que les toxines bloquent. Cha-que sérotype de toxine botulique cliveune (parfois deux) de ces protéines SNARE.Les toxines botuliques A, C et E cliventSNAP-25, une protéine de la membraneneuronale, alors que les toxines botuli-ques B, D, F et G coupent la synaptobré-vine, une protéine de la vésiculesynaptique. Enfin, la toxine botulique Ccoupe aussi la syntaxine, une protéine dela membrane neuronale. Dans ces troiscas, le résultat est identique : les vésicu-les synaptiques ne peuvent fusionner avecla membrane neuronale. L’acétylcholine

n’est donc pas libérée et le muscle ne peutse contracter.

Cet effet paralysant des toxines botu-liques est responsable de leur toxicité dansles cas de botulisme. Mais ce qui est ori-ginal avec ces molécules, c’est qu’ellessont aussi utilisées en médecine pour cor-riger des dysfonctionnements dans plu-sieurs maladies.

De façon générale, les toxines botuli-ques A et B – les deux seules utilisées enmédecine sur les sept sérotypes – sontindiquées dans un nombre croissant dephénomènes physiopathologiques. La for-mulation médicale de ces toxines – dosage,sérotype utilisé – varie en fonction de lapathologie considérée. L’injection de toxinebotulique est pratiquée localement pourrelaxer un groupe musculaire trop sti-mulé par des neurones moteurs : la toxine

Pour entrer dans une terminaison nerveuse, les toxines botuliques se lient à des protéines de la mem-brane neuronale : SV2 pour la toxine A, et la synaptotagmine pour la toxine B ¶. Elles entrent dans lacellule lors de la formation des vésicules synaptiques ·. Les toxines changent de conformation sous

l’effet de l’acidification de leur vésicule, et leur chaîne légère, qui porte l’activité toxique, quitte lavésicule ¸. Elle se détache et va couper une protéine cible – SNAP 25 pour la toxine A ¹et la synap-

tobrévine pour la toxine B º. En temps normal, ces protéines forment un complexe(SNARE) qui déclenche la fusion des vésicules synaptiques chargées d’acétylcho-

line et de la membrane neuronale en les rapprochant. Après lafusion, l’acétylcholine est libérée dans la fente

synaptique et se fixe sur ses récepteurs por-tés par la fibre musculaire ». Les toxi-

nes bloquent cette fusion et aucunsignal n’est transmis au muscle ¼.

Acétylcholine

Vésicules synaptiques

Récepteur de l’acétylcholine

SNAP 25

Toxinebotulique A

Toxine botulique B

Acétylcholine

Synaptobrévine

Syntaxine

SV2

Synaptotagmine

FIBR… MUSCULAIR…

T…RMINAISONN…RV…US…

Complexe SNARE

Synaptobrévine

JONCTIONN…UROMUSCULAIR…

Christelle Forzale

»

·¹ ¼

¸º

L E M É C A N I S M E D ’ A C T I O N D E S T O X I N E S B O T U L I Q U E S

Page 50: Pour La Science

48] Biologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

provoque le relâchement du muscle en blo-quant la libération de l’acétylcholine. Lesmuscles concernés sont en premier lieu desmuscles squelettiques ou lisses.

Plusieurs spécialités médicales utilisentla toxine botulique, parmi lesquelles l’oph-talmologie, la neurologie, la dermatologie,la gastro-entérologie et la prise en chargede la douleur. En ophtalmologie, la premièreindication d’usage de la toxine botulique Aest la correction des formes de strabisme,

la toxine s’étant révélée une alternative noninvasive à la chirurgie. Le blépharospasme– des clignements spontanés et incontrôla-bles des paupières – a aussi pu être contrôlépar injection de toxine. D’autres dystoniesbénéficient de l’activité inhibitrice de latoxine botulique A : la crampe de l’écri-vain (contraction anormale des musclesde l’avant-bras lors de l’écriture), les dys-tonies cervicales (perturbation du tonusmusculaire de la nuque), le spasme hémi-facial. Le champ d’usage des toxines botu-liques s’est même étendu au-delà destroubles des muscles squelettiques: on pra-

tique des injections au niveau de l’œsophageen cas de trouble moteur du tube digestif,du sphincter anal en traitement d’une fis-sure anale, ou à proximité de glandes hyper-actives, ce qui réduit leurs sécrétions(transpiration, larmoiement, salivation).

Chaque traitement par la toxine botu-lique étant transitoire – les neurones intoxi-qués récupèrent leur activité au bout dequelques mois –, il doit être renouvelé dèsla réapparition des troubles. C’est aussile cas des injections de toxine botulique àvisée esthétique, qui estompent temporai-rement les rides en relâchant les musclesdu visage. Un domaine lui aussi en expan-sion (voir l’encadré ci-contre).

De multiples usagesthérapeutiques

Enfin, les toxines botuliques sont des outilsprécieux en recherche. Par leurs effets surles neurones, elles ont permis de dissé-quer les mécanismes de la libération desneurotransmetteurs. Ainsi, le rôle des pro-téines SNARE dans l’exocytose des vési-cules synaptiques a été mis en évidencegrâce aux toxines botuliques, dont ellessont les cibles.

La recherche médicale explore ausside nouvelles pistes thérapeutiques. Lemécanisme d’entrée des toxines botuli-ques étant à présent assez bien connu, onenvisage d’utiliser les toxines comme «vec-teurs » de molécules à visée thérapeuti-que. L’idée est simple : la toxicité destoxines botuliques étant contenue dansleur chaîne légère, on pourrait remplacercette dernière par une molécule thérapeu-tique (ADN, enzyme, peptide). En se liantà son récepteur sur la membrane neuro-nale, la chaîne lourde de la toxine insére-rait alors spécifiquement une moléculethérapeutique dans les terminaisons ner-veuses, où elle pourrait corriger des dys-fonctionnements de certains neurones.Une application possible pourrait être laprise en charge de la douleur dans desfibres sensorielles, ou le traitement demaladies lysosomales – qui perturbent lerecyclage des molécules dans les cellu-les, notamment les neurones.

« Les poisons peuvent être utiliséscomme moyens de destruction de la vieou comme agents pour le traitement dumalade», écrivait en 1875 Claude Bernard,le père de la physiologie expérimentale,dans La science expérimentale. Les toxinesbotuliques en sont une démonstration. n

I nitialement réservée à quel-

ques pathologies neurolo-

giques, la toxine botulique a,

depuis une dizaine d’années,

fait irruption en médecine esthé-

tique,devenant un phénomène

sociétal... et économique.

Qui n’a pas déjà entendu

que tel acteur, actrice, person-

nage public s’est «fait faire des

injections de Botox»? Combien

de unesde magazines ont dé-

taillé l’«avant/après»,les «nou-

veaux visages », les « ratés »

d’une modification faciale ou

corporelle d’une personnalité

– souvent une femme – dont

la vie est mise en scène dans

les médias?

Injectées près des rides du

visage, les toxines botuliques

(types A et B) les estompent en

relâchant les muscles qui les

sous-tendent. Le développe-

ment d’un tel agent, présen-

tant une activité transitoire et

réversible, s’est révélé très lu-

cratif pour Allergan et les au-

tres sociétés qui le distribuent.

Les actes de chirurgie et de der-

matologie esthétiques s’étant

banalisés depuis une quinzaine

d’années, l’usage extramédical

de toxine botulique est, sinon

courant, du moins répandu

dans les sociétés occidenta-

les, qui valorisent la jeunesse,

le corps et le bonheur indivi-

duel. Non plus réservée à une

clientèle riche et célèbre, l’in-

jection de Botox est, pour cer-

tains, l’occasion de se faire plai-

sir : qui ne voudrait d’une bio-

toxine aux effets secondaires

réels, mais limités (l’injection

de Botox peut engendrer hé-

matomes et migraines) et qui

apporte un aspect rassurant?

En 2009, le chiffre d'affai-

res du Botox s’est élevé à envi-

ron 1,28 milliard de dollars, ce

qui représente pour Allergan

quasiment le tiers de ses reve-

nus. Pourtant, l’usage de la

toxine botulique n’est pas sans

risque. D’abord, on connaît en-

core mal les effets à long terme

d’injections répétées. Surtout,

par l’aspect transitoire de son

effet paralysant, la toxine peut

créer une addiction à la méde-

cine esthétique, entraînant le

patient dans une quête sans

fin du visage parfait.

L e B o to x , u n ma r c h é l u c ra ti f

CHAQUE TRAITEMENT À LA TOXINE BOTULIQUEétant transitoire, il doit être renouvelé

dès la réapparition des troubles.

© Shutterstock/Lisa F. Young

Page 51: Pour La Science

En kiosque le 29 février

Variété & Sobriété

Clarté & Rigueur

Informations & Illustrations

Faites l’expérience de la psychologieet des neurosciences avec la

nouvelle formuleEncore plus de

Page 52: Pour La Science

50] Géologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

Les géologues ont révélé dans le sous-sol du Gabon un environnement datant d’il y a deux milliards d’années.Riche en formes de vie primitive, il aurait accueilli les premiers organismes pluricellulaires.

Géologie

Pascal Bouton, Alain Préat, Denis Thiéblemont et Michel Ebang Obiang

Le Gabonà l’aube de lavie

© Alain Bénéteau 2012/www.paleospot.com

Page 53: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Géologie [51

E n juillet 2010, des recherches menéesdans le bassin de Franceville, auSud-Est du Gabon, dans la forêt

équatoriale du bassin du Congo, ont livrédes résultats déconcertants. L’équipe d’Ab-derrazak El Albani, de l’Université de Poi-tiers, a mis au jour de possibles organismespluricellulaires eucaryotes (c’est-à-diredont les cellules ont un noyau) – des méta-zoaires –, datant de plus de deux milliardsd’années (voir la figure 1 et l’encadré page 57).

Ces fossiles ont suscité un émoi chezles spécialistes de l’origine de la vie.Cette découverte rendrait caduque l’hy-pothèse communément admise jusqu’alorsde l’« explosion cambrienne », interve-nue il y a environ 600 millions d’annéeset au cours de laquelle les formes de viecomplexe seraient apparues : les fossilesgabonais en question sont en effet anté-rieurs de plus d’un milliard d’années. Cettedécouverte a attiré notre attention sur d’au-tres formes intrigantes qui ont été identi-fiées dès 1966 dans cette même région.

La signification biologique de ces nou-veaux fossiles reste à trancher par lespaléontologues. Mais il revient aux géo-

logues de décrire les milieux où ces orga-nismes se seraient développés. C’est le tra-vail auquel nous nous sommes attelés àl’occasion de la nouvelle cartographie géo-logique du pays, conduite de 2005 à 2010par le BRGM (Bureau de recherches géo-logiques et minières, en France) pour l’Étatgabonais. Nous avons redécouvert lessous-sols de cette région équatoriale pro-che de la ville de Franceville, explorésdepuis les années 1930 pour leurs nom-breuses ressources minières.

Les sédiments déposés au Paléopro-térozoïque, période du Précambrien com-prise entre 1,6 et 2,5 milliards d’années,sont exceptionnellement bien préservésen raison de la faible activité tectoniquequ’a connue la région depuis lors. C’est cequi permet de reconstituer son aspect àcette époque. Nous y avons trouvé, surune assez faible étendue (moins de30000 kilomètres carrés, l’équivalent d’en-viron quatre départements français), lestraces d’un environnement complexe etcohérent qui n’est pas sans évoquer despaysages actuels : des volcans jouxtaientdes lagunes et des mers peu profondes,

L ’ E S S E N T I E L

4 Grâce au très bon état de préservation des couches sédimentairesdu bassin de Franceville, au Sud-Est du Gabon, les géologues ont reconstitué le paysagetel qu’il était il y a deux milliards d’années.

4 Différents types de milieux coexistaient : des platiers, des lagunessalées, des mers intérieures bordées de volcans en activité...

4 Une biodiversité importante s’y développait,avec des formes de vie intrigantes qui remettent en cause les hypothèsessur l’apparition des premiers organismescomplexes.

1. IL Y A DEUX MILLIARDS D’ANNÉES,la région de Franceville, au Gabon, regorgeait de lagunes et de mers peu profondes, sous un climat vraisemblablement chaud et aride. On y trouvait des hauts-fonds recouverts de stromatolithes (à droite), structures minérales édifiées par des colonies de cyanobactéries. En 2008 ont été découverts des fossiles étonnants mesurant quelques centimètres. Ils correspondraient à des organismes marins pluricellulaires (à gauche et au centre) évoluant à plus grande profondeur que celle des platiers à stromatolithes. Ces métazoaires seraientantérieurs de plus d’un milliard d’années aux formes de vie complexe connues jusqu’à présent...

Page 54: Pour La Science

lesquelles hébergeaient de nombreusesformes de vie, telles des colonies de bac-téries et des algues unicellulaires. Maisavant de décrire ces milieux et leurs liensavec la vie ancienne, nous allons d’abordprésenter le contexte dans lequel cette par-tie du Gabon a été étudiée, puis expli-quer ses caractéristiques géologiques.

La région (voir la figure 2) a été décritepour la première fois par l’explorateurfrançais d’origine italienne Pierre Savor-gnan de Brazza, fondateur de la futureBrazzaville (actuelle capitale de la Répu-blique du Congo), qui a ouvert la voie àla colonisation de l’Afrique centrale. Ilreconnut les lieux entre 1876 et 1880, lorsde sa remontée du fleuve Ogooué, à larecherche de la source du Congo. En 1881,il fonda un poste près du village deMasuku, qu’il renomma Franceville.

La connaissance géologique de larégion s’est affinée au cours de prospec-tions minières menées à partir desannées 1930. Le nom de Francevillien a étédonné en 1954 à ces terrains sédimentai-res, dont la description se précisa grâce auxexplorations menées par le Commissariatà l’énergie atomique (CEA) entre 1955

et 1966. Le sous-sol de la région de Fran-ceville s’est révélé très riche en manganèseet uranium. Il connut une grande notoriétéscientifique lorsque l’on découvrit (en 1972)que sa richesse en uranium était telle qu’elleavait déclenché une réaction nucléairespontanée il y a deux milliards d’années(le réacteur nucléaire naturel d’Oklo).

Un bassin géologiquetrès bien conservé

En dépit de leur excellente préservation,ces couches (voir la figure 3) n’ont pas sus-cité l’intérêt paléontologique porté à d’au-tres terrains datant de la même période, telsque la formation de Duck Creek, dansl’Ouest de l’Australie, vieille de 1,8 milliardd’années, ou celle de Gunflint (1,9 mil-liard d’années) qui affleure sur la côte Nord-Ouest du lac Supérieur, en Amérique duNord. Dans cette dernière formation, plusfacile d’accès, des microfossiles ont étédécrits dès 1953, puis présentés en 1965 àla communauté scientifique. On y a déceléen particulier des micro-organismes sphé-riques, interprétés comme des eucaryotesunicellulaires.

Ce n’est que récemment qu’une ana-lyse plus fine des roches a révélé, dans lescouches géologiques du Francevillien, latrace de nombreuses formes de vie diffé-renciées (voir l’encadré page 57). Notam-ment, nous avons mis au jour plus d’unecentaine de gisements à stromatolithes (lit-téralement «tapis de pierre»), des construc-tions d’origine biologique. Ces structuresen couches sont édifiées par des filamentsenchevêtrés de cyanobactéries photosyn-thétiques à partir de fines particules miné-rales accumulées par piégeage; ces formesde vie primitive sont probablement appa-rues il y a 3,5 milliards d’années (ce sontles plus anciennes formes de vie connues).On trouve également en abondance desmicrosphères, de tailles comprises entre 30et 40 micromètres, possibles traces fossili-sées d’algues unicellulaires à chlorophylle,dont les plus anciens spécimens connusdatent de 3,3 milliards d’années.

Plus largement, les sédiments se carac-térisent par leur teneur élevée en car-bone organique, qui peut atteindre 20 pourcent dans certaines couches (une rochecontenant plus de deux pour cent dematière organique peut être considéréecomme riche) : c’est un autre témoignagede la prolifération de la vie en ces lieux ily a deux milliards d’années.

Notre campagne cartographique adépassé les seuls environs de Franceville,où se sont concentrées la plupart des étu-des antérieures. Nous avons été confron-tés aux difficiles conditions de l’explorationgéologique en forêt équatoriale. Si lesmoyens de localisation se sont aujourd’huiaméliorés – le GPS a remplacé la naviga-tion à la boussole –, les accès par pistes ourivières navigables restent peu abondants.

Le couvert forestier très dense ne per-met pas de repérer les affleurementsrocheux à distance, ni depuis le sol ni parvue aérienne ou satellitaire. La recherchedes roches nécessite de longues marchesen forêt, souvent les pieds dans l’eau. Lesroches étant altérées sur plusieurs dizainesde mètres d’épaisseur, leur observation etleur échantillonnage s’effectuent le longdes ruisseaux et marécages. Dans les régionspeu accidentées, il faut parfois plusieursjours de marche pour collecter quelquesblocs rocheux dignes d’intérêt.

Examinons plus en détail la géologiede la formation du Francevillien. Ce termeregroupe des couches sédimentaires et vol-caniques qui datent du Paléoprotérozoï-que. La formation occupe trois bassins

52] Géologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

2. LA FORMATION DU FRANCEVILLIEN, AU GABON. Elle occupe trois bassins sédimentairesdatant du Paléoprotérozoïque (entre 1,6 et 2,5 milliards d’années) : le bassin des Abeilles, celuide Franceville et celui d’Okondja, bordé par l’important édifice volcanique de N’goutou.

25 km

Booué

Bassin des Abeilles

Lastoursville

Mounanas

Djibalonga

Okondja

N’goutou

MoandaFranceville

Assise sédimentaire

Région volcanique

Faille tectonique

P.Bouton/PLS

Page 55: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Géologie [53

sédimentaires localisés dans les partiescentrale et orientale du Gabon: les bassinsdes Abeilles, de Franceville et d’Okondja(voir la figure 2). Elle repose sur un soclegranitique plus ancien, qui date de 2,7 à3,1 milliards d’années (Archéen).

La plupart des terrains francevillienssont horizontaux : les couches sédimen-taires, préservées des grands phénomè-nes tectoniques depuis leur dépôt, sontpeu déformées. Après son dépôt, un sédi-ment est transformé en roches sous l’ef-fet de la température et de la pression(compaction). Dans le cas du Francevil-lien, ces modifications ont été faibles, sibien que l’état de conservation est excep-tionnel pour des roches si anciennes.Cela explique qu’elles aient pu préserverles fossiles découverts par l’équipe de A. ElAlbani, ainsi que de nombreuses autresformes de vie primitive.

Des fossés qui se sontcomblés de sédiments

Le Francevillien se présente comme la super-position de trois grandes entités géologi-ques, déposées successivement (voir lafigure 4), probablement entre 2,1 et 2,0 mil-liards d’années. L’unité la plus ancienne,nommée Francevillien A, est composée desables et graviers de quartz (transformés engrès), provenant de l’érosion du soclearchéen sur lequel elle repose. Ces dépôtsont été charriés par de puissants cours d’eau.On observe à leur sommet une influencemarine de plus en plus nette avec une alter-nance de sables fins et d’argiles, dépôt carac-téristique du flux et reflux de la marée.

Après le dépôt de cette première unité,un événement tectonique majeur s’est pro-duit. L’extension de la croûte continentalea provoqué, par endroits, l’effondrementdu terrain, ce qui a créé des fossés étroitsd’une cinquantaine de kilomètres, enca-drés par des domaines plus stables. Dansle même temps, une quantité importantede sédiments s’est déposée dans ces fos-sés d’effondrement: des sables et des argi-les noires riches en matière organique quidéfinissent le Francevillien B. Ces derniè-res ont été transformées par enfouissementen schistes noirs, les ampélites. Ce sontces ampélites, dont l’épaisseur atteint parendroits 2500 mètres, qui ont livré les for-mes fossiles décrites par l’équipe d’A. ElAlbani. La sédimentation a également étéalimentée par des débris produits par lesvolcans voisins du complexe de N’goutou,

situé au Nord d’Okondja. Le poids crois-sant de ces sédiments a contribué à l’affais-sement des fossés. Ce lent enfoncement,la «subsidence», est à l’origine des deuxprincipaux fossés d’effondrement que sontles bassins de Franceville et d’Okondja. Cesfossés tectoniques (ou grabens) avaient l’as-pect du fossé rhénan ou des fossés de Lima-gne, en Auvergne.

Durant cette période, en dehors des bas-sins d’effondrement de Franceville etd’Okondja, dans les domaines stables tel lebassin des Abeilles, la sédimentation a étébeaucoup moins importante: elle se limiteà une couche d’épaisseur comprise entre50 à 100 mètres, constituée d’ampélites,de jaspes noirs (roches à grain fin consti-tuées essentiellement de silice) et parfoisde dolomies (roches carbonatées riches enmagnésium). Ces dépôts se sont générali-sés à l’ensemble de la région lorsque la sub-sidence à l’origine des fossés de Francevilleet d’Okondja s’est affaiblie. Dans ces bas-sins, le Francevillien B est alors couronnéd’un niveau sédimentaire composé de dolo-mies et de jaspes, nommé Francevillien C.L’ensemble du Francevillien B et du Fran-cevillien C constitue la deuxième grandeentité géologique du Francevillien.

Au-dessus de cette assise, on retrouvedes dépôts constitués principalement degrès et de pélites (roches finement détri-tiques et argileuses), qui forment le Fran-cevillien D, puis le Francevillien E. Ladatation isotopique des premières couches

3. UNE FALAISE DE GRÈS FLUVIATILES, près de Moanda. Ces roches appartiennent auFrancevillien A, la couche de sédiments la plus ancienne de la région. Des affleurements natu-rels de cette qualité, non masqués par la végétation, sont exceptionnels en milieu équatorial.

Pascal BOUTON, géologue et créateur de l’entreprise Oolite,

est spécialisé en cartographiegéologique et en sédimentologie.

Alain PRÉAT est professeur à l’Université libre de Bruxelles oùil dirige l’Unité de Sédimentologieet géodynamique des bassins.

Denis THIÉBLEMONT, géologue et géochimiste

au BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) à Orléans, a dirigé le projet de cartographie géologique

du BRGM au Gabon. Michel EBANG OBIANG est

ingénieur géologue à la Directiondes mines et de la géologie du ministère des Mines du Gabon, à Libreville.

L E S A U T E U R S

P.Bouton

Page 56: Pour La Science

54] Géologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

du Francevillien D leur donne une ancien-neté de 2,08 milliards d’années. Il s’en-suit que les niveaux fossilifères duFrancevillien B et du Francevillien C, plusprofonds, sont à peu près de cet âge, ouun peu plus anciens.

Des environnementsdiversifiés contrôlés

par la tectoniqueCe sont ces couches du Francevillien Bet C qui contiennent des traces de formesde vie organisées, des stromatolithes, desmicrosphères, ainsi que les fossiles décou-verts par l’équipe d’A.El Albani. Dans quelsenvironnements se sont développés cesorganismes primitifs ? Nous avons pureconstituer le puzzle en analysant les rochessédimentaires, leur localisation, leur contenuisotopique et en étudiant les bioconstruc-tions qui y sont conservées. Il en ressort queces milieux se répartissent en fonction ducontexte tectonique de l’époque.

Les domaines stables, c’est-à-dire nontouchés par la tectonique, comme le bas-sin des Abeilles, comportaient des dépres-sions peu profondes qui accueillaientdes mers intérieures ou des lagunes riches

en matière organique. Leurs rivages étaientconstitués d’étendues très peu profondes,où proliféraient les stromatolithes, et deplaines côtières sursalées. Ces mêmes envi-ronnements se retrouvaient sur les hauts-fonds séparant les fossés subsidents deFranceville et d’Okondja. Ces derniersétaient occupés par des mers étroites, sansdoute plus profondes, bordées de reliefsmontagneux et parfois de volcans enactivité (un peu à l’image du graben rhé-nan à l’époque tertiaire).

Les domaines stables et les hauts-fondscouvraient de grandes superficies, du bas-sin des Abeilles à la région de Lastoursville,et s’étendaient également entre les bassinsd’effondrement. L’analyse sédimentologi-que distingue plusieurs types de milieuxau sein de ces zones (voir la figure 5). L’abon-dance des stromatolithes indique la pré-sence d’étendues planes, où l’eau était trèspeu profonde: ces environnements marins,nommés platiers, sont particulièrement favo-rables à l’apparition de ces constructionsbiologiques (comme on peut en trouveraujourd’hui dans les eaux peu profondesdu littoral Ouest de l’Australie, dans la baiedes Requins). Les stromatolithes france-villiens rassemblent une grande diversitémorphologique, qui indique la coexis-tence dans ces platiers de conditions éco-logiques (agitation de l’eau, profondeur,etc.) variées (voir la figure 6).

Les récifs constitués de stromatolithesramifiés correspondraient plutôt à des eauxpeu profondes et agitées : leurs branchespiègent les débris d’autres stromatolithesbrisés par la houle ou les courants. Certainsde ces récifs ont plus d’une centaine demètres d’extension horizontale. D’autresédifices isolés forment des colonnes attei-gnant plusieurs mètres de hauteur; ils révè-lent des milieux toujours fortement agités,mais probablement situés sous la zone debalancement des marées. Il pourrait s’agirde chenaux de marée ou de passes sépa-rant des lagunes. On rencontre dans cesenvironnements des oncoïdes, granulesconcentriques ovoïdes de quelques milli-mètres à quelques centimètres de diamè-tre résultant de l’activité de cyanobactéries.Aujourd’hui, on en trouve dans les eauxagitées de la zone de balancement desmarées des Bahamas ou du golfe Persique.

