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Politiques publiques Les acteurs des politiques publiques Introduction : La remise en cause dans tous les secteurs des sciences sociales des approches structuralistes et le « retour de l’acteur » invitent à penser le rôle des sujets dans l’action publique. Désormais cette dernière n’est plus saisie à travers des cadres macroscopiques comme dans les approches fonctionnalistes et systémiques (organisations, systèmes sociaux, structures bureaucratiques, rapports de classe, etc.) mais selon des interactions entre acteurs dont on redécouvre le rôle propre, les marges de manœuvre et même un certain degré de liberté. Par « acteur des politiques publiques », il faut entendre celui qui agit stratégiquement dans l’action publique, à titre individuel ou collectif, et qui a des résultats concernant la politique publique édictée. S’interroger en sociologue sur les acteurs des politiques publiques, c’est : - repérer les institutions ou les groupes sociaux habilités à participer à l’action publique et donc le type de ressources (organisationnelles, statutaires, financières, symboliques, etc.) nécessaires pour décider ou mettre en œuvre des politiques publiques sectorielles ; bref, voir comment et en fonction de quoi sont sélectionnés ces groupes dans l’action publique ; - hiérarchiser ces mêmes groupes du point de vue de leur importance dans les différents processus de définition de la politique publique ; - voir comment certaines institutions participent de façon homogène à l’action publique, c’est-à-dire par l’entremise de porte-parole qui taisent (ou tentent de taire) les dissensions internes à ces institutions ; - voir les relations qui unissent les différents groupes engagés dans une même politique publique (coopération, indifférence ou conflit) ; voir également les éventuelles relations entre acteurs inscrits dans différents secteurs d’action publique. On verra ainsi qu’à une 1 ère délimitation restreinte des acteurs conviés à l’action publique (vision étatiste), s’oppose de plus en plus une inflation de ceux-ci en raison des

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Politiques publiquesLes acteurs des politiques publiques

Introduction :La remise en cause dans tous les secteurs des sciences sociales des approches structuralistes et le « retour de l’acteur » invitent à penser le rôle des sujets dans l’action publique. Désormais cette dernière n’est plus saisie à travers des cadres macroscopiques comme dans les approches fonctionnalistes et systémiques (organisations, systèmes sociaux, structures bureaucratiques, rapports de classe, etc.) mais selon des interactions entre acteurs dont on redécouvre le rôle propre, les marges de manœuvre et même un certain degré de liberté.

Par « acteur des politiques publiques », il faut entendre celui qui agit stratégiquement dans l’action publique, à titre individuel ou collectif, et qui a des résultats concernant la politique publique édictée.

S’interroger en sociologue sur les acteurs des politiques publiques, c’est :- repérer les institutions ou les groupes sociaux habilités à participer à l’action publique et

donc le type de ressources (organisationnelles, statutaires, financières, symboliques, etc.) nécessaires pour décider ou mettre en œuvre des politiques publiques sectorielles ; bref, voir comment et en fonction de quoi sont sélectionnés ces groupes dans l’action publique ;

- hiérarchiser ces mêmes groupes du point de vue de leur importance dans les différents processus de définition de la politique publique ;

- voir comment certaines institutions participent de façon homogène à l’action publique, c’est-à-dire par l’entremise de porte-parole qui taisent (ou tentent de taire) les dissensions internes à ces institutions ;

- voir les relations qui unissent les différents groupes engagés dans une même politique publique (coopération, indifférence ou conflit) ; voir également les éventuelles relations entre acteurs inscrits dans différents secteurs d’action publique.

On verra ainsi qu’à une 1ère délimitation restreinte des acteurs conviés à l’action publique (vision étatiste), s’oppose de plus en plus une inflation de ceux-ci en raison des transformations des modes de gouvernement (problématique de la « gouvernance »).

Ce panorama nous servira ensuite à préparer l’analyse du processus de fabrique des politiques publiques qui sera abordé à la séance suivante.

I. – Les configurations d’acteurs des politiques publiques :Distinguer entre acteurs « publics » et « privés » des politiques publiques (comme on le fera au II et au III) renvoie à une distinction historiquement constituée entre la « société » et « l’Etat », laquelle sert en grande partie à légitimer le rôle central du second et sa prétention à réguler la première. On retrouve donc là la critique de P. Bourdieu sur le fait que lorsqu’on tente de penser l’Etat, c’est en fait à partir des catégories par lesquelles il nous pense.

Pour éviter cela, les chercheurs ont établi des outils théoriques permettant de saisir les relations entre ces types d’acteurs et donc de déconstruire la naturalité de certaines positions (« dans l’Etat », « en dehors de l’Etat », etc.). Il ne s’agit pas seulement de catégoriser les acteurs les uns après les autres, de repérer leurs ressources et leurs stratégies individuelles mais de voir avant tout quels types de relation les unissent. Ce programme renvoie à une des dimensions les plus fondamentales du savoir sociologique : « le réel est relationnel » (P. Bourdieu). Ainsi, un acteur de politique publique est inséré dans un ensemble social plus vaste qui modèle grandement son action.

Parmi un ensemble important de cadres théoriques adaptés à cette idée1, on peut prendre le terme de « configuration ». Il renvoie ici au concept forgé par Norbert Elias, comme formes spécifiques d’interdépendance qui relient les individus entre eux et qui forment une structure stable : une configuration désigne un ensemble variable d’individus ou d’institutions interagissant directement ou indirectement selon un équilibre des tensions plus ou moins stabilisé et qui a des effets à la fois sur les comportements comme sur les pensées des individus. L’idée sous-jacente est que le point de vue atomistique d’un agent (le joueur) importe moins que, ou du moins est indissociable du tissu mouvant des relations mutuelles qui le lient à d’autres et qui suscitent des dynamiques d’intégration ou de désintégration (le jeu). Et ce qui différencie une configuration d’une autre réside dans la longueur et la structure de ces chaînes de relations mutuelles2.

Cette approche permet ainsi de souligner l’aspect interactionniste ou relationnel de l’action publique : les acteurs engagés dans une politique publique sont avant tout interdépendants entre eux.

Les mutations contemporaines de l’action publique renforcent cette dimension multipolaire. Selon J-C Gaudin (référence 51), la contractualisation croissante des politiques publiques s’accompagne du développement de formes polycentriques de coopération et de concurrence qui lient fortement les contractants entre eux. Cela permet également d’appréhender la complexité des politiques publiques et donc donne un critère de changement : à travers l’instabilité de ces configurations d’acteurs en fonction des politiques considérées ou, pour la même politique, en fonction de son évolution, on voit donc une des principales transformations de l’action publique, au même titre que sa territorialisation croissante (section 6). On va donc recenser ici les différentes façons de théoriser ces configurations d’acteurs de l’action publique et d’interactions décisionnelles.

A. Les configurations sectorielles : le néocorporatisme

Il convient d’aborder en premier lieu le paradigme néo-corporatiste qui a été très prégnant dans l’analyse des politiques publiques, à l’initiative de Philipp C Schmitter, et qui s’oppose aux théories pluralistes des groupes d’intérêts (selon lesquelles la « polyarchie » serait le standard : les groupes d’intérêts sont « à plusieurs » dans l’action publique et se compensent mutuellement, en fonction des conjonctures politiques et des secteurs).

Avec le néo-corporatisme, il s’agit d’un mode de prise de décision et de définition des politiques publiques qui est contemporain de la mise en place des Etats providence et qui a été depuis généralisé jusqu’à devenir un paradigme de l’action publique. La notion définit donc un type d’articulation entre certains groupes d’intérêts dominants (la plupart organisés autour d’une activité professionnelle bien établie : ici l’intérêt défendu se fonde sur une profession ou une activité économique et cette définition n’est pas problématique) et les acteurs officiels des politiques publiques (gouvernement et administration).

1 Le « champ » chez Bourdieu, le « système d’action organisée » chez Crozier et Friedberg…2 Ainsi de la Société de cour qui permet d’expliquer la position prééminente du monarque absolu, insérée dans un jeu de relations avec d’autres groupes sociaux (les courtisans), placés en situation d’équilibre (aucun d’entre eux ne peut l’emporter, et aucun accord ne peut s’établir entre eux sans l’intervention d’un tiers médiateur). Le roi profite de cet équilibre des tensions en instituant l’étiquette comme moyen de départager les intérêts divergents et de domestiquer une noblesse souvent prompte à la violence (Elias parle ainsi de « curialisation des guerriers » qui les fait devenir des courtisans et les fait contrôler leurs pulsions) - tout comme il est contraint par celui-ci.

Il s’agit plus précisément, selon Philipp C Schmitter d’un « système de représentation des intérêts dans le cadre duquel les acteurs sont organisés en un nombre limité de catégories singulières, obligatoires, non-compétitives, reconnues ou agréées, sinon crées, par l’Etat et auxquelles on a garanti un monopole délibéré de représentation au sein de leurs catégories respectives, en échange de l’observation de certains contrôles sur la sélection des dirigeants et l’articulation des demandes et des intérêts ».

Les réseaux corporatistes sont donc des réseaux d’action publique dominé par un groupe d’intérêt, monopolisant la représentation d’un groupe socioprofessionnel, occupant une place centrale dans la régulation et le processus décisionnel. Des demandes émanant de la société civile peuvent en effet instrumentaliser l’Etat et y inscrire certains enjeux ; la représentation des intérêts sociaux n’est donc pas verrouillée par l’Etat, les instances représentatives ou les partis.

Il y a une forte institutionnalisation de la représentation de ces intérêts sociaux (syndicat patronal, syndicat salarié) à travers l’inscription dans le droit ou dans des processus formalisés des relations entre ces acteurs. Il s’agit d’un mode d’organisation des intérêts sociaux très centralisé avec des processus de type bureaucratique3.- Cela traduit l’impératif de tout groupe d’intérêt : intervenir le plus en amont possible dans

le processus décisionnel et bénéficier des ressources statutaires, financières ou symboliques attachées au fait d’être un partenaire social.

- D’où aussi l’avantage de bénéficier d’un monopole de représentation auprès des instances publiques et ce sur un secteur car cela permet de mettre sur la touche des porte-parole concurrents.

Mais la concentration forte de la représentation des intérêts limite l’ouverture du système. C’est l’Etat qui a un rôle central dans la genèse et la définition des acteurs sociaux.

Il y a donc là un jeu à somme positive pour les deux acteurs du néo-corporatisme :- l’Etat stabilise l’environnement social d’une politique publique (pour avoir un relais

efficace dans un secteur, ainsi qu’une source d’information stabilisée, dont on peut anticiper les réactions)

- un ensemble de porte-parole existe et se voit reconnaître une position dominante.

Les réseaux néo-corporatistes s’opposent ainsi aux réseaux pluralistes sur trois points défendus par la théorie pluraliste : - par l’absence de monopolisation de la représentation ; - par le fait que les groupes d’intérêts privilégient leur fonction de groupe de pression et

non d’implication dans le processus décisionnel ; - et par un nombre plus important d’acteurs présents.

En France, il existe un corporatisme à la française avec trois caractéristiques propres :1) l’importance des groupes traditionnels qui ont un rôle sans commune mesure avec leur

poids économique ou démographique : les agriculteurs, les catégories professionnelles non salariées (professions libérales, commerçants et artisans) ;

2) la fragmentation des groupes d’intérêt (il n’y a pas d’organisation syndicale unique) et l’inexistence d’une scène globale de négociation ;

3) le poids de l’Etat.

Il faut plutôt, au total, parler pour le cas français d’un corporatisme sectoriel où l’échange corporatiste se structure selon les secteurs avec des partenaires dominants (agriculture avec la

3 D’où un des avantages du paradigme corporatiste est d’associer dans un même questionnement la dimension organisationnelle (les modes d’organisation interne d’un groupe d’intérêt) et la dimension externe de l’action publique (le mode d’intervention externe).

FNSEA, enseignement avec le SNES, médical avec la CSMF, Confédération des Syndicats Médicaux de France etc.) et ce, sans interdépendances entre ces secteurs.

Le paradigme corporatiste est aujourd’hui soumis à de nombreuses réévaluations critiques et serait rentré dans une phase de crise (cf. articles de synthèse de Patrick Hassenteufel, références 62 et 63). Plusieurs facteurs sont avancés :- l’existence de tensions internes aux organisations corporatistes, avec la critique de la trop

forte intégration dans l’Etat des groupes d’intérêt dominants ;- la concurrence de nouvelles formes d’organisations en réseaux, plus souples, plus

revendicatives et plus fragmentées selon les enjeux (sans nécessité d’une base socioéconomique ou socioprofessionnelle) ;

- des modalités d’action publique plus ouvertes et différenciées, selon le dogme de la gouvernance.

Pour autant, les avantages de cette théorisation sont substantiels :- avoir mis l’accent sur le rôle de l’Etat dans le processus d’accréditation et d’organisation

des groupes d’intérêts en lice ;- avoir théorisé l’intérêt sous un angle constructiviste (un intérêt n’est pas simplement le

produit naturel de la structure sociale mais c’est un construit opéré par des porte-parole concurrents, arbitrés par l’Etat) ;

- avoir permis de relier dans un même questionnement sociologie de l’action collective et sociologie de l’action publique.

