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Laurent Jeanpierre POINTS D’INFLEXION DES RÉVOLTES ARABES « Il aimait flâner dans l’attente de l’impré- visible. (…) La pensée d’affronter les autorités l’emplissait même d’une singulière allégresse. (…) La fureur était bannie de cette foule qui se mouvait dans l’éternité ; elle semblait animée d’une joie savante, qu’aucune torture, aucune oppression ne parvenait à éteindre. » Albert Cossery, Mendiants et Orgueilleux, 1955. L’étude comparée des révolutions et des changements de régime livre des enseignements précieux pour apprécier les révoltes arabes actuelles et les dynamiques politiques en cours au Moyen- Orient. La loi primordiale des révolutions est qu’il n’y a pas de lois des révolutions 1 . Tout processus révolutionnaire contient un élé- ment d’imprévisibilité pour ses protagonistes, y compris les plus actifs, qui voient s’ouvrir heure après heure, au fil de ce qu’ils qualifient alors d’événements, des possibles inédits. De cette ouverture en cascades d’horizons nouveaux vient l’impression, partagée y compris par des observateurs lointains, du caractère inouï — d’une improbabilité radicale — de la révolte. Dans le cas des récents soulèvements arabes, ce sentiment s’est exprimé de deux manières. D’un côté, par l’exaltation enthousiaste 1. Charles Tilly, Les Révolutions européennes, 1492-1992, Paris, Le Seuil, coll. « Faire l’Europe », 1993, p. 366. 16-Jeanpierre.indd 1 16-Jeanpierre.indd 1 14/04/11 14:46 14/04/11 14:46

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Laurent Jeanpierre

POINTS D’INFLEXION DES RÉVOLTES ARABES

«  Il aimait fl âner dans l’attente de l’impré-visible. (…) La pensée d’affronter les autorités l’emplissait même d’une singulière allégresse. (…) La fureur était bannie de cette foule qui se mouvait dans l’éternité ; elle semblait animée d’une joie savante, qu’aucune torture, aucune oppression ne parvenait à éteindre. »

Albert Cossery, Mendiants et Orgueilleux, 1955.

L’étude comparée des révolutions et des changements de régime livre des enseignements précieux pour apprécier les révoltes arabes actuelles et les dynamiques politiques en cours au Moyen-Orient. La loi primordiale des révolutions est qu’il n’y a pas de lois des révolutions1. Tout processus révolutionnaire contient un élé-ment d’imprévisibilité pour ses protagonistes, y compris les plus actifs, qui voient s’ouvrir heure après heure, au fi l de ce qu’ils qualifi ent alors d’événements, des possibles inédits. De cette ouverture en cascades d’horizons nouveaux vient l’impression, partagée y compris par des observateurs lointains, du caractère inouï — d’une improbabilité radicale — de la révolte.

Dans le cas des récents soulèvements arabes, ce sentiment s’est exprimé de deux manières. D’un côté, par l’exaltation enthousiaste

1. Charles Tilly, Les Révolutions européennes, 1492-1992, Paris, Le Seuil, coll. « Faire l’Europe », 1993, p. 366.

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de la puissance intemporelle de la rébellion  — juste reconnais-sance, il est vrai, du courage et de la résolution déployés par les insurgés et les manifestants. De l’autre, par l’étonnement, presque automatique lui aussi —  et teinté de scepticisme  —, face à des actions jugées impensables dans un espace et des sociétés où l’on tenait jusqu’alors la soumission pour un trait culturel et la démo-cratie pour une impossibilité structurelle. Que des Arabes ou des musulmans se révoltent, ce devait être inconcevable ou bien louche. Et gare sinon aux avancées discrètes et dangereuses des factions islamistes…

Révolutions inéluctables ou sinon héroïques ? Ou bien révo-lutions impossibles ou pour le moins douteuses ? Quels que soient les temps et les lieux, ce sont là les images les plus courantes pour se représenter ces conjonctures d’effervescence politique. Sur le terrain des analyses historiques également, il y a ceux qui voient ces ruptures comme le produit de forces contenues dans l’épaisseur du temps  : lois immanentes d’engendrement des moments cri-tiques, permanence quasiontologique d’une disposition au refus. Mais il y a aussi ceux qui partent au contraire avec l’idée que les révoltes collectives sont naturellement rares et fragiles à cause du coût élevé des engagements — la mort parfois — au regard de la faiblesse des espérances de gains. A moins que n’existe déjà une avant-garde du commun pour compenser cette propension à faire cavalier seul en dehors des mouvements sociaux : des hommes, des femmes, des groupes littéralement «  extraordinaires  », résistants de la première ou de la dernière heure, capables d’en entraîner d’autres ou de continuer le combat par-delà les défaites2.