Plus au large, les dépressions marinesétaient le siège d’une sédimentation devases noires, riches en matière organique.Cette matière organique proviendrait de ladégradation continue des édifices micro-

DOMAINE STABLE20

0 m

20 km

Faille

BASSIN SUBSIDENT

FD

FB

FA

FE

FC

Socle archéen

FB-FC

FBd

FBd

4. LE DÉPÔT DE LA COUCHE SÉDIMENTAIRE du Francevillien A (FA, couche de grès) a précédéun phénomène tectonique qui a formé des fossés d’effondrement (ou de subsidence). L’accumu-lation de sédiments (FB : argilites riches en matière organique ; FBd : produits détritiques issusde l’érosion des marges des bassins et du volcanisme) a été plus abondante dans ces bassins,jusqu’à ce que la subsidence cesse. Ensuite, les dépôts se sont uniformisés (couches supérieu-res ; FC : dolomies et jaspes ; FD : grès et pélites ; FE : grès).

P.Bouton/PLS

Page 57: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Géologie [55

biens colonisant les platiers situés à leurpériphérie. Sa préservation indique que lefond de ces bassins était dépourvu d’oxy-gène libre, qui l’aurait dégradée. Ces condi-tions anaérobies devaient probablementêtre atteintes à relativement faible profon-deur, comme l’indique la présence decouches sédimentaires intertidales, subis-sant l’alternance des marées, donc prochesde la surface. Nous imaginons ces milieuxde dépôt comme des mers peu profondesou des lagunes interconnectées.

Des lagunes saléessous un climat chaud

Certaines de ces lagunes, isolées du milieumarin, ont vu leurs caractéristiques chimi-ques se modifier sous l’effet d’une forteévaporation. Les ions en solution se sontalors concentrés, jusqu’à ce qu’ils précipi-tent sous la forme de boues carbonatéesriches en magnésium (la dolomie) et desels (dépôts évaporitiques). On les retrouvedans les régions de Lastoursville et Fran-ceville (dans le site de Djibalonga), où lesdolomies contiennent des minéraux éva-poritiques typiques de milieux sursatu-rés en sels (cristaux de sulfate de sodium).Ces sédiments suggèrent un environne-ment de lagunes confinées, calmes et peuprofondes, dans un climat chaud, aride à

semi-aride. Un exemple actuel peut êtrefourni par les sebkhas littorales du golfePersique, également colonisées par desstromatolithes. Cette interprétation estconfirmée par l’analyse des isotopes del’oxygène dans les dolomies (une forte éva-poration favorise l’appauvrissement desdolomies en oxygène 16, l’isotope léger del’oxygène).

Quant aux fossés d’effondrement deFranceville et d’Okondja, formés par sub-sidence, ils étaient occupés par des mersplus profondes, sièges d’une sédimenta-tion argileuse épaisse, riche en matièreorganique (roches ampélitiques). Cettematière organique provient ici aussi,sans doute en grande partie, des stroma-tolithes présents sur les platiers à la péri-phérie des bassins. On peut aussi envisagerune participation du phytoplancton, donttémoignerait la présence d’acritarches(terme dérivé du grec akritos, signifiantincertain ou confus, et de arche, signifiantorigine), microfossiles dont on ignore lanature précise (voir l’encadré page57) : algue,spore, champignon? Enfin, cette matièreorganique pourrait avoir une originelocale, résultat de la colonisation du fondmarin par des organismes similaires à ceuxdécouverts par l’équipe de A. El Albani.

Comment expliquer qu’une telle quan-tité de matière organique ait été conservée?

4 BIBLIOGRAPHIE

A. Préat et al., Paleoproterozoichigh d13C dolomites from the Lastoursville and Francevillebasins (SE Gabon) : stratigraphicand synsedimentary subsidenceimplications, PrecambrianResearch, vol. 189, pp. 212-228,2011.

A. Meinesz, Comment la vie a commencé, Belin, 2e édition, 2011.

A. El Albani et al., Large colonialorganisms with coordinatedgrowth in oxygenated environments 2.1 Gyr ago,Nature, vol. 466, pp. 100-104,2010.

S. Simpson, Premières traces de vie, Pour la Science, n° 308, juin 2003.

R. Feys et al., À propos de l’ancienneté de la flore continentale : découverte de «charbons» et de «Phytomorphes» dans le Francevillien (Précambriendu Gabon), Bulletin de la SociétéGéologique de France, vol. 7, pp. 638-641, 1966.

5. RECONSTITUTION DE LA PALÉOGÉOGRAPHIE DU FRANCEVILLIEN.Cette région du Gabon présentait une grande diversité de milieux, avec de vasteslagunes de faible profondeur, propices à des formes de vie primitive.

Sylvie Dessert

Platier à stromatolithes

Lagune anoxique à dépôt riche en matières organiques Sebkha

ou lagune sursalée

Volcanisme aérien et sous-marin

Domaine en soulèvement avec érosion

Cône d’alluvions

Socle archéen et grès

Bassin confinéet subsident

Chenal à oncoïdes

Faille

Brèche d’escarpementde faille

Dolomies et jaspes

Apports de matières organiques

Apports d’origine volcanique

Apports détritiques

Page 58: Pour La Science

56] Géologie © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

F O R M E S É N I G M A T I Q U E S E T F O S S I L E S A V É R É S

E n 1966, Robert Feys, Charles

Greber et Michel Pascal, trois

géologues français du BRGM, ont

présenté des charbons collectés lors

de reconnaissances géologiques

dans le Francevillien. Ces trouvail-

les auraient dû intriguer la commu-

nauté scientifique. L’examen au

microscope montrait des restes

organisés qui,selon les découvreurs,

se rapprochent des Botryococca-

cées (Botryococcus est une algue

verte d’eau douce). Ces charbons

se seraient donc formés par l’accu-

mulation d’algues (a).

L’article relatant la découverte

dans le bulletin de la Société géo-

logique de France n’eut guère de

retentissement, sans doute en

raison de sa conclusion spectacu-

laire, selon laquelle ces charbons

témoigneraient de l’extrême

ancienneté de la colonisation des

continents par les végétaux, alors

que les premières plantes terres-

tres connues datent d’environ

400 millions d’années.

Deux ans plus tard, Francis

Weber,de l’Université de Strasbourg,

mentionne des formes sphériques

qu’il qualifie prudemment d’orga-

nismes «possibles» (b). Mesurant

30 à 40 micromètres, elles provien-

nent de jaspes du Francevillien C,

roches silicifiées riches en matière

organique. Contrairement aux mi-

crofossiles de la formation de Gun-

flint,en Amérique du Nord,ces sphé-

rules ne feront l’objet d’aucune étude

spécifique et tomberont dans l’ou-

bli durant une trentaine d’années.

Les auteurs de cet article les

ont retrouvées lors de nouveaux

prélèvements observés en lames

minces (b). Elles peuvent être qua-

lifiées d’acritarches, terme généri-

que décrivant des systèmes orga-

niques, en forme de spores, dont

la nature biologique n’est pas

connue. Certaines pourraient être

des algues vertes unicellulaires.

Les formes de vie les plus évi-

dentes et les plus communes n’ont

été décrites qu’en 1992 et 1997 par

Janine Bertrand-Sarfati,Benoît Potin

et Bertrand Amard, de l’Université

de Montpellier. Il s’agit de construc-

tions stromatolithiques découver-

tes à proximité de Franceville.Elles

forment une association de mi-

crofossiles équivalente à celle re-

trouvée dans la formation de Gun-

flint,qui lui est presque contempo-

raine.Parmi les 13 taxons identifiés

figurent deux microbiotes communs

de Gunflint :Gunflintia,un filament

bactérien (c), et Huroniospora,une

microsphère de six à huit micromè-

tres de diamètre.

Enfin, l’équipe internationale

coordonnée par Abderrazak El

Albani, de l’Université de Poi-

tiers, a récemment mis au jour

quelque 250 supposés fossiles me-

surant entre 10 et 120 millimè-

tres (d). La microtomographie à

haute définition (par rayons X) met

en évidence une organisation in-

terne élaborée : des lamelles qui

semblent assez flexibles entourent

un centre plus dense, structure qui

diffère de celles des concrétions

minérales, d’ordinaire assez régu-

lières. De plus, l’analyse des isoto-

pes du carbone et du soufre indi-

que qu’elles ont une origine orga-

nique. Ces chercheurs y voient

les traces de possibles colonies

bactériennes, ou plutôt d’organis-

mes pluricellulaires eucaryotes

(c’est-à-dire dont les cellules sont

pourvues d’un noyau).

Une stratification des eaux identique à celledécrite précédemment pour les domainesde plates-formes a permis à la matière orga-nique, produite dans la tranche superficielleoxygénée des plans d’eau, d’atteindre lesparties plus profondes où l’absence d’oxy-gène l’a protégée de la dégradation. La fortesubsidence des bassins a enfin assuré unenfouissement rapide, favorisant sa préser-vation dans les sédiments. Ces conditionsanaérobies ont pu se développer en raisonde l’exiguïté des bassins, qui empêchait unebonne circulation des masses d’eau et favo-risait donc leur stratification.

Au sein de l’accumulation sédimen-taire argileuse des fossés d’effondrement,on trouve des corps détritiques grossiers,qui constituent la principale spécificitéde ces bassins par rapport aux domainesstables. Ces conglomérats contiennent desblocs de roches archéennes (granites etgneiss) et francevilliennes (grès, dolo-mies et jaspes à stromatolithes). Ils indi-quent une forte érosion des borduresémergées du bassin, périodiquement

rehaussées par l’activité tectonique. Ce phé-nomène a alimenté la sédimentation sous-marine en coulées de débris et de sablesgrossiers, que l’on retrouve dans les dépôtsdu Francevillien B.

Cette couche géologique contient éga-lement des roches volcaniques qui contri-buent elles aussi au remplissage des fossés.L’activité volcanique se situe principale-ment dans la région d’Okondja, où le puis-sant complexe volcanique de N’goutouest à l’origine de coulées sous-marines quis’intercalent dans les dépôts sédimentai-res. Les matériaux magmatiques qui ensont issus pourraient être la source du feret surtout du manganèse, que l’on trouveen abondance dans le Francevillien (lamine de Moanda, près de Franceville, estl’un des plus riches gisements de manga-nèse au monde).

Ces bassins francevilliens, où des for-mes primitives de vie se sont développées,constituent un objet d’étude de choix. Laconjonction entre une forte subsidence, quia conduit à un enfouissement rapide des

sédiments, et une anoxie généralisée,laquelle a préservé la matière organiquede la dégradation par l’oxygène, est à l’ori-gine de la très bonne préservation desfossiles d’organismes qui colonisaient larégion il y a deux milliards d’années.

Des milieux stériliséspar le volcanisme ?

Mais ces milieux favorables à la vie et cesconditions de préservation idéales sem-blent avoir disparu à la fin du Francevil-lien C. Cette couche géologique estsystématiquement couronnée par une àplusieurs dizaines de mètres de roches sili-cifiées : les jaspes. La silice imprègne alorsles roches sédimentaires, mais aussi lesroches d’origine volcanique.

Il est possible qu’une intensificationde l’activité volcanique ait produit suffi-samment de cendres pour stériliser les éco-systèmes et apporter la silice nécessaire àla formation des jaspes. Cependant, cettehypothèse de la « chape de cendres »

a b c d

R. Feys et al., Bull. Soc. Géol. de France

BRGM; en médaillon: Francis Weber

Alain Préat et Kamal Kolo

A. El Albani/A. Mazurier

Page 59: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Géologie [57

reste à démontrer. L’apport de silice n’estpas systématiquement associé à des débrisde roches volcaniques ; de plus, aucunindice géochimique d’un accroissementdu volcanisme explosif n’a encore étédécelé dans ces roches.

Une autre hypothèse pourrait expli-quer la silicification des sédiments. Le Fran-cevillien C correspond en effet à un arrêtde la subsidence des bassins d’effondre-ment de Franceville et d’Okondja. Par lasuite, des milieux très peu profonds, héber-geant les stromatolithes, et des environ-nements sursalés, similaires aux sebkhasdu golfe Persique, se sont généralisés. Dansces environnements, la forte alcalinité del’eau (pH supérieur à 9) rend possible ladissolution de la silice ; cette dernière estalors susceptible de précipiter lors d’ar-rivées d’eaux douces dans le milieu, quifont baisser le pH.

Un tel mécanisme aboutit aux accu-mulations siliceuses, tel le silex, dans lesdépôts lacustres des zones intertropica-les soumises à une forte évaporation. Resteà connaître l’origine des apports de silice,dissoute ou sous forme de débris, néces-

saire à la formation des jaspes francevil-liens : elle a peut-être été introduite dansle milieu lors des inondations temporai-res, voire saisonnières, d’eau douce.

Enfin, à y regarder de plus près, l’ho-rizon de jaspes ne signe pas véritablementla fin de l’histoire biologique de cette régiondu Gabon. La matière organique reste eneffet abondante dans les sédiments plusrécents, même si sa production ne sem-ble plus assurée par les milieux à stroma-tolithes dont on ne trouve pas la trace.

La grande diversité des formes de viehébergées par les différents environnementsmarins de la région de Franceville sembles’étioler à la fin du Francevillien. Il est cepen-dant possible que les biotopes décrits sesoient développés de nouveau ailleurs. Onpeut ainsi penser que les possibles organis-mes pluricellulaires découverts par l’équipede A. El Albani aient eu une descendancequi a colonisé d’autres régions présentantles mêmes conditions favorables à la vie,mais peut-être pas les conditions de conser-vation qui nous auraient permis d’en retrou-ver la trace dans les sédiments, plus de deuxmilliards d’années plus tard. n

6. CONSTRUCTIONS STROMATOLITHIQUEStrouvées au Gabon. Leur grande variété mor-phologique reflète la diversité des milieux oùelles se sont formées.

P.Bouton

P.Bouton

Page 60: Pour La Science

58] Physique © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

Lors d’un vol de jour, asseyez-vousprès d’un hublot, du côté opposéau Soleil. Avec un peu de chance,

vous observerez l’un des plus beaux phé-nomènes météorologiques qui soient :un halo multicolore entourant l’ombre del’avion (voir la figure 1). Ses anneaux iri-sés ne sont pas ceux d’un arc-en-ciel, maisceux d’un phénomène plus compliqué,nommé gloire. Plus les nuages sont pro-ches, plus il est spectaculaire, finissant pardominer tout l’horizon.

Les gloires n’auréolent pas seulementles avions. Si vous pratiquez l’alpinisme,vous en avez peut-être déjà admiré une,juste après le lever du soleil, autour devotre propre tête – ou plutôt autour de sonombre projetée sur des nuages proches ousur la brume (voir la figure2). Nombre descientifiques pensent que de telles gloi-res ont inspiré le nimbe qui entoure latête des divinités et des empereurs dansl’iconographie orientale et occidentale.

La première publication concernant cephénomène date de 1748. Elle relate lesobservations d’une expédition scientifi-que française, qui avait gravi dix ansplus tôt le volcan Pambamarca, situé surl’actuel territoire de l’Équateur. Cette expé-dition s’inscrivait dans le cadre d’une sériede voyages, organisés au XVIIIe siècle par

l’Académie royale des sciences pour répon-dre à des questions portant notammentsur la forme exacte de la Terre. AntonioUlloa, l’un de ses membres, décrit les gloi-res comme « trois arcs-en-ciel nuancés dediverses couleurs et entourés à une cer-taine distance par un quatrième arc d’uneseule couleur ». En pratique, on ne voitsouvent qu’un ou deux de ces « arcs-en-ciel» circulaires. Il précise que chacun desvoyageurs «ne voyait le phénomène querelativement à lui, et était disposé à nierqu'il fût répété pour les autres».

L’ombre du spectateur ou de l’avion nejoue aucun rôle dans la création d’une gloire,mais elle indique que le Soleil, l’observa-teur et le nuage sont alignés. Lors de ce phé-nomène, la lumière solaire «rebondirait»donc sur les nuages et serait renvoyée qua-siment dans la direction incidente. Reste àcomprendre comment.

On pourrait penser que les gloires,connues depuis des siècles et relevant d’unescience «ancienne», l’optique, ont été expli-quées depuis longtemps. Pourtant, ellesont défié les scientifiques jusqu’au débutdes années 2000. En effet, elles sont bienplus compliquées que les arcs-en-ciel – quine sont eux-mêmes pas aussi simples quene le laissent entendre les manuels d’in-troduction à la physique.

Les gloires sont des anneaux colorés qui entourent

parfois les ombres projetées sur les nuages.

Ce phénomène s’explique par un jeu subtil entre la lumière

du Soleil et les gouttelettes d’eau en suspension.

Physique

Moysés Nussenzveig

L ’ E S S E N T I E L

4 Les gloires sont

des anneaux colorés

entourant les ombres

d’alpinistes ou d’aéronefs

projetées sur les nuages.

4 Comme dans

un arc-en-ciel,

les couleurs sont produites

par les gouttelettes d’eau

microscopiques dont sont

formés les nuages.

4 Mais les gloires ont

une origine différente : elles

sont une manifestation

macroscopique d’un effet

dit tunnel, grâce auquel

la lumière frôlant

une gouttelette passe

à l’intérieur, avant d’être

renvoyée dans la direction

incidente.

Les GLOIRES, des auréoles autour des ombres

Page 61: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Physique [59

En 1965, j’ai entamé un programmede recherche visant à fournir, entre autres,une explication physique complète du phé-nomène des gloires. Grâce à diverses col-laborations, cet objectif a été atteint en 2003.L’effet tunnel, une propriété physiqueque l’on décrira, joue un rôle prépondérantdans le mécanisme proposé. Nous ver-rons que ce dernier, en améliorant notrecompréhension des interactions de lalumière du Soleil avec les particules en sus-pension, aide aussi à modéliser l’impactdes aérosols atmosphériques (les nuages,la poussière, la suie...) sur le climat.

L’optique géométriquene suffit pas

De nombreuses tentatives d’explication desgloires ont précédé la mienne. Toutes fontappel à la diffraction de la lumière du Soleilpar les gouttelettes des nuages : le termede diffraction regroupe un ensemble de phé-nomènes portant sur la propagation de lalumière et résultant de sa nature ondula-toire; on parle de diffraction dès que le com-portement de la lumière viole les lois del’optique géométrique, qui modélise sa pro-pagation par des rayons rectilignes. Parexemple, dans certains cas, l’onde lumi-neuse pénètre dans des régions où devraitrégner l’ombre d’un objet opaque, de lamême façon qu’une vague contourne unpieu planté dans la mer. Dans d’autres casoù l’onde rencontre un objet, elle peut êtreéparpillée dans toutes les directions, concen-trée dans certaines, divisée entre ses diffé-rentes composantes fréquentielles –doncen différentes couleurs, comme ce qui estobservé lors des gloires–, etc.

L’optique géométrique ne pourrait-ellepas, elle aussi, expliquer les anneauxcolorés des gloires? Après tout, elle pré-voit également un phénomène qui divisela lumière en ses différentes couleurs : laréfraction. Lorsque la lumière parvient àl’interface de deux milieux différents, telsque l’eau et l’air, une partie est réfléchieet l’autre est réfractée. Dans la réfraction,la lumière traverse l’interface, mais satrajectoire est déviée lorsqu’elle ne lui estpas perpendiculaire(la réfraction expliqueainsi qu’un crayon à moitié plongé dansl’eau semble cassé) ; en outre, l’angle dedéviation dépend de la longueur d’onde,de sorte que la lumière est séparée en sesdifférentes composantes fréquentielles.

Toutefois, un indice suggérait que cephénomène ne suffirait pas à expliquer

1. LES COULEURS DES ANNEAUXd’une gloire se déclinent du bleu au rouge

en partant de l’intérieur, puis se répètent

une ou plusieurs fois. Les premières

descriptions du phénomène évoquaient

des arcs-en-ciel juxtaposés.

Ste

ve J

urv

etso

n

Page 62: Pour La Science

60] Physique © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

les gloires : s’il s’agissait de réfraction, leslongueurs d’onde les plus élevées seraientles moins déviées, de sorte que le rougedevrait être à l’intérieur de chacun des «arcs-en-ciel» qui composent la gloire; or le rougeest à l’extérieur. À l’inverse, la diffractionentraîne une déviation des ondes selonun angle croissant avec la longueur d’onde,ce qui correspond aux observations. Il fal-lait donc aller au-delà de l’optique géo-métrique et prendre en compte plusprécisément la nature ondulatoire de lalumière, notamment à travers la diffraction.

Au début du XXe siècle, le physicienallemand Gustav Mie a obtenu une expres-sion exacte caractérisant la diffraction dela lumière par des gouttelettes sphériques;il s’agit d’une solution particulière deséquations de Maxwell, qui régissent la pro-pagation des ondes électromagnétiques.Le problème est que son expression com-porte une somme infinie de termes nom-més harmoniques sphériques. Chacund’entre eux est une fonction compliquée,qui dépend notamment de la taille de lagouttelette, de l’indice de réfraction del’eau (qui détermine la déviation desrayons lumineux par l’eau, comparative-ment au vide ou à l’air) et de la distanced’un rayon lumineux vis-à-vis du centrede la gouttelette (on parle de paramètred’impact du rayon). Et bien que seul unnombre fini de ces termes importe enpratique, la méthode de Mie nécessited’évaluer des centaines, voire des milliers,d’expressions mathématiques compli-quées. Intégrez ces formules dans un cal-cul numérique fait par un puissantordinateur et vous obtiendrez le bon résul-tat, mais vous n’aurez aucun élément surl’explication physique du phénomène.

Une boîte noiremathématique

La solution de Mie n’est qu’une «boîte noire»mathématique qui, en fonction de certainesdonnées d’entrée, produit un résultat. Onattribue à Eugene Wigner, lauréat du prixNobel de physique en 1963, cette remar-que pertinente à propos des simulations etcalculs numériques: «Bon, d’accord, l’ordi-nateur a compris, mais moi j’aimerais biencomprendre aussi !» En outre, dans le casdes gloires, la multiplicité des tailles desgouttelettes dans les nuages rend les calculsparticulièrement ardus, et ce n’est que dansles années 1990 que les supercalculateursont fourni les premiers résultats fiables.

Une explication plus précise de la phy-sique en jeu et du comportement des ondeslumineuses à l’origine des gloires, déjànécessaire avant Mie, l’est donc restée aprèslui. Au début du XIXe siècle, le physicienallemand Joseph von Fraunhofer a sug-géré que les gloires résultent d’une dou-ble déviation de la lumière : après avoirpénétré dans les couches internes du nuage,elle y serait réfléchie, puis serait diffrac-tée par les gouttelettes des couches traver-sées lors de son trajet retour. Fraunhofers’inspirait d’un phénomène relatif à laLune : lorsque des nuages la voilent, lescouches successives de gouttelettes diffrac-tent sa lumière et l’astre apparaît entouréd’une couronne de plusieurs couleurs.

En 1923, le physicien indien B.B.Rayréfuta cette proposition. Grâce à des expé-riences avec des nuages artificiels, il mon-tra que les anneaux de la gloire sontdirectement issus de la couche externedu nuage.

Ray tenta alors d’expliquer le retourde la lumière dans la direction incidenteà l’aide d’interactions avec une seule gout-telette. Selon lui, la gloire était créée parun mince faisceau lumineux qui passait parle centre de la gouttelette et se réfléchissaitsur la face arrière – il pensait que les autresrayons étaient dispersés dans des directionsdifférentes de l’incidente –, puis subissaitune diffraction lors de son trajet retour àl’intérieur de la gouttelette.

Au milieu du XXe siècle, le HollandaisHendrick van de Hulst proposa une expli-cation alternative. Il remarqua qu’un rayonde lumière qui pénètre dans une goutte-lette selon une direction quasi rasante, c’est-à-dire proche de la tangente à la surface,pouvait repartir pratiquement dans la direc-tion incidente; le rayon est réfléchi à l’ar-rière de la gouttelette, avant de ressortir(voir l’encadré page ci-contre). En raison dela symétrie des gouttelettes sphériques, tousles rayons parallèles et ayant le même para-mètre d’impact (ils forment un cylindre)subissent cette réflexion. Un effet de foca-lisation en résulte : les rayons réfléchis nese dispersent pas dans toutes les directions,mais sont focalisés dans la direction d’in-cidence, ce qui renforce l’intensité lumi-neuse renvoyée dans cette direction.

L’explication semblait plausible, maisposait un problème. Un rayon qui pénètredans un nouveau milieu, ici une goutteletted’eau, et qui en ressort est plus ou moinsdévié selon l’indice de réfraction de cemilieu. Or l’indice de réfraction de l’eau

2. DES GLOIRES apparaissent parfois autourdes ombres des alpinistes projetées sur la brume

ou sur des nuages proches.

Cla

udia

Hin

zC

laudia

Hin

zB

arbar

a Lau

ghon

Page 63: Pour La Science

ne permet pas de renvoyer un rayon dansla même direction après une seule réflexioninterne. Au mieux, l’eau peut renvoyer lalumière dans une direction s’écartant de14degrés de celle du rayon incident.

