Pour La Science 390

108

Click here to load reader

Transcript of Pour La Science 390

Page 1: Pour La Science 390

3:HIKMQI=\U[WU^:?a@n@t@a@a;

M 0

2687

- 39

0 - F

: 6,2

0 E

France métro : 6,20 € - DOM : 7,30 € - BEL : 7,20 € - CH : 12 FS - CAN : 9,45 $ - Grèce : 7,60 € € - LUX : 7,20 €Italie : 7,20 € - PORT : 7,20 € AND : 6,20 € - ALL : 9,30 € - MAR : 60 dh - REU : 9,30 € - TOM surface : 980 XPF - TOM Avion : 1770 XPF

Terence TaoMathématicien

de génieLa menace

du méthaneIl s’échappe

des sols gelésLa dame de Cao

Une reine du Pérou anciendans une tombe somptueuse

La vie serait-elleencore possible ?

D’autres lois pourd’autres univers

Avril 2010 - n° 390 w w w . p o u r l a s c i e n c e . f r

Édition française de Scientifi c American

MALADIES ET PAUVRETÉ : comment briser le cercle vicieux ?

couverture_pls_390_6 1couverture_pls_390_6 1 08/03/10 12:3508/03/10 12:35

Page 2: Pour La Science 390

ellipses.xp 4/03/10 18:04 Page 1

Page 3: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Édito [1Édito [1

Si tu sais méditer, observer et connaître, Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,

Rêver, sans laisser ton rêve être ton maître, Penser, sans n’être qu’un penseur...

If, Rudyard Kipling, 1896

L e si conditionnel relie deux propositions dans un lien de cau-salité : « Si p, alors q ». Il fut source de « disputes » chez lesphilosophes grecs, qui ne s’accordaient pas sur les consé-quences logiques impliquées par les différentes combinai-

sons des antécédents – p – et des conséquents – q. Dans quelles conditionsla proposition «Si p, alors q» est-elle vraie ? Fausse ? Dans quelles condi-tions la négation d’une proposition fausse est-elle vraie ? Source de dis-putes certes, mais aussi moteur du raisonnement. Aujourd’hui, le si estégalement un moteur de la réflexion scientifique.

Et si d’autres lois régnaient sur l’Univers, dans quelle mesure unequelconque forme de vie serait-elle encore possible ? Les cosmologistesétudient diverses propositions conditionnelles. Par exemple, si l’unedes forces fondamentales, l’interaction forte, qui assure la cohésion desnoyaux atomiques, avait été légèrement différente, alors les atomes decarbone et d’hydrogène nécessaires à la vie auraient été instables. Vrai.Si l’interaction faible n’existait pas, alors les atomes de la vie seraient absents.Faux (voir La vie est-elle possible dans d’autres univers?, page 28).

Et si l’on s’était trompé sur la place des femmes dans le Pérou ancien?Les restes d’une femme – la dame de Cao – et de nombreux objets etfresques qui l’accompagnaient indiquent qu’elle occupait sans doute laposition d’une reine dans la société des Mochicas. Si c’est le cas, alorsnotre conception de la position des femmes dans ces sociétés préco-lombiennes est à revoir (voir La dame de Cao, page 36).

Et si l’éducation qu’avait reçue Terence Tao, considéré par beaucoupcomme le meilleur mathématicien vivant, était un modèle de ce qu’ilconviendrait de faire pour tous les enfants surdoués ? Alors qu’il n’avaitque deux ans, il apprenait à compter à des enfants plus âgés. Étant donnéses capacités en mathématiques, ses enseignants lui ont aménagé unescolarité ajustée à ses progrès dans les différentes disciplines. Lau-réat de la médaille Fields, il a reçu d’innombrables distinctions (voirTao, l’éducation réussie d’un surdoué, page 84). Comme il semble queses capacités hors du commun en mathématiques s’accompagnent dequalités humaines, son père aurait sans doute terminé le poème If dela même façon que Rudyard Kipling après l’énumération de tous sesconditionnels : « Tu seras un homme, mon fils. » ■

Et si...

Un moteur de la réflexion scientifique

POUR LA SCIENCE

Directrice de la rédaction - Rédactrice en chef : Françoise PétryPour la Science : Rédacteur en chef adjoint : Maurice Mashaal Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle, Jean-Jacques Perrier

Dossiers Pour la Science :Rédacteur en chef adjoint : Loïc ManginRédacteur : Guillaume Jacquemont

Cerveau & Psycho :Rédacteur : Sébastien Bohler

L’Essentiel Cerveau & Psycho :Rédactrice : Émilie Auvrouin

Directrice artistique : Céline LapertSecrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy,Pascale Thiollier-Dumartin

Site Internet : Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Lætitia Pierre

Marketing : Heidi ChappesDirection financière : Anne GusdorfDirection du personnel : Marc LaumetFabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne Presse et communication : Susan MackieDirecteur de la publication et Gérant : Marie-Claude BrossolletConseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé ThisOnt également participé à ce numéro : Thomas Badr, Boris Burle,Bruno Chanet, José Dugay, Marie Geai, Richard Giegé, Mohamed-Ali Hakimi, Pierre Henry, Évelyne Host-Platret, Jean Martinez, Jacques Merle, Hervé Pelloux, Christophe Pichon, Yolanda Rigault, Rémy Schlichter, Daniel Tacquenet, Bernard Thierry.

PUBLICITÉ FranceDirecteur de la Publicité : Jean-François Guillotin([email protected]), assisté de Nada Mellouk Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29SERVICE ABONNEMENTSGinette Grémillon. Tél. : 01 55 42 84 04Espace abonnements : http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience

Adresse e-mail : [email protected] Adresse postale : Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06

Commande de dossiers ou de magazines :02 37 82 06 62 (de l’étranger : 33 2 37 82 06 62)

DIFFUSION DE POUR LA SCIENCECanada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N 1W3 Canada.Suisse: Servidis : Chemin des chalets, 1979 Chavannes - 2 - BogisBelgique: La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06.

SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors : RickyRusting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, MarkFischetti, Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, KateWong. President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg.

Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public françaisou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte-nus dans la revue «Pour la Science», dans la revue «Scientific American»,dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées parécrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.

© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et lenom commercial « Scientific American » sont la propriété deScientific American, Inc. Licence accordée à « Pour laScience S.A.R.L. ».En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de repro-duire intégralement ou partiellement la présente revue sansautorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitationdu droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).

AOUR LP

w w w . p o u r l a s c i e n c e . f r

8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06Standard : Tel. 01 55 42 84 00

ÉDITOde Françoise Pétry rédactrice en chef

pls_390_p001_edito.xp 10/03/10 15:33 Page 1

Page 4: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 20102] Sommaire

SOMMAIRE

36 ARCHÉOLOGIE

La dame de CaoRégulo Franco JordánLa découverte d’une tombe de la civilisationdes Mochicas ouvre un nouveau chapitrede l’archéologie précolombienne : la femmequi l’occupe dirigeait probablement son peupleau début de notre ère.

1 ÉDITO

4 BLOC-NOTESDidier Nordon

Actualités6 Pourquoi n’a-t-on pas

soif la nuit ?

10 Test atomique pourla gravité d’Einstein

11 Mieux prévoir El Niño

12 La serpentine,indicateur sismique

13 Le bonobo,un éternel enfant ?

...et bien d’autres sujets.

14 ON EN REPARLE

Opinions16 POINT DE VUE

La réflexion éthique devraitse nourrir davantagede la science-fictionJean-Michel Besnier

17 ÉCONOMIE

Comment rationnerles émissions de carbone ?Ivar Ekeland

18 DÉVELOPPEMENT DURABLE

Le bois peut répondreaux défis énergétiquesJean-Luc Peyron et Guy Landmann

20 VRAI OU FAUX

L’appendice ne sert-ilvraiment à rien ?Jean-Pierre Bader

22 COURRIER DES LECTEURS

24 QUESTIONS OUVERTES

Évaluer la recherche :y a-t-il une bonne recette ?Daniel Fixari et Frédérique PallezLes principes généraux mis en placepour évaluer les chercheurset leurs laboratoires ne sont pas tout.Le diable se cache souvent dansles détails des procédures.

Sur la totalité des numéros : deux encarts d’abonnement pages 24 et 25.Encarts commande de livres et abonnement pages 80 et 81.Encart Ordinateur individuel jeté sur la 4e de couverture pour 10000 abonnés PLS.Encart Pour la Science jeté sur la 4e de couverture pour 5000 abonnés PLS. En couverture : © Photographie de Kasuo Kawai, galaxies par Jean-François Podevin.

44 GÉOPHYSIQUE

Naissance d’un océan,la dorsale de ShebaMarc Fournier et Nicolas Chamot-RookeEntre l’Arabie et la Somalie, une mer s’ouvredepuis 30 millions d’années. Sa brève histoiregéologique révèle les phénomènes marquantsdu début d’une expansion océanique.

À LA UNE

28 COSMOLOGIE

Alejandro Jenkins et Gilad Perez

Une modification des lois de la physique peutconduire à des univers différents et néanmoinshabitables. Notre Univers ne serait donc pasun cas exceptionnel.

La vie est-elle possibledans d’autres univers ?

pls_390_p000_000_sommaire.xp 9/03/10 15:37 Page 2

Page 5: Pour La Science 390

64 BIOLOGIE MOLÉCULAIRE

La double vie de l’ATPBaljit Khakh et Geoffrey BurnstockLa molécule d’ATP, principale source d’énergie des organismes vivants, permet aussi aux cellules de communiquer. Ce double rôle ouvre de nouvelles perspectives thérapeutiques.

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

n° 390 - Avril 2010

Regards80 HISTOIRE DES SCIENCES

La clinique et le laboratoire :des relations houleuses, mais fructueusesJean-François Picard

84 LOGIQUE & CALCUL

Tao : l’éducation réussied'un surdouéJean-Paul DelahayeQu’il s’occupe de nombres premiersou de géométrie fractale, Terence Taoinvente et produit des résultatsmathématiques de première importance.Nombreux sont ceux qui le considèrentcomme le meilleur mathématicien vivant.

90 ART & SCIENCE

Le nombril proéminentdes gardiensPhilippe Charlier

92 IDÉES DE PHYSIQUE

Du volatil pour un volatileJean-Michel Courtyet Édouard Kierlik

97 SCIENCE & GASTRONOMIE

Les légumes réanalysésHervé This

98 SAVOIR TECHNIQUE

Les pompes à chaleurFrançois Savatier

102 À LIRE

frSur www.pourlascience.fr

Rendez-vous sur www.pourlascience.fr

Sur www.pourlascience.fr

Rendez-vous sur www.pourlascience.fr

PLUS D'INFORMATIONS� � Retrouvez l'intégralité de votre magazine en ligne� � Découvrez l'actualité scientifique au quotidien� � Recherchez les articles qui vous intéressent� � Visitez notre banque d’images

À VOUS LA PAROLE� � Réagissez aux articles publiés� � Posez vos questions à nos experts

LES SERVICES EN LIGNE� � Consultez nos offres d'emploi� � Abonnez-vous et gérez vos abonnements en ligne

50 MÉDECINE

Vaincre les maladiestropicales oubliéesPeter Jay HotezLes populations les plus défavorisées ne sont pas seulementpauvres, elles souffrent aussi de maladies chroniques graves,qui les empêchent de sortir de la pauvreté. Une nouvelleinitiative mondiale pourrait briser ce cercle vicieux.

56 ÉVOLUTION

Du rififi chez les poissonsG. Lecointre, C. Gallut, B. Chanet et A. DettaïLes poissons ont toujours été le grand casse-têtede la classification des vertébrés. Aujourd’hui, leur arbreévolutif se dessine et révèle des liens de parenté inattendus.

72 ENVIRONNEMENT

Méthane : un péril fait surfaceKatey Walter AnthonyLa fonte des sols arctiques gelés crée des lacsqui émettent massivement du méthane.Ce gaz menace d’accélérer le réchauffement climatique.Quelle est l’ampleur du danger et comment y faire face?

pls_390_p000_000_sommaire.xp 9/03/10 15:37 Page 3

Page 6: Pour La Science 390

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

BLOC-NOTESde Didier Nordon

� ÉTANT DONNÉ...

D onnées. L’inertie d’un supertankerde 300 000 tonnes est telle que,lancé à 16 nœuds, il parcourt,

machine stoppée, plusieurs dizaines demilles, en plusieurs heures, avant de s’ar-rêter (le mille vaut 1 852 mètres ; le nœuddésigne une vitesse d’un mille par heure).

Problème. Évaluer l’inertie moyenned’un individu (inertie tant psychologiqueque physique). En déduire l’inertie totalede l’humanité. Exprimer cette inertie totaleen équivalent supertankers. En déduire letemps nécessaire à l’humanité pour s’ar-rêter dans une voie (politique, sociale, tech-nique, etc.) dont elle se rend compte quece n’est pas la bonne. Combien de tempslui faudra-t-il pour prendre une autre direc-tion ? Évaluer, en équivalent marées noires,les dégâts que la voie erronée aura eu letemps de causer avant que l’humanité aitréussi à la quitter.

� JE NE SAIS PAS, MAIS J’EN SUIS SÛR

P our être en mesure de déterminersi la licorne existe ou non, il fautd’abord savoir à quoi elle ressemble.

Or nous savons qu’elle n’existe pas. Doncnous savons à quoi elle ressemble.

Appelons « description de licorne »toute affirmation indubitable portant sur unobjet inexistant ou d’existence douteuse.Les descriptions de licorne ne manquentpas. En voici deux.

Il fut un temps où les pacifistes, pourtroubler les cérémonies du 11 novembre,

déployaient une banderole avec une cita-tion de Valéry disant que la guerre est faitepar des hommes qui ne se connaissent pasau profit d’hommes qui se connaissent. Maisils ne précisaient jamais l’origine de cettephrase. Aujourd’hui, l’habitude de chahuterles cérémonies militaires est passée, cequi laisse du temps pour sacrifier auxjoies de l’érudition. Valéry a-t-il vraimenttenu ce propos ? Si oui, où ? Un internautes’est déjà posé ces questions. En mars 2010,on pouvait lire la réponse qu’un certain Gui-chet du Savoir lui a fournie : « La citationexacte de Paul Valéry est : “La guerre, unmassacre de gens qui ne se connaissentpas, au profit de gens qui se connaissentmais ne se massacrent pas.” Nous n’avonspas trouvé trace de l’ouvrage d’où seraitextraite cette citation. » Bref, on connaît laformulation exacte à laquelle Valéry arecouru, mais on ignore s’il y a recouru !

Nous sommes redevables d’une autredescription de licorne à un savant qui expli-quait, sans malice, que la seule certitudequ’on a au sujet d’Homère, c’est qu’il étaitaveugle. Quant au reste, on n’est même passûr qu’il a existé.

� FAITES CE QUE JE DIS...

L es champions de l’écologie – disonsAl Gore, pour ne pas citer de Fran-çais – qui multiplient les voyages en

avion et sillonnent les continents, sautantd’une conférence à l’autre, d’un meetingà l’autre, s’attirent une ironie méritée : poureux, l’éthique consiste à édicter des règlesqu’on ne s’applique pas à soi-même. Sansdoute rétorqueraient-ils qu’ils agissent pourle bien général. Il y a urgence, la planètegagne plus grâce à leur influence qu’ellene perd à cause de leurs voyages : on nereproche pas à un pompier de dépenserbeaucoup d’eau !

Le problème, c’est que nous pouvonstous recourir au même genre de justifica-tion. Depuis le chef d’État, qui vole repré-senter son pays partout où des intérêts leconcernant sont en jeu, jusqu’au petitpatron, qui se démène pour aller placer sonentreprise là où il peut, en passant par l’uni-

versitaire, qu’une invitation lointaine sti-mule plus qu’une intervention devant uneassociation culturelle de son quartier,chacun pense qu’il faut éviter les déplace-ments superflus, chacun est convaincu queles siens ne le sont pas.

Pour se comporter en bon écologiste,il faut d’abord renoncer à se croire impor-tant. Pas facile !

� L’AUTRUCHE TRANQUILLE

Q uant à notre santé, nous avonstous le même but : minimiser notreangoisse. À partir de là, nos compor-

tements diffèrent du tout au tout. Cer-tains sont plus tranquilles en ne pensantjamais à leur santé, et en ne consultant quelorsque la maladie a attaqué et ne laisseplus le choix. D’autres sont plus tranquillesen se faisant suivre régulièrement. Les deuxattitudes ont leurs défauts et leurs avan-tages. Celui qui fait l’autruche vit dans l’in-souciance, mais risque de se soigner aprèsque sa maladie aura atteint un développe-ment dangereux. Celui qui se soumet auxdépistages systématiques augmente seschances de traiter ses affections avantqu’elles ne soient trop graves, mais il engagedes frais et du temps pour subir des exa-mens anxiogènes au terme desquels il sefera dire, peut-être, qu’il va bien. À moins– la chose arrive – qu’on ne lui détecte unemaladie qu’il n’a pas.

Il en va malheureusement là comme enmatière religieuse. Au lieu de laisser cha-cun se débrouiller comme il peut avec sonangoisse, certains veulent imposer leurconception. Aujourd’hui, refuser le dépis-tage passe pour un péché et expose à un

pls_390_p004005_nordon.xp 9/03/10 15:12 Page 4

Page 7: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Bloc-notes [5

châtiment que la vox populi jugera mérité :découvrir une maladie qui ne peut plus êtreprise à temps. Je ne dis pas que ceux quifont l’autruche ont raison. Ils ont ni plus nimoins raison, à leur façon, que ceux qui sefont dépister. Je dis qu’à leur imposer desexamens dont ils ont peur, on ne fait pasdiminuer leur angoisse : on l’augmente.

� LOGIQUE IMPLACABLE

Q uatre exemples de raisonnementsirréfutables, montrant toute l’utilitéde la logique pour la vie pratique.

1. Lorsque vous achevez votre bif-teck-frites, vous êtes plus proche de l’ins-tant de votre mort que vous ne l’étiez quandvous l’avez entamé. Donc le bifteck-fritesest dangereux pour la santé.

2. Vous niez avoir commis le crime. Or99 pour cent des criminels nient. Donc, ily a 99 pour cent de chances pour que vousl’ayez commis.

3. Une façon sûre de diminuer un risqueest de l’augmenter. Exemple. Vous souhai-tez manger un avocat. Achetez-en deux. Enaugmentant le risque d’être tombé sur unavocat avarié, vous diminuez le risque d’êtreobligé de manger un avocat avarié.

4. Dans les lieux publics, sont affichéesles consignes à suivre en cas d’incendie.La première est : « Gardez votre calme, necriez pas au feu. » Donc, si vous entendezle cri effrayé « Au feu ! », continuez à vaquertranquillement à vos activités, sûr qu’iln’y a aucun incendie dans les parages. Eneffet, l’implication « S’il y a un incendie,alors personne ne crie au feu » est équi-valente à l’implication « Si quelqu’un crieau feu, alors il n’y a pas d’incendie. » �

pls_390_p004005_nordon.xp 9/03/10 15:12 Page 5

Page 8: Pour La Science 390

6] Actualités © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Àmoins d’avoir mangé trèssalé, aucune sensation desoif ne vous réveillera la

nuit prochaine. Pourtant, notremétabolisme, même ralenti, conti-nue à consommer de l’eau la nuit,tandis que la chaleur du lit déshy-drate. Pourquoi ne se lève-t-onpas assoiffé au bout de quatreou cinq heures ?

La réponse était connue enpartie : une hormone, la vaso-pressine ou hormone antidiuré-tique, augmente la réabsorptionde l’eau par le sang dans les reins.Mais par quel mécanisme les cel-lules du cerveau qui sécrètentcette hormone perçoivent-ellesque c’est le moment de le faire ?Charles Bourque, de l’UniversitéMcGill à Montréal, et Eric Tru-del apportent de nouveaux élé-ments de réponse.

La vasopressine est produitepar des cellules de l’hypothala-mus nommées neurones magno-cellulaires, quand elles sontactivées. Cette activation dépendd’une structure antérieure de l’hy-pothalamus, qui contient des neu-rones qualifiés d’osmorécepteurs,c’est-à-dire sensibles à la concen-

tration en électrolytes (ionssodium, par exemple) dans lesang. Quand cette dernière aug-mente, les osmorécepteurs sontstimulés (des canaux ioniquess’ouvrent sous l’effet d’une plusforte concentration en sodium),et ce message est transmis auxneurones magnocellulaires quilibèrent la vasopressine.

Ainsi, lorsque les osmoré-cepteurs détectent une déshy-dratation, ils déclenchent laproduction de vasopressine,laquelle augmente la réabsorp-tion d’eau par le sang dans lesreins. Or ce mécanisme est ampli-fié et plus sensible en secondepartie de nuit, ce qui permet de ne pas ressentir de soif alorsque l’on n’a pas bu depuis plu-sieurs heures.

Pourquoi cette amplificationen fin de nuit ? Pour le savoir,les chercheurs canadiens se sontintéressés à une autre structurede l’hypothalamus, le noyausuprachiasmatique, siège centralde l’horloge biologique. On savaitque certains de ses neurones sontconnectés au noyau d’où par-tent les neurones magnocellu-

laires et que leur activité diminueen seconde partie de nuit. Cettevariation détermine-t-elle l’am-plification du mécanisme reliantosmorécepteurs et vasopressine?

En étudiant des coupes d’hy-pothalamus de rat, Ch. Bourqueet E. Trudel ont confirmé que lesosmorécepteurs transmettentdavantage d’informations vers lesneurones magnocellulaires enseconde partie de nuit. Puis ils ontmontré que la stimulation desneurones du noyau suprachias-matique freine la transmission deces informations.

L’inverse est donc sans doutevrai, concluent les deux cher-cheurs, qui proposent le scénariosuivant : la baisse d’activité desneurones suprachiasmatiques enseconde partie de nuit, provoquéepar l’horloge biologique, stimuleles osmorécepteurs ; ces derniersactivent les cellules sécrétrices devasopressine, qui produisentdavantage d’hormone antidiuré-tique… et la nuit peut s’écoulertranquillement.

.➜ Jean-Jacques Perrier.Nature Neurosciences,

prépublication en ligne, 28 février 2010

Neurobiologie

Pourquoi n’a-t-on pas soif la nuit ?Nous consommons de l’eau en dormant et pourtant nous n’avons pas soif. L’explication résiderait dans notre horloge biologique.

DES RUCHES BIBLIQUES

Israël, terre de lait et de miel? La Bible l’affirme, les archéologues confirment: AmihaiMazar et Eleazar Sukenik, de l’Université hébraïque de Jérusalem, ont mis au jour à Tel Rehov un ensemble de 30 ruches datant du Xe ou IXe siècleavant notre ère, les plus anciennes jamais découvertes au Proche-Orient. On pensait que le terme «miel», qui apparaît 55 fois dans la Bible, désignait une substance sucrée produite à partir de dattes ou de figues. Une idée à revoir.

QUAND L’OURS BRUN EST DEVENU BLANC

L’ours brun (Ursus arctos) est incapable de vivre làoù vit l’ours blanc (Ursus maritimus): sur la glace.Mais leurs ancêtres communs sont récents, selon Charlotte Lindqvist, de l’Université de Buffalo, et ses collègues. Le séquençage de l’ADNmitochondrial d’une mâchoire d’ours de quelque120000 ans trouvée dans le Spitzberg a montré que son propriétaire était génétiquement très proche de ces deux ours. Les chercheurs estiment que les deux espèces ont divergé il y a 150000 ans.

DES HYPERNOYAUX D’ANTIMATIÈRE

Le collisionneur américain d’ions lourds RHICa produit, par collisions violentes entre noyaux d’or,quelque 70 noyaux très exotiques et fugaces: des antihypertritons, trios composés d’un antiproton, d’un antineutron et d’un hypéronantilambda (un hypéron est un cousin lourd et instable du proton ou du neutron, qui comporteun quark s, ou «étrange»). Environ150 hypertritons (assemblages d’un proton, d’unneutron et d’un hypéron) ont aussi été produits.

e n b r e f e n b r e f e n b r e f e n b r e f e n

A C T U A L I T É S

© S

hutte

rsto

ck/Y

uri A

rcur

s

pls_390_p000_000_actus.xp_mm_09_03 9/03/10 16:53 Page 6

Page 9: Pour La Science 390

A c t u a l i t é s

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Actualités [7

Uranus occupe une place àpart dans le Système solaire:cette planète est couchée sur

son orbite. Plus précisément, sonaxe de rotation est incliné de97 degrés par rapport à l’axe deson orbite autour du Soleil. SelonGwenaël Boué et Jacques Laskar,de l’Institut de mécanique célesteet de calcul des éphémérides, àParis, cette obliquité résulteraitd’une résonance induite par unsatellite, qui aurait fait basculerprogressivement l’axe de rota-tion de la planète.

L’axe de rotation des planètesmais aussi celui de leurs orbites ontun mouvement de «précession»:ils décrivent un cône, comme l’axed’une toupie. La précession de l’axede rotation résulte du couple exercépar le Soleil sur la planète, légère-ment aplatie aux pôles. La préces-sion de l’axe de l’orbite est due àl’influence des autres planètes.

La précession de la planètes’effectue autour de la directionde l’axe de l’orbite. Tant que cedernier reste fixe, l’inclinaisonde la planète est constante. Maislorsque l’axe de l’orbite effectueune précession avec une périodesimilaire à celle de la précessionde la planète, l’axe de rotation decette dernière est entraîné par celuide l’orbite : la planète bascule.

Aujourd’hui, on n’est pas danscette configuration, puisque la pré-cession de l’orbite d’Uranus est bienplus rapide que celle de l’axe derotation de la planète (431 000 anscontre 200 millions d’années res-pectivement). G. Boué et J. Laskaront toutefois montré que la pré-sence d’un satellite dans le passé apu augmenter la précession de l’axede rotation. En effet, un satellitesitué dans le plan équatorial de laplanète augmente le couple exercépar le Soleil. Pour une lune d’un

centième de la masse d’Uranus, laprécession de l’axe de rotation peutêtre multipliée par 1000 et auraitainsi pu être synchronisée avec cellede l’orbite. Après avoir provoquéle basculement d’Uranus, le satel-lite aurait été éjecté par le passaged’une planète géante.

Pour tester ce scénario, les astro-nomes ont mené 10000 simulationsnumériques de la migration desplanètes géantes. Après avoir éli-miné celles menant à des systèmestrop instables ou trop différents, ilsont sélectionné celles où l’inclinai-son de l’orbite d’Uranus dépassepar moments 17 degrés, de quoi

permettre le basculement de l’axede rotation. Pour chacun des 17 scé-narios de migration planétaire res-tants, G. Boué et J. Laskar ont ajoutéun satellite massif à Uranus etsimulé l’évolution de l’axe de rota-tion de la planète, pour 100 posi-tions initiales du satellite. Dansdeux pour cent des cas, le satel-lite entraîne bien le basculementd’Uranus, avant d’être éjecté.

Plus besoin d’invoquer unecollision géante pour expliquerpourquoi Uranus est couchée surson orbite !

.➜ Philippe Ribeau-Gésippe. Astrophysical Journal Letters, à paraître

Keck

Tel

esco

pe

Uranus et ses anneaux,vus par le télescope Keck

en infrarouge proche. La planète est très

inclinée: son axe de rotation est presque

dans le plan de son orbiteautour du Soleil.

L’unique manchot africain, le manchotdu Cap (Spheniscus demersus), est en dan-ger d’extinction. D’après une expérience

inédite réalisée au Cap par David Grémillet,du Centre d’écologie fonctionnelle et évolu-tive (unité mixte du CNRS), à Montpellier, ettrois collègues d’Afrique du Sud, la fermetureà la pêche de petites zones marines est unmoyen efficace pour renforcer l’espèce, quise nourrit de sardines et d’anchois.

Ces scientifiques ont étudié le comporte-ment de 91 manchots de deux colonies, avantet après la fermeture à la pêche d’une airemarine de 20 kilomètres de rayon autour d’unedes colonies. Les manchots de cette colonieeffectuaient 75 pour cent de leurs plongées au-delà de cette aire, et nageaient jusqu’à 150 kilo-mètres en deux jours pour trouver leur

nourriture. Trois mois seulement après lafermeture à la pêche, 70 pour cent des plon-gées étaient effectuées à l’intérieur de l’airemarine protégée. Le temps dévolu à la quêtede nourriture a diminué de près de 30 pourcent, et la dépense énergétique quotidienned’environ 40 pour cent.

La protection d’une petite aire marine peutdonc avoir des bienfaits immédiats sur desprédateurs marins supérieurs en danger d’ex-tinction. L’expérience montre, d’après sesauteurs, qu’une définition appropriée des airesprotégées peut aider à restaurer des écosys-tèmes marins tout en minimisant les conflitsavec les pêcheurs.

.➜ Maurice Mashaal. L. Pichegru et al., Biology Letters,

prépublication en ligne, 10 février 2010

Écologie

Manchots du Cap : un essai concluant

Davi

d Gr

émill

et

Le manchot du Cap (Spheniscus demersus)est une espèce menacée par les changementsenvironnementaux et la surpêche. En 2008,il en restait moins de 26 000 couples.

Axe derotation

Plan de l’orbite

Astronomie

Le lent basculement d’UranusL’interaction avec un satellite aujourd’hui disparu expliquerait pourquoi la planète Uranus est couchée sur son orbite.

pls_390_p000_000_actus.xp_mm_09_03 9/03/10 16:53 Page 7

Page 10: Pour La Science 390

A c t u a l i t é s

8] Actualités © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Physique

Le collier de perlesde la toile d’araignée

DES DINOSAUROVORES...

Une équipe nord-américaine aréétudié des fossiles découvertsen 1984 en Inde occidentale, surun site de nidification de dino-saures datant d’il y a environ70 millions d’années. L’étude arévélé un squelette d’anacondaenroulé autour des restes dutitanosaure Megaloolithus et decoquilles d’œufs. Il semblequ’avec ses 3,5 mètres de long,et une mâchoire très lâche, ce ser-pent, nommé Sanajeh indicus,pouvait avaler les bébés sauro-podes tout juste éclos, malgré leurtaille de 50 centimètres.

...ET DES ALLIGATOVORES

Deux espèces se disputent lesommet de la chaîne alimentairedes Everglades, en Floride : l’al-ligator et… le python birman.En 1990, l’arrivée dans le Parcaméricain de ce serpent avait étéconfirmée par la capture de deuxindividus ; en 2008, 243 indivi-dus l’ont été, dont certainsavaient des fragments de jeunesalligators dans le ventre. Lepython birman a désormais desconcurrents : plusieurs espècesde pythons et de boas constric-teurs africains ainsi que quatreespèces d’anacondas sont aussiarrivées…

En bref

Lorsque nous nous tromponsen accomplissant une tâchecognitive – par exemple

reconnaître une lettre ou une cou-leur –, le cerveau émet une ondeélectrique de polarité négative,détectable grâce à l’électroencé-phalographie. Est-elle le signalélectrique produit par le cerveaulorsqu’il détecte une erreur? Onaurait pu l’affirmer si une ondenégative similaire, mais demoindre amplitude, n’était pro-duite par les mêmes régions ducerveau lorsque la tâche est… cor-rectement réalisée.

Pour en avoir le cœur net, Clé-mence Roger et ses collègues duLaboratoire de neurobiologie de

la cognition (CNRS, Universitéde Provence et INSERM U751), àMarseille, ont analysé les ondesnégatives produites dans diffé-rentes situations. Dix volontairesdevaient identifier une lettre cibleen appuyant sur une manette. Onévaluait la justesse de la réponseet, simultanément, l’activité céré-brale et celle des muscles dechaque main étaient enregistrées.

Les chercheurs ont analysé lesondes produites en cas d’erreur,de bonne réponse et d’ébauched’erreur (dont l’onde négative aune amplitude intermédiaire).Résultat : la même région céré-brale, la zone cingulaire anté-rieure ou rostrale, produit les trois

types d’ondes négatives. Ils sem-blent être la manifestation dumême processus neurobiolo-gique de contrôle des fonctionscognitives.

L’amplitude variable du signalsuggère que la zone cingulaire ros-trale discrimine la qualité – cor-recte ou erronée – de la réponse.Par quels mécanismes et à partirde quelles informations ? Onl’ignore, mais certaines patholo-gies, telles la schizophrénie et lamaladie de Parkinson, où la modu-lation de l’onde négative sembleperturbée, pourraient permettrede répondre à cette question.

.➜ J.-J. P..C. Roger et al., NeuroImage, sous presse, 2010

Les mêmes zones cérébralessont activées en cas de réponse

exacte (à gauche) et deréponse erronée (à droite).

© C

. Rog

er e

t al.,

Uni

vers

ité d

e Pr

oven

ce, C

NRS

Souvent, au matin, les toiles d’araignées separent de perles de rosée de différentes tailles.Chacune de ces gouttes constitue une réserve

d’eau dont peut s’abreuver l’araignée. Ce chapeletse crée par condensation de l’humidité de l’air surles fibres de soie de la toile. Yongmei Zheng et sescollègues, du Centre chinois des nanosciences et tech-nologies à Pékin, ont observé de quelle façon se for-ment les gouttes d’eau le long des fils de la toile del’araignée Uloborus walckenaerius.

Chez cette araignée très commune, chaque fil desoie se compose de deux fils de traîne autour des-quels s’enroulent des pelotes régulièrement espa-cées. Ces pelotes, enchevêtrements de nanofibres,sont séparées par des «nœuds».

Exposé à l’air humide, le réseau de fibres, quisont hydrophiles, se réorganise. Tandis que la conden-sation démarre dans les pelotes, celles-ci s’allongentet forment une succession de fuseaux de nanofibres,périodiquement séparés par les nœuds. Les gouttesse condensent alors au hasard au niveau des nœudsou des fuseaux, puis grossissent. Les chercheursont noté que les gouttes formées sur les nœudsmigrent et fusionnent avec celles des fuseaux voi-sins. Les nœuds libérés de leur goutte, un nouveaucycle de condensation peut commencer.

La coalescence des gouttes est apparemment spé-cifique de la toile d’araignée ; l’équipe chinoise nel’a pas observée sur les fils du ver à soie. Pour com-prendre son origine, ils ont examiné la structure dela soie au microscope. Les fuseaux sont rugueux, tan-dis que les nœuds sont lisses et faits de nanofibresalignées le long de l’axe du fil de soie. Selon Y. Zhenget ses collègues, la différence de rugosité crée un gra-dient d’énergie de surface du nœud vers le fuseau,qui explique le déplacement de la goutte. En outre,les gouttes bougent plus facilement sur les fibres ali-gnées des nœuds le long de l’axe du fil que sur lesfuseaux, où les fibres sont orientées au hasard.

.➜ Émilie Auvrouin.Y. Zheng et al., Nature, 463, pp. 640-643, 2010

Un fil de soie de toile d'araignée, observé parmicroscopie électronique à balayage, sous airsec, montre les pelotes et les nœuds régulière-ment espacés le long de deux fils de traîne.

Neurobiologie

Quand le cerveau détecte ses erreurs

© S

hutte

rsto

ck/L

esze

k W

ygac

hiew

icz

Pelote Nœud

Deux filsde traîne

10 �m

pls_390_p000_000_actus.xp_mm_09_03 9/03/10 16:53 Page 8

Page 11: Pour La Science 390

A c t u a l i t é s

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Actualités [9

Comment distribuer de façonoptimale – en gaspillant lemoins d’énergie ou de maté-

riau possible – la sève à toutes lesparties d’une feuille, le courant élec-trique à un ensemble de consom-mateurs, le sang aux divers organesd’un animal? Ces questions relè-vent du problème général desréseaux optimaux de transport. Cesréseaux ont en général une struc-ture en arbre. Toutefois, FrancisCorson, à l’École normale supé-rieure (Paris), et, indépendam-ment, Eleni Kafitori, de l’Univer-sité Rockefeller, aux États-Unis, etdeux collègues ont trouvé desconditions sous lesquelles le réseauoptimal comporte des boucles.

Le problème des réseaux opti-maux a déjà fait l’objet de diffé-rentes modélisations, dans diverscontextes. Mais il en résultait inva-riablement des arbres, où deuxpoints quelconques du réseau nesont reliés que par un seul chemin.Or les structures rencontrées dansla nature sont rarement aussipures. Ainsi, le réseau de nervuresqui parcourent une feuille d’arbre,le réseau sanguin, etc., est grossiè-rement arborescent tout en pré-sentant de nombreuses boucles. Ila été suggéré que ces boucles réa-lisent un compromis entre l’effi-cacité du transport et la toléranceà l’endommagement d’une par-tie du réseau, les boucles permet-tant de contourner la régionabîmée. Il pourrait aussi s’agird’une adaptation à la variabilitéde la demande en fluide de la part

des différentes parties du réseau.Les modélisations de F. Corsonet celles de l’équipe de E. Kafitoriconfortent ces hypothèses.

F. Corson a considéré unmodèle construit sur une grillerégulière carrée n � n. Les pointsde ce réseau sont reliés à leurs voi-sins immédiats par des liens hori-zontaux ou verticaux de longueurunité, qui représentent des tuyauxtransportant le fluide. L’un desquatre coins de la grille représenteun puits, qui recueille le fluidefourni par les (n2 – 1) autres pointsdu réseau, sources que l’on faitfluctuer aléatoirement au coursdu temps. Les calculs, effectuéssur ordinateur, visent à détermi-ner les conductances des liens (lesdiamètres des tuyaux) qui mini-misent, en moyenne, la dissipa-tion d’énergie.

Effectivement, F. Corson obtientainsi des structures arborescentesà boucles, du moins pour certainesgammes d’un paramètre du mo-dèle. Il en est de même pour lesdeux modèles examinés par E.Kafi-tori ; l’un considère un réseau sou-mis à des charges aléatoires, l’autreun réseau où des liens sont endom-magés. Ainsi, ces travaux renfor-cent l’idée que la présence deboucles dans un réseau ramifié estliée au caractère variable des écou-lements et à la possibilité d’ap-provisionner le système mêmeen présence d’éventuels dégâtslocalisés.

.➜ M. M..Phys. Rev. Lett., vol. 104, 048703 et 048704, 2010

Physique

Des arbres avec des bouclesPaléontologie

Vieux poissons filtreurs

La baleine bleue engouffre chaque jour quatre tonnes de planc-ton. Mais qui eût cru que ses lointains prédécesseurs en lamatière étaient des… poissons? L’équipe de Matt Friedman,

de l’Université d’Oxford, a réexaminé des collections de fossilesde poissons osseux et a conclu que les poissons géants planctono-phages de la famille des pachycormidés ont eu des représentantspendant 100 millions d’années, jusqu’à la fin du Crétacé (il y a 65 mil-lions d’années). Très diversifiés, ils se nourrissaient en ouvrant lagueule ; des épines branchiales, formant des peignes, filtraient alorsle plancton. Les pachycormidés ont sans doute été victimes du cata-clysme responsable de l’extinction massive du Crétacé-Tertiaire.Une grande partie du phytoplancton océanique a rapidement dis-paru et toute la chaîne alimentaire qui en dépendait a été pertur-bée. Cette niche écologique n’a été occupée de nouveau qu’avecles requins (pèlerin et requin baleine) et les raies, puis avec les baleinesà fanons voilà 34 millions d’années.

.➜ J.-J. P..M. Friedman et al., Science, vol. 327, pp. 990-993, 2010

Archéologie

Toutankhamon, fils de...

Depuis la découverte du tombeau de Toutankhamon, en 1922,les égyptologues ne sont pas parvenus à se mettre d’accordni sur les causes de la mort du souverain, ni sur sa généalo-

gie. Une étude publiée par Zahi Hawass, le chef du Conseil suprêmedes antiquités en Égypte, et ses collègues, apporte de nouveaux élé-ments de réponse. La momie du pharaon, ainsi que 15 autres d’as-cendance royale, ont été passées au crible de plusieurs analyses,dont celle d’échantillons d’ADN prélevés sur les dépouilles. Résul-tats ? D’abord, Toutankhamon serait bien le fils d’Akhénaton. Enrevanche, sa mère ne serait pas Néfertiti, comme on l’a longtemps cru,mais la sœur d’Akhénaton. Toutankhamon serait donc le fruit d’uninceste. Par ailleurs, trois gènes trahissent la présence de Plasmodiumfalciparum, le vecteur du paludisme. Selon les analyses, Toutankha-mon aurait également souffert d’une infection osseuse. Ces deux patho-logies auraient participé pour beaucoup au décès du pharaon, àl’âge de 18 ans, décès qui ne serait ainsi ni accidentel ni criminel.

.➜ Loïc Mangin.Z. Hawass et al., JAMA, vol. 303(7), pp 638-647, 2010

Le réseau de nervures d’une feuille de citronnier est essentielle-ment arborescent, mais il comporte aussi des boucles qui permettentà la sève (ici marquée par un produit fluorescent) d’approvisionnerdes régions situées en aval d’une lésion (ici, un trou circulaire).

Vue d'artiste de Bonnerichthys sp.,un poisson planctonophage

pachycormidé qui a vécu à la fin du Crétacé,

il y a 70 millions d'années.

Robe

rt Ni

chol

ls, w

ww

.pal

eocr

eatio

ns.c

om

E. K

afito

ri/Un

iv. R

ocke

felle

r

pls_390_p000_000_actus.xp_mm_09_03 9/03/10 16:53 Page 9

Page 12: Pour La Science 390

A c t u a l i t é s

10] Actualités © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

FOND DIFFUS GAMMA

Quelle est l’origine du faiblerayonnement gamma extraga-lactique ? On pensait que ce« fond diffus gamma » prove-nait d’une vaste population degalaxies actives trop lointainespour être résolues comme dessources gamma ponctuelles.Mais selon les calculs deM. Ajello, de l’Université Stan-ford, fondés sur l’observationdes galaxies actives par le satel-lite Fermi, celles-ci n’expliquentque 30 pour cent du fond diffusgamma. D’où vient le reste?

NÉCROPOLE NÉOLITHIQUE

À Gougenheim, en Alsace, destombes du Néolithique récent,il y a près de 4 000 ans, éton-nent les archéologues de l’IN-RAP, qui les ont découvertes surle chantier du TGV. Inhumés àl’intérieur de fosses, les défuntssont dans des positions sur-prenantes : certains semblent yavoir été jetés par deux ou partrois ; un autre a la main poséesur son crâne comme si onl’avait frappé à la tête juste avantsa mort… En tout, 44 adulteset enfants ont été inhumés dansce qui est l’une des très raresnécropoles connues de cetteépoque.

En bref

Quelle est l’origine des gi-gantesques jets de matièreémis par les trous noirs

supermassifs tapis au cœur desgalaxies « actives » ? En croisantdes mesures à différentes lon-gueurs d’onde, l’équipe du téles-cope spatial à rayons gammaFermi et d’autres astronomes ontmontré que l’émission lumineuseassociée aux jets trouve sa sourceplus loin du trou noir centralqu’on ne le pensait.

Les chercheurs ont suivi unan durant en rayons gamma leblazar 3C 279 – une galaxie activedont l’un des jets est dirigé versnous, et ont observé une intenseéruption de rayons gamma d’une

durée de 20 jours. En examinantd’autres observations dans toutle spectre lumineux, ils ontconstaté que la polarisation de lalumière dans le domaine visibleétait corrélée à l’émission gamma(le degré de polarisation – la pro-portion de photons oscillant dansune direction privilégiée – a chutéle temps de l’éruption, tandis quel’angle de polarisation a tournéde 180 degrés). Les émissionsgamma et optiques du blazar pro-viendraient ainsi de la mêmerégion.

Par ailleurs, les variations dela polarisation traduisent unecourbure dans le jet. En effet,l’émission optique, qui résulte de

l’accélération d’électrons dans lejet, est polarisée par le champmagnétique de ce jet. Une incur-vation de ce dernier modifie doncla polarisation. Selon les cher-cheurs, la propagation d’une«boule» de plasma plus dense lelong d’un « coude » dans le jetreproduit les variations observées.

Les chercheurs ont par ailleursdéduit de la vitesse du jet et dela durée de l’éruption gamma quecette région émettrice est distantedu trou noir d’au moins 105 foisson rayon, une valeur très supé-rieure à ce que prédisaient cer-tains modèles.

.➜ Ph. R.-G..Nature, vol. 463, pp. 919-922, 2010

Le rayonnement gamma et optique du blazar 3C 279

serait émis par son jet de matière à une distance très

grande du trou noir central.

Astrophysique

Le jet courbé du blazar

Physique

Test atomique pour la gravité d’Einstein

Selon la relativité générale d’Einstein, unehorloge soumise à un champ de gravitationretarde par rapport à une horloge identique

en l’absence de gravité. C’est le «décalage gravita-tionnel vers le rouge». En réinterprétant une expé-rience effectuée en 1999, Holger Müller, physicienà Berkeley en Californie, Achim Peters, de l’Uni-versité Humboldt à Berlin, et Steven Chu, prix Nobelen 1997 et actuellement secrétaire d’État pour l’éner-gie aux États-Unis, pensent avoir vérifié ce décalagegravitationnel avec une précision inégalée.

L’effet en question est infime dans le champterrestre et est donc difficile à mesurer directe-ment. La mesure directe la plus précise remonte à1976 et a consisté à comparer deux horloges ato-miques, l’une ayant été emportée à 10000 kilomètresd’altitude ; la précision atteinte était de 7 � 10–5.

L’expérience qu’avait réalisée A. Peters en 1999avait pour but de mesurer l’accélération de la pesan-teur. On y faisait interférer deux ondes de matière(des nuages d’atomes) identiques ayant suivi deschemins un peu différents, la trajectoire de l’une ayantatteint une altitude différente (de 0,12 millimètre...),donc un champ de gravité différent. L’interférencedes deux ondes indique le déphasage de leurs oscil-lations. H. Müller et ses collègues en ont déduit ledécalage temporel dû au champ gravitationnel (envi-

ron 2 � 10–20 seconde sur un parcours d’environ0,3seconde). L’effet prédit par la relativité généraleaurait été ainsi vérifié avec une précision de sept mil-liardièmes. Mais beaucoup de physiciens ne sont pasconvaincus ; selon eux, l’analyse théorique de l’ex-périence de A. Peters n’est pas assez complète pourque ses résultats constituent un test clair de la rela-tivité générale. Les prochaines discussions entre spé-cialistes seront animées...

.➜ M. M..H. Müller et al., Nature, vol. 463, pp. 926-929, 2010

En deux points où la gravité est différente, le temps s'écoule différemment. Si l’on considère

deux atomes identiques, l’onde associée oscille à une fréquence légèrement inférieure

pour l’atome soumis à une gravité supérieure, c’est-à-dire à plus basse altitude.

© In

grid

Ler

oy/P

our l

a Sc

ienc

e

NASA

/God

dard

Spa

ce F

light

Cen

ter C

once

ptua

l Im

age

Lab

pls_390_p006_013_actus.xp_mm_09_03 10/03/10 14:39 Page 10

Page 13: Pour La Science 390

A c t u a l i t é s

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Actualités [11

Climatologie

Mieux prévoir El Niño

Le phénomène El Niño, qui se produit dans l’océan Pacifique,a des effets climatiques dans une grande partie du monde.On sait le prévoir huit à dix mois avant son point culminant.

Pourrait-on faire mieux? Oui, suggère une équipe franco-japonaise.El Niño est lié à un déplacement de masses d’eaux chaudes dans

le Pacifique tropical : l’oscillation australe ou ENSO (El Niño-SouthernOscillation). En situation normale, les eaux chaudes du Pacifiquetropical sont maintenues par les vents alizés dans l’Ouest du Paci-fique. Lorsque les alizés faiblissent, elles s’écoulent vers l’Est, ce quiamorce la phase chaude d’ENSO, El Niño. Au contraire, une inten-sification des alizés crée une remontée d’eaux profondes froides àl’Est, qui constitue la phase froide d’ENSO, La Niña.

Or l’océan Indien pourrait influer sur le déclenchement d’El Niñodans le Pacifique. Le «dipôle de l’océan Indien» est une oscillationde la température de surface de l’océan Indien équatorial. Sa phasenégative est caractérisée en été par des températures plus basses quela normale à l’Ouest de cet océan, et plus élevées à l’Est. TakeshiIzumo, Jérôme Vialard et leurs collègues ont montré qu’un dipôle,en octobre, précède de 14 mois le pic d’El Niño. La phase positivedu dipôle – anomalie chaude à l’Ouest, froide à l’Est – précède LaNiña d’un intervalle de temps similaire.

Les chercheurs ont établi un modèle statistique combinant unparamètre classiquement utilisé pour les prévisions d’El Niño, levolume d’eau de température supérieure à 20 °C dans le Pacifiqueéquatorial, à un indicateur du dipôle reposant sur les anomalies detempérature de surface. Ce modèle prévoit plus tôt et plus sûre-ment El Niño. Le mécanisme serait le suivant : la fin de la phase néga-tive du dipôle indien, durant l’hiver boréal, entraînerait une brusquediminution des alizés dans le Pacifique central ; les eaux chaudesde surface accumulées à l’Ouest ne seraient plus retenues et s’écou-leraient vers l’Est, prélude à El Niño.

.➜ J.-J. P..T. Izumo et al., Nature Geoscience, sous presse, 2010

El Niño se caractérise par l’arrivée au large de l’Amérique du Sudd’eaux chaudes (en rouge) provenant de l’Ouest de l’océan

Pacifique équatorial. On pourra peut-être prévoir son apparition14 mois à l’avance, au lieu de 8 à 10 mois, en prenant en compte les modifications des températures de surface de l’océan Indien.

NASA

/God

dard

Spa

ce F

light

Cen

ter S

cien

tific

Vis

ualiz

atio

n St

udio

pls_390_p000_000_actus.xp_mm_09_03 9/03/10 16:54 Page 11

Page 14: Pour La Science 390

A c t u a l i t é s

12] Actualités © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

PUCES RFID EN PLASTIQUE

Les puces d’identification radio-fréquence (RFID), ou radio-éti-quettes, sont d’un usage de plusen plus répandu. Elles pourraientl’être davantage encore avec leprocédé d’impression sur filmplastique souple qu’ont inventédes chercheurs de l’Universitéde Sunchon, en Corée du Sud.Une technique qui permettraitd’abaisser le coût de l’unité RFIDà environ 2,5 centimes d’euro.

LES MOLÉCULES D’ORION

Eau, monoxyde de carbone, for-maldéhyde, méthanol, diméthyleéther, cyanure d’hydrogène,oxyde de soufre, dioxyde desoufre... Telles sont quelques-unes des molécules identifiéesen quelques heures dans lanébuleuse d’Orion par le spec-trographe à haute résolution eninfrarouge lointain HIFI. Cet ins-trument de Herschel, l’observa-toire spatial de l’ESA lancé enmai 2009, a été remis en routesix mois après un incident tech-nique. Les astronomes sont sou-lagés par ces résultats, trèsprometteurs pour la compré-hension des processus chi-miques qui se déroulent dans lecosmos, en particulier dans lesrégions où des étoiles se forment.

En bref

Fabriquera-t-on un jour àvolonté des protéinesn’existant pas dans la

nature? L’équipe de Jason Chin,du Medical Research Council, àCambridge, au Royaume-Uni,ouvre des perspectives insoup-çonnées. Elle a mis au point unsystème capable de produire desprotéines comprenant des acidesaminés non naturels.

Dans les cellules, les protéinesnécessaires au fonctionnement del’organisme sont assemblées parles ribosomes, constitués d’ARN etde dizaines de protéines. J. Chinet ses collègues ont produit parmutagenèse des ribosomes ditsorthogonaux, capables d’incor-

porer efficacement un acide aminénon naturel dans une protéine enformation. En produisant de nou-veaux mutants de ces ribosomes,ils en ont découvert certains, lesribo-Q, capables en outre de déco-der des codons de quatre nucléo-tides, ou quadruplets (au lieu detrois). Dans le code à quadruplets,le nombre de codons possiblesest 44, soit 256, ce qui élargit lespossibilités de combinaisons entreacides aminés.