Rien n’est par conséquent plus diffi cile, face aux phénomènes vécus ou observés de révoltes populaires, que d’éviter ces jeux de miroir ou de balancier allant de l’enchantement au désenchan-tement, ces hésitations entre représentations héroïques et concep-tions déterministes de l’histoire. C’est que de telles oscillations constituent la matière même des crises politiques3. Toutes les grandes ruptures historiques sont en effet tissées d’expériences

2. Entre autres formulations plus ou moins sophistiquées de ce « paradoxe de l’action collective », voir la plus célèbre : Mancur Olson, Logique de l’action collective, Paris, Presses universitaires de France, 1971 [1966].

3. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2e édition, 1992.

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cruciales où la peur et l’espérance changent de camp, où la cour-bure des affects et des jugements inverse son cours et prend soudai-nement une direction opposée. Identifi er, localiser ces points d’infl exions dans les fi ls entremêlés des révoltes arabes actuelles est ce qui permet de situer leur singularité historique et la manière dont elles bouleversent nos connaissances préalables sur les mobi-lisations et les révolutions.

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Bien que les soulèvements réussis ne suivent, dans l‘histoire, aucune loi générale, il n’est pas impossible de rechercher leurs conditions d’apparition. Dans la tradition des études politiques, ces conditions des révoltes et des révolutions ont été généralement rapportées à plusieurs facteurs plus ou moins indépendants  : la structure sociale, le système politique, l’économie, la géographie, la démographie, la psychologie des populations, la culture ou même le climat, etc. Dans le cas des révoltes tunisiennes ayant conduit à la chute du Président Zine El Abidine Ben Ali le 14 jan-vier 2011, et des mobilisations égyptiennes ayant provoqué moins d’un mois plus tard l’abandon du pouvoir par Hosni Moubarak, la plupart de ces causes ont été convoquées après coup pour rendre compte, comme si leur force avait toujours déjà été anticipée, de la propension particulière de ces deux sociétés à changer de régime.

On a noté ainsi, sur le plan démographique, qu’il existait une corrélation forte entre les demandes démocratiques et trois fac-teurs indépendants : la hausse de l’alphabétisation, la baisse de la fécondité —  particulièrement faible en Tunisie et passée au Maghreb de six enfants par femmes au début des années 1980 à un peu plus de deux aujourd’hui  — et la baisse de l’endogamie qui se traduirait par une extension des chaînes de confi ance entre les individus et leurs groupes4. A ces tendances de longue durée, on pourrait ajouter des éléments de conjoncture économique comme la fl ambée récente des prix agricoles appauvrissant des populations qui, dans la moyenne durée, sont moins rurales qu’autrefois, même en Egypte, et parfois non rurales, comme dans les monarchies pétrolières. Les régimes autoritaires qui ont été renversés, ou qui

4. Youssef Courbage, Emmanuel Todd, Le Rendez-vous des civilisations, Paris, Le Seuil, coll. « La République des Idées », 2007.

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sont en crise actuellement, ont déjà connu par le passé des émeutes de la faim réprimées dans le sang. La période actuelle se caracté-rise aussi par une pauvreté absolue encore importante et croissante dans plusieurs pays, puisqu’elle touche par exemple plus d’un cin-quième de la population en Egypte et près de la moitié au Yémen. Alors que la jeunesse de moins de vingt-cinq ans est majoritaire dans la plupart des pays du Moyen-Orient, les taux de chômage de cette tranche d’âge sont très importants, atteignant environ 30 % en Egypte, selon les sources, ou 32  % au Maroc, avec de fortes disparités géographiques qui font que près de deux tiers des habi-tants sont sans emplois dans certaines régions tunisiennes. L’immolation dans ce pays le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, de Mohamed Bouazizi, jeune marchand de fruits et légumes, est symptomatique du désespoir de la jeunesse de plusieurs pays arabes. Mais la paupérisation absolue ou relative d’une population plus alphabétisée n’est que la première pierre des explications des révoltes arabes actuelles.