Pour annuler cet écart angulaire, vande Hulst proposa en 1957 l’idée que lalumière incidente se transforme temporai-rement en une onde de surface (de tellesondes circulent à l’interface de deux milieuxdifférents et apparaissent dans un grandnombre de situations), avant de pénétrerdans la gouttelette et d’en ressortir. Elle sui-vrait alors la paroi convexe de la gouttelettesur de courtes distances, et la trajectoire glo-bale résultante aboutirait à un renvoi durayon dans la direction incidente (voir l’en-cadré ci-contre).

La difficulté est que les ondes de sur-face perdent de l’énergie en se propageant.Mais pour van de Hulst, cette atténuationlumineuse était largement compenséepar la focalisation axiale. À l’époque où ilémit cette hypothèse, aucun procédé quan-titatif ne permettait de le vérifier, de mêmequ’on ne pouvait pas évaluer la contribu-tion des rayons décrits par Ray. Toutel’information nécessaire devait être impli-citement contenue dans la série d’harmo-niques sphériques de Mie ; mais en 1957,personne ne savait l’extraire.

Une contribution inattendue

En 1987, avec Warren Wiscombe, du Cen-tre de vols spatiaux de la NASA, à Green-belt, aux États-Unis, j’ai proposé unenouvelle piste pour expliquer le phéno-mène des gloires. Nous avons suggéré queles rayons lumineux passant à l’exté-rieur de la goutte sphérique jouent un rôleimportant. À première vue, cela sembleabsurde : comment un rayon pourrait-ilêtre influencé par une gouttelette s’il nel’effleure même pas ? Mais les ondes – etles ondes lumineuses en particulier– ontl’étrange capacité d’enjamber une barrièrea priori infranchissable : c’est « l’effettunnel», une autre manifestation de la dif-fraction subie par une onde.

Ainsi, dans certaines circonstances,l’énergie lumineuse peut s’échapper d’unmilieu où elle devrait rester confinée. Exa-minons de quelle façon. En règle générale,la lumière se propageant dans un milieutel que le verre ou l’eau est totalement réflé-chie si elle heurte, avec un angle assez petit,la surface qui la sépare d’un autre milieu

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Physique [61

L A L U M I È R E A U B O U T D U T U N N E L

Le phénomène des gloires est connu depuis des siècles, mais les physiciensne l’ont compris que récemment, et après quelques errements, grâce notamment à ce que l’on nomme l’effet tunnel.

De fausses pistes... Les chercheurs ont d’abord attribué ce phénomène à la réflexion de la lumière à l’intérieur des minuscules gouttelettes d’eau qui composent les nuages. Les rayonsauraient été déviés en pénétrant dans la gouttelette (c’est la réfraction), se seraientréfléchis à l’intérieur, puis auraient été de nouveau déviés en ressortant, de façon à revenir à la direction initiale, dans le sens opposé (a). Mais l’eau n’a pas le pouvoir de dévier suffisamment les rayons lumineux pour qu’ils repartent exactement dans la même direction.

Une deuxième théorie a alors postulé que les rayons lumineux effleurant une gouttelette se transforment temporairement en ondes électromagnétiques de surface. En suivant la surface convexe sur une petite distance (exagérée sur la figure b) avant de pénétrer dans la gouttelette et d’en ressortir, le rayon peuttourner de façon à être renvoyé dans la direction initiale. Cet effet existe, mais il necontribue que pour une petite part à l’énergie globale perçue dans une gloire.

... et finalement la solution !Au début du XXe siècle, on a décrit le phénomène des gloires à l’aide d’une expressionmathématique compliquée, qui n’en autorisait pas une réelle compréhension physique.C’est à une telle compréhension qu’est parvenu l’auteur : il a montré que la principalepartie de la lumière perçue dans une gloire résulte du passage par effet tunnel, à l’intérieur des gouttelettes d’eau, d’une partie de l’énergie des ondes lumineusesassociées à des rayons qui frôlent les gouttelettes (c). L’effet tunnel se produit avec les ondes de toutes sortes, qu’elles relèvent de la physique quantique ou classique.

Rayon lumineux

Onde électromagnétique de surface

Gouttelette d’eau

Rayons lumineux

Lumière entrant par effet tunnel

Lumière sortant par effet tunnel

a b

c

Alfre

d K

amaj

ian

Page 64: Pour La Science

dont l’indice de réfraction est inférieur –c’estnotamment ce qui permet de maintenir unsignal dans une fibre optique, le rayon lumi-neux se réfléchissant sur les parois. Néan-moins, même si toute l’énergie lumineuseest réfléchie, les champs électriques etmagnétiques qui composent les ondes nes’annulent pas complètement à l’interface.Ils pénètrent dans le deuxième milieu surune infime distance, formant des ondes ditesévanescentes qui ne se propagent pas endehors de la proximité immédiate de l’in-terface et ne transportent aucune énergie àtravers cette frontière.

Dans ce dernier cas, l’effet tunnel n’in-tervient pas. En revanche, quand un troi-sième milieu matériel se trouve à très courtedistance de la frontière, de sorte qu’ilempiète sur le terrain des ondes évanes-centes, la lumière peut reprendre sa propa-gation externe dans ce troisième milieu ;son énergie est alors «siphonnée» à traversla brèche ouverte par les ondes évanes-centes. En conséquence, l’onde d’origine

s’affaiblit. L’effet tunnel permet ainsi de tra-verser un milieu qui formait auparavantune barrière. Notons qu’un effet tunnelnotable ne peut se produire que si l’espa-cement entre les milieux de départ et d’ar-rivée n’est pas beaucoup plus grand qu’unelongueur d’onde – environ un demi-micro-mètre dans le cas de la lumière visible.

Newton avait observé ce phénomènedès 1675. Il étudiait alors des figures d’in-terférences, connues aujourd’hui sous lenom d’anneaux de Newton : lorsqu’unelentille convexe est posée sur une lame deverre plane, une série d’anneaux concen-triques, alternativement clairs et sombres,apparaît autour du point de contact ; onobserve cette figure aussi bien en regar-dant la lame de dessous – par transpa-rence – que de dessus. Lorsque la lentilleet la lame sont séparées par une infimebarrière d’air, la figure d’interférences vuedu dessous est perturbée ; Newton a mon-tré que les perturbations venaient d’unepetite quantité de lumière qui arrive de

façon rasante sur la face convexe de la len-tille et franchit la barrière d’air au lieud’être réfléchie.

L’effet tunnel n’a rien d’intuitif. Le phy-sicien d’origine russe George Gamow futle premier à l’utiliser en mécanique quan-tique en 1928 pour expliquer comment cer-tains isotopes radioactifs émettent desparticules alpha (assemblages de deux pro-tons et deux neutrons). Gamow remarquaque ces particules n’avaient pas assezd’énergie pour échapper à l’attraction dunoyau, un peu comme un boulet de canonne peut se détacher du champ gravita-tionnel de la Terre. Mais il a démontré queleur nature ondulatoire (en physique quan-tique, la dualité onde-particule impliqueque toute particule a aussi des propriétésondulatoires) entraînait un effet tunnel grâceauquel elles se libéraient.

Contrairement aux idées reçues, l’effettunnel n’est pas exclusivement un phéno-mène quantique. Il se produit aussi avecdes ondes classiques. Ainsi, dans un nua-ge, une partie de la lumière du Soleil quidevrait passer à proximité immédiated’une gouttelette d’eau peut y pénétrerpar effet tunnel et, de cette façon, contri-buer à la production d’une gloire.

Lors de nos premiers travaux en 1987,W. Wiscombe et moi avons étudié la dif-fraction par une sphère totalement réflé-chissante, telle une boule argentée. Nousavons découvert que des rayons quidevraient passer à côté de la sphère peu-vent, s’ils en sont assez proches, traver-ser par effet tunnel la couche d’air quiles en sépare et contribuer notablementà la diffraction.

Dans le cas d’une bille transparentetelle qu’une gouttelette d’eau, l’onde peutse propager à l’intérieur après avoir effec-tué cette traversée. Une fois entrée dans lagouttelette, l’onde heurte sa surface internesous un angle assez faible pour être réflé-chie totalement et y rester piégée. Le mêmephénomène se produit parfois avec desondes sonores. Par exemple, à Londres,la coupole de la cathédrale Saint-Paulabrite une galerie circulaire aux proprié-tés acoustiques étonnantes : une personnequi chuchote près de la paroi peut êtreentendue distinctement depuis le côtéopposé, à plus de 34 mètres de distance,grâce aux multiples réflexions du son surles murs concaves.

Revenons aux ondes lumineuses pié-gées dans la gouttelette. Des interféren-ces constructives renforcent certaines

62] Physique © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

P O U R Q U O I D E S G L O I R E S A U T O U R D E S O M B R E S ?

Une gloire étant constituée de lumière renvoyée quasiment dans la directiond’où elle vient, le phénomène requiert l’alignement du Soleil, de l’observateuret du nuage. C’est pourquoi elle est toujours perçue comme un halo entourantl’ombre de l’observateur projetée sur le nuage. Comme pour un arc-en-ciel, lesdiverses couleurs du spectre subissent des déviations d’angles légèrement dif-férents, ce qui engendre une figure irisée.

Rayons lumineux

Alfre

d K

amaj

ian

Page 65: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Physique [63

composantes fréquentielles de l’onde lorsdes multiples réflexions internes. Ellesproduisent ce qu’on nomme une « réso-nance de Mie » – on parle aussi de réso-nances en mode de chuchotement engalerie, par analogie avec l’acoustique. Demême, quand on synchronise les pous-sées communiquées à une balançoiresur le rythme précis de son mouvementpendulaire naturel, la balançoire s’élèvede plus en plus haut. Les résonances deMie sont très localisées en longueur d’ondeet augmentent l’intensité lumineuse defaçon importante.

Si les ondes piégées dans la gouttelettecontribuent au phénomène de la gloire,cela signifie qu’elles finissent par en res-sortir, mais comment? De la même façonqu’elles y sont entrées : par effet tunnel.

En résumé, trois contributeurs poten-tiels pouvaient expliquer les gloires : lesrayons qui heurtent « frontalement » lagouttelette et sont renvoyés dans la direc-tion incidente ; les rayons rasants qui ypénètrent via les ondes de surface de vande Hulst ; et les rayons qui entrent et res-sortent par effet tunnel, dopés au pas-sage par des résonances de Mie.

Grâce à divers traitements mathéma-tiques de l’expression établie par Mie, j’aiévalué ces trois contributions : la premièreen 1969, la deuxième en 1977 avec VijayKhare, alors chercheur à l’Université deRochester, aux États-Unis, et la troi-sième en 1994, avec Luiz Gallisa Guima-rães, de l’Université fédérale de Rio deJaneiro, au Brésil. En 2002, j’ai entreprisdes analyses précises pour déterminerlaquelle prédomine. J’en ai conclu quela contribution essentielle provient desrayons introduits par effet tunnel et ayantsubi des résonances de Mie. Les gloiressont donc une manifestation macrosco-pique d’un effet tunnel subi par la lumière.

Des gloires au climatOutre la satisfaction intellectuelle d’avoirenfin compris le principe des gloires, nosrecherches pourraient avoir d’impor-tantes applications. Désormais, nousconnaissons mieux les résonances de Mie,notamment exploitées par certains lasersutilisant des microgouttelettes d’eau etdes microsphères solides. De plus, la com-préhension de la diffraction par des gout-telettes est capitale pour évaluer le rôleque les nuages auront dans le change-ment climatique.

En effet, l’eau est transparente dansle domaine visible, mais, à l’instar dugaz carbonique et d’autres gaz à effet deserre, elle absorbe certaines longueursd’onde dans l’infrarouge. Et comme lesrésonances de Mie impliquent générale-ment d’innombrables réflexions inter-nes, et donc de longues trajectoires àl’intérieur des gouttelettes, il est possiblequ’une minuscule gouttelette absorbe unequantité importante de rayonnement, sur-tout si l’eau contient des polluants qui l’as-sombrissent. L’évolution de la couchenuageuse moyenne –qui reste à préciser–contribuera-t-elle alors au réchauffementde la Terre en piégeant les rayons infra-rouges? Ou préservera-t-elle au contrairela fraîcheur de la planète en réfléchissant

davantage la lumière du Soleil et en la ren-voyant dans l’espace? On l’ignore encore.

Nous avons tout de même progressé.Plusieurs simulations de la diffusion de lalumière par les nuages ont été réaliséesdepuis une dizaine d’années. L’expressionmathématique établie par Mie a ainsi étécalculée pour un petit nombre de diamè-tres de gouttelettes, que l’on pensait repré-sentatifs.

Cette restriction a réduit le temps decalcul, mais reste problématique. Commeje l’ai montré en 2003, elle peut entraînerdes erreurs allant jusqu’à 30 pour centsur la quantité de lumière absorbée par lesnuages dans des bandes étroites du spec-tre. En outre, elle risque de masquer desphénomènes importants tels que des réso-nances : par exemple, si on effectue les cal-culs pour des gouttelettes de un, deux,trois, etc., micromètres, on peut manquerune résonance à 2,4 micromètres. Le peude précisions de ces simulations a étéconfirmé en 2006 par une étude qui apris en compte la répartition des tailles degouttelettes dans l’atmosphère. Ces der-nières années, les modèles ont été actua-lisés pour inclure des incréments de taillede gouttelettes plus petits.

Wigner l’avait noté : des résultats, mêmeissus de supercalculateurs de dernière géné-ration, sont inutiles sans une compréhen-sion physique du phénomène. À méditer,peut-être, la prochaine fois que vous pren-drez place près d’un hublot. n

4 BIBLIOGRAPHIE

H. M. Nussenzveig, Light tunneling, Progress in Optics, vol. 50 (éd. E. Wolf),Elsevier, 2007.

C. S. Zender et J. Talamantes, Solar absorption by Mie resonances in cloud droplets, Journal of Quantitative Spectroscopy and Radiative Transfer, vol. 98(1), pp. 122-129,2006.

H. M. Nussenzveig, Light tunnelingin clouds, Applied Optics,vol. 42(9), pp. 1588-1593, 2003.

H. M. Nussenzveig, DiffractionEffects in Semiclassical Scattering, Cambridge UniversityPress, 1992.

LA CONTRIBUTION ESSENTIELLE PROVIENTdes rayons introduits dans la gouttelette par effettunnel et ayant subi des résonances de Mie.

Moysés NUSSENZVEIG est professeur émérite de physique

de l’Université fédérale de Rio de Janeiro, au Brésil. Il a reçu le prix Max Born de la Société américaine

d’optique en 1986.

L’ A U T E U R

Page 66: Pour La Science

64] Médecine

E n 1989, les scientifiques ont décou-vert le gène responsable de la muco-viscidose, une maladie souvent

grave, qui touche plus de 70000personnesdans le monde dont 5000 à 6000 en France.Avec l’identification du gène, il semblaitqu’un traitement, attendu depuis long-temps, allait bientôt être disponible. La ver-sion normale du gène, introduite dansl’organisme du malade, devait produiredes protéines fonctionnelles. L’espoir étaitgrand pour les malades souffrant de muco-viscidose, qui décédaient en général avantd’avoir 30ans. Aujourd’hui, ce seuil fatala été repoussé d’une dizaine d’années pourla moitié des malades. Restait une ques-tion cruciale : les généticiens seraient-ilscapables d’insérer de façon fiable le gènenormal dans l’organisme des malades?

La tâche se révéla plus compliquée queprévu. Bien que les généticiens aient réussià construire des virus pour transporter descopies du gène « thérapeutique » dans lescellules des malades, les virus étaient peuefficaces et rapidement détruits par lesystème immunitaire du malade. À la findes années 1990, on dut se rendre à l’évi-

Une meilleure compréhension des mécanismes biologiquesresponsables de la mucoviscidose devrait aboutir à la mise au point de nouveaux médicaments.

Médecine

Steven Rowe, John Clancy et Eric Sorscher

L ’ E S S E N T I E L

4 La mucoviscidose est une maladie héréditaire grave, la sécrétion d’un mucusépais entraînant des difficultés respiratoires et digestives.

4 Le gène codant la protéine CFTR, impliquéedans la régulation des ionschlore, est muté.

4 Plusieurs mutationsont été identifiées, ce qui explique que la maladie est plus ou moins grave.

4 De nouveaux traitements visant à compenser les anomaliesde la protéine CFTR sont en cours d’essais cliniques.

À la recherche des mutationsgénétiques en cause

MUCOVISCIDOSEMUCOVISCIDOSE

Page 67: Pour La Science

Médecine [65

dence : il fallait trouver une autre appro-che pour vaincre la mucoviscidose.

Simultanément, les biologistes cellu-laires avaient entrepris de déterminer lescaractéristiques de la protéine normale, com-ment elle fonctionne et ce qui cause les symp-tômes de la mucoviscidose. Ils ont cherchéà déterminer la structure tridimension-nelle de la protéine, et pourquoi la protéineanormale ne remplit pas ses fonctions. Aulieu de créer des protéines normales enremplaçant le gène muté par le gène fonc-tionnel – comme on le ferait avec la théra-pie génique –, les biologistes se sont fixé unobjectif différent: trouver un médicamentaméliorant le fonctionnement de la protéinedéfectueuse. Ce faisant, on ne guérirait pasles malades, mais on leur permettrait devivre plus longtemps et en meilleure santé.

Aujourd’hui, grâce à une compréhen-sion plus précise de la maladie, plusieursnouveaux composés sont en phase finaled’essais cliniques, et l’un d’entre eux sem-ble prometteur pour certains malades. Encas de succès, il serait le premier médica-ment qui s’attaque à la cause de la muco-viscidose, au lieu d’en traiter les symptômes.Par ailleurs, des études préliminairesindiquent que ces nouveaux traitementspotentiels agissent aussi contre des mala-dies plus communes, telles la bronchite, lasinusite chronique et la pancréatite.

Une anomalie du transport du sel

Les biologistes ont d’abord cherché à com-prendre quel mécanisme biologique est encause dans la mucoviscidose. Ils savaientdepuis longtemps que la maladie résulted’une anomalie du transport du sel (lechlorure de sodium) à travers les mem-branes cellulaires. Normalement, unemolécule nommée canal chlore régule leflux des ions chlore qui entrent et sortentdes cellules. Quand des ions quittent unecellule pour s’accumuler dans le milieuextracellulaire, des molécules d’eau diffu-sent vers l’extérieur des cellules, de sorteque les concentrations de ces ions s’écar-tent peu de leur valeur moyenne.

Or le gène responsable de la muco-viscidose code un canal chlore, nommérégulateur de la conductance transmem-branaire de la mucoviscidose ou CFTR (Cys-tic Fibrosis Transmembrane conductanceRegulator). Cette protéine, de quelque1500acides aminés, se replie en une struc-ture complexe, composée d’un assemblage

1. LE POUMON D’UNE PERSONNE ATTEINTE DE MUCOVISCIDOSEcontient un mucus épais (à gauche), ce qui n’est pas le cas dans un poumon normal (à droite). Ce mucus visqueux perturbe la respiration et favorise les infections pulmonaires. Jo

hn H

endri

x

Page 68: Pour La Science

66] Médecine © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

tridimensionnel de boucles et de feuillets,qui s’organisent en spirales formant plu-sieurs sous-sections. Quand le canal CFTRest fonctionnel, les mouvements des ionschlore s’accompagnent d’un flux d’eau quifluidifie le mucus tapissant les voies res-piratoires. C’est aussi le cas dans les intes-tins, le pancréas et le foie, le canal CFTRpouvant également réguler le flux d’au-tres ions, tels que les ions bicarbonate.

Chez les malades atteints de muco-viscidose, le gène CFTR est muté, de sorteque le canal ne fonctionne pas correcte-ment. Dès lors, les ions chlore – et surtoutl’eau – restent piégés dans les cellules, sibien que le mucus n’est pas fluidifié :c’est ce mucus déshydraté et épais qui per-turbe divers mécanismes physiologiques.Dans les poumons, l’obstruction des voiesaériennes par le mucus, qui ressemble à ungel, perturbe la diffusion de l’oxygène dansles sacs alvéolaires et transforme la respi-ration en une « tentative de respirer avecles mains de quelqu’un plaquées sur levisage », comme l’a décrit un de nos jeu-nes patients. De surcroît, le mucus visqueuxfavorise les infections bactériennes graves,

par le bacille pyocyanique par exemple.Dans le pancréas, les sécrétions épaisses etimmobiles empêchent le passage des enzy-mes digestives vers les intestins. Celaperturbe la digestion, au point que les per-sonnes atteintes de mucoviscidose sontsouvent maigres ou sous-alimentées. Dansle foie, la bile stagne, de sorte que les grais-ses sont mal transformées, et des bloca-ges dans les intestins entraînent uneconstipation chronique, voire une occlu-sion du tube digestif, parfois fatale.

Avant l’utilisation des antibiotiquespour le traitement des infections pulmo-naires récurrentes et la découverte d’unemeilleure prise en charge nutritionnelle, laplupart des malades atteints de mucovis-cidose décédaient durant l’enfance. Aucours des dernières décennies, les pro-grès ont prolongé la vie des malades.Certains traitements peuvent paraître bar-bares : les parents ou les soignants appren-nent comment faire vibrer la poitrine del’enfant pour faire progresser les sécrétionsépaisses dans les poumons et déloger lesbouchons de mucus. Plusieurs médica-

ments ont été développés pour libérer lesvoies aériennes, lutter contre les infectionsou fluidifier les sécrétions pulmonaires.Un apport complémentaire en vitamineset en enzymes améliore la digestion. C’estnotamment grâce à ces mesures que la moi-tié des patients atteints de mucoviscidosevivent aujourd’hui jusqu’à 37 ans, voiredavantage. Aucun de ces traitements nes’attaque cependant à la cause de la mala-die : le flux insuffisant des ions chlore etd’autres ions vers l’extérieur des cellules.

Trois principaux typesde mutations

Pour rétablir ne serait-ce que partiellementles fonctions d’un canal chlore, il fautd’abord identifier ses anomalies. En tes-tant des échantillons d’ADN de maladesdu monde entier, les généticiens ont décou-vert plus de 1 600 mutations différentesdans le gène CFTR responsable d’une formegrave de la maladie. Les conséquences surla protéine CFTR se répartissent en plu-sieurs groupes. Dans les trois groupes lesmieux étudiés, le canal synthétisé est tron-qué, il ne se met jamais en place dans lamembrane cellulaire, ou il a une formenormale, mais est incapable de s’ouvriret d’assurer le transport des ions chlore.Un médicament compensant l’une des troisanomalies serait inefficace pour les deuxautres. Par conséquent, il est vraisembla-ble que, pour soulager tous les maladesatteints de mucoviscidose, il sera néces-saire de développer différents médica-ments, chacun visant à compenser lesconséquences d’un type des mutationsgénétiques responsables de la maladie.

Le premier groupe de mutations res-ponsables de la mucoviscidose, représen-tant environ dix pour cent des cas dans lemonde, donne naissance à des canaux CFTRanormalement courts. L’un de ces défautsgénétiques – W1282X – est responsable deprès de 40pour cent des cas de mucovisci-dose en Israël. La protéine est tronquée,parce que le gène contient des informa-tions erronées, qui commandent à la machi-nerie de la synthèse protéique d’arrêterd’allonger la molécule, à la position1282de la chaîne normalement occupée parun acide aminé tryptophane (noté W). Detelles instructions génétiques dites codonsnon sens sont essentielles pour la fabrica-tion des protéines, à condition qu’elles setrouvent à la bonne place. Dans le cas pré-sent, un codon non sens interrompt la

Steven ROWE est maître de conférences en pneumologiepédiatrique, physiologie et biophysique à l’Université de l’Alabama, aux États-Unis.

John CLANCY est professeur de pneumologie pédiatrique à l’Hôpital pour enfants de Cincinnati et à l’Université de Cincinnati, aux États-Unis.

Eric SORSCHER est professeur de médecine, physiologie et biophysique à l’Université de l’Alabama.

L’ A U T E U R

LA CELLULE EST PARFOIS CAPABLE DE PRODUIREun canal chlore fonctionnel, mais le système de « contrôle qualité » de la cellule l’empêche d’agir.

36

32

28

241990 1995 2000 2005 2010

2. L’ESPÉRANCE DE VIE des malades s’estallongée grâce à un dépistage précoce et àdes traitements efficaces (des antibiotiquesessentiellement) contre les infections et lesautres symptômes de la mucoviscidose.

Espé

ranc

e de

vie

Jen C

hri

stia

nse

n, cy

stic

fib

rosi

s fo

undat

ion p

atie

nt

regis

try:

annual

dat

a re

port

2009

Page 69: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Médecine [67

synthèse prématurément. De surcroît, lesmolécules intermédiaires (des ARN messa-gers), qui servent de guide au processus deproduction des protéines, sont aussi recon-nues comme étant anormales et sont détrui-tes : même si l’on parvenait à museler lecodon non sens, la quantité de protéinessynthétisées serait insuffisante. Dès lors, unmédicament luttant contre la mutationW1282Xdevrait, d’une part, empêcher la des-truction des ARN messagers et, d’autre part,empêcher l’arrêt de la synthèse protéique.