Les chercheurs ont montréque l’un de ces ribosomes, mis enplace dans le colibacille, peutfabriquer une protéine incorpo-rant deux dérivés d’acides ami-nés naturels, la phénylalanine

et la lysine. Dans cette protéine,les deux acides aminés non natu-rels étaient placés en des endroitsdéterminés. Pour montrer qu’unetelle protéine peut avoir des pro-priétés particulières, les cher-cheurs ont fait en sorte que lesdeux acides aminés contiennentdes groupes chimiques réactifset que leurs positions dans lachaîne protéique tridimension-nelle les conduisent à former uneliaison chimique stable. Cette pro-cédure pourrait ainsi aboutir àdes protéines dotées de proprié-tés inédites.

.➜ J.-J. P..

H. Neumann et al., Nature, prépublication en ligne, 14 février 2010

Structure moléculaire d’un ribosome, constitué

de protéines et d’ARN. Une équipe britannique a obtenu

des ribosomes qui décodent des quadruplets de nucléotides.

T. M

artin

Sch

mei

ng &

V. R

amak

rishn

an, N

atur

e, 2

009

Génétique moléculaire

Le code génétique s’agrandit

Géophysique

La serpentine, indicateur sismiqueCette roche peu visqueuse qui se forme dans le manteau terrestreatténue les risques de séisme. On sait désormais la repérer.

Le séisme d’Haïti l’a dramatiquement rappeléen janvier, le risque sismique est difficile àprévoir. Lucile Bezacier et Bruno Reynard,

de l’École normale supérieure de Lyon, ont mis enévidence une nouvelle méthode d’évaluation de cerisque fondée sur une roche, la serpentine : là oùelle est présente, dans les zones sensibles, la pro-babilité de tremblements de terre est moindrequ’ailleurs.

La serpentine se forme dans les zones de sub-duction, entre 20 et 150 kilomètres de profondeur,par réaction entre les péridotites du manteau et l’eaulibérée par les roches de la croûte océanique. Les mou-vements des plaques font ensuite remonter la ser-pentine vers la surface. Entre deux plaques enmouvement, cette roche se déforme facilement et atté-nue les contraintes, diminuant le risque de séismeset, quand ils se produisent, leur magnitude. En consé-quence, une carte des zones riches ou pauvres enserpentine révélerait celles qui sont dangereuses.

Mais comment détecter la serpentine ? Par sespropriétés sismiques. En effet, cette roche est unesorte d’argile constituée de feuillets. L. Bezacier amontré que les ondes sismiques se propagent dif-féremment selon qu’elles traversent la serpentinedans le sens des feuillets ou dans le sens perpendi-

culaire. Ensuite, à l’aide de modèles, les géophysi-ciens ont mis en évidence les propriétés sismiquesdes zones contenant, ou non, de la serpentine.

Les réseaux de sismographes ont confirmé quela sismicité est plus faible dans les zones où la ser-pentine est détectée. À l’inverse, le violent tremble-ment de terre d’Aceh, à Sumatra, le 26 décembre 2004,a eu lieu dans une région pauvre en serpentine.

.➜ L. M..Earth and Planetary Science Letters, vol. 289, pp. 198-208, 2010

Dans une zone de subduction, la serpentine (en vert foncé) se forme par l'interaction de l'eaulibérée (flèches bleues) par la plaque en subduction avec des roches avoisinantes.

Labo

rato

ire d

e Sc

ienc

es d

e la

Ter

re (I

NSU-

CNRS

/ENS

)

Arc volcanique Prisme d’accrétion0 km

50

100

150

pls_390_p000_000_actus.xp_mm_09_03 9/03/10 16:54 Page 12

Page 15: Pour La Science 390

A c t u a l i t é s

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Actualités [13

TITAN SANS CŒURUn océan se cache-t-il sous la surface de Titan?Des astronomes précisent aujourd’hui la struc-ture interne de cette lune de Saturne. Ils ontdéduit de son champ gravitationnel, carto-graphié par la sonde Cassini, la répartition demasse interne. Résultat : Titan est formée d’unmélange de roches et de glace plutôt qued’un noyau rocheux entouré d’un manteau de

glace. Un manque de chaleur interne expli-querait cette structure peu différenciée.

IMITER LA COQUILLELa coquille d’escargot est formée d’un assem-blage d’une partie minérale en carbonate decalcium (CaCO3) et d’une phase organique.Fiona Meldrum et ses collègues de l’Univer-sité de Leeds s’en sont inspirés pour créer un

matériau composite combinant de la calcite– une forme cristalline du CaCO3 – et des par-ticules de polystyrène, le polymère des gobe-lets en plastique. Le composite obtenu se révèledur, résistant aux chocs et peu cassant.

DERNIÈRE minute ...

Le bonobo et le chimpanzésont deux espèces trèsproches, qui ont divergé il y

a seulement un ou deux millionsd’années. Ils diffèrent pourtant parleur morphologie et leur compor-tement. Par exemple, les bonobosrestent très joueurs et pacifiques engrandissant, alors que les chim-panzés se montrent plus intéres-sés par la compétition et le statuthiérarchique. Ces divergences sont-elles liées à un développement céré-bral différent? Il semble que oui,selon Victoria Wobber de l’Uni-versité Harvard à Cambridge, auxÉtats-Unis, et ses collègues.

Ces chercheurs ont soumisplusieurs bonobos et chimpan-zés à diverses expériences. Ilsont constaté que les chimpanzéssont d’autant moins partageursqu’ils sont âgés, alors que les bono-bos partagent de la nourriture quelque soit leur âge. V. Wobber etses collègues ont ensuite montréque les jeunes bonobos sont inca-pables de s’empêcher d’interagiravec un expérimentateur, alorsqu’ils y arrivent mieux en vieillis-sant ; les chimpanzés peuvent lefaire dès le plus jeune âge. Cetteinhibition d’un comportementsocial dépend du développementcérébral, chez les grands singescomme chez l’homme: dans l’en-fance, on n’y parvient pas, car lesstructures cérébrales inhibitrices

ne sont pas en place, puis on saitle faire après l’adolescence.

Les bonobos restent donc par-tageurs en grandissant, ce qui tien-drait à un développement plus lentde leur cerveau… à l’instar de celuide l’homme. Ce qui ne veut pas direque le bonobo reste un enfant! Enrevanche, une maturation cérébraleplus lente – pendant l’enfance etl’adolescence – favoriserait les rela-tions sociales, du bonobo ou del’homme, mais les preuves d’unetelle causalité n’existent pas encore.

.➜ B. S.-L..Current Biology, vol. 20, pp. 1-5, 2010

Éthologie

Le bonobo,un éternel enfant ?

Physique

Horloge atomique en alu

L’horloge atomique à césium matérialise la seconde et sert deréférence mondiale. Des chercheurs de l’Institut américain desétalons (NIST) ont construit une horloge 100 fois plus précise,

qui ne devrait pas varier de plus d’une seconde sur... 3,7 milliards d’an-nées! Comme l’horloge à césium, elle est fondée sur la fréquence dela lumière absorbée dans une transition entre deux états d’un élé-ment chimique, ici un ion d’aluminium. L’amélioration vient du faitque la fréquence est 106 fois supérieure à celle de l’horloge à césiumet que la transition choisie est très peu sensible aux perturbationsélectromagnétiques extérieures. Outre ses applications métrologiques,cette horloge aidera à déterminer si les constantes de la nature, notam-ment la constante de structure fine, qui représente l’intensité de l’in-teraction des électrons et des photons, dérivent avec le temps.

.➜ Marie-Neige Cordonnier.C. W. Chou et al., Physical Review Letters, vol. 104, 070802, 2010

Chimie

Sonder la liaison hydrogène

Quand on jette du sel dans de l’eau, les cristaux de chlorurede sodium se dissolvent, les ions sodium (Na+) et chlorure(Cl–) interagissant avec les molécules d’eau (H2O) non dis-

sociées. Il était difficile jusqu’ici d’étudier les modes de vibrationcorrespondant à la liaison hydrogène faible qui se forme entre unatome d’hydrogène de l’eau et un ion chlorure, car ses fréquencesde vibration sont faibles et masquées par le bruit de fond, dû notam-ment à l’agitation thermique.

Ismael Heisler et Stephen Meech, de l’École de chimie en Norvège,y sont parvenus en améliorant, à l’aide d’un réseau de diffractionoptique, une technique de spectroscopie utilisant des impulsions élec-tromagnétiques ultrabrèves qui font vibrer les liaisons et les sondent.

Les résultats de leurs mesures sont en accord avec de récentessimulations: la fréquence de vibration de la liaison hydrogène dépendnon seulement du numéro atomique de l’anion en solution, maisaussi de sa concentration. En outre, le nombre de molécules d’eauformant des liaisons hydrogène avec un seul ion est variable ; auxplus fortes concentrations ioniques, il n’y aurait que huit moléculesd’eau impliquées dans des liaisons faibles avec un anion chlorure.

.➜ Bénédicte Salthun-Lassalle.I. A. Heisler et S. R. Meech, Science, vol. 327, pp. 857-860, 2010

fr Retrouvez plus d’actualitéset toutes les références surwww.pourlascience.fr

© S

hutte

rsto

ck/E

ric Is

selé

e

pls_390_p000_000_actus.xp_mm_09_03 9/03/10 16:54 Page 13

Page 16: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 201014] On en reparle

ON EN REPARLE

� PARKINSON : UN PROBLÈME

DE COMMUNICATION ?

D ans la maladie de Parkinson, lesneurones dits dopaminergiquesd’une région centrale du cerveau

meurent progressivement. Les patientsatteints souffrent de symptômes moteurstrès invalidants, tels les tremblements, etil n’existe aucun traitement curatif. Enoutre, on ignore pourquoi les neuronesmeurent (voir La maladie de Parkinson, Pourla Science, mars 1997). Quelques cas de lamaladie sont génétiques et certains sontdus à la mutation d’un gène, nommé par-kin. Ce dernier code la protéine parkin,dont la fonction n’est pas connue.

Edward Fon, de l’Université McGillà Montréal, et ses collègues ont étudiéles interactions de la parkin mutée avecles protéines de la cellule pour tenter decomprendre comment les neurones dopa-minergiques meurent (Molecular Cell,février 2010). Ils ont montré que cette pro-téine se lie à la protéine endophiline-A, quijoue un rôle important pour la commu-nication entre neurones et pour le recy-clage des vésicules de neurotransmetteurslibérés dans la synapse (la jonction com-municante entre neurones). En se fixantà la parkin mutée, cette protéine perdrait

son rôle dans la communication entre neu-rones ou ne permettrait plus le recyclagedes vésicules de dopamine, essentiel à lasurvie des neurones dopaminergiques.

� DES BOUSSOLES

POUR LES PAPILLONS

O n sait que de nombreux animaux – lestortues marines, l’abeille, les fourmis,le pigeon, etc. – perçoivent le champ

magnétique de la Terre et s’en serventpour s’orienter. Mais on ignore souventles mécanismes mis en œuvre (voir Des bous-soles chez les animaux, Pour la Science,octobre 2006). Les papillons migrateurs nefont pas exception. Ceux qui migrent duNord de l’Europe vers le bassin méditer-ranéen à l’automne – et l’inverse au prin-temps – ne se laissent pas seulement porterpar les vents, suggère l’équipe de JasonChapman en Grande-Bretagne. Cette der-nière a utilisé des radars pour détecter lepassage des papillons migrateurs à plusde 400mètres d’altitude. Les papillons voya-gent plus vite que ne leur permet leur consti-tution, car ils utilisent les vents d’altitudepour atteindre leur destination. Mais la routedes papillons n’est pas la simple direction

des vents : les insectes corrigent leur tra-jectoire si besoin, notamment à l’automne,où les vents sont orientés à l’Est et non auSud (Science, février 2010). Ils savent où ilsvont et ont les moyens de s’orienter, pro-bablement grâce au champ magnétiquede la Terre. Reste à trouver leur boussole...

� PLUTON : ENCORE DU MYSTÈRE

P luton n’est plus une planète et, petiteet lointaine, elle est difficile à obser-ver. En 2009, Emmanuel Lellouch,

de l’Observatoire de Paris, et ses collèguesrévélaient les caractéristiques de la basseatmosphère de Pluton grâce aux obser-vations du télescope européen VLT au Chili.La température de la basse atmosphère estplus chaude que la surface et le méthaneest plus concentré dans la basse atmo-sphère qu’on ne le pensait (voir La basseatmosphère de Pluton révélée, Pour la Science,p. 8, avril 2009). Aujourd’hui, des cher-cheurs de la NASA montrent de nouvellesphotos de Pluton après quatre annéesd’analyse des images du télescope Hubble :l’astre est tacheté et de plus en plus« rouge », l’hémisphère Nord étant pluslumineux que le Sud (la couleur est due àla dégradation du méthane par les ultra-violets du Soleil). Ce changement de cou-leur entre 1994 et 2003 suggère unchangement de saison sur la planète, quifait le tour du Soleil en 248 années (Astro-nomical Journal, mars 2010). Attendonsdésormais les images de la sonde New Hori-zons qui survolera Pluton en 2015.

.� Bénédicte Salthun-Lassalle.

� FAUT-IL INTERDIRE LE COMMERCE DE THON ROUGE ?Le thon rouge est l’une des espèces de poissons les plus menacées au monde,notamment parce qu’il est consommé en abondance par les Japonais. Il est surtoutpêché en Méditerranée au moment où il se reproduit : le nombre de reproducteurschute et le stock est menacé. Peut-on sauver le thon rouge de l’Atlantique? Les solu-tions seraient de diminuer la capacité de pêche et de contrôler le marché japonais dusushi (et la pêche illégale) (voir Menaces sur le thon rouge, Pour la Science, juillet 2009).La Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique, laCICTA, a pris conscience du problème depuis plusieurs années, le quota de pêche étantpassé de 30000 tonnes en 2007 à 13500 pour 2010. Les scientifiques pensent que cen’est pas suffisant. Le 3 février dernier, la France a annoncé qu’elle soutenait la pro-position de Monaco, qui souhaite interdire le commerce du thon rouge. L’avis de laFrance est important dans les négociations internationales, car elle est l’un des prin-cipaux pêcheurs de thon rouge. Toutefois, cette interdiction ne prendrait effet qu’enjuillet 2011. Les organisations non gouvernementales ne sont pas satisfaites: elles pen-sent que la pêche illégale sera plus intense durant les saisons 2010 et 2011, ce qui pré-cipiterait l’effondrement du stock. Les pêcheurs français sont en colère: c’est encoreréduire leurs revenus déjà en diminution. On attend les rapports scientifiques quijugeront de l’état du stock... et mettront peut-être fin aux délicieux sushis!

Ce papillon migrateur prêt à partir pour l’Afriquedu Nord s’aidera des vents pour voyager plusvite, mais il rectifiera sa trajectoire pour atteindreson but si les vents le dévient de sa route.

Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

© J

ane

Hill

pls_390_p000000_update.xp_bsl0803 9/03/10 15:38 Page 14

Page 17: Pour La Science 390

telligo.xp 5/03/10 17:42 Page 1

Page 18: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 201016] Point de vue

POINT DE VUE

La réflexion éthique devrait se nourrirdavantage de la science-fiction Les essais de science-fiction stimulent les expériences de pensée sur des mondesoù se posent de façon exagérée des problèmes auxquels nous serons peut-être confrontés demain. Jean-Michel Besnier

A près le clonage humain, lafin de vie, la manipulation ducerveau ou la responsabilitéde l’homme d’aujourd’hui face

à la nature et aux générations futures,l’actuelle révision des lois de bioéthique etle récent débat national sur les biotechno-logies ont fait surgir un objet nouveau. Ainsi,« l’homme augmenté », naguère réservéau monde des visionnaires, vient d’entrerdans celui, bien réel, où l’on s’interroge surl’impact des progrès scientifiques et tech-niques. Signe des temps, la réflexion éthiquen’hésite plus à fréquenter la science-fiction.Comme les utopies, elle délivre un messageconcernant le présent, à partir de l’évoca-tion d’un ailleurs ou d’un lointain. Qu’elle ledésire ou non, elle s’expose ainsi à dicterune leçon morale : en ouvrant une fenêtresur un monde possible, elle oppose à la réa-lité une autre dimension, susceptible denourrir la réflexion critique.

Il y a quelque 500 ans, le philosophe Tho-mas More décrivait avec Utopia un fonc-tionnement social où l’on expérimenterait lanégation du système politique et écono-mique de l’Angleterre de son temps. Quelque100 ans plus tard, Francis Bacon situait dansl’île imaginaire de Bensalem l’idéal d’unesociété qui aurait réalisé le programme d’unesociété fondée sur le savoir scientifique. Lesutopies négatives elles-mêmes extrapolentà partir du monde réel qu’elles voudraientsinon réformer du moins dénoncer, commele prouve Le Meilleur des Mondes d’AldousHuxley. De leur côté, les « expériences de

pensée » qu’entreprennent les récits descience-fiction dessinent la plupart du tempsun futur propice à nous faire regretter, criti-quer ou désirer la réalité telle que nous laconnaissons. La projection dans l’avenir queces récits proposent, issue des hypothèsesqu’induisent les sciences et les techniques,est rarement idyllique, mais toujours desti-née à rétroagir sur la représentation quenous nous faisons de nous-mêmes, ici etmaintenant. En ce sens, la science-fictionjoue du contraste entre la situation présenteet le devoir être qu’annoncent ses antici-pations, comme d’un levier pour une prisede conscience morale.

Il y a certes une science-fiction naïve,accentuée par le cinéma et qui sollicite lesbeaux sentiments, en réactivant au besoinles contes et légendes de toujours. Maisd’autres récits sont moins moralisateursque soucieux d’interroger notre aptitude àaffronter la perte des repères éthiques dontnous serions menacés. Ils décrivent unmonde déstabilisé et devenu étranger auxsentiments d’empathie qui fondent les lienssociaux – un monde que seul Machiavel per-mettrait d’affronter : comment instaurer leretour à l’équilibre d’un environnement socialen déroute et donner aux hommes, ce fai-sant, la possibilité de retrouver des rela-

tions morales ? L’éthique désigne ici lesmoyens utilisés pour ce retour à l’équilibre,préliminaire à celui de la morale. Elle répondà une immémoriale question : comment bienvivre dans un monde contingent, sans jus-tification transcendante, pur produit de ladémesure et de la folie des hommes ?

La science-fiction dressera donc le décoret mettra au défi les valeurs qui nous habi-tent encore de survivre à l’épreuve de sesanticipations : comment nous retrouverions-nous dans un univers où la solitude deshommes aurait pu devenir fatale, où chacunserait réduit à l’état de simple neuroned’un cerveau planétaire et ne pourrait plusprétendre être irremplaçable, où la coexis-tence avec des non-humains s’imposerait,où il serait devenu aisé de s’incarner dansquelques avatars et de s’immerger dansun environnement virtuel ?

Aujourd’hui, les utopies posthumainessont le meilleur test pour élaborer le scé-nario d’un monde déconcerté et qui nousobligerait à revoir le système de valeursauquel nous sommes attachés. Elles racon-tent l’avènement d’une ère nouvelle qui nousaurait conduits à choisir de fabriquer lesenfants par clonage, dans des utérus arti-ficiels ou grâce à quelque autre procédécapable de supprimer le hasard qui affecteencore la naissance. Les neurosciencesnous auraient donné la faculté d’éliminerles sources de souffrance et de modifier àvolonté nos humeurs, y compris celles quinous portent à l’amour ou à la haine. Lescauses du vieillissement auraient été éra-

OPINIONS

ANTICIPER LE PIREet le meilleur des évolutions

technoscientifiques.

pls_390_p000000_opinions.xp 9/03/10 16:04 Page 16

Page 19: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Économie [17

O p i n i o n s

ÉCONOMIE

Comment rationner les émissions de carbone ?Il est anormal d’exempter les industriels de la taxe carbone tant qu’ils ne payeront pas les quotas d’émissions qui leur sont attribués.Ivar EKELAND

diquées, au même titre que celles qui pro-voquent la dégénérescence. Enfin, la mortelle-même aurait cessé d’être nécessaire,grâce à des techniques de téléchargementde la conscience sur des supports inalté-rables et implémentables. Ce scénariodevenu courant parmi les transhumanistesa au moins l’avantage de révéler la ques-tion de l’éthique dans toute sa radicalité :pouvons-nous vouloir que les sciences etles techniques nous débarrassent ainside notre humanité ? Ou serions-nous dis-posés à préférer la vulnérabilité de la condi-tion humaine au scénario posthumain ?

La science-fiction ne nourrit pas seule-ment l’imagination scientifique. Elle permetaussi d’éprouver la consistance de nospenchants éthiques, la détermination de nosvaleurs collectives. Dans le contexte plau-sible d’un monde surpeuplé, les sentiments

de sympathie joueront-ils encore un rôle ?Et s’ils migraient chez d’autres êtres quenous – animaux, robots ou cyborgs ? Dansun univers qui se sera abandonné à l’ivressede son génie technoscientifique, l’idée denature exercera-t-elle encore quelque partune fonction modératrice et offrira-t-elle pourcertains un modèle de sagesse ?

Il est déjà loin le temps où trois lois for-mulées par le maître de la science-fictionIsaac Asimov pour déterminer ce que pour-ront ou ne pourront pas faire nos robots,servaient de frontière morale pour unespace où les hommes auraient conservéla place centrale. Désormais, c’est le degréd’autonomie et la réactivité des robots auxconditions d’un environnement de plusen plus incertain qui font l’objet de l’inter-rogation. Ceux-ci pourraient être sourds àla morale que leurs concepteurs voulaient

leur imposer. Resterait à prévenir les effetsde leur relative imprévisibilité et à les enga-ger à autoréguler leurs comportements,afin d’établir un équilibre mobile avecl’environnement humain.

La science-fiction a décidément changéde statut : elle ne procède plus de la fan-taisie littéraire, mais assume désormaisla mission d’anticiper le pire et le meilleurdes évolutions technoscientifiques. À cetitre, elle mérite d’être prise à témoin dansles débats éthiques qu’appellent de plus enplus les citoyens. �

Jean-Michel BESNIER, professeur de philosophieà l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), estchercheur au CREA (CNRS / École polytechnique).

J ’aime bien le Conseil constitutionnel.Il distille un ennui de bon aloi, on nes’imagine pas ses membres enmaillot de bain, et comme ils ne cher-

chent pas à être réélus, il leur arrive d’avoirle temps de faire leur travail. Ainsi, ils ontcensuré la taxe carbone proposée par le gou-vernement dans la loi de finances 2010 etleur analyse mérite que l’on s’y arrête.

Selon eux, les « exonérations, réduc-tions, remboursements partiels et taux spé-cifiques » prévus par la loi de financesauraient conduit à ce qu’un peu moins de lamoitié des émissions de gaz à effet de serresoient exonérées de la contribution (taxe)carbone ! Ce sont justement les activitésles plus polluantes qui auraient été exemp-tées, les centrales thermiques, les raffine-

ries, cimenteries, cokeries et verreries, lesusines chimiques, le transport aérien, j’enpasse et des meilleures.

Les sages en concluent que « lesrégimes d’exemption institués par la loidéférée étaient contraires à l’objectif de luttecontre le réchauffement climatique et

créaient une rupture caractérisée de l’éga-lité devant les charges publiques ».

Or il se trouve que toutes ces activitésindustrielles sont déjà soumises à un ration-nement du carbone, sous la forme de quo-tas d’émission (chacune d’elles est autoriséeà émettre une certaine quantité de carbone,en s’acquittant d’une somme forfaitaireet, si elle veut aller au-delà, elle doit ache-ter des droits supplémentaires à ceux quin’utilisent pas les leurs). Ce que proposaitla loi, c’était donc d’atteindre l’objectif glo-bal de réduction des émissions en combi-nant deux instruments, des quotas payants,d’une part, une taxe carbone, de l’autre,chaque émetteur relevant de l’un ou del’autre, mais pas des deux. Si on laisse decôté les secteurs où le clientélisme se donne

J.-M

. Thi

riet

frRéagissez en direct à cet article surwww.pourlascience.fr

pls_390_p000000_opinions.xp 9/03/10 16:04 Page 17

Page 20: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

O p i n i o n s

18] Développement durable

traditionnellement libre cours, les activitésagricoles ou de pêche, ou les transportsmaritimes et routiers, c’est bien l’ensembledes émissions qui se trouvait ainsi enca-dré. Le Conseil aurait-il fait fausse route ?

Du point de vue économique, il est stric-tement équivalent d’imposer un quota payantou une taxe. Si la tonne de carbone est taxéeà 17euros, l’industriel limitera son activité auniveau où produire davantage cesserait d’êtrerentable, le profit que rapporteraient la pro-duction et la vente d’une unité supplémen-taire serait consacré au paiement de la noteadditionnelle de carbone. Notons Q la quan-tité totale de carbone émis pour atteindre ceniveau. Il est bien clair que, pour l’industriel,être taxé à 17 euros la tonne sur Q tonnes,ou payer 17 Q un quota d’émissions deQ tonnes revient exactement au même. Onpeut ainsi taxer les uns et vendre des quo-tas aux autres, comme le proposait la loi.

Du point de vue du gouvernement, déter-miner des quotas par entreprise ou fixer untaux d’imposition revient à peu près au même.

S’il opte pour l’imposition, il lui faut savoir àquel niveau chaque entreprise limitera sonactivité, et donc ses émissions, en réponseau taux proposé, puis régler ce dernier pouratteindre l’objectif global. S’il a assez d’in-formation pour faire ce travail, il pourrait aussibien calculer directement le niveau d’émis-sions résultant pour chaque entreprise, etl’annoncer sous forme de quota.

Cela dit, la difficulté d’un tel calcul neréside guère dans les mathématiques, maisdans la mauvaise volonté des entreprises : ilva être très difficile de tirer d’elles des ren-seignements fiables sur les coûts et les pro-fits. Une manière élégante de contourner leproblème est de faire faire ce calcul, non paspar un ordinateur, mais par un marché. D’oùl’intérêt de créer un marché du carbone, oùles quotas peuvent s’échanger moyennantfinances, et où les prix sont déterminés parl’offre et la demande: si une entreprise achètedes quotas sur ce marché, on peut être cer-tain qu’elle en a besoin, et qu’au prix où elleles paye, elle continue à faire des profits.

Le dispositif européen de quotas négo-ciables est donc une réponse économiquecohérente au problème, et l’introductiond’une taxe carbone pour les émetteurs quin’ont pas acheté de quotas ne fait que le com-pléter, à condition bien sûr que le prix du car-bone soit le même pour tous. Et c’est là quele bât blesse : comme le Conseil le fait remar-quer fort justement, à l’heure actuelle, et jus-qu’en 2013, les quotas d’émissions ne sontpas payants : ils sont attribués gratuitementaux entreprises sur la base de leurs émis-sions des années antérieures. Dans cesconditions, bien entendu, la coexistenceentre ceux qui peuvent émettre gratuite-ment et ceux qui doivent payer la taxe créeune distorsion insupportable, et c’est celaqu’a relevé le Conseil. Pour que le dispositifretrouve sa cohérence, il faudrait que lesindustriels payent leur quota à 17 euros latonne, ou que les autres émetteurs bénéfi-cient eux aussi de quotas gratuits. �

Ivar EKELAND est professeur d’économie.

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Le bois peut répondre aux défis énergétiquesPour relever les défis énergétiques, le bois apporte une aide d’autant plus précieuse qu’elle s’appuie sur une gestion avisée des ressources. Jean-Luc PEYRON et Guy LANDMANN

L e bois est une excellente sourced’énergie renouvelable. Outre sesutilisations comme matériau, ila été employé pour la protection

et le chauffage, ainsi que pour la cuisson desaliments depuis la Préhistoire. Des engage-ments français et européens prévoient d’aug-menter notablement d’ici 2020 la proportiondes énergies renouvelables. Un recours accruau bois permettrait de réduire d’autant laconsommation des énergies fossiles, pétrole,gaz et charbon. Comment atteindre concrè-

tement cet objectif ? Examinons tout d’abordles ressources de bois disponibles.

La forêt a parfois été surexploitée, de l’An-tiquité et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle quandl’avènement du charbon, puis du pétrole, apermis de relâcher la pression qu’elle subis-sait. Plus récemment, la productivité des forêtss’est accrue en raison de conditions envi-ronnementales favorables. C’est ainsi que levolume de bois n’a cessé d’augmenter enFrance au cours des 200 dernières annéestandis que la superficie des forêts doublait

presque pour atteindre aujourd’hui environ30 pour cent du territoire. C’est ainsi que, pourune centaine de millions de mètres cubespoussant chaque année, 60 à 65 sont récol-tés pour les besoins industriels ou domes-tiques, et 35 à 40 s’accumulent en forêt.Tout ce bois délaissé n’est sans doute pasrécupérable, mais on estime à 20 millionsde mètres cubes de bois la récolte supplé-mentaire qui pourrait être réalisée chaqueannée dans les forêts françaises. Plus de lamoitié irait à la production d’énergie. L’aug-

pls_390_p000000_opinions.xp 9/03/10 16:04 Page 18

Page 21: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

O p i n i o n s

Développement durable [19

mentation attendue du prix de l’énergie, l’éven-tualité de taxes additionnelles, les aidespubliques actuelles à la production de cha-leur et d’électricité à partir de biomassedevraient renforcer la demande de bois et per-mettre à une partie au moins de ces 20 mil-lions de mètres cubes de sortir des forêts.

D’autres ressources existent en dehorsdes forêts elles-mêmes. En effet, le bois des-tiné initialement au bâtiment, à l’ameuble-ment, à l’emballage, etc., voire à la papeterieet à la fabrication de panneaux, peut jouer

un rôle important pour satisfaire la demanded’énergie. Sa transformation engendre toutd’abord des déchets dont une partie est sus-ceptible d’alimenter des chaufferies. Il enva de même de tout morceau de bois, à unquelconque stade de son cycle de vie, notam-ment lorsqu’il n’est plus utilisable en tant quematériau. Notons que des économies d’éner-gie sont réalisées chaque fois que le bois estutilisé en structure, isolation ou décorationà la place de matériaux concurrents dont laproduction et la transformation consommentplus de ressources fossiles.

Enfin, une production de bois spéciale-ment dédiée à l’énergie peut directement êtremise en place. Il s’agit alors de créer de toutespièces, en général sur des terrains aban-donnés par l’agriculture, des taillis capablesde produire des quantités significatives depetits bois en quelques années seulement.

Quelle place donner à ces différentessolutions ? Toutes ont vraisemblablementleur rôle à jouer de manière complémentaireet selon les circonstances. Cependant, cer-taines remarques de bon sens peuvent orien-ter les décisions. Du point de vue du carboneet de l’effet de serre, brûler du bois est consi-déré comme neutre dans la mesure où lesémissions de gaz carbonique sont compen-sées par les absorptions réalisées par la crois-sance des arbres. Les solutions évoquéesprécédemment présentent toutes cette pro-priété. Cependant, celles qui combinent lesavantages du bois matériau et du bois éner-

gie sont évidemment préférables chaque foisqu’elles peuvent être mises en œuvre.

Au plan économique, pour les proprié-taires et gestionnaires de forêts, les annéespassées ont consacré la production debois matériau. Le renchérissement de l’éner-gie peut modifier la donne. L’expériencedes chocs pétroliers passés a prouvé qu’unetelle augmentation du prix de l’énergie peutbénéficier à tous les débouchés du bois.

La biodiversité et les paysages gagnentgénéralement au maintien de formationscomposées d’arbres de futaie plutôt que detaillis. En outre, la fertilité de nombreux solsest susceptible d’être altérée par des récoltesimportantes et répétées, telles celles pra-tiquées dans les taillis. L’apport d’élémentsminéraux est un remède à cet inconvénient,mais présente des risques vis-à-vis de laqualité des eaux.

Ainsi, le développement de la productionde bois-énergie constitue indéniablementpour la filière forêts-bois une chance à sai-sir. Dès que ce sera possible, on privilé-giera les utilisations du bois en « cascade » :séquestration prolongée de carbone en forêtdans un premier temps, puis récolte et pro-duction de bois d’œuvre à longue duréede vie (stockage de carbone) et à faiblesbesoins énergétiques, utilisation des sous-produits de l’exploitation et issus de la trans-formation et, enfin, recyclage du matériaubois en fin de vie pour produire de l’énergie.

Les systèmes exclusivement dédiés àl’énergie peuvent venir compléter ce dis-positif ; mais ils devront éviter l’appauvris-sement des sols et seront mieux implantésdans des zones à boiser que dans les forêtsexistantes, si la concurrence avec les pro-ductions agricoles ne vient pas freiner cedéveloppement. L’ensemble de la chaîned’exploitation et de transformation du boissera ainsi valorisé et offrira des débouchésvariés – dont l’énergie – dans un marchédu bois dynamisé. �

Jean-Luc PEYRON et Guy LANDMANN, directeur et directeur-adjoint d’Ecofor, Groupement d’intérêt public sur les écosystèmes forestiers.

Le Flamboyant, Forêt, énergie climat, LiaisonÉnergie-Francophonie, n° 84, septembre 2009.

ON PRIVILÉGIERAles utilisations du boisen « cascade ».

pls_390_p000000_opinions.xp 9/03/10 16:04 Page 19

Page 22: Pour La Science 390

20] Opinions © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

O p i n i o n s

VRAI OU FAUX

L ’appendice qui nous intéresse iciest l’appendice iléo-cæcal. Si onle connaît, c’est avant tout pourl’inflammation aiguë à laquelle

il est associé: l’appendicite. Selon une récenteétude, 360 000 personnes subissent uneappendicectomie chaque année en France.

L’appendice est un petit tube cylindriquede 5 à 12 centimètres de long, présentantune cavité centrale de trois à sept milli-mètres de diamètre, liée au cæcum, le débutdu gros intestin, près de l’entrée de l’in-testin grêle. Ses parois sont tapissées decellules lymphoïdes du système de défensecontre les infections, de même que des gan-glions lymphatiques sont dispersés danstout l’organisme.

Ce petit organe est proche des germesbactériens peuplant le gros intestin, notam-ment des bactéries non pathogènes utilesà la digestion. L’appendice peut s’infecterquand des germes pathogènes apparais-sent. Si l’appendicite n’est pas rapidementprise en charge, les risques sont multiples :abcès, péritonite, voire décès.

Après des siècles d’impuissance face àce fléau, on a trouvé le remède pour soula-ger les malades. Les chirurgiens pratiquentl’appendicectomie, un acte chirurgical de rou-tine qui consiste à retirer l’appendice obstrué.

Quand une appendicite est diagnosti-quée, le rapport du bénéfice retiré sur lesrisques encourus lors d’une appendicecto-mie est si élevé, que certains chirurgienssont enclins à proposer des appendicecto-mies dites préventives sur appendice saindans quelques rares situations. C’est le caspour des individus devant vivre pendant long-temps dans un grand isolement, loin de

tout recours chirurgical urgent, à l’occasionde longues croisières hauturières, d’expé-ditions polaires, de vols spatiaux, etc.

Cet acte chirurgical se rapproche del’appendicectomie dite blanche, que l’onpratique sur un appendice sain lors d’uneintervention chirurgicale abdominale quin’a rien à voir avec l’appendicite. Le chi-rurgien en profite pour effectuer l’ablationde l’appendice sain.

Mais les ablations préventives d’ap-pendices sains sont-elles toujours justifiées?

Cette question soulève parfois de grandesdiscussions au sein de la communauté médi-cale où sont débattus les avantages et lesrisques de telles interventions.

Selon les partisans des appendicecto-mies préventives, il est souhaitable d’êtredébarrassé d’un organe susceptible de cau-ser de graves ennuis de santé. En outre, beau-coup d’entre eux considèrent que l’appendicen’est qu’un vestige évolutif qui a dû jouer unrôle chez nos lointains ancêtres, rôle à pré-sent révolu. On ne l’observe d’ailleurs pluschez nombre de mammifères, à l’exception

des herbivores. Un autre argument retenupour douter de l’utilité de cet appendice estque ses cellules lymphoïdes ne sont pas pré-sentes toute la vie. Leur nombre est maxi-mal à l’âge adulte, puis elles s’atrophient etdisparaissent après 70 ans.

On évoque rarement la possibilitéque cette petite excroissance puisse jouerune fonction essentielle dans notre équi-libre biologique. Les détracteurs des appen-dicectomies blanches dénoncent la facilitéavec laquelle on les prescrit parfois chezdes sujets qui n’en ont a priori pas besoin.Après tout, rien ne nous dit que cette pra-tique chirurgicale ne nous prive pas d’unorgane sain utile !

Des études contradictoires reviennentrégulièrement sur le devant de la scène.En 1964, est parue une étude statistiqueportant sur une cohorte de 914 sujets mortsd’un cancer du côlon, dont 18 pour centavaient subi une appendicectomie, propor-tion plus élevée que celle de la populationgénérale (dix pour cent seulement). On enconcluait que l’appendice pouvait jouer unrôle protecteur vis-à-vis de ce cancer. Maisune étude ultérieure a infirmé ce résultat.

Plus récemment, aux États-Unis, WilliamParkes, de l’Université Duke, aurait montréque l’appendice serait en fait un précieux réser-voir de la flore bactérienne pouvant proté-ger l’intestin en cas d’infection. Voilà l’état deslieux : des hypothèses, des résultats préli-minaires et aucune certitude sur l’intérêt quenous avons à conserver le plus longtempspossible ce petit bout d’organe. ■

Jean-Pierre BADER est professeurémérite et ancien directeur scientifiquede l’INSERM.

L’appendice ne sert-il vraiment à rien ?Quand certains méprisent ce « vestige de l’évolution »,d’autres y voient un bout d’organe de défense contre les infections.Jean-Pierre Bader

L’ablation de l’appendice – l’appendicectomie –se pratique sous anesthésie générale.

© S

hutte

rsto

ck/D

mitr

iy S

hiro

noso

v

pls_389_vrai_ou_faux.xp_eauv_04_03 9/03/10 16:31 Page 20

Page 23: Pour La Science 390

montparnasse.xp 5/03/10 17:49 Page 1

Page 24: Pour La Science 390

22] Courrier des lecteurs © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

� UNE IMPOSSIBLE PRÉCISION ?.

J’ai lu avec grand intérêt l’article intituléLa montée des océans : jusqu’où ? (Pour la Science n° 388 - février 2010,http://tinyurl.com/pls388-oceans), maisil y a un point que je ne comprends pasdans les techniques de mesure : les auteursmentionnent une marge d’erreur de unà deux centimètres sur les mesures satellitaires et, par ailleurs, une élévationmoyenne du niveau des mers déduite de ces mesures égale à 3,4 � 0,4 millimètres. Comment la précision finale peut-elle être trois à six fois supérieure à la marge d’erreurde la mesure ?Gilles Cuny

� RÉPONSE D’ANNY CAZENAVE

La précision de deux centimètres mention-née est celle d’une mesure instantanée duniveau de la mer, réalisée par le satellite àun instant donné à un endroit donné. En dixjours – le temps de couvrir tout le domaineocéanique –, le satellite réalise plus d’undemi-million de mesures. Or l’incertitudesur une valeur moyenne est d’autant pluspetite que le nombre de mesures est grand.Le calcul du niveau moyen de la mer – pardéfinition la moyenne de toutes les mesu-res individuelles instantanées réaliséespendant ces dix jours – conduit ainsi à uneestimation de l’incertitude sur ce niveaumoyen de l’ordre de quatre millimètres.

Cela se traduit par une incertitudesur la vitesse d’élévation du niveau de lamer de l’ordre de 0,1 millimètre par an. Lavaleur mentionnée dans l’article, 0,4 mil-limètre par an, est un peu supérieure, maissans doute plus réaliste. Elle est estiméede plusieurs façons : en analysant toutesles sources d’erreur du système altimé-trique et du traitement des mesures pou-vant induire une dérive, et en comparantla hausse du niveau de la mer mesurée àcelle obtenue par une technique indé-pendante, la marégraphie.

� CURLING ET ASPÉRITÉS.

Il me semble qu’il existe une explicationplus simple de la trajectoire des pierresde curling que celles avancées dans l’article Pierre qui tourne n’amasse quedoute (Pour la Science n° 388 - février 2010,http://tinyurl.com/pls388-curling).Lorsque la surface d’une pierre rencontreune aspérité de la glace, elle tendà l’abraser. L’énergie ainsi absorbéeengendre une force de frottement qui ralentit la pierre. Plus la vitesse de la pierre est élevée, plus le nombred’aspérités rencontrées est grand, et plus le frottement est important. Si l’onconsidère maintenant une pierre lancéeavec un mouvement de rotation dans le sens horaire, du fait de la rotation, la vitesse de glissement est supérieuresur le côté gauche de la pierre, et inférieuresur le côté droit. Le frottement est alorsplus élevé à gauche qu’à droite. Il enrésulte une incurvation de la trajectoirevers la droite.Arnaud Lunda

� RÉPONSE D’ÉDOUARD KIERLIK

ET JEAN-MICHEL COURTY

L’abrasion des aspérités est en effet au cœurde l’explication que nous donnons dansl’article. La difficulté est d’expliquer com-ment cette abrasion crée une force dirigéevers le côté. Lorsque la pierre est en rotation,la vitesse instantanée du côté gauche est effec-tivement supérieure à celle du côté droit. Tou-tefois, le nombre d’aspérités rencontrées dechaque côté n’est pas pour autant différent.En effet, imaginons que l’on « tire le tapis »de glace sous la pierre (en termes de physi-cien, on change de référentiel). On voit toutde suite que le nombre d’aspérités qui pas-sent sous les deux moitiés de la pierre nedépend pas de sa rotation, mais seulementde la vitesse à laquelle on tire la glace.

En outre, même s’il apparaissait unedissymétrie de frottement entre la gaucheet la droite, cela ne ferait que modifier la

vitesse de rotation de la pierre sur elle-même,et non sa trajectoire. Une déviation laté-rale requiert que le frottement soit différententre l’avant et l’arrière de la pierre, ce qu’ex-plique M. Denny dans son article.

� LA CAFÉINE EST UNE DROGUE.

Dans l’article Peut-on être dépendantà la caféine ? (Pour la Science n° 388 -février 2010, http://tinyurl.com/pls388-cafeine), il est dit que la caféine ne rendpas dépendant. Je ne suis pas d’accordavec cette affirmation. La caféine est une substance psychoactive. Elle fait partie des bases xanthiques antagonistesdes récepteurs A1 et de certains récepteurs A2, à l’instar des théophyllines.De même que toutes les substances psychoactives, elle entraîne des effetsd’accoutumance et un syndrome de sevrage, discret, mais réel.William Lederer

� RÉPONSE DE MICKAËL NAASSILA

Certes, la caféine est une substance psy-choactive, mais elle n’induit pas de dépen-dance. La tolérance et le syndrome desevrage ne sont pas suffisants pour dia-gnostiquer une dépendance. C’est le phé-nomène de rechute qui signe indéniablementla dépendance. La dépendance est une mala-die psychiatrique caractérisée par un troubledu comportement. Parmi les sept critèresde diagnostic de la dépendance, cinq concer-nent des modifications comportemen-tales et les deux restants sont le sevrage etla tolérance. Vérifier trois critères au moinssur les 12 derniers mois est nécessaire pourétablir la dépendance. Or l’usage compul-sif de caféine, la perte de contrôle sur saconsommation de café, les perturbationsde ses relations avec sa famille et sesproches à cause de l’usage de caféine n’exis-tent pas ! Par ailleurs, contrairement auxautres drogues, la caféine n’active pas lecircuit cérébral de la récompense, qui joueun rôle essentiel dans l’addiction.

COURRIER DES LECTEURSPour réagir aux articles : [email protected] directement sur les pages correspondantes du site www.pourlascience.fr

pls_390_p000000_courrier.xp_prg0303 9/03/10 15:47 Page 22

Page 25: Pour La Science 390

dunod1.xp 5/03/10 17:50 Page 1

Page 26: Pour La Science 390

24] Questions ouvertes © Pour la Science - n° 390 - Avril 201024] Questions ouvertes

L ’évaluation est à la mode dansla sphère publique française,et la recherche scientifiquen’échappe pas au mouvement.

En fait, cette activité est depuis longtempsévaluée, de multiples manières. Mais desréformes récentes ont modifié substantiel-lement les procédures jusque-là en vigueur,avec en particulier la création en mars 2007de l’AERES, l’Agence d’évaluation de larecherche et de l’enseignement supérieur.Les critiques des acteurs concernés, déjàaffûtées sur les anciens dispositifs d’éva-luation, n’ont pas pour autant été désarmées.L’évaluation de la recherche serait-elle unemission impossible ? N’existe-t-il pas, dansce domaine, de « bonnes pratiques » oudes principes consensuels ? Quelles sont lesprincipales difficultés rencontrées ?

Nous adopterons sur ces questions unpoint de vue inhabituel, qui consiste à poseren hypothèse l’importance du détail des pro-cédures concrètes de l’évaluation, au-delàdes principes généraux mis en avant. Ànotre sens, c’est dans la mise en œuvre dela «machine évaluative» que réside pour l’es-sentiel l’efficacité du système d’évaluation.

Rappelons d’abord quelles sont les dif-férentes fonctions assignées aux proces-sus d’évaluation de la recherche et les raisonspour lesquelles on a voulu les réformer.

La recherche scientifique est une acti-vité éminemment compétitive. Le chercheurest sans cesse soumis au jugement deses pairs lorsqu’il leur soumet des projetsd’articles et des communications. Il est aussisoumis au jugement de ses supérieurs hié-rarchiques ou de ses financeurs sur les pro-grammes de recherche qu’il propose. Par

ailleurs, l’évaluation des chercheurs inter-vient pour les recrutements et les promo-tions : c’est un outil essentiel de gestionde ces personnels. Enfin, l’évaluation desprogrammes et des organismes scienti-fiques fait partie intégrante des décisionsd’orientation de la recherche.

L’évaluation porte donc sur les cher-cheurs, sur les laboratoires, mais aussi surdes projets, des programmes, des stratégies,voire sur une université ou un organismede recherche. Nous nous centrerons ici surla question, déjà très vaste, de l’évaluationdes chercheurs et des laboratoires.

Unifier les systèmesd’évaluation L’évaluation faisant partie intégrante de l’ac-tivité scientifique, les soubresauts qui ontagité récemment le monde français de larecherche ont eu pour conséquence unevolonté d’en améliorer les modalités. La créa-tion de l’AERES et le décret sur le statut desenseignants-chercheurs, qui a fait l’objet devives contestations, font partie des chan-gements introduits. Quels objectifs étaientrecherchés à travers ces réformes ?

Il s’agissait d’abord d’unifier les systèmesd’évaluation de la recherche. Car ceux-ci sonttrès éclatés, à l’image de l’organisation elle-même de la recherche – où spécificité fran-çaise – coexistent avec les universités desorganismes de recherche (CNRS, INSERM, INRA,etc.) et des Grandes écoles (École normalesupérieure, École polytechnique, etc.). Or laplupart des laboratoires de recherche sontdevenus des unités « mixtes », composéesde chercheurs rattachés à diverses institu-

tions, même s’ils ont tous des statuts simi-laires (apparentés à ceux de la fonctionpublique). L’uniformisation des systèmesd’évaluation, des laboratoires au moins, sem-blait donc depuis longtemps une nécessité.

Par ailleurs, dans l’objectif de rappro-cher les universités françaises des normesinternationales, une autonomie croissanteleur a été accordée. Dans ce cadre, il sem-blait utile que leurs équipes dirigeantes puis-sent utiliser, comme dans les universitésaméricaines, la gestion des enseignants-chercheurs comme levier de leur politique– et donc jouer un rôle accru dans l’éva-luation de ces personnels, qui reste, enFrance, largement centralisée.

Enfin, l’importance croissante attachéeà la visibilité internationale, la pression desclassements (tel le « classement de Shan-ghai » des universités), la recherche d’ex-cellence qui en découle, impliquaient depouvoir piloter le système de recherche pardes évaluations conformes aux canons inter-nationaux. Les pouvoirs publics espéraientainsi rationaliser l’allocation de ressourcesdans un contexte où les priorités politiquespoussent à soutenir la recherche – du moinscelle qui semble moteur de l’innovation. Àce titre, il fallait également adjoindre, dansl’évaluation, des incitations aux coopéra-tions avec l’industrie.

Chaque grande institution de recherches’est dotée depuis longtemps d’un systèmed’évaluation aux règles de fonctionnementspécifiques. Décrivons ce système pourdeux des acteurs les plus importants de larecherche en France, le CNRS et l’université.

Placé «auprès du CNRS», le Comité natio-nal de la recherche scientifique est composé,

Évaluer la recherche : y a-t-il une bonne recette ?Les principes généraux mis en place pour évaluer les chercheurs et leurs laboratoiresne sont pas tout. Le diable se cache souvent dans les détails des procédures.Daniel FIXARI et Frédérique PALLEZ

O p i n i o n s

QUESTIONS OUVERTES

Sous thèmepls_390_p000000_qo.xp_mm_04_03 9/03/10 15:33 Page 24

Page 27: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Questions ouvertes [25

O p i n i o n s

pour l’essentiel, de 40 « sections » ; chacunecomprend 21 membres – un tiers nomméspar le Ministre chargé de la recherche (surproposition du Directeur général du CNRS),les deux autres tiers élus par l’ensemble despersonnels de recherche – renouveléstous les quatre ans.

Les missions d’évaluation des sectionsdu Comité national sont multiples. Jus-qu’en 2007, les sections évaluaient chaquelaboratoire du CNRS ou associé au CNRS. Latâche est à présent confiée à l’AERES, maisles sections du Comité national restent consul-tées pour la reconduction tous les quatre ansdes laboratoires propres ou associés, ainsique sur les nouvelles demandes de créa-tion ou d’association d’unités. Elles évaluentles chercheurs du CNRS tous les deux ans,examinent tous les ans les promotions deces chercheurs à l’intérieur des corps de char-gés de recherche et de directeur de recherche;elles sont constituées en jurys d’admissibi-lité pour les recrutements dans chacun deces corps avant que des jurys d’admission,nommés par le CNRS, ne se prononcent surles recrutements définitifs.

Différentes manièresde faireLes laboratoires universitaires non asso-ciés au CNRS étaient, eux, évalués par unemission ministérielle faisant appel à des panelsd’experts extérieurs. Ils le sont à présent parl’AERES. Quant au recrutement des enseignants-chercheurs des universités, il repose sur unsystème à deux niveaux. Le Conseil nationaldes universités (CNU), constitué sur le mêmeprincipe des deux tiers de membres élusque le Comité national du CNRS, établit deslistes de ceux qui sont autorisés à concourirpour les postes de professeur et de maître deconférences. Cette étape dite de qualificationest vue comme une garantie du caractèrenational et de la qualité du recrutement qui,rappelons-le, est un concours.

Au niveau local, les commissions de spé-cialistes de chaque université, composéeselles aussi de deux tiers d’élus, classaientles candidats aux concours. Elles jouaientde fait à la fois le rôle de jury d’admissibilitéet d’admission (contrairement au cas du

CNRS, où les deux rôles sont assurés par desinstances bien distinctes). Elles ont été rem-placées par des commissions d’évaluationnommées par le président de l’universitépour chaque ouverture de poste, dont le rôlese limite à l’admissibilité. L’admission est,elle, formellement décidée par le conseild’administration de l’université.

L’évaluation des enseignants-cher-cheurs n’intervenait jusqu’ici qu’au momentdes changements de corps (de maître deconférences à professeur) ou des promo-tions au sein d’un même corps. Sinon, onassistait à de simples changements d’éche-lon à l’ancienneté, sans évaluation. Ainsi,pour les maîtres de conférences, il fallaitcompter près de 17 ans d’activité pour pos-tuler à une promotion dans la catégoriehors-classe, qui implique, elle, enfin, uneévaluation. Dorénavant, tous les ensei-gnants-chercheurs seront évalués tous lesquatre ans par le CNU.

