Politique étrangère, vol. 76, n° 4, hiver 2011

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THE DIGITAL ORIGINS OF DICTATORSHIP AND DEMOCRACY:INFORMATION TECHNOLOGY AND POLITICAL ISLAM

Philip N. HowardOxford, Oxford University Press, 2010, 288 pages

THE NET DELUSION: THE DARK SIDE OF INTERNET FREEDOMEvgeny Morozov

New York, Public Affairs, 2011, 432 pages

NETWORKS AND STATES: THE GLOBAL POLITICS OF INTERNET GOVERNANCEMilton L. Mueller

Cambridge, MIT Press, 2010, 314 pages

Sans conteste, Internet et le Web sont devenus des sujets d’étude à partentière des relations internationales. Le cyberespace est aujourd’hui lethéâtre d’enjeux protéiformes : économiques, politiques, sécuritaires etculturels. Dans cette myriade d’enjeux, celui du « pouvoir libérateur »d’Internet n’est pas le moindre et fait l’objet de discussions nourries etcontradictoires entre experts et acteurs de la société civile.

« Il est clair que, de plus en plus, la route vers la démocratie seranumérique. » C’est par cette remarque que se clôt l’ouvrage de PhilipHoward, The Digital Origins of Dictatorship and Democracy: InformationTechnology and Political Islam. À la lecture des événements du « printempsarabe » en Tunisie et en Égypte, le lecteur est tenté d’acquiescer. En effet,la révolution égyptienne, comme celle qui l’a précédée en Tunisie, montreà la fois la puissance des nouveaux médias, la difficulté de leur opposer desforces classiques de contrôle et de répression et leur articulation, tropsouvent minorée, avec les médias traditionnels comme la télévision ou lapresse.

Pour autant, au lieu d’affirmer – naïvement – que « Twitter nous sauveratous », P. Howard avance que les « grands » du Web que sont Facebook,Google, Twitter ou YouTube sont amenés à devenir partie intégrante desprocessus révolutionnaires et de transition démocratique. La relationentre utilisation des technologies de l’information et de la communication(TIC) et transition démocratique peut être causale mais dépend de biend’autres facteurs, que l'auteur analyse de manière fouillée bien que plutôtrébarbative. Il va sans dire que ce n’est pas Internet ou les réseauxsociaux qui font la révolution : les immolations publiques, les manifes-tations interdites ou l’occupation de la place Al-Tahrir sont avant tout lesexpressions physiques d’un désarroi et d’une contestation populaires.D’ailleurs, comme on l’a vu, l’usage des nouvelles technologies n’est pas

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l’apanage des forces contestataires et il a même tendance à canaliser lemécontentement intellectuel au détriment des engagements militants. Àtel point qu’on peut se demander quel est l’avenir d’une mobilisation sicelle-ci n’est pas accompagnée d’un travail de structuration politique quipermet à un rassemblement de masse de se muer en force révolutionnaireagissante. En filigrane de cet ouvrage apparaît néanmoins une interro-gation : Internet homogénéise-t-il, américanise-t-il ou démocratise-t-il laculture politique ?

Ces sujets, Evgeny Morozov les aborde sur un ton nettement plus critiqueet cynique dans son opus The Net Delusion: The Dark Side of InternetFreedom. Jeune chercheur biélorusse, E. Morozov publiait avec un fortécho médiatique ce premier ouvrage au moment même où surgissaientles troubles politiques au Maghreb et au Moyen-Orient. L’auteur y remetradicalement en question le pouvoir libérateur d’Internet. Il y dénonce la« cyberutopie » qui draperait la technologie de vertus émancipatrices,comme celle d’être nécessairement vecteur de démocratie pourvu quel’information circule sans entrave. Cette cyberutopie trouverait sonorigine dans l’ignorance ou dans la paresse intellectuelle de nos contem-porains, qui se laissent aller au « déterminisme technologique » en ima-ginant que toutes les questions qui se posent dans nos sociétés peuventêtre résolues par le prisme d’Internet1.

E. Morozov a raison lorsqu’il souligne que la technologie n’est pas intrin-sèquement bonne pour la liberté, qu’on peut l’utiliser pour entraver, sur-veiller et punir aussi facilement que pour contourner, libérer et partager.Néanmoins, le cynisme de ses propos paralyse parfois son analyse. Sonmessage est également noyé au milieu d’une série d’attaques confusescontre un mouvement cyberutopique nébuleux, dont les points de vuesont évoqués en termes très généraux, souvent sous la forme de citationsd’agences de presse censées résumer un hypothétique consensus cyber-utopique.

Sans être un lointain héritier du luddisme, E. Morozov est sceptique quantà la capacité de la technologie à déclencher des révolutions et à répandre ladémocratie. Pour renverser un régime corrompu, écrit-il, avoir librementaccès à l’information n’est ni nécessaire, ni même important ; c’est uneantienne des « reaganiens » nostalgiques de l’époque des samizdat et deRadio Free Europe. La cible de l’auteur n’est guère masquée : E. Morozov nemâche pas ses mots contre la e-diplomacy américaine portée par les discours

1. À titre d’exemple : H. Rheingold, Smart Mobs: The Next Social Revolution, Cambridge, MA, BasicBooks, 2003 et C. Shirky, Here Comes Everybody: The Power of Organizing Without Organizations, NewYork, Penguin Press, 2008.

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d’Hillary Clinton sur la liberté d’Internet. Il accuse les responsables améri-cains de politiser outrancièrement Internet, tout particulièrement dansles relations des États-Unis avec les pays autoritaires. Car ces derniers,avance-t-il, savent se montrer tout aussi « techno-compatibles » que lesrégimes démocratiques. Il consacre plusieurs chapitres – aux titres provo-cateurs (« Pourquoi le KGB veut que vous rejoigniez Facebook » ; « Réseauxouverts, esprits étroits », etc.) – à cartographier avec force détails lesstratégies mises en place par les régimes autoritaires dans leur usage deFacebook et autres équivalents locaux pour accroître la surveillance (Iran),financer des blogueurs prorégime, manipuler les discussions en lignepotentiellement dangereuses et surveiller les blogueurs susceptibles derejoindre l’opposition (Russie, Chine), utiliser les réseaux sociaux pourdivertir et dominer le discours en ligne (Hugo Chavez), décentraliser lacensure (Chine) et utiliser des méthodes de crowdsourcing basées sur lescroyances religieuses et nationalistes des internautes pour traquer lacontestation (Arabie Saoudite).

Décrivant longuement la façon dont les technologies numériques ontrendu nos vies plus transparentes envers les États, E. Morozov sous-estimeles multiples manières dont elles ont rendu les activités des États plusvisibles que jamais. Pour lui, les nouvelles technologies rendent le travaildes « surveillants » moins coûteux et plus efficace, faisant de la propa-gande une activité créative. Pourtant, les régimes autoritaires affrontentréellement une tension lorsqu’ils adoptent les nouvelles technologies.Celles-ci les contraignent à certains compromis : utiliser les TIC pourmoderniser leur économie mais réduire leur impact politique ; autoriserl’usage personnel d’Internet et les communications mobiles sans garantirle respect de la vie privée et en évitant autant que possible toute perméa-bilité à l’Occident.

Sa préférence pour une cyberpolitique réaliste prenant en compte lescontextes locaux n’est pas exprimée dans les mêmes termes que sesarguments contre le « Web-centrisme » et le déterminisme technologique.Il affirme croire au potentiel d’Internet comme outil de promotion de ladémocratie, sans toutefois développer un argumentaire autour de propo-sitions structurées.

D’une certaine manière, l’ouvrage d’E. Morozov questionne la place desÉtats dans l’Internet. Que ces derniers soient d’essence démocratique ouautoritaire, l’auteur privilégie une approche très globalisante et critique.Dans Networks and States: The Global Politics of Internet Governance, MiltonMueller prolonge, dans un style universitaire et de manière plus convain-cante, la réflexion sur l’interaction entre États et Internet, en faisant de lagouvernance du réseau le thème central de son ouvrage.

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Sujet éminemment complexe, la gouvernance d’Internet a fait l’objet denombreux travaux, souvent ignorés par les décideurs politiques. Pour lesuns, le cyberespace serait travaillé par des logiques classiques : le numé-rique ne serait qu'un nouvel avatar de la puissance, inscrite dans un cadreinterétatique2. Pour les autres, dont M. Mueller fait partie, la gouvernanced'Internet ne pourrait que générer des innovations institutionnelles etsociales inscrites dans des processus globaux de régulation. Cetteapproche insiste sur la nécessité de repenser le rôle des États dans lagouvernance globale.

Dans cet ouvrage très tocquevillien, M. Mueller rend compte de façonméticuleuse des principales ébauches de gouvernance du réseau. Selonlui, les débats sur la gouvernance d’Internet ont trop souvent été réduitsà une dichotomie entre les « cyberlibertaires » et les tenants d’uncyberconservatisme. Le premier courant ressemble au déterminisme del’utopisme technologique ; le second est avant tout un modèle de souve-raineté étatique, qui étend les formes traditionnelles du contrôle desÉtats sur Internet. Pour M. Mueller, deux problèmes fondamentaux –par ailleurs bien perceptibles lors de l’e-G8 en mai 2011 – biaisent laplupart des débats sur la gouvernance d'Internet. Premièrement, savoirqui doit être « souverain(s) » : les individus interagissant via Internet oudes États bâtis à une époque encore ignorante des capacités des ordina-teurs mis en réseau ? Deuxièmement, le degré de traduction des pré-ceptes de liberté de la pensée libérale classique dans un contexte demédias convergents, de réseaux omniprésents et de processus informa-tionnels automatisés.

M. Mueller reconnaît que l'unilatéralisme américain en matière degouvernance d'Internet a alimenté un débat clivant et nationaliste, qui estallé jusqu'à se focaliser, dans certaines enceintes multilatérales commel'Union internationale des télécommunications, sur des rivalités géo-politiques. Les États-Unis, par l'intermédiaire de leur département duCommerce, exercent leur contrôle sur l'Internet Corporation for AssignedNames and Numbers (ICANN), autorité de régulation d'Internet dont lerôle premier est d'allouer l'espace des adresses de protocole d'Internet etde gérer le système des noms de domaine. Dans une tentative de contre-balancer l'influence américaine sur le réseau, acteurs de la société civile,États et acteurs économiques se consultent au sein de l'Internet Gover-nance Forum, sorte d'arène mondiale de dialogue sur la gouvernanced'Internet. Pour M. Mueller, il faut s'interroger sur le rapport entresouveraineté nationale et moyens de communication, tout en affirmant

2. J. Nye, Cyber Power, Cambridge, MA, Harvard Kennedy School/Belfer Center for Science and Inter-national Affairs, 2010.

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la nécessité d'imposer des limites à la souveraineté des États sur les fluxd'information. Les États revendiquent l'adoption de noms de domainedans leur propre écriture, augmentent leurs capacités de surveillance,se dotent de moyens cybermilitaires et tentent de se positionner engatekeepers pouvant censurer des contenus.

Sans doute la faiblesse de cet essai particulièrement riche est-elle d’occulterle poids du secteur privé dans la gouvernance du Net. Les décisions dusecteur privé assurent en effet des fonctions fondamentales dans la concep-tion des infrastructures numériques, lesquelles permettent liberté, inno-vation et… répression.

Julien Nocetti

Chercheur associé au Centre Russie/NEI, Ifri

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HISTOIRE

DE GAULLE ET LE VIETNAM (1945-1969)Pierre JournoudParis, Tallandier, 2011, 544 pages

Il est parfois difficile pour lesspécialistes étrangers, et notam-ment américains, de comprendrel’absence de travaux historiquessuivis en France sur la guerre duVietnam, comme si l’héritage desgrands maîtres de l’École françaised’Extrême-Orient, de Paul Mus àPhilippe Devillers, n’avait laissé detraces que chez les sociologues etles linguistes. L’ouvrage de PierreJournoud montre pourtant la voied’un apport français possible surun sujet couvert sur des milliers depages par l’historiographie améri-caine. Le titre rend mal justice à cetravail impressionnant, moins uneénième œuvre à dimension biogra-phique du grand homme qu’uneétude originale du rôle interna-tional de la France dans le conflitqui embrasa la péninsule indochi-noise pendant plus d’un quart desiècle.

De manière inévitable mais assezsuccincte, l’auteur revient d’abordsur la période bien connue de laguerre française (1946-1954), letemps de rappeler le tournantpersonnel du général de Gaulle en1953, amorce de sa « décolonisationmentale », point de départ d’unparcours personnel aboutissant en1962 aux accords d’Évian et auretrait d’Algérie.

L’ouvrage se concentre vite sur cetaprès-guerre (1955-1965), dont laFrance est en partie responsablemais qui a si peu intéressé noshistoriens. Illustrant admirable-ment la thèse de Maurice Vaïssesur l’évolution de la politiqueétrangère de la France de lapuissance à l’influence, l’auteurexplore, en s’appuyant sur unerichesse documentaire impression-nante, les voies impénétrables du« neutralisme » asiatique du géné-ral de Gaulle. Pris en étau, plusqu’ailleurs, entre un communismenationaliste hostile à l’anciennepuissance coloniale et une Amé-rique qui évinçait de fait une partde l’influence culturelle, écono-mique et politique française, deGaulle élabore très tôt au Vietnamle canevas d’une posture diploma-tique qu’il étend ensuite à l’Europeet au reste du monde.

Sans concession, P. Journoud mon-tre aussi les faiblesses et les incohé-rences de ce neutralisme français,conçu « moins comme un projetd’application immédiate et durable[…] que comme le moyen le plushonorable pour sauver la face desÉtats-Unis ». Comment imagineren effet la viabilité politique d’unSud neutre et démilitarisé face àun Nord qui restait communiste etacquis à la réunification sous saférule ? Cette politique, prêchéeactivement auprès des Sud-Vietna-miens (avec une oreille plus atten-tive qu’on ne l’aurait cru de NgoDinh Diem vers la fin de son règne)comme auprès des Américains,

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s’achève par la rupture méconnueet pourtant définitive des relationsdiplomatiques de la part de Saigonen 1965.