B. Les configurations de sens

Avec le tournant herméneutique général qui secoue les sciences sociales, on redécouvre le primat du sens et du sujet sur la structure sociale. Cela a notamment des incidences sur les manières de conceptualiser les relations d’interaction dans l’action publique. Ici, ce qui relie les acteurs engagés dans une action publique réside dans le sens de celle-ci, dans sa dimension cognitive. Les acteurs engagent des relations (de conflit, de partenariat) autour d’un travail collectif et concurrentiel d’assignation à une programme d’action d’une finalité, d’une philosophie (par des opérations de monté en généralité ou par le confinement dans le registre technique) et même d’une grammaire (par le choix des mots)…

La question de la place des acteurs dans les processus de définition du sens des politiques publiques constitue ainsi le débat essentiel entre les différents auteurs qui s’interrogent sur la dimension cognitive de l’action publique. Il y a ainsi plusieurs offres théoriques proposées par les chercheurs.

a) Les médiateurs

Il s’agit de rappeler ici que le travail cognitif à l’œuvre dans l’action publique ne tombe pas du ciel mais provient d’un processus de construction sociale collective qui emprunte plusieurs moments (une formulation première par des acteurs spécialisés : fonctionnaires, intellectuels, universitaires, cabinets de conseil, etc. ; puis des discussions élargies et réitérées, par des allers et retours avec d’autres publics). Dans ces processus, le médiateur est celui qui porte un référentiel, c’est-à-dire une certaine conception de l’action de l’Etat dans un secteur

(référentiel sectoriel) ou dans sa globalité (référentiel global). Il n’y a donc pas de référentiel sans l’action de médiateurs correspondants.

Les médiateurs sectoriels sont néanmoins plus nombreux. D’ailleurs, le médiateur est souvent organisé sur une base socioprofessionnelle, c’est-à-dire selon la logique principale d’un secteur. A travers le travail déployé par un médiateur, on peut lire des questions d’intérêts et d’identité d’un groupe socioprofessionnel. Cette idée de monopole professionnel détenu par un groupe de médiateurs renvoie ici au paradigme néo-corporatiste (infra).

Au-delà de ces professions (agriculteurs, enseignants, militaires, etc.), certains grands corps d’Etat sont des médiateurs particulièrement efficaces pour certaines politiques sectorielles au sens où ils y infusent leurs modes de représentation, leur conception de l’excellence administrative et leurs savoirs spécialisés et ce, pour y renforcer des positions dominantes ou en acquérir de nouvelles : citons les ingénieurs des Ponts et Chaussées pour la politique d’équipement, les ingénieurs des Télécommunication pour la politique de télécommunication, les ingénieurs des Mines pour la politique d’environnement…

b) Les transcodeurs

La notion de transcodeur part d’une critique du caractère trop volontariste et homogène du modèle du référentiel et des médiateurs. Ici l’activité de production du sens d’une politique publique est beaucoup plus complexe, fragmenté, bricolé, hétérogène. « Les opérateurs auxquels nous nous référons sont beaucoup plus diffus, bien moins structurés et ont des statuts hétérogènes » (Lascoumes, référence 75, p. 23). Là où les médiateurs se rejoignent autour d’un élément identitaire (une profession, l’inscription dans un secteur d’action publique), les transcodeurs sont beaucoup plus hétérogènes (associations, médias, administrations, etc.) et composent des configuration de production de sens beaucoup plus ouvertes.

Le transcodeur, ou traducteur, est celui qui décode et recode des informations pour les faire circuler d’un secteur d’action à un autre et non pas celui qui parvient à imposer son code contre d’autres codes concurrents (comme pour le médiateur). Il agit en effet dans les controverses et les arènes de décision en facilitant le transfert des raisonnements et des argumentations entre les différents mondes d’action impliqués dans les configurations de politiques publiques.

c) Les « coalitions de cause » et les « communautés épistémiques »

Afin de saisir l’action publique, Paul Sabatier propose d’étudier avant tout les coalitions de cause (advocacy coalitions) et non pas des organisations formelles ou des acteurs libres. On peut apporter à ce terme d’advocacy coalition cette traduction approximative : « groupes d’argumentation ou de causes ». Un tel concept signifie que « des acteurs peuvent être agrégés dans un nombre (généralement compris entre un et quatre) de coalitions de cause, chacune étant composée d’acteurs issus d’organisations variées, gouvernementales ou privées, qui (a) partagent un ensemble de croyances normatives et causales et (b) s’engagent dans un degré sophistiqué de coordination de leur action à travers le temps ».

Avec les communautés épistémiques, il s’agit d’une notion très proche définie par Peter Hall comme un ensemble d’acteurs en interaction étroite partageant des valeurs, des principes d’actions et les façons de faire qui en découlent (des épistémés).

Avec ces deux concepts, deux éléments ressortent particulièrement.

- Il convient de noter d’abord l’importance accordée au travail d’argumentation et de production de croyances légitimes qui orientent l’action et l’accent donné aux experts et aux divers spécialistes (chercheurs, techniciens, sociologues, journalistes, professionnels de la communication, etc.) qui interviennent dans le processus décisionnel.

- Mais l’organisation concrète de ce travail intellectuel est tout aussi importante : celui-ci s’institutionnalise dans certains lieux (forums, think tanks, fondations, etc.), se stabilise dans le temps, ce qui lui permet de gagner en crédibilité et en importance.

Par exemple, Pierre Mathiot repère des tentatives de reformulation des politiques de l’emploi menées par une coalition de cause née en 1990 (« Démocratie et emploi ») qui regroupe des chefs d’entreprise, des fonctionnaires issus du Commissariat général au plan et proches de la CFDT, des syndicalistes et des experts. Ces acteurs aux statuts multiples se rassemblent autour d’une approche critique des solutions néo-libérales.

C. Les configurations trans-sectorielles et territoriales :

Certaines offres théoriques apparaissent particulièrement adaptées aux processus de dé-sectorialisation et de re-territorialisation (cf. section 6) qui affectent l’action publique. Ici, l’accent est davantage placé sur les acteurs présents dans ces configurations (en étudiant leurs ressources, leurs stratégie…) que sur le travail collectif et concurrentiel de production du sens de l’action.

a) Les policy networks

Par réseau, il faut entendre de façon générale un mouvement faiblement institutionnalisé, composé d’individus ou de groupes dans une association libre établie en vue d’un but commun mais dont les termes et les normes ne sont pas stabilisés.

Le réseau se définit en grande partie par son opposition à la notion d’appareil ou d’institution : cette dernière se caractérise par un degré de formalisme supérieur, une organisation hiérarchique, des relations souvent impersonnelles car statutaires ou la spécialisation des rôles. A des fins de mise en ordre de la variété dans son environnement externe, l’appareil contraint notamment la transmission des ressources en des structures faiblement connexes, là où le réseau, à des fins de mise en commun de la variété dans l’environnement interne, propage la transmission des ressources en des structures fortement connexes.

L’importance fonctionnelle d’un réseau découle paradoxalement de la lâcheté des liens qu’il institue entre ses membres et de sa plasticité fonctionnelle (il peut être de collaboration, de soutien, de conseil, de contrôle ou d’influence). Cette «force des liens faibles» (par exemple, les relations de voisinage opposées aux liens de parenté) lui permet notamment de s’adapter à un environnement mouvant et démultiplie les marges d’autonomie et de liberté de l’individu. Le schème classique centre/périphérie semble donc inopérant ou du moins secondaire concernant les réseaux, invitant plutôt à une distinction entre leur environnement extérieur et eux.

Plus spécifiquement, nous entendrons donc par « réseau de politiques publiques » (policy networks) une forme d’organisation et de coordination de l’action publique caractérisée par un faible degré de formalisation et de coordination ; par l’absence d’une stricte division du travail ou des frontières et hiérarchies au sein du groupe ; par le partage de valeurs et de principes ; et par la plurifonctionnalité des individus du groupe ou des liens qui existent entre eux. Il y a plusieurs autres façons de définir ces réseaux de politiques publiques (cf. références 16 et 87). Une d’entre elles, particulièrement importante, réside dans la dépendance des différents acteurs aux ressources fournies par le réseau.

Les réseaux de politiques publiques nous invitent ainsi à souligner quelques caractéristiques récentes des politiques publiques, notamment autour de l’idée de dilution du pouvoir, de fragmentation de l’action publique (qui n’est plus saisie selon une logique sectorielle mais sur une base réticulaire) et de réévaluation à la baisse de la centralité des pouvoirs publics dans la définition des politiques publiques (puisque leur rôle décisionnel est démonétisé). L’idée générique réside dans le fait qu’une politique publique est le produit d’interactions entre plusieurs acteurs collectifs organisés à travers des liens d’échanges moins institutionnalisés que dans les organisations classiques. Il en découle plusieurs idées sous-tendues par le concept.

- Une idée d’ouverture relative : l’horizontalité croissante de l’action publique et sa dimension de plus en plus partenariale font que ses différents acteurs sont de plus en plus placés sur un (presque) pied d’égalité. Pour autant, les logiques de conflits et de domination perdurent : la problématique du réseau s’inscrit ainsi parfaitement dans une perspective wéberienne d’étude du pouvoir politique et des stratégies les plus aptes à influencer celui-ci. Le réseau fait en effet l’objet, de la part de nombreux acteurs, d’une utilisation politique par captation des ressources qui y circulent. Des exemples précis illustrent bien les possibilités de détournement/réutilisation/ré-allocation de ressources dans des stratégies plus ou moins individuelles de conservation/d’influence du pouvoir. Un des enjeux principaux d’une approche sociologique des réseaux réside donc dans le repérage des ressources premières qui y circulent, leur accès et leur légitimité sur les autres membres.

- Une idée de flou : l’instabilité et la ponctualité des alliances, la temporalité à très court terme, souvent dans l’urgence, le caractère informel de certaines activités contractuelles des protagonistes, sans hiérarchie organisationnelle, de même que l’importance des relations interpersonnelles rendent les réseaux particulièrement labiles.

- Une idée de décomposition de la notion même de secteur : l’hybridation des cibles et des dispositifs de l’action publique et le fait que les réseaux se constituent sur un projet thématique et ponctuel souvent expérimental et se voulant innovant (issue network) et qui peut être à la croisée de plusieurs ministères mènent à une dé-sectorialisation (les logiques de secteur ne permettent plus de réduire l’incertitude des acteurs et de définir leurs calculs stratégiques).

- Une idée d’organisation territoriale : les réseaux de politiques publiques permettent de révéler la re-territorialisation croissante des politiques publiques puisqu’ils sont de plus en plus organisés selon différents niveaux territoriaux de mise en œuvre des politiques publiques (échelons municipaux, intercommunaux, départementaux, régionaux, nationaux et communautaires).

Cependant, il faut acter l’imprécision sémantique du concept et son application à une pluralité de situations empirique. La question est alors de se demander s’il s’agit davantage d’une métaphore que d’un concept.

b) Les configurations trans-sectorielles : les intermédiaires ou les entrepreneurs de médiation

La complexification des politiques publiques (en termes d’enjeux, d’acteurs accrédités, de niveaux de mise en oeuvre) se lit à travers la porosité croissante de la frontière entre sphère publique et sphère privée, entre acteurs locaux/nationaux/supranationaux, etc. Trois facteurs ont accéléré ces formes de dilution des frontières sectorielles ou institutionnelles de l’action publique :1. le rôle spécifique des constructions fédérales et des formes de subsidiarité,2. le faible degré de dualisme entre public et privé,3. et la remise en cause d’une culture centrale de l’Etat et de l’administration.

Tout cela modifie les conditions générales de l’échange politique d’où un travail de plus en plus important de recherche du compromis entre parties distinctes pour fonder la contractualisation de l’action publique.

→ Cela accroît la rentabilité de l’intervention des « intermédiaires » qui participent aux arbitrages, font passer les idées d’une sphère à l’autre, jouent un rôle de passeur entre différents groupes ou différentes institutions et ainsi fabriquent des compromis. Il s’agit d’acteurs généralistes qui opèrent un travail de courtage (Gaudin parle d’« entrepreneurs de médiation », référence 51, Andy Smith et Olivier Nay parlent de « courtiers » et de « généralistes », référence 116) et qui s’avèrent proches des transcodeurs, à la différence qu’ils se spécialisent sur cette fonction.

Cette aptitude à intervenir dans différentes arènes dont les règles, les procédures, les savoirs et les représentations divergent afin de les retraduire selon des canons standard rend nécessaire la maîtrise (même imparfaite) d’une pluralité de rôles et de connaissances. C’est ce qui fonde la double dimension de l’intermédiation : - un travail cognitif de généraliste (construire du sens commun entre des milieux

institutionnels ne recourant pas à la même grammaire d’action publique) ; - et un travail stratégique de courtage qui consiste à rechercher des solutions acceptables par

les deux parties.