La mutation génétique la plus fré-quente, à l’origine de la plupart des cas demucoviscidose, entraîne une absence totalede canal chlore à la surface des cellules.Cette mutation aboutit à l’absence (ou délé-tion) d’un des 1500acides aminés qui consti-tuent le canal. L’acide aminé manquant

est la phénylalanine – notée F –, le 508e acideaminé de la chaîne ; la mutation porte lenom de F508del (del pour délétion).

Malgré la mutation, la cellule est capa-ble de produire un canal chlore à peuprès fonctionnel, mais le système molécu-laire de « contrôle qualité » de la cellulel’empêche d’agir. La cellule dispose de plu-sieurs centaines de protéines et d’enzy-mes qui transportent les protéines CFTRtout juste synthétisées dans la cellule, véri-fient la façon dont elles se replient et aidentà leur insertion dans la membrane. Desdéfauts, même mineurs, telle l’omissionde l’acide aminé F508, peuvent être rapi-dement détectés et la protéine est détruite.Dès lors, un canal chlore anormal – mêmepartiellement fonctionnel – n’atteint jamaisla membrane cellulaire.

L E S A N O M A L I E S D U C A N A L C H L O R E

Des échanges d’ions chlore ont sans cesse lieuentre l’intérieur et l’extérieur des cellules. Ces ions traversent la membrane par le canal CFTR. Des mutations dans le gènecodant ce canal sont responsables de la mucoviscidose.

Le canal chlore normalQuand des ions chlore s’accumulent à l’extérieur d’une cellule, des molécules d’eaudiffusent à travers la membrane, de l’intérieurvers l’extérieur. Dans les poumons, les intestins et divers organes, l’eau fluidifie le mucus où baignent les cellules. Le mucuspiège des polluants et des bactéries, qui sont ainsi éliminés de l’organisme.

Le canal chlore anormalLes mutations dans le gène causant la mucoviscidose provoquentdifférentes formes de la maladie. Certaines aboutissent à la productionde canaux CFTR fermés en permanence (a), tronqués (b) ou malrepliés (c). Le flux des ions chlore et celui de l’eau sont réduits, de sorte que le mucus est anormalement épais : au lieu d’êtreentraînées et éliminées, les bactéries sont piégées sur place(augmentant le risque d’infection) et, parce que les voies respiratoires sont encombrées, l’oxygénation du sang est insuffisante.

Vers des traitements efficaces ?Un médicament en cours d’évaluation, le VX-770, soulagecertains malades, mais pas tous.Le composé ouvre le canal CFTRquand il est bloqué en positionfermée.

Mucus peu épais

Mucus épais

Canal chlore opérationnel

Molécule d’eau

Ion chlore

VX-770

CFTR mal replié

CFTR bloquéCFTR tronqué

a

c

b

4 BIBLIOGRAPHIE

S. M. Rowe et al., Cystic fibrosis,New England Journal of Medecine,vol. 352, pp. 1992-2001, 2005.

M. Cohen-Cymberknoh et al.,Managing cystic fibrosis : strate-gies that increase life expectancyand improve quality of life, Ameri-can Journal of Respiratory andCritical Care Medecine, vol. 183, n° 11, pp. 1463-1471, 2011.

4 SUR LE WEBwww.mucoviscidose-cftr.com

AX

S B

iom

edic

al A

nim

atio

n S

tudio

Page 70: Pour La Science

68] Médecine © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

La mutation située en position508 étant la causela plus fréquente de la mucoviscidose, de nombreuxlaboratoires, dont le nôtre, essaient de localiser lespoints de contrôle cellulaire où la molécule F508del estdisqualifiée et recyclée. Les biochimistes espèrent ainsidécouvrir des composés qui éviteraient la destructionde la protéine sans interférer avec la capacité des cel-lules à reconnaître et éliminer d’autres chaînes d’aci-des aminés incorrectes.

Comprendre comment ajuster ces systèmes decontrôle qualité présenterait un avantage au-delà dutraitement de la mucoviscidose. Plusieurs maladieschroniques, tels certains dysfonctionnements du méta-bolisme du cholestérol et des maladies pulmonaireshéréditaires (parmi lesquelles le déficit en alpha 1-anti-trypsine), résultent d’un repliement incorrect d’uneprotéine. Au moins dans certaines maladies, il devientde plus en plus évident que le vrai coupable n’estpas la fonction altérée de la protéine en soi, mais plu-tôt la propension du mécanisme de contrôle qualitéà dégrader la molécule anormale ou à la piéger dansun amas intriqué de molécules. Il est vraisemblablequ’un certain nombre de protéines, même mal repliées,resteraient fonctionnelles à condition qu’elles soientépargnées et puissent assurer leur tâche. Des théra-pies qui s’attaqueraient au contrôle qualité permet-traient de traiter une vaste gamme de maladies.

Le dernier ensemble de mutations que nous exa-minerons ici représente environ cinq pour cent des casde mucoviscidose dans le monde. Ces mutations main-

tiennent le canal en position fermée : le passage desions chlore vers l’extérieur de la cellule est bloqué.

Bien que chaque groupe d’anomalies génétiquesnécessite un traitement spécifique, des chercheurs ontmontré que certains composés conçus pour mainte-nir ouvert un canal CFTR muté pourraient aider desmalades atteints de mucoviscidose qui ne portent pascette mutation. Prenons par exemple le cas d’un médi-cament qui permettrait à de petites quantités deCFTR F508del d’atteindre la membrane cellulaire. Unsecond médicament maintenant le canal ouvert per-mettrait à cette version du canal un peu lente de lais-ser sortir plus d’ions chlore de la cellule.

Des candidats médicaments prometteurs

On a ensuite recherché des composés capables deréduire les conséquences des mutations du gène CFTR.Il était logique de commencer par F508del, en raisonde sa forte prévalence chez les malades atteints demucoviscidose et parce que la protéine reste en partiefonctionnelle. Comme nous l’avons évoqué, si l’on évi-tait la dégradation prématurée de la protéine CFTRF508del, la fonction respiratoire devrait être améliorée.

Les repliements anormaux de la protéine CFTRF508del et les mécanismes de détection des défautspar la machinerie cellulaire du contrôle qualité sontencore mal connus. Toutefois, on sait reconnaître si

Les manifestations cliniques de la

mucoviscidose sont multiples

et variables d’un patient à l’autre,

car les mutations qui perturbent le

fonctionnement de la protéine CFTR

impliquée dans la maladie sont elles-

mêmes nombreuses (plus de 1600).

Elles ont des répercussions plus ou

moins graves sur le fonctionnement

des systèmes respiratoire et digestif.

Quelles sont les manifestations

cliniques de la mucoviscidose et com-

ment diagnostique-t-on la maladie?

En France, le dépistage néonatal de

la mucoviscidose est obligatoire de-

puis 2002. Il est réalisé par le test

de Guthrie :on prélève quelques gout-

tes de sang au niveau du talon chez

le nourrisson âgé de quatre jours,

ce qui peut révéler un fonctionne-

ment anormal du pancréas. En cas

de test positif, on pratique le test à

la sueur qui indique si la concentra-

tion en chlorure de sodium est trop

élevée.On sait qu’un tel excès est ca-

ractéristique des formes graves de la

maladie. Si les résultats de ces deux

tests sont positifs, un troisième est

réalisé. Il s’agit d’un diagnostic mo-

léculaire fondé sur la détection de

mutations du gène CFTR par un kit

permettant de dépister les 20 à 30mu-

tations les plus fréquentes. Enfin,

un autre signe peut alerter le méde-

cin vers un diagnostic de mucovisci-

dose: la rétention des toutes premiè-

res selles dans l’intestin,qui survient

chez 10 à 20 pour cent des nou-

veau-nés. Cette obstruction indique

une mauvaise hydratation des selles.

Or une mauvaise hydratation des sel-

les ou du mucus qui tapisse les voies

respiratoires résulte des mutations

de la protéine CFTR.

La pathologie pulmonaire sur-

vient après quelques mois de vie et

est caractérisée par des infections mi-

crobiennes chroniques entrecoupées

d’épisodes aigus, par divers agents

pathogènes dont le principal est Pseu-

domonas aeruginosa. Les difficultés

à expirer et les expectorations puru-

lentes associées à un état infectieux

et inflammatoire conduisent de façon

progressive, mais inéluctable, à une

insuffisance respiratoire détruisant le

tissu pulmonaire. On observe aussi

une insuffisance pancréatique entraî-

nant un défaut d’absorption des grais-

ses, des protéines et des vitamines

liposolubles. Chez 50pour cent des

adultes et 20pour cent des jeunes,un

diabète insulino-dépendant aggrave

la pathologie digestive.Enfin,chez six

à dix pour cent des sujets, on diag-

nostique des atteintes du foie accen-

tuant encore la gravité de la maladie.

Toutefois, tous ces troubles sont

plus ou moins graves, ce qui permet

de définir deux groupes (phénotypes)

de patients : un sévère (avec insuffi-

sance pancréatique) et un modéré

(sans insuffisance pancréatique).

Pourtant, la prise en charge est

aujourd’hui plus précoce et mieux

adaptée,de sorte que l’espérance de

vie des personnes atteintes de mu-

coviscidose a notablement aug-

menté, même pour les formes gra-

ves (10ans en moyenne dans les an-

nées 1960 et 40 ans aujourd’hui).

C’est l’utilisation mieux maîtrisée

des antibiotiques, de la kinésithé-

rapie respiratoire pour les plus jeu-

nes,des compléments nutritionnels,

sans oublier les progrès importants

des techniques de transplantations

pulmonaires, qui a permis ce résul-

tat. La découverte des mutations et

de leurs conséquences devrait en-

core améliorer l’espérance de vie

de ces malades.En revanche, les mé-

decins sont confrontés à des mani-

festations de la maladie spécifi-

ques de l’âge adulte qui n’étaient

pas connues avant (puisque les

malades n’atteignaient pas cet âge):

par exemple la stérilité quasi systé-

matique des hommes portant la mu-

tation F508del et le mauvais fonc-

tionnement du foie.

Frédéric BecqInstitut de physiologie et biologie

cellulaires de l’Université de Poitiers

S i g n e s c l i n i q u e s e t p r i s e e n c h a r g e d e l a m u c o v i s c i d o s e

Page 71: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Médecine [69

un composé permet de contrecarrer les effets d’uneerreur de repliement.

En introduisant des molécules fluorescentes dansune cellule, les chercheurs peuvent visualiser lesflux à travers les canaux chlore de la membrane. Ilspeuvent aussi observer si le canal CFTR défectueuxrécupère une certaine activité en présence de telleou telle substance testée. En automatisant et eninformatisant ce processus, on peut tester des mil-lions de composés en peu de temps.

La société de biotechnologie Vertex Pharmaceuti-cals a identifié un composé, nommé VX-809, qui a donnédes résultats préliminaires encourageants ; mais ceproduit n’a pas amélioré la fonction pulmonaire desmalades qui participaient aux essais thérapeutiques.Une autre société, PTC Therapeutics, mène des essaiscliniques sur une molécule nommée ataluren, quis’attaque aux mutations, plus rares, responsables dela production des protéines CFTR tronquées. Avec cettesubstance, la machinerie de synthèse protéique passeoutre certaines instructions « stop » erronées, ce quiévite la production d’une protéine raccourcie. Cettemolécule est aussi testée dans d’autres maladieshéréditaires dues à des codons stop mal placés, parexemple la dystrophie musculaire de Duchenne.

Activer un canal défectueuxJusqu’à présent, les meilleurs résultats ont été obtenuspour la mutation G551D. Après avoir testé 228000subs-tances, dirigées contre des cellules dont le canal chlores’ouvrait mal, des chercheurs de la Société Vertex ontdécouvert un composé qui active le canal CFTR etaméliore son efficacité de 50 pour cent. Les résultatspréliminaires étaient prometteurs et le composé, VX-770, est aujourd’hui en cours d’essais cliniques de grandeampleur. Dans ces essais, les malades ont commencé àmieux respirer quelques semaines après le début dutraitement, et l’amélioration s’est poursuivie pendantl’année qu’a duré l’essai clinique. De surcroît, lessujets ont été moins souvent hospitalisés et ont pris enmoyenne entre 3 et 3,5kilogrammes pendant leur trai-tement. L’un d’entre nous (S. Rowe) fut le premier cli-nicien aux États-Unis à administrer le VX-770à un malade.En octobre 2011, Vertex a déposé une demande d’auto-risation de mise sur le marché du médicament auprèsde l’Agence américaine des aliments et médicaments,la FDA, et a lancé une procédure similaire auprès desinstances européennes.

La découverte de plusieurs médicaments poten-tiels, qui cherchent à compenser les conséquencesdes anomalies génétiques responsables de la muco-viscidose, est le fruit de décennies de recherchesur la biologie de la maladie. Bien que des essais cli-niques soient encore en cours pour établir si les com-posés disponibles sont sûrs et efficaces à long terme,les résultats obtenus jusqu’ici justifient notre opti-misme : nous espérons être un jour en mesure detraiter cette maladie complexe. n

Page 72: Pour La Science

Biologie animale

Les tardigrades,

William Miller

Vide spatial, températures proches du zéro absolu, rayonnements intenses : les tardigrades résistent à tout !D’où ces petits animaux tirent-ils leurs étonnantes capacités de survie ?

L ’ E S S E N T I E L

4 Les tardigrades, dont on connaît un millierd’espèces, forment un embranchement entierde l’arbre du vivant.

4 Ces petits animaux,qui ont conquis presquetoute la planète, sont trèsrésistants. Ils peuvent se placer dans divers étatsde vie inactive, en réponseà des conditions extrêmes.

4 Lorsque les conditionsenvironnementales redeviennent favorables,ils reprennent leur vieactive et réparent les éventuels dégâts subis.

Will

iam

Mill

er

Page 73: Pour La Science

Q u’est-ce qui est plus résistant queles pingouins de l’Antarctique, leschameaux du désert, les vers tubi-

coles des abysses et les blattes, qui sup-portent des conditions extrêmes ? Lestardigrades, selon la chaîne de télévisionaméricaine Animal Planet, qui a diffusé unesérie d’émissions sur les créatures les plusrésistantes de la Terre il y a quelquesannées. À cette occasion, les tardigradesont supplanté tous ces organismes au titrede «survivants de l’extrême». Dressons leportrait du champion.

Les tardigrades sont de minusculesanimaux translucides qui vivent un peupartout sur la planète. Ils mesurent enmoyenne un demi-millimètre (500 micro-mètres) de longueur. Avec un bon éclai-rage, on peut souvent les distinguer à l’œil

nu. On les surnomme parfois « oursonsd’eau », car leur morphologie évoqueune sorte de panda (voir la figure 1).

La plupart des petits invertébrésremuent dans tous les sens. Les tardigra-des, eux, se déplacent avec lenteur, escala-dant posément de minuscules débris. Leurnom vient du latin tardigrada, qui signifie«marcheur lent». Ils possèdent huit peti-tes pattes boudinées, situées sous leur corpset ne dépassant pas sur les côtés, d’où leurdémarche nonchalante et pataude.

Certaines espèces vivent dans les eauxdouces ou salées. D’autres, dites terres-tres, élisent domicile dans les endroitshumides, au sein des mousses, des lichens,de l’humus des forêts, du sol ; en réalité,ces espèces ne sont que limnoterrestres,c’est-à-dire qu’elles viventdans de minus-

cules poches d’eau interstitielle au seinde ces habitats. Tous les tardigrades sontdonc des animaux aquatiques.

Les tardigrades comptaient autrefoisparmi les micro-organismes modèles pourl’étude du développement – un rôleaujourd’hui dévolu au nématode Caenor-habditis elegans (un petit ver), notammentsuite aux travaux du biologiste sud-afri-cain Sydney Brenner, prix Nobel de méde-cine en 1974. Les deux animaux offrentles mêmes qualités : simplicité physiologi-que, cycle de reproduction rapide et schémade développement caractéristique. Comme

survivants de l’extrême

1. LES TARDIGRADES sont de petits animauxaquatiques d’un demi-millimètre de longueuren moyenne et d’aspects très divers. On les sur-nomme « oursons d’eau ».

Page 74: Pour La Science

72] Biologie animale © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

le nématode C.elegans, le tardigrade peutêtre eutélique, ce qui signifie que le nom-bre de ses cellules –plus d’un millier– resteconstant tout au long de sa croissance; celle-ci s’effectue alors par grossissement et nonpar division des cellules.

Le corps d’un tardigrade est composéde cinq parties : une tête bien définie, etquatre segments dotés chacun d’une pairede pattes griffues, la forme des griffesvariant selon les espèces (voir la figure 8).La dernière paire de pattes est dirigée versl’arrière, dans une configuration uniqueau sein du monde animal. Les tardigra-des l’utilisent pour s’accrocher et pouraccomplir des mouvements lents et acro-batiques, plutôt que pour marcher.

Leur anatomie et leur physiologie sontsimilaires à celles d’animaux plus gros.Ils ont un appareil et un canal digestifscomplets. La bouche est suivie d’un pha-rynx, d’un œsophage, d’un estomac, d’unintestin et d’un cloaque. Les muscles sontbien développés. En revanche, ils ne dis-posent que d’une seule gonade.

Le cerveau des tardigrades est placédorsalement et relié à un système nerveuxventral (celui des humains, situé dans lacolonne vertébrale, est dorsal). Leur corpsest empli d’un fluide en contact avec tou-tes les cellules, assurant une nutrition effi-cace et les échanges gazeux, sans recoursà des appareils circulatoire et respiratoire.

Les taxinomistes classifient le mondevivant en trois domaines : les bactéries (orga-nismes unicellulaires dépourvus de noyau),les eucaryotes (organismes dont les cellu-

les ont un noyau) et les archées (organis-mes unicellulaires autrefois nommésarchéobactéries en raison de similaritésvisuelles avec les bactéries, mais qui sontprobablement plus proches des eucaryotesen termes d’évolution). Les eucaryotes sontdivisés en quatre grands règnes: les protis-tes, les plantes, les champignons et lesanimaux. Le règne animal comprend envi-ron 36 embranchements, ou phyla (le chif-fre varie selon les experts), et les tardigradesforment l’un d’eux; ils représentent doncune branche entière de l’arbre du vivant.

Le corps des tardigrades est recouvertd’une cuticule robuste mais souple, qu’ilsrejettent en grandissant. C’est pourquoi ilssont placés dans la lignée évolutive des ecdy-sozoaires, définie par cette caractéristique.Ils y côtoient des animaux tels que les néma-todes et les arthropodes (araignées,insec-tes, crustacés, etc.), qui effectuent aussiune ou plusieurs mues cuticulaires au coursde leur développement. L’été, on trouve unpeu partout leurs dépouilles abandonnéessur les troncs d’arbre.

Les tardigrades se répartissent en deuxordres : les eutardigrades et les hétérotar-digrades. En général, la cuticule des pre-miers est lisse, tandis que celle des secondsest divisée en plaques (voir la figure 5).

Des champions de la survie

Les tardigrades sont surtout connus pourleur aptitude à supporter des conditionsextrêmes. En laboratoire, ils ont été sou-mis à des températures de 0,05 kelvin(–273,10° C, pratiquement le zéro absolu)pendant 20 heures, avant d’être réchauf-fés et réhydratés : ils sont alors revenus àla vie active. Ils ont été placés à –200° Cdurant 20 mois et ont survécu. Ils ont étéexposés à une température de 150° C, biensupérieure au point d’ébullition de l’eau,et n’ont pas succombé pour autant. Ils ontsupporté une pression de 75 000 atmos-phères et des concentrations élevées degaz asphyxiants (monoxyde et dioxyde decarbone, azote, dioxyde de soufre...). Ilsont même résisté au rayonnement ultra-violet présent dans l’espace.

Seules certaines espèces de tardigradesterrestres ont développé ces capacités desurvie hors du commun. Leurs formes mari-nes et d’eau douce n’en ont pas eu besoin,car leur environnement reste stable. Enrevanche, le microenvironnement humidedes tardigrades terrestres se modifie régu-

Cerveau

Œil primitif

Glande salivaire

Œsophage

Sac ovarienOvule Tube de Malpighi

Glande excrétoire

Oviducte

Cloaque

Rectum

Ganglionventral

EstomacGlandefabriquantles griffesAppareil buccal

PharynxPharynxtubulaire

Stylet

0,5 millimètre

2. CETTE COUPE TRANSVERSALE D’UN TARDIGRADE FEMELLE indique la position des diffé-rents organes. L’animal ne possède ni appareil circulatoire ni appareil respiratoire (à son échelle,le fluide baignant la cavité interne suffit à répartir l’oxygène et les nutriments dans l’organisme),mais pour le reste, il est assez similaire à un organisme de la macrofaune.

3. UN TARDIGRADE SORTANT D’UN ŒUF,observé au microscope optique. Les tardigra-des sont translucides, bien que les images aumicroscope électronique donnent l’impres-sion d’une cuticule opaque. Leurs couleurs sontdiverses : blanc, vert, orange, rouge...

Will

iam

Mill

er

Am

eric

an S

cien

tist

Page 75: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Biologie animale [73

lièrement, par exemple en s’asséchant (onparle de dessication) plus ou moins viteen raison de variations climatiques, et estparfois soumis à des conditions météoro-logiques extrêmes. En outre, les mousseset les lichens dans lesquels les tardigradesélisent domicile peuvent être exposés, pourdes périodes plus ou moins longues, auxrayons ultraviolets du Soleil. Cet habitat neleur procure qu’une mince couche de pro-tection, il est loin de les isoler totalementdes agressions de l’environnement.

Alterner vie active et vie inactive

Leurs capacités de survie sont alors éton-nantes : les froids intenses, par exemple,feraient éclater des cellules ordinaires, majo-ritairement constituées d’eau. En effet, l’eause dilate lorsqu’elle approche du point decongélation, raison pour laquelle la glaceflotte. À une température de 4°C, elle atteintun volume suffisant pour faire éclater unegrosse pierre qui en est imbibée, un réci-pient métallique qui en est rempli ou descellules vivantes. Comment les tardigradesy survivent-ils ? Comment résistent-ilsaux chaleurs intenses, qui devraient fairebouillir leur eau interne? Et pourquoi lesrayonnements spatiaux n’endommagent-ils pas irréversiblement leur ADN?

Nous sommes loin d’avoir toutes lesréponses, mais nous avons tout de mêmedes pistes. Les tardigrades terrestres ontla faculté d’alterner vie active et vie inac-tive. En période d’activité, ils se nourris-sent, se battent, se reproduisent et sedéplacent. En période d’inactivité, ils se

placent dans des états dits d’anoxybioseou de cryptobiose.

L’anoxybiose survient en réponse à unmanque d’oxygène. Les tardigrades y sonttrès sensibles. Une asphyxie prolongéeentraîne une panne du système d’osmo-régulation, qui contrôle la quantité d’eauinterne. Le tardigrade se met alors à gon-fler comme un bonhomme Michelin et àflotter dans son environnement. Dans cetétat, il survit au manque d’oxygène, pourdes raisons encore à élucider. Cela durequelques jours, jusqu’à ce que le tauxd’oxygène redevienne normal et qu’ilpuisse reprendre sa vie active.

La cryptobiose est un état réversibleau cours duquel l’activité métaboliqueest suspendue. Dans cet état, le tardi-grade résiste à presque tout ; les spécimenssoumis à des conditions environnemen-tales extrêmes avaient d’ailleurs au préa-lable été placés en état de cryptobiose.

4. LE NÉMATODE CAENORHABDITIS ELEGANS (en haut) a supplanté le tardigrade (en bas)comme invertébré modèle pour les biologistes, mais pas dans la chaîne alimentaire. En effet, lestardigrades se nourrissent de nématodes, ainsi que d’autres petits animaux et de végétaux.

5. DEUX GRANDS TYPES DE TARDIGRADES existent, distingués par la forme de leur cuticule (une sorte de carapace) : les hétérotardigrades,dotés de plaques cuirassées (à gauche), et les eutardigrades, à la « peau » lisse (à droite). Leur cuticule contient de la chitine, comme celle des insectes. La cuirasse des hétérotardigrades pourrait les protéger et ralentir leur dessication, les favorisant ainsi dans les milieux secs.

William MILLER est directeur de recherche en biologie

et maître de conférences à l’Université Baker

dans le Kansas (États-Unis).Article publié

avec l’aimable autorisation de American Scientist.

L’ A U T E U R

B. G

olds

tein

et V

. Mad

den

de l’

Uni

vers

ité d

e C

arol

ine

du N

ord

à C

hape

l Hill

Will

iam

Mill

er

Will

iam

Mill

er

Page 76: Pour La Science

74] Biologie animale © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

Cet état se décline en plusieurs formes,survenant lors de diverses agressions envi-ronnementales. L’une de ces formes estl’anhydrobiose – terme signifiant « la viesans eau». Elle apparaît en réponse à l’as-sèchement des poches d’eau interstitielleoù vit le tardigrade. L’animal se déshydratealors – très lentement, sinon il ne survitpas–, perdant jusqu’à 97 pour cent de soneau. En conséquence, il se ratatine et sataille se réduit au tiers de ce qu’elle étaitauparavant. Il rentre ses pattes et sa têteet se met en boule, réduisant ainsi la sur-face exposée : il prend la forme d’un ton-nelet. Lorsqu’il a perdu la quasi-totalité deson eau, son métabolisme s’arrête.

L’anhydrobiose est un état ordinairequ’un tardigrade peut connaître de nom-breuses fois par an. Réhydraté par la rosée,la pluie ou la neige fondante, il se trans-forme et reprend sa vie active en quelquesminutes à quelques heures.