C’est maintenant l’AERES, autorité admi-nistrative indépendante, qui évalue toutesles unités de recherche publique et tousles établissements, quel que soit leur statut– cela en fait un organisme unique au mondeen termes de centralisation de l’évaluation.Mais l’AERES n’évalue pas les personnels, elle

ne fait que valider les procédures de leurévaluation. Les évaluations des unités sonteffectuées tous les quatre ans, et non tousles deux ans comme le faisait le Comité natio-nal. Elles sont réalisées par des « comitésde visite» des laboratoires, un peu analoguesaux « comités d’évaluation » qui avaient étémis en place pour mieux préparer les séancesdu Comité national. Ces comités de visitesont composés de six experts nommés. Ilscomprennent également un représentantde l’instance d’évaluation des personnelsde chaque établissement dont relève l’unité(Comité national, CNU...) afin de permettre àces instances de situer l’activité des cher-cheurs dans le contexte de leur équipe. Lesresponsables des organismes sont égale-ment présents, à titre d’observateurs,mais ils peuvent apporter des éléments decontexte et de stratégie.

L’AERES impose une liste de critèresd’évaluation, nationale et uniforme, alorsqu’au Comité national, cette liste était affi-chée librement par chaque section au débutde sa mandature, tandis que la directiondu CNRS informait de son côté la sectionde ses propres critères. Outre le critèreclassique de la « production scientifique »de l’unité (articles publiés dans les revues

1. L’ÉVALUATIONdes chercheurs, de leurs

laboratoires et de leurs organismes fait depuis

longtemps partie intégrantedu fonctionnement

de la recherche scientifique.

© S

hutte

rsto

ck/A

lexa

nder

Rat

hs

pls_390_p000000_qo.xp_mm_04_03 9/03/10 15:33 Page 25

Page 28: Pour La Science 390

26] Questions ouvertes © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

O p i n i o n s

professionnelles, livres, colloques, bre-vets...), l’AERES a mis en place celui dunombre d’enseignants-chercheurs « pu-bliants » ; le qualificatif de publiant impliqued’atteindre un objectif minimal de « pro-duction scientifique de rang A », cet objec-tif étant différent pour un chercheur et pourun enseignant-chercheur.

Une production « de rang A » signifieune production de la plus haute qualité,mais la définition de cette qualité ne va pasde soi. Celle de l’AERES a introduit de mul-tiples nuances. Outre les articles dans les« meilleures » revues à comité de lecture,on peut prendre en compte par exemple « lesarticles dans des revues dépourvues decomité de lecture, mais considérées commede très bon niveau par la communauté danscertaines disciplines », « un chapitre dansun ouvrage reconnu internationalement »,« un article long dans un congrès interna-tional à comité de lecture considéré commesélectif par la communauté »...

Pour définir les meilleures revues, l’AERESa fait établir par des comités d’experts un pre-mier classement des innombrables revuesexistantes, auxquelles ont été attribuées desnotes A+, A, B, C, par ordre de rayonnementdécroissant. Comme il fallait s’y attendre, ceclassement, travail gigantesque qui pose desproblèmes de méthode ardus et controver-sés, a suscité diverses levées de bouclier. Les

sections du Comité national du CNRS qui sesont livrées à cet exercice ont d’ailleurs connules mêmes déconvenues...

À la différence de ce que pratique leComité national, des notes globales (A,B,C...)sont attribuées aux équipes par des « comi-tés de restitution » constitués par grandschamps disciplinaires, qui réunissent lesprésidents des comités de visite et un re-présentant de l’AERES. À partir de la vague2008/2009 d’évaluation des unités, l’AERES,pour prendre en compte les critiques qu’avaitsuscitées l’aspect réducteur de la notation,attribuera aux unités non seulement unenote globale, mais aussi, pour une appré-ciation plus fine, des notes spécifiques pourquatre grands critères : production scienti-fique, attractivité pour les doctorants et post-doctorants (en particulier à l’international),dynamique collective et prise de risques,pertinence du projet scientifique.

Il s’agit donc de mécaniques de préci-sion... Mais quel que soit le système d’éva-luation adopté, se posent des questionsrécurrentes, auxquelles chaque systèmetente d’apporter des réponses, nécessai-rement incomplètes.

L’une des difficultés inhérentes aux pro-cessus d’évaluation est que les différentsobjets de l’évaluation forment un systèmecomplexe et ne sont pas du tout indépen-dants. Comment évaluer un laboratoire indé-

pendamment des chercheurs qui le com-posent ? Réciproquement, l’évaluation indi-viduelle n’a de sens que si l’on comprend lefonctionnement de l’équipe, du laboratoireou de l’organisme où travaille le chercheur.Or, quand ces différentes tâches d’évalua-tion vont à des structures distinctes, commedans le système actuel, on ne peut qu’es-sayer de reconstituer plus ou moins bien,par des procédures d’échange d’informa-tion formalisées, les liens entre les évalua-tions des individus et celles du laboratoire.

Évaluation morceléeDe même, dans l’évaluation des ensei-gnants-chercheurs, comment prendre encompte l’ensemble de leurs activités pour,ensuite, statuer sur les promotions, gérerles carrières, voire moduler la charge d’ensei-gnement ? Les activités de recherche etd’enseignement d’un individu sont évaluéespar des instances différentes, l’une auniveau national (par le CNU), l’autre au niveaulocal (par l’université). De cette façon, onpréserve une neutralité du jugement scien-tifique, tout en prenant en compte, en prin-cipe, des éléments contingents que seul leniveau local connaît. Mais le risque est quel’évaluation par le CNU continue à négligerl’activité d’enseignement. En outre, les res-ponsables universitaires locaux n’ont pasgagné en marge de manœuvre : pas plusqu’avant, ils ne peuvent utiliser les leviersclassiques de la gestion des ressourceshumaines (promotions notamment) dansla mise en œuvre de leur stratégie.

Un processus d’évaluation suppose defaire fonctionner des groupes de pairs légi-times et disposant des moyens et de l’orga-nisation adéquats. Mais au-delà de cet énoncé,les rouages de la machine évaluative peu-vent être infiniment variés. La question dumode de désignation des évaluateurs en estun élément, qui a été longuement débattu.

Pour les comités de visite de l’AERES etles commissions d’évaluation universitaires,la solution qui a été choisie, en particulierpour éviter les effets pervers des élections(largement surestimés nous semble-t-il), estde procéder par experts nommés, extérieurs,réunis pour une mission ponctuelle et

L’ É VA L U A T I O N A U C N R S E T À L’ U N I V E R S I T ÉCHERCHEURS CNRS

Promotions

Admissibilité

Admission

Évaluation périodique

«Publiant»? (oui/non)

ENSEIGNANTS-CHERCHEURS

Promotions

Qualification

Admissibilité

Admission

Évaluation périodique

«Publiant»? (oui/non)

ÉQUIPE CNRS OU ASSOCIÉE

ÉQUIPE UNIVERSITAIRE

AUPARAVANT

Comité national

Comité national

Jury CNRS

Comité national/2 ans

CNU/Université

CNU

Commission de spécialistes

Commission de spécialistes

Comité national

Mission du ministère

DÉSORMAIS

Comité national

Comité national

Jury CNRS

Comité national/2 ans

AERES/4 ans

CNU/Université

CNU

Commission d’évaluation

Conseil d’administration

CNU/4 ans

AERES/4 ans

AERES

AERES

Les italiques indiquent les instances qui comprennent des membres élus.

pls_390_p000000_qo.xp_mm_04_03 9/03/10 15:33 Page 26

Page 29: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Questions ouvertes [27

O p i n i o n s

limitée. Cette solution est aux antipodes decelle du Comité national.

Celui-ci, à l’inverse, demande un inves-tissement lourd et durable à ses membres,qui sont de surcroît responsabilisés devantleur communauté et les responsablesdu CNRS ; mais il permet l’apprentissage d’untravail collectif qui, en outre, contribue àrelier évaluation et décision.

La question du lien entre évaluation etdécision est posée avec encore plus d’acuitépar le système d’indicateurs actuellement envigueur. Dans sa mission universelle d’éva-luation des équipes, on a vu que l’AERES attri-bue à un laboratoire une note de mérite; cettenote est donnée hors de tout contexte déci-sionnel, ce dernier relevant des établisse-ments concernés. Mais à quoi servira ensuitecette note? Déterminera-t-elle les allocationsde moyens au laboratoire ? Dans le cas duCNRS, où l’association d’une unité à cet orga-nisme vaut ipso facto label de qualité, cetteassociation se verra-t-elle limitée aux unitésles mieux classées par l’AERES, par exempleuniquement celles notées A+? Tous ces usagessont peu prévisibles a priori, mais les effetspervers potentiels en sont nombreux. Toutaussi imprévisible est l’influence de ces notessur les décisions des autres sources de finan-cement des recherches : l’Agence nationalede la recherche (ANR), les fondations, lespartenaires industriels, etc.

Des indicateurs parfois perversEn tout état de cause, ce qui rend l’existencede la note particulièrement problématique,c’est la séparation qu’elle autorise entrel’univers de l’évaluation et celui de la déci-sion. Une note, résumé synthétique d’unjugement complexe, est combien plus simpleà manier pour un décideur qu’une évalua-tion qualitative !

Il faut aussi souligner les dangers poten-tiels de la formalisation de la notion de cher-cheur ou enseignant-chercheur « publiant »,et la façon dont elle pourrait interférer defacto avec l’évaluation des chercheursfaite par ailleurs. Malgré les précautionsprises par l’AERES, il se peut aussi que leséquipes et les chercheurs, se sentant jugés

sur ce critère, en anticipent, de façon exces-sive et non désirée, les effets, pour orien-ter leurs comportements, déstabilisant ainsile travail collectif.

Enfin, on ne peut ici qu’évoquer briè-vement les usages très contestables desnouveaux indicateurs bibliométriques, déjàépinglés par nombre de chercheurs. Le« facteur h » d’un chercheur, par exemple,indicateur composé de sa production(mesurée en nombre d’articles publiés)et de sa visibilité (mesurée en nombrede citations dans les autres articles), est,malgré les critiques dont il a fait l’objet, lar-gement utilisé. Or son emploi a des consé-quences potentiellement importantes ;notamment, il risque de favoriser le confor-misme de la production scientifique.

Nous avons ainsi pointé quelques prin-cipes généraux qui nous semblent devoirêtre respectés dans la conception des sys-tèmes d’évaluation, souligné quelquesrisques récurrents. Mais on aura comprisqu’il n’y a pas de conception optimale, et quechaque « machine évaluative » réalise, aufil de son fonctionnement, un compromis,plus ou moins efficace, entre les différentesfonctions qui lui sont assignées et lesdiverses contraintes qui pèsent sur elle. L’en-jeu actuel est donc sans doute plus le réglageprogressif des nouveaux dispositifs mis enplace que la poursuite du bouleversementdes cadres réglementaires généraux. ■

2. L’ÉVALUATION DES INDIVIDUS et celledes structures où ils travaillent (ici l’ESRF, lesynchrotron européen situé à Grenoble) doi-vent être mises en relation. La désignation d’ins-tances d’évaluation séparées pour ces tâchesrend cela plus difficile.

✔ BIBLIOGRAPHIE

D. Fixari, J.-C. Moisdon et F. Pallez,L’évaluation des chercheurs en questions - 1992-2009,Presses des Mines, 2009.

C. Paradeise, Où va le système de recherche français ?, Pour la Science n° 341, mars 2006.

Universités : vers quelle autonomie ?, Esprit, numéro spécial, 2007.

C. Musselin, Les universitaires, La Découverte, 2008.

Daniel FIXARIet Frédérique PALLEZ

sont professeurs au Centre de gestion scientifique

de Mines ParisTech.

L E S A U T E U R S

Deni

s M

orel

/ESR

F

pls_390_p000000_qo.xp_mm_04_03 9/03/10 15:33 Page 27

Page 30: Pour La Science 390

Le héros des films d’action holly-woodiens échappe constamment àla mort. Des ennemis lui tirent sans

cesse dessus et le ratent de peu. Les explo-sions se produisent toujours une fractionde seconde trop tard pour le pulvériser. Etun ami survient toujours lorsqu’il est à lamerci d’un bandit. À de nombreuses occa-sions, il s’en faut de peu que le héros nemeure. Pourtant, même sans avoir vu lefilm, on devine qu’il s’en sortira.

À certains égards, l’histoire de notreUnivers ressemble à un film hollywoo-dien. De nombreux physiciens pensentqu’une minuscule modification d’uneseule des lois de la physique perturberaitl’évolution de l’Univers au point de rendrenotre existence impossible. Par exemple,si l’interaction nucléaire forte, qui assurela cohésion des noyaux atomiques, avaitété légèrement plus forte ou plus faible,les étoiles auraient fabriqué très peu decarbone et autres éléments lourds qui sont

nécessaires à la formation des pla-nètes et, à plus forte raison, à la vie. Sile proton était juste 0,2 pour cent pluslourd, tout l’hydrogène de l’Univers pri-mordial se serait désintégré presqueimmédiatement en neutrons et aucunatome ne se serait jamais formé. La listede tels exemples est longue.

Les lois de la physique – et en parti-culier les constantes qui interviennentdans ces lois, comme l’intensité des forcesfondamentales – semblent ainsi ajustéesavec précision pour rendre notre exis-tence possible. Plutôt que d’invoquer uneraison surnaturelle pour expliquer cettetroublante coïncidence, les physiciens etles cosmologistes ont imaginé que notreUnivers n’est qu’un exemplaire parmi denombreux autres univers, chacun dotéde ses propres lois physiques. Dès lors,selon un raisonnement «anthropique»,nous habiterions dans cet univers excep-tionnel où les conditions sont réunies

Une modification des lois de la physique peut conduire à des univers différents

et néanmoins habitables. Notre Univers ne serait donc pas un cas exceptionnel.

Cosmologie

Alejandro Jenkins et Gilad Perez

Discipline (sous-thème)

L ’ E S S E N T I E L

� De nombreux

univers différents

du nôtre, chacun doté

de ses propres lois

physiques, ont pu émerger

du même vide primordial.

� À supposer qu’ils

existent, beaucoup

de ces univers pourraient

abriter des structures com-

plexes et peut-être même

des formes de vie.

� Ainsi, notre Univers

ne serait pas paramétré

avec précision pour

accueillir la vie :

il ne représente qu’une

possibilité parmi d’autres.

pls_390_p000000_multivers.xp_prg0503 5/03/10 19:11 Page 28

Page 31: Pour La Science 390

Slim

Film

s

pls_390_p000000_multivers.xp_prg0503 5/03/10 19:11 Page 29

Page 32: Pour La Science 390

30] Cosmologie © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

pour que la vie soit possible simplementparce que, dans un autre, nous ne serionspas là pour en parler.

Dans le cadre de la cosmologie mo-derne, de tels univers parallèles pourraientexister : il pourrait même en surgir sanscesse du vide primordial, de la même façonque le nôtre est issu du Big Bang. NotreUnivers ne serait alors qu’un « universbulle » parmi de nombreux autres ausein d’une entité plus vaste, le multivers.Dans l’écrasante majorité de ces univers,les lois de la physique n’autoriseraient pasla formation de matière telle que nous laconnaissons, ni d’étoiles, de planètes oua fortiori de la vie. Mais étant donné lenombre infini de possibilités, la probabi-lité que la nature tombe sur le bon jeu delois physiques ne serait pas nulle.

Nos travaux suggèrent cependant quenotre Univers n’est pas un cas isolé : cer-tains de ces autres univers – en supposantqu’ils existent – ne sont pas si inhospita-liers. Il existe des valeurs différentes pourles constantes fondamentales, et doncd’autres jeux de lois physiques, susceptiblesde donner des univers propices à la vie.

L’idée de notre approche est de chan-ger un aspect des lois de la nature, puis defaire des modifications compensatoiressur d’autres aspects afin d’obtenir un uni-vers hospitalier. Sans résoudre totalementle problème de «l’ajustement fin» des para-mètres de notre Univers, les exemplesd’univers alternatifs potentiellement habi-tables que nous avons découverts soulè-vent des questions intéressantes.

Pour déterminer si une constante dela nature est finement ajustée ou non, ilsuffit de la considérer comme un para-mètre ajustable et de la faire varier touten laissant les autres constantes inchan-gées. Avec des lois de la physique ainsimodifiées, les scientifiques déroulent alorsle film de l’univers, par des calculs, dessimulations numériques ou des expé-riences de pensée, pour voir ce qui advient.Dans tous les cas, cela conduit à un uni-vers qui ne peut abriter la vie.

Mais il n’y a aucune raison de ne fairevarier qu’un paramètre à la fois: cela revientà essayer de conduire une voiture en jouantsur la vitesse ou en tournant le volant, maispas les deux en même temps!

C O M M E N T T R O U V E R D E S U N I V E R S P R O P I C E S À L A V I E ?

Vale

ur d

e la

cons

tant

e B

Valeur de la constante A

Petit domainefavorable à la vie

Petit domainefavorable à la vie

Univers non propiceà la vie

Plage de valeursfavorables à la vie

Autres valeursfavorables

à la vie

Univers non propiceà la vie Univers non viable�

Qu’est-ce quele multivers ?

� Selon le modèle cosmologique

dominant, notre Univers a jailli d’une

minuscule région d’un vide primordial

et a connu une expansion fulgurante,

nommée inflation. D’autres univers

pourraient continuellement émerger

du vide et se déployer. Chacun aurait

ses propres jeux de lois physiques ;

certains seraient propices à la vie,

d’autres non. On désigne sous le nom

de multivers l’ensemble de ces

« univers-bulles ».

Universfavorablesà la vie

L es lois de la nature semblent très précisément ajustées : une petitemodification de l’une quelconque des constantes fondamentales condui-

rait à une «catastrophe cosmologique». Les atomes ne peuvent par exemplepas s’y former, ou bien le cosmos se dilate tellement vite que la matière est

trop diluée pour former des galaxies, des étoiles ou des planètes. Mais enmodifiant simultanément plusieurs constantes, on obtient parfois des loisphysiques qui sont compatibles avec la formation de structures complexeset peut-être même de formes de vie.

1. Un couple de constantesLes valeurs observéesde deux constantesfondamentales A et Bsont représentéespar les coordonnéesd’un point dans un plan.

3. Variation de l’autreconstanteDe même, si l’on change la constante B seulement(déplacement sur une ligneverticale), en dehors d’un très petit intervalle, on aboutit à un universincompatible avec la vie.

2. Variation d’une constanteLa modification de la seuleconstante A est représentéepar un déplacement sur une ligne horizontale. En dehors d’un minusculeintervalle autour de la valeurobservée, cette nouvellevaleur conduit en général à un univers inadapté à la vie.

4. Variation simultanée des deux constantesEn changeant à la fois les valeurs de A et de B (parexemple le long d’une droiteinclinée), on peut trouver de nouveaux couples de valeurs favorables à la vie. Il pourrait aussi exister des« îlots » de valeurs propicesloin de celles que nous observons.

Universdéfavorablesà la vie

��

��

Lucy

Rea

ding

-Ikka

nda

Lucy

Rea

ding

-Ikka

nda

pls_390_p000000_multivers.xp_prg0503 5/03/10 19:11 Page 30

Page 33: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Cosmologie [31

Ainsi, pour chercher des jeux de loisalternatifs intéressants, l’un d’entre nous(G. Perez) et ses collaborateurs ne se sontpas contentés de modifier timidementles lois de la physique : ils ont purementet simplement éliminé l’une des quatreinteractions fondamentales.

De par leur nom même, les interac-tions (ou forces) fondamentales semblentindispensables à tout univers qui se res-pecte. Sans l’interaction nucléaire fortequi lie les quarks en protons et en neu-trons, et ces derniers en noyaux atomiques,la matière n’existerait pas. Sans l’inter-action électromagnétique, il n’y aurait nilumière ni atomes ou liaisons chimiques.Sans la gravitation, la matière ne pourraitpas se regrouper pour former des galaxies,des étoiles et des planètes.

Un monde sansinteraction faible

La quatrième force, l’interaction nucléairefaible, a une incidence moins évidente dansl’histoire de notre Univers. Cela ne l’em-pêche pas d’y jouer un rôle majeur. Entreautres, l’interaction faible permet la trans-formation des protons en neutrons et viceversa (désintégration �+ et �– respective-ment). Dans les premiers instants de l’Uni-vers, des protons ont pu fusionner parquatre et, grâce à l’interaction faible, deve-nir des noyaux d’hélium 4, constitués dedeux protons et deux neutrons. Cettenucléosynthèse s’est déroulée quelquessecondes après la naissance de l’Univers,alors qu’il était déjà suffisamment refroidipour que les baryons (protons et neutrons)se forment, mais encore assez chaudpour que ceux-ci fusionnent.

La nucléosynthèse primordiale a créél’hydrogène et l’hélium qui allaient for-mer plus tard les étoiles, où la fusionnucléaire et d’autres processus ont forgépratiquement tous les autres élémentsconnus dans la nature. Et à ce jour, lafusion des protons en hélium 4 se pour-suit au sein de notre Soleil et produitl’énergie qui compense exactement cellequ’il rayonne.

Sans l’interaction faible, il semble doncpeu probable qu’un univers puisse pré-senter une chimie complexe, et encoremoins la vie. En 2006, pourtant, l’équipede G. Perez a découvert des lois physiquesne reposant que sur les trois autres forcesfondamentales et qui conduisent néan-moins à un univers accueillant.

L’élimination de l’interaction nucléairefaible nécessitait de modifier le modèlestandard de la physique des particules, lathéorie qui décrit toutes les forces à l’ex-ception de la gravitation. G. Perez et sescollègues ont montré que ces ajustementspeuvent être faits de telle sorte que le com-portement des trois autres forces (etd’autres paramètres cruciaux tels que lamasse des quarks) soit le même que dansnotre Univers. Les ajustements furent choi-sis a minima, afin de faciliter le calcul del’univers résultant, mais il est possiblequ’une vaste famille d’autres univers sansinteraction faible existent et soient habi-tables sans pour autant ressembler au nôtre.

Dans l’univers sans interaction faiblede G. Perez et ses collègues, la fusion desprotons en hélium 4 est impossible. Il y acependant d’autres moyens d’alimenterla fusion dans les étoiles et ainsi forgerles éléments lourds. Par exemple, notreUnivers ne contient quasiment que de lamatière et très peu d’antimatière, maisun petit ajustement du paramètre quicontrôle cette asymétrie suffit à garantirque la nucléosynthèse primordialeengendre une quantité importante de deu-térium (un isotope de l’hydrogène dont lenoyau contient un neutron et un proton).

Les étoiles pourraient alors être le siègede la fusion de protons et de noyaux de deu-térium, formant ainsi de l’hélium 3 (deuxprotons et un neutron). Ces étoiles sans inter-action faible seraient plus froides et pluspetites que les étoiles que nous connaissons.D’après les simulations d’Adam Burrows,de l’Université de Princeton, elles pourraientbriller pendant environ sept milliards d’an-nées et rayonner à une puissance équiva-lente à quelques pour cent de celle du Soleil.

Comme les étoiles de notre Univers,les étoiles sans interaction faible synthéti-seraient des éléments de plus en pluslourds, jusqu’au fer, par fusion nucléaire.Mais la formation des éléments plus lourdsque le fer serait compromise. Celle-ci résulteen effet de la capture de neutrons par desnoyaux («processus S»), et de leur éven-tuelle transformation en protons par lasuite. Or en l’absence de l’interaction faible,les neutrons disponibles seraient rares etils ne se transformeraient pas. Seules detrès petites quantités d’éléments lourds,jusqu’au strontium, pourraient être syn-thétisées par d’autres mécanismes dans lesétoiles sans interaction faible.

Dans notre Univers, les explosionsd’étoiles en supernovae dispersent dans

Les autres concepts d’univers parallèles

Les physiciens et les cosmologistes,

ainsi que les auteurs

de science-fiction, parlent d’univers

parallèles dans plusieurs contextes

différents. Il existe au moins trois

notions distinctes de celle

du multivers décrit dans cet article.

� La bulle de Hubble

Notre Univers est sans doute bien plusgrand que la bulle que nous observonsde rayon égal à la distance qu’a puparcourir la lumière depuis l’émissiondu fond diffus, 400 000 ans après le Big Bang. Si l’Univers est infini, alors il doit exister une infinité de telles « bulles de Hubble »disjointes, centrées sur des observateursdifférents. Certainespourraient être une copieconforme de la nôtre.

� Les branes

Dans le cadre de la théorie des cordes,notre Univers pourrait être une membrane tridimensionnelle (une « brane »)parmi d’autresdans un espacede dimensionsupérieure. Ces « universparallèles »pourraientinteragir.

� Les mondes multiples d’Everett

En physique quantique, un objet peut exister dans une superposition de plusieurs états et seule une mesureexterne le force à adopter l’un de ces états (comme le célèbre chat de Schrödinger, à la fois mort et vivantavant la mesure). Le physicien Hugh Everett a imaginé que tous les états possibles se réalisent,engendrant des versions séparées de l’Univers.

Bullede Hubble

Branes parallèles

Le chatde Schrödinger

Lucy

Rea

ding

-Ikka

nda,

NAS

A

pls_390_p000000_multivers.xp_prg0503 5/03/10 19:11 Page 31

Page 34: Pour La Science 390

32] Cosmologie © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

l’espace les éléments synthétisés, en mêmetemps qu’elles synthétisent d’autres élé-ments lourds. C’est notamment le caspour les supernovae qui résultent de l’ef-fondrement gravitationnel du cœurd’étoiles massives. L’énergie dégagée esttelle que des réactions nucléaires se pro-duisent durant l’explosion et engendrentles isotopes les plus lourds tels le plomb,l'or ou l'uranium.

Dans un univers dépourvu d’interac-tion faible, les explosions d’étoiles mas-sives avorteraient comme des pétardsmouillés. En effet, l’émission de neutrinos,produits via l’interaction faible, est néces-saire pour soutenir l’onde de choc qui pro-voque l’explosion. Mais les supernovaethermonucléaires, des explosions d’étoilesdéclenchées par l’accrétion de matière au-delà d’une masse critique, se produiraienttoujours. Ainsi, des éléments lourds pour-raient être dispersés dans l’espace inter-stellaire, où ils ensemenceraient denouvelles étoiles et planètes.

Étant donné la faible luminosité desétoiles dans un univers sans interactionfaible, une planète de type terrestre

devrait se trouver environ six fois plusproche de son étoile que la Terre ne l’estdu Soleil pour recevoir autant d’éner-gie. Sans interaction faible, les planètestelluriques seraient par ailleurs assez dif-férentes. Sur Terre, la tectonique desplaques et l’activité volcanique sont entre-tenues par la désintégration radioactivede l’uranium et du thorium dans le man-teau. Faute de ces éléments lourds, uneplanète rocheuse aurait une géologie sim-pliste, sauf si une source alternative dechaleur était présente, par exemple d’in-tenses forces de marée.

La chimie d’un univers sans interac-tion faible, en revanche, serait très sem-blable à la nôtre. Le tableau périodiquedes éléments s’arrêterait après le fer, à l’ex-ception de quelques traces d’autres élé-ments plus lourds, mais cette limitationne devrait pas empêcher l’évolution deformes de vie similaires à celles que nousconnaissons. Ainsi, même un univers dotéde trois forces fondamentales seulementpourrait être favorable à la vie.

Le second d’entre nous (A. Jenkins) etses collègues ont pour leur part suivi une

autre approche – des ajustements pluslégers sur plusieurs paramètres – pour trou-ver des jeux alternatifs de lois physiques.En 2008, ils ont étudié dans quelle mesureles masses des trois quarks les plus légersparmi les six (les quarks haut ou u, bas oud et étrange ou s) peuvent varier sans quela chimie organique ne devienne impos-sible. Modifier la masse des quarks affectedirectement la stabilité des baryons etdes atomes, opérant une sélection parmiles éléments qui se répercute sur la chimie.

La chimie des quarksIl est plausible que la vie, du moins uneforme similaire à la nôtre, requiert uneforme de chimie organique, par défini-tion fondée sur le carbone. Les propriétésdu carbone découlent du fait que son atomea quatre électrons disponibles pour des liai-sons, ce qui lui permet de former uneimmense variété de molécules complexes.Cette tétravalence résulte du nombre d’élec-trons en orbite ou, de façon équivalente,l’atome étant neutre, de la charge électriquede son noyau, égale à six.

QUATRE FORCES FONDAMENTALES

Électromagnétique Gravitationnelle Nucléaireforte

TROIS FORCES FONDAMENTALES(l’interaction nucléaire faible est absente)

Électro-magnétique

Gravitationnelle Nucléaireforte

Nucléairefaible

Les particules élémentaires et lesquatre forces fondamentalesapparaissent. À la températureextrême qui règne, l’interactionfaible empêche la matière d’avoirune masse.

Le refroidissementatténue l’interactionfaible, si bien que les particulesacquièrent une masse

Les quarks u et dse combinent en protons (noyauxd’hydrogène) et en neutrons.

Certains protons fusionnent en noyaux d’hélium 4 en partiegrâce à l’interaction faible, qui transforme deux protonsen neutrons avec émissionde positrons et de neutrinos(désintégration �+).

Lsgspe

LPpee

NOTR

E UN

IVER

S

Il apparaît moins de particules élémentaires,mais les particules de matière ont dès le départune masse.

Les quarks u et dse combinent en protons et en neutrons.

Certains protons et neutronsfusionnent en deutérium, puis en noyaux d’hélium 3. Les protons ne peuvent pas se transformer en neutrons.

UNIV

ERS

ALTE

RNAT

IF

10–40 seconde 10–12 seconde 10–6 seconde 1 seconde – 3 minutes

U N U N I V E R S A C C E P T A B L E D É P O U R V U D ’ I N T E R A C T I O N F A I B L EUn univers possédantseulement trois desinteractions fondamentales,au lieu des quatre que nousconnaissons, pourrait avoir une apparence trèsfamilière. Voici la recette :

• Supprimez l’interaction faibleen modifiant plusieurs« constantes » du modèlestandard de la physiquedes particules.

• Conservez les trois autresforces telles qu’elles sont dans notre Univers.

• Modifiez d’autres paramètrespour faciliter la fusionnucléaire au sein des étoiles.

Le résultat est un universpossédant une structurecomplexe, susceptibled’héberger la vie.

Quarks

Neutron Proton

Protons

+

+

+

=

+

+

=

=

Neutrinos

Positrons

Hélium 4

NeutronDeutérium

Hélium 3Proton

Proton

Quarks

Neutron Proton

pls_390_p000000_multivers.xp_prg0503 5/03/10 19:11 Page 32

Page 35: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Cosmologie [33

On a souvent suggéré qu’une chimiede la vie pourrait se construire autourdu silicium, lui aussi tétravalent ; maiscette idée est peu convaincante, car lesliaisons entre atomes de silicium sont plusfaciles à casser, et, de fait, on ne connaîtà ce jour aucune molécule complexe à basede silicium. Par ailleurs, la formation demolécules organiques complexes supposela présence d’éléments ayant la mêmestructure électronique que l’hydrogène(charge électrique égale à un) et que l’oxy-gène (charge électrique égale à huit).L’équipe de A. Jenkins a donc vérifié parle calcul que les noyaux de charge un,six et huit sont suffisamment stables pourparticiper à des réactions chimiques (voirl’encadré page 34).

La stabilité d’un noyau dépend pourune part de sa masse, qui est elle-mêmefonction des masses de ses constituants,les nucléons (protons et neutrons). Cal-culer la masse des nucléons et des noyauxdirectement à partir de celle des quarks(via les équations de la « chromodyna-mique quantique», qui décrit les interac-tions fortes) est extrêmement compliqué.

Pour contourner le problème, on peut par-tir des modélisations récentes des nucléonset, en ajustant l’intensité de l’interactionforte entre quarks, estimer comment depetites modifications des masses desquarks changent la masse des noyaux.

Dans notre Univers, le quark d est aumoins deux fois plus lourd que le quark u,et le neutron est à peu près 0,1 pour centplus lourd que le proton. Si les masses desquarks étaient telles que le neutrondevienne deux pour cent plus lourd quele proton, aucune forme stable de carboneni d’oxygène n’existerait.

Et si l’on ajustait les masses des quarksde façon que le proton soit plus lourdque le neutron, alors le noyau d’hydro-gène (un proton) capturerait l’électronen orbite et se transformerait en neutron,si bien que les atomes d’hydrogèneauraient une durée de vie très courte. Maisle deutérium ou le tritium (l’hydrogène 3)pourraient encore être stables, ainsi quecertaines formes d’oxygène et de carbone.

De fait, nous avons trouvé que desformes stables d’hydrogène peuvent exis-ter tant que la masse du proton excède

Deux types de supernovae

différents

Supernova résultantde l’accrétion

Planètehabitable,plus proche

Planète habitable

Les premières étoiles se forment,suivies par les galaxies et d’autresgénérations d’étoiles. Les étoilessont principalement alimentées par la fusion de l’hydrogène en hélium 3.

Au sein des étoiles se forment,par fusion, des noyaux de carboneet d’autres éléments lourdsjusqu’au fer. D’autres processuscréent les éléments encore pluslourds.

Les étoiles massives s’effondrentet explosent en supernovae.D’autres explosent après avoiraccrété de la matière. Les supernovae dispersent les éléments lourds dans l’espace.

Des formes de vieintelligentesapparaissentet se demandentpourquoi leur universest tel qu’il est.

Le Système solaire se forme. La Terre est la troisième planète en partant du Soleil.

Les étoiles se forment.Principalement alimentéespar la fusion de l’hydrogèneet du deutérium en hélium 3,elles dégagent peu d’énergie.

La fusion du deutérium dans les étoilesproduit aussi de l’hélium 4, qui conduitau carbone et à tous les élémentsjusqu’au fer. Les éléments plus lourdssont pratiquement absents.

Faute de neutrinos, les étoilesqui s’effondrent n’explosentpas en supernovae. Dessupernovae résultant de l’accrétionexistent cependant, et dispersentles éléments lourds dans l’espace.

Des formes de vieintelligentesapparaissentet se demandentpourquoi leur universest tel qu’il est.

Le Système solairese forme. Pour êtrehabitable, la Terre doitêtre plus près de safaible étoile que Mercurene l’est du Soleil.

150 000 ans – 7 milliards d’années 7 milliards d’années 8 milliards d’années 13,7 milliards d’années

Alejandro JENKINS fait partiedu groupe de physique des

hautes énergies à l’Universitéd’État de Floride.

Gilad PEREZ est théoricien à l’Institut Weizmann des

sciences à Rehovot, en Israël.

L E S A U T E U R S

+

+=

+

+

+

+

+

=

=

=

=

s Hélium 4 Carbone 12

Étoiles plus froides Deutérium

Hélium 4 Carbone 12

Slim

Film

s

pls_390_p000000_multivers.xp_prg0503 5/03/10 19:11 Page 33

Page 36: Pour La Science 390

34] Cosmologie © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

celle du neutron d’au plus un pour cent,ce qui correspond à un quark d plus légerque le quark u.

Avec du deutérium (ou du tritium) àla place de l’hydrogène, les océans seraientconstitués d’eau lourde, qui a des pro-priétés légèrement différentes de celles del’eau ordinaire. Cependant, cela pourraitne pas être un obstacle fondamental à l’évo-lution d’une forme de vie organique.

Dans notre Univers, le troisième quarkle plus léger (le quark s) est trop lourd pourparticiper à la constitution du noyau. Maissi sa masse était réduite d’un facteur dixou plus, les noyaux atomiques pourraientêtre constitués non seulement de protonset de neutrons, mais aussi d’autres baryonscontenant des quarks s.

L’équipe de A. Jenkins a par exempleétudié un univers où les quarks u et s ontà peu près la même masse, alors que lequark dest beaucoup plus léger. Les noyauxatomiques stables ne seraient alors pasconstitués de protons et de neutrons, maisplutôt de neutrons et d’un autre baryon,nommé �– (« sigma moins »). De façonremarquable, même un univers aussi radi-calement différent abriterait des formesstables d’hydrogène, de carbone et d’oxy-gène et pourrait donc se prêter à la chimieorganique. Mais ces éléments seraient-ilsassez abondants pour que la vie évolueau sein d’un tel univers? La question estpour l’instant sans réponse.

Il est néanmoins amusant d’imaginerque des physiciens vivant dans un tel uni-vers seraient sans doute intrigués par lefait que les quarks u et s aient des massespresque identiques. Ils pourraient mêmepenser que cette coïncidence a une expli-cation «anthropique», fondée sur la néces-sité d’une chimie organique…

D’un autre côté, les univers dans les-quels les trois quarks légers ont des massessemblables n’abriteraient sans doute pasde chimie organique: tous les noyaux ayantplus de quelques unités de charge électriquese désintégreraient presque immédiate-ment, à cause de la répulsion électrosta-tique entre baryons positifs.

Ces résultats sont prometteurs ; mal-heureusement, il est très difficile de déter-miner plus en détail l’évolution d’universdont les paramètres physiques diffèrentdes nôtres. Des recherches plus pousséesseront nécessaires.

Qu’ils résultent de l’absence de l’in-teraction faible ou de masses inhabituellespour les quarks, le fait que des univers

B R I C O L E R A V E C L A M A T I È R E

Si la masse des quarks légers – ceux qui forment des baryons stables, tels lesneutrons et les protons – était différente, les éléments chimiques indispen-sables à la vie telle que nous la connaissons existeraient-ils toujours ? Plusprécisément, sous quelles conditions des noyaux stables de charge élec-trique 1, 6 et 8 – et donc chimiquement analogues à l’hydrogène, au carboneet à l’oxygène – se formeraient-ils ? Voici quelques cas possibles.

QUARKSLÉGERS

BARYONSSTABLES

ÉLÉMENTS STABLESLES PLUS LÉGERS

ÉLÉMENTS LOURDSSTABLES

NOTR

E UN

IVER

S

Le quark d est deuxfois plus lourd que

le quark u.

Le neutron est0,1 pour cent plus

lourd que le proton.

Le carbone 12 et d’autreséléments sont stables ;

la vie est possible.

Neutron Proton

Hydrogène Carbone12

UNIV

ERS

ALTE

RNAT

IF N

°1

Le quark d est plus léger que

le quark u.

Le proton est0,1 pour cent plus

lourd que le neutron.

Le carbone 14 et d’autreséléments sont stables.

La vie est possible.

Neutron ProtonDeutérium

Carbone14

UNIV

ERS

ALTE

RNAT

IF N

°2

Le quark s est luiaussi léger, tandisque le quark d est

ultraléger.

Certains noyaux decharge 6 et d’autresnoyaux sont stables.La vie est possible.

UNIV

ERS

ALTE

RNAT

IF N

°3

Le quark u est leseul quark léger.

Aucun autre élémentn’est stable. L’univers

n’est pas propice à la vie.

Aucune forme stable de carbone ou d’oxygène.L’univers n’est pas propice

à la vie.

UNIV

ERS

ALTE

RNAT

IF N

°4

Trois quarks ultralégersde masses proches

8 particules différentes Hydrogènesigma

Hydrogène

Delta(charge 2)

Hélium delta

Neutron Sigma

Hydrogènesigma

Carbonesigma

Neutron Proton

Sigma

Slim

Film

s

pls_390_p000000_multivers.xp_prg0503 5/03/10 19:11 Page 34

Page 37: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Cosmologie [35

soient hospitaliers malgré des paramètresdifférents rend-il inutile le concept demultivers, initialement invoqué pourexpliquer l’ajustement fin des paramètresdans notre Univers ? Nous ne le pen-sons pas, et ce pour deux raisons.

La première raison est que, selon lescénario cosmologique en vigueur, notreUnivers a débuté sous forme d’une minus-cule région d’espace-temps qui a connuune phase de croissance exponentielle, l’in-flation. Même s’il n’existe pas encore demodèle définitif pour l’inflation, la théo-rie suggère que différentes régions pour-raient s’être dilatées à des rythmesdifférents, et que chaque région pourraitformer une «bulle» isolée qui serait deve-nue un univers à part entière, caractérisépar ses propres constantes fondamentales.

L’épineuse constantecosmologique

Le second argument en faveur de l’exis-tence du multivers est qu’il reste une quan-tité qui semble ajustée avec une précisionextrême: la constante cosmologique, aussiappelée énergie sombre, une forme d’éner-gie qui emplit l’espace vide. La théoriede la relativité générale d’Einstein sti-pule que l’énergie déforme l’espace-temps:selon son signe, elle provoque son expan-sion ou sa contraction. Or la physiquequantique prédit que même le vide ren-ferme une énergie. Mais si on identifiel’énergie du vide quantique à la constantecosmologique, celle-ci devrait être telle-ment grande, quel que soit son signe,que l’Univers se serait dilaté bien trop vitepour que des structures aient le temps dese former, ou au contraire qu’il se seraiteffondré sur lui-même une fraction deseconde après sa naissance.

Une explication possible est qu’unmécanisme – encore inconnu – compensel’effet de l’énergie du vide. Cependant, cetajustement doit être d’une précisionextrême: un écart infime, ne serait-ce qu’àla 100e décimale, s’amplifierait considé-rablement au cours du temps et suffiraità conduire à un univers dépourvu de struc-tures cosmiques.

En 1987, le prix Nobel de physique Ste-ven Weinberg a proposé une explicationanthropique à cela. Il a calculé la limiteen deçà de laquelle la valeur de la constantecosmologique reste compatible avec la vie,c’est-à-dire qu’elle laisse le temps aux struc-tures cosmiques de se former. D’une cer-

taine façon, notre existence implique uneconstante cosmologique faible. Puis, à lafin des années 1990, on a découvert quel’Univers se dilate effectivement à unrythme accéléré. L’accélération observéeimplique que la constante cosmologiqueest positive et infime : la densité d’éner-gie du vide est très faible.

Ainsi, la constante cosmologiquesemble ajustée avec une précision extrême.Et dans ce cas, modifier l’interaction faibleou les masses des quarks comme nousl’avons fait ne paraît pas d’un grandsecours : il semble impossible de trouverdes univers propices à la vie où la constantecosmologique serait significativement supé-rieure à la valeur que nous observons. Ainsi,dans le multivers, la grande majorité desunivers pourraient avoir une constante cos-mologique incompatible avec la vie.

Un scénario fondé sur la théorie descordes (une théorie décrivant les parti-cules comme des cordes vibrantes micro-scopiques) suggère qu’au cours del’inflation, la constante cosmologique etd’autres paramètres ont pu prendre unegamme pratiquement illimitée de valeursdifférentes, gamme nommée paysage dela théorie des cordes.

En dehors du problème de la constantecosmologique, nos travaux mettent endoute l’utilité du raisonnement anthro-pique. Ils soulèvent également des ques-tions. Par exemple, si la vie est vraimentpossible dans un univers sans interactionfaible, pourquoi notre Univers est-il dotéde cette force? Pour de nombreux physi-ciens des particules, dans un certain sens,l’interaction faible n’est pas assez faible :sa valeur semble trop élevée dans l’édi-fice du modèle standard. Certains théori-ciens s’attendent ainsi à ce que l’interactionfaible soit si faible dans la plupart desunivers qu’elle en serait de facto absente.

En fin de compte, seule une connais-sance plus profonde des mécanismes quiprésident à la genèse des univers peutrépondre à de telles interrogations. Peut-être existe-il des principes physiquesencore plus fondamentaux qui impliquentque la nature préfère certains jeux de loisphysiques plutôt que d’autres?

Nous ne trouverons peut-être jamaisde preuve directe de l’existence d’autresunivers, et il ne nous sera à l’évidencejamais donné d’en visiter un. Mais leurétude pourrait nous éclairer sur notre placedans le multivers – ou toute autre entitédans laquelle nous sommes plongés. �

Des univers encoreplus exotiques

Beaucoup d’autres jeux de lois physiques

pourraient émerger du vide primordial.

Dans la plupart des cas, dont ceux

évoqués ci-dessous, on ignore si l’univers

résultant est accueillant pour la vie.

� Le règne de l’hélium

Dans certaines versions de l’univers

sans interaction faible, il ne reste

pratiquement pas d’hydrogène après

le Big Bang. Les étoiles seraient

pour l’essentiel constituées d’hélium.

� Les multiquarks

Dans notre Univers, les quarks se lient

à deux ou trois pour former

des particules, mais dans d’autres

univers, ils pourraient aussi

s’assembler par quatre, cinq ou plus.

� Les dimensions supérieures

Selon la théorie des cordes, l’espace

a dix dimensions. Dans notre Univers,

toutes sauf trois sont invisibles,

car repliées sur elles-mêmes.

Et si quatre dimensions ou plus

étaient encore perceptibles ?

Hypercubede dimension 4

� BIBLIOGRAPHIE

A. Jenkins et al., Quark masses : anenvironmental impact statement,Physical Review D, vol. 79, n° 6,pp. 065014-1–065014-33, mars 2009.

G. Perez et al., A universe withoutweak interactions, PhysicalReview D, vol. 74, n° 3, pp. 035006-1– 035006-15, août 2006.

R. Bousso et J. Polchinski,Le paysage de la théorie des cordes, Pour la Science,n° 326, décembre 2004.

M. Tegmark, De l’Univers au multivers, Pour la Science, n° 308, juin 2003.

S. Weinberg, A designer universe ?Conference on Cosmic Design ofthe AAAS, Washington D.C., 1999.En ligne sur www.physlink.com/Education/essay_weinberg.cfm

Jean

-Fra

nçoi

s Po

devi

n

pls_390_p000000_multivers.xp_prg0503 5/03/10 19:11 Page 35

Page 38: Pour La Science 390

36] Archéologie © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Sur la côte Nord du Pérou, au débutde notre ère, la civilisation des Mochi-cas s’est développée, avant celle des

Chimú et celle bien connue et plus vastedes Incas. En cinq siècles (du IIIe auVIIIe siècles), le peuple mochica conquit unterritoire de plusieurs centaines de kilo-mètres, où apparaissent des pyramides,nommées huacas, en briques de terre crue,sièges des centres cérémoniels, du pouvoirpolitique et des instances religieuses. C’étaitune société hiérarchisée aux ressourceshumaines et techniques importantes.

Les Mochicas considéraient la mortcomme un prolongement de la vie, de sorteque les nombreux vestiges, notamment lesfresques et les céramiques, présents dans lemonde des défunts témoignent de la viede ce peuple. En 1899, les premières tracesde cette culture furent mises au jour sur lesite de la Huaca de la Luna, dans la valléedu Moche. Puis on trouva en 1987 la sépul-ture intacte du seigneur de Sipán, qui consti-tue l’apogée de l’archéologie péruvienne.La réputation des Mochicas repose sur desreprésentations de combats, de défilés de

prisonniers et de sacrifices humains : ilsétaient considérés comme particulièrementcruels. Des recherches supplémentaires ontdévoilé plusieurs tombes de notables, parexemple à la Huaca de la Luna et à la HuacaEl Brujo dans la vallée de Chicama.

C’est sur ce dernier site que nous avonsdécouvert en 2004, pour la première fois,la tombe d’une reine : la dame de Cao. Orune tombe est un lieu de prédilection pourentrevoir les croyances d’un peuple liéesà la mort et pour comprendre la fonctionet le statut du disparu dans la société.

Un site culturel richeNous présenterons ici la façon dont ladépouille de la défunte a été traitée, l’ar-chitecture de la chambre et les objets dépo-sés dans la sépulture : tout porte à croireque la dame de Cao était une dirigeantedu peuple mochica de la vallée de Chi-cama, il y a 1700 ans environ.

En 2006, la Fondation Wiese, en colla-boration avec l’Institut national de la cul-ture du Pérou, a rendu publique cette

Archéologie

Archéologie

Régulo Franco Jordán

L ’ E S S E N T I E L

✔ La civilisation

des Mochicas a connu

un grand essor entre

le IIIe et le VIIIe siècles sur

la côte Nord du Pérou. Elle

y a laissé des pyramides

en terre, des tombes

et des objets. Elle fut

la première à instaurer

des sacrifices humains.

✔ Dans la pyramide Cao

Viejo, des archéologues

ont découvert la première

tombe d’une reine : la dame

de Cao. La conservation

de la sépulture et du corps

est extraordinaire.

✔ Cette dame gouvernait

le peuple mochica et on lui

attribuait des pouvoirs

de guérisseuse : la place

des femmes dans la culture

précolombienne est à revoir.

La découverte d’une tombe de la civilisation des Mochicas

ouvre un nouveau chapitre de l’archéologie

précolombienne : la femme qui l’occupe dirigeait

probablement son peuple au début de notre ère.

pls_390_p032036_dame_cao.xp_bsl3_04_03 5/03/10 19:18 Page 36

Page 39: Pour La Science 390

1. DES COURONNES (a)et des ornements en cuivre

doré (b) ont été retrouvés dansles différentes couches formant

la momie de la dame de Cao.Ces objets sont des emblèmes

du pouvoir que détenait sansdoute cette femme mochica.

De plus, trois corps d’hommesl’accompagnaient ;

l’un d’eux était enfermédans un ballot bien préservé (c).

b

c

a

Sauf

men

tion

cont

raire

, les

pho

togr

aphi

es s

ont d

e Ré

gulo

Fra

nco

Jord

án

pls_390_p032036_dame_cao.xp_bsl3_04_03 5/03/10 19:18 Page 37

Page 40: Pour La Science 390

38] Archéologie © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

découverte qui change notre conception dupouvoir dans l’Ancien Pérou; en effet, onpensait jusqu’à présent que seuls deshommes avaient gouverné aux époques pré-hispaniques. Depuis mai 2006, les vestigesont été répertoriés, analysés et sont désor-mais exposés au musée du site El Brujo.

On peut comparer les Mochicas à laculture maya d’Amérique centrale.En 2004, Elizabeth Benson, de l’UniversitéHarvard aux États-Unis, a montré queles expressions artistiques des Mayas sontsemblables à celles des Mochicas; l’art céra-mique est minutieux et chargé de sens, lesdeux civilisations utilisent des coquillages,notamment des spondyles (un type demollusque bivalve), et les représentationssont abstraites et symboliques. L’un desprincipaux points de comparaison entreles deux cultures, selon E. Benson, est leursimposantes constructions pyramidales :en pierre chez les Mayas, en adobe – desbriques de terre crue – chez les Mochicas.

En outre, dans les deux cas, les bâti-ments cérémoniaux sont érigés en diffé-rentes étapes, par niveaux consécutifs.Chaque étage contient des tombes, desoffrandes et des peintures murales poly-chromes ayant une grande significationreligieuse. Mais la comparaison entre lesdeux cultures s’arrête là: les Mochicas n’ontduré que cinq siècles, alors que les Mayasse seraient établis quelques millénairesavant notre ère et se seraient dispersésavant l’arrivée des colons européens.

Le complexe archéologique El Brujose situe à 60 kilomètres au Nord-Ouestde Trujillo (voir la figure 2), à proximité dela localité de Magdalena de Cao. C’est l’undes sites les plus complets de la côte sep-tentrionale du Pérou. On y trouve despreuves de la présence des hommes durant5 000 ans, de la période précéramique,représentée par la Huaca Prieta (contem-poraine de la civilisation caral qui seraitla plus ancienne d’Amérique), jusqu’à l’oc-cupation coloniale au XVIe siècle, repré-sentée par une église coloniale fondée parles pères dominicains et les restes de lapopulation indigène de Cao Viejo.

Cependant, pendant cette occupationdu Brujo, la culture mochica est celle qui aconnu le plus grand essor. Les Mochicasde la vallée de Chicama établirent leur pou-voir religieux dans le centre cérémonial ducomplexe El Brujo, où ils construisirentdeux énormes pyramides d’adobe, nom-mées Huaca Cao Viejo et Huaca El Brujo,divers bâtiments de culte et des régionsde sépultures. Tout le plan de surface ducomplexe El Brujo témoigne d’une orga-nisation spatiale remarquable, fondée surles deux temples ; on retrouve cette struc-ture sur les sites de la Huaca del Sol et dela Huaca de la Luna, dans la vallée duMoche. La Huaca Cao Viejo a la forme d’unepyramide tronquée et comporte une grandeplace cérémoniale destinée aux fonctionspubliques ; elle représente le plus grandtemple de ce centre cérémonial.