Ces acteurs transversaux sont divers mais jouent tous un rôle important dans la fabrique de compromis entre institutions différentes. On peut les repérer à travers plusieurs statuts :

- Certains mandats ou rôles prédisposent à ce rôle : citons les Commissaires européens, les Députés européens, les fonctionnaires du SGCI (Secrétariat général du comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne) qui doivent jongler entre les intérêts de différents ministères sectoriels, les Préfets et les sous-préfets (qui occupent depuis la loi du 6 février 1992 une position d’animation et de coordination dans la mise en œuvre des grands programmes contractualisés comme les Contrats de plan Etat/région ou les programmes européens) ou bien les hauts fonctionnaires et les énarques (Eymeri, références 40 à 42).

- Il y a même une professionnalisation de cette position d’intermédiation dans les politiques de la ville : Chefs de projet, sous-préfets à la ville, délégués de quartier, agents de développement social, etc. Ces intermédiaires fondent ici leur existence sociale sur ce travail de relais entre groupes différents ; d’après Gaudin (référence 51), ils sont souvent intéressés professionnellement et socialement à l’émergence de ce nouveau rôle : « les nouveaux porteurs de projets et de négociation sont peut-être les héros fragiles de l’innovation , mais ils sont également attachés à enrichir la portée de leur travail ; ils souhaitent exister ou survivre professionnellement et élargir leur sphère d’influence sociale ».

- Ces lieux de fabrique du compromis entre différentes institutions peuvent être également établis par le droit : les Comités interministériels, les structures intercommunales, les comités de programmation des fonds européens, les dispositifs d’urgence comme le Plan Polmar en France, tous ces dispositifs donnent une place stratégique aux fonctions de coordination et d’intermédiation (qui peuvent être d’ailleurs successivement revêtues par des acteurs différents).

- De même, ces sites favorables aux logiques d’intermédiation peuvent prendre des formes beaucoup plus lâches et temporaires (on se rapproche alors de la coalition de cause). Les statuts formels des acteurs ne créent pas systématiquement des rôles d’intermédiaires : souvent, ce sont des prises de rôles individuelles et en fonction de certains contextes particuliers qui y poussent (ainsi des élus pour lequel le cumul des mandats - un représentant est mandataire de plusieurs institutions - favorise également ce rôle de médiateur comme on le verra à la section 4 avec l’exemple de Daniel Percheron) ; de même, il convient de souligner l’importance des relations interpersonnelles et informelles dans ces lieux de compromis.

Enfin, il ne faut pas trop croire à la rationalité et au caractère pacifié de ces processus de médiation : les luttes d’institution et les conflits de qualification restent vivaces ; parfois, le médiateur est pris dans un conflit d’allégeance entre deux institutions.

II. - Les acteurs « publics » :

On entend globalement ici les « agents de l’Etat » : gouvernants, élus, fonctionnaires de services centraux ou déconcentrés, fonctionnaires des collectivités locales.

On verra, par l’analyse de ces acteurs publics, que le supposé « retrait de l’Etat » n’est pas avéré car ceux-ci restent dominants dans les différentes configurations d’action publique : ils restent en effet maîtres des règles du jeu et des processus de sélection/expulsion des autres joueurs et ce, pour plusieurs raisons : - ils bénéficient de la légitimité de l’intérêt général dont l’Etat serait le seul détenteur et

exécutant (contrairement aux autres acteurs porteurs d’intérêts particuliers, mercantiles ou localistes comme les élus locaux, les associations ou les entreprises) ;

- ils s’appuient sur un appareil administratif très important, notamment pour la production d’une expertise globale et non pas seulement sectorielle née d’un savoir accumulé par les diverses administrations (INSEE, INSERM, CNRS, INRA, etc.). Ce savoir transversal tranche avec celui des autres groupes sociaux qui sont la plupart du temps détenteurs d’un savoir très technique et spécialisé, relatif à un seul enjeu.

- Mais surtout les acteurs publics maîtrisent l’environnement des politiques publiques : l’Etat définit les processus par lesquels les politiques publiques sont appliquées (objectifs, calendrier, règles administratives ou législatives, sélection des acteurs accrédités…) ; il a une bonne connaissance des porte-paroles des autres groupes sociaux et donc la capacité à anticiper leur réaction.

Pierre Muller décrit ainsi les acteurs des politiques publiques en cercles concentriques. Le premier d’entre eux est composé du Président, de son cabinet, du Premier Ministre et du Ministre des Finances et c’est là que sont arbitrés les exigences de la compétition électorale et celles de la régulation publique. Le second cercle comprend les administrations sectorielles, centrales et déconcentrées qui traduisent sur leur secteur les exigences formulées plus haut. Puis viennent seulement dans un 3ème cercle les acteurs extérieurs à l’Etat (groupes d’intérêts,

associations, etc.). Enfin, les organes politiques (Parlement, élus) et juridictionnels composent un dernier cercle.

Par ailleurs, les acteurs publics constituent même les seuls acteurs de certaines politiques : et c’est notamment pour les politiques structurantes ou dans certains contextes historiques particuliers, comme pour le référentiel modernisateur que leur poids est le plus fort.

A. L’Etat comme équilibre institutionnel : l’exemple de l’administration

La sociologie politique classique (depuis Weber et Elias) considère l’Etat comme un phénomène socio-historique : il a su se constituer en une entreprise de domination et comme une institution séparée du reste de la société. Il s’agit donc d’une sphère sociale particulièrement distincte des autres, avec une spécialisation de ses activités, un espace de règles spécifiques et une communauté de biens et d’intérêts : c’est la question de la bureaucratie sur laquelle l’Etat moderne a fondé sa place.

En France, l’administration est un secteur important avec près de 5,2 millions d’agents. Les fonctionnaires civils de l’Etat sont 2,5 millions (dont plus d’un million d’enseignants), la fonction publique territoriale pèse 1,9 millions d’agents et la fonction publique hospitalière compte 800.000 salariés. Enfin, la « noblesse d’Etat », c’est-à-dire les hauts fonctionnaires, est estimée à environ 4000/5000 personnes.

D’un point de vue générique, l’appareil administratif assure la préparation et l’exécution des décisions prises par le gouvernement (article 20 de la Constitution française). Mais dans la Ve, elle n’a pas qu’un rôle passif et neutre d’instrument de mise en forme technique d’une décision politique : comme l’a montré J.-M. Eymeri au sujet des hauts fonctionnaires (référence 40), ces derniers participent de fait à l’exercice du pouvoir politique dans sa dimension idéologique et partisane, en bornant notamment le pensable et le faisable des décisions politiques ministérielles. Les périmètres respectifs entre sphère « politique » et sphère « administrative » sont en fait très mouvants et le curseur dépend des enjeux et des configurations administratives. De même, il y a des interactions constantes entre les deux pôles pour décider ce qui est « administratif » et technique de ce qui est « politique » et sensible.

On abordera ici l’administration sous son rapport à la modernisation. Cette entrée nous permettra de la saisir à la fois de façon unitaire et unifiante (l’administration en tant qu’acteur homogène, doté d’une volonté propre) mais surtout de façon éclatée et centrifuge (l’administration comme agrégat plus ou moins stable de segments distincts, voire en position de concurrence).

Prise comme une entité globale, l’administration compose un des acteurs essentiels de la modernisation socioéconomique de la France dont elle prétend être le fer de lance depuis les années 1960. Depuis les années 1970-1980 pourtant, elle se voit fortement concurrencée dans cette tâche, voire même remise en cause sur son efficacité. Sous la Ve, l’Administration entretient donc un double rapport à la modernisation : tantôt elle la promeut (a) ; tantôt elle la subit (b) ; et ses tentatives d’adaptation à cette donne révèlent une certaine inconsistance interne (c).

a) L’instrument de la modernisation :

La conception gaullienne du rôle de l’Etat présente une double caractéristique : descendant et volontariste. Une administration forte est donc nécessaire pour l’Etat fort et l’intégration de la nation qu’il entend bâtir (d’où notamment la création de l’ENA qui vise à rationaliser l’activité étatique et à socialiser les élites dirigeantes aux réalités socioéconomiques ; cf. Mangenot, in Dubois, Dulong, référence 29). C’est notamment, lors de la période des ordonnances, à travers la création de la figure politique du « technocrate » que se lit cette ambition de revalorisation du site exécutif du pouvoir (cf. Gaïti, in Dubois, Dulong, référence 29 et Dulong, référence 32).

L’administration encadre et régule les demandes sociales diverses. Son action repose sur des croyances et des idées particulières (des référentiels, c'est-à-dire la dimension cognitive et intellectuelle qui sert à en définir les normes d'action). Or comme on l’a vu à la section 2, la France des « Trente glorieuses » se caractérise par un référentiel volontariste selon lequel l’Etat peut transformer le social, gérer son territoire et l’optimiser (DATAR), en planifier l’activité économique (Commissariat général au plan) et en induire les avancées technologiques (Airbus, TGV, Minitel, etc.). Ce schéma de primauté de l’Etat se caractérise également par le développement d’un néo-corporatisme sectoriel par lequel l’Etat choisit des partenaires privilégiés selon les domaines (l’exemple archétypal : la FNSEA pour l’agriculture) et traite directement et quasi-exclusivement avec eux.

Autre action de l’administration sur le social, la première fournit à la société civile et à la société politique la majorité de ses élites (notamment par le système du pantouflage). D’où le mythe parfois exagéré d’une toute-puissance de l’administration sur tous les postes de pouvoir à travers ses réseaux occultes et tentaculaires.

b) L’administration critiquée au nom de la modernisation :

Avec les décennies 1970-1980, la fonction publique entre en crise, jugée coûteuse et inefficace. Le pouvoir local issu des lois de décentralisation lui conteste par le bas de nombreuses compétences. L’Europe la dépossède par le haut, lui imposant une norme de marché pour calibrer ses politiques et l’administration française peut parfois apparaître comme un « service extérieur » de la Communauté.

Cette nouvelle donne tend à alimenter le cliché sur le poids et l’inefficacité de la technocratie française, suscitant une crise morale de l’Etat particulièrement vivace. Cette critique de l’Etat au nom de la modernisation est triple :

- Une critique financière : l’Etat coûte trop cher ; la qualité doit primer sur la quantité : il faut faire aussi bien sinon mieux avec moins et ce, en optimisant la gestion.

- Une critique du droit administratif : plus rien ne peut justifier le particularisme et le caractère dérogatoire des règles juridiques applicables à l’Etat et qui lui étaient spécifiques (et particulièrement favorables) ; cette remise en cause des privilèges administratifs a aussi des raisons fonctionnelles : le droit administratif est en effet perçu comme un carcan, comme un obstacle à l’action ; d’autant plus que la fin de l’Etat producteur a fortement restreint le champ d’application du droit administratif et n’a pas su contrecarrer l’élargissement du champ d’application du droit privé ; et cela renvoie plus généralement aux mutations du champ juridique pour lequel la primauté du droit privé comme branche légitime du droit auquel doivent être soumises les autres branches du droit est croissante.

- Une critique de l’organisation pyramidale et la définition d’une nouvelle méthode basée sur la proximité et la responsabilisation des agents publics : face aux blocages verticaux, une séparation est organisée entre le centre qui doit piloter, réglementer, évaluer et les

services extérieurs qui doivent appliquer les politiques de manière autonome dans le cadre d’objectifs clairement définis et que l’on dote de critères d’évaluation.

c) L’administration déconstruite par les politiques de modernisation

Quoiqu’il en soit, l’Etat est désormais sommé de se moderniser tant cette crise de confiance a aboutit à une réflexion stratégique sur son avenir, sur la mise en place d’instances de réflexion4 et sur des propositions de politiques de réforme. Celles-ci sont particulièrement intéressantes à étudier d’un point de vue sociologique au sens où elles permettent de déconstruire l’agrégat instable qu’est « l’Etat », comme l’a montré Ph. Bezès (références 5 et 6)5. En effet, ces politiques revêtent plusieurs caractéristiques importantes qui permettent de révéler l’émiettement de l’Etat :- Leur caractère cognitif : les politiques de réforme traduisent des idéaux, des visions du

monde, des représentations sociales de l’excellence administrative.- La transversalité des programmes de réforme : il s’agit d’agir par et sur des règles qui

s’appliquent à toutes les administrations (ministères, services, bureaux) et à tous les personnels.

- Leur caractère inter-institutionnel : il s’agit de coordonner, rationaliser, intégrer différents segments de l’administration

- Leur caractère négocié : la « mise en forme » des réformes de l’administration procède d’interactions et d’échanges inter-institutionnels entre différentes parties de la machinerie étatique qui cherchent à en imposer une conception commune quant à son fonctionnement et aux règles applicables à chacun de ses segments.

- Cela permet enfin de souligner la dimension parfois conflictuelle de ces échanges, à travers des intérêts divergents ou des habitudes propres à chaque segment de l’administration : les politiques de réforme se jouent par la modification de la distribution des ressources du pouvoir dans l’organisation, comme un jeu redistributif qui enlève à certains pour donner à d’autres.

Au delà de son rôle global, il faut donc ouvrir la « boite noire » que constitue l’Etat. Là intervient la nouveauté des politiques publiques : considérer l’Etat comme une institution ouverte, complexe, protéiforme, fragmentée en de multiples lieux et réseaux où se joue en permanence l’intégration des intérêts sociaux. Car l’ « Etat » n’est pas une entité homogène et stable. Si on le déconstruit sociologiquement, on est obligé d’acter son émiettement interne : éclatement des ministères, des services administratifs, des groupes en interdépendance (conflictuelle ou coopérative) mais enchâssés dans leur histoire propre et leurs logiques internes de fonctionnement. Il y a donc un écart notable entre l’Etat ou l’administration comme entité abstraite et homogène et les micro-pratiques, sectorielles et locales, qui le font exister.