La situation spécifi que des jeunes diplômés fait apparaître un autre facteur. Dans le cas tunisien —  exemplaire de ce point de vue  — 60 000 diplômés de l’enseignement supérieur arrivent chaque année sur le marché du travail, alors que plusieurs dizaines de milliers sont inscrits à l’Agence nationale de l’emploi et du tra-vail indépendant (ANETI). Selon une étude réalisée par Carnegie Moyen-Orient, ces jeunes diplômés sont plus affectés par le chô-mage que la moyenne des Tunisiens : tandis que l’absence d’em-ploi formel concerne 13,3 % de la population, 21,1 % des jeunes ayant obtenu une qualifi cation sont chômeurs. En Algérie, les jeunes diplômés sans emplois sont deux fois plus nombreux que dans des pays ayant le même niveau de revenu par habitant. Nombreux sont les commentateurs ayant eu recours à l’image de la bombe à retardement lorsqu’ils évoquaient ces données sur la jeunesse.

L’étude des révolutions, depuis Tocqueville, considère en effet ce type de situations comme explosives. Il est en fait courant d’in-terpréter les situations révolutionnaires non pas comme le produit d’une frustration absolue liée par exemple à la paupérisation, mais comme celui d’une « frustration relative » où des réalités sociales négatives viennent briser la course des anticipations positives quant

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à l’avenir5. Les jeunes diplômés de la société tunisienne auraient ainsi nourri des aspirations d’ascension sociale par l’investis-sement éducatif, aspirations qui sont aujourd’hui désajustées par rapport aux opportunités effectives offertes par le marché de l’em-ploi national6. Or, au prix d’importantes privations, cet investisse-ment dans l’enseignement supérieur avait été réalisé par leurs parents. Le désespoir de la jeunesse diplômée constitue donc une cause d’emblée intergénérationnelle et en partie interclassiste concernant une grande partie de la population.

La déception au sujet des rendements de l’investissement éducatif touche principalement les classes moyennes. Ces groupes ont, depuis plusieurs générations, le sentiment d’un profond déclassement qui aurait agi dans le «  printemps arabe  » comme un ressort supplémentaire de la révolte. N’a-t-on pas souligné le rôle des professions libérales — avocats mais aussi médecins — dans les mobilisations d’Egypte, mais également en Iran pendant les grandes révoltes de l’hiver 2009 ou au Maroc avec les jeunes journalistes le 25  mars dernier, et encore en Libye, à Benghazi par exemple ? Le processus de la révolte a rendu possible loca-lement, dans les assemblées populaires ou les places publiques occupées par les mouvements, des jonctions improbables et parfois inédites entre fractions éduquées des classes moyennes et lum-penprolétaires urbains. Or il n’existe pas de moments révolution-naires sans ce type de coalitions entre groupes qui, en temps ordinaires, ne se rencontrent pas, ni sans la mobilisation d’une fraction d’intellectuels déclassés. C’est aussi la raison pour laquelle la rencontre des étudiants et des prolétaires insatisfaits reste, depuis 1968 en Occident, l’horizon imaginaire des révoltés. Et dans les mouvements arabes actuels, le déclassement partagé par des jeunes issus de milieux sociaux différents aurait favorisé cette alliance improbable.

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5. James C. Davies, « The J-Curve of Rising and Declining Satisfac-tions as a Cause of Revolution and Rebellion », dans Hugh D. Graham, Ted R. Gurr (ed.), Violence in America. Historical and Comparative Pers-pective, Beverly Hills (Ca.)/London, Sage, 1979, pp. 415-436.