L’une des caractéristiques de ces pyra-mides est la présence de dessins aux mul-tiples couleurs sur leur face principaleorientée au Nord-Est. Ces figures illustrentdifférents thèmes liés à la vision du cosmospar le monde mochica. Cette particularitéexiste aussi dans la Huaca de la Luna.

Une enceintechargée de sens

En 2004 et 2005, nous avons découvert unegrande enceinte cérémoniale de 275 mètrescarrés, située au coin Nord-Ouest de laplate-forme supérieure de la pyramide deCao Viejo. Cette enceinte possède de bellespeintures murales polychromes, qui repré-sentent des figures stylisées d’êtres sur-naturels, marins et terrestres.

Dans le coin intérieur Sud-Est, l’en-ceinte abrite une pièce de cérémonie quiprésente aussi des dessins colorés sur saface principale. On y trouve par exemplela représentation en damier d’un félin, unefigure interprétée par de nombreux cher-cheurs comme étant l’Animal lunaire, l’Ani-mal fantastique ou le Dragon Recuay, car dansl’iconographie mochica, elle surmonte laLune et est associée aux étoiles. Ce dessinest l’un des plus importants de l’icono-graphie des époques précoces ; il évoquesouvent des divinités ou le cosmos.

De même, dans des panneaux carrésen damier, un être anthropomorphe auxtraits félins est dessiné (voir la figure 3). Ce

2. LE COMPLEXE ARCHÉOLOGIQUE EL BRUJO couvre plus de 5 000 ansde présence humaine ininterrompue. Il se trouve à 60 kilomètres auNord-Ouest de Trujillo au Pérou (a). C’est dans la pyramide Cao Viejo queles archéologues ont découvert une enceinte cérémoniale de 275 mètrescarrés (b) abritant la tombe de la dame de Cao. La face principale de

l’enceinte, orientée au Nord-Est, présente de nombreuses peinturescolorées. Les motifs peints évoquent le poisson d’eau douce Tricho-mycterus sp. ; ils sont constitués de larges bandes diagonales de dif-férentes couleurs et divers fonds, les couleurs dominantes étant lerouge, le blanc, le noir, le bleu et le rose.

a

El Brujo

Territoire des Mochicas

Pérou

TrujilloOcéanPacifique

Amérique du Sud b

Face principalede l’enceinte

Tombede la dame de Cao

pls_390_p032036_dame_cao.xp_bsl3_04_03 5/03/10 19:18 Page 38

Page 41: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Archéologie [39

personnage représenterait une divinité quiappartient au monde des morts et son cultea dû être enraciné durant l’époque mochicaprécoce ; de toute évidence, pendant lavie et après le décès de la dame de Cao.

Le mur latéral de l’enceinte porte desreprésentations de poissons, orientés ver-ticalement, certains tournés vers le haut,d’autres vers le bas. Enfin, le mur septen-trional, crénelé, présente deux félins faceà face, séparés par un triangle creux. Lemur Ouest est endommagé. C’est à l’in-térieur de cette enceinte que nous avonsdécouvert la tombe de la dame de Cao.

En 2005, des fouilles ont mis au jourune poterie en céramique fine en forme dehibou et une grande fosse. Sur l’un desflancs de la fosse, sont présents des restescalcinés. Ces derniers contiennent diversobjets : des pelotes de fils colorés enrou-lés sur des fuseaux en bois, des restes detissus, des aiguilles en cuivre, des excré-ments de rongeurs, des arêtes de pois-son, une petite figure en bois représentantun singe, des morceaux de céramique. Ils’agissait bien d’un contexte funéraire.

Des fouilles systématiques ont révélédeux couvercles de canne flèche (unegrande plante herbacée) attachés l’un àl’autre par des cordelettes de jonc; ils ontsûrement été utilisés lors de l’enterrementde la dame de Cao. Puis nous avons trouvédans cette fosse le ballot qui contient le corpsde la défunte. Celui-ci est dans un état deconservation extraordinaire au vu de sonâge et du climat de la côte septentrionale ;il n’a pas souffert de l’humidité de la pluie

ou des infiltrations, ni de toute autre formed’agression extérieure, car il a été enterréà trois mètres de profondeur au milieu dela pyramide. Au Sud du ballot, se trouveune série de poteries en céramique.

Certaines de ces céramiques sortent dulot : un dignitaire assis les jambes pliéesavec une coiffe sur la tête, ou encore unepoterie exceptionnelle qui évoque un gué-risseur (voir la figure 4). Qui plus est, nousavons découvert à côté du ballot les restesd’une adolescente étranglée par une cor-delette de jonc. On trouve souvent dans lestombes de l’élite mochica des personnesqui ont été sacrifiées pour l’occasion ;c’est le cas dans la tombe du seigneur deSipán, un autre chef de la culture mochica.

Une tombe de reineAu Sud de la fosse de la dame de Cao, setrouvaient les restes d’un adolescent enposition fœtale qui malheureusementfut endommagé il y a plusieurs siècleslorsque fut dressée l’enceinte de la damede Cao. Étant donné l’endroit où il estplacé, et comme il n’est pas accompagnéd’offrandes, nous pensons qu’il s’agitdu gardien de la dame de Cao (on retrouvale même type de gardien sur le lieu de latombe du seigneur de Sipán).

Nous avons découvert trois autresaccompagnants masculins, chacun danssa propre fosse. Deux d’entre eux sont bienconservés. La fosse centrale contient unballot plus important que les deux autres ;au pied de ce personnage masculin, les

✔ BIBLIOGRAPHIE

E. P. Benson, Los mayasy los Mochicas : Expresionesen el Arte, Acercarse y Mirar,Homenaje a Beatriz de la Fuente :283-296, Universidad Autónomade Mexico, Institutode Investigaciones Estéticas,Mexico, 2004.

T. Delabarde et S. Uceda,Les sacrifices rituelsdes Mochicas, Pour la Science,n° 303, janvier 2003.

A. M. Hocquenghem,Iconografía Mochica, FondoEditorial Pontificia UniversidadCatólica del Perú, Lima, 1987.

B. Bird, J. et J. Hyslop,The preceramic excavationsat the Huaca Prieta Chicamavalley, Peru, AnthropologicalPapers of the American Museumof Natural History New York,vol. 62, 1985.

3. SUR UN MUR DE L’ENCEINTE CÉRÉMONIALE, dans des panneauxen damier (a), est peint un personnage anthropomorphe aux traits félins.Il est présenté de face et accompagné de deux condors sur les mains etflanqué de serpents à hauteur de son corps (b). Des vagues ornent sa

tête comme une crête, sans doute pour représenter des cheveux. On yvoit des franges, des poissons ou des figures géométriques. Les vête-ments et les couleurs diffèrent d’un dessin à l’autre. Cet être serait unedivinité appartenant au monde des morts de la culture mochica.

a b

Régulo Franco JORDÁNest archéologue

à la Fondation Wiese, au Pérou.

L’ A U T E U R

pls_390_p032036_dame_cao.xp_bsl3_04_03 5/03/10 19:18 Page 39

Page 42: Pour La Science 390

40] Archéologie © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

ossements d’une autre adolescente en posi-tion semi-fléchie, étranglée avec une cor-delette en fibre végétale, sont accompagnésd’une poterie qui représente une personneassise, les mains sur les genoux avec uneattitude révérencieuse.

L’autre personne, près du mur Ouestde l’enceinte du coin, est en bon état etaccompagnée d’une poterie en céramiquequi porte un petit cordon sur le cou et estdécorée de poissons, à l’instar des dessinsmuraux. Le troisième accompagnant, placévers l’Ouest, est détérioré, sans ballot ; ilcorrespond à un autre individu qui auraiteu comme offrande un mate – le fruit d’uneplante de la famille des cucurbitacées –pyrogravé. Nous pensons que ces troispersonnages ont une relation de parentédirecte avec la dame de Cao; de futurs testsd’ADN le montreront.

Nous avons ensuite étudié le ballot funé-raire notamment avec l’archéologue et spé-cialiste du textile Arabel Fernandez Lópezet l’anthropologue John Verano, de l’Uni-versité de Tulane à la Nouvelle-Orléans.

Nous avons nettoyé le ballot pour enprendre des clichés radiographiques; à l’in-térieur se trouvent deux massues, des

assiettes, des plaques de métal carrées, deminces bâtons qui portent une tête d’oi-seau et de nombreux bijoux près de la têtede la dame. Il comprend en outre 20 couchesde tissu (voir l’encadré page ci-contre).

Nous avons retiré la première couchetextile qui enveloppe le ballot tout entier

et est cousue en zigzag. Elle est brodéed’un visage. Un point attira notre atten-tion : l’œil gauche de la figure brodée esttordu, une caractéristique des frises duDécapiteur de la Huaca de la Luna àMoche, divinité importante de la culturemochica qui pratiquait des sacrificeshumains pour, semble-t-il, apaiser la fureurdes divinités et permettre à l’élite diri-geante d’affirmer sa position.

La sixième couche textile comprendsix épaisseurs de pièces de tissu carréessur lesquelles sont cousues des plaques encuivre doré. Ces plaques métalliques col-lant aux tissus présentent des traces d’unliquide qui a dû être versé pendant le ritede préparation du ballot funéraire de ladame de Cao.

Ensuite, nous avons trouvé deux mas-sues latérales et quatre couronnes et dia-dèmes près de la tête (voir la figure 1). Laseptième couche est un voile de simpletoile qui entoure le ballot ; toutefois, cettecouche présente un nouveau visage brodé,semblable à la face d’un singe, mais avecdavantage de cinabre (un sulfure de mer-cure de couleur rouge qui a une grandevaleur symbolique depuis des époquestrès anciennes de la culture péruvienne)que pour le premier visage brodé. Et cesecond visage porte des anneaux auxoreilles avec des petites plaques qui repré-sentent un félin.

Des vêtementsbien conservés

Avant d’arriver au corps, nous trouvonsquatre vêtements. Deux d’entre eux sont enbon état avec des dessins peints de vagueset d’autres dessins brodés de poissons. C’estla première fois que l’on découvre des vête-ments presque intacts d’un personnage aussiimportant. À la base du ballot, sont pré-sentes des cannes – des tiges de roseau –attachées entre elles. Sous les vêtements,apparaît un voile de coton blanc. Sous leballot, s’ajoute un faisceau de 46 cannes,de 174 centimètres de long par 73 centi-mètres de large.

Entre le ballot et la couche de cannes,nous avons trouvé 23 dards, des armesde jet en bois recouvert de cuivre doré, quireprésentent des figures anthropomorpheset des oiseaux.

Ces matières premières et ces ins-truments, placés dans les différentescouches du ballot, sont associés à laproduction de textile ; nous pensons qu’ils’agissait de l’une des occupations prin-cipales de la dame de Cao. Dans les deuxdernières couches (la 19e et la 20e), se trou-vent des insectes, mais ils n’ont pasendommagé le corps.

Le visage de la dame de Cao est recou-vert d’un plat profond en cuivre doréqui contient du cinabre ; c’est certaine-ment avec cette substance que le corps futenduit. Cinq couches de tissus compres-

Le corps de la dameportait de nombreux

bijoux, ce qui témoignede l’importance qu’elle

avait pour les Mochicas.

b

a

4. DES POTERIES EN CÉRAMIQUE ont ététrouvées dans la tombe, à côté du ballot renfer-mant le corps de la dame de Cao. L’une d’ellesest un dignitaire assis les jambes pliées avec unecoiffe sur la tête (a) ; une autre, en kaolin (de l’ar-gile blanche), représente un guérisseur (b). Onconsidère d’ailleurs que l’enfant près du guéris-seur serait la dame de Cao. Le peuple mochicaattribuait sans doute à la dame de Cao des pou-voirs de guérisseuse.

pls_390_p032036_dame_cao.xp_bsl3_04_03 5/03/10 19:18 Page 40

Page 43: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Archéologie [41

U N E M O M I E M U L T I C O U C H E E N P A R F A I T É T A T D E C O N S E R V A T I O N

D ans la plus grande fosse del’enceinte principale, les

archéologues ont découvert le bal-lot (a) qui contient le corps de ladame de Cao. Ce ballot fait 181 cen-timètres de long, 75 centimètresde large et 42 centimètres de haut.Il repose sur des troncs de carou-bier et est recouvert d’une couchede fibres végétales ; il pèse plusde 100 kilogrammes. Autour du bal-lot, sont présents divers objets cal-cinés et les restes d’une adolescentesacrifiée.

Le ballot comprend 20 couchesde tissu. La première présente unvisage brodé. La deuxième couchetextile est un voile de coton de plus

de trois mètres de long aux bordsornés de tapisserie. La troisièmeest une toile de coton qui fait48 tours. Les couches suivantes sontdes bandes de respectivement 13 et41 tours. La sixième comprendsix épaisseurs de pièces de tissu car-rées sur lesquelles sont cousues desplaques en cuivre doré (b).

La septième couche est un voilede simple toile qui entoure le bal-lot ; elle présente un nouveau visagebrodé, semblable à la face d’unsinge. Des bandes et des draps sontprésents de la 8e à la 16e couches.Le 17e niveau contient quatre vête-ments. Deux d’entre eux sont enbon état avec des dessins peints de

volutes et d’autres dessins brodésde poissons. Sous les vêtements,apparaît un voile de fleurs de cotonblanc, dépourvu de graines, presquecomme une mousse blanche prêteà être utilisée dans la fabricationd’un textile.

La 18e couche est un voile detoile fine qui contient sept aiguilles,six en or et une en cuivre. Il y a aussi13 boules de coton et 64 fuseauxde bois. La 19e couche est un voilede gaze où se trouvaient desinsectes ; mais ces derniers n’ontpas endommagé le corps. La20e couche est aussi un voile, avec31 plaques de cuivre attachéespar des rubans.

Le visage de la dame de Cao estrecouvert d’un plat profond en cuivredoré qui contient du cinabre (c), unesubstance qui a recouvert le corpset participé à sa conservation. Lecorps possède de nombreux orne-ments collés aux tissus, des col-liers, des boucles d’oreille et de nez.

Sa peau est préservée et tatouéed’araignées et de serpents parexemple (d et e). Le corps conservede longs cheveux et une frangecourte (f). Les tatouages et les objetsqui l’accompagnent suggèrent quecette femme était un personnageimportant de la société mochica, àqui on attribuait des pouvoirs deguérisseuse.

a

c

b d

f

e

pls_390_p032036_dame_cao.xp_bsl3_04_03 5/03/10 19:18 Page 41

Page 44: Pour La Science 390

42] Archéologie © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

sés adhèrent au corps de la dame. Nousavons eu la surprise de découvrir une séried’ornements collés aux tissus, notammentdes narigueras (des bijoux de nez ou debouche, voir la figure 5).

La dame de Cao est allongée sur ledos avec les bras étendus le long ducorps ; la peau de son corps est préser-vée et elle porte ses bijoux personnelsautour du cou et aux oreilles.

Parmi les représentations des orne-ments, des captifs nus avec une cordeautour du cou, la figure du Décapiteur,des animaux lunaires, des scorpions avecdes serpents bicéphales, des pélicans,des crabes, des araignées, des condors avecla divinité, etc. Chaque nariguera a unesymbolique différente, ce qui suggère quela gouvernante les utilisait lors de chacunede ses présentations cérémoniales.

Fait admirable, la défunte a conservéde longs cheveux avec une frange courte.Sa peau est tatouée sur les avant-bras, lesmains, les chevilles et les orteils. Les figurestatouées sont des serpents, des araignées,des poissons, des hippocampes, des lignes,des losanges et des poulpes. Il est probableque le corps ait été lavé à l’eau de mer avantd’être enduit de cinabre, car ce dernierest un conservateur efficace qui a sans douteempêché les insectes d’attaquer le corps.

Les dessins corporels indiquent à quelpoint la dame de Cao était puissante. Parexemple, sur son avant-bras, les araignéessont liées aux rites d’invocation des pluies,et les serpents à la fertilité de la terre. Ainsi,on lui attribuait sans aucun doute des pou-voirs extraordinaires, et elle prédisait peut-être la qualité des récoltes pour en informerla communauté. Elle utilisait des aiguilles

en or pour coudre et elle fabriquait pro-bablement des tissus fins.

Selon J. Verano, la distension de sonventre indique qu’elle est décédée aprèsun accouchement. Son corps présentedes anomalies, notamment un abcès à unedent de sagesse. Mais on sait que certainespopulations mochicas souffraient dediverses pathologies dentaires, même si,pour la plupart, elles étaient en bonnesanté. La dame de Cao mourut entre 20 et25 ans. Elle devait mesurer 148 centimètres,la taille moyenne des femmes mochicas.

Femme de pouvoir, guérisseuse

et mèreLes emblèmes de pouvoir que nousvenons de présenter rendent la dame deCao comparable à un personnage impor-tant du thème iconographique nommé Lacérémonie du sacrifice. Ce thème est cen-tral dans la religion mochica, car les sacri-fices humains faisaient partie despratiques funéraires mochicas.

En conséquence, la dame de Cao étaitune gouvernante au pouvoir absolu dansla vallée de Chicama et on lui attribuaitdes pouvoirs extraordinaires de guérisseuse.La tombe royale de cette puissante femmemochica représente un événement marquantdans l’histoire de l’archéologie péruvienne.Elle ouvre un nouveau chapitre dans les dis-cussions sur le rôle que jouait la femmeaux époques précolombiennes. Pour l’ins-tant, cette découverte est une preuve sansprécédent du rôle important de la femmedans un temple mochica. ■

6. CETTE STATUETTE EN BOIS est couverted’ornements en cuivre ; elle représenteun prêtre guerrier qui appartenaitprobablement à la cour de la dame de Cao.

5. DE NOMBREUX BIJOUX ornaient le corpsde la dame de Cao : 15 colliers en or, cuivreet pierres semi-précieuses, des sériesde boucles d’oreilles en cuivre incrustéesde turquoise, 44 narigueras (des bijouxde nez ou de bouche) en or et en argent.

pls_390_p032036_dame_cao.xp_bsl3_04_03 5/03/10 19:18 Page 42

Page 45: Pour La Science 390

salon_livre.xp 5/03/10 15:43 Page 1

Page 46: Pour La Science 390

44] Géophysique © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Tout au Sud de la péninsule Arabique,il est une dorsale océanique qui, chezles géologues, a rang de reine : la

dorsale de Saba ou plutôt, en arabe, deSheba. Cette cicatrice montagneuse aufond du golfe d’Aden est un trésor géo-logique, car elle témoigne de façon uniquedes premiers stades de l’ouverture d’unocéan. Nous verrons que cette chaîne vol-canique sous-marine est née parce quel’Afrique se déchirait. Puis, qu’une foisapparue, elle s’est très vite propagéevers le point chaud des Afars, au Nord del’Éthiopie, qui l’a attirée.

La Terre est couverte de cicatrices quidélimitent les plaques tectoniques dontest formée l’écorce terrestre. Lorsqu’ellesconvergent, ces plaques s’affrontent en for-mant des chaînes de montagnes ou se che-vauchent dans les grandes fosses sous-marines. Lorsqu’elles s’écartent l’une del’autre, naissent les dorsales qui, commeleur nom l’indique, forment la «colonnevertébrale» des océans.

La dorsale de Sheba ne fait pas excep-tion: elle est la colonne vertébrale du jeuneocéan qui s’ouvre dans le golfe d’Aden.Comme chaque fois qu’un océan naît, l’ou-verture de ce golfe s’est produite en deuxétapes géologiques fondamentales : l’éti-rement du continent (ici l’Afrique), nommérifting par les géologues, puis l’apparitionde la dorsale.

Le développement de la dorsale deSheba est lié à la séparation de la plaquearabe ; une séparation qui s’est déroulée

Entre l’Arabie et la Somalie,

une mer s’ouvre depuis

30 millions d’années.

Sa brève histoire géologique

révèle les phénomènes

marquants du début

d’une expansion océanique.

Géophysique

Marc Fournieret Nicolas Chamot-Rooke

Discipline (sous-thème)

1. LE GOLFE D’ADEN, ici photographié depuis un satellite croi-sant au-dessus de la péninsule Arabique, s’ouvre telle une paire deciseaux pour donner naissance à un nouvel océan. Son plancherocéanique est produit en continu depuis environ 20 millions d’an-nées par la dorsale de Sheba, une longue cicatrice volcanique.

© N

ASA/

Corb

is

pls_390_p000_000_fournier.xp_ata_25_02 8/03/10 17:05 Page 44

Page 47: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Géophysique [45

dans le cadre de la fermeture d’un océanaujourd’hui disparu, la Téthys. Durantquelque 200 millions d’années, le plancherde cet océan qui séparait l’Afrique de l’Eur-asie a plongé sous l’Eurasie, le derniertémoin actuel de cette subduction se trou-vant au Makran (voir la figure 2).

Le poids du panneau plongeant en sub-duction exerçait une traction sur la plaqueafricaine. L’Afrique était donc sous ten-sion quand un puissant panache de matièrechaude est remonté depuis les profondeursdu manteau (l’enveloppe terrestre sous-jacente à la croûte) pour s’établir sous l’écorceterrestre dans la région des Afars (voir lafigure 3). Ce point chaud a affaibli la plaqueafricaine et a favorisé sa fragmentation.

L’Afrique déchiréeIl y a 30 millions d’années, un morceaud’Afrique a ainsi été déchiré et entraînévers le Nord-Est : la plaque arabe. Dansson sillage, la mer Rouge (entre Égypteet Arabie) et le golfe d’Aden (entre Ara-bie et Somalie) se sont ouverts. La déchi-rure s’est effectuée en une dizaine demillions d’années, le temps pour le conti-nent africain de s’étirer et de s’amincirdans les rifts du golfe d’Aden et de lamer Rouge (aujourd’hui, un processus dumême type est à l’origine du rift est-afri-cain, qui sépare sur plus de 6000 kilomètresl’Afrique de l’Est du reste du continent,et devrait conduire à terme à la séparationde la plaque somalienne, c’est-à-dire de lacorne de l’Afrique). À la fin du rifting, lecontinent africain s’est totalement déchiréet une dorsale s’est mise en place dans legolfe d’Aden, puis dans la mer Rouge.

Ainsi, depuis 20 millions d’années, unnouvel océan s’ouvre entre l’Afrique etl’Arabie. La mesure par géolocalisation GPSdes mouvements des plaques montre quel’Afrique est presque immobile par rapportà l’Eurasie, tandis que l’Arabie s’écarte del’Afrique de deux centimètres par an, etse rapproche de l’Eurasie à la même vitesse.Le nouvel océan s’élargit donc de 20 kilo-mètres par million d’années.

Pour décrire ces mouvements, le tec-tonicien utilise une version du théorèmedu point fixe énoncé par le mathématiciensuisse Leonhard Euler (1707-1783) : toutdéplacement d’une sphère rigide autourde son centre laisse un point fixe. Il s’agiten réalité d’un diamètre fixe, qui repré-sente l’axe autour duquel la sphère a tournésur elle-même. Transposé à la tectonique

L ’ E S S E N T I E L

✔ La dorsale de Sheba

produit le plancher

d’un tout jeune océan

qui s’ouvre dans le golfe

d’Aden, au Sud de

la péninsule Arabique.

✔ Elle résulte

d’une rotation de la plaque

arabe, la croûte africaine

ayant été affaiblie puis

fracturée par la remontée

d’un panache de matière

chaude, sous les Afars.

✔ Vieille de quelque

20 millions d’années, cette

dorsale s’est propagée

sur 1 400 kilomètres en

quatre millions d’années

seulement, en direction

du point chaud des Afars.

pls_390_p000_000_fournier.xp_ata_25_02 5/03/10 18:29 Page 45

Page 48: Pour La Science 390

46] Géophysique © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

des plaques, ce théorème implique quel’on peut décrire le mouvement d’uneplaque à la surface de la sphère terrestre,si l’on assimile cette plaque à une portionde sphère, par une rotation autour d’unaxe passant par le centre de la Terre. L’axede rotation coupe la surface terrestre endeux points, nommés pôles de rotation,qui servent à décrire le mouvement desplaques les unes par rapport aux autres.

Déterminer les pôlesde rotation

Pour déterminer les pôles de rotation, onajuste au mieux des structures qui étaientautrefois confondues, par exemple les lignescôtières des continents de part et d’autred’un océan. C’est ce que fit l’AllemandAlfred Wegener (1880-1931) avec les lignesde côtes de l’océan Atlantique pour étayersa théorie de la dérive des continents.

La méthode la plus efficace consistecependant à superposer des isochrones,c’est-à-dire des lignes de même âge situéesde part et d’autre d’une dorsale. Nousavons dressé la carte des isochrones dugolfe d’Aden en suivant la méthode miseau point en 1963 par Frederick Vine etDrummond Matthews sur la dorsale deCarlsberg, au Nord-Ouest de l’océanIndien. Les mesures ayant montré quel’aimantation des roches du fond océaniquevarie quand on s’éloigne perpendiculaire-ment de la dorsale, ces géophysiciens bri-tanniques ont émis l’hypothèse que leplancher océanique se forme par remontéede magma le long de l’axe de la dorsale.

Le processus proposé est plus préci-sément le suivant. Du magma émerge dela dorsale, refroidit, se solidifie et enre-gistre alors, via son aimantation, la pola-rité du champ magnétique terrestre. Cemagma est ensuite poussé de part etd’autre de la dorsale quand du nouveaumagma arrive. Or la polarité du champmagnétique terrestre bascule de façon irré-gulière, le pôle Nord magnétique deve-nant le pôle Sud, et inversement (enmoyenne tous les 250000 ans). Ainsi, unpeu comme sur une bande magnétique,les inversions successives du champ ter-restre s’enregistrent sous la forme d’«ano-malies magnétiques» sur les deux «tapisroulants» qui déplacent la matière en l’écar-tant de la dorsale.

Les géologues ayant pu établir unechronologie des inversions magnétiques,la mesure de l’aimantation des roches, àl’aide d’un magnétomètre tracté derrièreun navire océanographique, permet dedater avec précision le plancher océaniqueet ses transformations. Cette méthodeest devenue la pierre angulaire de la tec-tonique des plaques.

Afin de dresser la carte complète desanomalies magnétiques du golfe d’Aden,nous avons compilé tous les profils magné-tiques existants et effectué des campagnesocéanographiques dans les zones inex-plorées. Réalisée en 2006 dans la partie orien-tale du golfe d’Aden, notre dernièrecampagne sur le navire Beautemps-Beauprédu Service hydrographique et océanogra-phique de la marine (SHOM) a révélé lestout premiers stades de l’ouverture du golfe

Mer Rouge

Golfe d’Aden

Zagros Zonede fracture

d’Owen

Makran

Zonede subductiondu Makran

Point chauddes Afars

Rift est-africain

40 ° E50 ° E

60 ° E

10 ° N

20 ° N

30 ° N

200

100

0 km

0 500 km

2. LA PLAQUE TECTONIQUE ARABE se déplace vers la plaque eurasienne. Ce mouvement produit à la fois une collision et une subduction : la plaque arabe s’écrasecontre la plaque eurasienne au niveau du massif du Zagros, et plonge sous elle au niveau du Makran. L’écartement progressifentre la plaque arabe et l’Afrique a provoquél’ouverture du golfe d’Aden et de la merRouge, qui se rejoignent à l’aplomb du pointchaud des Afars. La plaque indienne coulissele long de la plaque arabe au niveau de la zone de fracture d’Owen. Dans le mêmetemps, se produit un phénomène comparableà la séparation de la plaque arabe de l’Afrique,il y a 30 millions d’années : le rift est-africain,qui amorce actuellement la séparation de la plaque somalienne.

Marc FOURNIER est maîtrede conférences à l'Institutdes sciences de la Terre de Paris(iSTeP) à l'Université Pierreet Marie Curie (Paris).Nicolas CHAMOT-ROOKE estchercheur CNRS au Laboratoirede géologie de l'École normalesupérieure (Paris).

L E S A U T E U R S

pls_390_p000_000_fournier.xp_ata_25_02 5/03/10 18:29 Page 46

Page 49: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Géophysique [47

d’Aden. Les anomalies magnétiques iden-tifiées sur chaque profil ont été reportéessur une carte qui synthétise l’histoire de ladorsale de Sheba (voir la figure 4).

Première constatation : le plancherocéanique se forme en continu dans la tota-lité du golfe d’Aden depuis 16 millionsd’années. Ensuite, la carte des isochrones(chacune correspondant à une anomaliemagnétique) révèle la pénétration pro-gressive de la dorsale de Sheba dans lecontinent africain.

Cette propagation s’est effectuée entrois étapes. Tout d’abord, la dorsale estnée à l’extrémité orientale du golfe d’Adensur une portion de 200 kilomètres de long,il y a 20 millions d’années, peu de tempsavant que ne soit enregistrée l’anomalie 6,la plus ancienne identifiée.

Une propagation rapideCe premier tronçon s’est prolongé par unedeuxième portion de dorsale un peu avant17,5 millions d’années. Longue de 500 kilo-mètres, elle s’étend jusqu’à la faille trans-formante d’Alula-Fartak. Les faillestransformantes sont fréquentes le long del’axe des dorsales que, comme leur nom l’in-dique, elles segmentent et décalent. Ainsi,le mouvement des plaques tectoniques lelong de ces failles est purement coulissant.

La faille transformante d’Alula-Fartakcoupe le golfe d’Aden en deux parties.

La propagation de la dorsale semble s’êtrearrêtée environ un million d’années àson niveau, avant de reprendre par la miseen place d’une troisième portion de dor-sale de 700 kilomètres de long dans le golfed’Aden occidental, il y a environ 16 mil-lions d’années.

Ainsi, l’essentiel de la propagationde la dorsale, soit sur 1400 kilomètres, s’estdéroulé en moins de quatre millions d’an-nées seulement! Cela implique une vitessemoyenne de propagation de 35 centimètrespar an, et cette vitesse a même dépassé45 centimètres par an dans la partie occi-dentale du golfe. Cette propagation plusde dix fois plus rapide que la vitesse d’ex-pansion océanique de la dorsale (deux cen-timètres par an) apparaît extrême à l’échellegéologique : la naissance de la dorsale deSheba fut très brève.

Les isochrones nous fournissent lemoyen de déterminer les pôles de rota-tion, c’est-à-dire les mouvements relatifssuccessifs des plaques arabe et somalienne.Pour ce faire, il faut rechercher le pôle derotation à partir duquel il est possible defaire coïncider au mieux les isochronesde même âge situées de part et d’autrede la dorsale.

La carte des isochrones conduit à deuxconstatations. Premièrement, l’écartementdes isochrones de même âge de part etd’autre de la dorsale augmente progres-sivement d’Ouest en Est, ce qui implique

que les pôles de rotation des couples suc-cessifs d’isochrones sont situés à l’Ouestdu golfe d’Aden. Deuxièmement, l’orien-tation des failles transformantes est obliquepar rapport au golfe d’Aden. Comme leurmouvement est purement coulissant, ellesdoivent être situées sur des cercles centréssur le pôle de rotation, ce qui implique queles pôles soient situés au Nord-Ouest dugolfe d’Aden.

Les sept pôles de rotation calculés, cor-respondant aux sept paires d’isochronesidentifiées, sont effectivement regroupésau Nord-Ouest du golfe d’Aden (voir lafigure 5). Les résultats montrent que la posi-tion du pôle d’ouverture n’a quasimentpas varié durant la propagation de ladorsale de Sheba. La formation de cettedorsale serait donc due pour l’essentiel àla rotation des plaques arabe et somalienneautour d’un pôle quasi stationnaire situéà proximité.

Outre sa fonction de datation, le prin-cipal intérêt de la cartographie des ano-malies magnétiques océaniques est qu’ellepermet de reconstituer la géométrie dubassin océanique au cours de l’ouver-ture. Le golfe d’Aden peut ainsi être recons-truit à l’époque de chaque anomaliemagnétique, et l’on peut préciser la miseen place de chaque portion de la dorsale.

L’expansion océanique a débuté il y a20 millions d’années dans le golfe d’Adenaprès la formation d’un rift entre 30 et

30°

20°

50°

Point chauddes Afars

EURASIE30

°

°

50

Point chauddes Afarsdes Afars

EURASIE

20°

30° 50°

°

30 50

TÉTHYS

AFRIQUEAFRIQUE

ARABIE

EURASIE

SOMALIE

AFRIQUE

ARABIE

ARABIE

INDE INDE

20°

TÉTHYS

AFRIQUE

°

°

É

Aujourd’hui65 millions d’années 30 millions d’années

Croûte continentale émergée Zone de subduction

Zone de rifting

Dorsale océanique

Plaque tectoniqueMarge continentale immergée

Croûte océanique

Sheba

Carlsberg

30° 50°EURASIE

3. LA SÉPARATION DE LA PLAQUE ARABE s’est faite en trois étapesdans le cadre de la fermeture de l’océan Téthys. Il y a 65 millions d’an-nées, le plancher de la Téthys commence à plonger, sur sa bordure Nord,sous l’Eurasie. Il y a 30 millions d’années, l’émergence du point chaud desAfars, associée à d’importants épanchements volcaniques en Éthiopie etau Yémen, marque le début de la fragmentation de la plaque africaine par

la formation des rifts de la mer Rouge et du golfe d’Aden. L’Arabie est tiréevers le Nord-Est par le panneau qui plonge sous l’Eurasie. Dans la dernièreétape, en cours, un nouvel océan s’ouvre entre la plaque arabe et l’Afriquedans le golfe d’Aden et la mer Rouge, ce qui a fait naître la dorsale deSheba. Cette dorsale a commencé à se propager vers l’Ouest dans le golfed’Aden, en direction du point chaud des Afars, il y a 20 millions d’années.

pls_390_p000_000_fournier.xp_ata_25_02 5/03/10 18:29 Page 47

Page 50: Pour La Science 390

48] Géologie © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

20 millions d’années. Quand on refermele golfe d’Aden et que l’on reconstitue sagéométrie à la fin du rifting, on déduitde la géologie des terrains entourant legolfe que l’extension continentale a pro-voqué la formation de bassins sédimen-taires (nommés aussi graben en géologie)disposés en escalier le long du golfed’Aden. Cette disposition dite en échelondes bassins est l’indice d’une ouvertureoblique du golfe d’Aden durant le rifting,l’Arabie coulissant vers l’Est par rapportà la Somalie (voir la figure 3).

Les reconstitutions des premiersstades de l’ouverture montrent aussique chaque portion de dorsale s’est miseen place dans un contexte différent. Lapremière portion de dorsale, la plus orien-tale, s’est installée dans le plancher océa-nique de l’océan Indien, à la bordureorientale du continent africain. La limiteOuest de cette portion de dorsale corres-pond à peu près à l’ancienne transitioncontinent-océan est-africaine.

La seconde portion de dorsale (la por-tion centrale) s’est mise en place jusqu’àla faille transformante d’Alula-Fartak ensuivant l’axe des bassins formés pendantla déchirure continentale, c’est-à-dire làoù les tensions dues à la rotation relativedes plaques avaient le plus aminci l’écorceterrestre. Au-delà de la transformanted’Alula-Fartak, la dorsale s’est dirigée versle point chaud des Afars en recoupant àl’emporte-pièce les bassins préexistants.Ainsi, le point chaud a exercé une sorted’attraction sur la dorsale, qui s’est pro-pagée directement vers lui en empruntantle plus court chemin.

Si nous pouvions observer en accélérédepuis l’espace l’histoire de la dorsalede Sheba, comment la résumerions-nous?Nous dirions que, née dans une mer quiest aujourd’hui le golfe d’Aden oriental,la dorsale de Sheba s’est propagée à lavitesse d’une fracture d’échelle conti-nentale en direction du point chaud des

4. L’OUVERTURE DU GOLFE D’ADEN est ici retracée à l’époque de plusieurs anomaliesmagnétiques, choisies pour illustrer la propagation vers l’Ouest de la dorsale de Sheba. Le premier stade correspond à la mise en place de la dorsale de Sheba dansle golfe d’Aden dans un ancien plancher océanique (anomalie 6), et le dernier à la dorsale actuelle (présent). La géométriede l’axe de la dorsale a beaucoup évolué, le principal changement ayant eu lieu dans la partie orientale du golfe d’Aden entre 8,8et 3,6 millions d’années.

Qamar

BalhafMasila

HasikAshawq

ARABIE

SOMALIE

500

Anomalie 619,7 millions d’années

1

Anomalie 5C16 millions d’années

Anomalie 4A8,8 millions d’années

1000

Anomalie 2Ao3,6 millions d’années

100

Rotation

B a s s i n s s é d i m e n t a i r e s

B a s s i n s s é d i m e n t a i r e s

Rotation

OcéanIndien

OcéanIndien

OcéanIndien

OcéanIndien

OcéanIndien

ARABIE

SOMALIE

ARABIE

SOMALIE

ARABIE

SOMALIE

ARABIE

SOMALIE

Naissance de la dorsale de Sheba

Présent

Faille d’Alula Fartak

Faille d’Alula Fartak

Faille d’Alula Fartak

Faille d’Alula Fartak

0 - 2,62,6 - 3,63,6 - 6,06,0 - 8,88,8 - 11,011,0 - 16,016,0 - 17,517,2 - 19,7

Âge du plancher océaniqueen millions d’années

pls_390_p000_000_fournier.xp_ata_25_02 5/03/10 18:29 Page 48

Page 51: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Géophysique [49

Afars. Vu en accéléré, le mouvement dela plaque arabe ressemblerait à une rota-tion autour d’un pôle stationnaire. Ce n’estpas la propagation de la dorsale quidéclenche la rotation, mais l’inverse : l’ou-verture en ciseaux du golfe d’Aden pro-voque la progression de la dorsale. Lapropagation de la dorsale de Sheba a doncété passive ; loin d’être un phénomènemoteur, elle apparaît plutôt comme unecompensation de la rotation des plaques.

Notons qu’à ce modèle de propaga-tion passive s’oppose en géologie unmodèle de propagation active, qui feraitde la dorsale l’équivalent d’un brise-glaceouvrant son chemin dans le continent.La cinématique d’une telle propagationserait décrite par une rotation autour d’unpôle qui migrerait face à la pointe de ladorsale, et non pas autour d’un pôle sta-tionnaire éloigné. Ces deux modèles ontété proposés au début des années 1980,mais ils n’ont pu être testés sur des dor-sales faute de données précises sur la ciné-matique de la propagation. Notre étudede la dorsale de Sheba montre clairementque c’est la fragmentation continentale quientraîne la naissance et la propagation desdorsales, et non l’inverse.

Propagation guidéepar point chaud

Il est exceptionnel de pouvoir mesureravec précision la vitesse de propagationdes dorsales. En effet, les données magné-tiques en bordure des grands océans,comme les océans Atlantique ou Indien(l’océan Pacifique est bordé de fosses desubduction), ne sont généralement pasassez denses. Ce type d’étude a pu êtremené sur des bassins marginaux du Paci-fique Ouest, qui sont de jeunes bassinsocéaniques formés au-dessus d’une zonede subduction, c’est-à-dire dans un cadregéodynamique totalement différent dugolfe d’Aden. Dans ces bassins – les bas-sins de Woodlark, de Lau et de Shikoku –,les vitesses de propagation des dorsalessont aussi très élevées (respectivement 14,11 et 27 centimètres par an).

Ces cas et celui de la dorsale de Shebasuggèrent que la propagation rapide desdorsales est la règle. Leur formation résultede « crises tectoniques » qui font qu’enquelques millions d’années, le visage dela Terre est profondément modifié.

Notre étude dégage trois caractéris-tiques majeures de la propagation des dor-

sales océaniques : elle résulte de la rota-tion rigide des plaques tectoniques quis’écartent ; elle est très rapide ; elle est gui-dée par un point chaud. Ainsi, la propa-gation d’une dorsale est guidée en premierlieu par les points chauds et dans unemoindre mesure par les zones de faiblessede l’écorce terrestre, au niveau desquellesse localisent les failles transformantes. Lesgrandes failles transformantes, qui restenttrès stables dans le temps, conservent lagéométrie initiale de la dorsale quand lesplaques s’éloignent. C’est ainsi que la pluslongue dorsale du monde, la dorsalemédio-Atlantique, suit encore la forme del’Afrique et de l’Amérique du Sud, etqu’elle est jalonnée par des points chaudsqui ont guidé sa mise en place : les pointschauds d’Islande, des Açores et de Tris-tan, du Nord au Sud.

L’histoire géologique de la Terre estrythmée par des cycles de fragmenta-tion et d’accolage de continents, similairesau processus que nous venons d’analy-ser. Le moteur de la tectonique des plaquesest la convection, qui évacue la chaleurinterne de la Terre. Sa manifestation laplus spectaculaire, la remontée despanaches de points chauds, accélère etcontrôle la fragmentation des continents.Ce fut le cas lorsque la Pangée, le super-continent qui rassemblait la quasi-totalitédes terres émergées il y a 250 millions d’an-nées, s’est scindée. Tel un couvercle ther-mique, ce supercontinent empêchait lachaleur interne du globe de s’évacuer, jus-qu’à ce qu’il se fragmente et qu’un nou-veau système de dorsales se mette enplace. Il est probable qu’au gré de leurdérive, les continents actuels finirontpar s’accoler pour former un nouveausupercontinent. Une fois formé le suc-cesseur de la Pangée, un nouveau cyclecommencera, marqué par de nombreuxévénements comparables en tout point àla naissance du golfe d’Aden… ■

5. LES PÔLES DE ROTATION correspondant au mouvement Arabie-Somaliesont représentés ici avec leurs ellipses d’erreur (hormis le pôle de l’anomalie magnétique 6, qui est représenté par une étoile). Les positions succesivesdes pôles de rotation ont été calculéesà partir des anomalies magnétiquesdu plancher océanique du golfe d’Aden.Depuis l’anomalie 6 (19,7 millions d'années), les pôles de rotation ont migré vers le Sud-Ouest, en direction du golfed’Aden, à l’exception du pôle de l’anomalie 2Ay (2,6 millions d’années) qui est à l’écart des autres pôles.

✔ BIBLIOGRAPHIE

M. Fournier et al., Arabia-Somaliaplate kinematics, evolution of the Aden-Owen-Carlsberg triplejunction, and opening of the Gulf of Aden, J. Geophys. Res., à paraître, 2010.

M. Fournier et al., Do ridge-ridgefault triple junctions exist on Earth ? Evidence from the Aden-Owen-Carlsberg junctionin the NW Indian Ocean, Basin research, vol. 20, pp. 575-590, 2008.

V. Courtillot et al., On causal links between flood basalts and continental breakup, Earth Planet Sci. Lett., vol. 166, pp. 291-294, 1999.

F. J. Vine et D. H. Matthews, Magnetic anomalies over oceanridges, Nature, vol. 199, pp. 947-949, 1963.

2Ay

2Ao

3A

4A5

5C5D6

Afrique

PéninsuleArabique

pls_390_p000_000_fournier.xp_ata_25_02 5/03/10 18:29 Page 49

Page 52: Pour La Science 390

50] Médecine © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Au Nord du Burkina Faso, près de lafalaise de Bandiagara au Mali, setrouve la ville de Koumbri. Il y a

cinq ans, le ministre de la Santé du Bur-kina y a commencé une importante cam-pagne pour traiter les vers parasites.Aboubacar, un garçon âgé de huit ans, étaitl’un des bénéficiaires de cette campagne.Il déclara au personnel médical qu’il sesentait toujours fatigué et malade, etqu’il avait du sang dans les urines. Il pritalors quelques comprimés et se sentitvite mieux; il recommença à jouer au foot-ball, et il fit de rapides progrès à l’école.

Ce programme au Burkina Faso, grâceauquel plus de deux millions d’enfantsont été traités, fut une réussite, mais ilmit en exergue un problème majeur : lesmaladies dans les pays en développement.Faute de traitements simples, un mil-liard de personnes dans le monde sontmalades. Les enfants ne peuvent pasapprendre à l’école et les adultes ne tra-vaillent pas efficacement.

Dans les pays riches, on assimile lesmaladies tropicales aux trois grandsfléaux que sont le sida, la tuberculose etle paludisme, et les agences de finance-ment attribuent des aides en conséquence.Cependant, un groupe de maladies qua-lifiées de maladies tropicales négligéesa des conséquences encore plus graves.

La plupart du temps, ces maladies ne sontpas mortelles, mais elles affaiblissentbeaucoup ceux qui en sont atteints, enprovoquant anémie, malnutrition, retardsdans le développement intellectuel etcognitif et cécité. Elles peuvent engen-drer des malformations des membres etde l’appareil génital et des lésions cuta-nées ; elles augmentent ainsi le risqued’être contaminé par le VIH et entraî-nent des complications lors des gros-sesses. Non seulement les maladiestropicales négligées résultent de la pau-vreté, mais elles la perpétuent.

Un milliardde personnes

pauvres maladesCes maladies ne se limitent pas aux paysen développement. Des millions d’êtreshumains vivant dans la pauvreté dansles pays développés souffrent de maladiessemblables aux maladies tropicales négli-gées. Des maladies parasitaires telles quela cysticercose, la maladie de Chagas, latrichomonose ou la toxocarose sont fré-quentes dans les quartiers pauvres desvilles, par exemple en Louisiane après l’ou-ragan Katrina, dans d’autres régions dudelta du Mississippi, dans la région fron-

Les populations les plus

défavorisées ne sont pas

seulement pauvres,

elles souffrent aussi

de maladies chroniques

graves, qui les empêchent

de sortir de la pauvreté.

Une nouvelle initiative

mondiale pourrait briser

ce cercle vicieux.

Médecine

Peter Jay Hotez

Discipline (sous-thème)

Vaincreles maladies tropicales

oubliées

© G

etty

Imag

es/Is

souf

San

go

pls_390_p000000_hotez.xp_bsl0503 5/03/10 19:19 Page 50

Page 53: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Médecine [51

tière avec le Mexique et dans les Appa-laches (voir l’encadré page55).

Les maladies tropicales négligées exis-tent depuis des milliers d’années. Les his-toriens ont trouvé des descriptions précisesde ces maladies dans des textes anciens,tels la Bible, le Talmud, les Veda (des livressacrés de l’hindouisme), les écrits d’Hip-pocrate et les papyrus égyptiens.

Toutefois, aujourd’hui, les fabricantsde médicaments, les ministres de la Santédes pays en développement, l’Organisa-tion mondiale de la santé et des associa-tions publiques et privées unissent leursefforts pour combattre les maladies tropi-cales négligées de façon plus coordonnéeet systématique. Au cours des cinq der-nières années, la Fondation Bill et MelindaGates, le Fonds de développement durableLegatum, situé à Dubaï, et les gouverne-ments américain et britannique ont engagébeaucoup d’argent, tandis que les princi-

pales compagnies pharmaceutiques ontfait don de médicaments. Mais le combatne fait que commencer.

Dans le monde, l’étendue du problèmedes maladies tropicales négligées est diffi-cile à évaluer. Presque chaque personne indi-gente vivant en Afrique subsaharienne, enAsie du Sud-Est et en Amérique latine estatteinte par une ou plusieurs de ces mala-dies. Elles durent des années, des décen-nies, voire toute la vie. Les sept maladiestropicales négligées les plus fréquentesont les conséquences les plus dévastatrices.

Trois d’entre elles sont causées pardes vers parasites, nommés helminthes, quivivent dans l’intestin. L’ascaris (Ascaris lum-bricoides), un ver rond responsable de l’as-caridiose, touche 800 millions de personnes,et le trichocéphale (Trichuris trichiura), quiprovoque la trichocéphalose, 600 millionsde personnes. Ces vers privent les enfantsde nutriments, ce qui freine leur croissance.

L ’ E S S E N T I E L

� Sept maladies

tropicales, la plupart

causées par des vers

parasites, touchent

un milliard de personnes

pauvres dans le monde.

� Elles sont rarement

mortelles, mais elles

ralentissent la croissance

des enfants, empêchent

les adultes de travailler

efficacement

et augmentent le risque

de contracter d’autres

maladies.

� On peut les soigner,

souvent avec un seul

comprimé. Diverses

agences collaborent

pour administrer

ces médicaments ;

mais elles ne traitent

que dix pour cent environ

de la population concernée.

Peter Jay HOTEZ est docteur en médecine et en sciences,spécialiste de parasitologie.

Il travaille au Département de microbiologie, d’immunologie

et de médecine tropicale de l’Université George Washington

et il est l’un des fondateursdu Global Network, le réseau

mondial de suivi des maladiestropicales négligées.

L’ A U T E U R

1. UN COMPRIMÉ D’IVERMECTINEpar an suffit à protéger contre

la cécité des rivières(ou l’onchocercose). Les équipes

médicales en Côte d’Ivoire tententd’éviter une réapparition

de la maladie.

© G

etty

Imag

es/Is

souf

San

go

pls_390_p000000_hotez.xp_bsl0503 5/03/10 19:19 Page 51

Page 54: Pour La Science 390

Les ankylostomes (responsables de l’ankylostomose)touchent 600millions de personnes, et sont pires encore.Ces vers de plus de un centimètre se fixent dans l’in-testin grêle et sucent le sang, comme une sangsue.Après plusieurs mois ou années, ils provoquent unecarence en fer et une dénutrition.

Des sangsues dans l’intestinLes enfants souffrant d’une anémie chronique due àl’ankylostome ont un teint maladif et jaunâtre et pré-sentent des difficultés à l’école. L’ankylostome infecteaussi plus de 40 millions de femmes enceintes, alorsvulnérables au paludisme ou à des pertes de sang impor-tantes lors de l’accouchement. Et leurs bébés ont unfaible poids à la naissance (voir l’encadré ci-dessous).

Autre maladie tropicale négligée parmi les plus fré-quentes : la schistosomose (ou bilharziose). Des versparasites nommés schistosomes qui vivent dans lesveines drainant la vessie ou les intestins en sont res-ponsables. Plus de 90 pour cent des 200 millions decas apparaissent en Afrique subsaharienne, avecquelques autres millions de cas au Brésil et dans plu-sieurs autres pays. Les schistosomes femelles libèrentdes œufs pourvus de minuscules éperons; ces derniersenvahissent et endommagent divers organes, dont l’in-testin et le foie ou la vessie et les reins, selon les espèces.Résultat : environ 100 millions d’enfants d’âge sco-laire et de jeunes adultes ont, chaque jour, du sang dansles urines ou les selles. Cette inflammation engendredes douleurs, une malnutrition, un ralentissement dela croissance et une anémie. Chez les femmes, les schis-

52] Médecine © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

S E P T M A L A D I E S T R O P I C A L E S N É G L I G É E S

Les maladies tropicales négligées comprennent sept infections parasitaires ou bactériennes qui sont fréquentesdans les régions de grande pauvreté.

MALADIE

Ascaridiose

Trichocéphalose

Ankylostomose

Schistosomose

Filariose lymphatique (éléphantiasis)

Onchocercose

Trachome

NOMBRE DE CAS

800 millions

600 millions

600 millions

200 millions

120 millions

30-40 millions

60-80 millions

VECTEUR

Ascaris lumbricoides, ver nématodede 15 à 35 centimètres de long qui vit dansl’intestin grêle (représenté ici en taille réelle)

Trichuris trichiura, ver de 2,5 à 5 centimètresde long qui vit dans le côlon

Ver du genre Necator, de 1,2 centimètrede long, qui vit dans l’intestin grêle

Ver schistosome de 1,2 à 2,5 centimètresde long, qui prolifère dans les veinesde la vessie ou des intestins

Ver du genre Wuchereria, de 5 à 10 centimètresde long, qui vit dans les membres, les seinset les organes génitaux

Onchocerca volvulus, verde 2,5 à 50 centimètres de long, qui vitdans des nodules fibreux sous-cutanés

Chlamydia trachomatis, une bactérieintracellulaire

TRANSMISSION

Sol

Sol

Sol

Eau douce

Moustiques

Simulies (insectesayant l’aspect d’unmoucheron noir)

Mauvaise hygiène,mouches

E

•••

•(•d

•••d•

•o•d•S•c

•••

•••

ZONES ENDÉMIQUES

Asie, Afrique,Amérique

Asie, Afrique,Amérique

Asie, Afrique,Amérique

La plupart en Afrique ;le reste au Brésil,en Asie de l’Est, au Moyen-Orient

Asie, Afrique,Amérique

La plupart en Afrique,certaines en Amériquelatine

Afrique, Asie,Amérique

Cat W

ilson

pls_390_p000000_hotez.xp_bsl0503 5/03/10 19:19 Page 52

Page 55: Pour La Science 390

tosomes déposent des œufs dans le col de l’utérus etle vagin, ce qui provoque des douleurs lors des rap-ports sexuels et triple le risque de contracter le VIH.