Concernant les politiques de réforme de l’Etat en France, on peut dresser trois constatations :

Première constatation : le caractère récurrent de la question de la réforme est avéré, dont témoigne le nombre d’administrations spécialisées et de projets de réforme de l’Etat : Mission permanente à la Réforme administrative (1963), politique dite « Renouveau du service public » (RSP) de 1988 à 1991 menée par le cabinet du Premier ministre (M. Rocard), commissariat à la réforme de l’Etat (1995), direction interministérielle à la réforme de l’Etat (1998)…

4 Mission permanente à la Réforme administrative (1963), commissariat à la réforme de l’Etat (1995), direction interministérielle à la réforme de l’Etat (1998)…5 Les politiques de réformes « dans l’Etat et sur l’Etat » sont donc « un lieu privilégié d’observation de l’institution étatique et des échanges qui la traversent » (Bézès, référence 6, p. 112).

Seconde constatation : il faut aussi insister sur l’éclatement des groupes sociaux qui s’investissent dans ces politiques de réforme (et qu’on peut appeler des entrepreneurs en réforme), en fonction de leurs ressources, de leur stratégie ou de leur place dans l’ingénierie administrative.

On peut ainsi distinguer, avec Ph. Bézès (référence 5), cinq configurations d’acteurs :- des acteurs qui occupent des postes politiques (cabinet ministériel), sans pour autant pourvoir

revendiquer une place de centralité administrative et qui bricolent le sens de la réforme et la négocient avec d’autres segments de l’administration6 ;

- des hauts fonctionnaires, issus des Grands Corps (Conseil d’Etat, Inspection générale des finances, Cour des Comptes), ayant une forte légitimité dans l’univers de la haute fonction publique et qui veulent impulser des politiques de réforme ambitieuses (et non plus de second ordre) ;7

- les acteurs politiques et non administratifs, issus d’organisations partisanes8 ;- la Direction du Budget a longtemps freiné les politiques de réforme (en plaidant l’autonomie des

services, puisque ces politiques de réforme vont contre son propre pouvoir d’intervention sur les flux budgétaires en cours d’année) ;

- le ministère de la Fonction publique développe depuis les 1980 une expertise en matière de modernisation de l’administration, notamment à travers son unique Direction (DGAFP : direction générale de l’administration et de la fonction publique) : ce ministère intègre les idées managériales en les retraduisant selon les règles propres à la fonction publique (recrutement, relations avec organisations syndicales, etc.). Il se sert de ces doctrines très plastiques pour renforcer la dimension participative (expérimentation, dialogue social, etc.) et donc favoriser son propre rôle transversal entre ministères sectoriels.

Troisième constatation : on reste néanmoins toujours à la recherche d’un modèle conceptuel, comme en témoigne l’inflation des étiquettes proposées : « Etat-stratège », « Etat-régulateur », « Etat partenarial », « mieux d’Etat », etc. La conjonction de différents rapports (mai 1994 : rapport Picq ; novembre 1994 : rapport Minc ; mars 1997 : rapport du Conseil d’Etat) laisse pourtant entrevoir les traits essentiels du nouveau modèle d’Etat :- la subsidiarité : l’Etat n’intervient qu’en cas de défaillance des mécanismes d’auto-

régulation sociale ; et s’il intervient, c’est en respectant deux principes sous-jacents : la proximité et le partenariat avec des acteurs privés.

- La régulation : l’Etat n’est plus producteur mais régulateur ou pilote afin d’imposer aux acteurs économiques un certain nombre de règles (et non plus se substituer à eux).

- La solidarité : elle succède à la logique assurantielle (stricte égalité des droits et des contributions) et tend à la sélectivité des prestations, au ciblage des actions en fonction de populations précises (exclus, minorités).

Pour autant, ce qui reste probant est l’émergence d’un nouveau modèle de gestion où l’Etat est démythifié, banalisé et réformé (Chevallier, référence 15, p. 64-76). C’est le nouveau management public qui consiste dans un rapprochement, voire l’alignement pur et simple, de

6 Comme exemple, on peut citer ici la politique dite de « Renouveau du service public » (RSP) mise en œuvre par des membres du cabinet du Premier ministre Rocard, souvent des énarques administrateurs civils  qui n’appartiennent à aucun corps et s’avèrent disponibles. Ces entrepreneurs en réforme s’avèrent être déclassés dans la hiérarchie symbolique de la haute administration (ils sont en effet sortis de l’ENA avec un faible classement) donc ils n’ont pas la légitimité pour imposer leur conception à l’ensemble de l’administration. Il en découle un souci de pragmatisme dans les politiques de réforme, de négociation avec chaque segment administratif et d’appui sur les théories du management public visant à l’efficacité pour pallier cette carence en prestige. Cela couvre également des stratégies personnelles de reconversion pour ces acteurs qui visent à se constituer un savoir managérial qui peut être transposable dans le privé comme dans le public.7 Citons ici le rapport Picq (mai 1994) et le rapport Blanc. Pour ces deux projets de réforme et leurs initiateurs, il s’agit de réinvestir et de se réapproprier l’ethos du haut fonctionnaire des Grands Corps (polarisé autour du « sens de l’Etat », du courage, de la défense de l’intérêt général, de la capacité à contrôler l’appareil d’Etat…). De même, il s’agit de plaider le renforcement de l’Etat central et son recentrage sur ses fonctions stratégiques de pilotage et de prévision (donc cela, pour renforcer leur propre rôle).8 Le ministère en charge de la Réforme de l’Etat, de la Décentralisation et de la Citoyenneté sous le premier gouvernement Juppé relève de cette configuration. Il s’agit d’un groupe de militants RPR rassemblé autour de Claude Goasguen, s’appuyant sur un cabinet réduit, sans expertise administrative et qui reprennent les engagements présidentiels de Chirac de réduction de l’Etat (et n’ont donc pas à gérer une soumission au système de carrière dans la Fonction publique).

la gestion publique sur la gestion privée (cf. section 5) et que l’on retrouve dans les politiques de modernisation administrative qui secouent l’Europe, pour favoriser le passage à des administrations modernes car adaptées aux besoins des usagers. Ici, la pression européenne joue : les politiques de Bruxelles conduisent à développer une déréglementation contrôlée des grands services publics en réseaux (transports ferroviaires ou aériens, poste, télécommunication, énergie électrique, etc.).

B. Le Président de la République : acteur de politiques publiques

La Présidence de la République fournit à la fois la clé d’intelligibilité et le centre de gravité des institutions de la Vè - au sens où toutes les stratégies des autres acteurs la prennent en compte9 et que la capacité d’action et de nuisance du titulaire de la fonction présidentielle sont les plus développées dans le jeu politique français.

Cette situation de prééminence renvoie à l’histoire de la Vè, notamment sa période d’installation (Dulong, référence 32). Il convient de souligner, au titre de ce moment constituant, la transformations des hiérarchies politiques induite par la période des ordonnances (Gaïti in Dubois, Dulong, référence 29) : dévaluation des rôles politiques traditionnels (parlementaires, ministres) et promotion d’un nouveau groupe, les « technocrates » qui sont les hauts fonctionnaires détenant de nouvelles ressources (expertise, absence d’étiquette partisane, compétence technicienne, proximité au site exécutif, etc.). De façon plus générale, l’avènement et la consolidation de la Vè République procèdent en grande partie de la mobilisation d’élites « modernisatrices » qui ont réussi à imposer une conception « technocratique » des relations de pouvoir et de la légitimité dans l’espace public (Dulong, référence 33). La construction de la prééminence présidentielle, mise en place en 1958 puis appuyée en 1962, renvoie en fait à cette configuration politique précise, née d’une redéfinition des légitimités politiques et des hiérarchies symboliques entre acteurs (reconversion des compétences économiques en ressource politique, dévalorisation du droit comme mode d’entendement du politique, émergence de nouvelles techniques de l’Etat autour de la planification, dévalorisation de l’institution parlementaire, etc.).

Au-delà, l’exemple du Président de la République (PdR) nous permettra de montrer le poids d’une position individuelle dans la fabrique des politiques publiques.

a) La prééminence constitutionnelle

Le PdR est en effet investi d’un rôle important par le texte constitutionnel. Il est habilité à intervenir sur des domaines fondamentaux (la continuité de l’Etat, l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire, le « feu nucléaire »…) ; il attribue aux autres acteurs leur légitimité formelle par un pouvoir d’onction (nomination des ministres, accréditation des ambassadeurs ou des hauts fonctionnaires…) ; il surveille et contrôle les pratiques d’autres institutions.

Selon la constitution, l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques appartient au gouvernement. Pour autant, le PdR y occupe une place importante, en dépit de cette concurrence gouvernementale mais aussi administrative. Trois domaines principaux circonscrivent ainsi le champ d’intervention du PdR : la politique extérieure et de défense, la politique économique et sociale et la politique des grands travaux.

9 « A la lutte autour des modes de légitimation de l’action publique s’ajoute la lutte autour de la figure présidentielle, dans laquelle les acteurs en concurrence cherchent à construire le rôle présidentiel pour consolider leur propre position dans l’espace public ou invalider celle de leurs adversaires » (Dulong, référence 33, p. 277).

- La politique extérieure et de défense : Le premier domaine est celui pour lequel la primauté présidentielle est la plus affirmée (et confirmée par l’usage qu’en ont fait les différents Présidents) : de nombreux articles de la constitution en définissent le cadre juridique : art. 15 pour la politique de défense, articles 5, 14 et 52 pour la politique extérieure. Ces ressources et d’autres (collaborateurs, rang protocolaire, etc.) donnent ainsi au président les moyens d’une diplomatie directe. Notons que les périodes de cohabitation n’affectent que modérément ce « pré carré » présidentiel.

- La politique économique et sociale : ce deuxième domaine d’intervention du PdR relève du pouvoir d’impulsion du PdR, même si formellement c’est le gouvernement qui en a la charge. Pour autant, en période de cohabitation, le PdR ne conserve plus qu’un pouvoir de veto limité.

- La culture et les grands travaux : ce domaine d’intervention du PdR est essentiellement de nature symbolique, par exemple à travers la notion de « grands travaux » (incluant l’inscription dans la pierre et la topographie parisienne d’une vision du monde mais également les grandes décisions présentées comme archétypales de principes fondamentaux).

b) Réévaluer le « fait du Prince » : l’exemple des Grands Travaux

Plus que dans le texte constitutionnel, c’est dans son interprétation par le titulaire de la fonction présidentielle ainsi que dans les éventuels soutiens qu’il peut trouver parmi certaines élites sociales (politiques, administratives, universitaires, médiatiques, etc.) qu’il faut rechercher la clef d’interprétation de la prééminence présidentielle. Selon J.-L. Quermonne (in Nicolas Wahl, Jean-Louis Quermonne, Dir., La France présidentielle. L’influence du suffrage universel sur la vie politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1995, p. 163-193), cette dimension du rôle présidentiel ne se laisse pas saisir par l’analyse juridique (rien de bien clair dans la constitution de 1958) mais découle des pratiques propres à chaque titulaire et de leur stabilisation de l’un à l’autre. L’efficace du texte constitutionnel ne prend sens et ne se construit en effet que dans des configurations précises, toujours différentes selon les conjonctures et les Présidents (voir à ce sujet le « classique » Bernard Lacroix, Jacques Lagroye, Dir., Le Président de la République. Usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de la FNSP, 1992).

Sous cet aspect, on peut remettre le rôle présidentiel en matière de politiques culturelles à sa juste place et de tempérer les lectures hâtives en terme de « fait du prince » : la place du PdR dans les Grands Travaux relève davantage de l’impulsion que de la décision pure et souveraine ; il crée une dynamique à laquelle s’agrègent (ou pas) d’autres types d’acteurs (mais le PdR est le seul à avoir la légitimité de projets d’envergure ; parfois, cela permet de débloquer des situations enlisées)10.