6. C’est le principal schème explicatif déployé dans Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984.

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Il reste que toutes ces données psychologiques et sociologiques au sujet des espérances déçues et des convergences éphémères d’intérêts entre groupes sociaux ne deviennent agissantes que dans la mesure où le système politique est incapable d’en canaliser la charge éventuelle. La sociologie comparée des révolutions est ici catégorique  : il n’existe pas de ruptures révolutionnaires ayant eu lieu dans des démocraties entendues comme des régimes non autoritaires où la compétition politique est pluraliste7 ; les révolu-tions de l’après-guerre dans le monde, singulièrement dans les pays du Sud, ont presque toujours eu lieu face à des régimes qui concentraient les pouvoirs8. Les révoltes arabes en cours ne font pas exception à cette règle. Dans plusieurs de ces sociétés, les moins de trente ans ont connu un seul dirigeant politique dans leur vie. Or Ben Ali, avant ses derniers jours de pouvoir, n’avait donné aucune limite à leur nombre potentiel de ses réélections. Quant à Moubarak, il avait prévu d’instituer une dynastie familiale. En tenant compte de leur âge, ces projets témoignaient de la fermeture durable de l’espace politique.

Les révoltes arabes ont lieu dans des systèmes politiques à la fois plébiscitaires et sécuritaires où les groupes qui monopolisent la coercition violente ont un rôle considérable dans la société : la police en Tunisie, les forces de sécurité en Egypte, la Garde répu-blicaine, les forces de sécurité centrales et la Garde spéciale du Président au Yémen, des forces civiles armées dans les deux pre-miers pays (comme les pasdarans en Iran) et des forces parami-litaires ou des mercenaires étrangers, parfois, comme en Libye. Dans tous ces pays, la force du complexe sécuritaire a été ren-forcée par les politiques américaines et occidentales postérieures au 11 septembre 2001 et par les croisades antiterroristes. On estime ainsi qu’une personne sur cent en Tunisie travaillait d’une manière ou d’une autre pour le ministère de l’Intérieur.

La pénétration de l’Etat sécuritaire et de ses réseaux dans les sociétés arabes doit aussi être mise en relation avec le refl ux de l’Etat dans les domaines sociaux, éducatifs et de santé. L’Egypte,

7. Jeff Goodwin, No Other Way Out. States and Revolutionary Movements, 1945-1991, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 300-301.

8. John Foran, Taking Power  : On the Origins of Third World Revolutions, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

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la Tunisie et plusieurs pays qui connaissent aussi une crise poli-tique ont appliqué docilement, depuis les années 1980, les recettes néo-libérales du «  Consensus de Washington  ». Mais ce qu’on appelle néo-libéralisme n’est pas un retrait simple de l’Etat. C’est plutôt le produit d’un mouvement contradictoire d’intervention active et permanente pour diminuer ses prérogatives et les trans-férer auprès d’opérateurs privés9. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter la croissance notable du nombre des ONG au Moyen-Orient, comme en Egypte par exemple où elles sont aujourd’hui 20 000, mais également en Syrie, en Tunisie, au Maroc. Le déve-loppement de ce tissu est politiquement ambivalent. La formule politique axiomatique du néo-libéralisme est la mise en concur-rence. Dans les pays du Sud, cela s’est traduit depuis les années 1990 par une promotion, par des institutions internationales comme la Banque mondiale en particulier, d’organes de la société civile qui se substitue à l’Etat pour l’action publique et de règles for-melles plus démocratiques dans le jeu politique10. Les régimes autoritaires du monde arabe se sont donc « mis à jour »  : ils ont répondu à ces injonctions en autorisant des partis, en organisant des élections, en incitant au développement des ONG11. Ces nou-veaux acteurs civils ne sont souvent que des sous-traitants ou des auxiliaires de l’Etat. Il serait d’ailleurs possible de situer ainsi l’importance des confréries musulmanes et leur rôle dans l’éduca-tion et la santé des populations en Egypte. Voilà pourquoi la concentration des fonctions sécuritaires se juxtapose à l’éclatement de la régulation politique de la société. Mais ce hiatus de plus en plus criant depuis dix ans a certainement été de nature à renforcer la propension à la révolte.

L’affaissement préalable de l’Etat est une autre condition absolue de déclenchement des processus révolutionnaires12. Au

9. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Le Seuil/Gallimard, 2004.

10. Nicolas Guilhot, The Democracy Makers. Human Rights and the Politics of Global Order, New York, Columbia University Press, 2005.