La filariose lymphatique et l’onchocercose sontdeux autres infections importantes dues à des hel-minthes. Les vers provoquant la filariose lympha-tique (les filaires) vivent dans les membres, les seinset les organes génitaux de 120 millions de per-sonnes en Asie, en Afrique et à Haïti. Ils engendrentl’éléphantiasis, une monstrueuse augmentation devolume de la partie du corps atteinte (voir la figure 2).Cette maladie empêche les adultes de travailler etles femmes, en particulier, ne peuvent pas se marierou sont abandonnées par leur mari.

L’onchocercose (ou cécité des rivières) provoqueune maladie de la peau ainsi qu’une cécité à l’âge

adulte. Presque tous les malades (de 30 à 40 millions)sont situés en Afrique, excepté quelques cas en Amé-rique et au Yémen.

La septième maladie tropicale négligée impor-tante, le trachome (ou conjonctivite granuleuse), n’estpas due à un ver parasite ; c’est une infection bacté-rienne chronique causée par un micro-organismede la famille des Chlamydia. Touchant de 60 millionsà 80 millions de personnes, le trachome est la prin-cipale cause infectieuse de cécité dans le monde.

Nous avons étudié les répercussions de ces septmaladies tropicales négligées. Prises ensemble, leurconséquence sur la santé dans le monde, mesurée parle nombre d’années de vie « saines » perdues pourcause d’invalidité, est comparable à celle du sida oudu paludisme. En raison de leurs effets délétères

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Médecine [53

EFFETS

• Malnutrition et obstruction intestinale chez les jeunes enfants• Ralentissement de la croissance des enfants• Déficit de l’apprentissage

• Colite et inflammations intestinales (rectocolite hémorragique et maladie de Crohn)• Ralentissement de la croissance et déficit de l’apprentissage chez l’enfant

• Déficit grave en fer et carence en protéines• Anémie• Ralentissement de la croissance et détérioration du développement intellectuel et cognitif chez l’enfant• Morbidité maternelle et mortalité lors de la grossesse

• Les œufs endommagent la vessie, l’intestinou le foie et provoquent une inflammation• Douleur chronique, anémie, malnutrition et ralentissement de la croissance• Fibrose du foie et de l’intestin (pour Schistosoma mansoni etS. japonicum)• Sang dans les urines, maladie rénale, schistosomose génitalechez la femme (pour S. haematobium)

• Gonflement des jambes• Hypertrophie du scrotum• Défiguration

• Larves dans la peau et les yeux• Maladies cutanées• Cécité

• Cécité

TRAITEMENT

Albendazole, mébendazole

Albendazole, mébendazole

Albendazole, mébendazole

Praziquantel

Ivermectine,diéthylcarbamazine, albendazole

Ivermectine

Azithromycine ; chirurgie simple, antibiotiques, lavage du visage, amélioration des conditions sanitaires

PRINCIPAUX PROGRAMMES DE CONTRÔLE

Organisation mondiale de la santé,Children Without Worms, Deworm the World

Organisation mondiale de la santé,Children Without Worms, Deworm the World

Organisation mondiale de la santé,Children Without Worms,Deworm the World, Institut Sabin

Schistosomiasis Control Initiative

Programme mondial pour éliminer la filariose lymphatique, Lymphatic Filariasis Support Center, Carter Center

African Program for OnchocerciasisControl, Carter Center, MectizanDonation Program

International Trachoma Initiative,Carter Center, Helen Keller International,Sight Savers, Christian Blind Mission

pls_390_p000000_hotez.xp_bsl0503 5/03/10 19:19 Page 53

Page 56: Pour La Science 390

54] Médecine © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

sur la grossesse, le développement desenfants et l’éducation, ainsi que sur la pro-ductivité des travailleurs agricoles, cesmaladies tropicales négligées représen-tent une cause importante de pauvreté.

Hoyt Bleakley, professeur d’économieà l’Université de Chicago, a montré qu’uneinfection chronique par l’ankylostomedans l’enfance diminue de plus de 40 pourcent le pouvoir d’achat d’un individu.D’autres chercheurs en Inde ont estimé àplus de 800 millions de dollars la perteannuelle de revenus due à une diminu-tion de la productivité des travailleursatteints de la filariose lymphatique.D’autres études ont montré des effets sem-blables pour l’onchocercose et le trachome.

Un comprimé suffitLa bonne nouvelle, c’est que l’on peutsoigner, ou prévenir, ces maladies tropi-cales négligées de façon simple et peu coû-teuse. Dans de nombreux cas, un seulcomprimé suffit. Les médicaments dispo-nibles sont sûrs et fournis gratuitement parles sociétés pharmaceutiques, ou dispo-nibles sous forme de génériques, à moinsde sept centimes d’euro par comprimé.

Au début du XXe siècle, John Rocke-feller a financé un plan pour contrôlerl’infection par les helminthes en Amériquedu Sud, et des efforts semblables ont étéentrepris dans les Caraïbes. Au cours desannées 1950 et 1960, plusieurs spécialistesde la médecine tropicale ont débuté desprogrammes de soins pour d’autres infec-

tions dans d’autres régions. C’est le casde Frank Hawking, le père de l’astro-physicien Stephen Hawking, qui, en 1967,a publié les résultats d’une étude auBrésil, dans laquelle il traitait la filarioselymphatique en ajoutant de la diéthyl-carbamazine au sel de cuisine. En 1988,Merck&Co. débuta l’un des premierspartenariats public-privé pour le traite-ment de la cécité des rivières. Depuis, plu-sieurs partenariats ont été établis etaujourd’hui, ils concernent des dizainesde millions de personnes.

Grâce à ces traitements peu coûteux,ces partenariats – en collaboration avecl’Organisation mondiale de la santé, lesministres de la Santé des pays en déve-loppent et plusieurs compagnies phar-maceutiques – ont réussi à contrôler ou àéradiquer la cécité des rivières dans 11 paysafricains ; les agriculteurs ont pu retour-ner à leurs terres qu’ils avaient abandon-nées à cause de leur cécité.

De même, la filariose lymphatique aété éliminée dans plus d’une dizaine depays, auparavant zones endémiques, et laprévalence de la schistosomose a diminuéde presque 80 pour cent dans huit paysafricains. En termes financiers, le retoursur investissement de ces programmes aatteint jusqu’à 30 pour cent.

Malgré ces succès, il reste un long che-min à parcourir pour fournir des médi-caments au milliard de personnes souffrantde maladies tropicales négligées. L’Or-ganisation mondiale de la santé estimeque les programmes actuels concernentmoins de dix pour cent des personnes souf-frant d’infections intestinales et de schis-tosomose. Comment favoriser l’aide auxpays en développement?

Une solution serait d’améliorer la dis-tribution des traitements. L’Organisationmondiale de la santé et d’autres organismesont étudié l’administration simultanée deplusieurs médicaments contre les maladiestropicales négligées, et ils tentent de regrou-per ces différents médicaments en un seulconditionnement, qui coûterait moins de40 centimes d’euro par an.

De nombreux pays africains ont déjàcommencé à regrouper des programmes,qui, pris séparément, ne ciblent qu’une mala-die. Cette stratégie «par paquets» diminueles coûts, tout en offrant la possibilité d’in-tégrer d’autres interventions, comme la four-niture de moustiquaires contre le paludisme,et la distribution de compléments nutri-tionnels telle la vitamine A.

2. L’ÉLÉPHANTIASIS (en bas, à Haïti) et la cécité (en haut, en Éthiopie) sont deux des consé-quences les plus visibles des maladies tropicales négligées.

� BIBLIOGRAPHIE

P. J. Hotez et al., Rescuing thebottom billion through controlof neglected tropical diseases,Lancet, vol. 373, pp. 1570-1575,mai 2009.

P. J. Hotez, Forgotten people,forgotten diseases : the neglectedtropical diseases and their impacton global health anddevelopment, ASM Press, 2008.

F Hawking et Ruy Joao Marques,Control of bancroftian filariasisby cooking salt medicated withdiethylcarbamazine, Bulletinof the world health organization,vol. 37, pp. 405-414, 1967.

Erik

S.L

esse

r/Red

ux P

ictu

res

Mar

iella

Fur

rer/R

edux

Pic

ture

s

pls_390_p000000_hotez.xp_bsl0503 5/03/10 19:19 Page 54

Page 57: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Médecine [55

L’intégration des programmes decontrôle des maladies tropicales négligéesa en grande partie été un succès, mais ellea aussi rencontré des difficultés opéra-tionnelles, tels une surcharge de travailpour les distributeurs de médicaments etl’épuisement des stocks de médicamentspar endroits. Et le personnel de santé adû être vigilant pour identifier les signesde résistance aux médicaments.

L’argent manqueCes programmes de lutte contre les mala-dies tropicales négligées nécessitent plusd’argent. Les gouvernements des États-Uniset de Grande-Bretagne ont alloué plus de400 millions de dollars sur les prochainesannées pour soutenir le contrôle intégréde ces maladies. Mais des estimations mon-trent que, dans les 56 pays endémiques, ilfaudra de deux à trois milliards de dollarspour les cinq à sept prochaines années. Pouroptimiser le financement, certains des prin-cipaux partenariats public-privé se sont

regroupés en2006 et ont formé le Global Net-workpour les maladies tropicales négligées;ce réseau mondial travaille en collaborationavec l’Organisation mondiale de la santé.

Il a aussi établi un partenariat de déve-loppement international pour produire denouveaux vaccins contre l’ankylostomoseet la schistosomose. Un vaccin ciblant lesankylostomes est actuellement en phased’essais cliniques ; c’est une bonne nou-velle, car le traitement échoue souventaujourd’hui, signe que les parasites sontdevenus résistants. Le réseau travaille aussiavec des instituts de recherche brésilienset le gouvernement brésilien. En effet, leBrésil présente le plus grand nombre decas de ces infections dues aux helminthesen Amérique ; ces maladies ont été intro-duites à partir de zones endémiquesd’Afrique de l’Ouest par la traite des Noirs.

Si le combat contre les maladies tro-picales négligées est si simple et si peucoûteux, pourquoi a-t-il fallu autant detemps pour agir? La réponse est complexe.Parmi les grands objectifs fixés en 2000 par

les Nations unies pour la diminutiondurable de la pauvreté, figurent les mala-dies tropicales négligées, mais elles sontclassées dans la catégorie « autres mala-dies » ; or il est difficile d’enthousiasmerles foules avec un tel qualificatif !

En outre, les maladies tropicales négli-gées affaiblissent plus qu’elles ne tuent,de sorte que les pays riches ont choisi decombattre le sida, la tuberculose et le palu-disme, des maladies mortelles si elles nesont pas traitées. D’autres programmes dedéveloppement, considérant les maladiestropicales négligées comme un symptômeplutôt que comme une maladie, se sont atta-qués aux causes sous-jacentes, comme lesmauvaises conditions sanitaires, le manqued’accès à de l’eau propre et la pauvreté.

Ces intentions sont louables, mais la réa-lité est que l’utilisation des médicamentsdirigés contre les maladies tropicales négli-gées représente la façon la plus efficace, pourun moindre coût, d’améliorer la santé, l’édu-cation et le bien-être des populations pauvresdu monde. Et ce, tout de suite. �

L e s i n f e c ti o n s p a ra s i ta i r e s a u x É ta ts - U n i s

L es États-Unis, eux aussi, souf-frent d’un nombre important

de maladies parasitaires. Ces infec-tions négligées dites « de la pau-vreté » ressemblent beaucoup auxmaladies tropicales négligées etse rencontrent dans les régions degrande pauvreté. Elles touchentsurtout les Afro-Américains etles Hispano-Américains, car unegrande partie de ces populationsvit dans la pauvreté et dans desconditions difficiles.

Dans le delta du Mississippi,en Louisiane après l’ouragan Katrinaet dans d’autres régions du Sud desÉtats-Unis, ainsi que dans les quar-tiers pauvres des villes, on estime quetrois millions d’Afro-Américains sontinfectés, ou ont été infectés, parune maladie à helminthes nomméetoxocarose. Les œufs du ver se trou-vent dans le sol contenant des déjec-tions de chiens et peuvent contaminerla nourriture. Une fois que les œufsdu ver ont éclos dans le tube diges-tif, ils libèrent des larves qui migrentdans les poumons, le foie et le cer-veau, ce qui engendre des difficultésrespiratoires, des lésions cérébraleset des retards de développement.

Une autre maladie est la tri-chomonose, une protozoose (uneinfection parasitaire due à un pro-tozoaire) sexuellement transmissible,qui provoque une inflammation vagi-nale. Elle accroît le risque de contrac-ter d’autres maladies sexuellementtransmissibles, y compris le sida.

Chez les Hispano-Américains,les deux plus importantes maladies«de la pauvreté» sont la maladie deChagas (ou trypanosomose améri-caine) et la cysticercose.

La maladie de Chagas est dueà un trypanosome (Trypanosomacruzi) transmis lorsqu’une personneest piquée par un réduvidé – uninsecte ressemblant à une punaise,que l’on trouve dans les logementsinsalubres. Cette maladie peut pro-voquer une grave hypertrophie ducœur et son évolution est souventmortelle. On estime que 300000 per-sonnes souffrent de la maladie deChagas aux États-Unis.

La cysticercose est une maladieparasitaire due à un helminthe quiatteint jusqu’à 170 000 personnes :c’est la principale cause d’épilep-sie dans les villes proches de la fron-tière mexicaine.

La plupart de ces maladies n’ontpas été introduites aux États-Unis parl’immigration. Elles persisteraient àcause d’une transmission dans le pays.Malgré leur prévalence, la recherchesur ces maladies est limitée. Les res-

ponsables de la santé ignorent lenombre exact de personnes infectéeset ils ne savent pas pourquoi la pau-vreté est un facteur de risque. Lesméthodes de diagnostic et les trai-tements sont rudimentaires.

DONNEURS DE SANGPOSITIFS POUR LA MALADIE DE CHAGAS, PAR ÉTAT, ENTRE 2007 ET 2009

1–2

Localisations des cas confirmés

3–4 5–10 11–69 70–375 Donnéesnon disponibles

SOURCE: AABB

PuertoRico

La maladie de Chagas concernerait 300 000 personnes aux États-Unis. Des analyses de sang, qui ont commencé en 2007, montrent queles cas de maladie se retrouvent dans les régions où vivent de nom-breux immigrants venus d’Amérique latine, le plus souvent dans deslogements insalubres.

Lucy

Rea

ddin

g-Ik

kand

a

pls_390_p000000_hotez.xp_bsl0503 5/03/10 19:19 Page 55

Page 58: Pour La Science 390

Évolution

Discipline (sous-thème)

1. UN CROISSANT QUEUE JAUNE, téléostéende la famille des serranidés, croise d’autres petitstéléostéens de la famille des caesionidés.

pls390_p000_000_poissons.xp_mnc_05_03 8/03/10 11:55 Page 56

Page 59: Pour La Science 390

Guillaume Lecointre, Cyril Gallut,Bruno Chanet et Agnès Dettaï

Les poissons ont toujours été le grand

casse-tête de la classification des vertébrés.

Aujourd’hui, leur arbre évolutif se dessine

et révèle des liens de parenté inattendus.

Les téléostéens constituent 96 pour cent desespèces de « poissons ». Vous les avez tous ren-contrés chez le poissonnier, dans un aquarium

ou si vous êtes adepte de la pêche : hareng, gardon,carpe, brochet, truite, morue, guppy, baudroie,hippocampe, perche, maquereau, sole… Ils sont sinombreux et variés qu’il vaut mieux se demanderquels poissons ne sont pas des téléostéens. Leslamproies, myxines, requins, raies, chimères, poly-ptères, esturgeons, lépisostées, cœlacanthes etdipneustes sont de ceux-ci.

Tous ces groupes de « poissons » non téléostéensapparaissent aujourd’hui comme des reliques : leurprospérité était jadis bien supérieure à ce qu’elle estaujourd’hui et remonte à des temps reculés. Nousverrons d’ailleurs que depuis les années 1960, les zoo-logistes ne les appellent plus poissons, tant leurs liensde parenté avec les téléostéens sont éloignés. L’époqueactuelle est bien celle des téléostéens, qui représen-tent 47 pour cent des espèces de vertébrés actuelsconnus. Ce sont les poissons modernes, en ce sensque leur origine évolutive ne remonte qu’à 200 millions

L ’ E S S E N T I E L

✔ Bien que représentant

presque la moitié des

vertébrés actuels connus,

les poissons téléostéens

constituaient, jusque

dans les années 1990,

une branche floue

de l’arbre du vivant.

✔ Les nouvelles

méthodes de classification

permettent aujourd’hui

de préciser cette branche.

✔ Si cette réorganisation

conforte certains anciens

groupes de poissons,

elle en éclate d’autres

et rapproche des espèces

que l’on croyait éloignées.

✔ Toujours en cours,

ce travail de classification

est indispensable

pour une meilleure

compréhension et

protection de la diversité

des poissons.

Évolution [57

© S

hutte

rsto

ck/M

ark

Dohe

rty

pls390_p000_000_poissons.xp_mnc_05_03 8/03/10 11:55 Page 57

Page 60: Pour La Science 390

58] Évolution © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

d’années, alors que l’origine des « pois-sons» se confond avec celle des vertébrés,il y a 500 millions d’années.

L’avènementde la phylogénie

Depuis environ 25 ans, les relations d’ap-parentement des non-téléostéens, c’est-à-dire leurs degrés relatifs de parenté dansla classification du vivant, sont pour la plu-part stabilisées. Celles des téléostéens, enrevanche, font depuis les années 1990 l’ob-jet de profonds réarrangements, à la suitede deux révolutions qui, dans la secondemoitié du XXe siècle, ont bouleversé lasystématique, science de la classificationdu vivant. Après avoir évoqué ces deuxrévolutions, nous explorerons la nouvelleclassification des téléostéens qui en découle,en particulier à travers les remaniements– parfois inattendus – d’un groupe téléos-téen, les acanthomorphes. Ce groupe depoissons à nageoires épineuses, qui compte

notamment la morue, le barracuda, lasole et l’hippocampe, comportait de nom-breuses zones d’ombre. Nous verronsque celles-ci s’éclairent pour la plupart.

La première révolution de la systéma-tique fut conceptuelle. Depuis 1859, le natu-raliste anglais Charles Darwin (1809-1882)avait fixé le programme des classifica-tions dans son ouvrage L’origine des espèces :retranscrire les degrés d’apparentemententre espèces. Toutefois, il n’avait pas donnéla méthode pour y parvenir. Ce n’estqu’en 1950 que l’entomologiste allemandWilli Hennig (1913-1976) trouva les moyensd’atteindre cet objectif et de fonder ainsila «systématique phylogénétique».

Le bouleversement fut important. Avantles années 1960, on élaborait d’abord lesclassifications à l’aide de critères morpho-logiques et d’anatomie comparée, voired’écologie (lieu de vie, alimentation, etc.),puis on cherchait éventuellement des «affi-nités » évolutives entre les groupes ainsiconstitués. Après la traduction des travaux

2. AU SEIN DE L’ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE des animaux à crâne, ceuxque nous appelons communément poissons (en rouge) ont parfois desliens de parenté si éloignés que les regrouper sous ce nom ne corres-pond plus aux exigences de la classification moderne. Par exemple, lesactinistiens (6), tel le cœlacanthe, sont plus proches de nous, tétra-

podes (4), que des téléostéens (11), qui constituent la majorité des« poissons ». Et les dipneustes (5), tels le protoptère ou la lépidosi-rène, « poissons » allongés avec de petits yeux et de fines nageoires,sont plus proches de nous que des actiniciens, car ils partagent avecnous des poumons alvéolés et fonctionnels.

Guillaume LECOINTRE, Cyril GALLUT, Bruno CHANET

et Agnès DETTAÏeffectuent leurs recherches

au Muséum nationald'histoire naturelle, à Paris,

au sein de l'UMR 7138 du CNRS.

L E S A U T E U R S

Dess

ins

de J

.-F. D

ejou

anne

t

pls390_p000_000_poissons.xp_mnc_05_03 8/03/10 11:55 Page 58

Page 61: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Évolution [59

de Hennig en anglais, en 1966, le proces-sus fut inversé. Les considérations écolo-giques ayant été laissées de côté, il s’agissaitdésormais de trouver d’abord les rela-tions d’apparentement entre espèces enrepérant, grâce aux données d’anatomiecomparée et de morphologie, leurs homo-logies, c’est-à-dire les parties du corps quise correspondent d’une espèce à l’autre ;alors seulement, le systématicien proposaitune classification de ces espèces. En effet,pour être accepté dans la classification duvivant, un groupe taxonomique devaitdésormais comporter un ancêtre com-mun et tous ses descendants connus, c’est-à-dire être monophylétiques. En d’autrestermes, il devait s’inscrire dans une histoireévolutive des espèces – une phylogénie.C’est là que le concept de poisson com-mença à battre de… la nageoire chez lessystématiciens – mais n’anticipons pas.

La seconde révolution fut d’ordre tech-nique. Outre les caractères anatomiques pré-cédemment cités, de nouvelles formes decaractères devinrent accessibles pour recher-cher les degrés relatifs de parenté entreespèces. À partir de 1965, la recherche d’ho-mologies dans des séquences macromolé-culaires (d’acides aminés ou d’acidesnucléiques) d’une même protéine ou d’unmême gène d’une espèce à une autre a fournide nouvelles pistes de comparaison desorganismes, y compris ceux qui restaientincomparables sur le plan anatomique.Les ordinateurs sont arrivés à point nommédans les laboratoires pour calculer l’arbrephylogénétique le plus conforme aux cri-tères choisis (le plus parcimonieux, le plusvraisemblable, etc.).

Aujourd’hui, la construction d’arbresphylogénétiques fondée sur la comparai-son de séquences moléculaires est telle-ment répandue que le public croit souventqu’un arbre est «phylogénétique» parcequ’il est fondé sur la comparaison de gènes.Rien n’est plus faux: on continue à construi-re de tels arbres à partir de l’anatomie com-parée et l’étymologie de « phylogénie »,mot datant de 1866, renvoie à la «genèsedes lignées». L’accès de plus en plus aiséaux séquences et aux moyens de calcul achangé bien des aspects du travail du sys-tématicien, à un moment même où lapopulation des systématiciens a subi unedécroissance spectaculaire : rares furentles classificateurs recrutés entre 1973et 2003. Quand bien même, nos classifi-cations ont davantage évolué au cours des40 dernières années que durant les deux

siècles précédents. Et les téléostéens n’ontpas échappé à ce grand chambardement.

La première révolution eut une consé-quence majeure : on s’aperçut que ceuxque l’on appelait poissons étaient pourcertains tellement peu apparentés que leconcept devait nécessairement disparaîtredes nouvelles classifications (voir lafigure 2). Par exemple, le requin (3) est plusapparenté à l’homme, un tétrapode (4),qu’à la lamproie (2), car il fait partie desanimaux à mâchoires (les gnathosto-mes, C). De même, une truite (11) estplus apparentée à nous (4) qu’à unrequin (3), car nous avons en communles os (la truite et l’homme font tousdeux partie des ostéichthyens, D), notam-ment ceux du crâne. Et si l’on n’est pasconvaincu du fait que la «boîte poissons»ne traite aucunement d’apparentement,considérons un cœlacanthe (6) : celui-cipartage avec l’homme (4) un humérus etun fémur (ils font tous deux partie des sar-coptérygiens, I) et est donc plus apparentéà l’homme qu’à la truite (11), qui n’en pos-sède pas. Quant au dipneuste (5), nouspartageons même avec lui des poumonsalvéolés fonctionnels (comme tous les rhi-pidistiens, J), ainsi que d’autres traits quifont qu’un dipneuste est encore plus appa-renté à l’homme (4), qu’au cœlacanthe (6).

Tout cela explique pourquoi il vautmieux mettre des guillemets au terme pois-sons lorsqu’on parle de zoologie, depaléontologie ou de systématique. De fait,dans les années 1960, les poissons ont com-mencé à disparaître des ouvrages de clas-sification spécialisés. Ou bien consentait-onà les y laisser, mais comme point de repèresuperposé à une classification scientifique,de manière à ce qu’un public moins spé-cialisé ne se sente pas perdu.

Des classificationsqui changent

Les deux révolutions de la systématiqueont eu et ont encore une autre conséquencefondamentale : la phylogénie des téléos-téens, et donc leur classification, a énor-mément progressé depuis 1967 et surtoutdepuis 1990, créant parfois la surprise. Siles degrés relatifs de parenté de certainspoissons «orphelins» ont été déterminées,d’anciens groupes de poissons se sontretrouvés éclatés et dispersés au sein del’arbre phylogénétique des téléostéens. Ausein de chacune des branches du nouvelarbre obtenu (voir l’encadré page 60), des

3. LES TÉLÉOSTÉENS (de haut en bas : desguppies, une légine australe, un mérou patate, unLepidoperca coatsii et un hippocampe) se carac-térisent par une double mobilité des piècesosseuses externes supérieures de la mâchoire,le maxillaire et le prémaxillaire. Cette géométrieleur permet de projeter leur bouche vers l’avantet de créer ainsi, tout en ouvrant les opercules,un puissant mouvement d’aspiration de l’eau quiemporte toute proie vers la cavité buccale. Ils secaractérisent également par l’aspect symétriquede leur nageoire caudale: le lobe inférieur est aussidéveloppé que le supérieur. Pourtant, intérieure-ment, la nageoire caudale n’est pas symétrique :l’axe vertébral pointe vers le lobe supérieur.

© S

hutte

rsto

ck/A

nson

0618

© S

hutte

rsto

ck/tu

buce

Shu

tters

tock

/Pet

e Ni

esen

G.Le

coin

treG.

Leco

intre

pls390_p000_000_poissons.xp_mnc_05_03 8/03/10 11:55 Page 59

Page 62: Pour La Science 390

60] Évolution © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

réarrangements ont eu lieu, rapprochantcertains poissons, en éloignant d’autres.

Par exemple, le groupe des otocéphalesa été mis en évidence au début desannées 1990 par les phylogénies molécu-laires, lesquelles ont provoqué à leur tourun réexamen des caractères anatomiques.Ce groupe est fondé sur l’apparentementétroit – dû à une grande ressemblancedes gènes – des clupéomorphes, qui regrou-pent environ 375 espèces dont l’anchois,le hareng et la sardine, et des ostariophyses,qui comptent environ 7500 espèces dontle Chanos, la carpe, le pirhana, la silure etle gymnote. Ces deux grands groupes par-tagent aussi plusieurs traits anatomiques :leurs membres ont tous une connexion ana-tomique entre l’oreille interne et la vessienatatoire, laquelle sert de caisse de réso-nance dont les vibrations sont transmisesà l’oreille. Certes, le mode de transmissiondes vibrations diffère entre les deuxgroupes : la transmission s’opère par descanaux endolymphatiques chez les anchoiset les harengs, et est assurée par une chaînede cinq paires d’osselets chez la plupartdes ostariophyses. Mais d’autres caractèresanatomiques présentent des similarités,notamment dans le squelette de la queue.

L’ A R B R E P H Y L O G É N É T I Q U E D E S T É L É O S T É E N S

L ’arbre phylogénétique des téléos-téens, représenté ici, rassemble la

plupart des «poissons». Voici un brefportrait des grands groupes qui le com-posent. Par souci de place et de clarté,les fossiles ne sont pas représentés.

LES OSTÉOGLOSSOMORPHES (1)Ils constituent l’un des groupes lesplus anciens des téléostéens. Ce grouperassemble environ 225 espèces detéléostéens des eaux douces tropi-cales que nous croisons dans les aqua-riums, tels les poissons-papillons et lesmormyriformes, dont le poisson-élé-phant. Tous les ostéoglossomorphes ontdes dents sur la langue et sur la pou-trelle osseuse formant la base du crâne.Les mormyriformes produisent des cou-rants électriques.

LES ÉLOPOCÉPHALES (B)Groupe frère des ostéoglossomorphes,ce groupe se caractérise par une séried’os intermusculaires situés derrièrel’abdomen. Les élopomorphes (2) – envi-ron 900 espèces – comprennent les

anguilliformes (anguille, congre, murène,grandgousier), les albuliformes (bananede mer), mais aussi les élopiformes (tar-pon), les notacanthes et les halosaures.Le groupe est caractérisé par une struc-ture particulière du spermatozoïde etpar un type de larve aplatie en ruban,la larve leptocéphale, connue chez lesanguilles pour ses grandes migrations.Le reste des téléostéens est regroupésous le nom de clupéocéphales (C). Il estnotamment caractérisé par des plaquesdentées fusionnant avec les pièceshautes du squelette branchial.

LES OTOCÉPHALES (D)Les clupéomorphes (3) ont des écaillesrenforcées disposées sur le ventre etdes spécialisations anatomiques dansla région de l’oreille. Ils ont été une res-source alimentaire considérable pourles populations humaines côtières.

Majoritairement d’eau douce, lesostariophyses (E) représentent la partla plus importante de la diversité téléos-téenne des continents. Parmi eux, lescypriniformes (6), qui rassemblent envi-

ron 3 000 espèces, sont à l’origine de80 pour cent de la faune téléostéennedes rivières européennes (carpe, gardon,tanche…). Communs dans les eauxdouces d’Afrique, d’Eurasie et d’Amé-rique du Nord, ils fournissent aux labo-ratoires de recherche l’un des principauxanimaux modèles, le poisson-zèbre.

Les characiformes (7), qui comp-tent environ 1700 espèces (piranhas,néons), vivent quant à eux surtout dansles eaux douces d’Amérique du Sud. Lesgymnotiformes (8) produisent de l’élec-tricité. Les siluriformes (9) – environ2500 espèces (poisson-chat) – ont uneanatomie osseuse de la tête particu-lière. D’étranges téléostéens des grandsfonds, les alépocéphales (4), sont peut-être des otocéphales d’après les analysesmoléculaires.

LES EUTÉLÉOSTÉENS (F)Ce grand groupe est le groupe frère desotocéphales. Ses membres se caracté-risent par de petits cartilages supplé-mentaires dans le squelette de la queue,et la présence d’une double lame

osseuse dans la partie haute de la queue:l’os stégural. Ils se divisent en deux sous-groupes, les protacanthoptérygiens etles néotéléostéens.

LES PROTACANTHOPTÉRYGIENSCe groupe d’environ 370 espèces (H)est un assemblage de petits groupes detéléostéens définis principalement par lesphylogénies moléculaires. En effet, laconfusion règne quant à l’interprétationdes caractères anatomiques susceptiblesde les regrouper. Cet ensemble comprendles osméroïdes (13), dont l’éperlan, le plé-coglosse, la truite australienne (environ85 espèces), les argentinoïdes (12),dont l’argentine et l’opisthoprocte (envi-ron 200 espèces) et les salmoniformes,qui comportent eux-mêmes les éso-coïdes (10), dont le brochet et l’umbre(10 espèces) et les salmonoïdes (11), dontle saumon, la truite et la corégone.Nombre des 70 espèces de ce groupe sontmigratrices. Leur chair est très appréciée.

LES NÉOTÉLÉOSTÉENS (G)Caractérisés par un muscle qui relie les

4. COMME TOUS LES TÉLÉOSTÉENS, le poisson tigre (le poisson rayé) gobe ses proies (ici unpoisson rouge) en quelques secondes grâce à la double mobilité de sa mâchoire qui lui permetde projeter sa bouche et de créer un puissant flux aspirant. Les images sont extraites d’un filmréalisé par le Laboratoire Wainwright de l’Université de Californie (Davis).

a d

b e

c f

Pete

r Wai

nwrig

ht

En vidéo sur www.pourlascience.frfr

pls390_p000_000_poissons.xp_mnc_05_03 8/03/10 11:55 Page 60

Page 63: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Évolution [61

De même, la composition des euté-léostéens, le groupe frère des otocéphales,a dû être revue depuis l’avènement desphylogénies moléculaires : par exemple,les brochets ont été intégrés aux eutéléos-téens, tandis que les ostariophyses en ontété sortis et font désormais partie des oto-céphales. Quant aux protacanthoptéry-giens, un sous-groupe des eutéléostéens,ils rassemblent à présent une diversité detéléostéens différente de celle que l’on pré-sentait avant la phylogénie moléculaire.

Le casdes acanthomorphes

Parmi toutes les branches de l’arbre destéléostéens, le groupe qui a sans doute leplus changé est celui des acanthomorphes,un des sous-groupes des eutéléostéens(tout en bas de l’arbre ci-dessus). Les acan-thomorphes font partie des néotéléostéens,poissons caractérisés par un nouveaumuscle double, le rétracteur dorsal, quirelie les éléments dorsaux du squelettebranchial aux six premières vertèbres. Cesmuscles jouent un rôle important dans latrituration et la déglutition des proies. Plusprécisément, les acanthomorphes sont les

néotéléostéens qui possèdent des rayonsépineux dans la première nageoire dor-sale et la nageoire anale (voir la figure 5).Leur diversité est considérable : alorsque nous connaissons environ 26 000 es-pèces de téléostéens, les acanthomorphesen représentent environ 16 400 espèces,majoritairement marines.

Leur classification à grande échelle estlongtemps restée obscure, du fait d’unesystématique floue où l’on se contentaitde regrouper les poissons dans des« ordres » sans toujours bien définir cesderniers. Par exemple, autant les pleuro-nectiformes (poissons plats tels que la soleou la limande), les tétraodontiformes(baliste, diodon, mole), les gadiformes(morue, grenadier), les lophiiformes (bau-droie, chauve-souris de mer) étaient biendéfinis, autant les énormes assemblagesque sont les perciformes (perche, mérou,maquereau) ou les scorpaeniformes (gron-din, rascasse, lompe) fonctionnaientcomme des « salles d’attente » taxono-miques qu’on remplissait faute de mieux.En l’absence de caractère anatomique oumorphologique bien distinctif, seule la res-semblance globale faisait office de critèrede regroupement.

éléments dorsaux du squelette branchialaux six premières vertèbres, les néoté-léostéens possèdent aussi un cartilagemédian particulier entre l’os prémaxil-laire et le crâne. Les premières lignéesnéotéléostéennes (14 à 17) sont toutescomposées d’animaux des profondeursmarines. Les stomiiformes (14), dont lahache d’argent, l’anchois de fond, l’idia-canthe et le poisson-vipère (environ350 espèces), sont de voraces carnivoresdes profondeurs à la morphologieétrange et au corps allongé. Leur bouchedémesurée s’étend jusqu’à l’arrière del’œil. Ils possèdent des photophores,organes lumineux à la surface de leurcorps, de structure caractéristique. Laposition exacte de ce groupe a été untemps ambiguë en raison des phylogé-nies moléculaires qui tendaient à les pla-cer avec les protacanthoptérygiens (H).Il est vrai que le mode d’insertion desmuscles rétracteurs dorsaux sur les pièces osseuses branchiales est différent decelui des autres néotéléostéens.

Les aulopiformes (15), dont le pois-son-lézard et le chlorophthalme (envi-

ron 220 espèces) sont aussi des animauxdes grandes profondeurs aux formesétonnantes. Certains ont des dents déme-surées et des yeux télescopiques.

Les atéléopodiformes (16), comp-tant 11 espèces, sont également destéléostéens étranges des profondeurs,au museau bulbeux et dont la nageoirepelvienne ne comporte qu’un seulrayon. Les myctophiformes (17),regroupent 250 espèces de poissonsdes mers profondes d’assez petite taille(environ dix centimètres) appelés pois-sons-lanternes en raison de leur nom-breux organes lumineux disposés àla surface du corps. Ces animauxmarins sont connus pour leurs migra-tions verticales quotidiennes : ils mon-tent à la surface la nuit afin de senourrir, puis redescendent à plus de500 mètres de profondeur quand lejour se lève. Par leur nombre, ils repré-sentent une biomasse considérablepour les milieux profonds. Enfin, pourcompléter le grand groupe des néo-téléostéens (G), il faut y inclure lesacanthomorphes (L, voir la figure 5).

✔ BIBLIOGRAPHIE

G. Lecointre, Guide critique de l’évolution, Belin, 2009.

Bl. Li et al., RNF213, a new nuclearmarker for acanthomorph phylogeny, Molecular Phylogenetics and Evolution, vol. 50, pp. 345-363, 2009.

G. Lecointre et H. Le Guyader, La classification phylogénétiquedu vivant, Belin, 2006 (3e éd.).

J. Nelson, Fishes of the World,John Wiley & Sons, 2006 (4e éd.).

G. Lecointre et C. Ozouf-Costaz,Les poissons à antigels del’océan Austral, Pour la Science,n° 320, pp. 48-54, juin 2004.

Dess

ins

de J

.-F. D

ejou

anne

t

pls390_p000_000_poissons.xp_mnc_05_03 8/03/10 11:55 Page 61

Page 64: Pour La Science 390

62] Évolution © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Mais à partir des années 1990, des carac-tères moléculaires tirés de la comparai-son des séquences d’ADN devinrentdisponibles. Dès lors, ces ensembles se sontéclatés dans les phylogénies moléculairesmodernes et leur répartition n’est sansdoute pas terminée. On observe ainsi quela perche et le mérou sont plus apparentésà la lompe et au grondin (voir la figure 5, U)qu’ils ne le sont au maquereau. Mêmescénario au niveau des «sous-ordres» deperciformes: les percoïdes (perche, mérou,chinchard, en violet), les labroïdes (vieille,poisson-perroquet, demoiselle, cichlidés,en vert), les trachinoïdes (vive, lançon, ura-noscope, en rose) sont trois sous-ordres maldéfinis qui n’ont pas résisté : selon les don-nées génétiques, les chinchards sont plusapparentés aux poissons plats (Q) qu’auxperches, les cichlidés sont plus apparentésaux athérinomorphes (guppy, orphie, O)qu’aux poissons-perroquets, et les vivessont plus apparentées aux perches (U)qu’aux lançons.

D’autres groupes qui n’étaient pasmieux définis ont en revanche été confir-

més par les phylogénies moléculaires,notamment les notothénioïdes (légineantarctique, poisson des glaces) et les ana-bantoïdes (combattant). Enfin, plusieurssous-ordres qui semblaient bien définisavant les années 2000 ont récemmentcréé la surprise, comme les scombroïdes(maquereau, thon, marlin, voilier, espa-don, barracuda, sabre). Ce sous-ordre esten fait composite : les maquereaux et lessabres sont plus apparentés aux aileronsargentés (stromatéidés, N) qu’aux espa-dons ou aux barracudas, ces derniers étantplus proches des chinchards et des pois-sons plats réunis. Un vrai chamboulement!

Chantier en coursCette nouvelle compréhension de la diver-sité des téléostéens acanthomorphes estle fruit de trois équipes qui, depuis dixans, construisent indépendamment desphylogénies moléculaires à très grandeéchelle taxonomique, questionnant lesrelations profondes entre acantho-morphes à l’aide de vastes échantillons

5. L’ARBRE PHYLOGÉNÉTIQUE des acantho-morphes (ci-dessus) a profondément changédepuis les années 1990. On y distingue notam-ment neuf nouveaux groupes qui n’ont pas encorede nom (notés de M à U). Nombre des anciensgroupes se sont ainsi retrouvés dispersés dansl’arbre. Six d’entre eux sont représentés par descouleurs différentes. On observe par exempleque les labroïdes (en vert) ont été scindés endeux groupes peu apparentés, lesquels ontcependant conservé leur organisation interne.Fait inattendu, on pensait que les saint-pierreétaient apparentés aux caproïdes (sangliers demer), constituant ensemble l’ancien ordre deszéiformes (en bleu clair), et que les gadiformes(morue) étaient apparentés aux lophiiformes(baudroie). En fait, les gadiformes sont étroi-tement apparentés aux saint-pierre et les san-gliers de mer sont plus apparentés auxtétraodontiformes. Les percoïdes (en violet)sont quant à eux complètement éclatés. Cetarbre synthétise les travaux de trois équipes– une japonaise, une américaine et la nôtre(avec Catherine Ozouf-Costaz, Martine Desout-ter-Meniger, Jean-François Dejouannet et lescontributions de Wei-Jen Chen, Blaise Li et Anne-Claire Lautredou).

pls390_p000_000_poissons.xp_mnc_05_03 8/03/10 11:55 Page 62

Page 65: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Évolution [63

(plus d’une centaine pour chaque inves-tigation). L’équipe de Masaki Miya, àChiba au Japon, travaille sur l’ensembledes gènes mitochondriaux codant desprotéines. L’équipe de Leo Smith, auMuséum américain de New York, travaillesur des gènes nucléaires et mitochon-driaux (mais différents des précédents).Enfin, notre équipe travaille sur unecollection de gènes nucléaires codantsdistincts. L’important est que ces troiséquipes n’examinent pas les mêmes gènespour interroger d’histoire des espèces,et n’échangent quasiment pas de maté-riel. Et pourtant, un certain nombre deregroupements ressortent de chacunede ces études indépendantes. Nous enillustrons neuf, notés par les lettres de Mà U sur la figure 5.

Considérons par exemple l’ancien ordredes perciformes, cités plus haut. Celui-ciest à présent éclaté, et l’on retrouve cer-taines de ses branches disséminées parmiles neuf regroupements. Ainsi, les stro-matéidés (aileron argenté), les trichiuri-dés (sabre) et les scombridés (maquereau)

font désormais partie de l’ensemble N, auxcôtés du rouget barbet et de l’hippocampe,tandis que les sparidés (saupe, dauraderoyale, bogue) se retrouvent dans l’en-semble R avec la baudroie et le sanglier desmers. Et plusieurs autres perciformescôtoient à présent des anciens gastérostéi-formes, comme l’épinoche, et des anciensscorpaeniformes, telle la rascasse (U).

Aujourd’hui, le grand chantier de laclassification suit son cours : de nom-breuses autres familles des anciens per-ciformes ne sont pas encore placées parmices nouveaux ensembles, et il en est demême pour nombre des autres anciensordres. Ne nous laissons pas abattre parl’ampleur de la tâche : certes, les grandsbouleversements de la systématique quiont eu lieu au cours des 50 dernièresannées ont invalidé nombre de groupes,mais bien d’autres ont été confirmés,notamment les pleuronectiformes (35)et les lophiiformes (38). Et cette explora-tion de l’histoire évolutive des téléostéensest indispensable à notre compréhensionde leur diversité. ■

✔ SUR LE WEB

FishBase, base internationalerecensant les poissons avec leursnoms, caractéristiques, photos,dessins : http://www.fishbase.org/search.php

Vidéos de poissons téléostéensgobant leurs proies, réalisées par le Laboratoire Wainwright (Université de Californie, Davis) : http://tinyurl.com/video-wainwright

Dess

ins

de J

.-F. D

ejou

anne

t

pls390_p000_000_poissons.xp_mnc_05_03 8/03/10 11:55 Page 63

Page 66: Pour La Science 390

64] Biologie moléculaire © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Tout étudiant en biologie apprend queles cellules vivantes ont pour sourced’énergie une petite molécule : l’ATP,

ou adénosine triphosphate. Ce qui estmoins connu, c’est que cette molécule joueun autre rôle, tout aussi essentiel, à l’ex-térieur des cellules: c’est une molécule ditede signalisation, qui permet aux celluleset aux tissus de communiquer. Le com-bustible universel du vivant est égalementun maillon du « langage » cellulaire.

Cette double fonction a été suggéréeil y a environ 50 ans. Mais à l’époque,l’idée fut reçue avec scepticisme. Aujour-d’hui, les scientifiques se rendent comptequ’en raison de son omniprésence dansl’organisme, l’ATP a une influence notablesur le fonctionnement des organismeset sur la santé. Partout dans le monde,

des équipes de recherche se sont lancéesdans la course aux applications théra-peutiques qui pourraient découler de cesfonctions nouvellement découvertes.

L’ATP deux fois révéléeAu milieu des années 1830, les biologistesont compris que les organismes vivantssont faits de cellules. Pendant des décen-nies, ils ont recherché où elles puisaientleur énergie. En 1929, Karl Lohmann,biochimiste allemand qui travaillait à Hei-delberg avec Otto Meyerhof, l’un deslauréats du prix Nobel de médecinede 1922, ainsi que Cyrus Fiske et son étu-diant Yellapragada SubbaRow, à l’Écolede médecine Harvard, montrent que lescellules musculaires ne se contractent

qu’en présence d’une petite molécule. Ellese révèle constituée d’une purine, l’adé-nosine – combinaison d’une base azotée,l’adénine, et d’un sucre, le ribose – et detrois ions phosphates (PO4

3–). En 1935,Katashi Makino, de l’Hôpital de Dalian,en Mandchourie, propose une structurechimique pour la molécule. Basil Lyth-goe et Alexander Todd, de l’Université deCambridge, au Royaume-Uni, la valide-ront dix ans plus tard.

Durant cette période, personne n’en-visageait que l’ATP eût un rôle en dehorsde la cellule. C’était encore le cas en 1962.Cette année-là, l’un de nous (G. Burnstock),jeune neurophysiologiste à l’Université deMelbourne, en Australie, étudiait lessignaux chimiques émis par le système ner-veux autonome, qui contrôle des fonctionstelles que les contractions de l’intestin etde la vessie. Nous avons d’abord constatéque la signalisation n’impliquait pas lesneurotransmetteurs classiques, l’acétyl-choline ou la noradrénaline. De plus, desdonnées publiées en 1959 par Pamela Hol-ton, du Laboratoire de physiologie de Cam-bridge, au Royaume-Uni, suggéraient quedes nerfs sensitifs libéraient des moléculesd’ATP. Cette molécule pouvait-elle être res-ponsable de la communication entre des

Biologie moléculaire

Baljit Khakh et Geoffrey Burnstock

Biologie-santé (Biologie moléculaire)

La molécule d’ATP, principale source d’énergie

des organismes vivants, permet aussi aux cellules

de communiquer. Ce double rôle ouvre de nouvelles

perspectives thérapeutiques.

pls_390_p000000_khakh.xp_fp0503 5/03/10 19:18 Page 64

Page 67: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Biologie moléculaire [65

neurones moteurs et les muscles lisses quitapissent la paroi des organes étudiés? Nousavons alors montré qu’en bloquant, aumoyen de substances chimiques, la signa-lisation vers les muscles lisses, nous n’in-terrompions pas le signal de contraction:nous en avons déduit qu’il existait un autremessager, et que ce devait être l’ATP.En 1972, nous émettions une hypothèse :il existe des « nerfs purinergiques » utili-sant l’ATP comme neurotransmetteur.

Comment se déroulerait une telle neu-rotransmission ? Les cellules nerveusesproduisent des impulsions électriques qui

se propagent le long de leurs prolonge-ments, les axones. Mais ce courant netraverse pas le minuscule espace séparantdeux neurones, la fente synaptique, ni l’es-pace entre les cellules nerveuses et lesmuscles, la synapse neuromusculaire. Ildéclenche la libération dans la fente synap-tique de médiateurs chimiques, les neu-rotransmetteurs, tels l’acétylcholine, leglutamate, la dopamine, qui transmettentle message. Ces molécules, libérées parle neurone présynaptique traversent l’es-pace intercellulaire et se lient à leurs récep-teurs présents à la surface du neurone

L ’ E S S E N T I E L

� L’ATP (adénosine

triphosphate), principale

source d’énergie

des cellules, est aussi

un signal moléculaire qui

influe sur le comportement

cellulaire.

� On a découvert

que l’ATP joue aussi un rôle

de messager essentiel

au développement

de l’organisme et

à son fonctionnement.

� Cette molécule

omniprésente n’agit pas

de la même façon sur tous

les tissus. Elle intervient

sans doute dans diverses

maladies, ce qui ouvre

de nouvelles perspectives

thérapeutiques.

LA STRUCTURE DE L’ATPa été proposée dès 1935,

confirmée ensuite pardiverses modélisations(oxygène et groupes OHen rouge, phosphore enjaune, carbone en bleu

clair, azote en bleu foncé et hydrogène en blanc).

Ken

Ewar

d

pls_390_p000000_khakh.xp_fp0503 5/03/10 19:18 Page 65

Page 68: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

receveur, le neurone postsynaptique. Lesneurones réémettent un signal électrique,tandis que les cellules musculaires secontractent ou se relâchent. Les messagessont donc transmis de neurone à neuronepar une alternance d’impulsions électriqueset de décharges de molécules chimiques.

Malgré les nombreuses données mon-trant que des neurones libèrent de l’ATPdans les muscles et les tissus de l’intestinet de la vessie, les neurophysiologistesadmettaient mal que l’ATP puisse être unneurotransmetteur : comment une sub-stance omniprésente dans l’organismepourrait-elle assurer un rôle si précis? Enoutre, pour qu’une molécule de signalisa-tion fonctionne, elle doit trouver un récep-teur approprié sur ses cellules cibles. Or,tandis que le premier récepteur d’un neu-rotransmetteur, l’acétylcholine, venait d’êtreisolé, en 1970, par l’équipe de Jean-PierreChangeux, à l’Institut Pasteur, à Paris, aucunrécepteur de l’ATP n’avait été identifié.

De nombreux chercheurs utilisaientdes méthodes pharmacologiques pour étu-dier comment l’ATP libérée par des neu-

rones agit sur les muscles et diverses cel-lules. En 1978, l’un de nous (G. Burnstock)suggéra alors qu’il existait deux famillesde récepteurs de l’ATP et de son produitde dégradation, l’adénosine : les récep-teurs P2, pour l’ATP, et P1, pour l’adéno-sine. D’autres études montrèrent quel’activation de récepteurs P2 produisaitdifférents effets cellulaires. Elles suggé-raient l’existence de deux sous-types derécepteurs P2, nommés P2X et P2Y.

La coopération entre l’ATP et

les neurotransmetteursC’est seulement dans les années 1990 quedes outils moléculaires permirent à plu-sieurs biologistes, à commencer par FrancesEdwards et ses collègues de l’UniversityCollege de Londres, d’isoler ces récepteurset d’explorer leurs effets sur les cellulesdu système nerveux.

Parmi les gènes que le séquençagedu génome humain a mis en évidence

L’ A T P À L’ I N T É R I E U R D E S C E L L U L E S . . . . . . E T À L’ E X T É R I E U RLa petite molécule d’ATP (adénosine triphosphate) est la source d’énergie des cellules :elle alimente les activités de la machinerie cellulaire qui permet à toutes les cellules de fonctionner et de se multiplier (ci-dessous). Cependant, une partie de l’ATPsert de signaux à destination des cellules voisines (à droite).

Une molécule d’ATP stocke de l’énergie dans les liaisons entre ses trois groupes phosphates (PO4

3–). Ceux-ci sont ancrés à l’adénosine, qui appartient à la classe des purines.

Les cellules fabriquent de l’ATP en permanencedans leurs mitochondries. Ces organitescellulaires l’élaborent à partir de matièrespremières, tels les protons (H+), que produitl’oxydation du glucose. À l’intérieur de la mitochondrie (1), l’énergie des protons permetl’addition d’un phosphate à l’adénosinediphosphate (ADP) ; l’ATP obtenue est transféréedans le cytoplasme (2). Les activités cellulaires,telle la synthèse de protéines, tirent leur énergie de la libération du phosphate terminalde la molécule d’ATP (3). L’ADP et les phosphateslibres sont ensuite recyclés en ATP (4).

Baljit KHAKH est professeur de physiologie et de neurobiologie à l’Université de Californie, à Los Angeles. Geoffrey BURNSTOCKest président du Centre d’étudedu système nerveux autonome à l’University College de Londres.