La genèse du Centre Beaubourg (cf. Laurent Fleury, référence 47) peut en partie s’expliquer par la trajectoire personnelle de G. Pompidou (agrégé de lettres classiques). Il faut néanmoins

10 Le cas des Grands Travaux de François Mitterrand, à titre d’exemple, dont l’étude repose souvent sur une présomption d’omnipotence présidentielle, est un bon exemple (cf. travaux de Th. Hélie). L’objectivation du « plus grand des grands travaux » (la Bibliothèque Nationale de France) à l’aide du concept de configuration permet ainsi d’expliquer les inflexions du projet et, dans le même temps, de contrôler l’usage de notions peu maniables – et souvent chargées d’intérêts propres aux acteurs engagés, de près ou de loin, dans la réalisation des équipements – telles que le « fait du prince » ou le « domaine réservé » ; contre l’image réductrice d’un président-démiurge, totalement maître de ses « grands gestes », une telle approche est plus sensible et fidèle à la complexité des opérations et à la diversité des contraintes qui pèsent sur l’ensemble des acteurs impliqués.

y voir un bouleversement plus vaste dans le champ de la lecture publique et une innovation dans ses caractéristiques (libre accès aux livres, proximité avec le monde du commerce avec les rayonnages, etc.). Ainsi, la genèse de Beaubourg relève davantage de l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité politique que d’un acte souverain du PdR : le projet n’a réussi que parce qu’il a été relayé par d’autres acteurs (comme les nouveaux énarques culturels, souvent des administrateurs civils qui vont à la culture ; comme les directeurs de musée, etc.). Pompidou a ainsi créé un établissement public constructeur (soit une administration de mission, indépendante des autres ministères de gestion, ce qui a permis d’éviter les problèmes de franchissement de compétences ou de budgets sectorialisés) avec un cahier des charges précis ; il détient par ailleurs un pouvoir de nomination du pour mettre qui il veut dans cet établissement public, ce qui lui permettra de sélectionner les agents impliqués.

C. Les collectivités territoriales

Comme on le verra à la section 6, le « local » est d’abord perçu comme un simple relais de l’action de l’Etat, puis il se voit investi de la dignité de lieu politique capable d’un développement autonome et d’une stratégie propre. On observe en effet une dynamique de mobilisations de nouveaux territoires, investis par des acteurs infra-étatiques. Ceux-ci inventent un nouveau référentiel, le « référentiel territorial », conjuguant une affirmation identitaire localisée et une rhétorique de la globalisation, via l’UE

a) Le « pouvoir périphérique » (P. Grémion, référence 60)

Selon la constitution, la Ve République est « une et indivisible » reposant sur le principe de la souveraineté nationale. On serait tenté d’en faire un régime jacobin, dans la lignée de l’histoire politique de la France, d’autant plus que le pouvoir est fortement concentré dans un Etat et un exécutif national fort. Et d’ailleurs, pendant longtemps (jusque dans les années 1970-80), les politiques publiques ont été analysées avant tout sur le modèle centre/périphérie (selon lequel Paris dirige la France). Selon cette approche de type descendante, il s’agissait de voir comment les politiques impulsées d’en haut s’inscrivent au local. Plusieurs éléments étaient ainsi soulignés :- La force de la tutelle des administrations d’Etat (notamment le préfet) sur les élus : cette

tutelle était tant juridique, financière (par le jeu des subventions) qu’intellectuelle ou technique (par le concentration de l’expertise au main des administrations centrales d’Etat).

- L’échelon local est donc réactif plus qu’autonome : il est perçu comme n’ayant que peu de pouvoir de proposition et de participation à l’action publique, d’où la qualification du local comme « périphérique » ainsi que la perception d’un danger de « désert français ».

Pourtant, cette unicité et ce jacobinisme sont en trompe-l’œil. Car quelques travaux de science politique se placent dans une optique plus ascendante (« bottom up ») et mettent en exergue la capacité de résistance ou de ruse des pouvoirs locaux : les notables locaux savent contrôler l’administration locale et imposent leurs propres demandes auprès des représentants locaux de l’Etat11. C’est notamment le binôme préfet/notable qui est mis à jour par P. Grémion 11 Ceci concerne également le processus de décentralisation. Les travaux français ont longtemps été prisonniers d’une vision un peu schématique de la décentralisation, qui aurait été promue et imposée par en haut, occultant ainsi la capacité d’action des acteurs locaux dans les années 1950/1960. Voir à ce sujet Romain Pasquier, « La régionalisation française revisitée : fédéralisme, mouvement régional et élites modernisatrices (1950-1964) », RFSP, vol. 53, n°1, 2003, p. 101-125

(référence 60) à travers notamment les relations interpersonnelles induites par la négociation nécessaire entre ces deux mondes d’action aux légitimités différentes : le préfet a besoin des notables pour maintenir son autorité locale ; et les notables renforcent leur prestige auprès des électeurs en relayant leurs demandes vers l’Etat central. Le rôle de l’élu local est ainsi dominé par la figure du notable construisant sa légitimité et son pouvoir par l’utilisation de réseaux lui permettant de défendre les intérêts de sa collectivité auprès des administrations centrales et déconcentrées. Il assure à la fois la représentation des intérêts locaux et la fonction de médiation entre la société locale et la société globale. Ainsi selon Pierre Grémion : « à la périphérie, l’Etat tombe en miettes ». L’importance des relations entre filières politiques et filières administratives structurant le pouvoir local a par ailleurs été étudié à travers le modèle de la régulation croisée, proposé par Michel Crozier et Jean-Claude Thoenig en 1976. Ce système de régulation, qui a longtemps dominé les recherches sur l’objet local, décrit l’action publique comme étant dominée par les arrangements entre élites locales et services de l’Etat, et le principe d’une administration du territoire verticale.

b) La décentralisation et les nouvelles mobilisations territoriales

La décentralisation de 1982-84 (lois Deferre) puis la réforme constitutionnelle de mars 2003 sur l’acte II de la décentralisation ont amoindrit les asymétries de compétences et de ressources entre l’Etat et les collectivités territoriales :- il y a création de véritables institutions locales, qui ne sont plus de simples conscriptions

administratives et deviennent des « collectivités territoriales » avec un personnel propre, administratif et politique, et le développement d’une capacité d’expertise ; le préfet perd les exécutifs régionaux et départementaux au profit des Présidents de Conseil régional et général ; l’Etat transfère à chaque niveau territorial un ensemble de compétences homogènes et établit un statut de la fonction publique territoriale ; il y a même redistribution à ces niveaux des capacités d’initiative et de montages de projets originellement détenues par l’Etat.

- En parallèle, on note l’essor de la contractualisation de l’action publique, fortement corrélée à la décentralisation (contrats de plan, chartes de développement, etc.) selon J.-C. Gaudin (référence 51). Cette contractualisation entre collectivités territoriales et Etat et même entre collectivités territoriales elles même connaît un 2ème souffle avec des offres récentes de regroupements administratifs (intercommunalité, « pays »…).

Pour autant, la décentralisation ne signifie pas la fin du modèle français d’administration territoriale, marquée par une interrelation forte entre les collectivités locales et les administrations déconcentrées de l’Etat ; elle a seulement modifié l’équilibre entre les deux pôles. Le préfet a ainsi conservé un important pouvoir de médiation locale, même si celle-ci s’effectue a posteriori, en matière de fonds structurels notamment ; il a de même renforcé son pouvoir sur les services extérieurs. Les lois de décentralisation ont ainsi institué des règles nouvelles de collaboration entre les deux échelons, nationaux et locaux : une redéfinition des compétences respectives entre le national et le local ; la substitution de l’autorité politique élue (les exécutifs mayoraux, régionaux et départementaux) aux autorités administratives nommées (le préfet) ; et la suppression des tutelles et l’aménagement de nouvelles instances de contrôle et de régulation (les tribunaux administratifs régionaux, les chambres régionales des comptes).

Les mobilisations territoriales nouvelles se caractérisent par l’invention de nouveaux territoires par et pour l’action publique. Citons les communautés de commune, les « pays », les réseaux de villes et les très nombreuses formules de zonage ou de contractualisation (parcs naturels régionaux, contrats régionaux de développement, programmes européens…). Dans ce

foisonnement territorial, on se concentrera ici sur trois exemples relativement contrastés : les régions, les villes et l’intercommunalité.

Les régions : une mobilisation ambiguë ou inachevée

Depuis 1986, les Régions sont devenues des collectivités territoriales de plein exercice disposant d’une assemblée élue au suffrage universel, de compétences propres (aménagement du territoire, éducation/formation, développement économique). Pour autant (Olivier Nay, référence 119), il faut minimiser quelque peu leur poids dans les formes d’actions publiques territorialisées en raison d’au moins deux types de contraintes, externes et internes.

- Des contraintes relationnelles : les lois de 1982-83 représentent une forme de consécration tardive et hésitante de la Région. Les blocs de compétence constitués et transférés (urbanisme, enseignement, action sociale) ne les concernent que marginalement et les compétences régionales sont exercées essentiellement en partenariat avec l’Etat, notamment les politiques de planification et d’aménagement du territoire menées dans le cadre de Contrats de plan Etat-région (CPER). Or on observe la prédominance de l’Etat dans la négociation de ces contrats de plan (60% des matières sont imposées par l’Etat aux conseils régionaux). De même, la Région subit la concurrence des autres collectivités territoriales ou des autres niveaux d’initiatives et de responsabilité (pays, intercommunalités, etc.).

- Des contraintes propres : la Région ne peut pas appuyer son action sur des ressources importantes. Ainsi des ressources budgétaires : la part des dépenses des Régions n’est que de 10% seulement des dépenses totales des Collectivités territoriales (30% pour les départements, 60% pour les communes). Ainsi des ressources symboliques : les élections régionales se font à travers des modes de scrutin compliqués qui restent maîtrisés par les partis politiques. Ainsi des ressources humaines : la Région n’a pas bénéficié des transferts de personnels de l’Etat comme le département.

Ainsi, au début des années 1990, on a pu dresser un bilan ambiguë de la régionalisation : il y a davantage l’affirmation de la capacité de l’action de l’Etat au niveau régional que l’affirmation de la capacité autonome des Conseils régionaux à construire les politiques structurelles de leur territoire. Les raisons sont nombreuses :- la relative jeunesse de l’institution régionale ;- la faiblesse des relais sociaux ou institutionnels mobilisables : les groupes d’intérêt ou les

autres institutions de développement sont en effet plutôt polarisés sur les villes (zones urbaines) ou sur les conseils généraux (zones rurales) ;

- les Régions sont davantage des institutions politiques où se valorisent des stratégies touchant à d’autres niveaux (locaux, nationaux) et non de véritables espaces de stratégie politique pour eux mêmes ; la force des effets centrifuges, les importants turn over après les 3 mandatures de 6 ans en témoignent (forte rotation du personnel politique régional, faible place du mandat régional dans les stratégies de cumul des mandats).

Dans la deuxième moitié des années 1990, la situation s’améliore cependant pour les Régions qui tendent à devenir des acteurs centraux de la définition et du pilotage à multiples niveaux de certaines politiques publiques. La réforme constitutionnelle de mars 2003 sur l’acte II de la décentralisation va sans doute encore plus renforcer ce primat régional.- Il y a d’abord le développement croissant d’une expertise régionale propre grâce à des

recrutements de fonctionnaires territoriaux dans les rangs de l’Etat pour gérer les politiques structurelles, ainsi que d’une capacité à mener une action autonome expérimentale.

- Les CPER deviennent des instruments primordiaux dans l’action locale de l’Etat en matière d’équipements collectifs et de dépenses d’infrastructures (pratique des « financements croisés »), ce qui donne d’autant plus une place stratégique aux Régions. Celles-ci ont ainsi pu gagner dans la décennie 1990 des compétences nouvelles, d’abord à titre expérimental puis de façon définitive (modernisation et entretien des gares, tarification et horaires des trains, soutien à la recherche universitaire ou aux formations expérimentales, formation professionnelle continue…).

- On observe également un renforcement des capacités financières des Régions grâce aux fonds structurels (mais ce, au prix parfois d’une dépendance accrue à la médiation de l’Etat même si la réforme constitutionnelle de 2003 permet des transferts expérimentaux de la gestion des fonds structurels, à la place des SGAR) et, plus généralement, grâce à l’UE qui, au nom de la subsidiarité, engage de plus en plus des politiques régionales actives (fonds structurels, programmes Inter-reg) lesquelles tendent de plus en plus (notamment lors de la 2ème phase de programmation 1994-1999) à se jouer sur une dimension partenariale qui a pu favoriser localement la Région (cf. section 6).

- De même, la capacité des Régions à avoir une politique autonome dépend de leur aptitude à se faire le héraut (voire à construire) des identités régionales et de nouvelles fiertés collectives et ce, grâce notamment à leur compétence en matière d’action culturelle (financement de festivals, action en faveur des langues régionales, etc.).

Les villes et la « gouvernance urbaine » : une mobilisation réussie

Selon Patrick Le Galès (référence 86), l’action publique contemporaine se caractérise par un retour marqué des villes en Europe. Retour car dans l’histoire de la constitution des Etats nations, les villes ont joué un rôle important, comme l’a montré Max Weber : les villes comme systèmes sociaux complets, lieux de production et d’agrégations d’intérêts spécifiques et dotés d’une capacité d’intégration sociale et identitaire.

Lorsque la contrainte étatique se desserre et qu’il y a un vaste mouvement de redistribution de l’autorité (ce qui est le cas grâce à la globalisation et à l’Europe), une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour les entités infra-nationales qui développent des formes d’autonomie, d’intégration et des capacités stratégiques.

La réalité du système urbain européen actuel réside dans des villes moyennes de plus de 100.000 habitants et non dans les grandes métropoles (cf. Bagnasco et Le Galès, référence 3). Dans ce contexte, l’ouverture de la fenêtre d’opportunité offre de nouvelles ressources pour les élites et les groupes sociaux organisés dans les villes (associations, entreprises, leaders politiques locaux) ; c’est en ce sens qu’il parle de « gouvernance urbaine » : c’est-à-dire l’existence d’élites urbaines politico-administratives (ou même économiques ou associatives) porteuses de stratégies autonomes, notamment quant aux relations internationales (et donc européennes) de leur ville. A travers eux, les villes tendent à devenir un acteur collectif.