La cryobiose est un autre exemple decryptobiose : comme lors de l’anhydrobiose,l’animal se déshydrate et se transforme pro-visoirement en tonnelet, mais cette fois poursurvivre à des froids intenses.

Toute température inférieure au pointde congélation du cytoplasme des cellulessuspend la mobilité moléculaire, et doncle métabolisme. On s’attendrait à ce quedes températures aussi basses entraînentaussi des dégâts structurels. Mais les tar-digrades, nous l’avons vu, endurent lesfroids les plus intenses. Cela pourrait êtredû à la synthèse d’agents protecteurs,comme on en trouve chez les insectes: cesmolécules abaisseraient la température decongélation des tissus et ralentiraient leprocessus, ménageant ainsi une périodede transition qui permettrait de passer àl’état de cryobiose. Le tardigrade finit pargeler, mais ces agents modulent peut-êtreaussi la formation de la glace, empêchantla formation de gros cristaux qui risque-raient de déchirer les tissus. D’autres hypo-thèses suggèrent que l’animal présente unestructure cellulaire particulière, qui lui per-met de résister à la glace.

Autre forme de cryptobiose, l’osmo-biose: c’est la réaction à un degré extrêmede salinité, qui peut entraîner un gonfle-ment fatal. Certains tardigrades suppor-tent cette salinité, mais d’autres ne peuvent

Anoxybiose (manque d’oxygène)L’osmorégulation se dérègle, ce qui provoque le gonflement de l’animal.

Vie activeLe tardigrade se nourrit, se développe, bouge et se reproduit.

Enkystement (sécheresse) L’organisme se rétracte dans la cuticule, s’entoure de nouvellescouches cuticulaires et entre en dormance.

Cryobiose (froid)Des protéines perturbent la formation de la glace et l’animalse change en tonnelet.

Anhydrobiose (sécheresse)Quand son habitat s’assèche, l’animal perd lentement son eau et forme un tonnelet petit et sec.

Osmobiose (salinité)Rare. L’animal peut se protégerd’une extrême salinité en formantun tonnelet.

Les tardigrades présentent toute une panoplie de techni-ques de survie. En réponse à des conditions environnemen-tales extrêmes (froid, manque d’oxygène ou d’humidité...),ils se placent dans différents états de vie inactive.

La plupart de ces états inactifs ne sont adoptés quepar les tardigrades terrestres, tandis que l’enkystement,encore mal connu, est réservé aux espèces « aquatiques».

Les états décrits dans la partie inférieure du schéma ci-dessous sont regroupés sous le nom de cryptobiose : dansces états, où l’animal se déshydrate et prend la forme d’untonnelet, l’activité métabolique est suspendue. Chez d’au-tres organismes, cela indiquerait la mort, mais les tardi-grades reprennent leur vie active dès que les conditionsredeviennent favorables.

La résistance en chiffresEn état de cryptobiose, les tardigrades vivent jusqu’à plusieurs dizaines d’années et résistent pendant des duréesvariables à :

Des températures extrêmes, allant de –273 °C à +150 °C.

Des pressions extrêmes,d’un vide quasi absolu à une pressionde 75 000 atmosphères.

Des excès de gaz asphyxiants,tels du monoxyde et du dioxyde de carbone, de l’azote et du dioxyde de soufre.

Des rayons X et ultraviolets,tels que ceux qui règnent dans l’espace.

L E T A R D I G R A D E D A N S T O U S S E S É T A T S

Am

eric

an S

cien

tist

Page 77: Pour La Science

y résister qu’en formant un tonnelet imper-méable aux sels.

En 2007, le tardigrade est devenu lepremier animal pluricellulaire ayant sur-vécu dans l’espace. En effet, des spécimensont été embarqués sur la capsule russeFOTON-M3, dans le cadre de l’expérienceeuropéenne BIOPAN 6. Pendant que la cap-sule était en orbite à 260kilomètres de laTerre, les chercheurs ont déclenché l’ou-verture de boîtiers contenant des tardigra-des en état d’anhydrobiose, afin de lesexposer directement au rayonnementsolaire et au vide spatial. De retour surTerre, les tonnelets ont été réhydratés. Quel-ques animaux se sont alors mis à bouger,à manger, à grossir, à muer et à se repro-duire : ils avaient survécu.

Au cours de l’été2011, dans le cadre duprojet BIOKIS, parrainé par l’Agence spa-tiale italienne, des tardigrades ont étéembarqués à bord de la navette spatialeaméricaine Endeavour et ont été exposés àdes rayonnemens ionisants. Les résultatssont en cours d’analyse.

Préserver l’ADNLes puissants rayonnements de l’espacedevraient endommager irrémédiablementl’ADN, pourtant certains tardigrades y sur-vivent. Comment? Une possibilité seraitl’existence d’un système de réparation del’ADN très efficace, ou tout au moins par-ticulièrement résistant, qui se déclenche-rait lorsque l’animal revient à un stade actif :ainsi, la bactérie Deinococcus radioduranspossède des protéines qui supportent depuissantes radiations et réparent ensuitel’ADN, très endommagé par ces derniè-res. Selon Daiki Horikawa, de l’INSERM,la résistance des tardigrades viendrait plu-tôt d’un système qui protège l’ADN et empê-che sa destruction.

En outre, la résistance active de certai-nes espèces aux fortes salinités supposeun métabolisme vigoureux: l’animal main-tient une salinité acceptable dans son milieuinterne en pompant des ions vers l’extérieur,ce qui requiert une dépense d’énergie fara-mineuse. Ainsi, les tardigrades semblentapporter deux types de réponse aux condi-tions environnementales extrêmes : laréponse passive qu’est l’état de dormanceou de cryptobiose, et l’hyperréactivité duprocessus de réparation de l’ADN –qui resteà prouver – et de l’osmorégulation. Enmatière de stratégie d’adaptation évolutive,les tardigrades sont des virtuoses.

Grâce à leurs capacités de survie, cesanimaux minuscules ont conquis la quasi-totalité de la planète: de l’Arctique à l’équa-teur, des zones intertidales (la partie dulittoral alternativement couverte et décou-verte par la marée) jusqu’aux profondeursdes océans... On en a même découvert ausommet des grands arbres, où ils ontprobablement été apportés par le vent. Àl’état de tonnelets, on les distingue à peinedes particules de poussière.

Comme les spores, le pollen et les grai-nes, les tonnelets risquent d’atterrir dansdes microenvironnements qui ne leurconviennent pas. Toutefois, quand ilséchouent dans un lieu peu favorable, ilsn’ont qu’à attendre un changement de sai-son ou quelques précipitations : dès queles conditions climatiques sont plus clémen-tes, la vie peut reprendre son cours.

Si les tardigrades de mousses, de lichensou d’humus sont de grands voyageurs, c’estaussi parce que nombre d’entre eux sontparthénogénétiques, c’est-à-dire qu’ils peu-vent se reproduire sans fécondation –ils pro-duisent directement des œufs. Quelques-unssont hermaphrodites – ils fabriquent à lafois des gamètes mâles et femelles, et sontcapables de s’autoféconder. Un tardigradeisolé est alors en mesure de fonder une popu-lation là où il atterrit.

À ce jour, environ 1100 espèces de tar-digrades ont été décrites, mais toutes nesont pas valables. Il existe des doublonsou des erreurs d’interprétation. En réa-lité, un millier d’espèces ont été correc-tement décrites et identifiées. Elles serépartissent en 300 formes marines,100d’eau douce et 600 espèces terrestres.

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Biologie animale [75

6. LORS DE LA CRYPTOBIOSE, le tardigradese contracte – il divise sa taille par trois – etprend la forme d’un tonnelet. Dans cet état, ilpeut résister à des conditions environnemen-tales extrêmes.

7. MULTIPSEUDECHINISCUS RANEYI sera-t-il un jour le nom de ce tardigrade, vu ici au micros-cope optique ? C’est en tout cas ce qu’ont proposé l’auteur et son étudiante, Rachel Schulte. Ilsont découvert ce spécimen dans un endroit où son espèce n’avait jamais été repérée. Leurs obser-vations les ont conduits à modifier son classement au sein de l’arbre des tardigrades.

Will

iam

Mill

er e

t R

achel

Sch

ulte

Will

iam

Mill

er

Page 78: Pour La Science

76] Biologie animale © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

Ces dernières sont plus faciles à repéreret suscitent l’intérêt de nombreux cher-cheurs depuis longtemps.

La recherche de nouvelles espècesest un domaine très actif. Mes étudiantsen ont découvert et décrit quatre, et noussommes en train de travailler à la confir-mation d’une demi-douzaine d’autres.Nous sommes persuadés qu’il en resteun grand nombre à découvrir, notammentdans les milieux non terrestres.

Parfois, une découverte conduit à révi-ser la classification. C’est ce qui s’est pro-duit en été 2010, dans le cadre de notreprogramme de Master, conçu pour ensei-gner la recherche en explorant l’embran-chement des Tardigrades en Amérique duNord. Rachel Schulte, une étudiante, exa-minait des échantillons collectés quelquesannées auparavant en Californie. Après unesemaine de travail, elle m’apporta un spé-cimen. Il semblait appartenir à la familledes Echiniscidae et au genre Pseudechinsi-cus, mais quelques caractéristiques necorrespondaient pas : le tube buccal, parexemple, était souple et recourbé, alors qu’ilaurait dû être rigide; en outre, la cuticuleétait divisée en un nombre inhabituelle-ment élevé de plaques (voir la figure 7).

Nous avons alors consulté la littérature.L’animal ressemblait à une espèce nommée

Pseudechiniscus raneyi, découverte dans lesannées 1960. Elle avait été rangée parmiles Pseudechiniscae en se fondant sur ladescription de ce genre, établie en1911 parGustav Thulin. Mais en 1987, ReinhardtKristensen, de l’Université de Copenhague,au Danemark, a redéfini la famille des Echi-niscidae, en y ajoutant des genres ainsi qu’encorrigeant et en détaillant la description desgenres existants. Or notre tardigrade ne cor-respondait plus au genre Pseudechinsicus–etne ressemblait pas non plus aux nouveauxgenres. R.Krinstensen n’avait probablementjamais vu de spécimen de Pseudechiniscusraneyi, espèce assez rare, sinon il auraitremarqué cette divergence.

Nous avons alors proposé un nouveaugenre, nommé d’après l’un des traits carac-téristiques les plus marquants de notre spé-cimen : la présence de nombreuses plaquescuticulaires. Nous ne pouvions pas chan-ger le nom de l’espèce (le second terme dansle binôme latin), car nous n’en étions pasles découvreurs. Notre tardigrade seraitdonc un Multipseudechiniscus raneyi. L’arti-cle qui rend compte de nos travaux est encours d’examen par une revue scientifique.

Les tardigrades ont donc encore beau-coup à nous apprendre. Outre leur excep-tionnelle résistance, leur diversité reste unsujet d’étude et d’étonnement... n

4 BIBLIOGRAPHIE

R. Kristensen et al., Survival in extreme environments – on thecurrent knowledge of adaptationsin tardigrades, Acta Physiologica,vol. 202, pp. 409-420, 2011.

D. Persson et al., Extreme stresstolerance in tardigrades : Surviving space conditions in lowearth orbit, Journal of Zool. Syst.and Ev. Res., vol. 49, pp. 90-97,2011.

W. Welnicz et al., Anhydrobiosis in tardigrades – the last decade,Journal of Insect Physiology,vol. 57, pp. 577-583, 2011.

Y. Séméria, Tardigrades continentaux : Oligohydrobionteset Hétérohydrobiontes, Fédération française des sociétésde sciences naturelles, 2003.

W. Miller, Tardigrades : Bears ofthe moss, The Kansas SchoolNaturalist, vol. 43, pp. 1-16, 1997.

4 SUR LE WEBJ. Glime, Bryophyte Ecology, 2010(chapitre sur les tardigrades).www.bryoecol.mtu.edu.

8. CES GRIFFES DE TARDIGRADES sont grossies plusieurs mil-liers de fois. Leur étonnante variété suggère des adaptations enfonction du mode de vie. Les minuscules crochets sont ainsi trèspratiques pour harponner de petits aliments, tandis que les griffeshérissées semblent servir à attaquer des proies plus grosses. Les

griffes pourraient aussi permettre aux mâles d’agripper les femel-les lors de l’accouplement – celles situées sur les pattes antérieu-res de certains mâles sont plus robustes. Elles ont peut-être desformes optimisées pour former un tonnelet lors de la cryptobiose.Cela reste à confirmer.

Will

iam

Mill

er e

t C

lark

W. B

easl

ey, de

l’Univ

ersi

té M

cMurr

y

Page 79: Pour La Science

Rendez-vous surwww.pourlascience.fr

À très bientôt sur www.pourlascience.fr !

Le site de référence de l’actualité scientifi que internationale

! Retrouvez gratuitement les actualités scientifi ques quotidiennes.

! Recevez nos lettres d’information et réagissez aux articles

en vous inscrivant sur www.pourlascience.fr/newsletters.php.

! Recherchez et commandez les archives parues

depuis 2004 de Pour la Science

et des Dossiers Pour la Science.

! Accédez aux numéros

numériques compris

dans votre abonnement

en créant votre compte.

! Suivez notre actualitéen direct

http://www.pourlascience.fr/pls-facebook

http://twitter.com/pourlascience

http://www.pourlascience.fr/rss

Rendez-vous surwww.pourlascience.frwww.pourlascience.fr

À très bientôt sur www.pourlascience.fr !À très bientôt sur www.pourlascience.fr !

Le site de référence de l’actualité scientifi que internationale

!! Retrouvez gratuitementRetrouvez gratuitement les actualités scientifi ques quotidiennes.les actualités scientifi ques quotidiennes.

!! RecevezRecevez nos lettres d’informationnos lettres d’information etet réagissez aux articlesréagissez aux articles

en vous inscrivant sur www.pourlascience.fr/newsletters.php.en vous inscrivant sur www.pourlascience.fr/newsletters.php.

!! Recherchez et commandezRecherchez et commandez les archives paruesles archives parues

depuis 2004depuis 2004 de de SciencePour la Su a SciencePo la SciencPourPo e ePo ia SciencePou l i nPour aPo encePoP ien

et des et des ScienceDossiers Pour laa Su e ee Sssiers Pour laa ossiers Po ci ncDossiers Pour laDossiers Po e eers Po nii Scienceaa Dossiers Pou i niers Pour laaDossiers Pou encessiers Po cieni P ..

!!Accédez auxAccédez aux snuméroosumé soonumérooéénuméros

numériques comprisnumériques compris

bonnementdans votre ab edans votre abonne ntns votre abonnemedans votre abonne tdans votre abonnement

en créant votre comppte.ppteen créant votre co te.n créant votre comppotre co een créant votre com

!! Suivez Suivez éénotre actualitééualitéénotre actualiténotre actualitéen directen direct

http://www.pourlascience.fr/ppls-facebook//www.pourlascience.fr/ aceburlascience ls-facebookhttp://www.pourlascience.fr/ e://www pourlascience ppp://www.pourlascience.fr/p s-facebooourlascience ls-facebookhttp://www.pourlascience.fr/p://www.pourlascience.fr/p surlascience s-facebooourlap://www pourlascience fr/pp://www p aa ebookence cebaceboop://www pourlascience fr/p ohttp://www pourlascien boccienc oo eence - cp://www pourlascienc ss sp b oppphttp://www pourlascience fr/ fi f ff ff ff fhtt // l i f

http://twitter.com/pourlasciennce//twitter.com/ eer.com/pourlasciennhttp://twitter.com/pourlasci e://twitter com/pourlascieer.com/pourlasciep://twitter.com/pourlasciecom/pourlascp://twitter com/pourlasciecom/pourlasccom/pourlasciener com/pourlasciehttp://twitter com/pourlascien

http://www.pourlascience.fr/rssshttp://www.pourlascience.fr/rhttp://www.pourlascience.fr/rp://www.pourlascience sssshttp://www pourlascience fr/rshttp://www pourlascience fr/r

Page 80: Pour La Science

78] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 413 - Mars 201278] Histoire des sciences

Au début du XIXe siècle, la chi-mie se veut science. En 1787,le chimiste français AntoineLaurent de Lavoisier l’a dotée

d’un langage logique et d’une méthodolo-gie : les éléments chimiques sont définiscomme des corps simples soit par nature,soit par manque d’outils pour les diviser.Quant à la méthodologie, elle est claire :observer, peser, mesurer et expérimenter.Pourtant, en 1808, un ouvrage d’un pro-fesseur de sciences britannique, John Dal-ton, intitulé Nouveau système de philosophiechimique, ébranle pour longtemps ce belédifice. Dans un premier temps bien accueillipar les chimistes, il crée parmi eux une ziza-nie qui durera près d’un siècle. Pourquoi ?Parce que Dalton y parle d’atome et quel’atome est invisible.

Si le concept d’atome date de l’Antiquité,il est, à cette époque, tombé dans l’oubli.Selon Dalton, la matière serait constituéed’atomes indivisibles (a-tome, qu’on ne peutdiviser), identiques entre eux pour un mêmeélément, ayant un poids fixe et pouvant secombiner pour former des corps composés.Or pour nombre de chimistes, il est incon-cevable de réintroduire de l’hypothèse, del’imaginaire, dans leur science fondée surl’observation et l’expérimentation.

En France, la querelle autour de l’exis-tence de l’atome s’est cristallisée autour dedeux chimistes : Charles-Adolphe Wurtz, fer-vent défenseur de l’hypothèse atomique, etMarcellin Berthelot, partisan d’une scienceexempte de toute hypothèse. Qui l’a emporté?Nous allons voir que la réponse n’est pas si

simple. Pour le comprendre, revenons aumoment où Dalton a publié son livre.

Dans un premier temps, ce n’est pas l’hy-pothèse de Dalton sur la constitution de lamatière qui attire l’attention des chimistes.Après tout, l’atome de Dalton peut être com-pris comme l’élément de Lavoisier. Ce quiles intéresse, c’est sa théorie des « poidsatomiques ». Selon Dalton, l’eau est consti-tuée d’un atome d’oxygène (noté aujour-d’hui O) et d’un atome d’hydrogène (notéaujourd’hui H). Il décrit ainsi l’eau par la for-mule chimique suivante : H + O = HO (voir lafigure 2). Or dans neuf grammes d’eau, iltrouve un gramme d’hydrogène et huitgrammes d’oxygène. En généralisant ce rai-sonnement et en prenant pour base l’hy-drogène égal à 1, on calcule le poids dechaque atome. Associée à de nouvellesdécouvertes permettant de subdiviser lescorps composés, cette théorie des poids ato-miques permet de mettre en évidence detrès nombreux corps simples.

Atome ou molécule?Pourtant, quelques mois après la publica-tion de Dalton, un Français, Joseph Louis Gay-Lussac, dénonce l’incohérence de la théorieatomique. Travaillant non pas à partir de poids,mais de volumes, Gay-Lussac ne trouve pasles mêmes résultats que Dalton. Lors de sesexpériences, il obtient, en prenant un volumed’hydrogène et un volume de chlore, deuxvolumes d’acide chlorhydrique et non unvolume comme la théorie de Dalton l’af-firme. Comment lever cette contradiction ?

Le chimiste italien Amedeo Avogadro etle physicien français André Marie Ampèrearrivent séparément à la même conclusion :pour obtenir, à partir de deux volumes degaz différents, deux volumes de gaz com-posé, il faut considérer que les atomes deDalton peuvent encore se diviser. En d’autrestermes, l’élément constitutif du gaz d’hy-drogène – ce que Dalton nomme atome d’hy-drogène – est en fait constitué lui-mêmede deux corps encore plus simples.

En divisant les atomes de Dalton, Avo-gadro et Ampère introduisent la distinctionentre atome et molécule: l’hydrogène gazeuxest une molécule constituée de deux atomes.En généralisant cette expérience, ils édic-tent une loi connue aujourd’hui sous le nomde loi d’Avogadro-Ampère : il y a toujours lemême nombre de molécules dans desvolumes égaux de gaz soumis aux mêmesconditions de température et de pression.Appliquée aux théories de Dalton et de Gay-Lussac, cette loi stipule qu’une molécule d’ungaz simple est toujours constituée de deuxatomes. Pour beaucoup de chimistes, lapreuve de l’existence des atomes est faite.

Cependant, si cette loi s’applique à la plu-part des gaz, certains posent problème. Lephosphore, le soufre, le mercure et l’arsenicsemblent ne pas être formés de deux atomes.Jean-Baptiste Dumas, chimiste françaisrenommé, se penche sur cette incohérence.N’arrivant pas à expliquer l’exception, Dumasse lance dans une guerre contre la théorieatomique, dont il avait auparavant été un fer-vent défenseur. Il en est sûr, cette erreurscientifique n’est due qu’à un égarement épis-

REGARDS

Wurtz et l’hypothèse atomiqueLa matière est-elle constituée d’atomes ? Tout au long du XIXe siècle, cette question a divisé les chimistes. En France, l’acceptation de cette hypothèse fut le combat d’une vie, celle du chimiste Charles-Adolphe Wurtz.

Natalie PIGEARD-MICAULT

HISTOIRE DES SCIENCES

Page 81: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

R e g a r d s

témologique. La science chimique se perddans des recherches spéculatives sur laconstitution intime de la matière. Jamais,pour rester science, elle n’aurait dû s’éloignerdes faits observables. Elle aurait dû se conten-ter de les traduire par des lois simples etclaires qui n’ont nul besoin de chercher l’in-visible pour se justifier.

En 1836, Dumas renie son passé d’ato-miste et invite ses confrères à faire de même:« Ce qui nous reste, c’est la conviction que lachimie s’est égarée là, comme toujours, quand,abandonnant l’expérience, elle a voulu mar-cher sans guide au travers des ténèbres(...).Si j’en étais le maître, j’effacerais le mot atomede la science, persuadé qu’il va plus loin quel’expérience ; et jamais en chimie nous nedevons aller plus loin que l’expérience. »

Dès lors (et jusqu’en 1894 !), le motatome est banni des manuels scolaires.Dumas revient à un système de notationplus neutre : celui des poids équivalents.Mesurés sur la balance, ces poids exprimentles proportions pondérales entre les corpsmis en réaction, tout comme les poids ato-miques de Dalton, mais sans faire appel àd’hypothétiques atomes.

Une cacophonie de notationsToutefois, on ne passe pas si facilement d’unenotation à une autre, surtout quand, der-rière elle, c’est toute la définition de la pra-tique scientifique qui est en jeu. D’autant que,par ailleurs, les résultats s’accumulent en chi-mie. Certains découvrent de nouveaux corps,d’autres établissent des lois sur leur affi-nité, sur leurs charges électriques, sur l’agen-cement des corps simples dans un corpscomposé, etc. Cet essaim de rechercheschimiques entraîne une multiplication dessystèmes de notation.

Parmi ceux qui prennent pour base l’hy-drogène H = 1, certains s’expriment en poidséquivalent – pour eux, l’oxygène O vautalors 8 – et d’autres en poids atomique (selonla loi d’Avogadro-Ampère) – pour eux, O = 16.Des atomistes, tel Berzelius, vont jusqu’àbarrer leurs symboles chimiques pour lesdifférencier des équivalents. D’autres encoreont pour base O = 100, ou encore O = 1. On

trouve même H = 100. Que le chimiste soitfrançais, anglais, prussien ou autre, il lui estnécessaire de connaître l’auteur de l’ar-ticle qu’il lit afin de savoir quelle conversionil doit faire pour le comprendre. La chimiedevient alors plus une science de conver-sion qu’autre chose.

C’est dans cette cacophonie de notations,formules, lois, théories que le jeune Wurtz selance dans la chimie. Après des études médi-cales strasbourgeoises et un stage dans lelaboratoire du chimiste allemand Justus vonLiebig en 1842, Wurtz arrive dans le labora-toire privé de Dumas en 1844. Président del’Académie des sciences, membre de l’Aca-démie de médecine, professeur de chimieorganique à la Faculté de médecine, profes-seur de chimie et doyen de la Faculté dessciences, Dumas représente alors le pouvoirscientifique en France.

Dumas prend vite Wurtz sous son aile. Illui procure des postes rémunérés, l’introduitdans la communauté scientifique, facilite sapromotion. De son côté, Wurtz sait que Dumastient les rênes du pouvoir dans ce champ debataille théorique qu’est la chimie. Aussi n’entre-t-il surtout pas dans la polémique.

Quand, fin 1852, Dumas donne sa démis-sion à la Faculté de médecine, Wurtz esttout naturellement nommé pour le rempla-cer, le 2 février 1853. L’indépendance qu’il

1. UN LABORATOIRE DE CHIMIE vers 1885:celui de Henri Debray à l’École normale supé-rieure. Debray était l’assistant de Henri Sainte-Claire Deville, un des chimistes qui s’opposèrentà la théorie atomiste de la matière défenduepar Charles-Adolphe Wurtz.

Natalie PIGEARD-MICAULTest docteur en épistémologie

et histoire des sciences. Ingénieur d’études au CNRS,

elle est responsable des archivesdu musée Curie, à Paris.