La suite de l’ouvrage, centrée sur lapériode de la « guerre américaine »,fait la part belle au travail de mé-diation entrepris par Paris – sou-vent occulté par l’opposition defaçade à Washington. La ruptureavec Saigon libère en effet la parolefrançaise, quitte à ce que de Gaulleen fasse parfois un usage intempes-tif, mais permet aussi un rappro-chement avec Hanoï qui, s’il faitparfois de la France un « alliéobjectif » des communistes, lui per-met aussi d’apporter au Nord unevue moins agressive de l’Occident.Loin de céder à un improbabletableau du Quai d’Orsay en bastiondu pacifisme idéaliste, P. Journoudmet bien en avant les avantages quela France escomptait tirer de cettemédiation en termes de prestige etd’influence – un chapitre admirableest ainsi consacré à la lutte acharnéedes Français pour que Paris soitchoisie comme capitale des négo-ciations de paix.

Cette étude de la médiation fran-çaise est aussi prétexte à la descrip-tion du formidable ballet diplo-matique mobilisé pour mettre encontact les parties engagées dansl’une des guerres les plus meur-trières du siècle. Se nichant partout,exploitant chaque ouverture, leQuai d’Orsay, plus encore quel’Élysée, sait jouer de ses cadres lesplus brillants, au premier rang des-quels Étienne Manac’h, directeur

de la section Asie et fin connaisseurdu théâtre vietnamien. Mais le tra-vail de médiation repose égalementsur ce qu’il est désormais commund’appeler la track two diplomacy, fai-sant appel au monde des intellec-tuels (P. Mus, P. Devillers), associa-tif (association médicale franco-vietnamienne) ou à celui des orga-nisations internationales (RaymondAubrac, alors fonctionnaire à laFood and Agriculture Organization[FAO]). Ces « filières » diploma-tiques, comme les appelleP. Journoud, ne sont pas le mono-pole des Français ; les Américainscomme les Vietnamiens ont su ensusciter d’autres (Chinois, Sovié-tiques, Européens) mais nulle partils ne trouvèrent cette même équi-distance politique à l’égard desbelligérants mêlée à cette mêmeconnaissance intime des enjeux. Onne regrettera qu’une chose, quela restriction « biographique » del’ouvrage l’empêche d’arriver à sonterme naturel : les accords de Parisde 1973, véritable point d’orgue decette odyssée diplomatique.

Élie Tenenbaum

CINQ TYPES DE PAIX. UNE HISTOIREDES PLANS DE PACIFICATIONPERPÉTUELLE (XVIIe-XXe SIÈCLES)Bruno ArcidiaconoParis, PUF, 2011, 468 pages

L’établissement de la paix entre lespeuples, recherché à travers lessiècles, ne peut émaner que d’unerefonte de l’ordre international

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établi. Un certain nombre depenseurs ont tenté de théoriser lapaix perpétuelle et les moyens d’yparvenir. S’en dégage une typolo-gie articulée autour de cinq typesde paix : paix d’hégémonie, d’équi-libre, d’union politique, de droitinternational et de directoire. L’ou-vrage de Bruno Arcidiacono nouslivre une analyse méthodique etrigoureuse de ces cinq plans depacification, qui font chacun l’objetd’un chapitre construit sur le mêmemodèle.

En premier lieu, la paix hégémo-nique ou hiérarchique résulte de lasupériorité, de droit ou de fait,d’une entité sur toutes les autres.De la capacité de l’hegemon – qu’ilsoit pape, empereur ou le plus puis-sant des rois – à discipliner chacundes potentiels rivaux découle lasituation de paix.

À la paix hégémonique répond lapaix d’équilibre, fondée sur la plu-ralité des acteurs et leur non-assujettissement à une autoritésupérieure. Concevable au seind’un système bipolaire où la forceest également répartie entre deuxentités, la paix d’équilibre est d’unereprésentation moins aisée dansun système multipolaire, où l’exis-tence de poids équivalents est defait plus aléatoire, à moins que desalliances ne se forment entre puis-sances de second rang afin derétablir l’équilibre.

Le troisième type de paix, présentécomme une forme de synthèse desdeux premiers, est la paix fédéra-

tive, selon laquelle les composantesdu système forment entre ellesune association susceptible d’en-gendrer une autorité communedistincte et supérieure à elles-mêmes. Les États membres s’enga-gent non seulement à porter leursdifférends devant l’autorité supé-rieure mais aussi à en accepter lesdécisions, appliquées par la forceau besoin.

La quatrième version de pacifi-cation du monde s’entend commeune variante de la précédente. Lapaix de droit international, ouconfédérative, s’inspire de la paixperpétuelle de Kant et conduira àla Société des Nations (SDN). Elleconsiste à « transporter les relationsinternationales de l’état de nature àl’état de civilisation, dans lequelc’est la loi qui est reine ». Les Étatsrenoncent à l’emploi de la forceet s’engagent à « soumettre leursdifférends aux décisions de laSociété » et, le cas échéant, à « mo-biliser leurs forces pour aider lavictime d’une rupture de la paix ».

Enfin, la paix de directoire, ou oli-garchique, prend acte des faiblessesde la sécurité collective propre à lapaix de droit international pourproposer un système dans lequelles grandes puissances s’entendentpour mettre un terme à la compé-tition entre elles et y substituer unrégime de coopération. La réfé-rence au droit persiste mais l’appli-cation en revient au directoire. Telest, selon l’auteur, le cas de l’Orga-nisation des Nations unies (ONU),qui allie respect du droit inter-

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national et concentration du pou-voir (au sein du Conseil desécurité). Un système qui ne fonc-tionne pourtant que si l’institution« correspond à la réalité desrapports entre les grandes puis-sances », ce qui ne fut finalementjamais le cas pour l’ONU, bien quesa revitalisation post-guerre froidepuisse venir nuancer ce constatd’impuissance structurelle.

Au final, l’ouvrage n’entend pastrancher entre ces différentesoptions. L’utopie des cinq types depaix est clairement exposée etl’auteur en pèse soigneusement lesforces et faiblesses, en référence àde nombreux auteurs et courants depensée, bien au-delà du XVIIe siècle.L’objectif et la vertu de l’ouvrage nerésident pas dans de quelconquesrecommandations pratiques maisbien davantage dans l’éclairageporté sur la nature du systèmeinternational et des entités qui lecomposent, ainsi que dans son essaide conceptualisation du « systèmeinternational parfait ».

Thierry Tardy

ATTACK ON PEARL HARBOR.STRATEGY, COMBAT, MYTHS, DECEPTIONSAlan D. ZimmHavertown, PA, Casemate, 2011464 pages

Cet ouvrage particulièrement densesur le plan technico-factuel réexa-mine l’attaque aéronavale du

7 décembre 1941, en se plaçant dupoint de vue japonais et en recons-tituant dans le détail le dérou-lement des opérations. L’auteur estun ancien officier de l’US Navy.Diplômé en physique et en mana-gement des affaires publiques,Alan Zimm possède un solidebagage analytique et sait égalementfaire preuve d’une saine distancecritique vis-à-vis des écrits (syn-thèses historiques, témoignagesautobiographiques, rapports offi-ciels) mis à contribution.

Attack on Pearl Harbor prend lecontre-pied des travaux qui persis-tent à décrire cette frappe commeune initiative mûrement réfléchie,conçue par des esprits supérieurs,puis exécutée de main de maîtrepar des virtuoses aguerris (cf. l’ex-périence acquise en Chine). Le textese garde de toute niaiserie chauvi-niste. Pas question de minorer l’ex-ploit logistique ou de fustiger latraîtrise des équipages nippons.Pas question d’occulter les insuffi-sances des hauts gradés américainsHusband E. Kimmel et Walter C.Short. Ce qu’il s’agit de compren-dre, c’est dans quelle mesure laligne stratégique sous-tendantl’assaut tenait la route (objectifsmanifestes/contradictions latentes),comment la culture militaire desJaponais a influencé la préparationet l’exécution du « coup » (mirror-imaging, réduction au silence desvoix dissidentes, mythification ducombattant solitaire, non-intégra-tion sélective de certaines compli-cations dans les war games, rigidité

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doctrinale), pour quelles raisons lesdeux vagues de bombardementn’ont pas eu un impact optimal (laneutralisation des porte-avionsaméricains étant mise de côté), dequelle manière des assaillants plei-nement rationnels et ouverts à lacontradiction argumentée auraientplanifié et coordonné leurs actions(définition des rôles entre bombar-diers, torpilleurs et chasseurs, amé-lioration des communications air-air), etc.

L’intérêt principal du texte vientde ce qu’il ne s’agit pas d’un tra-vail d’historien, avec son cortèged’anecdotes héroïques, de rafisto-lages a posteriori, d’opinions biendéfendues, mais d’une « analysed’aspects sélectifs de l’attaque »,qui place l’accent sur les compu-tations stratégiques, les modèlesmentaux, les logiques décision-nelles, les forces et faiblesses dessystèmes d’armements, les percep-tions immédiates/différées descombattants, les dégâts effectifscausés aux cibles navales et terres-tres. Bref, on se trouve là dans ledomaine du post-mortem, la parti-cularité de l’exercice étant qu’Attackon Pearl Harbor se livre à une ex-ploitation intensive des sourcespubliées depuis 70 ans, adopte lepoint de vue du camp adverse etcompare de manière scientifiquele potentiel de destruction des dif-férentes variétés d’armements. L’ou-vrage met ainsi en évidence les in-cohérences de l’amiral Yamamoto(« l’équivalent d’un dirigeant debanque qui vide les réserves de

l’entreprise pour acheter un billetde loterie »), ainsi que les réminis-cences autovalorisantes du com-mandant Fuchida, exécutant duplan d’attaque aérienne. Plus géné-ralement, Assault on Pearl Harborpointe les nombreuses défaillan-ces humaines et matérielles venuesentacher le déroulement des opé-rations (quantité d’aviateurs japo-nais étaient des novices et leursprojectiles modérément fiables).Au plan stratégique, enfin, l’ou-vrage souligne les terribles aveu-glements psychologiques, sociolo-giques et politologiques de labureaucratie militaire tokyoïte,dominée à l’époque par l’armée deTerre et ses fantasmes de conquêteplanétaire1. L’effet Tsushima n’apas marché. Loin de briser la dé-termination du peuple américain,loin de forcer la Maison-Blanche às’asseoir à une table de négocia-tions, l’attaque surprise du 7 dé-cembre 1941 a déclenché un conflitde type guerre longue que le Japonimpérial n’avait aucune chance degagner.

Jérôme Marchand

1. Sur ce sujet, voir G. L. Weinberg, Visions ofVictory. The Hopes of Eight World War II Leaders,Cambridge, MA, Cambridge University Press,2005.

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RELATIONS INTERNATIONALES

LA DIPLOMATIE DE CONNIVENCE.LES DÉRIVES OLIGARCHIQUES DU SYSTÈMEINTERNATIONALBertrand BadieParis, La Découverte, 2011274 pages

Avec ce nouvel ouvrage, BertrandBadie poursuit sa définition dusystème international actuel àtravers des livres lisibles et échap-pant aux dérives de l’abstraction.Cette définition n’évite pas uncertain plaidoyer, selon lequell’injustice et l’inégalité entre lespeuples expliquent l’essentiel desperturbations de notre temps etl’hégémonie étatique face auxsociétés civiles est révolue. Chacunappréciera, s’enthousiasmera oudemeurera sceptique.

Après avoir précédemment cons-taté l’impuissance des grandespuissances et leur incapacité àprendre en compte les nouveauxacteurs de la société civile, l’auteurfonde son analyse sur l’inefficacitéde la diplomatie oligarchique.Celle-ci fonctionne rarement selonle modèle d’un directoire efficientet responsable mais s’incarne plu-tôt dans un club aristocratiquerefusant de partager la prise dedécision avec les « roturiers ». Mar-qué par la connivence, c'est-à-direla tolérance aux fautes de l’autrepour peu que cette tolérance soitréciproque, un tel système agit aminima et ne parvient ni à mettre enœuvre une coopération construc-

tive, ni à lutter contre les piresviolations des Droits de l’homme etdes peuples. Rappelant le concerteuropéen du XIXe siècle ou l’accorddes grandes puissances de l’entre-deux-guerres, bien incapable d’em-pêcher la multiplication des exac-tions des régimes fascistes et doncla marche à la guerre, la diplomatiede connivence aurait resurgi aprèsla parenthèse du système bipolaire.Pour certains, la fin de ce dernieraurait permis l’avènement d’unsystème unipolaire, ce que récuseB. Badie : la superpuissance amé-ricaine ne peut en rien jouer lerôle d’attraction et de protectionpropre à une puissance polarisa-trice ; nous sommes donc dans unsystème apolaire – ce qui ouvre lavoie de la connivence –, avec safaible institutionnalisation, sa di-plomatie discursive ou incantatoireet surtout son inefficacité. Laréunion d’un groupe de puissances(G8 ou G20) définies selon leur pro-duit intérieur brut (PIB) se fait surdes critères inopérants pour gérerla plupart des questions internatio-nales et les biens publics mon-diaux. Pire, le resserrement decette élite oligarchique sur des« valeurs » comme la culture poli-tique occidentale (démocratie etDroits de l’homme) ne fait qu’atti-ser la contestation du reste dumonde.