Les nombreux autres travaux faisant référence à la gouvernance urbaine (références 71, 125, 165) s’appuient en effet sur le constat « d’une montée en puissance » et de la formation d’un acteur « ville ». Depuis les années 1980, on assiste à l’autonomisation de la ville et à l’émergence d’un pouvoir d’agglomération. A partir d’un renouvellement des élites locales à la fin des années 1970 et du processus de décentralisation, les villes ont acquis une capacité d’initiative et des ressources financières importantes qui font d’elles des acteurs politiques majeurs. Ces évolutions politiques et institutionnelles ont été accompagnées par l’imposition d’un impératif de développement économique qui s’est traduit par un mouvement de privatisation des services publics urbains et la nécessité pour les autorités locales d’associer les acteurs privés dans la formulation et réalisation des programmes publics. Dans ce contexte

les procédures de négociation et les processus d’ajustement entre une multitude d’acteurs apparaît cruciale.

La ville est devenue non seulement un acteur politique important, mais surtout un acteur complexe. « Le gouvernement local ne se contente pas de gérer des services de façon bureaucratique, mais il est devenu plus stratège, moins routinier, plus opportuniste, plus flexible, plus sensible à l’environnement » (Patrick Le Galès). Cette complexité urbaine implique nécessairement une transformation du pouvoir municipal et de nouveaux savoirs-faire des élus locaux. Les autorités locales doivent se montrer réactives à un environnement (social et économique) plus mobile, saisir des opportunités politiques dont elles n’ont plus le monopole (exemple des projet des promoteurs immobiliers) et être en mesure de créer les conditions d’une coordination d’acteurs susceptibles de traduire des problèmes collectifs inscrits à l’agenda municipal en programmes d’action.

Par ailleurs, l’approche en terme de gouvernance urbaine entend interroger la logique de compétition entre les villes comme une contrainte s’imposant désormais au gouvernement des villes. Ce dernier semble moins déterminé par des règles imposées par l’Etat mais davantage par les mécanismes du marché et de l’intégration européenne. Ainsi, tout un discours s’est développé, tant dans les médias que dans les cercles politico-administratifs, sur la nécessité pour la ville et son territoire d’être compétitifs afin d’offrir les conditions susceptibles d’attirer les investisseurs publics et privés.

L’intercommunalité :

La loi relative au statut communal de 1884 est la première forme de reconnaissance institutionnelle du local. Son ancienneté explique la profusion des structures communales. On compte en France 36.000 communes dont certaines sont petites (32.000 communes de moins de 200 habitants, donc sous-dotées en capacité d’action publique : personnel communal, matériel, équipements, etc.). Si le morcellement communal français peut être perçu comme un potentiel démocratique important, il limite l’aménagement rationnel du territoire, est facteur d’une inégalité d’accès aux services et engendre des distorsions économiques et financières entre les communes, contribuant ainsi à entretenir une concurrence entre les municipalités.

En 1992 est votée la loi sur « l’administration territoriale de la République » qui élargi les formes possibles de coopération intercommunales (communautés de communes, communautés d’agglomération). Il en résulte de nouveaux groupements locaux à la suite de négociation et de décisions prises par des acteurs locaux déjà installés dans des institutions existantes, les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI).

Contrairement à la fusion des communes, le choix de coopération intercommunale, fondée sur le respect de l’autonomie des communes, implique la recherche de compromis et la coordination d’acteurs aux intérêts parfois divergents. Cette tension entre l’objectif de rationaliser l’action publique à travers la recherche d’un optimum dimensionnel et la préservation de l’identité communale est constitutive de la dynamique intercommunale. Malgré les contingences locales de la coopération intercommunale, dépendant des contextes culturels, celle-ci est devenue un trait majeur des transformations contemporaines de l’action publique. En modifiant les modalités d’exercice du pouvoir local, l’intercommunalité est une dimension essentielle de la recomposition des territoires et des nouveaux rapports qui se nouent entre le local et le national.

Echelon avant tout technique, il convient également d’analyser l’objet intercommunal selon la problématique de sa possible démocratisation. A ce sujet, Gaëlle Rougerie (référence 158) a très bien montré que les dispositifs intercommunaux n’ouvraient pas réellement des formes de

démocratie locale mais avaient même tendance à renforcer les acteurs dominants et à maximiser les positions notabiliaires : la mise en place de structures intercommunales est décrite comme le prolongement des stratégies politiques des élus qui entendent préserver leur autonomie et contrecarrer l’influence d’autres regroupements. L’intercommunalité est alors considérée comme un coquille vide, se détournant des objectifs du législateur, et essentiellement motivée par la lutte entre les différentes institutions territoriales et par les incitations financières accompagnant les dispositions législatives.

Les résistances suscitées par le projet d’élection au suffrage universel des représentants intercommunaux analysées par Arnaud Rousseau (référence 159) traduisent ces persistances dans les luttes. Car le développement des territoires intercommunaux implique un changement des représentations et valeurs liées au rôle des acteurs locaux et à la notion de territoire. La montée en puissance de ces territoires intermédiaires bousculent nécessairement les conceptions traditionnelles du territoire défini par des frontières administratives, notamment les communes et les grandes villes qui s’opposent fortement à l’élection des délégués intercommunaux au suffrage universel (Association des maires de France (AMF), Association des maires des grandes villes de France (AMGVF), ou Assemblée des communautés de France (ADCF)).

c) Le « système politique local »

Au total, s’il est impropre de parler de gouvernement local, il existe véritablement un « système local » conçu comme un « ensemble d’institutions et d’acteurs territoriaux entretenant entre eux des relations coordonnées pour former un ensemble organisé » (Mabileau, Le système politique local, Paris, Montchrestien, 1994, p. 7), système que la modernisation des années 1960 a accéléré et que les lois de décentralisation de 1982-83 ont institutionnalisé.

Le système local apparaît d’abord assez hétérogène par ses acteurs (les municipalités, les conseils régionaux et départementaux, les SIVOM, les communautés urbaines, les structures associatives, etc.), par les ressources qu’ils peuvent chacun engager (le droit, le patrimonial, le politique…) et par les types multiples d’interactions (collaboration, séparation, conflit) qui se développent entre eux et que ne régulent plus le préfet ou bien qu’ils engagent avec l’Etat central. Cet éclatement concerne également les compétences administratives attribuées à chaque acteur (la commune : l’identité locale et la distribution des services ; le département : la solidarité locale ; la région : l’aménagement du territoire et le développement économique et social).

De même, le système local est fortement polarisé autour de l’Etat central : les relations entre les deux sont ainsi davantage marquées par une interdépendance – voire une osmose – que par la domination du second sur le premier. Cette interpénétration du local et du national procède de deux facteurs :- La composition du personnel politique : les députés et les ministres ont souvent en effet

une base locale forte. Les cursus politiques se forgent d’ailleurs d’abord dans les terroirs puis à Paris.

- Le Sénat permet d’intégrer les collectivités territoriales au cœur même de l’Etat central. Il symbolise la constitutionnalisation des relations entre le local et le national.

Enfin, le local et le national témoignent finalement de l’homogénéité du mode d’exercice de l’autorité publique en France et que recouvre le paradigme du présidentialisme. En effet, le fort tropisme présidentiel du local découle de la transformation radicale de la fonction exécutive dans les collectivités territoriales à l’issue des lois de décentralisation. Il ne faut pas voir pour Yves Mény dans une telle similitude structurelle le résultat d’un mimétisme du local par rapport au système politique national de la Ve mais une évolution parallèle et convergente des deux échelons (Mény in Nicolas Wahl, Jean-Louis Quermonne, Dir., La France présidentielle. L’influence du suffrage universel sur la vie politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1995, p. 195-206). Une homologie structurelle existe en effet entre le l’institution présidentielle au niveau national et les exécutifs locaux (surtout les maires) :- une même nature élective et l’assise démocratique la plus large (le suffrage universel

direct uninominal) : il s’agit là de la ressource principale des deux acteurs, à la fois symbolique et juridique. D’autant plus que pour les citoyens, les élections présidentielles et municipales sont les principaux points de repère de la vie politique,

- des traits institutionnels communs : la faiblesse des partis politiques, le faible caractère délibératif et collégial des instances de gouvernement (le gouvernement, les conseils municipaux), l’ampleur des pouvoirs discrétionnaires, etc.

III. - Les acteurs « privés » :

La problématique du marché et de la « gouvernance » soulignent le rôle croissant des acteurs dits « privés » dans les processus des politiques publiques et de régulation publique territorialisée, notamment aux niveaux infra-nationaux (urbains et régionaux en particulier). De nombreux auteurs insistent sur leur rôle croissant, tant dans la décision que dans sa mise en œuvre. Pour P. Hassenteufel, l’Etat est essentiellement en interactions avec des groupes d’intérêt ; pour J.-C. Gaudin, la contractualisation et les partenariats public/privé constituent une dimension incontournable de l’action publique. A travers ces acteurs privés, il s’agit donc davantage de co-producteurs de l’action publique que de simples groupes faisant pression sur les autorités publiques.

On analysera ici ces acteurs privés à travers leur répertoire d’action et les ressources qu’ils peuvent mobiliser. L’analyse des politiques publiques se rapproche alors des travaux de sociologie de la mobilisation collective. Cela nous amènera ainsi à souligner les fortes asymétries qui séparent ces acteurs sociaux des acteurs « publics » qui restent centraux dans les configurations d’action publique.

a) Les « experts » :

Michel Offerlé (référence 123) propose une typologie des façons de construire des groupes en délimitant un intérêt social et en devenant habilité à le défendre :- le nombre : il s’agit ici de se revendiquer d'un collectif, quitte à le créer symboliquement à

travers diverses technologies de représentation ; le travail des porte-parole vise ainsi à rendre visible un nombre de soutien (l’exemple type étant la manifestation mais on peut aussi citer la pétition) ;

- la vertu : il s’agit d’établir une stratégie de scandalisation en invoquant des normes éthiques socialement répandues mais violées pour susciter des mobilisations ;

- et la science : il s’agit ici de produire une expertise considérée comme objective afin d’appuyer ses demandes et de les revêtir de l’autorité de la « science » et de « l’objectivité ».

Dans ce cours sur l’action publique, on s’intéressera au dernier mais on verra qu’il peut être articulé aux deux autres. En effet, l’action publique (et plus généralement l’action politique)12 tend de plus en plus à valoriser les ressources expertes et ceux qui les produisent. « Faire voir et montrer que l’on a la science (dans toutes les acceptions du terme, y compris la science juridique) avec soi, que l’on peut mobiliser des hommes et des idées reconnues comme scientifiques pour les besoins de la cause constitue désormais une ressource conjugable ou opposable à la loi du nombre » (Offerlé, référence 123, p. 119).

Par « expertise » on entendra ici l’usage du savoir, de la connaissance, à des fins pratiques. Il s’agit d’une activité totalement orientée vers la résolution de problèmes concrets. Il faut bien sûr rappeler l’historicité de la notion et la pluralité des situations sociales concernées qui rendent impossible de donner une définition plus précise de cette position sociale « d’expert ». Une situation d’expertise peut être définie au mieux comme la rencontre entre une conjoncture problématique et un savoir spécialisé.

On peut émettre deux remarques génériques sur la notion d’expertise.

L’idée de la prééminence des situations d’expertise : il n’y a pas d’expertise en soi, indépendamment d’un contexte précis de situation problématique : l’expertise est la rencontre entre un savoir spécialisé et une difficulté à surmonter, rencontre qui se traduit par une recommandation faite au mandant pour l’aider à prendre une décisionCela invite à insister sur la variété des formes de savoirs et des corps de connaissance qui peuvent faire l’objet d’un travail de mise en expertise : - Parmi ces savoirs, le registre du droit est de plus en plus utilisé. Pour autant, il

convient de savoir comment le droit peut devenir à la fois un mode d’action du jeu politique et un registre de légitimation des positions politiques

- Parmi les sciences sociales, il convient également de citer l’expertise économique très présente dans l’action publique contemporaine (cf. travaux de Delphine Dulong au sujet de la montée en puissance du savoir économique à partir de la Vè République)

- L’expertise proprement scientifique (avec les sciences dures comme les sciences de la nature ou bien les savoirs médicaux) est également mobilisée dans de nombreux enjeux (gestion des crises, santé publique, environnement…)

Cette idée est particulièrement présente dans le « programme fort » en sociologie des sciences et des techniques (Bloom, Callon, Latour…) : il n’existe pas de science pure mais des rapports de force ; c’est donc souligner le caractère flou entre science et politique

→ La notion de double herméneutique apportée par A. Giddens est également intéressante.