L’ A U T E U R

Histoire des sciences [79

Mus

ée Curie (co

ll.ACJC

)

Page 82: Pour La Science

80] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

R e g a r d s

acquiert alors vis-à-vis de Dumas lui permetenfin d’entrer dans la bataille scientifique.Dès 1853, devant l’Académie des sciences,Wurtz affirme rechercher dans les formuleschimiques «un véritable sens moléculaire»:il veut comprendre l’invisible agencement dela matière et le traduire par des formules. Troisans plus tard, il découvre une nouvelle famillede molécules, les glycols. Il explique avoir étéguidé par la théorie et non l’expérience. Ilose même parler de molécule diatomique,adhérant ainsi à la loi d’Avogadro-Ampère.

Quand, en 1860, il retrace l’histoire desa découverte, il utilise pour la première foisla notation atomique. Il faut dire qu’il revienttout juste d’un congrès international orga-nisé pour mettre fin à la multiplicité des nota-tions. Suite à la campagne de l’Italien StanislaoCannizzaro, la majorité des chimisteseuropéens, dont Wurtz, y a adopté la nota-tion atomique, jugée la plus féconde. Mais laplupart des chimistes français, d’embléeopposés à cette notation, n’ont pas participéau congrès, et Wurtz devient en France l’avo-cat d’une notation toujours exclue.

Des boules pourreprésenter les atomesWurtz a compris que pour faire admettre lanotation atomique, il lui faut l’enseigner et ladivulguer. Depuis qu’il est professeur à laFaculté de médecine, il a ouvert un petit labo-ratoire privé de chimie : celui-ci devient le lieuoù il convainc la future élite de chimistes.Investie par ses disciples, la nouvelle Sociétéchimique devient – via son Bulletin – unorgane de diffusion de la notation atomique.De succès en succès, Wurtz affirme et imposede plus en plus la notation atomique, voirela théorie atomique. Il l’enseigne même auCollège de France durant l’été 1863.

Entre-temps, Wurtz rencontre un adver-saire de taille : Marcellin Berthelot. EntreBerthelot et Wurtz, c’est déjà la guerre despostes, des honneurs et des distinctions. S’yjoint désormais celle, scientifique, entre celuiqui refuse le mot même d’atome et celui quiécrit en notation atomique et prône la validitéde la théorie associée.

Un événement éloigne alors Wurtz de lachimie. Fin 1865, devant les manifestations

étudiantes, le doyen de la Faculté de méde-cine, Ambroise Tardieu, démissionne. Pas unmédecin ne veut prendre la succession, oun’est proposé au décanat. Le 18 janvier 1866,Wurtz, simple professeur de chimie – unescience dite accessoire à la médecine – estnommé nouveau doyen. Cette charge l’éloignede la bataille de l’atome durant dix ans, mêmesi sa position est restée dans les esprits etressurgit de façon inopinée.

En 1868, jugeant l’enseignement de laFaculté trop matérialiste, le clergé dénonceles conséquences immorales et dangereusesd’une telle conception de l’être humain. Aunom de l’autonomie de la science, Wurtzcondamne cette intrusion du clergé. Reprisdans la presse, son discours est remarqué,et déformé : Wurtz défend l’enseignement dela Faculté ? Il est donc matérialiste, d’au-tant plus qu’il est atomiste... Wurtz, ferventprotestant qui conçoit très bien la coexis-tence d’un corps fait d’atomes et d’une

«âme», est catalogué comme matérialistepar les médecins. Et à l’inverse, les chimistes,surtout Berthelot, le qualifient de spiritua-liste parce qu’il croit en cet atome invisible.

En 1874, à Lille, Wurtz, las de son déca-nat, signe son retour à la chimie par undiscours engagé, largement diffusé : «Cequi remplit l’espace, c’est-à-dire la matière,n’est pas divisible à l’infini, mais se com-pose d’un monde de particules invisibles,insaisissables, et qui possèdent néanmoinsune étendue réelle et un poids déterminé.Ce sont les atomes. » Pour la premièrefois, Wurtz ne se contente pas de défendrela notation atomique : il affirme croire enl’existence réelle des atomes.

C’est même toute sa conception de lascience qu’il révèle : il déclare que l’objec-tif du scientifique est « de rechercher lanature intime des phénomènes et leurscauses ». Or pour Berthelot, la nature intimedes phénomènes étant invisible et inac-cessible, elle relève d’un champ de réflexionnon pas scientifique, mais métaphysique :la science ne spécule pas.

Deux ans plus tard, Wurtz renouvelleses affirmations. À Clermont-Ferrand, àl’aide de petites boules de couleurs diffé-rentes, il montre au public comment les atomess’agencent pour former des molécules : « J’aiconstruit cette formule avec des boules noires,blanches, vertes, qui représentaient les atomesde carbone, d’hydrogène, d’azote. Ils ont com-pris cela, ou ils ont cru comprendre, car ils ontapplaudi. Je suis presque fier de ce succèspour la théorie » écrit-il à un élève.

Les partisans des poids équivalents nepeuvent plus se taire, d’autant que Wurtz,n’ayant plus la charge de doyen, a obtenuen 1875 la création d’une chaire de chimieorganique à la Faculté des sciences, et qu’ildoit enseigner « les théories modernes de lachimie» aux futurs chimistes. Le 9 avril 1877,le chimiste Henri Sainte-Claire Deville déclare,devant ses homologues académiciens, quela loi d’Avogadro-Ampère n’est qu’une «hypo-thèse pure et simple, minée par les faits etles raisonnements de toutes sortes ».

Wurtz et Sainte-Claire Deville sont amiset s’estiment. Néanmoins, Wurtz se doit derépondre et défendre la loi d’Avogadro-Ampèrequi est la base de la théorie atomique. Le

2. SYMBOLES DES ÉLÉMENTS CHIMIQUESutilisés en 1808 par John Dalton dans son Nou-veau système de philosophie chimique. Daltonutilisait des petits cercles différents pour les36 éléments chimiques connus alors. Les sym-boles actuels ne furent introduits qu’en 1813par le chimiste suédois Jöns Berzelius.

Biblio

thèq

ue num

érique

, Université

de Strasbo

urg

Page 83: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Histoire des sciences [81

R e g a r d s

7 mai 1877, à l’Académie, il montre que la loid’Avogadro-Ampère n’est que le développe-ment des lois dont les équivalentistes se récla-ment, notamment celle de Gay-Lussac.

Le 21 mai, Sainte-Claire Deville remonteà la tribune et prouve par des résultats expé-rimentaux que la loi d’Avogadro-Ampère nes’applique pas à tous les éléments, notam-ment à la chimie minérale. En cela, il revientaux arguments de Dumas de 1836 : la loi nes’applique pas pour le phosphore, le mercure,etc. Wurtz reconnaît alors que la loi s’appliquemieux en chimie organique, mais il l’explique :la loi s’applique aux corps volatils, or certainscorps minéraux se décomposent lorsqu’onles réduit en vapeur.

Peut-on fonder unescience sur l’invisible?La discussion est purement scientifique, fon-dée sur les résultats d’expériences sur l’hy-drate de chloral, le chlorydrate d’ammoniaque,etc. Pourtant, Berthelot aimerait déplacer ledébat du champ expérimental vers la philo-sophie des sciences. Une science peut-elleêtre fondée sur de l’hypothèse ?

Le 28 mai, il intervient dans la discus-sion avec la conviction qu’il va régler le conflitentre atome et équivalent. D’emblée, Ber-thelot place le débat sur le plan épistémolo-gique en essayant de démontrer la confusionentre loi et hypothèse, imagination et obser-vation. La loi d’Avogadro-Ampère, par exemple,déjà remise en question par Sainte-ClaireDeville, ne peut pas être une loi puisqu’elleprétend compter des molécules et des atomesalors que ceux-ci restent invisibles.

Wurtz ne peut accepter que le débat sortedu champ expérimental. Au risque de se dis-créditer en tant que scientifique, il ne peut,comme dans un discours en province, avouerfonder sa pratique scientifique sur l’invisibleà un moment de l’histoire des sciences oùseules l’expérimentation et l’observationsont garantes de la démarche scientifique.Pour couper court à la discussion, il affirmelui aussi, mais de mauvaise foi, le carac-tère hypothétique de l’atome. Pour lui, seulela notation est ici en jeu. Au cas où Berthe-lot voudrait revenir sur le sujet, il ajoute : « Aufond de votre notation en équivalents se

cache la même idée de petites particuleset vous y croyez comme nous. »

Entre le 9 avril et le 25 juin, les acadé-miciens assistent à 16 interventions surle sujet. Pour la première fois, il n’y a ni vain-queur ni vaincu entre Wurtz et Berthelot.Wurtz n’a pas avoué qu’il croyait à l’atomeen tant qu’entité réelle et a bien montré lafécondité de la théorie atomique. Quant àBerthelot, en condamnant publiquementl’utilisation d’hypothèses dans les sciences,il peut aussi repartir en vainqueur.

Wurtz meurt en 1884. Ses plus fidèlesélèves – Henninger, Friedel, Scheurer-Kest-ner – le suivent de peu. Berthelot subsiste.L’atome réapparaît dans les manuels scolairesen 1894. La notation atomique a presquegagné. Néanmoins, la plupart des chimistesatomistes, même parmi les élèves de Wurtz,affirment encore ne pas croire en l’existenceréelle des atomes. En 1900, alors qu’il estau sommet de sa gloire et de son pouvoir, Ber-thelot affirme qu’il ne veut pas «que l’on croieen l’existence réelle des atomes comme oncroit en l’existence de Jésus dans l’hostieconsacrée ». Il finit par utiliser la notation ato-mique, mais meurt en 1907 sans avoir jamaiscru en l’existence de l’atome, alors même queles physiciens essaient d’en comprendre laconstitution et que la découverte de l’élec-tron a déjà dix ans... n

3. LE CHIMISTE CHARLES-ADOLPHE WURTZ (1817-1884) fut toute sa vie un ardent défenseurde l’idée d’une matière constituée d’atomes (à gauche). Il eut plusieurs adversaires, dont MarcellinBerthelot (à droite), qui ne pouvait concevoir une science fondée sur des éléments invisibles.

4 BIBLIOGRAPHIE

N. Pigeard-Micault, Charles-Adolphe Wurtz.Un savant dans la tourmente, Hermann/ADAPT-SNES, 2011.

C. Lécaille, L’atome : chimère ou réalité? Débats et combatsdans la chimie du XIXe siècle, Vuibert/ADAPT-SNES, 2009.

B. Bensaude-Vincent et I. Stengers, Histoire de la chimie, La Découverte,1993.

P. Radvanyi et M. Bordry, Histoire d’atomes, Belin, 1990.

Mus

ée Curie (co

ll. ACJC

)

Le m

onde

illustré, 2

4 mai 188

4, Collection privée

Page 84: Pour La Science

82] Logique & calcul82] Logique & calcul © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

La nouvelle de Jorge LuisBorges intitulée La loterie

à Babylone se déroule dansl’antique Mésopotamie.Cette loterie distribue des

lots aux gagnants et, forte de son suc-cès, se diversifie en prenant une impor-tance grandissante. On y gagne et l’on yperd toutes sortes de biens matériels ; elleintervient dans les décisions familiales,sociales et politiques : elle vous envoieen prison, fait de vous un ministre, fixe lesort de vos enfants, etc. Elle évolue à nou-veau, pour devenir cachée et obligatoire.Finalement, plus personne ne sait ce qu’elledécide pour les gens et les choses et l’ondoute même de son existence !

Ce hasard, que Borges imagine, joueavec nous à chaque instant. Que savons-nous de lui ? Avons-nous la capacitéde le produire et sommes-nous cer-tains que ce que nous croyons êtredu hasard l’est réellement ?

Ces questions sont impor-tantes pour assurer que les lote-

ries et les jeux sont équitables. Elles sontessentielles quand nous voulons menerdes simulations et cruciales pour la miseen œuvre des méthodes mathématiquesde calcul de type Monte-Carlo où la jus-tesse et la précision du résultat dépendentde la qualité du hasard utilisé ou de cer-taines propriétés du pseudo-hasard misen œuvre (voir l’article de Brian Hayes dansPour la Science de décembre 2011). Enfin,en cryptographie, le hasard est au cœur denombreuses méthodes, dont la résistanceaux attaques est liée à sa plus ou moinsgrande perfection.

Nous aborderons ici le hasard de la phy-sique et particulièrement celui des lancersde pièces et des dispositifs quantiques.

Tests, compression et prédictionLa théorie des probabilités contourne le pro-blème de la définition du hasard en raison-nant sur l’ensemble des cas possibles – parexemple les six faces d’un dé – sans indi-quer ce qu’est une suite aléatoire de lan-cers de dé ou de pile ou face. En fait, définirce qu’est une suite aléatoire a longtempssemblé impossible. En 1965, le Suédois PerMartin-Löf a proposé une définition : unesuite infinie de 0 et de 1 est aléatoire lors-qu’elle passe tous les tests statistiques rai-

sonnables. Cette idée a été acceptée

L’impossible hasardDepuis les premiers dés, il y a trois millénaires,

l’homme imagine et fabrique des objets

pour produire du hasard. A-t-il réussi ?

Jean-Paul DELAHAYE

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

Forum de la détection

Roulette Poker Shop

Page 85: Pour La Science

Logique & calcul [83

R e g a r d s

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

Les moyens physiques pour engen-drer le « hasard » sont nom-

breux... et pas toujours équitables.On retrouve périodiquement lorsde fouilles des dés romains (à gauche

en bas de la page ci-contre). Lesmêmes dés sont utilisés dans le jeude Craps des pays anglo-saxons. Lesroues de loterie où l’on pouvaitgagner des kilos de sucre attiraientles badauds des années 1950 quiavaient été privés de sucre pendantla Seconde Guerre mondiale (onnotera l’escroquerie de l’épaisseurdes bandes de gain des gros mon-tants de kilos de sucre).

La roulette et sa variante laboule sont les instruments du casino.Le rééquilibrage des roues et lesplots que heurtent la bille lors de sadescente augmentent la sensibi-lité aux conditions initiales.

Les machines à sous, dénom-mées parfois bandits manchots, ontété inventées à San Francisco parCharles Fey vers 1890. Deux

méthodes différentes sont utiliséespour engendrer le hasard. Dans unpremier temps, le mécanisme à pro-duire du hasard était macroscopiqueet déterministe: la force avec laquelleon lançait les roues (initialement ily en avait trois) en tirant sur lebras de la machine déterminait lerésultat. Le mécanisme était conçupour qu'aucun contrôle précis nesoit possible et la machine était assi-milable à une loterie ou à une rou-lette de casino enfermée dans uneboîte. Bien sûr, des trucages méca-niques favorisant certaines combi-naisons étaient possibles.

À partir des années 1960, cesmachines sont devenues électro-niques : un générateur algorith-mique pseudo-aléatoire produitplusieurs dizaines de fois parseconde des chiffres sans jamaiss'arrêter. Ces chiffres sont effacésde ses mémoires et ce n'est qu'aumoment où l'utilisateur joue (enappuyant sur un bouton ou en tirant

le bras de la machine) que les der-niers chiffres produits sont exploi-tés. Ils déterminent alors unecombinaison qui est affichée surl'écran de la machine (après un délaiet une animation factices) et qui fixele résultat du jeu, provoquant,lorsque c'est nécessaire, la chuted'une quantité de pièces.

Ce procédé est-il convenable ?Si on exclut les tricheries passantinaperçues aux yeux des organismesofficiels chargés de contrôler lesmachines, le procédé est satisfai-sant aussi bien pour les joueurs quepour les propriétaires des machines.

D'une part, le propriétaire peutchoisir la machine qu'il veut (ouplus tard la modifier en changeantcertains composants électroniques)pour que le pourcentage d'argentredonné en moyenne aux joueurs soitcelui qu'il décide (en général entre75 % et 99%). Ce pourcentage sertparfois d'argument publicitaire. Il peutaussi choisir une machine qui donne

souvent de petits lots et rarement desgros, ou le contraire (cela tout enrespectant le pourcentage d'argentredonné en moyenne aux joueurs etfixé à l'avance).

D'autre part, une fois la ma-chine fermée, personne ne peuttricher. Personne n'a d'informationssur l'état du générateur pseudo-aléatoire qui tourne en continu et,de plus, le geste du joueur n'est pasassez précis pour qu'il contrôle l'ins-tant où il joue.

Le fait que ce mode de fonc-tionnement soit convenable pourtous ne signifie pas que le proces-sus général du jeu produit des suitesaléatoires au sens fort. En interne,il n'y a pas d'aléa puisque ce quise passe est algorithmique. Quantau joueur, il se peut qu'il appuieinconsciemment d'une manièrerégulière. Rien n'assure donc queles suites de résultats d'une machinede casino soient aléatoires au sensde Martin-Löf.

1 . L e s p r o c é d é s p h y s i q u e s ma c r o s c o p i q u e s

Wat

ting R

ol-

A-T

op

The

Gam

ble

Guru

s

Page 86: Pour La Science

84] Logique & calcul © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

R e g a r d s

quand on a montré qu’elle est équivalenteà deux idées plus simples: d’une part, qu’unesuite est aléatoire si elle est incompressible(impossible à représenter par un programmeplus court qu’elle-même) ; d’autre part,qu’une suite est aléatoire si elle est impré-visible, aucun système de pari mécaniquene gagnant contre elle. Cette triple carac-térisation mathématique d’une suite infiniealéatoire est un succès scientifique duXXe siècle. Ainsi la suite d’« un milliard dezéros » n’est pas aléatoire, car sa définition,la phrase précédente, est bien plus courteque l’écriture du milliard de zéros de la suite ;la suite des chiffres du nombre p ne l’estpas non plus, car elle se calcule facilementet est donc prévisible.

Le cœur du problème est qu’aucun pro-cédé algorithmique (fondé sur des pro-grammes) ne produira un hasard véritable,car une suite calculée par un algorithme estprédictible, donc non aléatoire. Comme l’in-formatique n’a pas la capacité de produiredu bon hasard, nous nous rabattons surles suites produites physiquement pardes dés, des lancers de pièce de monnaie,des loteries ou des dispositifs quantiques.La question se pose à nouveau : sont-ellesaléatoires ?

Pièces, dés et loteries

Bien sûr, on peut tricher et piper un dé endécalant son centre de gravité par rapportau centre géométrique, le forçant à don-ner presque toujours 6. De même, uneroulette de casino peut être déséquilibréeou avoir des cases de profondeurs inégalesqui faussent l’équiprobabilité des numéros.Exploitant cela, plusieurs joueurs auraientfait fortune ; le Britannique Joseph Jaggeraurait ainsi empoché l’équivalent de plu-sieurs centaines de milliers d’euros à Monte-Carlo en 1873.

Peut-on piper de la même façon unepièce de monnaie pour fausser le pile ouface ? La question est intéressante, maissa réponse exige qu’on distingue lesméthodes utilisées pour lancer la pièce.

Si, après avoir lancé la pièce en l’air, vousla rattrapez dans la main (sans manipula-tion particulière), il semble qu’aucun moyen

ne permette de « piper » la pièce. Des expé-riences avec une pièce dont une face avaitété recouverte d’une rondelle de balsa n’ontmontré aucun biais en faveur de la face laplus légère ou la plus lourde.

En revanche, plusieurs techniques per-mettent de fausser l’équilibre des chancesà pile ou face. Avec un peu d’entraîne-ment, vous maîtriserez la rotation de la pièceautour de son axe et la rattraperez ducôté que vous souhaitez. Si vous la faitestourner comme une toupie sur une surfaceplane, le tirage sera rarement équitable, carla forme du bord et l’équilibre des massesfaussent l’égalité des chances des deuxfaces. En menant des expériences avec unepièce neuve de deux euros (belge), j’aitrouvé que le côté face était obtenu dansplus de 60 pour cent des cas. Il existeraitmême des pièces qui, lorsqu’on les fait tour-ner ainsi, donnent toujours face.

Biais de 51 pour centUne étude réalisée en 2007 par Persi Dia-conis (le mathématicien illusionniste del’Université de Stanford), Susan Holmes etRichard Montgomery a établi qu’une piècede monnaie lancée en la rattrapant aprèsqu’elle a tourné en l’air (sans manipulationdélibérée du lanceur) donne un biais de51 pour cent en faveur de la face qui estau-dessus au moment du lancer.

Ce biais a été expliqué en étudiant leséquations du mouvement. Lorsque la piècetourne parfaitement (la normale au centrede la pièce restant toujours dans un mêmeplan), les probabilités de pile et de facesont presque identiques dès que la piècetourne un assez grand nombre de fois (etparfaitement identiques lorsque le nombrede rotations tend vers l’infini). En revanche,pour un lancement imparfait (la normale à lapièce décrivant une courbe gauche), un biaisexiste en faveur du côté de la pièce initiale-ment vers le haut. Ne pas rattraper la piècen’est pas une solution, car lorsque la piècefrappe sur le sol, elle risque fort de se mettreà tourner comme une toupie, ce qui conduità des biais plus importants.

La conclusion à laquelle on arrive alorsest assez subtile. Si vous voulez opérer

Une multitude de méthodes ont été ima-ginées et mises enœuvre en informa-

tique pour engendrer rapidement des suitespseudo-aléatoires. Avant de les utiliser, onvérifie qu’elles passent les batteries de testscomme celles du NIST (National Institute of

Standards and Technology). Il faut distinguerdeux types de méthodes algorithmiques :

Les méthodes rapides

Exemple : Les générateurs congruentielslinéaires.

Trois entiers positifs a, b et c étantfixés et x0 un entier initial choisi (on parlede germe, ou de graine), on calcule :

xn + 1 = a xn + b mod c,Cela donne une suite de nombres

entiers compris entre 0 et c – 1, dont onextrait (en les écrivant en binaire) une suitede bits 0 ou 1.

C’est la méthode la plus courante. Siles paramètres sont bien choisis, elle donnedes résultats acceptables, sauf pour lesusages cryptographiques, car, connaissantquelques points de la suite, on peut endéduire assez aisément les suivants.

Les méthodes plus lentes,mais utilisables en cryptographie.

Exemple : L’algorithme BBS de Leonore etManuel Blum et Michael Shub.

On se donne un entier positif : M etune graine x0, et on calcule

xn + 1 = xn2 mod M

dont on ne retient que la parité (0 si on aun nombre pair, 1 sinon).

C’est un peu plus coûteux qu’un géné-rateur congruentiel linéaire, mais, à condi-tion de bien choisir M, on est assuré que laconnaissance d’une série de bits ainsi pro-duits ne permet pas de deviner les suivantsen un temps raisonnable.

En pratique et selon les usages qu’onveut en faire, on connaît donc aujourd’huides méthodes satisfaisantes pour engendrerplus ou moins rapidement des bits qui satis-feront les batteries de test statistiques(voir l’encadré 4). En revanche, il est cer-tain que ces méthodes, du fait qu’elles sefondent sur des algorithmes déterministes,ne donnent pas des suites aléatoires au sensfort de Martin-Löf.

2 . L e s a l g o r i th m e s

Page 87: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Logique & calcul [85

R e g a r d s

un tirage équitable à pile ou face, deux cassont à distinguer.

Cas 1. Vous avez confiance en celuiqui lance la pièce ou vous la lancez vous-même... sans tricher. Alors la méthodeconsistant à rattraper la pièce dans la mainassure une assez bonne équité (et unetotale équité si celui qui lance ne choisitpas et ne regarde pas le côté de la piècesitué au-dessus au moment du lancer).

Cas 2. Vous n’avez pas confiance en celuiqui lance la pièce. Alors vous choisissezvous-même une pièce (que vous n’avez pastestée) et demandez à votre adversairede la lancer au sol. Même s’il existe unbiais favorable à l’une des faces quand lapièce tournoie, aucun d’entre vous ne sauralequel, et le tirage sera équitable.

Si aucun des joueurs n’a confiance enl’autre, une assez bonne méthode existe :les joueurs prennent chacun une pièce deleur choix ; l’un choisit « mêmes côtés » etl’autre « côtés différents » ; ils lancent cha-cun leur pièce et dévoilent simultanémentleurs résultats. Si les pièces montrent lemême côté, celui qui avait choisi cetteoption gagne, sinon c’est l’autre.

Notons aussi qu’une étude de DanielMurray et Scott Teare a établi que la pièceaméricaine de cinq cents (le « nickel ») aune chance sur 6 000 de ne donner ni pileni face, en tombant sur la tranche.

Casino newtonienP. Diaconis et son équipe ont construitun dispositif mécanique de lancer de piècequi, une fois réglé, donne le même résul-tat dans 100 pour cent des lancers. Il n’ya pas de surprise à cela : la mécaniquenewtonienne est déterministe et unebonne connaissance (ou un bon contrôle)des conditions initiales permet de calcu-ler l’état du système quand la pièce s’estimmobilisée.

En revanche, dès que le lancer estmoins contrôlé et surtout si la pièce resteun long moment en l’air, il faudrait, poureffectuer une prédiction correcte, connaîtreles paramètres du lancer avec une préci-sion impossible, même avec les caméraset les lasers les plus perfectionnés.

Les tirages au sort fondés sur des procédésmacroscopiques pour engendrer des suites

aléatoires (dé, lancer de pièce, roue de loterie,roulette, tirage de cartes, etc.) cumulent lesinconvénients : ils sont très lents et l’on sait,d'après la physique classique (ce que de nom-breuses expériences ont confirmé), qu'ils sontfréquemment biaisés et prédictibles dès qu'ondispose de moyens de mesure suffisants.