L E S A U T E U R S

ADP

Phosphate Protons H+Neurotransmetteur

ATP Clivage enzymatique

Récepteur P2X

Récepteur P2Y

ADP

Vésicule

ATP

Adénosine triphosphate

Adénosine

Phosphate Énergie stockée dans les liaisons

Mitochondrie

ATP

ATP

ADP

Énergie produite

Phosphate libéré

CELLULE

CELLULEÉMETTRICE

Noyau

pls_390_p000000_khakh.xp_fp0503 5/03/10 19:18 Page 66

Page 69: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Biologie moléculaire [67

depuis les années 2000, plusieurs codentdes récepteurs de l’ATP, localisés sur dif-férents types de cellules. La première classede ces récepteurs, les récepteurs P2X, com-prend des canaux ioniques dont l’ouver-ture est commandée par la liaison de l’ATP.L’un de nous (B. Khakh) et d’autres cher-cheurs ont montré à la fin des années 1990que lorsque l’ATP se lie à ces récepteurs,ces derniers forment un canal permet-tant au sodium et au calcium d’affluer dansles cellules. Les récepteurs P2Y fonction-nent différemment : lorsque l’ATP s’y lie,elle déclenche une cascade d’interactionsmoléculaires dans les cellules. Le cal-cium est alors libéré de ses réserves intra-cellulaires. Dans les deux cas, le calciumlibéré change le fonctionnement des cel-lules. Par exemple, il entraîne la diffu-sion d’autres neurotransmetteurs oumodifie l’expression de gènes impliquésdans la division cellulaire.

De plus, la signalisation par l’ATP inter-agit avec d’autres systèmes moléculaires.Parmi eux, les enzymes de la famille desectoATPases, qui sont localisées à la sur-

face de la plupart des cellules. Là, elles éli-minent rapidement un à un les trois groupesphosphates de l’ATP, la transformant en adé-nosine diphosphate (ADP), puis en adéno-sine monophosphate (AMP), et finalementen adénosine. Chacun de ces produits dedégradation a un effet sur les cellules.

ATP et maladiesAinsi, Fusao Kato, de l’Université Jikei, àTokyo, a montré que l’ATP et l’adénosineagissent ensemble dans le tronc cérébral,responsable de fonctions fondamentales,telles que la respiration, le rythme car-diaque et la fonction gastro-intestinale.Parfois, l’ATP et l’adénosine s’opposent :par exemple, la seconde inhibe la libéra-tion de la première dans la fente synap-tique. Les effets combinés de l’ATP, de sesproduits de dégradation et des ectoATPasesextracellulaires forment ainsi une bouclede signalisation autorégulatrice active dansde nombreuses circonstances.

De surcroît, dans le système nerveux,l’ATP agit avec d’autres neuromédiateurs,

Bref historiquede l’ATP

� 1929 L’ATP est découverte

en tant que source d’énergie du tissu

musculaire.

� 1929 Albert Szent-Györgyi

observe que les purines

(famille de l’ATP) ont

de puissants effets

sur le cœur.

� 1945 La structure

de l’ATP est confirmée.

� 1959 Pamela Holton découvre

que des nerfs sensoriels sécrètent

de l’ATP.

� 1962 Geoffrey Burnstock

démontre que l’ATP participe

à la transmission du signal nerveux

aux cellules musculaires.

� 1972 G. Burnstock suggère

l’existence de neurones qui utilisent

l’ATP comme signal chimique.

� 1976 G. Burnstock propose

que l’ATP agit avec d’autres

neurotransmetteurs.

� 1993 et 1994Des récepteurs P2X et P2Y de l’ATP

sont isolés sur des cellules.

� 1996 Le clopidogrel est mis

au point. Ce médicament, en agissant

sur les récepteurs P2Y des plaquettes

sanguines, prévient la formation

de caillots sanguins.

� 2009 La structure cristalline

du récepteur P2X est révélée.

Connaissant cette structure,

les pharmacologues devraient

être capables de mettre au

point des molécules activant

ou inhibant ce récepteur.

L’ATP devient un signal intercellulaire quand il est libéré dans la fente synaptique par les vésicules de stockage d’un neurone activé (1) en même temps que des moléculesde neurotransmetteurs. De nombreuses cellules (autresque des neurones) émettent également de l’ATP en utilisantdes mécanismes similaires. Dans l’espace synaptique, des enzymes dégradent rapidement l’ATP (2), retirantprogressivement les groupes phosphates pour produire del’adénosine diphosphate (ADP), de l’adénosinemonophosphate (AMP) et de l’adénosine. L’ATP et ses produits de dégradation se lient à des récepteurs cellulaires spécifiques (3). Deux types de récepteurs, P2X et P2Y, reconnaissent l’ATP.Les premiers fixent également l’ADP, tandis que l’AMPet l’adénosine se lient aux récepteurs P1.Au fil de la dégradation de l’ATP, les produits des réactionspeuvent compenser ou potentialiser ses effets. Par exemple,l’adénosine, en se liant aux récepteurs P1 de la celluleémettrice, inhibe la libération d’autres molécules d’ATP.

pteur P2Y

AMP

Récepteur P1

Adénosine

Mollie Holman et G. Burnstock, en 1962

Albert Szent-Györgyi

Récepteur P2X4CELLULE RÉCEPTRICE

Prec

isio

n Gr

aphi

cs

© G

etty

Imag

es/J

ohn

Phill

ips

Geof

frey

Burn

stoc

k

T.Ka

wat

e et

al.,

Nat

ure

2009

pls_390_p000000_khakh.xp_fp0503 5/03/10 19:18 Page 67

Page 70: Pour La Science 390

68] Biologie moléculaire © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

U N S I G N A L , P L U S I E U R S M E S S A G E S

comme « cotransmetteur » de la noradré-naline ou de l’acétylcholine. L’un de nous(G. Burnstock) a découvert ce phénomèneen 1976. Depuis, ce phénomène de cotrans-mission a été démontré pour les couplesGABA et glycine, dopamine et séroto-nine, acétylcholine et glutamate.

À la lumière du rôle de l’ATP dans lacommunication entre les neurones du sys-tème nerveux périphérique, on peut s’at-tendre à ce que cette molécule joue unrôle important pour les cinq sens. Dans larétine de l’œil, par exemple, il existe desrécepteurs de l’ATP sur certaines cellulesnerveuses, notamment les cellules gan-glionnaires dont les prolongements for-ment le nerf optique. Ces récepteurs

influent sur la réponse de ces cellules ausignal électrique que leur transmettentles bâtonnets et les cônes, les cellules réti-niennes qui captent la lumière. Les termi-naisons nerveuses de la rétine émettent àleur tour de l’ATP et de l’acétylcholine quitransmettent les informations aux centresde traitement sensoriels du cerveau.

De plus, la communication par l’ATPintervient à une étape clé du développe-ment embryonnaire pour déclencher leprocessus de formation des yeux, commel’ont montré en 2007 Nicholas Dale, Eli-zabeth Jones et leurs collègues de l’Uni-versité de Warwick, en Angleterre. Elle estégalement essentielle pour la constructionde la cochlée, l’organe de l’oreille interne

La communication cellulaire utilisant l’ATP a d’abord été détectée entre des cellules nerveuses et des cellules musculaires. Mais elle existe dans de nombreux types cellulaires, comme ici dans le système cardio-vasculaire.

Les types de récepteurs de l’ATP

Les récepteurs cellulaires de l’ATP existentsous deux formes. Le récepteur de type P2X est un canal qui s’ouvrelorsque l’ATP se lie à sa partieextracellulaire. Cette ouverture provoquel’afflux d’ions calcium et sodium dans la cellule. Quand une molécule d’ATP se lieà un récepteur P2Y, ce dernier déclencheune cascade de signaux internes qui commandent la libération d’ionscalcium des réservoirs intracellulaires.Dans les deux cas, l’augmentation de la concentration en calcium a des conséquences immédiates, par exemple la contraction musculaire.L’activation de P2Y déclenche d’autresinteractions moléculaires et l’expressionde gènes qui a des effets à plus longterme, telle la prolifération cellulaire.

EFFETS DE L’ATP SUR LES VAISSEAUX SANGUINS

� Constriction Les cellules du système nerveuxautonome libèrent de l’ATP et un neurotransmetteur, la noradrénaline. L’ATP se lie à des récepteurs présents surles cellules musculaires constituantles parois du vaisseau sanguin, ce quiprovoque rapidement la constriction duvaisseau.

� Coagulation sanguineL’ATP que diffusent les cellulesendommagées par une blessure se lieaux récepteurs des plaquettessanguines. Ces dernières réagissent ens’agrégeant. Il se forme alors un caillotsanguin qui obstrue la plaie.

� RelaxationLes variations du flux sanguin produisentdes forces de cisaillement sur les cellulesendothéliales, qui tapissent les parois des vaisseaux sanguins. Ces celluleslibèrent alors de l’ATP, qui active ses récepteurs sur les cellules endothélialesvoisines. Ces dernières réagissent en libérant du monoxyde d’azote, qui provoque le relâchement des vaisseaux.

Réservoirde calcium

Noyau Effets à long terme

Effets à court terme

Cascade de signaux

ATP

Vaisseau sanguin

ATP Terminaisonnerveuse

Cellules musculaires

L’ATP se lie auxrécepteurs P2Xdes cellulesmusculaires.

Ions sodium

Ions calcium

ATP

CanalP2X

RécepteurP2Y

ADN

CELLULE RECEVEUSE

Cellules endothéliales Site lésé

Plaquette sanguine

Les cellulesendothélialesémettent de l’ATP.

Un neurone libère de l’ATPet de la noradrénaline.

Le vaisseau se contracte.

Le vaisseau se relâche.

Les cellules endommagéeslibèrent de l’ATP.

L’ADP se lie auxrécepteurs P2Ysur les plaquettes.

Un caillot se forme et bouche la blessure.

L’ATP se lie aux récepteurs P2Ysur les cellules endothéliales voisines.

Prec

isio

n Gr

aphi

cs

pls_390_p000000_khakh.xp_fp0503 5/03/10 19:18 Page 68

Page 71: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Biologie moléculaire [69

permettant l’audition, et continue à jouerun rôle important dans son fonctionne-ment chez l’adulte. Quelque 50000 cellulesciliées, neurones transducteurs du son,tapissent la cochlée humaine, et la moitiéenviron portent des récepteurs P2X etP2Y, lesquels déclenchent parfois un signalélectrique lorsque l’ATP les active.

Par ailleurs, les papilles gustatives, ter-minaisons nerveuses sensorielles de lalangue, portent des récepteurs P2X média-teurs du goût. L’équipe de Sue Kinna-mon, de l’Université du Colorado, a montréen 2005 que l’ATP est indispensable à la neu-rotransmission des cellules des papillesgustatives aux neurones gustatifs. Des sou-ris dépourvues de récepteurs de l’ATP des

sous-types P2X2 et P2X3 ne perçoiventplus le goût des substances sucrées etamères. Par ailleurs, ces sous-types sontidentiques à ceux qui interviennent danscertains modes de signalisation de la dou-leur. Depuis des décennies, les scientifiquessavent que l’ATP injectée dans la peauprovoque une douleur. En 2005, à Londres,Stephen McMahon et ses collègues ontmontré que la douleur est déclenchée parl’activation de récepteurs P2X3 de l’ATP,présents sur les terminaisons de neu-rones sensoriels qui réagissent à la fois autoucher et à la douleur.

Une autre forme de douleur – les dou-leurs neuropathiques – est associée à deslésions nerveuses. Ici l’ATP intervient parune autre voie, comme l’ont montréen 2003 les équipes de Kazuhide Inoue, del’Institut japonais des sciences médi-cales, et de Michael Salter, de l’Hôpitalde Toronto. Dans ce mécanisme, La molé-cule active des récepteurs P2X4 sur des cel-lules immunitaires de la moelle épinière,les cellules microgliales. En 2005, ces cher-cheurs ont montré que ces cellules libè-rent, en réponse à l’ATP, des molécules,dont le facteur neurotrophique BDNF(Brain-derived neurotrophic factor), qui « irri-tent » les fibres nerveuses, engendrant unedouleur chronique.

De nouveauxmédicaments en vue

Grâce à toutes ces nouvelles données, plu-sieurs laboratoires pharmaceutiques cher-chent à inhiber les récepteurs P2X pourcombattre les douleurs neuropathiques oules douleurs dues à l’inflammation. Le trai-tement des troubles cardiaques et vascu-laires pourrait aussi bénéficier demédicaments agissant sur les récep-

teurs de l’ATP. En effet, les cellulesendommagées libèrent cette molécule

dans l’espace extracellulaire. Les pla-quettes sanguines interviennent alors pourassurer la formation des caillots qui stop-pent les hémorragies : l’activation de leursrécepteurs P2Y12 par l’ATP les conduit às’agglomérer en un caillot. Inversement,le même processus contribue à la forma-tion de caillots qui obstruent les vaisseauxsanguins, pouvant provoquer un infarc-tus. Un médicament déjà sur le marché,le clopidogrel (Plavix), agit en bloquantle récepteur P2Y12 des plaquettes, empê-chant la formation de caillots. Quelquesmédicaments qui fonctionnent de façon

Une origine ancienne

� L’existence de ses récepteurs

chez des plantes et des formes de vie

primitives, tels les amibes

et les vers, suggère que l’ATP

a acquis un rôle de signalisation

très tôt au cours de l’évolution.

Dans l’amibe Dictyostellium

discoideum (ci-dessous),

des récepteurs activés par l’ATP, qui

ressemblent aux canaux humains P2X,

régulent le flux d’eau entrant

et sortant des cellules.

� Prolifération cellulaireAprès une intervention chirurgicale visant à déboucher une artère partiellement obstruée,l’ATP libérée par le tissu lésé se lie aux récepteursde cellules endothéliales et musculaires. Ces cellules se multiplient, et il peut en résulter unrétrécissement durable de l’artère, ou resténose.

Cœur

Les cellules prolifèrent

Le tissu léséémet de l’ATP.

L’ATP se lie aux récepteurs P2Yet P1 sur les cellulesendothéliales et musculaires.

Blessure

Artère

Artère

Veine

� BIBLIOGRAPHIE

A.V. Gourine et al., Purinergicsignalling in autonomic control,Trends Neurosci., vol. 32, pp. 241-248, 2009.

G. Burnstock, Physiology andpathophysiology of purinergicneurotransmission, Physiol. Rev.,vol. 87, pp. 659-797, 2007.

G. Burnstock, Pathophysiologyand therapeutic potential of purinergic signalling, Pharmacol. Rev., vol. 58, pp. 58-86, 2006.

B.S. Khakh et R.A. North, P2Xreceptors as cell-surface ATPsensors in health and disease,Nature, vol. 442, pp. 527-532,2006.

B.S. Khakh, Molecular physiologyof P2X receptors and ATPsignalling at synapses, Nat. Rev. Neurosci., vol. 2, pp. 165-174, 2001.

Texa

s Te

ch U

nive

rsity

/M. J

. Grim

son,

R.L

.Bla

nton

pls_390_p000000_khakh.xp_fp0503 5/03/10 19:18 Page 69

Page 72: Pour La Science 390

70] Biologie moléculaire © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

similaire sont en cours d’essais cliniquespour les troubles coronariens.

Les maladies du système digestifpourraient également être une indicationthérapeutique. Plusieurs biologistes ontmontré que l’ATP émise par le systèmenerveux intestinal agit sur les récep-teurs P2X et P2Y des cellules de la paroiintestinale pour réguler les contractionsrythmiques qui font progresser les ali-ments dans le tube digestif. En mêmetemps, l’ATP se lie aux récepteurs P2Y descellules du revêtement interne de la paroiintestinale et déclenche la sécrétion d’en-zymes digestives. Des molécules bloquantces récepteurs constitueraient des traite-ments potentiels du syndrome d’irrita-tion intestinale et de sa forme la plusgrave, la maladie de Crohn.

Qui plus est, l’ATP semble être l’undes outils qu’utilise l’organisme contreles tumeurs cancéreuses. En 1983, Elie-zer Rapaport, à l’Université de Boston,a décrit pour la première fois cet effet.D’autres l’ont retrouvé dans les cancersde la prostate, du sein, du côlon, del’ovaire, de l’œsophage et du mélanome.L’ATP extracellulaire agit en déclen-chant le suicide des cellules cancéreuseset en favorisant leur différenciation, cequi ralentit leur prolifération. Enfin, l’ATPintervient aussi dans le contrôle de lasécrétion d’insuline par le pancréas, vial’activation de récepteurs P2.

Pour être efficaces, les nouveaux médi-caments devront activer ou inhiber sélec-tivement des sous-types particuliers derécepteurs de l’ATP, empêcher ou aug-menter la diffusion de ce médiateur, ouencore freiner sa dégradation après sa libé-ration par les cellules. L’un d’entre nous(B. Khakh) a synthétisé des récepteurs del’ATP que l’on peut incorporer dans descellules en culture ou même chez dessouris de laboratoire. Ils peuvent être uti-lisés pour tester les effets de légères modi-fications du récepteur P2X.

En 2009, Eric Gouaux et ses collèguesde l’Université de l’Oregon ont déterminéla structure du récepteur P2X chez le pois-son-zèbre. Cela va accélérer considéra-blement la découverte de moléculescapables d’activer ou d’inhiber spécifi-quement ce récepteur. Par ailleurs, l’exis-tence de récepteurs de l’ATP chez desplantes et des organismes primitifs sug-gère des applications en agriculture et dansle traitement de certaines maladies infec-tieuses ou parasitaires.

Anatomie de l’ATP

En tant que neurotransmetteur, l’ATP intervientdirectement dans le fonctionnement cérébral, laperception sensorielle et le contrôle nerveux desmuscles et des organes. Quand l’ATP est libéréepar des cellules non neuronales, elle entraîne sou-vent des réactions protectrices, telles la forma-tion osseuse et la prolifération cellulaire.

� CerveauL’ATP module la communication des neurones entre eux

et entre neurones et cellules auxiliaires, les cellules gliales. Lessignaux reposant sur l’ATP et l’un de ses produits de dégra-dation, l’adénosine, interviennent dans le sommeil, la mémoire,l’apprentissage, le mouvement et diverses activités cérébrales.Un excès de signaux dus à l’ATP serait impliqué dans l’épi-lepsie et certains troubles psychologiques. L’ATP stimule éga-lement le développement des tissus et leur réparation aprèsune blessure, mais peut provoquer la mort cellulaire dans lesmaladies neurodégénératives.

� Organes sensoriels et voies de conduction de la douleur

L’ATP régule, voire transmet, des informations provenantdes yeux, des oreilles, du nez et de la langue vers le cerveau.Les nerfs sensitifs véhiculant la douleur l’utilisent aussi pourtransmettre des signaux à la moelle épinière.

� CœurL’ATP libérée avec la noradrénaline par des neurones du

système nerveux autonome stimule les contractions du musclecardiaque. Un dysfonctionnement de cette voie de signalisa-tion provoque des troubles du rythme et des modificationsde la tension artérielle.

� Autres organesLes contractions intestinales normales et les sécrétions

d’enzymes pendant la digestion sont influencées par lasignalisation par d’ATP émise par les neurones de l’intestin.La contraction de la vessie et sa commande sont régulées dela même façon. L’érection et le relâchement du pénis néces-sitent des signaux d’ATP destinés aux muscles lisses et aux cel-lules endothéliales. Sous l’influence de l’ATP, ces dernièreslibèrent du monoxyde d’azote, qui provoque le relâchementdes muscles.

� OsL’activation des récepteurs de l’ATP stimule les cellules

formant l’os et inhibe les cellules qui le détruisent.

� PeauLes récepteurs de l’ATP participent au renouvellement nor-

mal des cellules cutanées, à leur multiplication lors de la gué-rison des plaies et peut-être aux troubles de la proliférationdes cellules de la peau, tels le psoriasis et la sclérodermie.

� Système immunitaireL’ATP libérée par les tissus lésés entraîne une inflamma-

tion. Cette réaction immunitaire peut être douloureuse. Exces-sive et prolongée, elle endommage les tissus. Les signaux d’ATPaident aussi les cellules immunitaires à éliminer les cellulesinfectées par des bactéries.

Cerveau

Moelle épinière

Nerfs

Cœur

Intestins

Vessie

Pénis

Os

Peau

Prec

isio

n Gr

aphi

cs

pls_390_p000000_khakh.xp_fp0503 5/03/10 19:18 Page 70

Page 73: Pour La Science 390

bar_sc.xp 5/03/10 18:33 Page 1

Page 74: Pour La Science 390

72] Environnement © Pour la Science - n° 390 - Avril 201072] Discipline

Mathématiques

Discipline (sous-thème)

1. CES ZONES BLANCHES dans la glace correspondent à des bulles de méthane. Produit dans les sédi-ments riches en matière organique sous la glace des lacs arctiques, ce gaz à effet de serre est émisprincipalement sous forme de bulles, qui, en hiver, se font piéger sous la glace qui recouvre les lacs.

10 cm

pls_390_p072_079_methane.xp_fsv_05_03 5/03/10 18:30 Page 72

Page 75: Pour La Science 390

Environnement [73

Un cinquième de la surface terrestreest congelé. Ce sol mêlé de glace,nommé pergélisol ou permafrost,

se trouve surtout en Arctique ; il repré-sente 25 millions de kilomètres carrés, soitdeux fois et demie la superficie de l’Eu-rope. Or il semble que l’augmentation dela température terrestre moyenne entraînela fonte de masses toujours plus grandesde pergélisol arctique.

À l’Université d’Alaska, nous étu-dions de près ce phénomène, parce qu’ilprovoque de massives émissions degaz à effet de serre, et tout particulière-ment de méthane. Car si plus de pergé-lisol que prévu venait à fondre, l’atmo-sphère pourrait se réchauffer plus viteque ce qu’annoncent les simulations lesplus pessimistes… Précisons ici cettemenace et examinons ce qu’ont d’in-quiétant les données que nous avonsrecueillies à son propos.

Après la vapeur d’eau et le dioxydede carbone, le méthane (CH4) est, en quan-tités présentes dans l’atmosphère, le troi-sième gaz à effet de serre. Toutefois, soneffet de serre est bien plus puissant, carcette molécule absorbe 25 fois plus de

rayonnement infrarouge que la molé-cule de dioxyde de carbone !

Quand il fond, le pergélisol émet énor-mément de méthane. Pourquoi? Dans leNord, il arrive souvent qu’en raison dugel, une plante ou un animal ne pourrissepas à l’issue de sa vie. C’est une des rai-sons pour lesquelles les premières dizainesde mètres d’épaisseur du pergélisol arc-tique – dont l’épaisseur dépasse souventdes centaines de mètres – contiennentquelque 950 milliards de tonnes de car-bone. Ces restes végétaux ou animaux sesont accumulés des dizaines de milliersd’années durant, et tant qu’ils restent geléssous la surface, le carbone qu’ils repré-sentent ne parvient pas dans l’atmosphère.

Du carbone piégé par le froid

Tout change quand le pergélisol fond. Lesmicro-organismes peuvent dégrader lamatière organique du sol, ce qui produitdes gaz. Le même phénomène se produitsi on laisse ouverte la porte d’un congé-lateur. Au bout d’un certain temps, la nour-riture dégèle et commence à pourrir.

La fonte des sols arctiques gelés crée des lacs

qui émettent massivement du méthane.

Ce gaz menace d’accélérer le réchauffement climatique.

Quelle est l’ampleur du danger et comment y faire face ?

Méthane :un périlfait surface

Katey Walter Anthony

L ’ E S S E N T I E L

✔ Du méthane produit

par le dégel du pergélisol

qui constitue le fond

de nombreux lacs

arctiques parvient dans

l’atmosphère et semble

accélérer le réchauffement

climatique.

✔ D’ici 2100, le dégel

du pergélisol pourrait

propulser les émissions

de ce puissant gaz à effet

de serre 20 à 40 pour cent

au-delà de ce qui serait

produit sinon par toutes

les autres sources

naturelles ou artificielles

réunies.

✔ La seule façon réaliste

de ralentir le dégel serait

que l’humanité limite le

réchauffement climatique

en réduisant ses émissions

de dioxyde de carbone.

Kate

y W

alte

r Ant

hony

pls_390_p072_079_methane.xp_fsv_05_03 5/03/10 18:30 Page 73

Page 76: Pour La Science 390

74] Environnement © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Toutefois, dans ce cas, la putréfaction quis’enclenche se déroule au contact de l’airet produit alors surtout du dioxyde de car-bone. Il en va tout autrement dans un solgorgé d’eau, tel le remplissage sédimen-taire d’un lac. Un tel milieu est anaéro-bie, c’est-à-dire pauvre en oxygène ; ladécomposition des matières organiquesproduit alors certes un peu de dioxydede carbone, mais surtout du méthane. Lessédiments des lacs arctiques, mais ausside tous les étangs du monde, sont doncdes émetteurs de méthane, et des bullesde ce gaz s’en échappent souvent.

En Arctique, la décomposition anaé-robie est la principale source de méthane.La glace contenue dans le pergélisol fond.L’eau liquide occupant moins de volumeque la glace, le sol s’affaisse et crée desdépressions facilement remplies par leseaux de ruissellement. Ces nouveaux petitslacs commencent à émettre de plus en plusde méthane à mesure que l’eau dégèle leurfond. Les cicatrices du sol révèlent quece processus se poursuit depuis que laTerre est entrée dans la période chaudequi a suivi la dernière glaciation. Maisd’après les observations satellitaires desdernières décennies, la fonte du per-gélisol s’accélère.

Ce qu’indiquent les satel-lites est confirmé par les

observations de terrain réalisées en Alaskaet en Sibérie par mon collègue VladimirRomanovsky, de l’Université de Fairbanks,et par d’autres. Ces chercheurs ont constatéque la température du pergélisol de leurssites s’élève depuis le début des années1970.V. Romanovsky a calculé qu’entre un tierset la moitié du pergélisol alaskien n’est plusqu’à un degré ou un degré et demi de latempérature de dégel ; en nombre d’en-droits du monde, le pergélisol serait déjàen train de franchir 0 °C.

Nos observations dans la région dela ville de Tcherski (sur la côte du Nord-Est sibérien) et celles de nombreuxconfrères vont dans le sens d’une accélé-ration du dégel. Ainsi, les calculs de monéquipe suggèrent qu’au rythme actuel deréchauffement, le dégel du pergélisoldevrait, vers 2100, amener les émissionsde méthane bien au-delà de ce que pro-duisent toutes les autres sources naturelleset humaines de ce gaz. Ajouté au dioxydede carbone libéré par le sol dégelé, ce sup-plément de méthane augmenterait la tem-pérature annuelle moyenne de la Terrede 0,32 °C, a estimé Vladimir Alexeev, del’Université de Fairbanks.

Un supplémentnotable de 0,32 °C

Cette augmentation peut sembler mineure,mais elle ne l’est pas. Elle contribue audérèglement de la machine climatique,avec son cortège de phénomènes météo-rologiques violents, de sécheresses, demaladies, d’augmentations du niveau desmers… Et si une partie importante duméthane souterrain profond, celui deshydrates de méthane sous-marins (voirl’encadré page 78), venait à s’échapper, l’aug-mentation de la température moyenne ter-restre pourrait atteindre plusieurs degrés.Aussi, l’humanité a plus d’une raison deralentir le rythme du réchauffement, defaçon à ne pas pousser de vastes zones arc-tiques au-delà du seuil de fonte.

C’est pourquoi il est crucial de validernos estimations sur le terrain difficile derégions telles celle de Tcherski. L’expérienceest particulière. Quand je longe une rivièresibérienne en compagnie de mon confrèreSergei Zimov, de la Station scientifique

Canada

AlaskaSibérie

PôleNord

Pergélisol fondu en 2050Pergélisol fondu en 2100Surfaces gelées en 2100

L A M E N A C E E N C H I F F R E S

✔ Le pergélisol recouvre

20 pour cent des terres émergées

de la planète.

✔ Entre un tiers et la moitié

du pergélisol se trouve aujourd’hui

à moins de 1,5 °C du dégel.

✔ D’après les estimations, la fonte

du pergélisol accroîtra d’ici 2100

les émissions mondiales de méthane

de 20 à 40 pour cent au-dessus

de ce que produira l’ensemble

des autres sources.

✔ Le méthane est un gaz à effet

de serre 25 fois plus puissant

que celui du dioxyde de carbone.

✔ En conséquence, l’augmentation

de la température annuelle moyenne

de la Terre pourrait recevoir

un supplément de 0,32 °C. Cela

perturbera encore plus le climat

et la météorologie, et accroîtra encore le

niveau des océans.

2. DE GRANDES MASSES de pergélisols vontfondre d’ici 2050 et 2100 si le réchauffementclimatique n’est pas freiné. De grandes quanti-tés de méthane seront libérées, ce qui accélé-rera encore le réchauffement climatique.M

appi

ng S

peci

alis

ts

pls_390_p072_079_methane.xp_fsv_05_03 5/03/10 18:30 Page 74

Page 77: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Environnement [75

du Nord-Est, je fais attention où je poseles pieds. La couche supérieure du sol estune espèce d’instable tourbe mousseuse etboueuse, épaisse d’un demi-mètre et quirepose sur40 à 80mètres de glace. Les arbresforment une sorte de «forêt ivre» : ils sontchétifs et penchent à des angles divers,car ils ne peuvent s’enraciner dans le solgelé, d’ailleurs déplacé latéralement plu-sieurs fois par an par les cycles de gel etde dégel. L’un d’eux est tombé lourdementsur le sol quelques instants après mon pas-sage. À travers le tapis forestier souventdéchiré, on aperçoit la surface noire etbrillante de la glace. La forte odeur de moiside la matière organique en décomposi-tion est alors perceptible. Il est par ailleursdifficile de ne pas trébucher sur les multi-tudes d’ossements éparpillés sur le sol: rhi-nocéros à poils laineux, mammouths,ours et autres animaux qui peuplaient laSibérie jusqu’il y a 11000 ans.

Si elle est très intéressante pour ses fos-siles, pour S. Zimov, la région l’est encoreplus d’un point de vue climatologique.En 1989, mû par son intérêt pour le car-bone piégé dans le sol arctique, il a emmenéun groupe de jeunes chercheurs installerune station scientifique au milieu de nullepart. Le rôle de la Station scientifique duNord-Est est de surveiller le pergélisolde la toundra et de la taïga tout au longde l’année. Les chercheurs russes ont

parcouru les puissants fleuves sibériensà bord de frêles esquifs et escaladé lesfalaises de pergélisol sans cordes afin demesurer la concentration en carbone, leprécurseur du méthane. Avec des chars del’armée et des bulldozers, ils ont simuléles perturbations qui emportent le sol desurface. Leurs expériences ont prouvé à lacommunauté scientifique l’importance desréservoirs de carbone du pergélisol.

Un piège pourla matière organique

Ces résultats importants n’expliquent paspourquoi S. Zimov, puis moi-même, avonsconcentré nos recherches dans une régionsurtout connue pour ses goulags. La rai-son tient en un mot : yedoma. C’est ainsiqu’en géologie on désigne un type de per-gélisol très abondant dans la région deTcherski. Ce pergélisol a la particularitéd’être très riche en glace et en matière orga-nique. La yedoma joue un rôle central dansl’affaire du méthane. Jusqu’à 90 pour centde son volume est constitué de blocs (de10 à 80 mètres de haut) ou de lentilles deglace ; le reste est composé de colonnes desol riche en matière organique, consistantessentiellement en restes de mammi-fères et de végétaux du Pléistocène.

À la fin de la dernière ère glaciaire,de la yedoma s’est formée sur environ

3. UN TERRAIN GLACÉ ET BRÛLANT : dans le cadre d’un projet visant à mesurer le méthane libéré dans l’atmosphère à l’échelle mondiale, l’auteur (en anorak bleu)et l’étudiant en master Dragos Vas recueillentle gaz des bulles de méthane qui montent dufond d’un lac d’Alaska. Comme le gaz naturel, le méthane est très inflammable.

Katey WALTER ANTHONYest professeur au Centre

de recherche sur l’eau et l’environnement

de l’Université d’Alaska, à Fairbanks.

L’ A U T E U R

Mar

mia

n Gr

imes

, Uni

vers

ity o

f Ala

ska

Fairb

anks

Mar

ketin

g an

d Co

mm

unic

atio

ns

Kate

y W

alte

r Ant

hony

pls_390_p072_079_methane.xp_fsv_05_03 5/03/10 18:30 Page 75

Page 78: Pour La Science 390

76] Environnement © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

1,8 million de kilomètres carrés en Sibé-rie et dans quelques poches en Amériquedu Nord. La matière organique qu’elleincorpore aujourd’hui a gelé avant que lesmicrobes ne puissent la décomposer, etelle est restée dans le même état jusqu’àce que les conditions changent... c’est-à-dire en quelque sorte jusqu’à ce qu’onouvre la porte du congélateur.

Plus chaud, le climat terrestre récenttend à faire fondre la glace contenue dansla yedoma, le sol dégèle et s’affaisse – unprocessus nommé thermokarst. En consé-quence, la végétation s’effondre. Aujour-d’hui, les lacs recouvrent jusqu’à 30 pourcent de la Sibérie. Ils s’agrandissent etgagnent en profondeur à mesure que s’ac-centue la fonte, et fusionnent en de vastesétendues d’eau émettrices de méthane.

Dans les années 1990, les chercheursde la Station scientifique du Nord-Estont observé que des bulles de méthane

remontent toute l’année du fond des lacs.Comment quantifier cette émission inin-terrompue ? C’est pour faire progressercette question qu’en août 2009, pour laneuvième fois, je me suis rendu à la sta-tion d’observation de Tcherski : une foisde plus, il s’agissait de patauger dans leslacs thermokarstiques en expansion deSibérie du Nord-Est afin d’y mesurer lesdégagements de méthane.

Recueillir le contenudes bulles piégées

dans la glaceCet objectif, je l’avais défini dès mon pro-jet de thèse de doctorat en 2000. On savaitdéjà à l’époque que la concentration atmo-sphérique de méthane augmentait, en quan-tités et à un rythme inégalés depuis650000ans. Les enregistrements montraient

que la concentration atmosphérique deméthane a fluctué de 50 pour cent au coursdes âges géologiques, en liaison avec lesvariations naturelles du climat. Mais cesvariations s’étalaient sur des milliers d’an-nées, ce qui n’a rien à voir avec l’augmen-tation de la concentration atmosphériquede méthane de presque 160pour cent consta-tée depuis le milieu du XVIIIe siècle. Laconcentration atmosphérique de méthaneest passée de 700 parties par milliard audébut de la révolution industrielle à prèsde 1800 parties par milliard en 2000…

Entre 2001 et 2004, je partageais montemps entre ma cabane à Fairbanks et mestravaux avec S. Zimov et d’autres àTcherski, où je vivais avec les rares famillesrusses locales. Dans le grenier de notrepetite station de recherche en bois jaune,qui sert de bibliothèque, j’ai passé delongues nuits à bricoler des pièges flot-tants en plastique pour capter le méthane;je les plaçais sur les lacs à l’aide desbarques abandonnées que je trouvaissur les rives. Je les vérifiais tous les joursafin de noter le volume de gaz recueillisous leurs cônes. Au début, je n’ai pasrecueilli beaucoup de méthane par cetteméthode rudimentaire.

Avec la venue de l’hiver, la tempéra-ture chute et les lacs se couvrent d’unemince couche de glace ultratransparente,que l’on nomme glace noire (black ice) enAmérique, car elle apparaît dans la cou-leur de ce qu’elle recouvre (un sombrefond de lac par exemple). Un matin d’oc-tobre, alors que la glace noire était toutjuste assez épaisse pour supporter monpoids, je me hasardai à la surface d’un lac.Je m’exclamai en apercevant une multi-tude de bulles blanches et brillantes quitransparaissaient sous la mince couchesuperficielle. C’était comme si l’on regar-dait un ciel nocturne bien étoilé.

En perçant l’une de ces grosses pochesblanches, un souffle de gaz jaillit vers lehaut. Je craquai une allumette : uneflamme haute de cinq mètres se forma,me projetant en arrière, non sans m’avoirbrûlé quelque peu le visage et les sour-cils. Du méthane !

Tout l’hiver, je me suis aventurée surdes lacs pour installer davantage de piègesà gaz. Plus d’une fois, je me suis retrou-vée dans l’eau glacée, car, en certainsendroits, les fonds lacustres émettenttant de gaz que la convection liée aux bullesempêche la glace de s’épaissir. De la tailled’une bouche d’égout, les zones fragiles

C O M M E N T L E M É T H A N E E S T P R O D U I TEn Arctique, la matière organique des végétaux et animaux morts ne pourritguère ; elle s’accumule dans le sol froid, où elle s’incorpore au pergélisol sousune mince couche de sol récent. Mais si l’atmosphère se réchauffe trop, le per-gélisol fond, la matière organique pourrit en masse et du méthane se dégage.

➊ La glace du sol geléfond, ce qui affaisse le solet crée des dépressionsqui se remplissent d’eau,c’est-à-dire des mares.

➋ Les mares fusionnentet forment des lacs. L’eaudégèle leurs fonds. Desmicrobes y décomposentla matière organique par voie anaérobie, ce qui produit du méthane.

➌ Les lacs se creusent en dégelant de plus enplus le pergélisol. C’estpourquoi l’émissionde méthane des lacsarctiques augmentemême quand leur surface n’augmente plus.

Mare

Lac peuprofond

Bulles de méthane

Bulles de méthane

Lac profond

Dégel du pergélisol

Dégel du pergélisol

DépressionToundraen dégel

Sol

Pergélisol

Sol non gelé

Kevi

n Ha

nd

pls_390_p072_079_methane.xp_fsv_05_03 5/03/10 18:30 Page 76

Page 79: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Environnement [77

correspondantes persistent même quandla température de l’air descend sousles –50 °C! Chaque fuite de méthane sur-veillée m’a ainsi apporté jusqu’à 25 litresde gaz par jour, bien plus que ce que lesscientifiques trouvent d’ordinaire. Celam’a permis de cartographier les émissionsde méthane sur de nombreux lacs. Le déga-gement de méthane le plus intense se pro-duit près du bord des lacs, là où lepergélisol dégèle le plus activement. L’âgedu gaz, déterminé par datation au car-bone 14, atteignait 43000 ans par endroits,ancienneté qui montre que le méthanepro-vient des profondeurs de la yedoma.

De 2002 à 2009, j’ai relevé les dégage-ments de méthane sur 60 lacs de diverstypes et tailles en Sibérie et en Alaska. Ceà quoi les scientifiques ne s’attendaient pas,c’est que l’augmentation des émissionsde méthane dans la région étudiée ne soitpas proportionnelle à l’augmentation dela superficie des lacs : elle était supérieurede près de 45 pour cent à la valeur atten-due. En d’autres termes, les émissions deméthane s’accélèrent.

14 à 35 millions de tonnes de méthanelibérées chaque annéeSelon mes calculs préliminaires, extrapo-lés à l’ensemble des lacs de l’Arctique, 14à35 millions de tonnes de méthane se déga-gent chaque année. Or l’analyse descarottes de glace polaire et les datationsau carbone 14 d’anciens bassins lacustresasséchés ont montré qu’il y a 10 000 à11000 ans, les lacs thermokarstiques ontnotablement contribué au réchauffementbrutal du climat qui a sorti la planète dela glaciation. Leur contribution a repré-senté jusqu’à 87 pour cent des émissionsde méthane de l’hémisphère Nord.

Ces constatations indiquent que souscertaines conditions, le dégel du pergéli-sol et le dégagement de méthane peu-vent s’accélérer et enclencher une bouclede rétroaction positive, susceptible de pro-voquer un emballement. En d’autrestermes: le carbone du Pléistocène est libérésous forme de méthane, contribue auréchauffement atmosphérique, lequel ren-force le dégel, donc le dégagement deméthane, et ainsi de suite.

Le réchauffement climatique d’origineanthropique menace de pousser à nou-veau la planète vers une telle boucle de

rétroaction positive. À quelle vitesse ceseffets de rétroaction opéreraient-ils ?En 2007, les modèles climatiques glo-baux rapportés par le Groupe d’expertsintergouvernemental sur l’évolution duclimat (le GIEC) projetaient que le réchauf-fement le plus intense aurait lieu auxlatitudes élevées, certains modèles pré-disant une hausse de sept à huit degrésCelsius d’ici la fin du XXIe siècle !

En s’appuyant sur de nombreuses ana-lyses, mes collègues et moi prédisons qu’aumoins 50 milliards de tonnes de méthanes’échapperont des lacs thermokarstiquesde Sibérie au cours du dégel de la yedomapendant les dizaines ou les centaines d’an-

nées à venir. Cette quantité représente dixfois la totalité du méthane actuellementprésent dans l’atmosphère.

Malgré les efforts investis, nos esti-mations appellent à des modélisationsplus complètes, prenant notamment encompte les boucles de rétroaction néga-tives susceptibles de freiner les émissionsde méthane. Par exemple, en Alaska, unnombre important de lacs thermokars-tiques s’assèchent. Des lacs formés sur leshautes terres s’élargissent jusqu’à arri-ver à une pente. L’eau déborde alors, et

creuse une rigole qui s’élargit et finit parvider le lac. Une partie de ses sédimentsdégelés est ainsi transportée par les rivièresvers l’océan. Les bassins asséchés seremplissent de végétation nouvelle etdeviennent souvent marécageux. Bien queces endroits produisent du méthane quandils dégèlent en été, leurs émissionsannuelles totales sont en général infé-rieures à celles des lacs.

Il est difficile de dire si ces processuspotentiels diminuent beaucoup ou peule dégagement de méthane. Deux de mesprojets, menés avec mes collègues GuidoGrosse, de l’Université de Fairbanks,Lawrence Plug, de l’Université Dalhousie

en Nouvelle-Écosse, Mary Edwards, del’Université de Southampton, en Angle-terre, et d’autres, ont débuté en 2008 afinde préciser cela. Il s’agit d’affiner les esti-mations des rétroactions positives et néga-tives. Une étape clef consiste à produireune cartographie et une classificationdes lacs thermokarstiques et des cycles ducarbone en Sibérie et en Alaska ; noussommes sur le point d’en obtenir un pre-mier jet. Cette recherche pluridisciplinairemêle mesures des émissions, géophysique,télédétection, incubation en laboratoire

4. DES LACS SE FORMENT partout en Sibérie,car l’air qui se réchauffe fait fondre le sol jusque-là gelé (à droite). Ci-dessus, l’auteur (en ano-rak rouge) et son étudiante Louise Farquharsonprélèvent des échantillons de pergélisol exposé(en gris). Sous la mince couche de terre nongelée, le pergélisol s’étend souvent sur desdizaines de mètres d’épaisseur.

Guid

o Gr

osse

, Geo

phys

ical

Inst

itute

, Uni

vers

ity o

f Ala

ska

Fairb

anks

pls_390_p072_079_methane.xp_fsv_05_03 5/03/10 18:30 Page 77

Page 80: Pour La Science 390

de sédiments lacustres et de prélèvementsde pergélisol dégelés, et autres disci-plines. L’objectif est de nourrir de don-nées un modèle des émissions duméthane et du dioxyde de carbone arc-tiques depuis le dernier maximum gla-ciaire (il y a 21 000 ans) jusqu’àaujourd’hui, et de s’en servir afin de pré-dire pour les décennies et les siècles àvenir les conséquences des boucles derétroaction sur l’émission de méthane.

Afin d’aider à prévoir comment leréchauffement à venir affectera les lacsthermokarstiques, L. Plug et Mark Kess-ler, un postdoctorant travaillant avec nous,développent deux modèles numériques.Le premier simule la dynamique de lacuvette d’un lac unique. Le second simuleune constellation de lacs, gérant à l’échellede ce paysage l’existence de pentes, le mou-vement des eaux de surface et les modifi-cations du pergélisol.

Vers un modèle qui décrit l’étendue

et les effets du dégelCes modèles seront d’abord validés parcomparaison avec des sites que nous étu-dions déjà, puis par confrontation avec lesdonnées provenant de carottes de sédi-ments remontant jusqu’à 15000 ans en Sibé-rie et en Alaska, et ensuite avec d’autressimulations du climat il y a 21 000 ans.L’étape finale consistera à coupler lesmodèles de lacs thermokarstiques avec legrand modèle climatique connu sous lesigle HadCM3 (pour l’anglais Hadley CentreCoupled Model). Ce programme, qui décritles circulations océaniques et atmosphé-riques, est l’un des principaux modèlesutilisés dans les rapports du GIEC.

Nous espérons que la combinaison deHadCM3 et du programme développé parL. Plug et M. Kessler produira un modèlecapable de décrire complètement l’étendue

et les effets du dégel du pergélisol.Nous en avons besoin pour calcu-ler les émissions futures de méthaneet évaluer leur répercussion sur latempérature terrestre moyenne.

Il est essentiel de poursuivre letravail de terrain pour affiner lesdonnées alimentant ces modèles.

Courant 2010, nous comptons explo-rer des lacs avec un aéroglisseur en lon-

geant plus de 1500 kilomètres de fleuvessibériens et de côte arctique. Une très

A U T R E P R O B L È M E : L E M É T H A N E S O U S - M A R I N

D’énormes quantités de méthane sont aussipiégées sous la mer. Dans un article de la

revue Science qui vient de paraître, Natalia Sha-khova, de l’Académie russe des sciences et sescollègues montrent que la mer continentale sibé-rienne est saturée de méthane.

Selon les chercheurs russes, il y auraitplus de 1 000 milliards de tonnes de méthanesous le plateau continental sibérien. Si dix pourcent seulement de cette masse s’échappaient,ce serait déjà le double des 50 milliards detonnes qui pourraient, selon nos prédictions,être libérées par le dégel du pergélisol terrestre.Le plateau continental sibérien est une anciennetoundra de plus de deux millions de kilo-mètres carrés, soit le double de la surface desterres lacustres de Sibérie. Cette toundra a étérecouverte par les flots au cours de la remon-tée du niveau marin qui a suivi le derniermaximum glaciaire, soit au cours des derniers15 000 ans. Or la température moyenne deseaux sibériennes étant de –1,8°C à 1 °C, le per-gélisol sous-marin est proche de la fonte, commele pergélisol terrestre qui se trouve aussi à moinsde un degré Celsius du seuil de 0 °C. Il faut doncaussi prendre en compte la fonte du permafrostsous-marin dans les scénarios des futures émis-sions de méthane.

Entre 2003 et 2008, l’équipe de N. Sha-khova a récolté 5 100 échantillons d’eau demer provenant de 1 080 postes d’observa-tion répartis sur tout le plateau continental,et ainsi établi que dans plus de la moitié desmers de Laptev et est-sibérienne, l’eau qui sur-monte le fond est sursaturée de méthane : enété, l’excès de concentration (par rapport àla concentration limite en méthane) dépasse

880 pour cent et atteint 8 300 pour cent encertains lieux !

Comme une solution sursaturée est méta-stable, à la moindre perturbation se créent descolonnes de bulles perceptibles par leur signa-ture acoustique. En résumé, il est manifesteque la fonte partielle de grandes masses de sédi-ments marins chargés de matières organiqueslibère d’énormes quantités de méthane dans lamer continentale sibérienne ; vérifier que le phé-nomène ne s’accélère pas est une question scien-tifique d’importance.

Il existe une deuxième source sous-marinede méthane: les hydrates de méthane, mélangesintimes de glace d’eau et de méthane. Des dépôtsde ces hydrates de carbone se trouvent à descentaines de mètres dans le sol et sous le fonddes océans. S’ils fondaient et libéraient leurgaz dans l’atmosphère, ils déclencheraientpresque certainement un changement clima-tique brutal. Certains indices trouvés dans lessédiments marins suggèrent qu’un tel événe-ment, provoqué par une augmentation rapidedes températures océaniques, a eu lieu il y a55 millions d’années, mais il semble peu pro-bable qu’aujourd’hui la température du fondocéanique augmente assez.

En revanche, il pourrait se produire que surla terre ferme, des «colonnes de dégel» s’éten-dent, tels des doigts, vers les profondeurs et yatteignent des dépôts d’hydrates de méthane.Ces colonnes permettraient alors au méthanede remonter sous forme de bulles jusque dansl’atmosphère. L’équipe de l’auteur collabore avecCarolyn Ruppel et John Pohlman, de la Com-mission géologique des États-Unis (US Geolo-gical Survey), pour évaluer cette possibilité.

LES HYDRATES DE MÉTHANE : UN MONSTRE DES PROFONDEURSDe gros gisements profonds d’hydrates de méthane, où les molécules de méthane sont pié-gées par des molécules d’eau, pourraient subitement dégager d’énormes quantités de méthanesi le dégel les atteint. Deux scénarios sont envisagés. Sur la terre ferme, des « doigts » dedégel du pergélisol pourraient s’étendre vers les profondeurs et percer un gisement, provo-quant la remontée du méthane. Sous les plateaux continentaux marins, l’eau de l’océan, deplus en plus chaude, pourrait faire fondre la mince couche de pergélisol, puis les hydratesque cette couche recouvre, et faire ainsi remonter d’énormes bulles de méthane.

Toundra qui dégèle

Lac profond Bulles de méthane

Évents

Pergélisolqui dégèle

Côte

Océanréchauffé

Plateaucontinental

Hydrates de méthane

© Pour la Science - n° 390 - Avril 201078] Environnement

Kevi

n Ha

nd

pls_390_p072_079_methane.xp_fsv_05_03 5/03/10 18:30 Page 78

Page 81: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Environnement [79

grande expédition est en préparation afind’extraire des carottes de sédimentslacustres datant de plusieurs millénaires.Les données de terrain et celles de la télé-détection seront à terme utilisées dans leprogramme du Centre Hadley (Exeter,Angleterre) pour modéliser les moteurs duchangement climatique depuis le derniermaximum glaciaire et jusqu’à 200 ans dansle futur. Les cartes de prévision du dégeldu pergélisol et du dégagement de méthanedevraient être achevées d’ici avril 2011.

Quelles solutions ?Si, comme tous les indicateurs le suggèrent,les émissions de méthane arctique s’accé-lèrent, une question s’impose: que faire?Peut-on empêcher le dégagement deméthane ? Une réponse consisterait àrecueillir le méthane pour l’utiliser commecombustible. Malheureusement, sauf pourde petites communautés installées prèsde sources puissantes, capter le méthanede millions de lacs éparpillés sur de vastesterritoires n’est pas économiquement viable.

S. Zimov et son fils Nikita ont prisune initiative intéressante pour aider àmaintenir gelé le pergélisol sibérien : ilssont en train de créer un écosystème deprairies entretenu par de grands herbivoresseptentrionaux comparables à ceux quivivaient en Sibérie il y a plus de 10000 ans.Ils ont introduit des chevaux, des élans,des ours et des loups dans le «Parc du Pléis-tocène », une réserve scientifique de160 kilomètres carrés située au Nord-Estde la Sibérie. Quand le financement le per-mettra – les fonds proviennent de sourcesindépendantes, du gouvernement russe etd’agences américaines, – ils réintroduirontaussi des bœufs musqués et des bisons.

Ces grands herbivores, auxquelss’ajoutaient les mammouths, maintenaientautrefois un écosystème de steppe. Lesmilieux herbeux, de couleur claire, réflé-chissent plus efficacement le rayonnementsolaire incident que les sombres forêtsboréales qui les ont maintenant rempla-cés, et contribuent donc à garder gelé lepergélisol. De plus, en hiver, les grandsherbivores piétinent et creusent le man-teau neigeux à la recherche de nourri-ture, ce qui permet au froid mordant derefroidir plus facilement le pergélisol.