11. Steven Heydemann, «  Upgrading Authoritarianism in the Arab World », analysis paper, 13, The Saban Center for Middle East Policy at Brookings Institution, october 2007, 38 p.

12. « Pour que la révolution éclate, écrivait Lénine, il ne suffi t pas que la “base ne veuille plus” vivre comme auparavant, mais il importe encore que le “sommet ne le puisse plus”. » Dans Theda Skocpol, Etats et

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Yémen, par exemple, l’Etat est en proie depuis longtemps à des confl its armés. En Jordanie, il est appauvri. En Libye, il n’a jamais été constitué comme entité relativement autonome par rapport aux intérêts du clan de Kadhafi . De ce point de vue, la confi guration libyenne exprime à l’extrême un des traits saillants des régimes qui sont actuellement contestés, comme la Syrie ou l’Algérie : l’appro-priation par les dirigeants et leur proche entourage des revenus de l’Etat, le degré élevé de corruption à son plus haut niveau. Ici encore cette tendance a été renforcée par les politiques néo-libérales, dans la mesure où elles favorisent les collusions entre hauts fonctionnaires ou ministres et acteurs privés qui bénéfi cient de la démonopolisation de certaines activités antérieurement publiques. Dans certains cas, comme en Tunisie et une partie de l’Egypte, l’expérience de la corruption des pouvoirs publics est presque quotidienne car la protection d’intérêts particuliers par l’Etat existe à tous les niveaux de la machine bureaucratique, y compris coercitive13.

Le sentiment d’avoir été abandonné par les pouvoirs publics et la colère contre l’appropriation des ressources nationales par de petites cliques sont des éléments fondamentaux des révoltes actuelles. En Tunisie, en Egypte, en Syrie, au Maroc, des fi gures d’hommes d’affaires ou bien de membres de la famille au pouvoir, comme les Trabelsi en Tunisie —  clan de la seconde épouse du Président déchu —, ou bien ayant bénéfi cié des largesses de celle-ci, comme Rami Makhlouf en Syrie —  cousin de Bachar Al-Assad —, ont été dénoncées publiquement pendant les mobi-lisations. Dans les jours qui ont accompagné la chute des régimes, les biens et les résidences de ces nouveaux accapareurs et de ces trafi quants ont constitué des cibles de choix pour les manifes-tants. Le gel et la récupération des fonds des dirigeants et de leur entourage est une des premières revendications des mouvements victorieux.

Que l’universalité supposée de l’Etat soit autant bafouée explique aussi l’importance, constatée par plusieurs observateurs, de l’identifi cation nationale dans les mouvements égyptiens et

révolutions sociales. La révolution en France, en Russie et en Chine, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 1985 [1979].

13. Béatrice Hibou, La Force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006.

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tunisiens ainsi que dans d’autres révoltes arabes encore indé-cises14. L’agitation des drapeaux nationaux sur les places publiques occupées et dans les affrontements de rue permet d’affi rmer une unité collective perdue —  les nationalismes sont en refl ux au Moyen-Orient depuis la fi n des années 1960  — et d’opposer l’image idéalisée d’un peuple indivis à la réalité brutale d’un Etat privatisé. En Libye, les insurgés ont ainsi ressuscité le drapeau que s’était donné le pays avant que Kadhafi n’y conquière le pou-voir il y a quarante deux ans. Car c’est une autre condition néces-saire, quoique insuffi sante, des processus révolutionnaires que de ménager un espace d’identifi cation commun, au sein duquel il devient possible ensuite de s’affronter, même violemment, mais dans les limites d’un attachement primordial partagé.

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L’étiologie des révoltes arabes ne peut donc faire l’économie d’une réfl exion sur les rebelles et leurs communautés. Il n’y a jamais eu de révolutions sans l’existence ou la formation d’une culture d’opposition politique au régime en place15. Or la plupart des experts et des commentateurs occidentaux ont insisté sur la faiblesse des forces politiques de contestation des autorités arabes : partis d’opposition fantoches, leaders réprimés ou exilés, espaces publics muselés, société civile sous contrôle ou, dans le cas libyen, défaut d’organisation des mouvements spontanés de résistance, etc. Avec l’invocation de l’importance des moyens coercitifs des Etats, cette déploration représente toujours la raison principale du scepticisme vis-à-vis du mouvement historique en cours : elle jus-tifi ait hier les pronostics pessimistes quant à la probabilité d’une chute de régime en Tunisie et surtout en Egypte ; elle explique aujourd’hui les éventuelles déceptions de demain quant au carac-tère plus ou moins démocratique de la transition. Il reviendra aux historiens du futur de préciser, dans chaque cas national, la logique de formation de ces cultures d’opposition et la part exacte qu’ont tenue les événements les plus récents par rapport à des tendances