Lorsque le mécanisme physique est com-pliqué et implique par exemple de nombreuxchocs (pièce qui rebondit sur un sol irrégu-lier, boule de roulette qui cogne les petits obs-tacles disposés sur sa trajectoire, etc.), touteprévision des résultats devient pratiquementimpossible. Cependant, cette imprévisibilitépratique ne signifie pas qu'une série de tiragessera aléatoire au sens fort, car dans un mondenewtonien déterministe le hasard fort estimpossible. Le dispositif de catapulte ci-contre,utilisé par Persi Diaconis pour ses expériences,lance une pièce qui tombe dans un récipient(en rouge). Quand il est réglé, tous les tiragesdonnent le même résultat.

3 . Pi l e o u . . . p i l e !

Les statisticiens étudient et élaborent destests pratiques s’appliquant à une suite finie

de chiffres (on ne peut pas en pratique testerdes suites infinies !).

Ils indiquent, pour une suite donnée, s’il estraisonnable ou non de croire qu’elle provientd’une suite de tirages aléatoires indépendantset équitables de 0 et de 1. Une telle suite doitpar exemple posséder à peu près autant de 0 quede 1. Bien sûr, elle peut avoir plus de 0 ou plusde 1, mais l’écart doit être raisonnable. Le calculdonne des informations du type:– Si une suite de 100 bits (0 ou 1) provient detirages indépendants et équitables, la probabi-lité que l’écart entre les nombres de 0 et de 1soit supérieur à 30 est inférieure à 0,18 pour cent.– Si une suite de 10000 bits provient de tiragesindépendants et équitables, la probabilité quel’écart entre les nombres de 0 et de 1 soit supé-rieur à 400 est inférieure à 0,007 pour cent.

Il est ainsi peu vraisemblable qu’une suitede 10000 bits donnant 6000 fois 0 et 4000 fois 1provienne d’une suite de tirages équitables.

Une multitude de tests de cette natureévaluent des dizaines de propriétés que doi-vent posséder des suites provenant de tiragesindépendants et équitables. L’Institut améri-cain de la normalisation et de la technologie,le NIST, propose une telle batterie de tests (voirhttp://csrc.nist.gov/groups/ST/toolkit/rng/index.html). Ces tests contrôlent la nature aléa-toire d’une suite et repèrent les générateurspseudo-aléatoires déficients. Prudent dans sonrapport de 2010, le NIST précise : « Aucunensemble de tests statistiques ne peut certi-fier de manière absolue qu’un générateur donnéest approprié à certains usages donnés. »

Malheureusement, les suites de décimalesde nombres irrationnels comme p, e, √2, √3ou les suites de chiffres obtenus en faisantdes divisions du type k/p (où p est un grandnombre premier et k un entier positif), pas-sent tous ces tests. En pratique, ces suites res-semblent autant que possible à des suitesaléatoires, mais n’en sont pas, au sens de Mar-tin-Löf.

4 . L e s te s ts s ta ti s ti q u e s

The

Mer

mai

d t

ale

Page 88: Pour La Science

86] Logique & calcul © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

R e g a r d s

Il en résulte que les histoires de tricherieà la roulette du casino impliquant deséquipes de techniciens munis d’appareilsde mesure et de calcul dissimulés dansleurs vêtements sont probablement fausses.Les casinos dont la politique a toujours étéde faire croire qu’il existait des martingaleset des méthodes favorables aux joueurssont heureux de laisser circuler les fablesaffirmant qu’on peut savoir à l’avance surquels numéros, ou quelle zone du cylindre,la bille lancée par le croupier va s’arrêterpour peu qu’on mesure son geste et qu’onmène les bons calculs.

Claude Shannon, l’un des pères de la théo-rie de l’information, travailla sur un tel pro-jet avec le grand spécialiste des jeux de casinoEdward Thorp, inventeur du système de comp-tage qui permettait au jeu de black jack defaire basculer l’avantage en faveur du joueur.Leur système fut testé en 1961 pour la rou-lette et, au dire de Thorp, « un problèmemineur de matériel les empêcha d’en tirerdes profits », ce qui laisse penser que leproblème de la précision insuffisante desmesures n’a pas été surmonté.

D’autres histoires du même type ontété racontées (par exemple dans le livre The

Newtonian Casino de Thomas Bass) sansjamais fournir de preuve de la capacité véri-

table des systèmes cachés à prédire lesnuméros de la roulette.

L’article de Jaroslaw Strzalko, JuliuszGrabski et Tomasz Kapitaniak (Pour la

Science de novembre 2009) donne desdétails sur la prédictibilité des lancers dedé et sur la possibilité de les considérercomme des phénomènes chaotiques. Dansleur livre Dynamics of Gambling Origins of

Randomness in Mechanical Systems, paruen 2009, ces spécialistes du hasard méca-nique formulent la conclusion suivante, quidevrait calmer les rêveurs : « Si les donnéesmontrent que les résultats d’un lancer depièce, de dé ou d’une roulette sont prédic-tibles au sens de la définition [mathéma-tique] et que ces processus sontinéquitables, ces conclusions sont théo-riques, et, en pratique, pour réussir une pré-vision fiable, il faut connaître les conditionsinitiales avec une précision inatteignabledans des expériences réelles. »

Donc, en pratique, nous ne disposonspas aujourd’hui d’une technologie permet-tant de prédire les résultats d’un lancer depièce, de dé ou de roulette. Cependant, ils’agit de phénomènes prédictibles (cardéterministes) et le plus souvent biaisés.Ils ne satisfont donc pas les critères mathé-matiques de la définition de Martin-Löf ou

les critères équivalents d’incompressibilitéet d’imprédictibilité absolue.

Qu’en est-il du monde microscopique,dont les physiciens pensent très sérieu-sement qu’il fonctionne de manière nondéterministe ?

Hasard quantiqueDifférentes machines sont vendues pourproduire du hasard à partir de phénomènesmicroscopiques. Les appareils de la Sociétésuisse ID Quantique exploitent un procédéd’optique quantique pour engendrer dessuites aléatoires de 0 et de 1. Des photonssont envoyés un par un sur un miroir semi-transparent ; avec une probabilité égale, lephoton traverse le miroir ou est réfléchi,ce qui donne 0 ou 1. Les différentes ver-sions de leurs appareils produisent jusqu’à4 000 000 de bits par seconde (ce qu’au-cun procédé mécanique ne peut égaler).

La Société américaine ComScire proposeun appareil qui produit seulement 2 000 000de bits par seconde, mais en combinant plu-sieurs méthodes microscopiques différentes(bruit thermique, transistor saturé, etc.). Àchaque fois, cependant, le principe théoriquese fonde sur la nature quantique de ce quise passe aux très petites échelles. Tous les

De nombreux modèles de petitesmachines à produire du hasard

à partir de phénomènes microsco-piques, donc d’origine quantique,sont proposés à la vente. Connec-tés à un ordinateur, ces appareils,comme celui de la Société genevoiseID Quantique, créent ce que l’in-formatique classique (où tout estdéterministe) ne peut pas produire :de l’incertitude.

Ces appareils sont souvent pré-sentés comme engendrant d’au-thentiques suites aléatoires. C’est làune affirmation discutable. En effet,si les suites produites passent lestests statistiques standards, c’estaussi le cas des décimales de p oude nombreuses suites pseudo-aléa-

toires algorithmiques dont on saitavec certitude qu’elles ne sont pasaléatoires au sens fort.

De plus, aucun argument théo-rique n’assure que les suites pro-duites sont aléatoires au sensmathématique. On considère quela mécanique quantique laisse indé-terminées certaines variables et queles opérations de mesure sur detelles variables ne dépendent d’au-cun paramètre caché et sont assi-milables aux variables aléatoiresde la théorie des probabilités.Cependant, ces hypothèses (qu’onénonce rarement clairement) n’im-pliquent pas que les suites detirages obtenus par un procédéquantique sont aléatoires au sens

fort défini en 1965 par Martin-Löf,ce qui, par exemple, en assureraitl’incompressibilité. Il semble rai-sonnable d’avoir un peu plusconfiance dans cet aléa quantiqueque dans l’aléa mécanique (quiest prouvé mauvais !), mais il estfaux de croire qu’il correspond àl’aléa mathématique absolu.

Comme l’indique David Branningdu Trinity College dans un récentarticle sur la question : « L’aléades phénomènes quantiques peutêtre considéré comme une hypo-thèse testable de plein droit et indé-pendante des autres questions queposent les fondements de la théo-rie quantique. »

5 . L e s p r o c é d é s p h y s i q u e s m i c r o s c o p i q u e s

ID-Q

uan

tique

Page 89: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Logique & calcul [87

R e g a r d s

appareils mis en vente reposent sur l’idéeque la mécanique quantique produit unhasard qui, une fois bien contrôlé (pour enéquilibrer les productions), serait le hasardvéritable caractérisé en 1965 par Martin-Löfet que le déterminisme de la mécaniquenewtonienne n’est pas en mesure d’atteindre.

Cette idée est-elle justifiée et fondéethéoriquement ? La réponse n’est pas tran-chée, car il n’est pas possible de tirer, desprincipes de la mécanique quantique,l’affirmation que les suites produites parexemple par les photons du dispositif vendupar ID Quantique sont aléatoires au sensde Martin-Löf. De l’indétermination concer-nant le passage ou non du photon à tra-vers le miroir que la mécanique quantiqueexprime comme un axiome, on peut sansdoute conclure que les suites produitespar un tel dispositif sont semblables à cellesque produisent des variables aléatoiresuniformes indépendantes. Cependant, rienne permet d’affirmer qu’une suite parti-culière tirée des photons (ou d’un autreprocédé microscopique) est une suite aléa-toire au sens de Martin-Löf : les suites pro-venant de tirages indépendants équilibrésne sont pas toutes aléatoires au sensmathématique.

Il n’existe ainsi aucune méthode dont onpuisse dire avec certitude qu’elle produit dessuites aléatoires, et celles de la mécaniquequantique ne font pas exception.

Les méthodes algorithmiques n’en pro-duisent certainement pas et cela concerne :

– les chiffres des nombres irration-nels tels que p, √2, etc.

– les méthodes proposées dans les lan-gages de programmation qui produisent unhasard assez bien équilibré, mais parfoisprédictible et souvent imparfait quand ony regarde de près.

– les méthodes cryptographiques, quisont conçues pour ne pas être aussi faci-lement prédictibles, mais qui, du fait de leurnature algorithmique, n’en donnent pas pourautant des suites aléatoires au sens absolu.

Pour les procédés mécaniques, la phy-sique newtonienne affirme que les tiragessuccessifs sont déterministes et, par consé-quent, n’ont aucune raison de donner dessuites incompressibles ou imprévisibles.

Quant aux méthodes microscopiques,rien dans les principes mêmes de la méca-nique quantique ne garantit la productionde véritables séquences aléatoires au sensfort. À moins de compléter les axiomes dela théorie, il n’est aujourd’hui pas justifiéde dire qu’un procédé quantique produitavec une certitude absolue de l’aléa fortcomme Martin-Löf l’a défini. Il faut peut-être reformuler la théorie quantique pourque cela change, mais personne pour l’ins-tant ne le propose. Il faut donc cesser d’af-firmer que les méthodes quantiques deproduction d’aléa sont bien fondées, à l’op-posé des méthodes mécaniques ou algo-rithmiques.

Insaisissable hasardMalgré tout cela, et c’est ici qu’il y a unparadoxe, pour les tests conçus depuis unsiècle et qui sont soigneusement collec-tés, par exemple par le NIST aux États-unis,tout semble aller très bien. Il n’y a pas dedifférences repérables entre les moinsassurées (théoriquement) des suitespseudo-aléatoires (comme la suite deschiffres de p), les suites aléatoires méca-niques (produites avec précautions) etles suites aléatoires quantiques.

Régulièrement, certains chercheurs ontprétendu repérer et mesurer des différencesentre diverses suites aléatoires (par exempleentre les chiffres de p et ceux d’autresconstantes). Cependant, jamais ces affir-mations n’ont été confirmées et, au contraire,on a en général découvert des erreurs métho-dologiques de la part de ceux qui annon-çaient avoir repéré des nuances mesurablesentre suites aléatoires. Un article de GeorgeMarsaglia, grand spécialiste de l’aléa infor-matique, publié en 2005 conclut de manièreformelle après l’utilisation des meilleuresbatteries de tests disponibles que leschiffres des développements de nombresirrationnels tels que p, e, √2, aussi biend’ailleurs que ceux des nombres rationnelsk/p, où p est un nombre premier assezgrand, semblent se comporter comme s’ilsprovenaient d’une suite de tirages indé-pendants équitables : la théorie et la pra-tique divergent au maximum ! n

4 BIBLIOGRAPHIE

H. Zenil, Randomness ThroughComputation : Some Answers,More Questions, World ScientificPublishing, 2011.

B. Hayes, Excursions quasi-aléatoires, Pour la Science,décembre 2011.

A. Dasgupta, Mathematical foundation of randomness, dans Philosophy of Statistics,North-Holland, pp. 641-710, 2011(http://dasgupab.faculty.udmercy.edu/Dasgupta-JSfinal.pdf).

R. Downey et D. Hirschfeld, Algorithmic Randomness and Complexity, Springer-Verlag,2010.

N. Gauvrit, Vous avez dit hasard?,Belin/Pour la Science, 2009.

Hasard et incertitude, Pour la Science, numéro spécial,novembre 2009.

J. Strzalko et al., Dynamics ofGambling : Origins of Randomnessin Mechanical Systems, Springer,2009.

P. Diaconis et al., Dynamical biasin the coin toss, SIAM Rev., vol. 49,pp. 211-235, 2007.

J.-P. Delahaye, Information, complexité et hasard, Hermès, 2e édition, 1999.

Jean-Paul DELAHAYEest professeur à l’Université

de Lille et chercheurau Laboratoire d’informatiquefondamentale de Lille (LIFL).

L’ A U T E U R

Page 90: Pour La Science

88] Art & science © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

En 1864, une villa romaine futdécouverte à Chedworth, dansle Sud-Est de la Grande-Bretagne.Ce complexe de bâtiments, éri-

gés autour d’une cour, a été construit àpartir de l’an 120 et fut remanié jusqu’auIVe siècle. L’ensemble est bien conservé etplusieurs pièces abritent encore de richesmosaïques. Intéressons-nous à l’une d’elles,située dans la salle à manger (voir la figureg,page ci-contre).

Un enchevêtrement de lignes géomé-triques noires sur fond blanc sinuent autourde plusieurs blocs marron et dessinent dessvastikas. Ce dernier motif (une croix dontles quatre branches sont « cassées » enangle droit) est fréquent dans l’art romain.On le trouve aussi en Grèce, en Afrique duNord, chez les Indiens Navajos, aux États-Unis, en Chine, en Inde...

Comment s’y sont pris les artisans pourcomposer le décor complexe ? Grâce à uneanalyse géométrique, Godfried Toussaint,de l’Université Harvard, aux États-Unis, etson collègue Yang Liu ont montré que lesartisans ont pu obtenir les lignes noires intri-quées à partir de seulement quatre courbesdéformées selon un procédé simple.

L’étude est fondée sur la reconstitutionde la mosaïque par l’écrivain Lewis Day,en 1903 (voir la figure a). Les lignes noiresserpentent autour de trois types de blocsornés d’entrelacs : un grand carré au centre,quatre rectangles et 20 petits carrés répar-tis en quatre groupes de cinq aux quatrecoins de la mosaïque.

Au centre du grand carré, un « nœud deSalomon » enserre un svastika. Ce motif estcerné d’un guillochis (un ornement composéde lignes s’entrelaçant avec symétrie) à troisbrins. Dans les carrés, trois courbes fer-mées s’entrecroisent, tandis que dans les rec-tangles, une seule courbe dessine l’entrelacs.

L’usage de courbes fermées dont l’or-donnancement obéit à des contraintes estrépandu dans le monde. Ainsi, les motifs de

Chedworth ressemblent aux figures de Kolam,que les femmes de l’État du Tamil Nadu, enInde du Sud, dessinent sur le pas de leur portepour accueillir le visiteur ou protéger lefoyer. De même, les entrelacs romains évo-quent les sonad’Angola, qui consistent en uneou plusieurs courbes tracées par des conteursdans le sable, autour de points régulièrementdisposés. Par exemple, le nœud à trois brinsde chacun des 20 carrés correspond à unlusona (le singulier de sona) à trois courbes(voir la figure b). Notons que l’on peut voirdans ces dessins les trajets de rayons lumi-neux dans une enceinte tapissée de miroirs.

Venons-en aux lignes noires qui parcou-rent l’ensemble de la mosaïque. Un examenattentif révèle que quatre courbes ferméessuffisent à toutes les dessiner (voir la figurec).

L’une (en noir sur la figure) reste autour ducentre, une autre (en bleu)associe les quatrecoins de la mosaïque, et deux autres encore(en rouge et en vert) s’entrelacent pourrelier les côtés au carré central. La méthodede construction proposée par G. Toussaintet Y. Liu est fondée sur l’idée des miroirs : ilsconsidèrent que le carré central et les rec-tangles sont aussi réfléchissants (voir lafigured). À chaque croisement de deux courbes(ou rayons lumineux) correspond, sur le motiffinal, un svastika.

On obtient ainsi de nombreux segments,orientés selon des diagonales, et dont lesextrémités sont marquées soit par un chan-gement de direction, soit par un croisement.Chacun de ces segments est ensuite rem-placé par un angle droit (voir la figuree). Enfin,tous les croisements subissent une rotation(voir la figuref, où le motif est d’abord décom-posé)de façon à obtenir le svastika souhaité.Le sens de rotation n’a pas d’importance etl’orientation d’un svastika est indépendantede celles des autres.

G.Toussaint et Y. Liu pensent queles motifsintriqués de la mosaïque de Chedworth ontpu être construits selon ce procédé. En outre,leur méthode serait utile pour classer lesmotifs connus, mais aussi pour restaurerles œuvres endommagées. n

Y. Liu et G. Toussaint, Unravelling Roman mosaic meander patterns: a simple algorithmfor their generation, Journal of Mathematics and the Arts, vol. 4, n° 1, pp. 1-11, 2010.Mathématiques exotiques, Dossier Pour la Science, n° 47, avril-juin 2005.

Les motifs romainsressemblent aux figuresde Kolam d’Inde du Sud

et au sona d’Angola.

Recette pour une mosaïque romaineComment les motifs complexes d’une mosaïque de la villa romaine de Chedworth, en Grande-Bretagne, ont-ils été obtenus ? Par une méthode simple, également à l’œuvre dans la tradition picturale en usage dans d’autres pays.

Loïc MANGIN

REGARDS

ART & SCIENCE

Page 91: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Art & science [89

R e g a r d s

GuillochisNœud de Salomon

Rayonlumineux

Lusonaà trois courbes

Enceinte tapisséede miroirs

a b c

d e f

g

G.Toussain

t

Page 92: Pour La Science

90] Idées de physique © Pour la Science - n° 413 - Mars 201290] Idées de physique

L a foudre est un phénomènenaturel qu’il est impossible deprévenir. Ces décharges élec-triques intenses peuvent tuer et

occasionner des dommages considérables.Pour s’en protéger, on utilise de longuestiges métalliques reliées au sol : les para-tonnerres. Ils sont censés attirer la foudreet canaliser le courant hors de la zone à pro-téger. Comment fonctionnent ces disposi-tifs ? Quelle zone protègent-ils ?

Répondre à ces questions suppose decomprendre comment se forment les éclairs.Les éclairs sont de nature électrique, avaitdeviné Benjamin Franklin. Le naturaliste fran-çais Thomas-François Dalibard fut le premierà confirmer cette hypothèse, en 1752, grâceà l’observation des étincelles créées partemps d’orage par un mât métallique de dixmètres, relié à un condensateur électrique.

En fait, ni le mât de Dalibard ni plustard le cerf-volant de Franklin n’étaient tou-chés par la foudre, mais ils captaient lescharges électriques de l’air environnant.Franklin eut ainsi l’idée brillante des para-tonnerres, dispositifs qui étaient censésdécharger les nuages et empêcher la foudrede tomber. Mais les paratonnerres ne fontpas exactement cela. Il est impossible decapter sans violence l’électricité des nuageset, aujourd’hui comme hier, rien ne sembleempêcher la formation des éclairs. Il esten revanche possible, grâce aux paraton-nerres, d’orienter partiellement leurs frappes.

La formation d’un éclair demande d’abordun nuage orageux, c’est-à-dire un nuage degrande taille où, à la suite de divers proces-sus pas toujours bien élucidés, la partie supé-rieure du nuage se charge positivementtandis que sa base se charge négativement.

Par influence électrostatique, cette dernièreattire au niveau du sol, qui est légèrementconducteur, des charges positives (voir lafigure 1). Il se forme ainsi une sorte decondensateur géant où règnent des diffé-rences de potentiel de plusieurs dizaines demillions de volts. Avec une différence depotentiel de 100 millions de volts et le basdu nuage situé à 1 000 mètres d’altitude, onobtient des champs électriques de près de100 000 volts par mètre.

Nuage-sol : un condensateur géantCe champ est 1 000 fois plus intense quepar temps calme, mais reste très inférieurau champ disruptif de l’air (3,6 millions devolts par mètre, seuil au-delà duquel des arcsélectriques naissent). Néanmoins, en rai-son des instabilités atmosphériques à labase du nuage, les charges peuvent formerlocalement des structures conductricescourbes qui, par effet de pointe, créent deschamps électriques bien supérieurs : l’airpeut s’ioniser et une décharge s’amorce.

La décharge prend la forme d’un fila-ment hautement conducteur, porteur d’unecharge électrique élevée, suffisante pourentretenir l’ionisation. Environ neuf fois surdix, ce « traceur » se perd dans un nuagevoisin ; sinon, il descend vers le sol. Commele vent chasse l’air ionisé, le traceur s’arrêtequand les ions viennent à manquer, puisrepart lorsque l’ionisation reprend : il avancepar bonds, en zigzags, à une vitesse dequelque 200 kilomètres par seconde.

En se rapprochant du sol, les chargesnégatives situées à l’extrémité du traceur

Comment éviter le coup de foudreOn ne peut empêcher la foudre de tomber, mais il existe un dispositif simple qui permet de guider en partie les éclairs : le paratonnerre.

Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

1. LES ÉCLAIRS SONT DUS À DE FORTES DIFFÉRENCES DE CHARGE ÉLECTRIQUE qui appa-raissent entre le haut et le bas d’un nuage, sous l’effet de processus complexes. La plupart deséclairs sont internes au nuage ou atteignent un nuage voisin, mais quelques-uns atteignent le sol.

Dessin

s d

e B

runo V

acaro

Page 93: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Idées de physique [91Idées de physique [91

R e g a r d s

accroissent le champ électrique. Lorsque ladistance atteint quelques dizaines de mètres,ce champ est assez intense pour amorcerla formation de décharges ascendantes,depuis le sol jusqu’au traceur (voir la figure2).Qu’un tel filament atteigne son but et voilàla base du nuage, à 100 millions de volts,reliée au sol par un conducteur : une puis-sante décharge électrique se développe, attei-gnant en une dizaine de microsecondes uneintensité de 30 000 ampères. Cette inten-sité décroît ensuite en quelque 500 millise-condes. C’est le coup de foudre, qui engendrelumière intense et tonnerre. Et puisque lecanal de décharge est ouvert entre le nuageet le sol, il peut être suivi d’autres coups.

Une méthode simplepour placer les mâtsOn comprend alors que la foudre frappe pré-férentiellement les endroits les plus hauts,potentiellement les plus proches du traceurdescendant. C’est pourquoi on dispose lesparatonnerres en haut des structures. Il fautcependant évaluer la zone protégée et, pource faire, essayer de déterminer où des tra-ceurs ascendants peuvent naître. La ques-tion est difficile en toute rigueur, mais uneloi phénoménologique permet de résoudrele problème.

Plus la charge du traceur descendant estgrande, plus la distance à partir de laquellecette charge provoque la formation de tra-ceurs ascendants est élevée. Cette distanceest de 20 mètres pour un éclair d’un cou-rant maximal de 3000ampères, de 44mètrespour 10 000 ampères, de 200 mètres pour100 000 ampères. C’est sur cette propriétéque repose la méthode pour déterminer leplacement des paratonnerres, méthode ditede la sphère roulante.

En quoi consiste cette méthode ? Ima-ginons une sphère dont le centre est au boutdu traceur descendant et dont le rayon estégal à la distance de naissance des traceursascendants pour une intensité donnée (voirla figure 3). L’éclair se produira dès que cettesphère touchera le sol ou un élément reliéau sol. Pour connaître les points potentiel-lement atteints par un éclair d’intensité don-née, il suffit donc de faire rouler une sphère

sur le sol et les obstacles présents. Tous lespoints que touche la sphère peuvent êtreatteints par la foudre, tandis que tous lesautres sont dans des zones protégées.