Cette contestation répond à laconnivence : la contestation desÉtats du Sud n’est pas nouvelle,mais la coalition souffre d’unefragmentation tout aussi inefficace

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et c’est une rhétorique populistequi répond aux leçons de la« réaction nobiliaire » du Nord. Lacontestation des puissances émer-gentes est plus subtile et construc-tive (exemple du groupe des IBAS :Inde, Brésil, Afrique du Sud), voireinquiétante (Organisation de coo-pération de Shangaï, OCS), même sicertains aspects inspirent le scepti-cisme (groupe des BRICS : Brésil,Russie, Inde, Chine, Afrique duSud). La contestation des sociétés,surtout, renvoie au fait que laconcentration du pouvoir et duprocessus de décision dans un petitnombre d’États, dominé jusqu’àmaintenant par quelques Étatsoccidentaux, favorise l’anomie dusystème. L’étude de cet aspect de laréalité actuelle est sans doute lemeilleur passage de l’ouvrage,lorsqu’il tente de construire unesynthèse sociologique des phéno-mènes politiques relevés au Suddepuis deux ou trois décennies, quiexpliquent le fonctionnement descrises internes, des mouvementsviolents xénophobes ainsi que ladifficulté pour la communautéinternationale à maintenir la paix.Le « ressentiment » et l’« humilia-tion », au-delà des images, peuventêtre des états d’esprit favorisantl’instrumentalisation de certainescouches de la population (la classemoyenne exclue de la richesse faceà la classe aisée occidentalisée) pardes entrepreneurs politiques sansscrupule.

Il demeure que cette critique del’oligarchie occidentale laisse par-

fois songeur. À quoi sert de selamenter face aux inégalités depuissance ? La même réalité socio-logique existe au sein des démo-craties nationales, dont toute lalogique vise à dégager un compro-mis permettant le « vivre ensem-ble », sans que s’efface le déséqui-libre originel. Ensuite, les solutionspréconisées – œuvrer en faveurd’un véritable multilatéralisme –ne convainquent guère : celui-cin’échappe ni à la diplomatie décla-ratoire, ni à la politisation desenjeux. Surtout, la norme ainsi cons-truite n’a guère de chance d’être ef-fective que si les États les plus puis-sants montrent l’exemple enl’appliquant et en soutenant la miseen œuvre de la sanction envers lescontrevenants. Enfin, n’oublionspas que les plus grands succès dumultilatéralisme sont dus à l’idéolo-gie et à la diplomatie de l’oligarchieoccidentale, notamment en faveurde la justice pénale internationaleou de la libéralisation des échanges.

Yannick Prost

LE MONDE À L’HORIZON 2030.LA RÈGLE ET LE DÉSORDRENicolas TenzerParis, Perrin, 2011, 300 pages

La prospective est un art délicat.Les grands événements qui ont faitle monde furent souvent des rup-tures imprévisibles : la chute dumur de Berlin, le 11 septembre2001, la crise économique de 2008,etc. Le défi n’effraie pourtant pas

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Nicolas Tenzer. Ce haut fonction-naire atypique, dont la carrièren’est pas sans rappeler celle d’unAlain Minc ou d’un Jacques Attali,sans toutefois atteindre leur noto-riété médiatique, se lance dansl’exercice périlleux qui consiste àdessiner les contours du mondeà 20 ans.

À la différence des grands essayistesaméricains qui ont tenté de pro-poser une grille de lecture dumonde, forcément réductrice (la finde l’histoire de Francis Fukuyama,le choc des civilisations de SamuelHuntington), N. Tenzer considère,non sans raison, que le monde dedemain ne se résumera ni à uneidée ni à une formule.

Les certitudes sont rares : le rôledurable et irremplaçable des États-Unis, l’effacement de la Russie.Rien ne sera jamais acquis dans cemonde plus mou, plus labile, carac-térisé par un désordre apparent etpar la disparition de toute ligned’organisation générale et en parti-culier de tout directoire de puis-sances. N. Tenzer se montre en effettout autant pessimiste à l’égard desorganisations internationales quedes blocs régionaux. Il récuse l’idéepourtant en vogue d’un mondemultipolaire organisé autour decinq ou six pôles régionaux. Il repla-ce les États au centre des relationsinternationales, la région n’étantqu’un niveau parmi d’autres deleur positionnement international.À la logique des camps, à celle deszones d’influence, succédera cellede l’écheveau. Les acteurs seront

liés entre eux par une multiplicitéde liens, de nature et d’intensitévariables. La nouvelle carte dumonde ne sera pas un damier maisun réseau.

Dans ses précédents ouvrages,N. Tenzer faisait profession depessimisme. Pourtant – et c’est leparadoxe central de son essai –, lemonde désordonné qu’il préditn’est pas chaotique, au contraire.Son pronostic est optimiste : lemonde sera plus hiérarchisé, plusstable, moins violent, plus intelli-gent. L’écheveau de partenariatsnombreux, parfois contradictoires,dans lequel les États seront engagéssera potentiellement moins belli-gène que la constitution d’alliancesantagonistes. Les notions d’« ami »et d’« ennemi », qui ont longtempsstructuré l’ordre international, per-dront en pertinence : l’ami de monennemi ne sera plus nécessairementmon ennemi.

On peut discuter du retour desÉtats. L’idée est à la mode, quisuccède à celle, vulgarisée par laBanque mondiale dans les années1990, de leur effacement. Pourautant, elle n’est pas incontestable.N. Tenzer affirme que les frontièresseront de moins en moins contes-tées, les sécessions de moins enmoins nombreuses. Les déclara-tions d’indépendance du Timor-Leste, du Kosovo et du Sud-Soudanpermettent d’en douter, sans parlerdes évolutions possibles au Qué-bec, en Belgique, dans les ex-répu-bliques soviétiques ou dans l’archi-pel indonésien. Il n’est jusqu’à la

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toute-puissante Chine dont onpourrait imaginer qu’elle règle laquestion de ses minorités au Tibetou au Xinjiang par une formed’indépendance encadrée.

En revanche, l’optimisme de laréflexion séduit. La prospectivevire souvent au millénarisme : onprédit l’affrontement inéluctablede la Chine et des États-Unis, l’apo-calypse nucléaire au Cachemire,l’épuisement des ressources natu-relles dans la vallée du Jourdain,etc. N. Tenzer est trop subtil pourcéder à pareil sensationnalisme. Enfaisant le pari de l’intelligence et dela complexité, il nous laisse espérerun monde meilleur.

Yves Gounin

ÉCONOMIE

UNE BRÈVE HISTOIRE DES CRISESFINANCIÈRES. DES TULIPES AUXSUBPRIMESChristian ChavagneuxParis, La Découverte, 2011208 pages

Cet ouvrage, c’est d’abord unehistoire des bulles financières et descrises qu’elles provoquent, toujourset toujours : c’est une histoire pleined’innovations, de rebondissementset de catastrophes. À côté desgrands classiques – comme lafaillite de Law ou la crise de 1929 –,le lecteur aimera (re)découvrir cequi fait la modernité de la bulle sur

les oignons de tulipe aux Pays-Basau XVIIe siècle ou sur la paniquebancaire de 1907 aux États-Unis. Enmatière financière, décidément,l’humanité n’a rien appris. Le livrese lit avec facilité et cela bien quel’auteur utilise sa vaste éruditionpour offrir un appareil documen-taire abondant (il y a près de200 notes et autant de référencesbibliographiques précieuses pourqui veut prolonger l’enquête).Au-delà de l’histoire, il y a unethèse qui s’inscrit dans une pers-pective connue, celle tracée parCharles P. Kindleberger et HymanP. Minsky : l’innovation financièredébridée et l’effet de levier incon-trôlé sont les ingrédients de base dela course au profit et à l’abîme.C. Chavagneux enrichit ce modèlesous trois aspects.

D’abord les origines : la crise n’estpas un accident. Elle a été préparéepar la mise en œuvre de stratégiestrès précises – la déréglementationfinancière, pour être bref. Dans cecontexte, même si l’on est amené àmettre en exergue des fraudesmonstrueuses comme celle deBernard Madoff, la crise n’est pasle produit de quelques compor-tements déviants : elle a aussi unedimension qui relève, selon l’auteur(suivant ici une analyse illustrée enparticulier par William Black), de lacriminalité organisée (on pense auxconditions d’octroi et de gestion decertains crédits immobiliers, aujour-d’hui devant la justice).

Un second apport concerne le rôlede l’accroissement des inégalités

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comme « carburant de la crise »(difficile d’échapper en perma-nence à la tentation des titres accro-cheurs). La recherche a récemmentmis l’accent sur ce lien et le sujetaurait mérité d’aller plus loin que lamise en cause convenue de « l’in-fluence politique des riches ». Lesinégalités sont un résultat, pas unevariable de décision, et la questionque soulève cette littérature est lasuivante : comment pourrait sereconstituer, à l’avenir, sous uneforme évidemment nouvelle, le lienfordiste rompu depuis deux décen-nies entre salaire réel et produc-tivité ?

Troisième apport, la préventiondes crises futures. Très averti destravaux du G20, l’auteur décrypteles résultats de ses efforts en fa-veur d’une meilleure gouvernancefinancière mondiale. Son jugementest précis et équilibré : ceux quidénoncent les « G vains » ont tort.De Washington à Séoul en passantpar Cannes, un mouvement estenclenché, qui a des faiblessesmais produit néanmoins des résul-tats ; il faut faire vivre cette volontépolitique sans laquelle on peut évi-demment craindre de nouvellescrises.

Jacques Mistral

DÉFENSE/SÉCURITÉ

THE LONGEST WAR. THE ENDURINGCONFLICT BETWEEN AMERICAAND AL-QAEDAPeter L. BergenNew York, Free Press, 2011496 pages

DEADLY EMBRACE. PAKISTAN, AMERICA,AND THE FUTURE OF GLOBAL JIHADBruce RiedelWashington, DC, Brookings, 2011180 pages

Il y a dix ans que l’attaque coordon-née contre le World Trade Center etle Pentagone, le 11 septembre 2001,a marqué l’irruption de la terreurde masse dans le monde contem-porain. Oussama Ben Laden, assas-siné au cours d’un raid américainau nord d’Islamabad le 2 mai 2011,ne vivra pas ce dixième anniver-saire, mais son adjoint égyptien,Ayman al-Zawahiri, paraît déter-miné à continuer d’animer unréseau à vocation planétaire. Cetenracinement d’Al-Qaida au cœurde l’« Af-Pak » (concept stratégiqueque l’administration de BarackObama a forgé pour qualifier lenœud gordien de l’Afghanistan etdu Pakistan) a conduit deux desmeilleurs spécialistes américainsdu sujet, Peter L. Bergen et BruceRiedel, à publier, chacun dansson style, deux ouvrages mêlantréflexion et prospective sur ledjihad global. La disparition deBen Laden n’enlève rien, bien aucontraire, à la pertinence de leursanalyses.

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P. L. Bergen, un des rares Améri-cains à avoir rencontré l’ancien chefd’Al-Qaida (en 1997, dans l’Estafghan), intervient aussi bien surCNN qu’à la New America Foun-dation. Auteur de deux ouvragesd’investigation sur la mouvancedjihadiste, il y condense son expé-rience d’une décennie d’affron-tement entre les États-Unis et Al-Qaida, littéralement « la plus longuedes guerres » menées par son pays.Son verdict est accablant pour l’ad-ministration de George W. Bush, quin’a pas pris au sérieux les avertisse-ments convergents, tout au long de2001, concernant la préparationd’une frappe majeure sur le sol amé-ricain. P. L. Bergen est aussi trèssévère sur la décision américained’invasion de l’Irak en mars 2003,qui a permis à Al-Qaida de surmon-ter la perte de son sanctuaire afghan.

The Longest War décrit de manièrepassionnante comment la « guerredes idées » a été perdue par Al-Qaida du fait de sa surenchèreextrémiste, sans pour autant qu’ellesoit gagnée par l’Amérique desnéoconservateurs. C’est grâce aunouveau cours impulsé par le prési-dent Obama, exprimé lors de sondiscours du Caire du 4 juin 2009,que l’initiative est enfin reprise surle terrain crucial des valeurs. Durantde longues années, les musulmansont tenu bon face à Al-Qaida et à sapolitique de terreur, sans que cetterésistance, souvent civile, voire ci-toyenne, soit vraiment prise encompte. Il aura fallu le « printempsarabe » pour que le rejet populaire

des thèses djihadistes apparaissedans toute son intensité, une évolu-tion dont P. L. Bergen démontrepourtant la précocité.

B. Riedel, qui avait déjà publié en2008 à la Brookings Institution TheSearch for Al-Qaida, a été chargél’année suivante par Obama d’unrapport sur l’« Af-Pak », alliantanalyse politique et propositionsconcrètes. C’est en somme ce genrede littérature qu’il nous livreaujourd’hui avec Deadly Embrace,cette « étreinte mortelle » sous-titrée avec justesse Le Pakistan,l’Amérique et le futur du djihad global.B. Riedel nous brosse la fresque desrelations américano-pakistanaises,avec son alternance déroutanteentre intimité (confinant à la com-plicité de crimes contre l’humanité,comme lors du soutien de RichardNixon en 1971 à l’offensive barbared’Islamabad contre le futur Bangla-desh) et crises (avec les sanctionsdes États-Unis liées à la poursuitedu programme nucléaire pakis-tanais). L’auteur pousse jusqu’aubout le raisonnement d’un bascu-lement du Pakistan dans la logiquedjihadiste, moins du fait d’un effon-drement de l’État face à la terreur(des Talibans pakistanais et de leursalliés) que par un nouveau retour-nement au sein d’un appareil mili-taire profondément antioccidental.