14. Olivier Roy, « Révolution post-islamiste », Le Monde, 12 février 2011 ; Jean-Pierre Filiu, « L’intifada démocratique arabe est un mouve-ment de libération nationale », Le Monde, 10 mars 2011.

15. John Foran, op. cit.

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plus profondes. D’ores et déjà cependant, la surprise généralisée provoquée par ces mouvements permet de souligner la limite du discours sceptique et de soulever quelques problèmes intéressants pour l’analyse des processus révolutionnaires.

Le premier concerne la formation des réseaux qui ont rendu possibles les mobilisations du Moyen-Orient. Si l’époque incline à l’explication réticulaire ou médiacentrée du monde social, cette tendance est ici renforcée par le fait que la mise en valeur, dans les analyses sociales et politiques du monde arabe, des contre-sociétés à fort « esprit de corps » (asabiyya) est une constante depuis Ibn Khaldun. L’insistance des commentateurs porte surtout sur les nouveaux médias et les réseaux sociaux comme Facebook ou de chaînes de télévision comme Al-Jazeera. N’est-ce pas le chef du marketing de l’entreprise multinationale Google au Proche-Orient, Waël Ghonim, qui a créé en 2009 la page Facebook «  Nous sommes tous des Khaled Saïd » après la mort de ce jeune homme, tabassé par la police à Alexandrie devant un cybercafé ? C’est un slogan analogue qui est repris après la mort de Mohamed Bouazizi en Tunisie. Et Ghonim fut également l’un de ceux qui ont lancé l’idée d’une manifestation publique de rue le 25  janvier dernier, dix-huit jours seulement avant la chute du régime de Moubarak. Si l’action des réseaux sociaux de la jeunesse éduquée et d’autres médias intervient certainement dans la mobilisation collective du monde arabe, elle dépend néanmoins du taux d’équi-pement des populations (inférieur à 10  % en Egypte et moindre encore pour les téléphones portables) et des usages socialement très différenciés de ces médias.

Les nouveaux médias se superposent à des réseaux plus anciens qui structurent depuis longtemps les sociabilités du Moyen-Orient  : syndicats, comme l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) ; groupes d’ouvriers grévistes, comme ceux des usines textiles de Mahalla dans le nord de l’Egypte, mobilisés en 2007 ; universités ; cercles des notabilités locales périphériques plus puissantes qu’autrefois à cause du retrait de l’Etat et du gonflement des classes intermédiaires ; quartiers des villes moyennes de province et des grandes métropoles, dont la mixité sociale est souvent beaucoup plus importante qu’en Occident, comme dans certaines parties du  Caire, etc. Et s’il est vrai qu’il n’existe pas d’« alternative associative » aux partis et aux mouve-

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ments d’opposition souvent inexistants16, le développement des ONG a pu toutefois représenter une infrastructure mobilisable dans les révoltes en cours — en particulier dans certains mouvements de défense des droits de l’homme, comme la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, ou chez leurs avocats et des organisations semblables en Syrie, au Maroc, en Iran. Absente des débuts du mouvement égyptien, la confrérie des Frères musulmans représente aussi un des plus puissants réseaux de solidarité bien qu’il ait été politiquement dominé sous le pouvoir antérieur.