Nous venons de raisonner sur un éclaird’intensité donnée. Cependant, puisqueles éclairs d’intensité supérieure ont unedistance d’action supérieure, la méthode dela sphère roulante montre que la zone quenous venons de déterminer est aussi pro-tégée de ces éclairs plus intenses. Enrevanche, un éclair moins intense ayant unedistance d’action plus faible, il peut atteindre

Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIKsont professeurs de physiqueà l’Université Pierreet Marie Curie, à Paris.Leur blog : http://blog.idphys.fr

L E S A U T E U R S

2. UN TRACEUR DESCENDANT (en bleu) provoque la formation d’un filament ascendant (enrouge) lorsque son extrémité parvient à une certaine distance D d’un objet conducteur (a, b), lavaleur de D dépendant de la charge transportée. Quand le traceur descendant, chargé négative-ment, et le filament ascendant, chargé positivement, se rejoignent (c), un courant électriquebref et très intense circule le long du chemin frayé par les filaments de charges : c’est l’éclair (d).

3. LE FILAMENT DE CHARGES DESCENDANT (en bleu)peut faire naître un filament ascendant (enrouge)en tout point situé à moins d’une distance Dde son extrémité, c’est-à-dire situé dans une sphèrede rayon Det centrée sur l’extrémité du filament. Les régions (en vert)hors de portée d’une telle sphèred’influence sont donc protégées des éclairs correspondant à la valeur D ainsi que des éclairs pluspuissants. Pour déterminer les régions non protégées, il suffit de faire rouler virtuellement la sphèresur toutes les surfaces et de repérer les endroits touchés par la sphère (en violet).

D

D

a b c d

Page 94: Pour La Science

92] Idées de physique © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

R e g a r d s

des endroits qui étaient protégés pour l’in-tensité initiale (une petite sphère se faufilemieux qu’une grande). Autrement dit, en exté-rieur, on n’est jamais totalement protégé dela foudre. Tout ce que l’on peut faire est d’es-timer la probabilité des éclairs en fonctionde leur intensité, puis de s’assurer que l’on nesera pas touché par des éclairs d’intensitésupérieure à un certain seuil. Cela permetde dimensionner les équipements de pro-tection en fonction du risque encouru.

Puisque le rôle des dispositifs de pro-tection tels que les paratonnerres est d’offrirà la foudre des endroits où frapper, de nom-breuses idées ont fleuri pour rendre cesendroits encore plus attractifs pour les éclairs.Le principe est d’ioniser l’air au sommet dela pointe afin de favoriser l’apparition dedécharges ascendantes. Entre le début du

XXesiècle et les années1980, des milliers deparatonnerres à pointe radioactive ontainsi été installés. Ils sont interditsdepuis 1987, à cause du danger des radio-éléments et du risque de leur dissémination(après usure des matériaux). D’ailleurs, cha-cun peut participer au « safari radium » quivise à identifier tous les paratonnerres radio-actifs encore présents sur les toits.

Ces mâts radioactifs sont aujourd’hui rem-placés par des dispositifs électroniques quiproduisent de fortes tensions électriques,avec le même espoir d’attirer les coups defoudre. Mais le filtre magique n’existe pas : lesétudes menées jusqu’à présent sur ces dis-positifs s’accordent à dire que, s’ils ont le grandmérite d’être bien moins dangereux que lespointes radioactives, ils ne sont pas plusefficaces qu’une simple pointe. n

4 BIBLIOGRAPHIE

Eritech Lightning ProtectionHandbook, 2009 :http://www.erico.com/public/library/fep/strike/LT30373.pdf

V. A. Rakov et M. A. Uman, Lightning: Physics and Effects,Cambridge University Press, 2003.

M. A. Uman et V. A. Rakov, A criticalreview of nonconventionalapproaches to lightning protection, Bulletin of the AmericanMeteorological Society, vol. 83,pp. 1809-1820, 2002.

frRetrouvez les articles deJ.-M. Courty et É. Kierlik surwww.pourlascience.fr

Page 95: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 Science & gastronomie [93

REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Le piment est le fruit de plantes dugenre Capsicum(famille des Sola-nacées) dont le bassin sembleêtre la Bolivie. Le composé prin-

cipal de son piquant est la capsaïcine, isoléeau début du XIXe siècle par les chimistesBucholz et Braconnot. Boire de l’eau pour fairecesser la brûlure du piment est inutile. La cap-saïcine n’est en effet pas soluble dans l’eau,mais dans les graisses : mieux vaut se rin-cer la bouche avec de l’huile ou du lait, quicontient de la matière grasse émulsionnée.

Les biologistes viennent de découvrirque l’eau est responsable du piquant despiments! L’histoire commence avec des ques-tions de biologie de l’évolution. L’hétérogé-néité de l’environnement détermine-t-elledes variations persistantes de certainstraits ? Pour tester cette hypothèse, les bio-logistes recherchent des populations natu-relles d’organismes vivants pour lesquels lavariation des traits est clairement liée à unchangement environnemental.

Les variations de l’expression de défenseschimiques des plantes ont été considéréescomme un modèle intéressant, car le béné-fice écologique se mesure facilement et le coûtphysiologique apparaît nettement. David Haaket Joshua Tewksbury, à Seattle, et leurs col-lègues ont examiné diverses espèces depiments dont les gènes codent la productionde composés capsinoïdes dans les fruits.

Certains piments (Capsicum cilliatum)n’ont aucun piquant, alors que d’autres (Cap-sicum annum) ont des fruits tous brûlants.Les biologistes américains ont exploré le Sud-Est de la Bolivie, qui est le centre de la diver-sité des piments sauvages. Trois espèces deCapsicumy coexistent et présentent un poly-

morphisme du piquant : deux plants voisinsde la même espèce peuvent produire soit desfruits piquants, soit des fruits non piquants.

Or les plantes produisant des capsinoïdesrésistent aux attaques de champignons micro-scopiques de type Fusarium. Les biologistesaméricains se sont alors demandé pourquoitous les piments ne sont pas piquants. Ilsont examiné les variations de piquant dans21 populations réparties sur une distance de300 kilomètres, où s’établit un gradientd’humidité du climat. Dans le Nord-Est sec,15à 20 pour cent des plants de Capsicum pro-duisent des fruits piquants, et la proportiond’«individus piquants» augmente vers le Sud-Ouest, plus humide, où 100 pour cent pro-duisent des piments piquants.

Au cours des sept années de l’étude, avecrécolte de fruits et de semences, et culture enserre des semences recueillies (avec peu oubeaucoup d’eau), les biologistes ont ainsi reliéles proportions de fruits piquants et la quan-tité d’eau dont disposent les plantes.

Les variations annuelles des pluies modi-fient les proportions d’individus piquants ounon dans chaque population. La proportiond’individus piquants reste partout corréléeà l’humidité. Selon que les individus sontpiquants ou non, la densité de stomates (poresdans les feuilles, qui règlent notamment leséchanges d’eau) varie. Les piments nonpiquants, qui ont moins de stomates sur lesfeuilles et qui produisent deux fois plus degraines, se trouvent surtout dans les par-ties sèches du domaine étudié. La présencede capsinoïdes y est moins utile, le Fusariumétant moins présent.

Ainsi, les variations environnementalesse sont accompagnées d’un polymorphisme

du piquant dans les populations naturellesde piment sauvage Capsicum chacoense,parce que les particularités physiologiquesrelatives à l’utilisation de l’eau sont mêléesà celles qui commandent le piquant, à savoirla production de capsinoïdes.

Dans les environnements les plus humides,le piquant est utile aux plantes, les capsinoïdesprotégeant les fruits des champignons qui lesattaqueraient. L’adaptation n’est pas coûteuse:les piments piquants et non piquants cultivésdans ces conditions produisent autant degraines (où les capsinoïdes sont présents).Dans les environnements plus secs, le piquantest moins utile, le risque d’attaque par deschampignons étant inférieur, et la produc-tion de composés piquants est coûteuse, carla production de graines est réduite de 50 pourcent. L’hypothèse biologique est ainsi avé-rée pour ce cas particulier, et les agriculteurssavent maintenant comment nous faire ounon brûler la bouche : en réglant la quantitéd’eau donnée aux plantes.

Simultanément, le cuisinier sait com-ment éviter les contaminations par des cham-pignons : utiliser des piments piquants... etpourquoi pas des capsinoïdes purs, ensolution dans l’huile ? Imitons la nature, oùl’évolution a travaillé pour nous. n

Hervé This est chimistedans le Groupe INRAde gastronomie moléculaire,professeur à AgroParisTechet directeur scientifiquede la FondationScience & Culture Alimentaire(Académie des sciences).

L’eau et le feu des pimentsCe n'est pas en buvant de l’eau que l’on éteint le feu du piment.Pis, c’est quand il pleut beaucoup que les piments sont piquants !

Hervé THIS

frRetrouvez les articlesde Hervé This surwww.pourlascience.fr

Jean-M

ichel Thir

iet

Page 96: Pour La Science

94] À lire © Pour la Science - n° 413 - Mars 2012

Ü ARCHÉOLOGIE

L’archéologie cognitiveSous la direction de René TreuilMaison des sciences de l’homme, 2011(286 pages, 21 euros).

L a « jointée », qui consiste àjoindre les deux mains encoupe pour y faire tenir de

l’eau ou des grains, est apparem-ment un geste universel. Naturelaussi? Il ne faut pas répondre tropvite. Les mains, ainsi réunies, évo-quent un récipient. Dans sa contri-bution, F. Sigaut estime que l’in-vention du récipient a pu précé-der la jonction des mains en coupe.La jointée serait une imitation durécipient. Si tel fut bien le cas, c’estun geste outillé.

Le coup de poing offre lemême genre de surprise. Il n’estpas universel (on le trouve surtouten Europe). Il semble absent chezles singes, qui se blesseraient s’ilsl’employaient. C’est un geste ou-tillé, car il ne peut guère se faire àpoings nus. Or l’usage de percu-teurs pour casser des noix estconnu des chimpanzés. Il ne fautdonc pas considérer le percuteurde pierre ou de bois comme unprolongement du poing humain.

C’est au contraire le poing quiest une imitation, ou plutôt uneincorporation, du percuteur.

Ces exemples illustrent à quelpoint déduire les aptitudes deshommes de la Préhistoire (ou lesmentalités de sociétés plus ré-centes) à partir de leurs traces ma-térielles est délicat. Telle est néan-moins la tâche de l’archéologie co-gnitive. Ce livre rejette la divisionentre intelligence conceptuelleet intelligence pratique, qui pri-vilégie toujours la première au dé-triment de la seconde, et il rendsa dignité au geste technique. Tou-te intelligence pratique est aussiconceptuelle.

Certains faits sont émouvants,comme celui-ci, rapporté par Ni-cole Pigeot. L’étude des pierrestaillées laissées par les apprentismagdaléniens révèle qu’ils ac-quéraient vite les grands principesstratégiques du schème technique,mais qu’ils ne savaient pas quands’arrêter : ils s’obstinaient lorsmême que rectifier une taille com-mencée de travers n’était plus pos-sible. Mais nous avons tous étédes apprentis magdaléniens ! Re-pérer le moment où un travailest fini, ou comprendre qu’il estengagé dans une direction sansissue, exige d’avoir du métier. Unmaître, à qui on demandait quands’achevait l’initiation d’un com-pagnon, répondit : « Quand lecompagnon sait faire ce qu’il n’apas appris à faire. » N. Pigeot araison, je crois, de ne pas préci-ser le domaine d’activité dumaître, car la réponse vaut pourtous les apprentissages, les nôtrescomme ceux des Magdaléniens.À explorer les confins du connais-sable, ce livre parle de nous. Alors,il captive le lecteur profane, mêmesi la plupart des questions poséesrisquent de rester à jamais sansréponse.

.Ü Didier Nordon.

ÜMATHÉMATIQUES

Alex au Pays des ChiffresAlex BellosRobert Laffont, 2011 (504 pages, 23 euros).

L es mathématiques sont dansla vie. Cet ouvrage le rendsensible par une somme

amusante d’anecdotes, que lesamateurs de mathématiques dé-gusteront avec plaisir.

L’auteur suit plus ou moinsle développement des mathéma-tiques depuis les plus hautes an-

tiquités chinoise et grecque jusqu’ànos jours. Il voyage aussi et par-court le monde en s’arrêtant ici oulà pour comprendre ce qui a faitnaître les nombres et les façonsde les écrire. Il raconte ainsi l’his-toire du zéro, ce « chiffre arabe »inventé par les Indiens, de ! et laquête des experts de ce nombretranscendant qui savent aujour-d’hui le calculer avec des milliardsde milliards de décimales…

Il s’intéresse aussi au nombreinfini des pavages, problème quiest assez simple dans le plan, et àla fois plus simple et plus com-pliqué dans l’espace où l’on estlimité par le nombre de polyèdresréguliers. Sont évoqués les moyensde calcul, tels les logarithmes et les

règles à calcul rendues obsolètespar les calculateurs électroniques.Comme toujours, l’infini est par-tout et aussi dans ce livre même si,depuis Gödel, il faut parler d’in-finis classables et hiérarchisables.Ainsi, l’auteur explique à la fin dulivre au lecteur pourquoi, dans unhôtel ayant un nombre infini dechambres, il risque aussi de ne pastrouver de place… Sans doute par-mi les plus difficiles à comprendre,ses chapitres sur les statistiques nelaissent pas le chaos de côté…

Un glossaire et un index per-mettent de lire comme les oiseauxpicorent. Les textes sont si agréableset si bien traduits que l’on en vientnaturellement… à comprendre.Que dire encore? Rien: laissons lemot de la fin à mon confrère CédricVillani: À la fois livre scientifique etconte merveilleux Les Aventures d’Alexvous combleront! S’il le dit.

.Ü Gérard Tronel.UPMC, Paris

Ü PRÉHISTOIRE

L’abbé Breuil. Le pape de la préhistoireJacques ArnouldCLD Éditions, 2011 (334 pages, 21 euros).

L’abbé Breuil. Un préhistorien dans le siècleArnaud Hurel,CNRS Éditions, 2011 (452 pages, 28 euros).

À l’occasion du cinquante-naire de sa mort, deux bio-graphies sont consacrées à

Henri Breuil (1877-1961), qui mar-qua la préhistoire française d’unetelle empreinte qu’il en fut sur-nommé le pape, comme le rap-pelle J. Arnould.

À L I RE

Page 97: Pour La Science

© Pour la Science - n° 413 - Mars 2012 À lire [95

À l i r e

JUSTIFIEREN MATHÉMATIQUES

D. Flament, Ph. Nabonnand (dir.)Maison des sciences

de l’homme, 2011

(372 pages, 29 euros).

Justifier, en mathématiques, ne se ré-

duit pas à démontrer. Il s’agit aussi

de convaincre le lecteur de l’intérêt des no-

tions introduites. Ce livre, qui porte sur

l’histoire des mathématiques au XIXe siècle,

expose les réserves d’Hermite face aux ex-

cès de la rigueur ; les tentatives de Ha-

milton de fonder l’algèbre sur la notion

de temps… Un livre savant, destiné au pu-

blic intéressé par les mathématiques.

ARCHÉOLOGIE, SCIENCE HUMAINE

Jean Guilaine, entretiensavec Anne LehoërffErrance, 2011

(240 pages, 22 euros).

Le grand archéologue du Néolithique

qu’est Jean Guilaine nous commu-

nique ici sa conviction sur la nature de

l’archéologie, mais aussi la vision qu’il

a aujourd’hui de cette science qui a tant

changé en 50 ans, ainsi que la façon dont

il voit son avenir.

AVENTURES DANS L’ESPACEJean-François Pellerin A2C Medias, 2012

(222 pages, 20 euros).

Envie d’espace? D’aventure? Sur votre

canapé? Voilà la lecture idéale. Dans

un style fluide et agréable, l’auteur retra-

ce l’incroyable somme de génie, de tra-

vail et d’héroïsme qui a rendu possibles

les incursions de l’homme dans l’espace

au XXe siècle. Chacun des épisodes se lit

seul. Leur ensemble donne du recul en

cette époque où, après ses efforts pion-

niers, l’humanité se prépare à s’implan-

ter dans l’espace.

Pour raconter la vie de cegrand scientifique, ses biographesont choisi des approches un peudifférentes : A. Hurel examine lescontributions scientifiques del’abbé Breuil avec un grand luxede détails, en s’appuyant sur uneénorme documentation, mais enrestant toujours agréable à lire.J. Arnould met davantage l’ac-cent sur la vie personnelle du pré-historien et ses voyages à tra-vers le monde, en enrichissantson livre d’anecdotes. Les por-traits qu’ils nous livrent concor-dent pour l’essentiel, en nousmontrant un prêtre atypique, quin’eut jamais la charge d’une cure,et fit preuve d’une constante dé-termination à poursuivre uneremarquable carrière scientifique,avec un individualisme devenuaujourd’hui difficile à maintenirdans le milieu de la recherche – cequi ne l’empêcha d’ailleurs pasde contribuer à l’institutionnali-sation de la préhistoire lors dela fondation de l’Institut de pa-léontologie humaine.

Pour le grand public, l’abbéBreuil a été avant tout celui qui arévélé l’art pariétal paléolithique,d’Altamira à Lascaux en passantpar tant d’autres grottes ornéesoù, avec un indéniable talent ar-tistique, il a passé de longues jour-nées à relever peintures et gra-

vures laissées par les hommes pré-historiques. Mais, comme nousl’indiquent ses deux biographes,il est aussi celui qui, au début duXXe siècle, contribua magistrale-ment à démêler la complexitédes cultures du Paléolithique su-périeur, lors de ce que l’on a ap-pelé la « bataille de l’Aurigna-cien ». J. Arnould et A. Hurel nemanquent pas non plus de rap-peler le cadre assez conflictueldans lequel l’abbé Breuil fit sespremières armes à la fois en pré-histoire et dans l’Église, à uneépoque où l’anticléricalisme étaitmilitant et où la hiérarchie catho-lique voyait d’un très mauvais œilles tendances «modernistes». Touten s’efforçant de faire reconnaîtrepar les instances religieuses, et celajusqu’au niveau de la papauté, lebien-fondé des recherches pré-historiques, Breuil ne fut jamaistenté par les spéculations méta-physiques qui coûtèrent si cher àson ami Teilhard de Chardin.

Un demi-siècle après sa dis-parition, nombre d’interprétationsde l’abbé Breuil, notamment celle

de l’art pariétal, ont fait l’objet decritiques ou de révisions par denouvelles générations de préhis-toriens. Son rôle n’en demeure pasmoins incontestable, comme en té-moignent, avec des tons différents

mais des conclusions conver-gentes, ces deux bons biographes.

.Ü Eric Buffetaut.CNRS, Laboratoire de géologiede l’École normale supérieure

Ü ÉCOLOGIE

Poissons d'Afrique et peuples de l'eauD. Paugy, C. Lévêque, I. MouasIRD Éditions, 2011(319 pages, 48 euros).

C e beau livre passionneratant les connaisseurs del’Afrique que ceux qui en

ignorent tout. Il traite des poissonsd’eau douce ainsi que des socié-tés qui les pêchent en Afrique età Madagascar. Outre la docu-mentaliste à l’origine du beau ma-tériel d’illustration, son équiped’auteurs comprend deux éco-logues grands connaisseurs du su-jet et de la gestion de cette res-source si vitale pour les Africains.

L’ichtyologie des poissonsafricains d’eau douce étant ré-cente, aucun ouvrage accessiblen’existait jusqu’à présent qui leursoit consacré. Celui-ci donne unevision d’ensemble non seulementde ces poissons, mais aussi de leurspêches et des peuples qui les pra-tiquent, dans leurs contextes his-toriques et géographiques. Sansêtre excessive, une abondance decartes et de graphiques y sou-tiennent heureusement le propos.

Chercheurs de terrain, les au-teurs ont aussi réalisé une ethno-logie des peuples de l’eau, illustréepar de nombreux témoignages despêcheurs qui leur ont donné leurssavoirs et expliqué leurs savoir-fai-re. Le lecteur découvre ainsi la di-versité et l’histoire des peuples del’eau africains, et comprend que lespoissons et les animaux aquatiquessont omniprésents tant dans leur

Brèves

Page 98: Pour La Science

À l i r e

vie quotidienne que dans leur viespirituelle et religieuse, même s’ilsne sont plus sacrés comme avant.

Il entendra aussi parler danscet ouvrage des «grands ancêtres»et même de l’« histoire familia-le » des poissons africains, mar-quée par une dispersion qui en-traîne des diversifications. Celapermet de comprendre leur phy-logénie et de suivre les auteursquand ils se demandent si, en plusd’être le berceau de l’humanité,l’Afrique ne serait d’une certainefaçon celui des poissons.

Tant ces connaissances que cet-te expérience jouent un rôle im-portant dans la mise au point d’unebonne gestion de cette ressourcedans le contexte contemporaind’évolution des techniques depêche. L’enjeu est important, carplusieurs espèces de poissons sontune part essentielle de l’alimen-tation de la population africaine,tandis que d’autres sont devenuesl’objet d’un intense commerce in-ternational. Les auteurs discutentaussi des problèmes posés parl’évolution de la biodiversité, parla pisciculture et par les politiquesafricaines de gestion des milieuxaquatiques. Ils n’oublient pas lespoissons d’aquarium, eux aussi ob-jets d’un grand commerce.

Les Français savent-ils qu’unebonne part du poisson qu’ilsconsomment de plus en plus estimportée d’Afrique? Ce livre est

une occasion d’en connaître l’ori-gine et même d’apprendre à lescuisiner !

.Ü Aliette Geistdoerfer.MNHN, Paris

Ü HISTOIRE DES SCIENCES

Entomologie, Darwinet darwinismeY. CartonHermann, 2011(300 pages, 23 euros).

Àl’origine de travaux sur ledéveloppement de résis-tance aux parasitoïdes au

niveau moléculaire, génétique etpopulationnel, Y. Carton nousoffre ici un ouvrage très originalsur les rapports complexes qu’ontentretenus Darwin, les insecteset les entomologistes.

Sa première partie est consa-crée à la formation entomologiquede Darwin et à la grande placequ’occupe cette discipline dansses écrits. Après avoir décrit lesorigines de cette passion qui re-monte à l’enfance, l’auteur évoqueles chasses aux insectes de Dar-win durant les nombreuses escalesdu Beagle, puis les observationsfaites à Down House, la maisonoù Darwin passe le reste de sa vie.

Dans la deuxième partie,Y. Carton change de perspective: ilaborde la réception des écrits deDarwin par les entomologistes bri-tanniques. Dès la parution de L’Ori-gine des espèces, en 1859, ses travauxsont activement débattus et, si Dar-win rencontre de vigoureux oppo-sants, il reçoit un appui efficace etindéfectible d’entomologistes émi-nents tels Wallace, Bates, Lubbock

et Trimen. Certains d’entre eux luifourniront quelques-uns des meil-leurs exemples pour étayer sa théo-rie sur la sélection naturelle.

Enfin, dans un troisièmetemps, l’auteur nous fait décou-vrir le particularisme français quiest aussi l’histoire d’un ratage : àquelques exceptions près, telsGeorges Bernadi ou Paul Marchal,les scientifiques de notre pays sesont révélés incapables de com-prendre le darwinisme et d’en ac-cepter les conséquences. Avec unrare entêtement durant plus d’unsiècle, ils se sont montrés réfrac-taires à la théorie darwinienne.

Y. Carton nous offre ici un re-marquable livre pour décrire com-ment une idée peut être débattue,combattue, réfutée ou acceptéedans une communauté scientifique.Sa brillante utilisation d’extraitsd’ouvrages, d’articles, de confé-rences et de lettres, fait revivre lepetit peuple des entomologistes ;elle nous permet de partager leurspassions et nous fait mesurer l’am-pleur de certains de leurs errements.

.Ü Valérie Chansigaud.Historienne des sciences

de l’environnement

POUR UN MONDE SANS SIDA

Françoise Barré-SinoussiAlbin Michel, 2012

(180 pages, 17,50 euros).

Trente ans après l’identifi-

cation du virus du sida,

l’auteur, colauréate du prix No-

bel de médecine en 2008 pour

cette découverte, revient sur

l’histoire du sida. Des débuts

de l’épidémie aux pistes actuelles de

thérapie et de prévention, elle retrace avec

clarté, sous forme d’entretien, les recher-

ches, collaborations et engagements qui

jalonnent cette lutte.

MAKAY

Evrard WendenbaumLa Martinière, 2011

(176 pages, 32 euros).

Le massif du Makay, au Sud-Ouest de

Madagascar, recèle, dans ses pro-

fondes crevasses et vallées, des écosys-

tèmes luxuriants, isolés depuis plu-

sieurs millions d’années. Explorateur, pho-

tographe et cinéaste, l’auteur relate les

expéditions scientifiques qu’il y a menées

en 2010-2011. Magnifiquement illustré,

l’ouvrage révèle tant la beauté et la di-

versité de ces lieux que les dangers qui

les menacent. Un documentaire en 3D est

aussi disponible en DVD et Blu-ray.

NOS ALIMENTS SONT-ILS DANGEREUX?

Pierre FeilletQuæ, 2012

(240 pages, 22 euros).

Le régime crétois est-il la panacée?

Les aliments sont-ils cancérigènes?

Que sont devenues les vaches folles ?

Quelle quantité de pesticides consomme-

t-on? Y a-t-il des OGM dans nos assiettes?

Demain, comment mangerons-nous? En

60 points, l’auteur, chercheur à l’Institut

national de la recherche agronomique, ré-

pond aux nombreuses interrogations

qui entourent l’alimentation aujourd’hui.

Brèves

frRetrouvez l’intégralité de votre magazine et plus d’informations sur :

www.pourlascience.fr

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – MARS 2012 – N° d’édition 077413-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/170 874 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.