Deadly Embrace envisage toutesles implications d’un scénario aussicatastrophique, notamment parrapport à l’Inde, qui a fait preuved’une remarquable retenue faceaux provocations terroristes. Afin

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d’éviter que les États-Unis n’aientplus le choix qu’entre de très mau-vaises options, B. Riedel suggèred’adopter dès maintenant un coursradicalement différent : recons-truire pour les États-Unis unerelation confiante avec le Pakistan,en l’inscrivant dans la durée maisaussi dans des « lignes rouges » trèsprécises. Les renseignements pakis-tanais (Inter-Services Intelligence,ISI) doivent suspendre toute coo-pération avec les Talibans afghanscomme avec le Lashkar-e-Taiba,l’organisation responsable du mas-sacre de Mumbai en novembre2008. Les cadres de l’ISI qui enfrein-draient ces interdits s’exposeraientaux mêmes types de sanctions per-sonnelles qui visent aujourd’hui lescomplices d’Al-Qaida. Un tel reca-drage de la relation américano-pakistanaise semble encore plussalutaire après la disparition de BenLaden et ce n’est pas le moindremérite de Deadly Embrace que d’ensouligner l’urgence.

Jean-Pierre Filiu

LA RÉFORME DES ARMÉES EN FRANCE :SOCIOLOGIE DE LA DÉCISIONBastien IrondelleParis, Presses de Sciences Po2011, 344 pages

Résultat d’un travail de rechercheapprofondi, initié en doctorat il y aune dizaine d’années1, La Réforme

des armées en France est appelée àdevenir un classique en étudesstratégiques par sa cohérence théo-rique et sa rigueur empirique.

Dans cet ouvrage, Bastien Irondelles’intéresse à la principale réformede la politique française de défensedans les années 1990, dont il visel’explication : la réforme desarmées de 1996. La France décidede mettre fin au service militaireobligatoire. La conscription laisseplace à l’armée de métier, c’est-à-dire à la professionnalisation desarmées. Mais qui en a décidé ainsi,et pourquoi ce choix public a-t-il étépréféré à un autre ? Comment un« changement aussi radical » a-t-ilpu se produire dans un domaine– la défense – caractérisé par lacontinuité, la routine et la tradi-tion ? Allant à rebours de l’idée se-lon laquelle la politique de défensene peut être réformée, défendueentre autres par Louis Gautier dansMitterrand et son armée 1990-1995(Paris, Grasset, 1999), B. Irondelledéfend la thèse selon laquelle laréforme des armées a été décidée etconduite, en conscience, par le pré-sident de la République d’alors,Jacques Chirac.

Pour ce faire, il s’appuie sur unesociologie de la décision, par défi-nition multifactorielle. Il part del’analyse classique de la prise dedécision proposée par GrahamT. Allison dans Essence of Decision:Explaining the Cuban Missile Crises(New York, Little, Brown, 1971). Sielle permet d’ouvrir la « boîtenoire » du processus décisionnel

1. Gouverner la défense : analyse du processusdécisionnel de la réforme militaire, thèse de docto-rat en science politique, Institut d’études politiquesde Paris, 16 décembre 2003, 602 pages.

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étatique, cette analyse est insuffi-sante pour expliquer la réforme de1996. D’une part parce que le lienentre l’appartenance bureaucra-tique de l’acteur et son influencesur le processus décisionnel n’estpas aussi mécanique que l’envisageG. T. Allison ; d’autre part parceque la structuration hiérarchiquedu pouvoir et le rôle déterminantdu chef de l’exécutif sont sous-estimés. En résumé, cette analysebureaucratique ne permet pas decomprendre les changements depolitique radicaux à l’œuvre en1996.

Tentant d’y remédier, l’auteur pro-pose une approche qui se concentresur les acteurs et considère leurrationalité comme limitée. Limitéepar les institutions au sein des-quelles ils agissent et par les idéesqui les façonnent, la décision estconçue comme un processus quine se réduit pas à un choix à l’ins-tant T. Penser la complexité du pro-cessus décisionnel ne rend pasl’auteur moins critique à l’idéed’une « dilution », voire d’un« émiettement », de la décision, quiconduirait à considérer comme im-possible le changement politique. Ilinfirme la conception de la décisioncomme « décision-compromis » etle modèle de la « poubelle » selonlequel « la décision finale n’estqu’une résultante, presque acciden-telle, d’interactions entre desacteurs, des occasions de choix,des problèmes et des solutions ».

Au contraire, il affirme que lesacteurs agissent au sein d’unchamp de forces structuré par desconstantes. Ces dernières, ou va-riables explicatives, sont au nombrede trois : « Le rôle déterminant duleadership présidentiel, l’impor-tance de la configuration décision-nelle, l’effet conditionnel de laconjoncture. »

Enfin, les résultats de cette recher-che s’appuient sur un travail empi-rique fouillé. Par la conduite de110 entretiens semi-directifs auprèsde 92 acteurs clés du processus dedécision de la réforme des armées,l’auteur apporte, au-delà des anec-dotes, une preuve solide de lacrédibilité de son travail. On peutregretter cependant que B. Irondellene fasse pas appel à d’autres mé-thodes. Une analyse des réseauxdes décideurs de cette réformemontrant la position prépondé-rante du chef de l’État ou une étudestatistique des décisions prises etde leurs effets politiques et budgé-taires auraient assis positivement– au sens épistémologique duterme – l’argumentation, donnantdes gages aux sceptiques et autresquantitativistes.

Celles et ceux qui portent un inté-rêt aux études stratégiques, à l’ana-lyse du processus décisionnel et àune théorie de la pratique trou-veront dans cet ouvrage matière àréflexion.

Samuel Faure

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AU CŒUR DE L’ANTITERRORISMEMarc TrévidicParis, JC Lattès, 2011, 300 pages

Marc Trévidic a été substitut auparquet antiterroriste de Paris de2000 à 2003 puis est revenu à lagalerie Saint-Éloi en 2006, enqualité de vice-président chargé del’instruction. Autant dire qu’ilconnaît bien les rouages de l’anti-terrorisme français. Après le départde Jean-Louis Bruguière, il a« hérité » de certaines des affairesles plus médiatiques de ces troisdernières décennies, comme cellede la rue Copernic, des moines deTibhirine ou encore de l’attentat deKarachi en 2002. Certaines de cesaffaires, bien que vieilles de 30 ans,sont encore en cours : les coupablesn’ont pas été confondus et le juge,tenace, refuse d’abandonner. Letemps peut faire son œuvre et lagrande Histoire venir à la rescoussede la justice. Après la chute du murde Berlin, l’ouverture des archivesde la Stasi a ainsi permis d’élucidernombre d’attentats et de fairetomber Carlos.

Tout en respectant le secret del’instruction, l’auteur dévoile lefonctionnement de la justice anti-terroriste. Il raconte les enquêtes,les auditions, les procès. Il décritl’originalité du système français,ses figures emblématiques auxsurnoms baroques – Jean-LouisBruguière (« l’Amiral »), BernardSquarcini (« le squale ») ou encoreRoger Marion (« Eagle Four ») – etson efficacité redoutable assuréenotamment par le couple formé par

la Direction de la surveillance duterritoire (DST) et l’instruction(puis par la Direction centrale durenseignement intérieur [DCRI] etl’instruction). Dans certaines affai-res, la frustration du juge est évi-dente car il se heurte à la raisond’État. Il n’hésite pas à se montrerincisif à l’égard de l’exécutif quandil évoque la réforme du juge d’ins-truction voulue par le président dela République – une réforme quipermettrait d’enterrer discrètementles dossiers trop sulfureux.

Le style de M. Trévidic est plaisant.Il alterne analyses et passagesplus personnels – mentionnant parexemple sa première erreur judi-ciaire, dans une affaire de viol, alorsqu’il débutait sa carrière dans leNord de la France. Il manie l’hu-mour et l’ironie, à l’instar de ce pas-sage où il qualifie les documentsconfidentiels défense de « biblio-thèque rose », expliquant que lesjuges sont souvent contraints dese contenter de la littérature pourenfants, le « très secret défense »étant réservé aux adultes. Rapide-ment, le ton redevient plus gravecomme lorsqu’il évoque les mau-vais traitements infligés aux prison-niers dans certains pays aveclesquels la France coopère. Aupassage, on obtient la confirmationdu fait que des enquêteurs françaisse sont rendus à Guantanamo poury interroger des détenus.

Les djihadistes occupent une placeparticulière dans ce livre. À plu-sieurs reprises, son auteur emploiele possessif pour en parler : « mes

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mis en examen », « mon terro-riste ». Il cherche à comprendre lesraisons de leur radicalisation et deleur volonté de passer à l’acte.Certains d’entre eux sont trèsjeunes – 18 ans à peine – et le magis-trat n’est pas loin de les considérercomme des victimes manipulées. Ilsait toutefois que les vraies victimesne sont pas les apprentis terroristesmais leurs cibles, ces personnesfrappées au hasard dans des lieuxpublics, et leurs proches, qui leursurvivent et veulent à tout prixconnaître la vérité. La vérité, c’estaussi ce que recherche M. Trévidic,contre vents et marées. Pour quejustice soit faite.

Marc Hecker

DÉSARMEMENT CLASSIQUE ET SÉCURITÉEN EUROPE. LES FORTUNES DU TRAITÉSUR LES FORCES ARMÉESCONVENTIONNELLES EN EUROPEMatthieu ChillaudQuébec, Presses de l’Université duQuébec, 2011, 128 pages

Docteur en science politique del’université de Bordeaux, MatthieuChillaud s’est spécialisé dansl’étude des questions stratégiquesen Europe septentrionale et ensei-gne à l’Institut d’études adminis-tratives et politiques de l’universitéde Tartu (Estonie). Associé auxtravaux de l’Institut internationalde recherche sur la paix deStockholm (Stockholm Interna-tional Peace Research Institute,SIPRI), il s’est penché sur la natureet l’évolution de la peace research

dans les pays nordiques et a notam-ment analysé le rôle spécifique del’Institut de Stockholm dans ledéveloppement de cette discipline.Enfin, il a publié deux ouvragesconsacrés respectivement aux poli-tiques de sécurité des pays Baltes1

et au régime des îles Aland2, qui ontretenu l’attention des experts. Sonétude sur le traité de réduction desforces armées conventionnelles enEurope (FCE) s’inscrit dans lacontinuité de ses préoccupationsdans la mesure où elle soulignela contribution du « désarmementclassique » à l’instauration d’unnouvel ordre de paix dans l’espaceeuro-atlantique.

Comme le rappelle l’auteur, letraité dit FCE, ouvert à la signaturele 19 novembre 1990, est anachro-nique car il avait été conçu à l’ori-gine pour corriger les asymétriesdans le rapport des forces classi-ques en Europe à l’époque del’antagonisme Est/Ouest. Or saconclusion a coïncidé avec l’acces-sion de l’Allemagne unie à la pleinesouveraineté, l’émancipation des« nations captives » d’Europe cen-trale et orientale et l’amorce d’unprocessus qui débouchera endécembre 1991 sur la dissolutionde l’Union soviétique. Dès lors, lamenace que les forces du Pacte deVarsovie faisaient peser sur lemonde occidental avait disparu et

1. M. Chillaud, Les Pays baltes en quête de sécu-rité, Paris, ISC/Economica, 2009.2. M. Chillaud (dir.), Les Îles Aland en mer Baltique.Héritage et actualité d’un régime original, Paris,L’Harmattan, 2009.

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c’est la Russie qui pouvait craindrepour sa sécurité du fait de l’affai-blissement de ses capacités mili-taires et de l’attraction que l’Orga-nisation du traité de l’Atlantiquenord (OTAN) exerçait sur sesanciens alliés.

On sait que le traité FCE a étéamendé en 1993 pour tenir comptedu nouveau contexte stratégique etqu’à la suite de l’élargissement del’OTAN on a procédé à la négocia-tion d’un nouveau traité, approuvéle 19 novembre 1999 lors de laconférence au sommet de l’Organi-sation pour la sécurité et la coopé-ration en Europe (OSCE) à Ankara.Désormais, le niveau des forcesarmées et des armements est déter-miné non plus par référence à unéquilibre entre deux groupesd’États correspondant aux sys-tèmes d’alliance de la guerre froide,mais en fonction des besoins desécurité des États pris individuel-lement, étant entendu que les pla-fonds nationaux et territoriauxconvenus pourront être ajustéspour faire face à des périls impré-vus. Toutefois, le traité FCE adaptén’est toujours pas entré en vigueur,les puissances occidentales ayantsubordonné sa ratification au re-trait des forces russes de Moldavieet de Géorgie et la Russie ayant faitvaloir que les « politiques unilaté-ralistes hégémoniques » des États-Unis ne lui permettaient pas debaisser la garde, notamment dansla région du Caucase. L’annoncepar Moscou, en juillet 2007, d’un« moratoire » suspendant l’appli-

cation du traité ne laisse guèreaugurer de sa contribution au déve-loppement d’une sécurité coopéra-tive en Europe, que M. Chillaudappelle de ses vœux.

À l’heure où l’élimination desarmes nucléaires défraie la chro-nique, il n’est pas inutile derappeler que la réduction des forcesarmées et des armements de typeclassique est une composanteessentielle du désarmement géné-ral et complet auquel aspirent lestenants d’un monde sans armesnucléaires. À cet égard, l’étude deM. Chillaud est topique, car ellesouligne l’articulation étroite entrele désarmement classique enEurope et la maîtrise des arme-ments nucléaires détenus par lesdeux protagonistes de la guerrefroide. Son analyse de la genèse etdu développement des négocia-tions met également en évidence lelien entre l’organisation de la sécu-rité et la réglementation des arme-ments, celle-ci n’étant pas une finen soi mais un moyen de « favoriserl’établissement et le maintien de lapaix et de la sécurité internatio-nales ». On regrette toutefois quel’auteur ait passé sous silence lerôle joué par la France dans larelance du désarmement régionalen Europe lors de la session extra-ordinaire de l’Assemblée généraledes Nations unies en 1978 et qu’iln’ait pas évoqué les controversesfranco-américaines des années1986-1989 sur la nécessité d’atté-nuer le caractère de « bloc à bloc »des négociations sur les FCE en les

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inscrivant dans le cadre plus vastedu processus de la Conférence surla sécurité et la coopération enEurope (CSCE). Ces réserves n’en-tachent pourtant pas l’intérêt d’unouvrage qui fait le bilan raisonnéd’une entreprise dans laquelle onavait fondé de grands espoirs àl’époque de la guerre froide et quiconserve sa raison d’être en dépitde la modestie de sa contributionau maintien et au rétablissement dela confiance dans les relations entreles États participants.