S. Zimov et sa famille ont faitd’énormes efforts pour créer le Parc duPléistocène, et contribuer ainsi à protégerl’humanité contre la menace du méthane

arctique. Au-delà de cette initiative exem-plaire, le problème que posent le méthaneet le réchauffement associé est si sérieuxqu’il justifie que, partout sur la planète,chaque individu, organisation ou nationréduise son empreinte de carbone. L’hu-manité ne pourra éviter d’amplifier lamenace du méthane que si elle parvient àralentir les émissions de dioxyde de car-bone. Sinon, le réchauffement accru entraî-nera un dégel accru du pergélisol, quirenforcera à son tour le réchauffement…

Réduire l’usage descombustibles fossilesNous prédisons que si les émissions de car-bone augmentent au rythme prévu, les lacsarctiques dégageront 100 à 200 millions detonnes de méthane par an d’ici 2100, soitbeaucoup plus que les 14 à 35 millions detonnes actuels. Les émissions totales detoutes les sources mondiales réunies tour-nent autour de 550 millions de tonnes paran. Ainsi, le dégel du pergélisol, s’il resteincontrôlé, y ajouterait 20 à 40 pour centet mènerait à l’augmentation supplémen-taire de 0,32 °C de la température annuellemoyenne de la Terre déjà évoquée. L’hu-manité ne peut pas se permettre d’aggra-ver le réchauffement. Pour cela, elle doits’attaquer au véritable mal: l’emploi incon-sidéré des combustibles fossiles. ■

✔ BIBLIOGRAPHIE

K. M. Walter et al., Methane bubbling from siberian thaw lakesas a positive feedback to climatewarming, Nature, vol. 443, pp. 71-75, 2006.

K. M. Walter et al., Thermokarstlakes as a source of atmosphericCH4 during the last deglaciation,Science, vol. 318, pp. 633-636,2007.

G. Grosse, K. Walter et V. E. Romanovsky, Assessingthe spatial and temporal dynamics of thermokarst,methane emissions, and relatedcarbon cycling in Siberia and Alaska, NASA Carbon CycleSciences Project, avril 2008-mars 2011.

K. Walter et al., Understandingthe impacts of icy permafrostdegradation and thermokarst-lakedynamics in the Arctic on carboncycling, CO2 and CH4 emissions,and feedbacks to climate change,Project 0732735 for NationalScience Foundation/InternationalPolar Year, juillet 2008-juin 2011.

5. UN ÉLEVEUR DE RENNES installe une clôture pour entourer une vaste zone de la Sibérie nom-mée Parc du Pléistocène. De grands herbivores, tels ces chevaux iakoutes, y sont introduits afinde stabiliser les prairies et ainsi aider à maintenir gelé le pergélisol.

Serg

ei Z

imov

, Nor

thea

st S

cien

ce S

tatio

n

pls_390_p072_079_methane.xp_fsv_05_03 5/03/10 18:30 Page 79

Page 82: Pour La Science 390

80] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 390 - Avril 201080] Histoire des sciences

E n 1956, André Cournand, méde-cin français, reçoit le prix Nobelde physiologie et médecine pourses travaux en cardiologie. Son

vieux maître, le pédiatre Robert Debré (1882-1978), voit dans cette récompense « unsérieux avertissement pour l’avenir de larecherche française ». André Cournand avaitémigré aux États-Unis en 1929 pour se spé-cialiser en physiologie cardio-pulmonaire– une discipline qui n’existait pas en France –et y était resté, malgré les efforts de sonmaître pour le faire revenir. Et pour cause :il avait trouvé là-bas une autre façon de pra-tiquer la médecine, où science et cliniqueavançaient de conserve.

À cette époque, la clinique régnait surla médecine française, héritée des pratiquesdu XIXe siècle. Le savoir médical s’était consti-tué au début du XIXe siècle à l’hôpital, sortede « laboratoire naturel » où le clinicienmenait ses investigations. Grâce à des modesd’exploration tels que le stéthoscope et ladissection post mortem, la clinique avaitposé les fondements d’une science des-criptive, l’anatomopathologie, qui étudie leslésions provoquées dans l’organisme par lesmaladies. Toutefois, bien qu’ayant porté àson sommet l’art du diagnostic, la cliniquefut vite pénalisée par son impuissancethérapeutique, ne possédant pas de phar-macopée efficace.

À l’inverse du clinicien, dont la démarches’appuyait sur la maladie, le biologiste, dansson laboratoire, étudiait les lois de la nature :

le physiologiste Claude Bernard affirmaiten 1865, dans son Introduction à l’étudede la médecine expérimentale, que l’expli-cation des phénomènespathologiques ne pou-vait qu’être déduite desmêmes lois qui régissentles phénomènes normauxde la vie. En Allemagne, lephysiologiste Rudolf Vir-chow (1821-1902) boule-versa ainsi les sciences et l’enseignementmédical en identifiant par exemple le can-cer à une anomalie de la prolifération cellu-laire. Mais en France, la physiologie fut boudéepar la Faculté de médecine sous prétextequ’elle réfutait les fondements de la cli-nique en soutenant l’idée que certaines mala-dies ne résultaient pas nécessairement delésions des organes. La physiologie demeuraainsi longtemps cantonnée aux laboratoiresdu Collège de France ou du CNRS.

Le canceret la cliniqueRemarquable clinicien, Robert Debré fut undes premiers médecins qui sentirent, dansles années 1940-1950, que le sauvetage dela médecine française nécessitait une ren-contre de la clinique et de la science. Mal-gré de nombreuses réticences, cetterévolution eut lieu, entraînant une méta-morphose complète de la médecine, notam-ment en cancérologie.

Dans ce domaine, les premières volon-tés de rapprocher clinique et science sontapparues dès 1934. Quelques années plus

tôt, comme dans de nom-breux autres champs dela médecine, les progrèsthérapeutiques étaientvenus non pas de la cli-nique, mais de la recherchede laboratoire : à l’aubedu XXe siècle, immédiate-

ment après la découverte de la radioactivitépar Pierre et Marie Curie et Henri Becquerel,deux médecins lyonnais, Jean Bergonié etClaudius Régaud, avaient mis au point la curie-thérapie dans leur laboratoire de l’Institut duradium (devenu plus tard l’Institut Curie).

À l’issue de la Grande Guerre, en l’absencede services hospitaliers dédiés à cette mala-die, Régaud avait encouragé la création decentres anticancéreux dans les provincesfrançaises. En 1934, Gustave Roussy, un cli-nicien moderniste convaincu par la théoriecellulaire du cancer, installa son Institut àproximité de l’Hospice Paul Brousse de Vil-lejuif, où s’ouvrit le premier centre de radio-

REGARDS

La clinique et le laboratoire : des relations houleuses, mais fructueusesAu début du XXe siècle, la médecine française, axée sur la clinique, s’essouffle.Dans les années 1960, bravant le conservatisme ambiant, une génération de cliniciens, notamment des cancérologues, se tourne vers la biologie.Jean-François PICARD

HISTOIRE DES SCIENCES

Histoire des neurosciencesHistoire de la médecine

pls_390_p000000_hs.xp_mnc0903 9/03/10 15:16 Page 80

Page 83: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Histoire des sciences [81

R e g a r d s

thérapie dans la banlieue ouvrière de Paris.C’est ainsi que l’activité de laboratoire sus-cita le développement d’une médecinesociale, la modernisation de l’hôpital etl’installation de nouveaux organismes – tell’Institut national d’hygiène (INH) en 1941,l’ancêtre de l’INSERM – prémices d’un rap-prochement entre la clinique et le laboratoire.

Toutefois, au lendemain de la SecondeGuerre mondiale, certains biologistes de l’Ins-titut Pasteur dénoncent ce rapprochement,qu’ils perçoivent comme une entrave aux pro-grès de la recherche médicale. Selon eux, la

recherche de laboratoire nepeut faire progresser lamédecine que si on la laisseremplir sa mission : com-prendre les lois de la nature.

S’achemine-t-on vers unnouvel éloignement de la cli-nique et du laboratoire ?Cette menace provoque laréaction d’une génération dejeunes cliniciens qui entendne pas se laisser évincer

de la recherche. Patrons de services dansles hôpitaux de l’Assistance publique de Paris,ces néocliniciens ont en commun d’avoir fré-quenté la paillasse à la faculté des sciencesou à l’Institut Pasteur au début de leurscarrières. Au lendemain de la guerre, réunisau sein d’un informel « club des treize »animé par l’hématologue Jean Bernard etle néphrologue Jean Hamburger, ils décidentde réagir contre le conservatisme politiqueet scientifique du milieu médical ambiant.

Alors que l’on peut désormais traiter lesmaladies infectieuses grâce aux antibio-tiques – la commercialisation de la péni-cilline date de 1945 –, les «treize» estimentle moment venu de s’attaquer aux « mala-dies des matériaux » : cancers, troubles car-dio-vasculaires, allergies. « À la Libération,en venant de chez M. Debré – rappelleJean Bernard –, je suis devenu chef deservice à l’Hôpital Hérold. C’était le momentoù, grâce à la pénicilline, les enfants nemouraient plus d’infection, mais toujoursde leucémie. Pour moi c’était insupportableet je crois que cela a joué un grand rôle dansles efforts que nous avons entrepris enfaveur de la recherche médicale. »

Au début des années 1950, sous leurimpulsion, l’Assistance publique parisiennecrée l’Association Claude Bernard pourinstaller des laboratoires à côté des ser-vices hospitaliers. Plusieurs centres derecherche sont ainsi créés en 1956, parmilesquels celui sur les leucémies et les mala-dies du sang de Jean Bernard à l’HôpitalSaint-Louis – le futur Centre Hayem –,berceau de la recherche médicale.

L’aube de la médecinemoléculaireEn cancérologie, la France est alors en retraitpar rapport aux États-Unis, qui développentdéjà l’industrie pharmaceutique et la chi-miothérapie, mise au point sur leur territoireet en Grande-Bretagne. Mais le renouveauinsufflé par les néocliniciens lui permet peuà peu d’atteindre une place correcte dansce domaine. Les progrès de la cancérologieà l’Hôpital Saint-Louis – de la radiothéra-pie aux greffes de moelle osseuse – illus-trent cette évolution.

Alors que les praticiens hospitaliers uti-lisaient exclusivement des techniques dedestruction des cellules et organes malades(chirurgie, radiothérapie) avant la SecondeGuerre mondiale, ils se tournent, après laguerre, vers la chimiothérapie, importéepar de jeunes médecins partis se formeraux États-Unis, tel Georges Mathé. Simul-tanément, dans le service de J. Bernard,des progrès importants sont obtenus grâce

Jean-François PICARD esthistorien des sciences au CNRS.

L’ A U T E U R

1. QUELQUES-UNS DES NÉOCLINICIENS quimilitèrent en faveur d’un rapprochement de laclinique et des sciences, ici en 1948 : de gaucheà droite Jean Dausset, Jean Bernard, Marcel Bes-sis et Jean-Pierre Soulier. L’évolution de la can-cérologie française se perçoit dans celle destimbres postaux sur la lutte contre le cancer :dans les années 1940, les timbres célèbrent ladécouverte du radium et, par conséquent, de laradiothérapie (page ci-contre). Soixante ans plustard, les recherches biomédicales sur le dépis-tage précoce du cancer constituent un desaxes majeurs de la cancérologie (ci-contre).

INSE

RM

pls_390_p000000_hs.xp_mnc0903 9/03/10 15:16 Page 81

Page 84: Pour La Science 390

82] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

R e g a r d s

à de nouvelles molécules, telle la dauno-rubicine – qui guérit une fillette atteinted’une leucémie promyélocytaire au débutdes années 1960.

Puis s’ouvre une nouvelle voie théra-peutique : celle des greffes de moelleosseuse. À Saint-Louis, cette pratique estdéveloppée par G. Mathé qui, suite à sa for-mation aux États-Unis, cherche à traiter lesmalades leucémiques en remplaçant lescellules leucémiques par des cellules sainesde moelle osseuse prélevées chez des don-neurs. Au début des années 1970, grâce àla découverte du système d’histocompa-tibilité HLA par Jean Dausset et les Améri-cains B. Benaceraff et G. Snell (qui leurvaudra le prix Nobel en 1980), on comprendcomment sélectionner les donneurs pourqu’ils soient compatibles avec les maladesà traiter : la compatibilité des systèmes HLApermet au greffé de ne pas rejeter la greffe.G. Mathé effectue ainsi l’une des premièresgreffes de moelle allogéniques (issues dedonneurs compatibles).

À partir des années 1980, apparaissentde nouvelles pratiques médicales quicherchent à corriger les anomalies descellules et des organes plutôt qu’à lesdétruire. Ainsi, on tente de traiter le cancerde la prostate par les hormones femelles oude modifier l’environnement des cellulestumorales par l’interféron – une moléculedu système immunitaire – afin de pertur-ber leur croissance. Dans les années 1990,l’acide rétinoïque est utilisé contre les leu-cémies : le Chinois Zhen-Yi Wang, et LaurentDegos, directeur du Centre Hayem, mon-

trent que, dans certaines leucémies, cesformes oxydées de la vitamine A bloquentla prolifération tumorale en perturbant ladifférenciation des cellules cancéreuses.Ces années marquent la naissance de lamédecine moléculaire.

Simultanément, le développementdes biotechnologies permet d’envisager leséquençage du génome humain. En France,cette initiative est le fait de quelques méde-cins (J. Dausset, Daniel Cohen au Centred’étude du polymorphisme humain) quiespèrent, une fois le génome séquencé,identifier les gènes responsables de cer-taines maladies : jusqu’alors curative ou pré-ventive, la médecine se veut désormaisaussi prédictive, tandis que les biotechno-logies ouvrent des perspectives de rechercheen identifiant de nouvelles cibles théra-peutiques potentielles parmi les moléculesimpliquées dans le cancer. La médecineplace ses espoirs dans la génétique.

Nouvelle organisationde la rechercheSi, en mêlant clinique, sciences, recherche ettechnologie, les cancérologues ont été à lapointe de la médecine de la seconde moitiédu XXe siècle, ils ont aussi joué un rôle essen-tiel dans l’organisation de la recherchescientifique dès la fin des années 1950.En 1958, l’avènement de la Ve République aété suivi de la création d’une Délégation géné-rale à la recherche scientifique et technique,sorte de ministère de la recherche avant lalettre rattaché au Premier ministre. Cet

organisme est chargé de stimuler les domainesscientifiques jugés insuffisamment déve-loppés, notamment en lançant des « actionsconcertées» dans les sciences de la vie. Pourrenforcer les liens entre médecine et recherchefondamentale, le cancérologue G. Mathé choi-sit de participer à l’action « biologie molécu-laire» dirigée par le pasteurien Jacques Monodplutôt qu’à l’action « cancers et leucémies »de son ancien patron J. Bernard.

En 1964, devenu conseiller du ministrede la Santé et dans la même logique, G. Mathépréconise la transformation de l’Institut natio-nal d’hygiène, chargé surtout des questionsde santé publique, en un organisme derecherche moderne, l’Institut national de lasanté et de la recherche médicale (INSERM).Il s’agit de promouvoir le rapprochement dela recherche médicale et des nouvellessciences du vivant. La volonté de faire tra-vailler ensemble cliniciens et chercheurs fon-damentalistes devient une ambition nationale.

À l’INSERM, la cancérologie est le domaineoù apparaissent les premiers efforts d’in-ternationalisation de la recherche médicale :le nouvel institut participe au programmeaméricain du cancer, lancé par l’adminis-tration Nixon en vue d’explorer de nouvellesvoies de la cancérologie, fondées sur lagénétique. Il sortira de ce gigantesque pro-gramme quelques découvertes fonda-mentales, notamment celle des oncogènes– les gènes du cancer – , récompensée parle prix Nobel de 1989. Toutefois, ce faisant,l’INSERM s’est éloigné des applications médi-cales, ce que certains cliniciens ne man-quent pas de lui reprocher.

2. TROIS DES GRANDS RÉFORMATEURS de la recherche fran-çaise : Jean Dausset – à gauche, en compagnie de Robert Debré (a),Georges Mathé – ici dans son unité de recherche INSERM 50 (b) – et

Jean Hamburger (c) ; convaincus de la nécessité d’une alliance entremédecine et recherche fondamentale, tous trois ont œuvré pour untel rapprochement.

INSE

RM

INSE

RM- M

iche

l Dep

ardi

eu

INSE

RM

a cb

pls_390_p000000_hs.xp_mnc0903 9/03/10 15:16 Page 82

Page 85: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Histoire des sciences [83

R e g a r d s

Au cours des années 1970, afin de leverdes fonds en vue d’une meilleure coopérationdes laboratoires et de la clinique, G. Mathéet certains de ses confrères cancérologueslancent une Association pour la recherche surle cancer (ARC). L’ARC regroupe un ensemblede laboratoires autour de structures hospi-talières telles que l’Hôpital Paul Brousse deVillejuif, les laboratoires de l’Institut GustaveRoussy, le Service de radiobiologie de Mau-rice Tubiana ou l’unité de recherche statis-tique de Daniel Schwartz. Les sommescollectées par l’ARCatteignent près de 20 mil-lions de francs à la fin des années 1980 – qua-siment l’équivalent du budget consacré parl’INSERM à l’oncologie, preuve que la nouvellemédecine, qui allie clinique et recherchefondamentale, est entrée dans les mœurs.

Dépistage et préventionAinsi, des années 1960 aux années 1980, lamédecine s’est métamorphosée. Grâce auxapports de la recherche scientifique, elle aévolué de l’empirisme du praticien à unebiomédecine mieux ciblée et plus efficace.Les grandes disciplines cliniques – telles quela néphrologie, la neurologie, l’hématologie,la cardiologie, etc. – ont cédé la place à la bio-logie moléculaire et à la génétique ; l’étudedes mécanismes biologiques à l’échelle dugène, de la molécule, de la cellule, s’est impo-sée devant celle des pathologies.

Aujourd’hui, on constate un retour vers lacomplexité puisque le nouvel enjeu de larecherche consiste, d’une part, à considérerl’individu dans son ensemble et non pluscomme une juxtaposition de cellules et, d’autrepart, à intégrer le fonctionnement normal etpathologique des systèmes biologiques dansleur environnement. Ce retour ne signifiecependant pas celui d’une nouvelle hégé-monie de la clinique. Il s’accompagne aucontraire d’un nouveau rapprochement: celuide la biomédecine et des sciences sociales.

L’organisation actuelle de la recherchemédicale française veut répondre à cetteévolution via la création de nouvelles agencesde moyens. En cancérologie, par exemple,l’Institut national du cancer a été inauguréen 2004 sous les auspices du ministère de

la Santé et de celui de la Recherche. Sa tâcheest d’animer une recherche « translation-nelle », c’est-à-dire de relier l’activité deslaboratoires aux demandes de la clinique ;en 2008, sur un budget de 90 millionsd’euros, la moitié a été ainsi destinée à larecherche et a servi à lancer des appelsd’offres dans les sept «cancéropoles» répar-tis sur le territoire national.

Dans ce nouvel ordre médical, l’ère despionniers et de leurs audaces thérapeu-tiques serait-elle révolue ? Si la médecined’aujourd’hui semble parfois se dissoudredans l’anonymat des grandes entreprisescollectives, il n’en reste pas moins que sonefficacité doit être appréciée à l’aune duspectaculaire accroissement de l’espérancede vie. Les enquêtes de l’Institut nationald’études démographiques montrent quede 1978 à 2008, c’est-à-dire quand larecherche biomédicale a donné la pleinemesure de son efficacité, l’espérance de vieest passée de 70 à 78 ans pour les hommeset de 78 à 85 ans pour les femmes.

Le taux de mortalité dû au cancer arégressé de 25 pour cent durant cettepériode. D’après les statistiques de l’Insti-tut de veille sanitaire, la possibilité de rémis-sion complète – généralement au bout decinq ans après le traitement – d’un cancerdépasse désormais plus d’un cas sur deux.Quant à la mortalité par leucémies, alorsqu’elle avait crû jusqu’en 1980, depuis, ellerégresse d’environ un pour cent par an.Ces progrès sont aussi dus à l’améliorationdes techniques de dépistage – imageriemédicale, biopsies, etc. – qui expliquent ladiminution de taux de mortalité constatéepour les cancers de la prostate, colorec-taux ou de l’appareil génital féminin.

Si le nombre de personnes atteintes decancer augmente en France en raison duvieillissement de la population, les Françaisvivent de plus en plus longtemps après le dia-gnostic de la maladie. Toutefois, la recherchemédicale a encore bien des défis à relever :dépister toujours plus tôt les maladies à venirpour en enrayer le développement, assurerune meilleure qualité de vie aux maladesqu’elle ne sait pas encore guérir, mettre aupoint de nouveaux traitements mieux cibléset mieux adaptés à chaque malade. �

� BIBLIOGRAPHIE

J.-F. Picard et S. Mouchet, La métamorphose de la médecine, PUF, 2009.

J.-P. Gaudillière, Inventer la biomédecine. La France, l’Amérique et la production des savoirs du vivant 1945-1965,La Découverte, 2002.

P. Pinell, Naissance d’un fléau.Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940),Métailié, 1992.

J. Hamburger, La puissanceet la fragilité. Essai sur les métamorphoses de la médecineet de l’homme, Flammarion, 1972.

Entretiens avec J. Bernard et G. Mathé :http://www.vjf.cnrs.fr/histrecmed/entretiens.html

3. LE CENTRE DE RECHERCHES sur les leu-cémies et les maladies du sang de l’Hôpital Saint-Louis (qui deviendra le Centre Hayem), présentépar son directeur J. Bernard dans un rapportpour l’Association Claude Bernard (1960).

pls_390_p000000_hs.xp_mnc0903 9/03/10 15:16 Page 83

Page 86: Pour La Science 390

84] Logique et calcul © Pour la Science - n° 390 - Avril 201084] Logique et calcul

T erence Tao est un mathémati-cien sympathique, modeste,aimant travailler avec ses col-lègues. Il s'intéresse à l’ensei-

gnement et à la diffusion desmathématiquesvers tous les publics, il est curieux et pour-suit des travaux simultanément dans plu-sieurs domaines de recherche. Avec sonépouse Laura, ingénieur à la NASA, ils élè-vent leur fils et rien ne semble vraimentextraordinaire dans la vie de cet universi-taire aujourd’hui professeur à Los Angeles.

Pourtant, T. Tao est considéré par denombreux chercheurs comme le plus grandgénie vivant des mathématiques. Il estdevenu docteur de l’Université de Prin-ceton à l’âge de 20 ans et, une décennieplus tard, ses travaux lui ont valu la plusimportante distinction mathématique, lamédaille Fields qui lui a été décernée auCongrès international de mathématiquesde Madrid en 2006 conjointement avec lesRusses Grigori Perelman et Andreï Okoun-kov, et le Français Wendelin Werner.

Ses parents Billy Tao, pédiatre, et samère, Grace Tao, professeur de mathéma-tiques, sont des Chinois cantonais de Hong-Kong qui émigrèrent en Australie où TerenceTao naquit en 1975 à Adélaïde. Alors qu’ilavait à peine deux ans, ses parents racon-tent qu’ils le surprirent en train d’apprendreà compter à un autre enfant... de cinq ans.Quand on lui demanda comment il connais-sait les nombres et les lettres, il réponditqu’il les avait appris en regardant l’émissiontélévisée Sesame Street.

Son parcours d’enfant prodige est toutà fait étonnant, mais le plus remarquabledans son cas est l’intelligence qui a étédéployée par ses parents et les différentséducateurs et professeurs autour de lui pourl’aider sans le contraindre, le soutenirsans l’enfermer, et lui offrir tout ce quiétait nécessaire et utile à l’épanouissementde sa personnalité et de son talent.

Il a suivi un système complexe de scola-rité ajustée où, en fonction de sa progressiondifférente selon les disciplines, il assistait àdes cours dans plusieurs classes à la fois avecune avance d’un an, deux ans ou plus selonles matières. Ce soin minutieux de son entou-rage a permis un développement harmonieuxde son intérêt pour les mathématiques, enmême temps qu’un apprentissage accéléré,progressif et complet de la discipline. Celalui a forgé une culture profonde et déve-loppé une capacité technique parfaite.

Arrivé à l’âge de mener ses proprestravaux, ces qualités ont pleinement pro-duit leurs effets, faisant de lui un être excep-tionnellement imaginatif et compétent, d’uneefficacité inégalable, qui adore son métierde mathématicien, semble heureux, ouvertau monde extérieur et doté d’une capacitéde travail hors du commun.

Mentionnons quelques étapes de ce par-cours ahurissant.

À huit ans, il obtient un total de760 points sur 800 au test standardisé demathématiques SAT (Scholastic AssessmentTest) utilisé aux États-Unis pour mesurer leniveau des élèves à l’entrée au collège, alors

Tao : l’éducation réussie d’un surdouéQu’il s’occupe de nombres premiers ou de géométrie fractale, Terence Tao invente et produit des résultats mathématiquesde première importance. Nombreux sont ceux qui le considèrentcomme le meilleur mathématicien vivant.Jean-Paul DELAHAYE

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

mathématiques

L ’ u n e d es conséquences immédiatesdes résultats de Terence Tao est l’existence

de carrés magiques de toutes tailles dont leséléments sont des nombres premiers, commeles carrés magiques d’ordres 3 et 4.

1. Carrés magiques

59

47

37 83 97

53 61 71

89 67 59

41

73

43

79 47 31 101

41 71 103

97 79 47

37 67 83

61

53

89

101 59 43 73

41 89 83

113 71 29

59 53 101

17 89 71

113 59 5

47 29 101

Somme 177

Somme 213

Somme 258

Somme 276

Terence Tao

pls_390_p084_089_delahaye.xp_mm_01_03 9/03/10 15:34 Page 84

Page 87: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Logique et calcul [85

R e g a r d s

que dans toute l’histoire de ce test seul unautre candidat a dépassé 700.

Tableau de chasseDès l’âge de neuf ans, il avait atteint le niveaude mathématiques permettant d’entrer àl’Université et commençait d’ailleurs à enétudier les programmes.

En 1986, à dix ans, il est le plus jeunecompétiteur aux Olympiades internationalesde mathématiques et il y reçoit la médaillede bronze. L’année suivante, il obtient lamédaille d’argent avant, un an plus tard,d’emporter la médaille d’or qu’il se voit doncremettre avant ses 13 ans, performance quine s’était jamais produite.

Il écrit un livre de mathématiques à15 ans, centré sur les méthodes qu’il utilise

pour attaquer et résoudre les difficilesproblèmes qu’on soumet aux concurrentsdes Olympiades mathématiques.

À 20 ans, il soutient une thèse de mathé-matiques à l’Université de Princeton dansle domaine de l’analyse harmonique sousla direction de Elias Stein... et depuis il a enca-dré à son tour quatre étudiants en doctorat.

Il reçoit le prix Salem en 2000, le prixBöcher en 2002, le prix de l’Institut Clayen 2003, un prix de l’American Mathemati-cal Society et la médaille de la Sociétéaustralienne de mathématiques en 2005.En 2006, il se voit attribuer le prix Rama-nujan et la médaille Fields qui couronnecette série inégalée de récompenses... quenous n’avons énumérée qu’incomplètement.

Le 18 mai 2007, il est élu Fellow de laRoyal Society de Londres, puis, en 2009, il

devient membre de l’American Academyof Art and Science.

Aujourd’hui, T. Tao a déjà publié plus de150 articles dans les meilleures revues demathématiques ainsi que six livres. Il tientaussi un blog extrêmement fourni où il exposeet discute les nombreux sujets de rechercheauxquels il s’intéresse. John Gardnett, pro-fesseur à l’Université de Californie, indiqueque « Terry est comme Mozart. Les mathé-matiques débordent et coulent de lui sanseffort. La différence avec Mozart est qu’il n’aaucun problème de personnalité: tout le mondel’aime bien. Il n’y a qu’un mathématicien pargénération possédant un tel talent. Le sienest inouï et il est probablement le meilleurmathématicien vivant aujourd’hui. Terry saitdébrouiller les problèmes les plus compliquéset les réduit à des choses simples. »

Parmi les sujets sur lesquels Terence Tao travaille, celui né du problèmede Kakeya est des plus fascinants. Il s’agit de faire tourner une aiguille

de 180 degrés de façon que l’aire balayée soit la plus petite possible. Il estévidemment possible de tourner l’aiguille dans un disque (a), dans un tri-angle de Reuleaux (b) ou dans la surface qui a été longtemps considéréecomme la plus petite possible, la deltoïde (c). En 1928, à la surprise géné-rale, Abram Besicovitch a démontré que l’aire balayée pouvait être réduiteautant qu’on le voulait. La méthode se décompose en trois étapes.

I) Pour déplacer une aiguille de longueur 1 d’une position A à uneposition B parallèle à la position A, on peut réduire l’aire nécessaire autantqu’on veut. Tout tient dans le dessin (d) suivant, où l’aiguille est translatéede A à A’, tourne vers B’, est translatée vers B”, puis est tournée vers B (lorsdes deux translations, l’aire balayée est nulle). En utilisant une oblique deplus en plus horizontale, on réduit autant qu’on le veut l’aire (en bleu)balayéepar l’aiguille pour passer de A à B.

II) Pour faire tourner l’aiguille en diminuant l’aire utilisée, on découpele secteur d’angle en secteurs plus petits. Sur le dessin (e), on envisage

un secteur de 30 degrés (qu’il faudrait prendre 6 fois pour obtenir unerotation de l’aiguille de 180 degrés) que l’on découpe en 4 morceaux.On rapproche par translation les 4 morceaux pour qu’ils se superposentle plus possible, ce qui diminue l’aire totale (f). La figure obtenue permetde faire tourner l’aiguille de 30 degrésselon l’opération « en hachoir » (1-2-3-4-5-6-7-8-9-10) indiquée sur la figure g. Au

total, on aura une surface d’aire inférieure à celle du secteur initial (e),tout en pouvant toujours faire tourner l’aiguille de 30 degrés.

(III) On opère cette construction de manière répétitive en augmentantpar étapes successives le nombre des secteurs, par exemple en le multi-pliant par 4 à chaque fois. On diminue ainsi autant qu’on le veut l’airenécessaire à la rotation de l’aiguille. Les arbres obtenus se nomment arbresde Perron, car cette méthode a été décrite par le mathématicien O. Perronen 1928. Avec 24 117 248 pièces et 11 étapes de construction, l’aire obte-nue est cinq fois plus petite que l’aire du secteur d’angle initial.

T. Tao a démontré que les constructions de ce type en dimension nconduisent à des ensembles qui, même s’ils sont très fins (à la limite, leuraire est nulle), ne le sont pas autant qu’on pourrait le souhaiter : leurdimension fractale est assez grande.

a b c

dA

A’

B’

B”B

e f

g

110

1 8

2

3

4

5

6

7

8

9

2 . L’ a i g u i l l e d e K a k e y a

pls_390_p084_089_delahaye.xp_mm_01_03 9/03/10 15:34 Page 85

Page 88: Pour La Science 390

86] Logique et calcul © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

R e g a r d s

Il est impossible d’évoquer tous lessujets sur lesquels T. Tao a travaillé et lesrésultats remarquables qu’il a obtenus,car une large part d’entre eux appartient àdes domaines spécialisés des mathéma-tiques dont seuls quelques experts appré-hendent le sens. Cependant, plusieursrésultats de T. Tao concernent des partiesdes mathématiques que tout le monde com-prend. C’est bien sûr à ceux-là que nousallons nous intéresser.

Progressionsarithmétiques de nombres premiers

Aujourd’hui, l’étude de la suite des nombrespremiers avance lentement. Nous avonsvu le mois dernier que plus d’un siècleavait été nécessaire pour élucider les consta-tations élémentaires faites par Tcheby-chev sur les courses de nombres premiers.

L’un des sujets les plus délicats les concer-nant est l’étude des écarts qui les séparent.La conjecture des nombres premiers jumeauxénonce par exemple qu’il existe une infi-nité de couples de nombres premiers sépa-rés de deux unités, comme le sont 11 et 13ou 857 et 859. Cette conjecture résiste àtous les assauts, malgré les efforts consi-dérables faits pour en venir à bout. Une autreconjecture du même type portait sur lesnombres premiers en progression arith-métique ; elle est maintenant tombée.

Les nombres premiers 3, 7 et 11 for-ment une progression arithmétique de lon-gueur 3 et de raison 4 :

7 = 3 + 4 ; 11 = 7 + 4.Les nombres premiers 5, 11, 17, 23, 29

forment une progression arithmétique delongueur 5 et de raison 6 :

11 = 5 + 6 ; 17 = 11 + 6 ; 23 = 17 + 6 ;29 = 23 + 6.

Plus on cherche de longues progres-sions arithmétiques de nombres pre-

miers, plus il faut aller loin pour le premierterme et accepter que la raison soit grande.Le record de longueur est aujourd’hui de25 termes ; cette progression a été décou-verte le 17 mai 2008 par Raanan Cher-moni et Jaroslaw Wroblewski :

6171054912832631 + 842683 n, avecn = 0, 1, 2, ..., 24.

On ne connaît pas aujourd’hui de pro-gression arithmétique de nombres premiersde longueur 26. Précisons bien qu’il s’agitici de progressions arithmétiques denombres premiers non nécessairementconsécutifs (par exemple, entre 3 et 7, il ya 5). La recherche de nombres premiersconsécutifs en progression arithmétiqueest aussi intéressante, mais bien sûr plusdifficile encore : la plus longue séquence dece type connue aujourd’hui a pour lon-gueur 10. Elle a pour raison 210 et com-mence au nombre colossal suivant : 1 009 969 72 469 714 247 637 786 655587 969 840 329 509 325 689 190 041

3. Le théorème de Green-Tao

k Progression Dernier terme

3 3 + 2 n 74 5 + 6 n 235 5 + 6 n 296 7 + 30 n 1577 7 + 150 n 9078 199 + 210 n 16699 99 + 210 n 187910 199 + 210 n 2089 11 110437 + 13860 n 249037 12 110437 + 13860 n 262897 13 4943 + 60060 n 725663 14 31385539 + 420420 n 36850999 15 115453391 + 4144140 n 173471351 16 53297929 + 9699690 n 198793279 17 3430751869 + 87297210 n 4827507229 18 4808316343 + 717777060 n 1701052636319 8297644387 + 4180566390 n 83547839407 20 214861583621 + 18846497670 n 572945039351 21 5749146449311 + 26004868890 n 626924382711122 11410337850553 + 475180·19 n 0820141042875323 403185216600637 + 9523·23 n 44992451142285724 515486946529943 + 136831·23 n 121758541791425325 6171054912832631 + 366384·23 n 8132758706802551

E n 2004, Ben Green et Terence Tao démontrent un résultat attendudepuis longtemps: il existe des progressions arithmétiques de nombres

premiers aussi longues qu'on le veut. Voici des progressions arithmé-tiques de toutes les longueurs jusqu'à 25. Pour chaque longueur k, ona indiqué la progression ayant cette longueur et dont le dernier termeest le plus petit possible.

La démonstration de Green et Tao ne se contente pas de prouverqu'il existe pour tout entier k une progression de nombres premiers delongueur k, elle établit qu'on peut trouver une suite arithmétique denombres premiers de longueur k composée uniquement de nombres infé-rieurs à :

22222222100k

En théorie, pour un k donné, cela permet de trouver des progres-sions arithmétiques de longueur k de manière effective : on essaietoutes les progressions jusqu'à la borne donnée par B. Green et T. Tao ;comme elles sont en nombre fini, on en trouve nécessairement unecomposée uniquement de nombres premiers. En pratique, il devient trèsvite impossible de mener le calcul, quels que soient les moyens infor-matiques utilisés.

Les calculs menés pour les petites valeurs de k montrent que la bornedonnée par le théorème de Green-Tao pourrait être remplacée par laborne bien plus petite : k ! + 1.

pls_390_p084_089_delahaye.xp_mm_01_03 9/03/10 15:34 Page 86

Page 89: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Logique et calcul [87

R e g a r d s

803 603 417 758 904 341 703 348 882159 067 229 719.

Sur ce sujet, toute avancée théo-rique était considérée comme d’uneex trême difficulté. En l ’absence deméthodes reconnues, on désespéraitmême d’obtenir le moindre résultat rapi-dement. En particulier, les spécialistesconsidéraient comme hors de portée ladémonstration de la conjecture affirmantqu’il existe des progressions arithmétiquesde nombres premiers de toute longueur.Pourtant, en 2004, T. Tao et Ben Green,de l’Université de Cambridge, ont réussil’exploit de démontrer que pour tout entierN donné, il existe une infinité de pro-gressions arithmétiques de nombres pre-miers de longueur N . Ce résultat estmaintenant connu sous le nom de théo-rème de Green-Tao et il vaut à leurs auteursl’admiration de tous les chercheurs enmathématiques.

Précisons deux points. (a) Le théorèmede Green-Tao ne concerne pas les pro-gressions arithmétiques de nombres pre-miers successifs ; même si on considèreque le résultat est sans doute vrai avec lacontrainte « successifs » ; il faudra encore

attendre. (b) Le résultat n’a pas pour consé-quence qu’il existe des suites de nombrespremiers en progression arithmétique delongueur infinie : il y en a d’aussi longuesqu’on le veut, mais pas de longueur infi-nie. On sait qu’il ne peut pas exister de pro-gression arithmétique de nombrespremiers de longueur infinie, car s’il enexistait, ils ne se « raréfieraient pas » etcela contredirait le résultat démontrédepuis longtemps que la densité desnombres premiers tend vers zéro.

Une stratégie...qui n’est pasutilisable par tous

Ce qui a beaucoup étonné la communautédes arithméticiens dans la méthode depreuve utilisée par B. Green et T. Tao estqu’elle est profondément novatrice et pro-vient d’une attaque organisée du pro-blème conçue comme une offensivemilitaire. T. Tao explique d’ailleurs :

« Beaucoup de gens, face à un pro-blème de mathématiques, tentent de lerésoudre frontalement. Même s’ils réus-

sissent, ils ne comprennent pas toujourstrès bien ce qu’ils ont fait. De mon côté,avant de régler les détails, je travaille lastratégie. Une fois que vous avez la stra-tégie, même un problème très compliquése trouve découpé en une série de petitsproblèmes. Je n’arrive pas à me satis-faire de la simple résolution d’un problèmeet je cherche toujours à voir ce qui se passesi on change un peu l’énoncé. C’est en expé-rimentant qu’on accède à la compréhen-sion profonde des situations et qu’onfinit par avoir une bonne idée de ce qui estimportant ou accessoire. »

Toutefois, s’ils aident T. Tao à créer desméthodes victorieuses pour affronterles problèmes que les autres mathéma-ticiens ne savent pas résoudre, c’est avanttout parce que T. Tao possède un talentexceptionnel.

L’un des ingrédients principaux de laméthode de B. Green et T. Tao pour le théo-rème sur les progressions arithmétiquesa été un théorème du mathématicien hon-grois Endre Szemerédi qui indique :

Si un ensemble E de nombres entiersest tel que le rapport [nombre d’élémentsde E inférieurs à n] / n ne tend pas vers zéro,

4. Changer un seul chiffre...

L e nombre premier 127 écrit en base 2 est1111111. En modifiant l’un de ses chiffres,

on a :1111110 = 126 ; 1111101 = 125 ;1111011 = 123 ; 1110111 = 119 ; 1101111 = 111 ; 1011111 = 95 ; 0111111 = 63.

Ce sont tous des nombres composés. Autre-ment dit, le nombre 127 est premier, mais dèsqu'on change l’un de ses chiffres en base 2, ildevient composé. Nous dirons que 127 est unnombre premier instable en base 2 (weaklyprime number in base 2). C'est le cas aussi de173, 191, 233.

Existe-t-il une infinité de tels nombres?Et en base 10, existe-t-il de tels nombres ?Dans un article récent de 2008, T. Tao donne

une solution complète du problème : danstoute base de numération B, il existe une infinitéde nombres premiers instables. Le résultat pré-cise même que dans toute base B, la proportionde ces nombres premiers parmi les n premiers

nombres premiers est strictement supérieure àune constante positive (autrement dit, cesnombres ne se raréfient pas à l'infini).

En base 10, les premiers nombres pre-miers instables sont :294 001 ; 505 447 ; 584 141; 6 04 171; 971 767;1 062 599 ; 1 282 529 ; 1 524 181 ; 2 017 963 ;2 474 431 ; 2 690 201 ; 30 855 533 326 489 ;4 393 139 ; 5 152 507 ; 5 564 453 ; 5 575 259 ;6 173 731 ; 6 191 371 ; 6 236 179 ; 6 463 267 ;6712591 ; 7204777 ; 7469789.

Ce type de résultats a une certaine impor-tance pour les tests de primalité (algorithmepour savoir si un nombre entier est un nombrepremier ou non). En effet, si un nombre n estdonné à un algorithme sous la forme de lasuite de ses chiffres en base 10 par exemple, lerésultat de Tao a pour conséquence que l'algo-rithme ne peut établir que le nombre est pre-mier qu'après avoir pris connaissance de tousses chiffres.

Pour un nombre donné, un test de prima-lité devra donc mener un calcul au moins pro-portionnel à sa longueur L : il ne peut pas existerde test très rapide de primalité comme il en existepour déterminer si un nombre est divisible par2 ou 5 (le dernier chiffre suffit), par 4 (les deuxderniers chiffres suffisent).

Comme le fait remarquer T. Tao dans sonblog, le résultat sur la fréquence de ces nombres,associé au résultat sur les suites arithmé-tiques de nombres premiers, permet d'affir-mer qu'il existe des suites arithmétiques denombres premiers instables en base B (B quel-conque) de toute longueur.

Les nombreuses remarques que contient l'ar-ticle où il démontre ce résultat illustrent la méthodede T. Tao : après avoir démontré le théorème prin-cipal, il en examine soigneusement les hypothèsesune à une, envisage les généralisations possibles,recherche des contre-exemples, et commente lesconséquences algorithmiques de son travail.

pls_390_p084_089_delahaye.xp_mm_01_03 9/03/10 15:34 Page 87

Page 90: Pour La Science 390

88] Logique et calcul © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

R e g a r d s

alors E contient des progressions arithmé-tiques de toute longueur.

Ce résultat ne s’applique pas directe-ment aux nombres premiers, car juste-ment le rapport mentionné tend vers 0 si Eest l’ensemble de nombres premiers. Cepen-dant, ce résultat délicat possède plusieursdémonstrations récemment élaborées etc’est en en extrayant les éléments impor-tants et en les combinant que B. Green etT. Tao ont pu mener leur attaque straté-gique et obtenir la conclusion recherchéepour l’ensemble E des nombres premiers. Ladémonstration est qualifiée d’élémentaire,car elle ne met pas en œuvre les méthodesde théorie analytique des nombres (faisantusage des fonctions à variables complexes)qu’on pensait pourtant essentielles à la réus-site de ce type d’exploits.

Une chose remarquable à propos duthéorème de Green-Tao est qu’il a de trèsnombreuses conséquences intéressantesconduisant en particulier à traiter d’autresconjectures, dont par exemple celle affir-mant l’existence de carrés magiques denombres premiers de toutes les tailles (voirla figure 1). L’idée est de partir d’un carrémagique classique (donc composé avec lesnombres entiers 1, 2, ..., n2) et de rempla-cer partout dans le carré magique le terme ipar le i-ème terme d’une progression arith-métique de nombres premiers de lon-gueur n2. Comme on sait qu’il existe descarrés magiques de toutes tailles...

Faire tournerune aiguille?Parmi les thèmes auxquels T. Tao s’inté-resse et qu’il contribue à faire progresser,l’un deux est particulièrement fascinant,car, bien que formulé au départ commeun problème géométrique élémentaire, ils’est révélé avoir des liens avec de nom-breux autres sujets mathématiques. Il s’agitdes diverses variantes et généralisationsdu problème de Kakeya.

Quel espace faut-il pour faire demi-tour ?En voiture, pour faire un demi-tour, il vousfaut disposer d’une certaine aire autour dela voiture. Simplifié par les mathématiciens,le problème devient celui du demi-tour d’une

aiguille ou problème de Soichi Kakeya, quecelui-ci posa en 1917: quelle est la plus petitesurface permettant à une aiguille de lon-gueur 1 de faire un demi-tour ?

Bien sûr, un cercle de diamètre 1 suffitet donc le nombre cherché est inférieur à�/4 = 0,78539... (l’aire du cercle de dia-mètre 1). Un triangle équilatéral de hau-teur 1 suffit encore et possède une aireun peu plus petite qui est �3/3 = 0,57535...Cependant, à la surprise générale, le mathé-maticien russe Abram Besicovitch démon-tra en 1919 que quel que soit le nombre � > 0qu’on se fixe, il est possible de trouver unmorceau du plan d’aire inférieure à � per-mettant le demi-tour d’une aiguille de lon-gueur 1. La figure 2 donne l’idée de ladémonstration de cet étonnant résultat.

Depuis, on s’intéresse au problème dessous-ensembles du plan possédant unsegment de longueur 1 dans toutes les direc-tions possibles, les « ensembles de Besico-vitch ». On généralise bien sûr la définitionà toutes les dimensions n.

Parmi les résultats démontrés, l’und’eux, dû à Roy Davis en 1971, indique quemême si un ensemble de Besicovitch duplan est d’aire nulle, il contient tellementde points que sa dimension fractale deMinkowski est nécessairement 2. Ladimension fractale d’un ensemble est unesorte de mesure de sa densité : un pointa bien sûr une dimension fractale égaleà 0, et une courbe une dimension égaleà 1. Cependant certains ensembles frac-tals sont de nature intermédiaire et ontalors des dimensions fractales nonentières. Par exemple, le fameux flocon devon Koch est de dimension fractale 3/2 :c’est plus qu’une courbe et moins qu’unmorceau de plan.

Le résultat de R. Davis signifie doncque les ensembles de Besicovitch du plan,bien qu’ayant une aire nulle, gardent quandmême la propriété d’avoir une dimensionfractale 2 et sont donc en quelque sorte« extrêmement épais ». Ce résultat estimportant et l’on pense qu’il s’étend à toutesles dimensions. Cette conjecture est tou-jours non démontrée, mais on progresseet il est étonnant de voir à quel point ellea intéressé de prestigieux mathématiciens

Ensembles magiques

L es ensembles magiques de nombres pre-miers sont des ensembles de nombres

premiers tels qu'en faisant la moyenne deuxà deux des éléments de l'ensemble, on netrouve que des nombres premiers tous dis-tincts. L'ensemble {3, 7, 19} est magique, carla moyenne entre 3 et 7 vaut 5 (qui est pre-mier), entre 7 et 19 elle vaut 13 (qui estpremier), entre 3 et 19 elle vaut 11 (qui estpremier).

Voici un tableau des quelques ensemblesmagiques.

2 3, 7 3 3, 7, 19 4 3, 11, 23, 71 5 3, 11, 23, 71, 191 6 3, 11, 23, 71, 191, 443 7 5, 17, 41, 101, 257, 521, 881 8 257, 269, 509, 857, 1697, 2309,

2477, 26099 257, 269, 509, 857, 1697, 2309,

2477, 2609, 541710 11, 83, 251, 263, 1511, 2351, 2963,

7583, 8663, 1069111 757, 1009, 1117, 2437, 2749, 4597,

6529, 10357, 11149, 15349, 2175712 71, 1163, 1283, 2663, 4523, 5651,

9311, 13883, 13931, 14423, 25943, 27611.Une des conséquences du théorème

de Green-Tao est qu'il existe des ensemblesmagiques aussi grands que l'on veut.

Ensembles supermagiques

P our construire les ensembles super-magiques de nombres premiers, on

impose que toutes les moyennes (de deuxnombres ou plus) soient des nombres pre-miers et que tous les nombres premiers ainsiobtenus soient différents.

Comme l’a montré Andrew Granville,le théorème de Green-Tao implique qu'onpeut trouver de tels ensembles aussi grandsque l'on veut. Pourtant, en pratique, on nesait pas aller plus loin que ceux-ci :

2 3, 7 3 7, 19, 67 4 5, 17, 89, 1277 5 209173, 322573, 536773, 1217893,

2484733.

5. Un peu de magie

pls_390_p084_089_delahaye.xp_mm_01_03 9/03/10 15:34 Page 88

Page 91: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Logique et calcul [89

R e g a r d s

dont Jean-Pierre Kahane (membre de l’Aca-démie des sciences), Charles Fefferman(médaille Fields 1978), Jean Bourgain(médaille Fields 1994), Timothy Gowers(médaille Fields 1998) et T. Tao (médailleFields 2006).

En 1999, J. Bourgain a établi que ladimension fractale d’un ensemble de Besi-covitch était d’au moins 0,52 n + 0,48, cequi donne par exemple : 3,08 pour n = 5 ;5,68 pour n = 10 ; 52,48 pour n = 100. Cesrésultats ont été améliorés par Nets Katzet T. Tao qui ont obtenu : 3,58 pour n = 5 ;6,51 pour n = 10 ; 59,23 pour n = 100.

Le problème a toutes sortes de variantesintéressantes et c’est l’un des domainespréférés de T. Tao qui, en plus du record qu’onvient de citer concernant la conjecture deKakeya, a publié plusieurs articles impor-tants sur le sujet.

Changement d’un chiffreT. Tao a une sensibilité de mathématicienmoderne. Outre qu’il sait programmer, ilconnaît bien les problèmes de l’informa-tique théorique et ne dédaigne pas de s’yintéresser. L’un de ses résultats sur lesnombres premiers concerne la densitédes nombres premiers qui deviennent com-posés dès qu’on en modifie un chiffre. Cerésultat a des conséquences pour lesalgorithmes qui testent si un nombre estpremier ou non.

Contrairement à certains mathéma-ticiens qui éprouvent une certaine hési-tation, voire de la répugnance, à évoquertoute considération un peu vague à pro-pos des mathématiques, T. Tao (en parti-culier dans son blog) n’hésite pas às’adonner à des réflexions méthodolo-giques, philosophiques ou logiques sur lesmathématiques. La recherche des prin-cipes généraux de raisonnement ou d’ana-lyse des situations le préoccupe demanière continue et semble jouer unrôle central dans son approche stratégiquedes questions les plus difficiles.

Récemment, ses réflexions sur diversprincipes généraux comparables pourl’analyse au principe des tiroirs (évoqué

dans cette rubrique il y a deux mois) ontconduit deux logiciens, Jaime Gaspar etUlrich Kohlenbach, de l’Université de Darm-stadt en Allemagne, à une série de résul-tats très fins sur les axiomatiques del’analyse. Chose amusante à ce sujet,qui montre que T. Tao, tout aussi génialqu’il soit, est sujet comme tout le mondeà l’erreur, la formulation d’un des principesgénéraux d’analyse par T. Tao s’est révé-lée fausse, et il a dû en proposer une ver-sion corrigée.

Réflexionssur les fondements, modernité, ouverture

Toujours dans le cadre des analysesstratégiques et méthodologiques géné-rales, T. Tao aime bien mentionner le hasardet le pseudohasard qu’on trouve dans lesobjets mathématiques. Dans le cas de l’en-semble de nombres premiers, l’idée estd’évaluer leur importance relative et d’ex-ploiter les deux composantes (structuréeet aléatoire) de cet ensemble infini pourles contrôler simultanément, ce qui estimportant dans le cas des suites arith-métiques de nombres premiers. Il est clairen effet que, d’une part, les nombrespremiers constituent un ensemble trèsstructuré (à partir de 2, il n’y a plus aucunnombre premier pair ; la densité desnombres premiers est bien déterminée,etc.) et que, d’autre part, cet ensemble aaussi des traits qui le rapprochent desobjets aléatoires : la conjecture de Rie-mann s’interprète d’ailleurs comme l’af-firmation que la parité du nombre defacteurs premiers des entiers se comportecomme une suite aléatoire (voir la rubriquedu mois dernier).

On le voit, loin d’être seulement untechnicien parfait à l’efficacité surhumaine,T. Tao construit sa conception des mathé-matiques sur des bases modernes etrecherche autant que possible à prendre durecul pour apercevoir l’univers mathématiquedans sa totalité, dont il est sans doute aujour-d’hui celui qui en comprend le mieux les mys-tères et la beauté. ■

Jean-Paul DELAHAYEest professeur à l’Université

de Lille et chercheurau Laboratoire d’informatique

fondamentale de Lille (LIFL).