Pour Y. Barthes et C. Gilbert (« Impuretés et compromis de l’expertise, une difficile reconnaissance. A propos des risques collectifs et des situations d’incertitude », in Dumoulin (Laurence) et al., dir., Le

12 Le droit apparaît comme un des premiers facteurs de transformation du jeu politique. On note à ce sujet une juridicisation et judiciarisation croissantes de nombreux secteurs sociaux qui se traduisent par une inflation législative, une prolifération réglementaire, la multiplication des sources du droit (notamment privées) ou l’extension du contentieux. Plus généralement, le champ politique fonctionne de plus en plus comme un espace de valorisation de ressources techniques (principalement en droit mais aussi en économie) et ce, au détriment des ressources strictement politiques (électives, militantes…). Ici, on marque la montée en puissance des professionnels du droit au détriment des militants ou élus traditionnels, porteurs d’une socialisation idéologique (et non de compétences expertes).

recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble, PUG, 2005, p. 43-62), il faut tenir compte dans le raisonnement sociologique de la « force contraignante » et de la « fonction de réassurance » de cette frontière symbolique entre savoir et politique qui fait que les experts se défendent constamment de la transgresser et de « sortir de leur rôle ».

Une nécessaire approche configurationnelle de l’expertise : ici, on insiste donc à travers la notion d’expertise sur la médiation entre savoir et décision ; l’expert est un acteur social à part, situé entre deux champs (administratif et intellectuel) et qui joue un rôle de passeur entre ces deux sphères : l’expert n’est pas vraiment un savant, un chercheur ou un scientifique qui maîtrise une compétence mais un acteur qui exporte cette compétence et cette légitimité et l’arrange selon la logique propre au champ administratif ; il y a donc une sorte de caractère impur de l’expertise, une légitimité toujours problématique (corruption de la science par des valeurs, des allégeances idéologiques, économiques ou institutionnelles).

Ceci permet également d’étudier la carrière sociale des ressources d’expertise, c’est-à-dire leur transfert dans différents champs sociaux : - dans le champ académique : possibilité d’aller sur le terrain, de publier, de promouvoir un objet de

recherches- dans le champ politique : accroître des capitaux militants dans certaines arènes style ATTAC ;

pénétrer les réseaux bureaucratiques de la décision (être intégré dans le cabinet d’un homme politique)

Pour en revenir à l’action publique et au rôle qu’y prend l’expertise, on peut citer ici la distinction élaborée par B. Jobert entre :- les arènes (qui sont des espaces de négociation des compromis institutionnalisés, des lieux

de production concrète des politiques publiques) ;- et les forums (qui sont des espaces de débats et de controverses sur le sens des politiques

publiques, des lieux de construction intellectuelles des politiques publiques). Les experts interviennent principalement dans cette 2ème catégorie.

L’expert intervient donc beaucoup dans l’action publique autour de l’enjeu central de la production de l’information. Selon G. Majone (références 97 et 98), les nouvelles formes de régulation se caractérisent en effet par le primat de l’information sur la persuasion. Les acteurs les plus importants tendent à devenir les agences et non plus les administrations. Avec la figure de l’expert, se joue la relation entre pouvoir et savoir : la technicité croissante de cette dernière tendrait à lui donner une place accrue. Mais au-delà de questions techniques apparemment neutres, l’expert apporte des idées, des normes, des théories, etc., qui construisent un certain rapport au monde : ainsi, dans les approches cognitives et la constitution des référentiels, l’expertise est l’affaire des « médiateurs », petits groupes d’élites composés de fonctionnaires et de représentants de corporations professionnelles.

De même, le rôle de l’expertise est de trancher entre des différents institutionnels. Il s’agit d’une ressource particulièrement rentable dans l’action publique.

On peut prendre comme exemple d’expertise locale en situation de décentralisation qui ne correspond pas au modèle classique à dominante technocratique, l’étude de W. Genieys sur la genèse du projet de « Pays cathare » porté par le conseil général de l’Aude au début des années 80 pour valoriser le patrimoine et les ressources du territoire (référence 56). Il s’agissait de développer le territoire intérieur de l’Aude, déserté par le tourisme et placé devant la crise des industries viticoles, en créant un label autour des « châteaux cathares ». Les experts locaux qui interviennent dans cette action publique proviennent d’univers sociaux très différents :- pour les élus locaux, il s’agit du Conseil général de l’Aude ;

- certaines administrations déconcentrées sont concernées, notamment la Direction Départementale de l’Agriculture et la DATAR ;

- des experts para-universitaires ont été mandatés pour produire un discours historique légitimant le catharisme : citons le Centre national d’études cathares, fondé au début des 1980 par le président du conseil général de l’Aude et composé d’universitaires ou d’intellectuels issus du régionalisme occitan ainsi qu’un archéologue spécialisé sur les châteaux cathares.

Il y a des conflits d’interprétation entre ces différents experts, chacun portant une représentation spécifique de l’enjeu : - pour les experts universitaires, il y a surtout une logique culturelle qui nie les découpages

administratifs ; - pour les professionnels du tourisme, il y a surtout une logique économique ; - et pour les représentants de l’Etat, il y a avant tout une logique centralisatrice pour faire rentrer le

projet dans un programme de la Commission supérieure des monuments historiques (« route des châteaux cathares »).

Or ces conflits d’interprétation seront résolus grâce à l’expertise historique et archéologique : les châteaux sont en fait postérieurs au mouvement cathare (d’où le rejet de la solution des agents de l’Etat).

L’expertise est en grande partie maîtrisée par l’Etat. Mais elle peut être située et déployée en dehors de la sphère publique : des phénomènes comme le transfert des pouvoirs au niveau supranational, le règne du marché, le « retour du local », etc., ont favorisé l’explosion d’un marché privé de l’expertise.

A. Smith (référence 172) a ainsi souligné en quoi le contexte de l’UE avait favorisé le développement d’experts locaux externes aux collectivités territoriales (associations, spécialistes, cabinets de conseil, etc.) mais aussi internes (services ou missions « Europe »). Les nouveaux impératifs européens de l’action publique locale (capter des ressources européennes, gérer des programmes communautaires et évaluer l’impact de l’Europe au local) leur donnent une nouvelle marge de manœuvre.

De même, M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthes (Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, référence 13) constatent que les profanes interviennent de plus en plus dans les controverses socio-techniques à travers ce qu’ils appellent des « forums hybrides » : « en insistant sur le fait que les profanes sont des chercheurs à part entière, nous rétablissons une symétrie qui est niée par les distinctions usuelles entre pensée savante et pensée commune, sans pour autant confondre l’une avec l’autre ». Ces « forums hybrides » ne peuvent en aucun cas relever d’une formalisation savante mais sont avant tout des construits pratiques dans et par la mobilisation qui favorisent le croisement entre savoirs experts et profanes.

b) Les groupes corporatistes :

L’approche corporatiste domine beaucoup l’étude des politiques publiques au prisme de la représentation des intérêts. Cela s’observe tant dans le paradigme néo-corporatiste que dans l’approche cognitive (Muller, Jobert), notamment avec le référentiel modernisateur : souvent, un groupe corporatiste (autour d’une profession) monopolise le cogestion avec l’Etat d’un secteur.

On peut prendre comme exemple, les agriculteurs (notamment grâce aux travaux de Pierre Muller, Le technocrate et le paysan, référence 105) : - Lors du référentiel d’équilibre en France (surtout sous la IIIème République), la politique agricole est

avant tout une politique de présence de l’Etat dans les campagnes ainsi que de maintien des équilibres économiques et sociaux traditionnels dans le monde rural, fondés sur l’exploitation familiale et l’autosuffisance. L’objectif de stabilité politique prime. La « doctrine Méline » (de Jules Méline,

spécialiste des questions agricoles sous la IIIe et ministre de l’Agriculture)  énonce une politique essentiellement défensive de protection de l’agriculture nationale par l’élévation des tarifs douaniers mais aussi d’amélioration de la rentabilité des petites exploitations (organisation du Crédit agricole, enseignements spécialisés…). Mais il faut noter l’absence d’appui de cette politique gouvernementale sur un groupe corporatiste particulier.

- Avec le référentiel modernisateur né après la seconde guerre mondiale, la volonté d’innovation et d’offensive s’impose : l’agriculture devient une façon d’assurer l’excellence française sur les marchés commerciaux internationaux ; la professionnalisation du secteur, avec l’introduction d’une logique industrielle et l’appui sur le réseau consulaire des Chambres d’agriculture qui se mettent en place dans les années 1950, se fait alors grâce à un médiateur sectoriel, à savoir les agriculteurs eux mêmes, notamment le groupe des Jeunes agriculteurs (CNJA : centre national des jeunes agriculteurs, héritiers des JAC, Jeunesses agricoles chrétiennes), porteurs d’une nouvelle conception de l’agriculteur exploitant autour de la figure du manager, du chef d’entreprise. Il faut rappeler que les agriculteurs composent un groupe social détenteur de nombreuses ressources (valorisation sociale liée à la force émotionnelle des campagnes, à leur capacité de « nourrir la France », empreinte durable dans certaines institutions comme le Sénat ou les Chambres d’agriculture…) et surtout doté d’une organisation syndicale extrêmement homogène autour de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), jouant habilement et stratégiquement d’un double répertoire d’action (négociation et violence).Aujourd’hui, la position prééminente de la FNSEA est contestée par d’autres porte-parole qui tentent d’imposer d’autres définitions du groupe rural en relation avec d’autres types de politiques publiques  : par exemple la Confédération paysanne (autour de José Bové) et l’investissement d’une nouvelle politique publique autour de l’agriculture raisonnée (avec l’introduction des soucis environnementalistes). Or quand on établit la carrière tant sociale, politique, administrative que juridique de la notion d’ « agriculture raisonnée » (comme le montre le mémoire de Pierre Mayance, référence 100), il s’avère que loin de transformer la morphologie générale des politiques publiques de l’agriculture en France (en terme de configurations d’acteur, de référentiel utilisé, de rapport aux pouvoirs publics, d’acteur dominant, etc.), celle-ci ne fait qu’en conserver l’économie générale (prédominance de la FNSEA, logique productiviste, etc.) tout en l’adaptant à une nouvelle donne (fragilisation du monde agricole, internationalisation et libéralisation des échanges, apparition d’un souci environnemental, etc.).

c) Les acteurs médiatiques :

Les médias participent fortement à faire émerger un problème sur l’agenda : - ils sélectionnent les sujets jugés pertinents ;- ils permettent à certaines causes d’être reconnues comme des problèmes publics, dignes

d’intérêt de la part des pouvoirs publics (souvent, grâce à un capital médiatique individuel : l’Abbé Pierre, le Commandant Cousteau, Brigitte Bardot, Coluche, etc.) ;

- ils peuvent également bloquer la construction d’un problème social en question politique digne d’un traitement public (et ce, en raison d’un déficit de spectaculaire ou d’image : les affaires traitées par dossier, comme les régulations d’étrangers par exemple).

On peut rapidement insister sur deux aspects de la contribution médiatique à l’action publique (puisque ces différents points seront abordés et creusés dans la section 4 avec la notion de mise à l’agenda) : Le caractère rentable de la ressource médiatique puisque c’est une façon très rapide d’être

mis à l’agenda ; Le caractère risqué de la ressource médiatique puisque les médias traitent l’information en

fonction de la logique propre au champ médiatique (instantanéité, logique du scoop, sans oublier le poids des intérêts financiers des grands groupes de communication).

Parfois, les politiques publiques s’appuient plus ou moins explicitement sur les médias pour être diffusées et légitimées. On verra à la section 6 qu’il s’agit d’un savoir-faire

communicationnel incontournable du métier de maire et de sa prétention à être un entrepreneur de politiques publiques.

Comme exemple, on peut analyser l’articulation entre les politiques municipales et certains médias locaux.- Christian Le Bart a analysé la rhétorique du maire entrepreneur (référence 82) et a montré le lien

existant entre action publique municipale autour du développement local et communication politique municipale : « le rapport des élus à l’économie locale ne se limite pas aux politiques publiques menées. Il n’y a au fond aucune raison d’en négliger la dimension discursive. Les deux aspects sont évidemment inséparables. Politiques publiques et parole politique se trouvent liées par un réseau étroit d’interdépendances. Le discours fonde l’action, la légitime, l’explique, l’évalue, la masque parfois, la reconstruit toujours. L’action vraisemblabilise en retour la parle, lui communique sa densité, pour s’imposer comme condition première du réalisme sans lequel la parole n’est plus rien qu’elle même » (p. 10). L’explosion du discours municipal n’est pas seulement coordonné à l’action municipale : il est également sa condition. En effet, le discours municipal, souvent relayé par la presse locale, permet une imputation aux élus du développement économique local.

- Pascal Dauvin (« Le bulletin municipal de Rennes : souci du lecteur ou de l’électeur ? », référence 25) analyse les modes d’écriture journalistique du bulletin municipal Le Rennais qui contribuent à donner au local une dimension valorisée (car sortant du quotidien ou d’un cadre limité géographiquement) et à valoriser fortement l’institution municipale dans son travail d’énonciation de l’identité locale.