Jean Klein

THE OXFORD HANDBOOK OF NATIONALSECURITY INTELLIGENCELoch K. Johnson (dir.)Oxford, Oxford University Press2010, 888 pages

Spécialiste renommé des questionsde renseignement, Loch K. Johnsona déjà publié plusieurs ouvragescollectifs regroupant études acadé-miques et aperçus de praticiens.Cet Oxford Handbook se veut plusabordable que les volumes précé-dents publiés chez Routledge ouPraeger. Officiellement destiné à unpublic composite, mêlant insiders etoutsiders, il n’a nullement à rougirde la comparaison avec ses prédé-cesseurs.

L’ensemble est articulé autour dequelques grands thèmes : théorie etméthodes, évolution des systèmesde renseignement modernes, collecteet traitement du renseignement,analyse et production, dissémi-

nation, contre-espionnage, actionclandestine, redevabilité, etc. Ce dé-coupage fait, on le voit, une largeplace aux processus d’extraction, deraffinage et de distribution au tra-vers desquels toutes sortes de don-nées éparses se trouvent convertiesen outils décisionnels. Une telleapproche paraît légèrement datée,compte tenu des réserves grandis-santes dont le cycle du renseigne-ment fait l’objet. Cela dit, la variétédes points de vue compense labanalité du design architectural.Pas moins de 57 contributeurs figu-rent au générique. Impossible deles citer tous. Quels textes, alors,mettre en avant ?

« Getting Intelligence HistoryRight », de Nicholas Dujmovic(historien de la Central IntelligenceAgency [CIA]), mérite qu’on s’yarrête. Même si l’auteur minimiseles difficultés auxquelles se heur-tent les chercheurs décidés à éclai-rer de l’extérieur l’organisation etle fonctionnement des servicesspéciaux, cette contribution semi-acide donne une idée des piègesélémentaires à éviter.

Également à signaler : « Catchingan Atom Spy », de Timothy Gibbs,consacré aux interrogatoires semi-formels qui ont permis au MI5 deconfondre Klaus Fuchs (physiciennucléaire d’origine allemande,naturalisé britannique, passé auservice de l’URSS).

« Signals Intelligence in War andPower Politics, 1914-2010 », de JohnFerris, constitue une excellente

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synthèse sur les moyens techniquesd’interception et les usages qu’enfont les grandes puissances.

« United Nations PeacekeepingIntelligence », d’A. Walter Dorn, seconcentre sur les moyens d’infor-mation mis en œuvre par l’Organi-sation des Nations unies (ONU)dans le cadre de ses missions pacifi-catrices.

Pour ce qui est des thèmes saillants,on notera la place particulière quetient dans cet ouvrage la questiondes relations entre producteurset consommateurs de renseigne-ments : qu’il s’agisse de la dissémi-nation des analyses, de la sélectiondes directeurs de services par lepouvoir exécutif, de la coordinationinterorganisationnelle des tâches,de la politisation rampante des mis-sions (détournement des ressourcesétatiques) et des outputs (trucageorienté des dossiers), ce Handbookprojette un éclairage dépréciatif surles élus politiques et les hauts fonc-tionnaires amenés à compromettredélibérément la rationalité, la séré-nité et la légitimité des structuresplacées sous leur autorité tempo-raire. Les controverses à répétitiondéclenchées par George W. Bush etTony Blair sont passées par là.

Au final, l’ouvrage mérite de rejoin-dre les lectures chaudement recom-mandées pour qui s’intéresse auxre-routages actuels du renseigne-ment d’État et aux questionne-ments des chercheurs spécialisés. Àmoins de posséder un appétitgargantuesque, on ne l’engloutirapas d’une traite. Mais on y trouvera

de nombreuses observations nuan-cées, permettant d’échapper auxpetites anecdotes journalistiques etaux grandes généralités adminis-tratives.

Jérôme Marchand

SOCIOCULTURAL INTELLIGENCE.A NEW DISCIPLINE IN INTELLIGENCESTUDIESKerry PattonLondres, Continuum, 2010204 pages

Cet ouvrage plaide à juste titre pourune densification conceptuelle durenseignement militaire américain,mais les idées y sont exprimées demanière si élémentaire et si mani-chéenne (« Dieu » figure en bonneplace dans l’avant-propos et lesnon-convertis domestiques de tousacabits sont fustigés à gros traitsvengeurs1) que le lecteur se trouvenaturellement incité à émettre desdoutes sur les vertus productivesd’un tel instrument de sensibili-sation2. Sociocultural Intelligence partd’un constat d’évidence : à euxseuls, les aperçus fragmentaireslivrés par le renseignement techno-logique (écoutes, observations) nepermettent ni de prendre unascendant durable dans les conflitsasymétriques du monde contem-

1. Parmi les cibles de K. Patton, on mentionnerapêle-mêle les commissions parlementaires Pike etChurch, les mauvais patriotes qui n’ont pasaccueilli comme il fallait les vétérans du Vietnam,les critiques qui s’inquiètent des débordementsdes milices anti-immigration illégale, l’Associationanthropologique américaine, etc.2. K. Patton intervient sur Fox News.

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porain (guérillas, insurrections,terrorismes, rébellions), ni de saisirce qui se passe dans la tête despopulations occupées. D’autres élé-ments de compréhension emprun-tés aux sciences sociales – touchantau pays (géographie, géologie), auxgens (anthropologie, psychologie),aux groupements dans lesquels ilsvivent (économie, démographie,criminologie, science politique), auxinfrastructures –, puis dûment arti-culés, sont nécessaires pour opti-miser l’appréhension immédiatede l’environnement de travail etlimiter les erreurs relationnellesliées à la méconnaissance du sym-bolique : tabous, échelles de statut,rites, etc. Au renseignement d’État,nous explique Kerry Patton, demener à bien ce travail de contex-tualisation.

Pour cela, l’auteur propose dedévelopper une nouvelle branchedisciplinaire, prenant le nom de« SOCINT » et ayant vocation àse concentrer sur les aspects« cachés » de la réalité sociale,aspects cachés que les forces arméesclassiques, organisées selon deslogiques rigides (efficacité/sécu-rité), ne seraient pas en mesured’appréhender assez vite par elles-mêmes. De manière plus concrète,Sociocultural Intelligence évoque letravail d’éducation (acquisition deconnaissances multidisciplinaires/développement des facultés empa-thiques) et de distanciation (façon-nage du jugement critique/décou-verte de ses propres biais cognitifs)qu’il faut mener pour sortir de

l’ignorance bien-pensante des fortset devenir un analyste émérite, apteà décrypter les signaux faibles età reconstituer les logiques defonctionnement des systèmes etdes réseaux exogènes. Vaste pro-gramme…

K. Patton a visiblement sondé desdomaines très variés pour nourrirson propos. Les indications biblio-graphiques figurant à la fin dechaque chapitre en témoignent.Mais la manière même dont ilrésume tel ou tel épisode historique(la Révolution française, la guerredu Vietnam) met à nu le simplismede ses conceptualisations sociolo-giques et politologiques. Quant auxréticences palpables que l’auteuréprouve face aux démarches scien-tifiques fondées sur le doute systé-matique, la confrontation dessources, la formulation d’hypothè-ses concurrentes, la prise en consi-dération des voix dissidentes et descritiques neutres, elles laissentplaner un doute : quid de l’hygièneintellectuelle de K. Patton ? Pour-quoi ne s’est-il pas appliqué à lui-même les grands principes qu’ilprétend indispensables à l’épa-nouissement du renseignementSOCINT et à l’amendement despratiques contre-insurrectionnelleset contre-terroristes ? Si elle tientvraiment à croître et à prospérer, lasubdiscipline aura besoin de setrouver des porte-parole plus àl’aise face à l’altérité, à la com-plexité et à l’ambiguïté.

Jérôme Marchand

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ENVIRONNEMENT

LES HORIZONS TERRESTRES. RÉFLEXIONSSUR LA SURVIE DE L’HUMANITÉAndré LebeauParis, Gallimard, 2011, 272 pages

Après avoir, dans son précédentouvrage L’Enfermement planétaire(Paris, Gallimard, 20081), montré defaçon convaincante l’humanitéenfermée durablement dans uneplanète dont les ressources ne sontpas infinies, André Lebeau sedemande ici s’il est possible deconcevoir une société assurée depérennité et procurant en mêmetemps une existence authentique-ment humaine. Deux caractéris-tiques au demeurant difficiles àvérifier.

Les éléments de réponse rassem-blés par l’auteur peuvent s’orga-niser autour de trois thèmes clés.

– La nécessité d’une transitionmajeure en matière énergétique,pour combler le vide que va créer ladisparition de l’énorme part (80 %actuellement) que représentent lescombustibles fossiles générateurs– mais ils ne sont pas les seuls – degaz à effet de serre. Une fois épui-sées les réserves de combustiblesfossiles, serons-nous réduits à laseule énergie solaire ou existera-t-ilune autre forme d’énergie inépui-sable ? Deux voies seulement sont,semble-t-il, concevables à cetégard : les surgénérateurs et la

fusion nucléaire, qui nécessitentune intervention massive de l’État.La surgénération permet de main-tenir pendant plusieurs siècles lerecours à des matériaux fissilesavant de voir réapparaître le spec-tre de la pénurie énergétique maissa généralisation pose « de redou-tables problèmes de sécurité ».Quant à l’énergie de fusion, certes« elle possède toutes les qualitésnécessaires pour assurer, à l’hori-zon du millénaire, l’approvision-nement en énergie primaire dusystème technique. Mais en l’étatdes connaissances et des savoir-faire, elle n’est pas maîtrisée. »

– Les dangers multiformes de l’alté-ration du climat. A. Lebeau traitenaturellement du danger actuelle-ment le mieux connu, le réchauffe-ment climatique. Il rappelle notam-ment que compte tenu des incerti-tudes, l’avenir se situe entre unimpact déplaisant mais remédiable(+ 2 °C) et un choc catastrophiqueaux effets peu maîtrisables (+ 5 °C).Il ajoute que l’on connaît encoremal les incidences sur le déplace-ment des zones de sécheresse, quipourrait se traduire, au Maghreb,par une remontée de la frontière dudésert vers le nord et, de façon plusgénérale, par des migrations depopulations « qui n’ont nulle partoù aller ».

– La régulation du nombre d’hom-mes sur Terre. Ce troisième thèmeest le plus simple à formuler maisle plus difficile à traduire concrè-tement, car il porte sur la régressionde la population mondiale, consi-1. Cf. Politique étrangère, vol. 74, n° 2, été 2009.

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dérée comme une « composanteinéluctable de toute évolution versune société pérenne ». Déjà A.Lebeau écrit qu’« aucune sociétépérenne ne peut exister, et encoremoins évoluer harmonieusement,avec le niveau de population actuel,pour ne rien dire de celui auquelnous sommes promis ». On noteraqu’à terme il deviendra impossiblede recourir à ce palliatif des inégali-tés que représentait le nivellementpar le haut, durablement interditpar la finitude des ressourcesterrestres.

La coexistence entre des zones sur-peuplées et des zones déclinantesva susciter des tensions qui, pourn’être pas idéologiques, n’en serontpas moins difficiles à gérer. Lesrelations entre États pourront-ellesévoluer dans le sens coopératifqu’on a pu observer par le passéface à un danger (militaire) com-mun ? Bref, « y aura-t-il rétractionconcertée du domaine de la souve-raineté nationale » ? Une gouver-nance mondiale chargée de maî-triser les relations de l’humanitéavec sa planète paraît la réponselogique à cette lutte d’un nouveaugenre, lutte menée contre une bio-sphère qui ne nous veut aucun malmais sait dire là où elle a mal– encore qu’elle ait tendance à fairesentir les effets de l’altérationclimatique dans les zones de hautelatitude, alors que « l’essentiel dela puissance économique et poli-tique » qui la génère se situe dans lazone tempérée. La gouvernancemondiale appelée à gérer ce monde

de croissance zéro ne pourra entout cas voir le jour que « par lerenouvellement des générations »et en tenant compte « des échéancesque consentira la Terre ». Il faut êtrereconnaissant à A. Lebeau de nousen présenter une première ébaucheà la fois rigoureuse et malheureu-sement crédible.

Bernard Cazes

AFRIQUE

SOMALIA: THE NEW BARBARY?PIRACY AND ISLAM IN THE HORN OF AFRICAMartin N. MurphyLondres, Hurst & Co, 2011280 pages

La Somalie est un « État failli » dontle monde se désintéresse depuisl’opération d’octobre 1993 qui s’estsoldée par la mort de 19 soldatsaméricains. À la suite de ces événe-ments, les États-Unis ont décidé des’en retirer et ont convaincu lespays occidentaux de ne plus s’yfaire piéger.

Cette posture abstentionniste a étéconfortée avec le temps. Tous lesefforts déployés depuis 20 ans parl’Organisation des Nations unies(ONU), l’Union africaine (UA), laLigue des États arabes, l’Autoritéintergouvernementale sur le déve-loppement (Intergovernmental Au-thority on Development, IGAD) etles pays de la Corne pour rétablirune forme d’autorité nationale ontéchoué. La Somalie reste une so-ciété sans État, déchirée par une

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violence meurtrière d’autant plusincompréhensible qu’à la diffé-rence d’autres régions d’Afrique, ceterritoire est ethniquement, reli-gieusement et linguistiquement leplus homogène qui soit. Les lignesde fracture au sein de la sociétésomalie opposent les clans. La com-plexité de leur généalogie défiel’analyse. La fluidité de leurs allian-ces hypothèque toute prospective.