L’ A U T E U R

✔ BIBLIOGRAPHIE

T. Tao, Pages personnelles.Consulté en janvier 2010 :http://www.math.ucla.edu/�tao/

T. Tao, Poincaré’s legacies : Pages from Year Twoof a Mathematical Blog, AmericanMathematical Society, 2009.

A. Granville, Prime number patterns, The AmericanMathematical Monthly, vol. 115,pp. 279-296, 2008.

T. Tao, Structure andRandomness : Pages from YearOne of a Mathematical Blog,American Mathematical Society,2008.

B. Green et T. Tao, The primescontain arbitrarily long arithmeticprogressions, Annals of Math.,vol. 167, pp. 481-547, 2008.

T. Tao, A remark on primality testing and decimal expansions,Journal of the Australian Mathematical Society, 2008. Voir :http://arxiv.org/abs/0802.3361

T. Tao, Solving MathematicalProblems : A Personal Perspective,Oxford University, Press, 2006.

M. A. (Ken) Clements, TerenceTao, Educational Studies in Mathematics, vol. 15, n° 3,pp. 213-238, août 1984.

B. Tao, Parental involvementin gifted education, EducationalStudies in Mathematics, vol. 17,n° 3, pp. 313-321, août 1986.

pls_390_p084_089_delahaye.xp_mm_01_03 9/03/10 15:34 Page 89

Page 92: Pour La Science 390

90] Art et science © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

C onserver des restes humains(ossements, ongles, cheveux,lambeaux de peau tannée...)est une pratique courante dans

certaines traditions d’Afrique noire. Ces arte-facts sont ensuite fréquemment utilisés dansla fabrication d’amulettes, de charmes et par-fois de statuettes. Ces parcelles corporellesportent avec elles le « pouvoir positif » dudéfunt dont elles proviennent et sont sup-posées assurer une protection posthume.

Au Gabon, les populations Fang ont ainsiorganisé un culte aux ancêtres (le byeri)sous la forme de reliquaires conservant nonpas des esquilles corporelles, mais un largeensemble squelettique (crâne, surtout, etdes éléments symboliques, telles des pha-langes des mains et des pieds). Quelquessemaines ou quelques mois après le décès,une fois que toute matière organique a dis-paru, les os secs sont tirés de terre, puisdéposés dans un contenant en écorce deforme cylindrique surmontée d’une statuettede gardien (voir page ci-contre).

Ces reliquaires sont consultés et fêtéslors de moments clés de la communauté Fang:demande de protection en cas de maladiesou de décès suspects, présentation des crânesaux jeunes initiés lors de l’adolescence, etc.

Aurélien Gaborit, du Musée du Quai Branly,à Paris, a décrit les caractéristiques phy-siques de ces figurines particulières que sontles gardiens de reliquaires aux formes ramas-sées et à la tête surdimensionnée: «Les figu-rines en bois sculpté associées aux reliquaires

signalaient aux non-initiés que l’au-delà n’étaitpas loin. La plupart des têtes de ces gardiensdu byeri se caractérisent par des arcadessourcilières creusées, des yeux très ronds,un front bombé, mais elles ne semblentpas figurer le crâne qu’elles surveillaient. »

Si ces statuettes n’ont en effet aucuneressemblance avec le défunt dont ellesprotègent les restes (ni avec les caractéris-tiques physiques du crâne associé), des par-

celles corporelles peuvent en revanche y êtreassociées : dent insérée dans la chevelureou blanc des yeux constitués d’esquillesosseuses. Ici, il s’agirait d’éclats d’os du crâne.

Une particularité physique est presquecommune à l’ensemble de ces gardiens dereliquaires byeri : au niveau du nombril, au lieud’une anfractuosité de faible profondeur, setrouve un net renflement correspondant àune hernie ombilicale. Cette maladie corres-pond au passage anormal d’une ou de plu-sieurs anses digestives hors de la cavitéabdominale au niveau du nombril par uneouverture musculaire de la paroi.

Une telle maladie est très fréquenteen Afrique noire et particulièrement chez

les garçons où elle peut concerner jusqu’à20 pour cent de leurs effectifs dans les popu-lations rurales. Les complications sont rareset la hernie se réduit d’elle-même pourdisparaître avant l’âge de trois ans lorsqueles muscles abdominaux, notamment lesgrands droits, se renforcent.

Cependant, elle perdure parfois sponta-nément ou en conséquence d’une ascite,c’est-à-dire un épanchement aqueux dans lepéritoine, un signe de malnutrition ou d’uneinfection par un parasite. Dans ce cas, elleaugmente de volume avec le temps, etentraîne parfois un étranglement intestinal,qui est fatal en l’absence d’intervention chi-rurgicale. C’est sans doute pour cette raisonque les sujets représentés comme gar-diens de reliquaires sont de jeunes enfants.

Une autre hypothèse relie cette formedu nombril à des cicatrices réalisées volon-tairement à des fins esthétiques ou rituelles,l’excroissance ombilicale correspondant alorsà une réaction inflammatoire cutanée. Tou-tefois, dans ce cas, la lésion ombilicale neserait sans doute pas isolée.

Philippe CHARLIER travaille au Servicede médecine légale et d’anatomie/cytologiepathologiques, à l’Hôpital universitaireRaymond Poincaré (AP-HP, UVSQ), à Garches.A. GABORIT, Fang, in Les Jeunes Filles et la Mort,Ph. Charlier (Dir.), Les 1 000 univers, Bourges.L’exposition Les Jeunes Filles et la Mort, aux Archives Départementales de Seine-et-Marne (Dammarie-les-Lys),jusqu’au 19 juin 2010.

La hernie ombilicalecorrespond au passage

d’anses intestinaleshors de la cavité

abdominale.

Le nombril proéminent des gardiensAu Gabon, les statuettes figurant les gardiens de reliquaires sont souvent dotées d’une hernie ombilicale.Cette anomalie se résorbe souvent d’elle-même,mais elle se complique parfois jusqu’à entraîner la mort.Philippe CHARLIER

REGARDS

ART & SCIENCE

pls_390_p090091_artsc.xp.qxd 9/03/10 15:11 Page 90

Page 93: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Art et science [91

R e g a r d s

Ph.C

harli

er

art et science

pls_390_p090091_artsc.xp.qxd 9/03/10 15:11 Page 91

Page 94: Pour La Science 390

92] Idées de physique © Pour la Science - n° 390 - Avril 201092] Idées de physique

U n oiseau étrange, l’« oiseaubuveur », s’anime unique-ment lorsqu’on lui met la têtedans l’eau. Il ne cesse alors

de nous saluer bien bas, perché sur sabranche. Le principe de son fonctionnementa inspiré l’ingénieur américain Wallace Mintoqui, dans les années 1970, a réalisé uneroue solaire géante. Quel est ce principe ?Serait-ce une piste pour des moteurs qui neconsomment rien ou presque ?

Il faut remonter à 1946 pour trouver lapremière description de la physiologie del’animal, dans un brevet déposé par MilesSulivan, ingénieur aux Laboratoires Bell.

Première caractéristique du volatile :sa carapace, essentiellement composéede silice amorphe transparente (du verre...)qui lui fait office de système circulatoire.Dans l’abdomen, réservoir de deux à troiscentimètres de diamètre, plonge un tubed’une dizaine de centimètres de long seterminant par une tête sphérique. Cesystème circulatoire, entièrement clos, ne

contient qu’un seul fluide vital, en géné-ral du dichlorométhane (CH2Cl2) coloré enbleu ou orange.

La carapace de verre laisse voir que cecorps pur, très volatil, y est pour partiesous forme liquide, pour partie sous formegazeuse. La pression du gaz a ainsi une valeurbien précise : la pression de vapeur satu-rante du dichlorométhane, c’est-à-dire lapression d’équilibre entre le liquide et savapeur. À 20 °C, cette pression est à peu prèségale à la moitié de la pression atmosphé-rique. Une carapace robuste est donc néces-saire pour éviter l’implosion du volatile !

Une physiologie élémentairePar ailleurs, la tête et le bec du volatilesont recouverts d’un fin pelage qui absorbel’eau. Enfin, fixé au milieu du corps, un pivotassure une jonction articulée entre le corpset la branche de plastique sur laquelle seperche l’oiseau.

Lorsque sa tête est sèche, l’oiseaubuveur se tient au repos, le corps droit. Leniveau du fluide dans l’abdomen et dans letube sont alors identiques (voir la figure 1).Pour réveiller le volatile, il suffit de lui don-ner à boire en lui plongeant la tête dans unverre d’eau. Il vous en sera très reconnais-sant et se mettra à vous saluer encore etencore tout en se désaltérant ! Cet animaln’ayant pas de muscles, ses mouvementsrépétés ne sont-ils pas mystérieux ?

En regardant de plus près, on s’aperçoitque quand la tête de l’oiseau est hors del’eau, le fluide interne est aspiré dans le tube.Lorsque ce liquide a monté suffisamment,le centre de gravité du corps se retrouve au-dessus de l’axe du pivot. L’oiseau s’inclinealors jusqu’à ce que son bec replongedans l’eau. Par capillarité du pelage, toute latête devient mouillée.

Dans cette étape, l’inclinaison est telleque la base du tube se retrouve au-des-sus de la surface du liquide remplissantl’abdomen. Des bulles rentrent dans le tube

Du volatil pour un volatileDeux réservoirs reliés par un tube, un liquide très volatil et une petite différence de températures : il n’en faut pas plus pour faire vivre l’oiseau buveur.Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Physique

Colle

ctio

n de

phy

siqu

e UP

MC/

J.-M

. Cou

rty

Dess

ins

de B

runo

Vac

aro

a b c d29,7 °C

25,7 °C

1. SOUS L’EFFET DE L’ÉVAPORATION, la tête de l’oiseau buveur,mouillée, se refroidit. La pression gazeuse baisse à l’intérieur de la tête, cequi fait monter le liquide dans le tube (a, b). Le centre de gravité du systèmes’élève et passe au-dessus du pivot : l’oiseau bascule. À partir d’une cer-

taine inclinaison (c), la base du tube n’est plus immergée ; des bulles de gazy pénètrent, et le liquide se déverse dans le réservoir du bas. L’oiseau seredresse alors. Et ainsi de suite... Le refroidissement du bec est visible surle cliché pris avec une caméra infrarouge (d).

pls_390_p092094_idphy.xp_mm_04_03 9/03/10 15:10 Page 92

Page 95: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Idées de physique [93Idées de physique [93

R e g a r d s

et y remontent, et le liquide se déversedu tube dans l’abdomen, comme unebouteille que l’on renverse. Le centre degravité redescend, l’oiseau se redresseet un nouveau cycle démarre.

L’évaporation,clef du mystèreMais pourquoi, au début du cycle, le liquidemonte-t-il dans le tube ? La clef réside dansl’évaporation de l’eau qui mouille la tête del’oiseau. Cette évaporation requiert beau-coup d’énergie, prélevée dans l’environ-nement immédiat, c’est-à-dire la tête. Latempérature de celle-ci diminue donc, letemps que l’équilibre thermique avec l’at-mosphère se rétablisse. Ce refroidisse-ment diminue légèrement le volume dugaz, mais de façon négligeable : de l’ordrede 1/300e par degré de différence entrela tête et l’abdomen. Pas de quoi faire grim-per le liquide.

En revanche, la pression d’équilibre entrele liquide et sa vapeur varie fortement avecla température, en particulier quand on estau voisinage du « point critique », là où ladistinction entre gaz et liquide s’estompe.Pour le dichlorométhane, dont la tempéra-ture critique est pourtant à 237 °C, cette pres-sion diminue de 2 000 pascals (deux pourcent de la pression atmosphérique) quandla température baisse de un degré.

Par conséquent, l’évaporation par la têtede l’oiseau buveur crée, via la diminution detempérature, une différence de pressioninterne entre la tête et l’abdomen. C’est pour-quoi le liquide monte dans le tube. Le dichlo-rométhane, 1,3 fois plus dense que l’eau,s’élève ainsi de près de 15 centimètres pourun degré Celsius de différence.

En résumé, une petite différence detempérature entre la tête et l’abdomen suf-fit pour aspirer le liquide dans le tube et ainsiréveiller l’oiseau. On sait alors comment l’en-dormir. Il suffit de sécher sa tête, afin desupprimer l’évaporation. Ou de couvrir l’ani-mal d’une cloche en verre : l’évaporationsature alors l’atmosphère d’eau, ce qui ralen-tit l’évaporation puis la stoppe. Pas d’éva-poration, pas de différence de température,donc pas de montée de liquide.

Son métabolisme étant très simple, l’oi-seau buveur se retrouve sous toutes leslatitudes. Dans les contrées ensoleillées,on rencontre une sous-espèce dont l’ab-domen est noir tandis que la tête est blancheou argentée (voir la figure 2). Les rayonsdu Soleil sont réfléchis au niveau de la tête,mais absorbés au niveau de l’abdomen :cela suffit à créer la différence de tempé-rature nécessaire au réveil du volatile, etce sans la moindre goutte d’eau ! Unemachine à mouvement perpétuel enquelque sorte.

Plus au Nord, vit une sous-espèce dontles individus ont la tête refroidie par un gla-çon. Une fois le glaçon fondu, l’oiseaus’endort définitivement... Le réchauffementclimatique est pour cette sous-espèce undanger mortel !

Un moteur à faiblerendementEt l’homme dans tout ça ? Ne devrait-il pass’inspirer de l’oiseau buveur pour concevoirdes machines écologiques ? Les grincheuxvont tout de suite souligner la faiblesse decet oiseau : son désastreux rendement éner-gétique. En fait, l’oiseau buveur s’apparenteà une machine thermique exploitant une

Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIKsont professeurs de physiqueà l’Université Pierreet Marie Curie, à Paris. Leur blog : http://idphys.free.fr/

L E S A U T E U R S

2. LA DIFFÉRENCE DE TEMPÉRATURES entre la tête et l’abdomen de l’oiseaubuveur peut aussi être créée à l’aide d’un glaçon placé sur la tête, ou d’une lampequi éclaire l’abdomen peint en noir afin d’absorber le rayonnement.

� BIBLIOGRAPHIE

A. M. Delgado-Torres, Solar thermal heat engines for water pumping : An update,Renewable & SustainableEnergy Reviews, vol. 13(2), pp. 462-472, 2009.

J. Guemez et al., Experimentswith the drinking bird, AmericanJournal of Physics, vol. 71(12),pp. 1257-1263, 2003.

K. Ikuta et S. Fujikawa, The sun-mill – a version of dunking-bird as an energyconverter of Sun’s radiation,Jap. J. of Appl. Phys., vol. 19(6), pp. 1173-1176, 1980.

fr Retrouvez les articles deJ.-M. Courty et É. Kierlik surwww.pourlascience.fr

pls_390_p092094_idphy.xp_mm_04_03 9/03/10 15:10 Page 93

Page 96: Pour La Science 390

94] Idées de physique © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

R e g a r d s

source chaude (l’abdomen,à température ambiante)et une source froide (la tête,plus froide d’une fractionde degré), ainsi qu’un équi-libre de phases (liquide et

gazeuse). Le rendement théorique maxi-mal d’une telle machine à « cycle de Ran-kine », avec un écart de température de0,3°C, est de l’ordre de 0,1 pour cent.

Reste que l’oiseau buveur constituel’un des rares dispositifs capables de fonc-tionner avec une très faible différence detempératures. En 1966 déjà, un rapportde la RAND Corporation préconisait, pourles pays chauds en développement, l’uti-lisation de pompes qui oscillent commel’oiseau buveur.

Quelques années plus tard, W. Mintoinventa une variante à fonctionnement rota-tif de l’oiseau buveur. L’élément de base de

ce moteur est formé d’une paire de réser-voirs reliés par un tube, comme pour l’ani-mal. Une différence de températures entrele réservoir du haut et celui du bas faitmonter le liquide. En associant sur uneroue plusieurs éléments de ce type, le sys-tème se déséquilibre de façon à induire larotation du dispositif (voir la figure 3). Mal-gré une faible vitesse de rotation, ce moteurpeut produire un couple important. Après unprototype de un mètre de diamètre, W. Mintoconstruisit une roue de plusieurs mètres dehaut. En toute modestie, il fit don de son bre-vet à l’humanité.

Il semble qu’il y ait eu depuis d’autrestentatives analogues, mais aucun sys-tème de ce type n’a été vraiment déve-loppé, sans doute parce que la rotationobtenue n’est pas régulière. L’oiseau buveursemble donc condamné à rester une mer-veilleuse curiosité. �

3. LA ROUE SOLAIRE de l’ingénieur WallaceMinto est un assemblage de couples de réser-voirs analogues à ceux qui font fonctionnerl’oiseau buveur.

pls_390_p092094_idphy.xp_mm_04_03 9/03/10 15:10 Page 94

Page 97: Pour La Science 390

À retourner accompagné de votre règlement à :Service Abonnements • Pour la Science8, rue Férou • 75278 Paris cedex 06Bulletin d’abonnement

❑ Oui, je m’abonne à Pour la Science (12 nos et leur version numérique) + les Dossiers (4 nos et leur version numérique)1 an • 76 € au lieu de 102,50* € Participation aux frais de port : Europe (hors France) 12 € par an, autres pays 25 € par an.

❑ Oui, je m’abonne à Pour la Science seul (12 nos et leur version numérique) 1 an • 56 € au lieu de 74,70* € Participation aux frais de port : Europe (hors France) 16 € par an, autres pays 35 € par an.

❑ Oui, je m’abonne à Pour la Science version web (12 nos) 1 an • 48 €

Retrouvez chaque mois et en avant-premièreles résultats des recherches

scientifi ques internationales

❑ J’accepte de recevoir par e-mail des informations de Pour la Science.❑ J’accepte de recevoir par e-mail des informations des partenaires commerciaux de Pour la Science.

En application de l’article 27 de la loi du 6 janvier 1978, les informations ci-contre sont indispensables au traitement de votre commande. Elles peuvent donner lieu à l’exercice du droit d’accès et de rectifi cation auprès de Pour la Science. Par notre intermédiaire, vous pouvez être amené à recevoir des propositions d’autres organismes. En cas de refus de votre part, il vous suffi t de nous prévenir par simple courrier. * prix en kiosque **facultatif *** Merci d’inscrire les 3 chiffres fi gurant au dos de votre carte

Mes coordonnées (à remplir) :Nom, prénom :

Adresse :

Code postal : Ville :

Pays : Tél.**:

E-mail** :

Je règle par :❑ Chèque à l’ordre de Pour la Science

❑ Carte bancaire

Numéro de la carte

Date d’expiration Signature obligatoire

Code de sécurité***

Bulletin d’abonnement

Recevez chaque mois votre magazine en version papieret consultez sa version numérique en format PDF

au lieu de 102,50* €

Soit les Dossiers offerts !

Pour la Science (12 numéros)+ les Dossiers (4 numéros)1 an •

76 €

PLS

39

0

abo_pls_390.indd 1abo_pls_390.indd 1 08/03/10 18:2308/03/10 18:23

Page 98: Pour La Science 390

Notre sélection de livresà o~rir ou à s’o~rir

NOUVEAUTÉS

Les mathématiques sont faciles et s’y adonner est un plaisir. Les arts géométriques, les jeuxde cartes, les jeux avec des dominos ou des damiers, la vie sociale et politique et ses subtiles stratégies, toutes ces activités sont mathématiques et souvent procurent des satisfactions... même à ceux qui clament ne pas aimer les mathématiques et y être « nuls ».

Les mathématiques ne se réduisent pas – heureusement – à ce qu’on nous en apprend à l’école. Partout présentes, elles sont une source de joie et d’épanouissement pour celui qui sait y consacrer un peu d’attention et d’esprit ludique.075104 • 208 pages • 25 euros

Au cours des 50 dernières années, les sciences de la Terre ont changé de visage :la révolution de la tectonique des plaques, les progrès de la géologie isotopiqueet de l’imagerie sismique, ceux de l’analyse chimique ou des techniques satellitairesont bouleversé nos connaissances et nos perspectives.

Le passé, le présent et l’avenir de la Terre ne peuvent être examinés que par la géologie.

Cet ouvrage, rédigé par Claude Allègre, ancien directeur de l’Institut de physique du Globe, et son collègue et ami René Dars, est d’une richesse iconographique rare.075102 • 304 pages • 35 euros

Une plante plus rapide qu’une mouche, un tuyau qui parle, une cape qui rend invisible, etc. La nature est pleine de surprises pour qui veut bien s’aventurer hors des sentiers battus.

Passionnés de physique et curieux de sciences, Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik vous invitent à une promenade sur ces chemins de traverse dans un langage accessible, simple et imagé. Retrouvez les meilleures de leurs chroniques parues dans Pour la Science.

Avec eux, laissez-vous surprendre par un phénomène que vous avez déjà côtoyé sans même le remarquer. Suivez-les pour découvrir et comprendre cette physique du quotidien.075105 • 160 pages • 22 euros

À DÉCOUVRIR ET À COMMANDER SUR WWW.POURL ASCIENCE.FR

livres.indd 1livres.indd 1 10/03/10 15:2610/03/10 15:26

Page 99: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Science & gastronomie [97

REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Q u’est-ce qu’un légume ? Une par-tie d’une plante, diront les bota-nistes choqués par le terme qui ne mentionne pas l’organe consom-

mé : tubercule, racine, bulbe... De l’eau, dirontles chimistes, le regard fixé sur la composi-tion. Un gel, diront les physiciens, l’observa-tion au microscope montrant que les tissusvégétaux sont composés de cellules jointives,toutes emplies dune solution aqueuse.

Les trois communautés ont raison, carchaque appareil d’analyse donne une visionspécifique. Nous embellirons notre visiondu monde en ajoutant une nouvelle pers-pective, celle de la spectroscopie par réso-nance magnétique nucléaire (RMN).

La technique est d’une grande simplicitéconceptuelle. Une manière de l’utiliser consisteà placer des molécules dans un champ magné-tique intense, appliqué par un gros aimantsupraconducteur. Dans ce champ, les spins(ou moments magnétiques) de certainsnoyaux atomiques, tels les noyaux d’hydro-gène, de carbone 13 ou de phosphore 31,tournent autour de la direction du champ ma-gnétique appliqué. Avec une bobine de fil d’axeperpendiculaire, on applique un champ per-pendiculaire au premier, et l’on bascule ainsila direction moyenne des spins. Après avoircoupé ce second champ, on laisse les spinsrevenir à leur état de précession autour duchamp magnétique initial. Lors de ce retour,nommé « relaxation », la variation du champmagnétique due aux spins en mouvementengendre dans la bobine (devenue réceptrice)un courant électrique que l’on enregistre.

Comme les spins des noyaux d’atomesdans les molécules sont dans des environ-nements divers, leur relaxation se fait à des

vitesses différentes. L’analyse du signal élec-trique révèle, dans un spectre, les pics dis-tincts des atomes selon leur environnementdans les molécules.

La pratique habituelle veut que l’ana-lyse par RMNsoit complexe, puisque l’on extraitcouramment les métabolites à l’aide de diverssolvants organiques, par chauffage, broyage,lyophilisation, centrifugation... Si les tissusvégétaux sont majoritairement faits d’eau,pourquoi ne pas les observer sans aucunepréparation ? C’est la méthode que nous met-tons en œuvre : les légumes sont des sys-tèmes complexes et les spectres RMN lesont aussi, mais l’observation à différenteséchelles sauve l’analyste.

Affichons un spectre, sans le grossir, etregardons-le de loin. À ce « premier ordre »,tout est simple, puisque l’on ne voit qu’un seulpic, celui de l’eau, confirmant la vision des chi-mistes. Puis, approchons-nous du spectre,jusqu’à ce que le pic de l’eau, telle la lettre voléed’Edgar Allan Poe, soit si gros qu’on ne le voieplus : apparaissent alors quelques pics mas-sifs, qui correspondent aux sucres et auxacides aminés. Le glucose, le fructose et lesaccharose sont trois sucres présents dansla majorité des tissus végétaux, abondantsdans les racines de carottes ou dans les bulbesd’oignons, par exemple. Parfois, ils sont accom-pagnés d’oligofructanes, molécules forméespar enchaînement d’un petit nombre derésidus de fructose. Les acides aminés varientselon les végétaux et selon les parties de végé-taux. Ce deuxième ordre montre égalementquelques acides organiques.

Le reste ? Il faut grossir encore le spectrepour voir le « troisième ordre », mais en cui-sine, c’est chercher la petite bête... et il ne

faut sans doute pas chercher à utiliser la RMNpour détecter les molécules odorantes, trèsimportantes pour le goût, mais présentesparfois à des concentrations infimes, à lalimite de la détection.

Cette analyse fine permettra de mieuxdoser les cuissons et les évaporations : ainsi,l’évaporation de l’eau conduira à une concen-tration contrôlée des sucres, des acides ami-nés et des autres composés non volatils etune commande de la saveur... que l’on obtien-dra en chauffant doucement les légumes,seuls ou dans un bouillon.

Partons par exemple d’une betterave quel’on broie, et filtrons avec pression dans unchinois (une sorte de passoire à trous trèspetits) afin de récupérer un liquide. La RMNnous ayant dit que c’est de l’eau, des sucreset des acides aminés, mettons la solution for-mée par le broyage dans un four très doux, oudans une casserole que l’on chauffe douce-ment. L’eau s’évaporera, et l’on récupéreraun superbe liquide rouge profond, sirupeux enraison de la présence des sucres, savoureuxen raison de la présence des acides aminés.Je vous invite à le servir en accompagnementde petits disques de pâte sablée sur les-quels vous aurez disposé des morceaux d’an-guille fumée, par exemple. ■

Hervé THIS dirige l’Équipe INRAde gastronomie moléculaireau Laboratoire de chimied’AgroParisTech. Il est aussidirecteur scientifiquede la Fondation Science & CultureAlimentaire (Acad. des sciences).

Les légumes réanalysésLa spectroscopie par résonance magnétique nucléaire indiquece qu’il y a dans les légumes et permettra de mieuxen contrôler les préparations.Hervé THIS

fr Retrouvez les articlesde Hervé This surwww.pourlascience.fr

Jean

-Mic

hel T

hirie

t

pls_390_p097_science_gastro.xp_fp 9/03/10 16:01 Page 97

Page 100: Pour La Science 390

98] Savoir technique © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

Les pompes à chaleurCes dispositifs utilisent la chaleur ou le froid ambiants pour chauffer ou climatiser avec efficacité et un coût réduit – ainsi qu’avec un faible impact environnemental.François SAVATIER

E n France, 120 892 pompes à cha-leur ont été installées en 2009contre 17 300 en 2004... Confron-

tés à l’augmentation du prix de l’électricitéet des combustibles, les propriétaires demaisons individuelles n’hésitent plus : ilsfont installer ces systèmes de chauffagerelativement onéreux, mais qui divisent lecoût de chauffage par deux. Comment ?

Comme son nom le suggère, une pompeà chaleur puise de la chaleur dans l’environ-nement proche pour la restituer dans le localà chauffer. Elle peut aussi faire l’inverse etrafraîchir le local. Elle constitue un disposi-tif thermique plus efficace que les systèmeshabituels , car son seul coût de fonctionne-ment est celui de l’électricité nécessaire pouractionner une pompe et un compresseur.

Le principe d’une pompe à chaleur estexactement celui d’un réfrigérateur qui seraitréversible. En effet, le transfert de la cha-leur se fait par l’intermédiaire d’un fluidecaloporteur : quand on le comprime, il passe

de l’état gazeux à l’état liquide en s’échauf-fant (il prélève de la chaleur au milieuextérieur). Inversement, quand il passe del’état liquide à l’état gazeux – il subit unedétente –, il refroidit (il cède de la chaleurau milieu extérieur). Une pompe à chaleurexploite successivement la compression dufluide et sa détente (voir les illustrationspage ci-contre).

Deux types de pompes à chaleur fonc-tionnent sur ce principe. Les pompes aéro-thermiques, en général installées à l’extérieurde la maison, exploitent l’air comme sourcede chaleur renouvelable. Avec les pompesgéothermiques, c’est le sol qui est utilisé :un fluide caloporteur circule dans des tubessouterrains afin de capter la chaleur emma-gasinée dans le sol.

Il est à noter que l’efficacité d’unepompe à chaleur décroît avec la tempéra-ture de la source extérieure. En France, enhiver, dans les régions peu froides, onpourra toutefois, au détriment de la fac-

ture, ajouter une petite chaudière d’ap-point. « Une installation comprenant unepompe à chaleur doit être étudiée en fonc-tion du bâti et du réseau électrique, insisteEmmanuel Laurentin, vice-président del’Association française pour les pompes àchaleur. Dans les campagnes françaises,les réseaux électriques ne suffisent sou-vent pas en hiver si chacun installe sapompe à chaleur. » Quant aux pompes àchaleur géothermiques, elles sont toujoursefficaces pourvu que leurs tuyaux plon-gent assez profondément dans le sol, c’est-à-dire en général de 60 centimètres, maiselles sont plus coûteuses.

Pour autant, on assiste aujourd’hui enFrance à une explosion des installations. Lesprix des combustibles n’en sont pas la seuleexplication : « Les gens sont de plus en plussensibles à l’impact environnemental de leurinstallation de chauffage, et ce d’autantplus que des crédits d’impôts les y encou-ragent », estime E. Laurentin. ■

REGARDS

SAVOIR TECHNIQUE

g

CHAUFFER EN HIVERUne pompe à chaleur aérothermique peut aussichauffer la maison en hiver. Le fluide calo-porteur (1) parvient dans le compresseur (2)de la pompe à chaleur (à l’extérieur), qui lecomprime et l’échauffe. Ce gaz arrive dansle condenseur, situé à l’intérieur de la maison.Là, l’air intérieur le refroidit, ce qui provoquesa condensation en un liquide (3), qui s’écoulevers l’extérieur. En passant par un déten-deur (4), il se transforme en gaz froid. Ce fluidefroid se réchauffe en absorbant de la chaleurde l’air extérieur, puis est envoyé vers le com-presseur. Ainsi, le cycle se répète.

© G

eorg

e Re

tsec

k

Évacuation d’air froid

Condenseur

Vanne d’inversion

Air chaud vers la maison

Fluide caloporteurchaud et liquideCompresseur

Détendeur

Fluidecaloporteurfroid etgazeux

Fluide caloporteurà température

ambiante (gazeux)

Gaz chaud sous pression

pls_390_savoir_technique.xp_fp_09_03OK 9/03/10 16:57 Page 98

Page 101: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 Savoir technique [99Savoir technique [99Savoir technique [99

R e g a r d s

CLIMATISER EN ÉTÉUne pompe à chaleur aérothermique peut rafraîchir une maison en été.Un fluide caloporteur gazeux (1) sort de la maison, à une températuremodérée. Il passe dans un compresseur (2), qui élève sa pression etl’échauffe. L’air extérieur, moins chaud, le refroidit dans un échan-geur. Le fluide caloporteur y cède de la chaleur et se condense (3).

Désormais liquide et sous pression, il revient vers la maison et passedans un détendeur qui le transforme en gaz froid (4). Grâce à un ven-tilateur, l’air intérieur traverse un évaporateur, où circule le gaz froid,et est ainsi rafraîchi. Le gaz, qui s’est réchauffé, est redirigé vers lecompresseur, et le cycle recommence.

© G

eorg

e Re

tsec

k

Chaleur évacuée

Air rafraîchirenvoyé vers l’intérieur

Ventilateur

Ventilateur

Air extérieur

Fluide caloporteur liquide et chaud

Fluide caloporteur gazeux et tiède

CompresseurDétendeur

Fluidecaloporteurgazeux refroidi

DétendeurVanned’inversion

Air intérieur

tiède

ÉvaporateurGaz chaudsous pression

➊➋

LES POMPES À CHALEUR GÉOTHERMIQUESfonctionnent comme les pompes à chaleuraérothermiques (voir page ci-contre), maisles échanges de chaleur entre le fluidecaloporteur et le milieu extérieur nese font pas avec l’air, mais avecle sol, où le fluide se réchauffeen hiver et refroidit en été.

Échangeur de chaleur interne

Tuyaux remplis de fluide caloporteur

10 mètres

Échangeurde chaleur interne

Tubes remplisde fluide caloporteur

De 50 à80 mètres

de profondeur

Un circuit vertical peut être installé dans le cas des maisonsindividuelles ayant peu de terrain.

5 mètres

pls_390_savoir_technique.xp_fp_09_03OK 9/03/10 16:57 Page 99

Page 102: Pour La Science 390

La sélection

Des secrets des pneumatiques aux textiles antibactériens en passant par le rôle des levures dans la pâte à pain, l’Homme a su façonner la matière pour améliorer son quotidien. Mais comment de telles découvertes sont possibles ? Mêlant biologie, physique et chimie, cet ouvrage pluridisciplinaire propose un passionnant voyage dans toutes les échelles de la matière en 100 sujets.978-2-7011-5182-3 ● 336 pages ● 27,50 €

Matièreet matériauxDe quoi est fait le monde ?Étienne Guyon (dir.)

Feuilletez les premières pages de notre sélection de livres en exclusivitéet commandez en ligne sur notre site

Feuilletez les premières pages de notre sélection de livres en exclusivitéet commandez en ligne sur notre site

www.pourlascience.fr

Les secretsd’un jardinécologiqueIsabelle Urban et Laurent Urban

Comment obtenir des fruits qui ont du goût ? Comment aider les plantes à se défendre ? Pourquoi tailler les arbres ? Etc. Laurent Urban, chercheur universitaire, et Isabelle Urban, horticultrice, s’attachent à présenter des connaissances scientifiques rarement vulgarisées sur les plantes, à savoir la manière dont elles fonctionnent et réagissent à leur environnement, les interactions existant entre les plantes et leurs ravageurs, le rôle du sol, etc. Autant de connaissances nécessaires pour comprendre comment privilégier les pratiques les plus respectueuses de l’environnement.978-2-7011-5122-9 ● 304 pages ● 26,00 €

A. Nicolas

P. Forterre

H. This

H.-P. Nollert et H. Ruder

978-2-7011-4469-3 ● 192 p. ● 22,50 €

978-2-7011-4425-2 ● 256 p. ● 19,90 €

978-2-8424-5039-7 ● 240 p. ● 22,00 €

978-2-8424-5089-2 ● 112 p. ● 20,00 €

Y. Corboz

J.-P. Delahaye

Y. Nazé

978-2-7011-4006-3 ● 208 p. ● 23,00 €

978-2-8424-5073-1 ● 256 p. ● 22,00 €

978-2-7011-4112-1 ● 224 p. ● 23,00 €

P. Boulanger et A. Cohen978-2-7011-4675-1 ● 544 p. ● 29,00 €

Des secrets des pneumatiques aux textiles antibactériens en passant

Matièreet matériauxDe quoi est fait le monde ?Étienne Guyon (dir.)

Des livres scientifiques à la pointe de l’actualité

H.-P. Nollert et H. RuderY. Corboz

J.-P. Delahaye

Y. Nazé A. Nicolas

P. Forterre

978-2-8424-5073-1 ● 256 p. ● 22,00 €

P. Boulanger et A. Cohen H. This

256 p. 19,90

NOUVEAUTÉ

NOUVEAUTÉ

promo_pls_avril2010.indd 2 5/03/10 11:30:58

Page 103: Pour La Science 390

Découvrez LE livre

de référence sur l’évolution

Voici l’ouvrage de référence pour chasser les idées reçues, comprendre et faire comprendre l’évolution. Ce n’est pas un nouvel exposé de la théorie de l’évolution, mais un livre à trois facettes complémentaires.Dans une première partie, il fournit les armes scientifi ques, historiques et philosophiques permettant de lutter contre les idées préconçues incompatibles avec la réalité de l’évolution, et de ne pas se laisser duper par ceux qui nient l’évolution.Ensuite, l’ouvrage propose un voyage au cœur de la biodiversité passée : il donne un échantillon des chemins suivis par le monde vivant depuis plusieurs centaines de millions d’années.Enfi n, il propose une vingtaine de dossiers qui fournissent des données simples sur les grandes thématiques des sciences de l’évolution.Facile et agréable à lire, cet ouvrage deviendra vite un outil indispensable pour les enseignants en sciences et en philosophie, mais aussi pour tous les citoyens qui sont curieux de comprendre le monde vivant, de le préserver, et de savoir pourquoi l’évolution suscite autant de passions et de combats…

Sous la direction de Guillaume Lecointre, professeur et directeur du département Systématique et Évolution au Muséum national d’histoire naturelle. Il est également co-auteur de la Classifi cation phylogénétique du vivant paru aux Éditions Belin.

Guide critique de l’évolution

978-2-7011-4797-0 576 pages 21 x 29 cm 35,00 €

À découvrirde toute urgence

en librairie ou sur

www.editions-belin.com

pub_guide_critique.indd 2 5/02/10 11:38:16

Page 104: Pour La Science 390

102] À lire © Pour la Science - n° 390 - Avril 2010

� ÉVOLUTION

Les mondes darwiniensL’évolution de l’évolution

Thomas Heams et al.

(sous la dir.)

Syllepse, 2009(1104 pages, 30 euros).

C omment célébrer un grandsavant sans le statufier ?Comment commémorer

ses travaux sans figer ses idées?Comment louer ses mérites sanspasser sous silence ses limites? Unesolution consiste à présenter à lafois la dynamique et la richesse desrecherches qui s’en inspirent ainsique les tensions conceptuellesqui en émanent. C’est en tout casl’optique de ce livre collectif, véri-table somme sur le darwinisme,version XXIe siècle. Pour célébrer le150e anniversaire de la publicationde L’Origine des espèces, cet ouvrageoffre un état des lieux completdes multiples champs de recherche

qui trouvent leur source dans lesidées clefs de Charles Darwin. Maisil n’est pas question de définirune doctrine aux contours bien netsqu’il ne resterait plus qu’à vénérer.L’objectif est de présenter des axesde recherche et de réflexion.

Qui dit darwinisme, dit varia-tion aléatoire, sélection naturelle,

évolution des espèces, adaptation,hérédité, etc. Tous ces conceptssont donc présentés et analysésdans ce livre. Avec la théorie syn-thétique de l’évolution mise surpied dans les années 1930-1940,on aurait pu penser qu’ils avaienttous acquis une signification pré-cise et immuable. On voit aucontraire à quel point ils sont sujetsà une réélaboration permanente.Autre signe de dynamisme dudarwinisme : il s’appliquait initia-lement à la faune et à la flore ;désormais, il irrigue égalementdes domaines de recherchecomme la linguistique, l’écono-mie ou encore la robotique.

Pour ceux qui seraient tentés,face à cette richesse, de faire allé-geance au darwinisme, ou aucontraire pour ceux qui, face auxdébats jamais clos qu’il suscite,voudraient marquer leur défiance,Jean Gayon écrit très justementdans sa préface que, au sortir dela lecture de ce livre, «on est per-suadé de l’inanité de la questionde savoir s’il faut être darwinienou non darwinien. Les principesdarwiniens ont eu et ont, de fait,une fécondité exceptionnelledans de nombreux champs dusavoir biologique, anthropolo-gique et technologique. Mais ilest clair aussi que le darwinismene saurait avoir réponse à tout.Il n’épuise ni la biologie, ni lessciences de l’homme et de lasociété, ni évidemment la techno-logie. Il serait pourtant bien aven-tureux, et sans doute irrespon-sable d’un point de vue cognitif,de vouloir s’en passer.» Le méritede ce livre est justement de fairele point sur les multiples ramifi-cations de cette pensée darwi-nienne si utile dans de nombreuxdomaines de recherche.

.� Thomas Lepeltier.Historien et philosophe

des sciences, Oxford

� GÉOMÉTRIE

Géométrie vivanteou l’échelle de Jacob

Marcel Berger

Cassini, 2009 (976 pages, 70 euros).

V ous aimez la géométrie élé-mentaire? Offrez-vous cebeau livre, œuvre d’un

grand spécialiste, artiste et esthète.Telle une encyclopédie, cetouvrage imposant ne se lit pasd’un trait, mais se déguste un peuchaque jour, au gré des envies. Unmot ou une notion de géométrievous revient en mémoire, vousaurez de grandes chances de lestrouver dans l’index, qui compte40 pages. Nombre des termes decet index vous sont probablementdéjà familiers: points et droites duplan, sphère, coniques, courbesplanes, convexité, polygones, poly-èdres, réseaux, pavages, dyna-mique, mécanique, billards…

De même que l’échelle deJacob révéla en songe aupatriarche un chemin vers le ciel,Marcel Berger part de résultatsles plus élémentaires et vousemmène aux frontières de larecherche et même au-delà endonnant une liste vertigineuse deproblèmes ouverts : en géomé-trie, il reste des quantités de ques-tions simples à comprendre, maisdont les réponses ne sont pasconnues. L’ouvrage ne devraitd’ailleurs pas laisser le lecteurprofane indifférent : au fil desnombreuses illustrations, dontbeaucoup faites à main levée, ildécouvrira les différentes façonsde réaliser des droites, des plans,des cercles, des sphères, des sur-faces bizarres. Peu nombreuses,les formules peuvent être sautéesen première lecture. Quant au spé-cialiste, il trouvera, dans les biblio-graphies qui achèvent chacun des

12 chapitres, de nombreuses réfé-rences dont la lecture exigeraitplusieurs vies ! Merci M. Bergerpour cette somme de géométriecomplète, vivante et accessible.

.� Gérard Tronel.Mathématicien,

Université Paris 6

� HISTOIRE

DE LA NEUROLOGIE

Histoire de la folieDe l’Antiquitéà nos jours

Claude Quétel

Tallandier, 2009(620 pages, 25 euros).

P our comprendre le longcheminement que suitClaude Quétel, il faut

d’abord se rappeler que l’histoirede la folie ne peut se réduire àcelle de la psychiatrie. Plusqu’aux discours théoriques, nousavons affaire, au fil de cette his-toire, aux réponses thérapeu-tiques et sociales apportées à unefolie par ailleurs bien « réelle »depuis l’Antiquité. Contrairementaux thèses punitives, l’auteurmontre que, tant du côté du pou-voir que de celui des soignants,

À L I RE

pls_390_p000000_livres.xp_mnc0803b 9/03/10 15:13 Page 102

Page 105: Pour La Science 390

© Pour la Science - n° 390 - Avril 2010 À lire [103

À l i r e

ces réponses concrètes se situententre «empirisme, pragmatisme,manque de moyens et indiffé-rence ». Loin d’être guidées parune quelconque logique de larépression, elles apparaissentincertaines, tâtonnantes, depuisl’arsenal thérapeutique ancien,l’enfermement des insensés et lacréation de l’Hôpital général deParis, jusqu’au renouveau despratiques que représente la méde-cine aliéniste. Le sort des fous etle savoir de la folie semblent alorsun moment pouvoir cheminerensemble, vers une issue peut-être… Mais le renouveau quiaccompagne le XIXe siècle et lesliens tissés avec la neurologie nais-sante ne correspondent qu’à uneère de certitudes bien transitoire.Au XXe siècle, l’histoire de la folieest marquée par le retour triom-phal du doute, où « à l’ampleurde la révolution pharmacologiqueva répondre l’ampleur des mou-vements psychanalytiques et anti-psychiatriques », et finalementmener à cette « atomisation »actuelle de la psychiatrie.

Ce n’est pas le désaccord systématique avec les thèses de « l’Évangile selon Foucault »(l’amalgame entre fous et aso-ciaux, par exemple), revendiquésous couvert de neutralité histo-rique, qui importe ici : comme

l’auteur l’admet lui-même, dansson essai Folie et déraison (1961)qui suscita tant de remous parmihistoriens et psychiatres, le phi-losophe Michel Foucault eut lemérite en son temps de porter lafolie dans le champ de scienceshumaines qui s’en désintéres-saient. L’auteur nous offre avanttout un ouvrage encyclopédique,impressionnant par sa clarté, laqualité historique de son informa-tion et la fluidité de son écriture.Et une démonstration réussie del’ancienneté d’une question essen-tielle aujourd’hui : que faut-ilfaire de la folie?

.� Jean-Claude Dupont.Historien des sciences,Université de Picardie

� ARCHÉOLOGIE

L’Égypte vue du ciel

Textes : Christian Jacq

Photos : Philip Plisson

La Martinière, 2009(334 pages, 39,90 euros).

A ssociant les images de Phi-lip Plisson et les textes deChristian Jacq, L’Égypte vue

du ciel convie le lecteur à unvoyage, des rives de la Méditer-ranée à la lointaine Nubie. Commel’indique Chr. Jacq, il ne s’agit pasd’un ouvrage écrit à quatre mains,mais du fruit de deux démarchesparallèles et complémentaires,toutes deux fondées sur l’amourd’une antique civilisation, maisaussi d’un pays vivant, l’Égypted’aujourd’hui. Ces démarchessont celle d’un voyageur photo-graphe découvrant l’Égypte duciel et celle d’un égyptologue deformation, qui arpente les «DeuxTerres» depuis longtemps et en aune connaissance de l’intérieur,

par ses monuments et ses écrits.Deux approches visant à fairevoir l’Égypte, à travers les imageset les mots : une Égypte attendue,sinon familière, une autre surpre-nante, par des cadrages inatten-dus, comme le musée de plein airde Memphis ou le temple d’Isisà Dendara, ou par des commen-taires qui étonneront le profane,comme celui qui concerne lapyramide rhomboïdale de Dah-

chour : loin d’être le fruit d’unratage, le profil à double pentede cette pyramide est issu d’unchoix délibéré.

Le voyage part d’Alexandriepour s’achever à Abou Simbel,remontant le Nil selon le parcoursinverse de la crue. Il comporte desétapes obligées, comme la sallehypostyle de Karnak et sa forêt decolonnes, et d’autres, plus secrètes,comme le temple enfoui dans lessables de Medinet Madi, les sitesméconnus de Moyenne Égypte,les tombes des nomarques de BeniHasan ou celles, plus anciennes,des gouverneurs d’Assouan. Il sepoursuit au-delà du lieu des ori-gines, la première cataracte, auSud de l’île d’Éléphantine, où semanifestait la crue, source devie de cette antique civilisation.Là commençait la Nubie. Lessables immenses qui s’étendentd’Assouan à Abou Simbel des-sinent des vagues comme cellesdu lac artificiel qui a noyé la

pls_390_p000000_livres.xp_mnc0803b 9/03/10 15:13 Page 103

Page 106: Pour La Science 390

À l i r e

Nubie. Si le sauvetage des templesd’Abou Simbel est resté dans lesmémoires, qui connaît des lieuxplus cachés, comme Kalabcha,pourtant tout près du haut bar-rage, Ouadi es-Seboua, Derr etAmada, ou encore Kasr Ibrim, l’undes derniers foyers chrétiens enterre d’Islam ?

Le pari réussi, c’est de don-ner, de façon accessible à tous, lesexplications nécessaires pourintroduire le lecteur dans lemonde de l’Égypte ancienne qu’ildécouvre par les images. On entredans les maisons de pêcheurs aubord de l’eau comme dans lestemples d’Abydos ou de Karnak.Et malgré les inévitables change-ments, alarmants, ici commeailleurs, induits par notre mondemoderne, les temples de Nubieparaissent immuables, tandis qued’autres images, un paysan et sonâne, trois barques de pêcheur des-sinant trois taches de couleursur l’eau sombre, un palmierjaillissant des champs, nous don-nent l’illusion de l’éternité.

.� Nadine Guilhou.Égyptologue,

Université Montpellier 3

� ASTROPHYSIQUE

Voyages dans le futur L’aventure cosmiquede l’humanité

Nicolas Prantzos

Le Pommier, 2009(432 pages, 10 euros).

«N otre planète est le ber-ceau de l’humanité,mais on ne reste pas

au berceau toute sa vie » déclaraitKonstantin Tsiolkovski, l’un despères de l’astronautique. Où enest aujourd’hui l’humanité dans

ses projets d’exploration du Sys-tème solaire et quelles seront lespossibilités d’explorer les sys-tèmes stellaires ? Ce sont à cesquestions que l’astrophysicienNicolas Prantzos apporte unéclairage dans cet ouvrage publiépour la première fois en 1998 etmis à jour aujourd’hui après ladernière décennie d’explorationspatiale (Lunar Prospector, Marsexpress, les rovers Spirit et Oppor-tunit, Huyghens). Maniant avecdextérité et érudition référencesscientifiques et réflexions d’écri-vains de science-fiction, l’auteurnous propose un voyage dans ceque pourrait être le futur de l’hu-manité ou de toutes autres civi-lisations intelligentes, si elles par-viennent à disposer d’une sourcegigantesque d’énergie.

Partant des intérêts et faisa-bilités des projets astronautiquesà court terme, notamment desvoyages vers la Lune et Mars, ilaborde vite les possibilités dedéveloppement à beaucoup pluslong terme. Malgré l’impossibi-lité de voyager à des vitessessupraluminiques, des vaisseauxinhabités pourraient atteindre lesétoiles voisines en quelquesdécennies, tandis que des colo-nies de plusieurs milliers d’im-migrants voyageant dans desarches y parviendraient sur plu-sieurs générations.

Les avenirs beaucoup pluslointains offrent des défis sanscommune mesure. Sans présagerdes technologies nécessaires, oumême possibles, la physique stel-laire autorise-t-elle une civilisa-tion à contrôler l’évolution duSoleil pour empêcher la lumino-sité de celui-ci d’augmenter dans

quelques milliards d’années (cequi rendrait invivable la Terre) ?L’Univers actuel recèle des oasisautour des étoiles, qui offrent enthéorie des conditions favorablesà la vie. Mais dans un avenirtrès lointain, cela ne devrait plusêtre le cas ; les étoiles deviendrontde moins en moins nombreusesdans un univers de plus en plussombre et peuplé de reliquats telsque des trous noirs. Commentla vie pourrait-elle encore subsis-ter dans ce futur ?

Ce sont quelques-unes desquestions discutées dans ce livre.Le croisement entre les projetsd’ingénierie astronautique, lesthéories astrophysiques les plusà jour et les imaginations desauteurs de science-fiction, qui trai-tent notamment des problèmessociologiques sous-jacents, offrentune lecture riche sur ces questionspassionnantes.

.� Xavier Delfosse.Astronome,

Observatoire de Grenoble

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – AVRIL 2010 – N° d’édition 077390-01 – Commission paritaire n° 0907K82079 du 19-09-02 –Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/153 872 – Directeur de la publication et Gérant : Marie-Claude Brossollet.

L’ART DES CAVERNES EN ACTION

Marc AzémaErrance, 2009 (222 pages, 32 euros).

L ’art paléolithique des caver-nes françaises définit un bes-

tiaire. Cet ouvrage présente labiologie, l’anatomie et les com-portements fondamentaux desanimaux correspondants. Il sera

utile à tout amateur d’art rupestre dési-rant analyser une œuvre.

UNE RELATIVITÉBIEN PARTICULIÈRE

Sander BaisDésiris, 2010(120 pages, 29,50 euros).

«U ne fois que nous avons accepténos limites, nous les dépassons»,

soulignait Einstein. Voici de quoi dépas-ser les mathématiques de la relativité res-treinte afin de comprendre cette théoriecontre-intuitive par la géométrie la plussimple. Remarqué pour son ouvrageLes équations fondamentales de la phy-sique (2007), l’auteur déploie ici à nou-veau son don didactique afin d’expliquerles concepts et les découvertes de basede la relativité restreinte. Einstein, le pre-mier, aurait apprécié l’aide de ce livre.

LES GRANDES HEURESDES PIONNIERS DE L’ESPACEJean-François Pellerin A2C média, 2009 (190 pages, 21 euros).

D eux siècles d’aventurespatiale sont évoqués

ici. L’auteur, un spécialiste dusujet, a choisi les moments,les personnages, les aspectsqui lui ont semblé les plusdécisifs. En cinq parties, il

couvre une évolution allant du bras de ferdes pionniers Von Braun et Korolev auxprojets futurs d’exploration spatiale. Trèsaccessible, le texte fournit une vision d’en-semble sur la conquête spatiale.

Brèves

fr Retrouvez l’intégralité de votre magazine et plus d’informations surwww.pourlascience.fr

pls_390_p000000_livres.xp_mnc0803b 9/03/10 15:13 Page 104

Page 107: Pour La Science 390

dunod2.xp 4/03/10 18:03 Page 1

Page 108: Pour La Science 390

research_system.xp 4/03/10 18:05 Page 1