- La thèse Benoît Laffon sur France 3 Sud contient une étude exhaustive de l’information politique diffusée en Midi Pyrénées de 1963 à 1995 : il démontre que la télévision régionale fonctionne comme une institution intégrant le territoire local dans le champ politique national. A l’inverse, TLT est fortement instrumentalisée par la Mairie pour légitimer l’action municipale et les détenteurs de mandats municipaux.

d) Les associations et les ONG :

La place occupée aujourd'hui par les acteurs associatifs dans les dispositifs de politiques publiques est liée à ces métamorphoses de la régulation politique contemporaine. Et notamment à celles qui, devant la réalité de la multiplication des intervenants dans les programmes d’action politique, donnent à voir la participation des acteurs associatifs dans la définition et la mise en œuvre des politiques publiques (participation, partenariat, contractualisation, délégation etc.).

Les associations disposent en effet de nombreuses ressources que l’Etat ne peut plus ignorer :

- La ressource du nombre : Depuis les années 1970, l’essor associatif a connu un emballement sans précédent : la natalité associative a plus que doublé dans le dernier quart du siècle et approche les 10% par an (environ 70.000 associations créées par an contre 5000 en 1908 et 10.000 en 1937). Aujourd’hui, on compte en France quelques 880.000 associations impliquées sur des questions très diverses (sport, solidarité et lutte contre l’exclusion, culture, éducation populaire, santé, environnement, services sociaux, etc.), pour un budget estimé à 47 milliards d'euros de budget (dont un milliard d'euros de dons) et un chiffre d’affaire du secteur associatif pesant 300 milliards de francs. Au total, 39,6% de Français appartiennent à une ou plusieurs associations (soient 20 millions de membres dont 11 millions de bénévoles).

- Une ressource cognitive : les associations et les ONG participent à la construction des matrices cognitives globales qui échappent à la mainmise des Etats et établissent des concepts de plus en plus rentables politiquement et socialement comme « la société civile » (et ses déclinaisons : « société civile européenne », « société civile mondiale »), « la gouvernance », « la proximité »13, la « nouvelle citoyenneté », etc. Les associations

13 L’hypothèse forte a pu être posée d’un déplacement inédit des modes de légitimation du politique, qui iraient de la distance vers le proche (Le Bart et Lefebvre, référence 84). De nombreux travaux ont montré que les dispositifs publics tendent de plus en plus à reconnaître (et surtout à institutionnaliser comme compétences

sont donc des « médiateurs » qui peuvent porter des « référentiels ». Les associations se structurent ainsi en fonction de certains secteurs d’action publique mais elles infléchissent en retour l’espace symbolique et institutionnel de la politique publique concernée pour établir des référentiels globaux.

- Des ressources juridiques : par le jeu de certains agréments ministériels, par la contractualisation de certaines politiques publiques, les associations sont officiellement conviées à l’action publique. Les associations revendiquent constamment auprès de l’Etat leur reconnaissance statutaire et fiscale. Elles ont créé dans les années 80 des instances de dialogue et de lobbying établis auprès des pouvoirs publics (le CNVA qui dépend des services du 1er Ministre, la Conférence permanente des coordinations associatives, etc.). On peut également citer l’institutionnalisation de l’économie sociale en mars 2000 avec le précédent gouvernement (puisqu’il y a eu un secrétariat d’Etat délégué à l’économie solidaire avec Guy Hascouët). Il peut enfin exister un lien juridique entre les associations et les pouvoirs publics : c’est la notion d’agrément ou de subventionnement accordé par certains ministères (d’utilité publique, d’éducation populaire, etc.). De même, certaines administrations créent des associations pour échapper à la rigidité du droit public dans la gestion de certains services (tourisme social, équipements culturels, etc.). Il s’agit des faux nez régulièrement dénoncés par la Cour des Comptes.

- Des ressources politiques : Il existe des rapports très étroits entre le secteur associatif et les pouvoirs publics qui traduisent sa très forte polarité sur l’Etat et ses structures. Ainsi, les associations apparaissent comme pleinement intégrées dans le champ politique. Les associations peuvent ainsi tenir une fonction de sélection du personnel politique, notamment au niveau local : de nombreuses enquêtes monographiques ont montré que les réseaux associatifs interviennent fortement dans le recrutement du personnel municipal. De même cela peut jouer au niveau national : en 1981 avec la victoire de la gauche, de nombreux cadres associatifs ou syndicaux ont pu accéder à des positions politiques au niveau national (Assemblée nationale, gouvernement). Les associations peuvent également permettre de suppléer un engagement partisan défaillant ou socialement dévalorisé. La LDH est marquée par une sur-représentation des sympathisants du PS avec parfois une possibilité pour certains élus ou cadres PS de suppléer à un détachement vis-à-vis du parti (ainsi du Président de 1958 à 1975 de la Ligue Daniel Mayer). Les militants du FN se caractérisent par un très fort engagement associatif (dans des structures satellites du parti) afin de compenser leur retrait du FN (par exemple durant la scission de 1999).

Mais les effets de contexte jouent : ce qui a poussé les associations à tenir un rôle de plus en plus efficace et légitime réside dans de grands changements structurels comme le recul de l’Etat providence, la décentralisation, la crise économique, l’émergence de « nouvelles formes de citoyenneté et d’engagement » (plus flexibles, plus individualisés, etc.). Elles occupent désormais plusieurs fonctions dans l’action publique.

- Une fonction de gestion ou de prestation de services à destination de certains publics comme gérer des services normalement dévolus à la fonction publique : le secteur associatif prend donc en charge en France une large part de l’effort en matière de lutte contre les exclusions, de santé publique, d’aide aux personnes âgées, d’éducation populaire…

- Une fonction de correctif aux problèmes générés par le Marché et le recul de l’Etat providence : dans les années 1980, les mobilisations associatives répondent de plus en plus à des logiques d’urgence sociale ou civique (exemple : les Restos du cœur)

légitimes et comme modalités reconnues d’expertises) ces formes de connaissance familière des riverains ou des usagers, sanctionnant ainsi ce basculement dans la production des modes dominants de la légitimité politique, désormais déconnectés de la distance et qui peuvent prendre des visages très variés en fonction des configurations.

e) Le public des politiques publiques

On redécouvre l’évidence : l’action publique vise un public. Mais quel publics ? Dans de nombreux travaux (notamment issus du paradigme néo-corporatiste), le public est agrégé en différents groupes d’intérêt, stables et regroupés selon une logique professionnelle. Puis dans de nombreux travaux américains et même français, l’action publique est de plus en plus saisie comme une relation directe entre un individu et un agent public (voir par exemple, Vincent Dubois, La vie au guichet, référence 30). Ce n’est donc plus en étudiant le sommet de la chaîne décisionnelle qu’on saisit l’action publique mais en analysant le bas, l’interaction entre les agents de base et les administrés.

Mais on découvre également que ce public n’est pas seulement destinataire de ces politiques, il n’est pas anonyme, unifié et passif (et donc l’action publique n’est pas un schéma linéaire et télégraphique) ; il est au contraire extrêmement diversifié en plusieurs publics14 ; et ces différents publics co-participent à l’action publique (qui doit être dès lors pensée comme un processus itératif).

L’importance croissante de l’« usager »

De même, le public pris individuellement se voit attribuer un statut juridique de « citoyen » et des droits afférents à travers de nombreux textes de lois et circulaires sur la modernisation des services publics ou sur le renforcement des procédures de consultation publique et d’enquête publique. Cela renvoie bien sûr à la question de la légitimité et de la légitimation de l’action publique et à la constitution d’une nouvelle grammaire de l’action de l’Etat :- Une situation de crise de légitimité est objectivée par l’Etat : la participation publique et

l’adhésion des populations à l’action publique est ainsi pensée comme une réponse à cette situation (carence de légitimité et d’efficacité de l’action publique).

- Cela traduit par ailleurs l’application croissante d’un gouvernement par les « outputs » (les résultats des politiques publiques) et non plus par les « inputs » (le processus de formation de la politique publique) ; c’est la question de l’évaluation des politiques publiques

- L’essor du principe de contractualisation qui s’étend de la sphère privée au 19ème siècle (avec le droit privé) vers la sphère publique et à la conceptualisation même de l’Etat renforce ce primat du public. Par ce jeu de la contractualisation, on a une certaine dilution de la barrière entre public et privé.

- La logique de proximité (ou la subsidiarité) et de projet poussent à une individualisation de l’offre publique qui est sommée de s’adapter aux différents publics des politiques publiques (il n’y a plus la logique égalitaire de catégories du publics mais le traitement équitable de publics différenciés). Une des raisons est que l’Etat est de plus en plus soumis par des règles européennes contraignantes, à la fois budgétaires et réglementaires : d’où le fait de « proximiser » son action est une solution possible pour optimiser ses ressources en transférant certaines charges vers les collectivités locales.

14 Pierre Favre (référence 45) montre, sur la base d’une analyse quantitative des actes publiés au Journal officiel, que le travail gouvernemental s’applique à des publics extrêmement parcellisés : 1) plus du tiers de ces décisions porte d’abord sur ses seuls fonctionnaires ; 2) le second tiers porte sur des fragments du territoire national ; 3) un septième des décisions concerne les citoyens en ce qu’ils sont définis par l’une de leurs caractértistiques (métiers, âge, profession, etc.) ; 4) un autre septième porte sur des entreprises ou des personnes morales et leur personnel ; 5) seulement un vingtième des décisions de l’Etat concerne l’ensemble des citoyens considérés indistinctment. Il faut donc remettre en cause l’idée d’un interventionnisme généralisé de l’Etat, celui-ci étant surtout occupé à se gérer lui-même.

- Le tournant managérial dans la fonction publique depuis les années 1980 renforce ce souci d’optimisation dans l’allocation des ressources. En témoignent la notion de « gouvernance » et l’introduction de la notion d’usager comme client à satisfaire (et non plus d’administré) empruntée à la rhétorique néo-libérale : l’action publique doit se soumettre à une régulation marchande de type offre/demande.

Les formes de consultation du public

L’action publique est de plus en plus procédurale avec une place croissante pour les formes de participation du public. Il ne s’agit pas d’une forme de retrait de l’Etat (thèse de l’Etat creux) mais plutôt d’une diversification des façons de gouverner (l’intervention de l’Etat étant indispensable pour organiser et institutionnaliser ces micro-espaces publics)

P. Lascoumes (référence 78) considère cette obligation d’informer les citoyens comme une technologie politique incontournable. Mais cela va au-delà de la communication, par des obligations juridiques de création et de diffusion régulière de données aux populations sur un certain nombre de situations en général liées à l’existence de risques ou bien de conflits d’intérêts. Mais cette obligation d’information ne signifie pas la transparence de l’action publique, en raison de l’articulation problématique entre trois variables (la production de l’information, les mobilisations sociales autour d’elle et leur impact sur le processus de prise de décision). Il y a plutôt mise en circulation d’informations, de données construites, sélectionnées et pondérées par les pouvoirs publics afin de maîtriser des situations génératrices de tension (projets générateurs de controverses comme des décisions d’aménagement ou d’équipements ; ou bien générateurs d’incertitudes à long terme comme les OGM).Après des siècles de secret d’Etat, l’Etat a donc désormais l’obligation de mettre en visibilité ses incertitudes pour rendre gouvernables les situations sociales problématiques (controversées ou conflictuelles) en organisant non plus leur transparence mais leur mise en débat et leur mise en discours. Cela renvoie à la distinction opérée par Michel Foucault entre orthodoxie (contrôle du contenu des énoncés par référence à un dogme) et orthologie (contrôle de la régularité des formes d’énonciation ; disciplinarisation interne des savoirs par le respect des procédures de production des savoirs).

Les dispositifs créant des obligations d’information peuvent être considérés comme des facteurs d’enrôlement des acteurs dans l’action publique (publics, élites territoriales et têtes de réseaux des groupes d’intérêt) et d’échanges entre les usagers et les autres acteurs des politiques publiques. Parmi ceux-ci, on citera la consultation publique, l’enquête publique, les auditions d’associations ou de groupes d’intérêt locaux, les référendums locaux, les conférences de consensus, etc.

Or, sur la base de nombreux travaux (références 1, 7, 8, 67, 80, 99, 128, 139 par exemple), il reste à dresser le constat de la persistance du caractère élitaire de la participation à ces dispositifs (le fameux « cens caché »). Ce devoir d’information embryonnaire est en effet soumis à trois bémols : 1. il s’agit de ne pas confondre communication, diffusion d’informations, organisation de

débats public et participation à la décision ; 2. tous les groupes sociaux n’ont pas la même aptitude à la prise de parole (se sentir légitime

à le faire ; et le faire) ; 3. ces instances de concertation font face à de nombreuses difficultés : la question des

critères de choix et des modes de désignation des représentants (qui se font la plupart du temps de façon empirique, à travers des réseaux déjà constitués, par exemple autour du

préfet) ; l’exercice délicat du leadership au sein de ces instances (lequel tend à reprendre les modes de fonctionnement technico-administratifs ordinaires) ; le flou des compétences et des pouvoirs et la dissymétrie entre les ressources dont disposent les acteurs (en terme d’accès à l’expertise, d’autorité juridique, etc.) ; l’absence d’objectifs précis (il n’y a aucun critères pour le type d’information qui doit être produit et sur les formes de sa mise en circulation).

Parfois, la participation du public se fait de façon non conventionnelle, par la protestation (notamment contre certains projets d’équipements comme on le verra à la section 4 avec le « NIMBY »).