L’ignorance dans laquelle on alongtemps tenu la Somalie fut béni-gne. Faisant un peu vite abstractiondes violences sporadiques qui dé-chiraient le pays et d’un retard dedéveloppement humain (espérancede vie, alphabétisation, accès auxsoins, etc.) camouflé par l’absencede statistiques internationales,certains esprits libéraux ont vantéles capacités d’autorégulation desclans somaliens. Leur situation surle terrain était moins idyllique ;mais elle était confinée. La commu-nauté internationale pouvait doncs’en désintéresser puisqu’ellen’avait pas à en souffrir.

Les choses ont changé en 2001. Avecle 11 septembre, on s’est souvenuqu’Oussama Ben Laden avait long-temps vécu au Soudan et qu’Al-Qaida avait essaimé des cellules enSomalie. On s’est alors lancé dansune course un peu ridicule aux grou-pes islamistes, avant de réaliserque le plus influent d’entre eux,Al-Ittihad al-Islaami, avait quasi-ment cessé toute activité. Certes,dans les années 1990, Al-Qaida avaitplacé beaucoup d’espoir dans laSomalie. La rumeur veut qu’elle y

aurait alors ouvert des camps d’en-traînement. C’est à partir de laSomalie qu’elle organisa les atten-tats d’août 1998 contre les ambas-sades américaines de Nairobi et deDar es-Salaam, puis ceux de novem-bre 2002 contre des cibles israéliennesà Mombasa. Mais la greffe ne pritpas. Leur méfiance vis-à-vis desétrangers, leurs pratiques de l’islaminspirées du soufisme et leurs allé-geances fluctuantes ont fait desSomaliens de bien piètres recruespour les terroristes d’Al-Qaida, plusà l’aise dans les États faibles quedans les États faillis.

La Somalie a en revanche engendréune nuisance internationale, bienréelle celle-ci. Depuis la chute deMohamed Siad Barre en 1991, lapiraterie se développe au large deses côtes. Elle touche les navirescroisant dans le golfe d’Aden, qu’ilsrelient ses deux rives ou se dirigentvia le détroit de Bab-el-Mandeb etle canal de Suez vers l’Europe.Martin N. Murphy montre l’am-pleur prise par le phénomène : despirates de plus en plus audacieux,qui n’hésitent pas à intercepter desnavires à plus de 1 000 milles nau-tiques des côtes, et de plus en pluscupides, demandant des rançonsde plusieurs millions de dollars.Chercher dans leurs actions desmotivations idéologiques ou reli-gieuses est inutile ; l’appât du gainest leur seul moteur. La particula-rité de cette piraterie est qu’elle dis-pose d’un « sanctuaire » : les petitsports du Puntland – à la différencede ceux de Malaisie ou d’Indonésie

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– sont inaccessibles à toute actioninternationale.

M. Murphy décrit les réponsesmilitaires que la communautéinternationale a tenté de mettre enœuvre : les opérations navales del’Organisation du traité de l’Atlan-tique nord (OTAN), de l’Unioneuropéenne (UE), ainsi que le jeugéopolitique en cours dans l’océanIndien avec la participation desmarines chinoise, indienne, ira-nienne et russe. Ces opérationssoulèvent des problèmes juridiquesdélicats : faut-il respecter la souve-raineté des eaux territoriales soma-liennes ? Devant quelles juridic-tions juger les pirates appréhen-dés ? Outre son coût difficilementsoutenable, la riposte navale nesuffira pas à elle seule. Il faudrait ladoubler de raids terrestres, politi-quement et matériellement inenvi-sageables à l’heure actuelle.

M. Murphy a raison d’insister : lalutte contre la piraterie doit êtreautant sinon plus politique quemilitaire. Sans vouloir à tout prixrecons-truire en Somalie un État quin’y a jamais existé ni plaquer unmodèle occidental sur une société quin’est pas prête à l’accepter, la com-munauté internationale devrait fairepreuve de pragmatisme et rompreavec le fantasme d’une Somalie unie,déjà mis à mal par 20 ans de guerrecivile. Cela passera, selon l’auteur,par la reconnaissance du Somaliland,voire du Puntland, comme entitésconstituées. C’est en ramenant la paixà terre qu’on pacifiera les océans.

Yves Gounin

SARKO L’AFRICAINGilles LabartheParis, Hugo & Cie, 2011, 236 pages

Gilles Labarthe est journalisted’investigation. Compagnon deroute de l’association Survie, prési-dée jusqu’à sa mort par François-Xavier Verschave, il s’est fait unespécialité des arcanes économiquesde la Françafrique. Son dernierouvrage évite toutefois les outran-ces de certaines publications decette association vengeresse, tel leNicolas Sarkozy ou la Françafriquedécomplexée de Samuël Foutoyet(Bruxelles, Tribord, 2009). Mêmes’il ne contient pas de révélationsrenversantes et se borne tropsouvent à recycler des informationsdéjà connues, il se lit sans déplaisir.

G. Labarthe ambitionne de dresserune « biographie sous l’angle afri-cain » de Nicolas Sarkozy. Il veutfaire mentir l’image d’un présidentqui se désintéresserait de l’Afrique.Au contraire, soutient-il, le futurcandidat à la présidentielle s’esttrès vite convaincu que tout can-didat à l’Élysée devait être adoubépar les chefs d’État les plusinfluents de l’ancien pré carré. Celaexplique le soin qu’il a pris à entre-tenir des contacts réguliers aveceux et au premier chef avec OmarBongo, qu’il ne manquait pasd’aller saluer à l’occasion de ses(nombreux) passages à Paris.

L’auteur montre que, durant toutesa carrière, Nicolas Sarkozy acôtoyé des hommes politiques(Achille Peretti, Charles Pasqua,

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Patrick Balkany, etc.) ou deshommes d’affaires (Jean-MarcVernes, Vincent Bolloré, MartinBouygues, etc.) très impliqués enAfrique. Mais, et c’est là que leraisonnement pèche, il ne suffitpas que le futur président ait croiséquelques hommes liges de laFrançafrique pour devenir un« Africain ». Un chapitre est parexemple consacré à Michel Lunvenqui, après avoir travaillé auprès deJacques Foccart, fut ambassadeur àNiamey, à Bangui et à Libreville. Ilfinit sa carrière comme « conseillerAfrique » de Martin Bouygues.L’amitié bien connue qui lie l’héri-tier du géant du BTP et le futurprésident ne suffit pas à faire duconseiller de celui-ci un proche decelui-là.

G. Labarthe est en revanche plusconvaincant quand il souligne lelapsus entre les promesses ducandidat de rompre avec la Fran-çafrique et le conservatisme de saprésidence. Il rappelle les bellesenvolées du discours de Cotonoudu 19 mai 2006 (« Il faut […] débar-rasser la relation franco-africainedes réseaux d’un autre temps, desémissaires officieux qui n’ontd’autre mandat que ceux qu’ilss’inventent ») et décrit avec piquantles faux-pas du premier péripleprésidentiel africain au Sénégalpuis au Gabon, alors qu’on atten-dait le nouveau président au Ghanaou en Afrique du Sud.

Mis sous presse en février 2011, lelivre de G. Labarthe ignore lesdernières évolutions de la politique

africaine de la France. Il est difficilede lui en faire reproche. Il n’endemeure pas moins qu’elles contre-disent largement sa présentationtrop négative. Après une décenniehouleuse, la Côte-d’Ivoire a enfintourné la page Laurent Gbagbo enavril 2011. C’est une belle victoirepour la démocratie et pour laFrance. Autre évolution significa-tive : Claude Guéant, qui pendantquatre ans a eu la haute main surtoutes les affaires africaines, aquitté l’Élysée fin février. Il n’estpas sûr qu’il puisse continuer à leurporter la même attention depuisson bureau de la place Beauvau.D’ailleurs, les révélations en sep-tembre de Robert Bourgi, qui étaitproche de l’ancien secrétaire géné-ral de l’Élysée, sont le révélateurd’un glissement de pouvoir. Cegrand « déballonnage » a des airsde chant du cygne.

Yves Gounin

AMÉRIQUE LATINE

URIBE-CHAVEZ : DEUX VOIESPOUR L’AMÉRIQUE LATINE ?Stephen LaunayParis, Buchet-Chastel, 2010258 pages

La Colombie ne connut qu’uneéphémère période dictatoriale. EnAmérique du Sud, il est peu depays d’aussi solide traditiondémocratique. On y cultive le« civilisme», un formalisme juri-

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dique empreint de politesse et demansuétude. Cette nation souffretoutefois d’un clientélisme endé-mique, de l’existence de cartels dela drogue et de la lutte armée desForces armées révolutionnaires deColombie (FARC) qui pratiquentprises d’otages, attentats, exac-tions et extorsions crapuleuses.Maire de Medellin, gouverneurpuis président, Alvaro Uribe n’apas hésité à décider une incursionen territoire équatorien pour ydéloger un chef des FARC. Celacontribue à la mauvaise réputationde ce libéral qui passe pour un con-servateur ami de George W. Bush.On aurait bien tort, cependant, del’assimiler à une sorte de Poutinedes tropiques. Cible d’un attentatdès sa prise de fonction, Uribe neguerroie pas contre les FARC defaçon indiscriminée. Pour lui, lafermeté envers l’organisationn’interdit pas la négociation aveccertains de ses membres. Et tou-jours il se montre soucieux d’affer-mir la démocratie.

On ne saurait le comparer avecle colonel putschiste, autopromugénéral, Hugo Chavez. Celui-cirégente le Venezuela comme sachose. Il n’a pas de paramilitairesmais promulgue une loi créant unemilice bolivarienne comme gardeprétorienne. Il verse des subsidesclientélistes en cascade à desmissions bolivariennes. Le pays esten proie à une corruption généra-lisée accompagnée de stagnationéconomique. Le tissu économiquepâtit de décisions erratiques. Les

harangues du leader sont chargéesde maintenir la société soustension. Mobilisation d’un pouvoirenvahissant indigne de Bolivar,lequel avait le sens des oppositionstempérées par la stabilité juridique.Sous Chavez, un « socialisme duXXIe siècle » et une démocratie« sociale et participative » sontcensés générer un « véritable trans-fert de pouvoir vers les mouve-ments sociaux organisés ». Popu-liste mâtiné d’intellectuel, Chavezdisserte sur le « peuple conscient etorganisé unique combustible de lamachine de l’Histoire » ou encoresur le « caractère sociohistoriquede l’être vénézuélien ».

Pour l’auteur plane le fantôme ducaudillo, du « thaumaturge des bles-sures » de la nation, qui conçoitl’Histoire comme le théâtre d’unaffrontement de titans, l’arméecomme la productrice de l’épopéenationale et les opposants commedes obstacles au peuple. Les histo-riens sud-américains qualifiaient decésarisme démocratique ce régimebelliqueux, où la carrure d’un chef estcensée protéger le peuple contre des« agressions incessantes » (VallenillaLanz), où des oligarques proclamésbolivariens ressemblent à « ceux quise croient meilleurs sous prétextequ’ils descendent d’un comte oud’un marquis » (Briceno). Le chave-zisme de l’autocrate communisantqui gesticule à Caracas s’explique-t-ilpar une idéologie irrationnelle,comme le suppose l’auteur ? Idéolo-gie en tout cas bien utile puisqu’unejeune Néerlandaise de bonne famille,

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engagée dans les FARC, réalisequ’y sévit (comme dans toute gué-rilla marxiste-léniniste) une iné-galité criante entre les « rangsinférieurs » et un staff qui s’acca-pare sans vergogne « de l’argent,des cigarettes, des sucreries ».

Marc Crapez

ASIE

PAKISTAN: A HARD COUNTRYAnatol LievenNew York, PublicAffairs, 2011576 pages

Au fondement de son analyse,Anatol Lieven met la notion com-plexe de kinship, groupe humain liépar un code de conduite explicite ouimplicite auquel il est simplementimpensable, pour ses membres, dedéroger. L’origine de ces groupes estvariable : ce peut être la croyance enl'existence d'un ancêtre commun,généralement mythique ; la perpé-tuation de relations féodales etpaternalistes traditionnelles ; uneforme de confrérie religieuse autourdu culte d’un saint reconnu commele protecteur du groupe et dirigéepar un de ses descendants ; ouencore la survivance inconscientedes anciennes castes hindoues. Peuimporte, l'essentiel étant que, danschacun de ces groupes, les droits etles devoirs des membres soient clai-rement définis, les hiérarchies res-pectées et les amis et les ennemis

clairement désignés. La préser-vation de l’honneur du groupe estle moteur du comportement dechacun. L’objectif commun estl’accroissement de la gloire, de lapuissance et de la prospérité dugroupe et en particulier de son chef.L’auteur analyse finement le fonc-tionnement de ces groupes dansles quatre provinces qui consti-tuent le Pakistan (le Penjab, leSind, le Balouchistan, le KhyberPakhtunkhwa [ex-North-West Fron-tier Province, NWFP]), en souli-gnant les spécificités locales de leurfonctionnement mais aussi les simi-litudes.

Pour l’auteur, l’histoire et la réalitéprésente du Pakistan s’expliquent,dans une très large mesure, parl’interaction de ces groupes. Pre-nons par exemple la vie politique.Les partis politiques ne sont pas despartis de masse regroupant desmilitants qui partagent la mêmeidéologie mais des regroupementssouvent instables de kinships autourd’une famille dominante. C’est enparticulier le cas pour les deuxpartis les plus importants, le PakistanPeoples Party (PPP) autour de lafamille Bhutto et la Pakistan Mus-lim League (PML) autour des frèresSharif. Ce côté « fief personnel »des partis politiques est encore plusprononcé pour les différentes dissi-dences de ces deux partis, les deuxexceptions étant le Jamaat-e-Islami,qui recrute sur la base d’une inter-prétation rigoriste de l’islam dansla classe moyenne éduquée desvilles mais qui n’attire pas à lui les

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masses populaires, et le MuttahidaQaumi Mahaz (MQM), qui repré-sente les intérêts des musulmansqui ont quitté l’Inde lors de la parti-tion et se sont réfugiés à Karachi etdans les grandes villes du Sind. Ceparti n’a pas réussi, jusqu’à présent,à s’étendre au-delà de cette clien-tèle. L'armée elle-même, facteur po-litique essentiel, est devenue unimmense kinship qui a adopté lesmodes de fonctionnement tradi-tionnels de ces groupes : s’appro-prier les financements et lesemplois pour assurer la stabilité etla prospérité du groupe.

L’auteur en tire trois enseigne-ments.

– Le Pakistan ne peut être le lieu dechangements révolutionnaires. Lesrares tentatives de changementradical du pays ont toutes échoué,car le système a toujours réussi àreprendre la main, et ce généra-lement très rapidement. C'est pour-quoi, à moins d'événements impré-visibles résultant d’actions exté-rieures, telles une nouvelle défaiteen face de l'Inde ou des interven-tions massives des États-Unis dansle pays, le système a la capacité desurvivre à la vague de violencephysique et idéologique qui paraîtaujourd’hui le submerger. Le risqued'une révolution islamique est, pourA. Lieven, extrêmement faible.

– L’État central, les gouvernementsrégionaux et autres autorités publi-ques ne sont conçus que comme un

instrument d’enrichissement et depatronage pour ceux qui exercent lepouvoir et sont vécus par le reste dela population comme des agentsd’oppression et de prédation. Lanotion d’intérêt général est inexis-tante.

– Enfin, la perpétuation de l’exis-tant, hypothèse la plus probable, nedoit pas conduire à l’optimisme,même si elle fait justice du catas-trophisme habituel des commen-tateurs occidentaux : aucune poli-tique de développement n’estpossible et, à terme, l'épuisementdes ressources écologiques dupays, en particulier de l’eau – alorsque la progression démographiquereste une des plus élevées dumonde –, pourrait conduire à unecrise insurmontable.

L’ouvrage d’A. Lieven, absolumentremarquable, est nourri d’uneconnaissance approfondie duPakistan et d’une véritable empa-thie pour son peuple, victime d’unsystème terriblement dur pourceux qui le subissent – d’où sontitre. Tout au plus peut-on sedemander si l’auteur ne sous-évalue pas le danger des évolutionsles plus récentes, qui aggravent larupture entre la classe dirigeante etle reste de la population, dontl’exaspération légitime s’exprimepar un antioccidentalisme virulentet par la montée de l’islamismeradical.

Olivier Louis

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INDIA: A PORTRAIT. AN INTIMATEBIOGRAPHY OF 1.2 BILLION PEOPLEPatrick FrenchLondres, Allen Lane, 2011436 pages

Écrivain et historien, Patrick Frencha déjà publié plusieurs ouvrages,notamment sur l’Inde. Le portraitqu’il nous brosse de ce pays est d’unniveau exceptionnel dans sa formeet son contenu. Trois grands thèmessont abordés : la nation et la viepolitique, l’économie – ou Lakshmi,déesse de la richesse – et la société.Avec un art consommé, l’auteurtrace les grandes perspectives en lesassortissant de faits pris sur le vif,d’interviews, de descriptions. Ainsiapparaissent ombres et lumières.

La « plus grande démocratie duglobe » ne chemine pas sans failles niviolences : voir le massacre de 3 000Sikhs, après l’assassinat d’IndiraGandhi (1984) par un de ses gardesdu corps appartenant à cette reli-gion. Plus récemment, l’auteur s’estentretenu avec des maoïstes, mili-tants qui ont créé plusieurs foyerssanglants dans les zones forestièresdu Nord-Est de la péninsule.

Les grandes étapes de la vie poli-tique sont retracées depuis leurgenèse en 1947 à nos jours : ladynastie Nehru-Gandhi jusqu’en1989, puis les gouvernements decoalition qui perdurent après 1996,source d’affaiblissement du pou-voir central par rapport aux États,les uns allant de l’avant dans leurdéveloppement, les autres s’empê-trant dans leurs dissensions.

Aspect inédit du monde politique,la family politics, ou les politicienshéréditaires qui prolifèrent danstous les partis : fils ou gendres, fillesou belles-filles, autres parents quipeu à peu remplacent leurs ascen-dants. Sur les 543 membres du LokSabha (Chambre basse) du Parle-ment central, 156 ont succédé à desparents plus ou moins proches, soit28,6 %, pourcentage qui s’élèveencore lorsqu’on ne considère queles plus jeunes parlementaires. Soitdit en passant, le phénomène est en-core plus marqué en Chine avec les« fils ou filles de princes », descen-dants des dignitaires de l’ère Mao.Dans le même temps, le rôle descastes change sur l’échiquier avec lamontée des dalits (ex-intouchables)et des basses castes. C’est ainsi quele lecteur rencontre Mayawati,femme dalit devenue Chief Ministerde l’Uttar Pradesh, le plus grandÉtat de l’Inde, pépinière jusqu’alorsde leaders brahmanes, dont la fa-mille Nehru, d’origine lointaine-ment cachemiri. La grosse minoritémusulmane a été très affaiblie parl’exode d’une grande partie de sesélites au Pakistan, facteur dont leseffets n’ont pas disparu aujour-d’hui, ce qui explique en partie sarelative fragilité socio-économique.

La politique étrangère n’est pasoubliée, avec de judicieuses réfé-rences aux États-Unis, au Pakistan,à l’Afghanistan. Si Dehli resserreses liens avec Washington, les rela-tions avec Islamabad restent lour-des d’aléas, malgré quelques ré-cents progrès.

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Après un rappel des étapes de lapolitique économique, l’auteurinsiste sur le changement de climatdû aux réformes. Il dessine leportrait de self-made men partis avecquelques milliers de dollars,aujourd’hui à la tête de conglo-mérats. Les nouveaux riches, quiétalent leurs richesses, alternentavec les disciples de Max Weber quis’ignorent, demeurés frugaux dansleurs modes de vie. Bien connuessont les innovations dans l’infor-matique mais bien d’autres cas sontcités, de Bharat Forge, producteurmondial de pièces détachées pourvoitures, à la percée des firmespharmaceutiques. P. French finitpar nous emmener dans les vigno-bles du Maharashtra (Mumbai) où,avec des collaborations françaises,des Indiens produisent un excellentSauvignon… Signe des temps,comme en Chine, le vin arrive sur latable des classes aisées. Face noire :les retards persistants dans les in-frastructures, transports, électricité,qui suscitent de lourds surcoûtsdans les entreprises, les nombreuxaspects du coulage et de la corrup-tion, ici comme en Chine.

La société est le théâtre de multiplesmutations, surtout dans les classesaisées ou moyennes supérieures : laculture des loisirs, les biens semi-durables, la voiture, le frigo, laclimatisation, les mœurs, etc. Typi-que est la décriminalisation del’homosexualité, comme en Chined’ailleurs, tandis que les mariagesd’amour, le cas échéant intercastes,deviennent moins rares. Néan-

moins, l’auteur a raison d’affirmerque « la dévotion à la religion nesemble pas décliner ». Traditions etmodernité s’affrontent ou s’allient,tels ces très riches hommes d’affai-res et ces politiciens parfois de hautvol restés fidèles à leurs rites, ycompris à leurs astrologues ; et lesmariages arrangés dans la mêmecaste restent dominants.

Cette mosaïque aux multiples cou-leurs se déploie dans un pays de1,2 milliard d’âmes. Il en découleun éventail d’une taille exception-nelle, entre le meilleur et le pire.

Gilbert Étienne

MAGHREB/MOYEN-ORIENT

AU CŒUR DE LA LIBYE DE KADHAFIPatrick HaimzadehParis, JC Lattès, 2011, 186 pages

Grande comme trois fois la France,la Libye est désertique à 95 % et tire92 % de ses revenus du pétrole. Les5 millions de Libyens sont majori-tairement des Arabes, parlant desdialectes similaires, auxquels s’ajou-tent 200 000 Berbères et 50 000Touaregs, Berbères nomades duSahara. La rivalité entre Tripolitaineet Cyrénaïque date de l’Antiquité.Tripoli est la sœur ennemie deBenghazi qui, sous l’égide du sou-fisme, fut le berceau de la résistanceà la colonisation italienne, puis del’indépendance. Entre les deuxpasse une importante artère carava-nière qui débouche sur le golfe deSyrte. En 1969, un colonel autopro-

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clamé de 27 ans réussit un coupd’État. Fin connaisseur de son pays,Mouammar Kadhafi fait preuved’intelligence politique pour dé-jouer ensuite plusieurs tentatives deputsch. Il réprime des soulèvementsà l’arme lourde mais s’inscrit dansl’imaginaire collectif de sa nation etflatte certaines valeurs dominantesde sa société. Sa notion de pouvoirdirect des masses trouve un échodans une frange de la populationhostile à un pouvoir central fort. Safameuse tente est un clin d’œil aumythe du mode de vie bédouin cardans ce pays, le plus urbaniséd’Afrique (85 % de citadins), beau-coup disent qu’ils vont « passer leweek-end dans le désert », où ilspossèdent un terrain.

Le clientélisme de l’ex-dictateuralternait contrainte, menace, négo-ciation et largesses. Cette relationde pouvoir fondée sur le coupleallégeance/rétribution était l’inversede la méritocratie ou de la concur-rence libre et non faussée (un Libyensur sept est fonctionnaire, souventvirtuel ou intermittent, mal payémais bénéficiaire de passe-droits). Cesystème instable et ubuesque étaitcaractérisé par un défilé de réformesjamais appliquées et une précaritédes statuts des élites. Le fait du princepouvait faire, défaire et livrer dessubalternes à la vindicte populaire.La garde rapprochée se payait sur labête économique. Le clan familial setaillait de plus en plus la part du lion.Dérive « affairiste sur fond de frus-tration sociale » qu’illustre l’exemple,puisé dans la vie quotidienne, du

policier de faction à un carrefour, quibloque la circulation pour laisserpasser la voiture de sport du fils defamille avant de contrôler un taxi oule pick-up d’un paysan.

Tourner la page de l’ère Kadhafi nesera pas possible sans composer avecl’existence des tribus comme élémentstructurant et régulateur de la vio-lence. La tribu est une filiation fondéesur l’ascendance paternelle, qui sereconnaît dans l’appartenance com-mune à un ancêtre éponyme. Cegroupe constitue un espace de soli-darité, de débat et de médiation, sousl’autorité morale d’un représentantapte à régler un différend interne ouavec l’extérieur en s’appuyant sur ledroit coutumier. Les Libyens recou-rent à la solidarité tribale pour obte-nir un poste, une promotion, uncrédit, un logement, faire avancer undossier ou débloquer les choses.

Marc Crapez

AFRIQUE DU NORD - MOYEN-ORIENT :RÉVOLUTIONS CIVIQUES,BOULEVERSEMENTS POLITIQUES,RUPTURES STRATÉGIQUES (ÉD. 2011-2012)Frédéric Charillonet Alain Dieckhoff (dir.)Paris, La Documentation française2011, 146 pages

Depuis la disparition du regrettéRémy Leveau, la direction del’ouvrage collectif publié annuelle-ment par La Documentation fran-çaise sur l’Afrique du Nord et leMoyen-Orient a été reprise conjoin-tement par Frédéric Charillon et

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Alain Dieckhoff. Il apporte chaqueannée une analyse des événementsles plus marquants qui secouent cesrégions pleines de turbulences. Lalivraison de cette année fait unelarge place au « printemps arabe »et à ses conséquences géopolitiques.

F. Charillon, qui l’introduit sur lethème des « révolutions civiques,bouleversements politiques, rup-tures stratégiques », essaie de déga-ger quelques conclusions provi-soires à partir de plusieurs constats.Il souligne en particulier la « natureà la fois populaire, consensuelleet spontanée » des mouvementsobservés. Il remarque que les doc-trines d’ensemble face à cette situa-tion sont trop larges. Une « doctrinePowell », comme une « politiquearabe » trop globalisante, ne sontplus utilisables. Une approche pluspragmatique, plus au coup parcoup, lui paraît à juste titre indis-pensable. La principale leçon estsans doute celle de la nécessité de la« révision totale d’un certain nom-bre de concepts ou de référents quiavaient marqué par le passé la rela-tion de l’Europe avec les Étatsarabes ». Ainsi recommande-t-il des« recompositions diplomatiques ».L’Union pour la Méditerranée(UPM) avait fait du présidentHosni Moubarak un partenairemajeur pour mettre sur les rails ceprojet ambitieux. À l’évidence, lasituation actuelle définit une nou-velle donne, qui oblige l’Europe, etplus précisément la France, à adap-ter ses outils de coopération avecles pays méditerranéens du Sud.

Pour les États-Unis, qui ont choiside soutenir les révolutions arabes,la situation n’est pas sans risques.L’Arabie Saoudite n’a pas caché sadésapprobation sur la façon dont leprésident Barack Obama a « lâché »le président Moubarak, comme parle passé le président Jimmy Carteravait abandonné le Shah. Pour lesacteurs régionaux eux-mêmes, ara-bes ou non arabes, comme Israël, laTurquie et l’Iran, l’évolution desévénements devrait conduire à uneadaptation, voire à une redéfini-tion, de leur politique étrangère.

L’ouvrage aborde successivementles situations de l’Égypte, de laTunisie et des Territoires pales-tiniens avant d’analyser le dévelop-pement préoccupant des activitésd’Al-Qaida au Maghreb islamique(AQMI) et d’évoquer, plus large-ment, la place et le rôle de l’islamdans les sociétés arabes.

S’agissant de l’Égypte, VincentRomani, professeur à l’universitédu Québec à Montréal, rappelle quela révolution a été précédée dès2004 de multiples signes annon-ciateurs, de mouvements sociauxmais aussi d’une contestation poli-tique de plus en plus forte. Il souli-gne le caractère essentiel des enjeuxpour l’armée, qui entend tout à lafois « organiser à son avantage etau plus vite son retrait de la scènepolitique tout en maintenant sonpouvoir économique et politique ».L’évolution récente montre la diffi-culté pour l’armée de poursuivreces objectifs largement contradic-toires et de gérer la situation en

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alternant répression et conciliation,tout en s’efforçant de contrôler uneépuration qu’elle entend réduire austrict minimum. Elle y réussit pourl’instant au prix d’une dégradationde son image. Quant aux Frèresmusulmans, qui ont su récupérer larévolution, ils restent à l’évidenceun acteur incontournable dans leprocessus politique qui se précise.

L’évolution de la situation tuni-sienne, évoquée par Flavien Bourrat,montre à quel point le passage d’unÉtat policier à un État de droit estdélicat ; si l’armée se veut gardiennedes institutions, son jeu est ici plusclair que celui du Conseil supérieurdes forces armées (CSFA) égyptien.Mais en Tunisie aussi, les islamistesentendent récupérer la révolution :s’ils « peinent à définir un projetpolitique lisible et cohérent », ilsdemeurent des acteurs inévitables,avec lesquels les révolutionnairesdevront compter. Un consensussemble se dégager pour mettre enplace des garanties afin d’éviter leretour d’un pouvoir despotique. Àcet égard, l’évolution de la Tunisiemérite d’être particulièrement sui-vie. Plus que tout autre pays arabe,elle détient les atouts pour bâtir unevéritable démocratie.

Cet ensemble de contributions restepertinent à la lumière des évolu-tions récentes : il donne des clés in-téressantes pour la compréhensiond’événements parfois déroutants.Si certains traits sont communs àl’ensemble du monde arabe, cha-que pays témoigne d’une spécificitéqui laisse penser que les révolu-

tions arabes connaîtront sans doutedes évolutions et des destins fortdifférents.

Denis Bauchard

LA RÉVOLUTION ARABE : DIX LEÇONSSUR LE SOULÈVEMENT DÉMOCRATIQUEJean-Pierre FiliuParis, Fayard, 2011, 252 pages

Parmi les nombreux livres parus àla suite du « printemps arabe », onretiendra celui de Jean-Pierre Filiu.Publié d’abord en anglais auxÉtats-Unis et traduit par l’auteurlui-même, il est sans doute l’un desplus stimulants. J.-P. Filiu essaie dedégager « quelques leçons » d’unprocessus qui est loin d’être achevé,car il s’agit bien, selon lui, de « LaRévolution » avec un L et un Rmajuscules.

Après avoir fait la chasse aux idéesreçues, il tire quelques premièresconclusions. On ne peut que parta-ger son analyse lorsqu’il écrit queles Arabes ne sauraient constituerune exception face à la démocratieet que les musulmans peuventvivre dans des pays démocratiques.Il souligne à juste titre le rôle jouépar la jeunesse, tout à la fois frus-trée, mondialisée, numérisée, quine se reconnaît pas dans ces régi-mes oppressifs d’un autre âge. Ilnote le rôle d’accompagnement dela révolution des armées, décisifdans plusieurs pays. Il analysel’embarras des mouvements isla-mistes, dont les Frères musulmans :ceux-ci n’ont joué aucun rôle dans

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le déclenchement de la révolutionmais ont pris le train en marcheavec un certain succès. Tout en évo-quant le rôle des réseaux sociaux, iln’en surévalue pas l’importance. Ila raison de souligner que la ques-tion palestinienne non seulementn’a pas été évacuée, mais qu’elledemeure « au cœur » des opinionsarabes. L’assaut donné à l’ambas-sade d’Israël au Caire le 9 septem-bre 2011 montre bien que le pro-blème demeure entier.

« Vague historique » qui n’en estqu’à ses débuts, le « printempsarabe » a enclenché une dynamiquequi n’est pas près de cesser de pro-duire des effets. Certes, ce pro-cessus ne sera pas linéaire : il y aurades tensions, des crises, voire desretours en arrière. En effet, les révo-lutions arabes ont devant elles desdéfis de toutes sortes : sociaux,politiques, économiques. Comme lereconnaît l’auteur, « il faudra desdécennies pour les surmonter ». Sile « mur de la peur » est tombé et sirien ne sera désormais commeavant, le calendrier et le pointd’aboutissement du processus n’ap-paraissent pas encore clairementtandis que la contre-révolution s’or-ganise autour de l’Arabie Saoudite.Il est clair – et l’auteur en convient –que des risques existent pour cesrévolutions : risques de récupéra-tion mais aussi de confiscation oude restauration. À cet égard, le rôleque vont jouer les deux forces orga-nisées existant dans le monde arabe– d’une part l’armée, d’autre partles mouvements islamistes, notam-

ment les Frères musulmans – seradécisif dans le succès ou l’échec desrévolutions.

Dans un article récent de la NewYork Review of Books, Hussein Aghaet Robert Malley montrent que cettecontre-révolution est en marcheet qu’elle dispose d’atouts impor-tants. Pour sa part, J.-P. Filiu estrésolument optimiste. Souhaitonsqu’il ait raison.

Denis Bauchard

JÉSUS EST JUIF EN AMÉRIQUE :DROITE ÉVANGÉLIQUE ET LOBBIESCHRÉTIENS PRO-ISRAËLCélia BelinParis, Fayard, 2011, 360 pages

Le soutien financier, diplomatiqueet militaire accordé par les États-Unis d'Amérique à Israël constitueun facteur stratégique déterminantau Moyen-Orient. Ce sujet est régu-lièrement évoqué dans la presse,notamment lorsque Washingtonuse de son veto au Conseil de sécu-rité des Nations unies afin d'éviter àl'État hébreu une condamnationde sa politique, notamment vis-à-vis des Palestiniens. En 2006, lapublication des analyses de JohnMearsheimer et Stephen Walt surl'influence du lobby pro-israéliendans la définition de la politiqueétrangère américaine, avait faitgrand bruit. Ils concentraient leurpropos, parfois réducteur, et leurscritiques sur les organisationsjuives. Pourtant, un autre acteurextrêmement actif de la scène inté-

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rieure américaine restait éludé : ladroite chrétienne. La fondation del'État d'Israël puis la victoire de sonarmée lors de la guerre des SixJours en 1967 constituent des tour-nants décisifs dans la mobilisationpolitique de ce secteur de la sociétéaméricaine. Dans le discours reli-gieux de certaines Églises, de telsévénements historiques s'interprè-tent comme des miracles annoncia-teurs de transformations à l'échelleplanétaire. Soutenir Israël par tousles moyens devient alors unemission divine mobilisant desmillions de croyants.

Sans minorer le rôle actif et déter-minant joué par les organisationsjuives dans la vie publique états-unienne, cette étude permet demieux cerner la diversité de ce mou-vement au croisement du politiqueet de la foi. La lecture religieusequ'ont ces Églises, associations etpasteurs charismatiques les amè-nent à s'identifier totalement à lacause israélienne. Leur rapport à laterre amène ces fervents soutiensd'Israël à s'opposer farouchement àla moindre rétrocession de territoireen vue d'un règlement du conflitavec les Palestiniens.

Ces positions de principe ne signi-fient pas qu'il existe un ensemblemonolithique et uniforme du chris-tianisme nord-américain, mais plu-tôt des sionismes chrétiens, ayantchacun des lectures religieuses etpolitiques spécifiques, notammenten ce qui concerne leurs rapportsambigus à l'égard du judaïsme. Ce

souci d'explication est le grandmérite de cet ouvrage, qui permetune immersion dans un universcomplexe, mal connu et souventinaccessible.

Célia Belin précise que les sionisteschrétiens, s'ils sont « bavards », res-tent « méfiants » face au chercheur,ce qui explique l'absence de cita-tions issues des entretiens effectuéslors de ses enquêtes de terrain. Cetapport aurait pourtant permis demieux saisir les motivations d'unegalaxie souvent incompréhensiblepour le public français, très imper-méable à la dimension religieuse dela société américaine.

Samuel Ghiles-Meilhac

EUROPE

UN PETIT COIN DE PARADISAlain MincParis, Grasset, 2011, 160 pages

QUAND L’EUROPE S’ÉVEILLERALaurent Cohen-TanugiParis, Grasset, 2011, 140 pages

Îlot de paix et de prospérité chemi-nant à petits pas sur la voie de sonintégration, l’Europe a été tout aulong de la deuxième moitié duXXe siècle ce « petit coin de paradis »vanté par Alain Minc. Elle l’a été aupoint de souffrir de ce que l’on pour-rait appeler le syndrome de l’îleenchantée. Pendant les annéesgrasses, elle s’est laissée aller à latorpeur de son bien-vivre sanspenser à l’avenir, sans s’adapter au

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monde qui changeait, sans mêmeprendre conscience d’elle-même.Hier, tout allait si bien que rien nepressait. À quoi bon accélérer l’inté-gration politique, l’union écono-mique, la définition d’un « intérêtnational européen », pour reprendrel’expression de Nicole Gnesotto, etd’objectifs stratégiques communs ?Aujourd’hui, alors que l’argentvient à manquer, tous les petits coinsde ce paradis sombrent dans l’intro-version, au risque de laisser l’édificecommun s’effondrer.

Comment ne pas voir qu’à force decultiver leurs différences et leurségoïsmes nationaux, les Européens,à l’image des Suisses, se condam-nent, comme le dit A. Minc, à n’êtreplus que sujets d’une histoire qu’ilsn’assument plus ? Pour échapper àl’engrenage et redevenir acteurs, illeur faut impérativement prendreconscience d’eux-mêmes, se pensercomme Européens. À contre-cou-rant de l’esprit du moment, ce petitlivre résonne comme un vibrantappel à la fierté européenne, parceque « l’humilité interdit toute stra-tégie ; la fierté l’autorise ».

Et les raisons d’être fier d’être Euro-péen sont légion. L’auteur décritune Europe plus libérale et moinsreligieuse que les États-Unis et ca-pable, dans le champ économiqueet social, si elle le veut vraiment, de« préserver un modèle d’équilibresans égal au monde ». A. Minc croiten la capacité d’émulation entreÉtats membres, qui apporterait« sans le vouloir et parfois sans lesavoir » une saine contagion, alle-

mande en matière budgétaire, fran-çaise en politique industrielle, bri-tannique dans l’innovation etscandinave dans la technologie.L’auteur préconise cependant de« préserver l’européanité de nosentreprises stratégiques », de fusion-ner les grands instituts de rechercheet de constituer des universitéseuropéennes de rang mondial,d’élaborer une vraie politique euro-péenne de « l’immigration choi-sie ». Et d’oser ce pari : « Avec dessociétés civiles de plus en plusactives, des groupes d’intérêt deplus en plus présents, des acteursde plus en plus revendicatifs, lavision européenne de l’économiedeviendra la référence. »

Pour Laurent Cohen-Tanugi,l’Europe doit se réveiller et sedoter, dans les prochaines années,d’attributs lui permettant d’appro-cher le plus possible du statut degrande puissance, aussi intégrée etdynamique que possible. « Letemps presse, et l’heure n’est plusau réalisme de l’impuissance bri-dant depuis des années la volontéeuropéenne, mais à l’audace libéra-trice », écrit l’auteur dans une criti-que à peine voilée de ceux qui nousgouvernent, à Bruxelles commedans les capitales nationales.

Les faiblesses de l’Union européenne(UE) sont connues : budget commu-nautaire sous-dimensionné et conçucomme un système de redistributionsans effet de levier ; union monétairesans union économique ; déficiencesdans les domaines clés de la démo-graphie, de la productivité, de l’en-

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seignement supérieur, de la recher-che et de l’innovation ; dilution del’esprit communautaire à la suite del’élargissement ; absence de leader-ship, notamment de la Commissioneuropéenne ; échec de la logiqueintergouvernementale. À quoi il fautajouter « une idéologie européenne »qui exclut le recours à la force, en-traîne une réduction des dépensesmilitaires et définit l’UE comme une« puissance civile » à l’égard du restedu monde. Une idéologie, nous ditl’auteur, qui met l’Europe « en porte-à-faux face à l’évolution du monde,sorte d’exception naïve et menacéed’insignifiance dans un universd’empires et de nations-continents ».Aussi l’Europe doit-elle enfin com-mencer à « ne plus se penser seule-ment comme modèle mais aussicomme puissance, à compléter sondiscours sur les valeurs et l’exempla-rité par l’identification et la défensede ses intérêts, et à se doter d’instru-ments politiques, juridiques, diplo-matiques et militaires comparables àceux des autres pôles du NouveauMonde ».

Cet essai veut « convaincre les Étatset les citoyens de la nécessitéd’avancer vers une fédération

d’États-nations afin que l’Europedemeure dans la course et pèse detout son poids dans la mondiali-sation ». Pour y parvenir, l’auteurpréconise la constitution de listestransnationales aux élections euro-péennes et la nomination à la têtedes institutions de personnes issuesde la majorité parlementaire ; leremplacement des référendumsnationaux pour la ratification destraités par une consultation àl’échelle de l’UE ; la généralisationde la codécision législative et duvote à la majorité qualifiée auConseil ; une revalorisation et uneautonomisation progressive dubudget communautaire.

Cette décennie est décisive. L’Eu-rope a des atouts mais elle doitd’urgence apprendre à en tirer pro-fit pour promouvoir ses intérêts. EtL. Cohen-Tanugi de conclure : « Àdéfaut de faire trembler la planète,le Vieux Continent a encore lesmoyens de demeurer l’un des pôlesmajeurs de prospérité et de civili-sation du monde de demain. Àcondition que les Européens seréveillent enfin. »

Olivier Jehin