Autre approche de la révolte : est-il possible de la relier à des actes de la vie quotidienne, des engagements locaux ou à peine perceptibles, des discours cachés critiquant le pouvoir et ses repré-sentants, des passions culturelles apparemment sans visée publique ou politique, bref à tout un continent pratique qualifi é parfois d’«  infrapolitique  », dont les sociétés arabes seraient porteuses depuis plusieurs années, particulièrement chez les jeunes17 ? Dans le cas égyptien, le politiste Asef Bayat insiste par exemple sur l’im-portance des « pratiques sans mouvements » (non movements prac-tices) à côté de mouvements sociaux défendant la démocratie comme Kefaya en 2005 : auto-organisation de prolétaires urbains mettant en place un service de parkings, indépendance relative de certaines femmes musulmanes vis-à-vis du port du hijab, arran-gements de la jeunesse avec la morale religieuse pour se retrouver dans des fêtes ou pour avoir une sexualité, fraternité entre chrétiens et musulmans dans plusieurs banlieues du  Caire, etc18. Selon Bayat, les transformations sociales et politiques en cours depuis les années 1990 s’appuient sur ces cultures diffuses, minoritaires et postislamistes. Les militants de la place Tahrir avaient pour slogan «  Notre révolution est civile, ni violente, ni religieuse  », remarque-t-il.

Mark Levine a trouvé récemment des signes de ce postisla-misme en examinant la culture de la musique Heavy Metal dans

16. Michel Camau, «  Sociétés civiles “réelles” et téléologie de la démocratisation », Revue internationale de la politique comparée, vol. 2, n° 9, 2002, pp. 212-232.

17. James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1992].

18. Asef Bayat, Life as Politics : How Ordinary People Change the Middle East, Stanford, Stanford University Press, 2009.

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dix pays du Moyen-Orient19. « Nous jouons du Heavy Metal, parce nos vies sont heavy metal  », c’est-à-dire oppressantes, lui expli-quait Reda Zine, une des célébrités marocaines du genre. Dans son enquête, Levine a découvert la même jeunesse que celle dont il est question lors des dernières révoltes arabes : éduquée, anglophone, se donnant des rendez-vous clandestins sur Internet, en lutte contre la censure et le jugement des autorités et des pouvoirs religieux, non représentative aussi… A Dubaï comme à Téhéran, Rabat et Le Caire, elle conçoit les musiques occidentales extrêmes comme un asile. En Egypte, elle n’est pas condamnée par les fractions les plus jeunes des Frères Musulmans qui revendiquent une « élas-ticité » morale et culturelle. Depuis 2005 ces militants, eux-mêmes plus éduqués que leurs pairs, sont souvent favorables à la démo-cratie politique dans la mesure où la défense des droits des musul-mans face au régime ne semblait pas envisageable sans défendre les droits de tous. Les événements récents apparaîtront peut-être dans quelques mois comme le résultat de ce nouveau parti pris de la confrérie. Il n’empêche que les liens idéologiques ou sociaux unissant les contre-cultures passées à la révolte présente sont un des mystères les plus épais des événements en cours. Concevoir l’orchestration éventuelle qui a fédéré des pratiques très éparses et peut-être différents pays sera une tâche encore plus ardue. Plus radicalement alors, c’est à l’idée d’un terreau antérieur favorable aux mobilisations qu’il faudra en défi nitive renoncer. Car l’histoire des révolutions livre également une autre leçon qui n’a pas encore été évoquée : ce ne sont pas les révolutionnaires qui font les révo-lutions, mais les révolutions qui font les révolutionnaires20.

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Avant de tester la validité de cette leçon, il faut souligner l’importance des contextes sociaux et politiques nationaux dans lesquels tous les facteurs qui viennent d’être mentionnés sont plus ou moins présents avec des poids relatifs différents sur les événe-

19. Mark Levine, Heavy Metal Islam, New York, Three Rivers Press, 2008.

20. Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, coll. « L’Evolution de l’humanité », 1997 [1996].

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ments. Le clivage le plus pertinent pour approcher la probabilité que les révoltes entraînent des changements de régime paraît être la rente pétrolière. Certes, dans les monarchies du Golfe aussi, les jeunes connaissent un déclassement dû en partie au boom immobi-lier des années 2000 et à la hausse des prix du logement. Le monde des élites politiques et économiques qui envoie ses enfants étudier à l’étranger est par ailleurs extrêmement clos. Les inégalités éco-nomiques et sociales sont gigantesques. Bahreïn, Oman, Iran, Arabie saoudite, Algérie : dans ces pays, les révoltes sont durement réprimées. Mais l’importance des ressources pétrolières dispo-nibles offre toujours une marge de manœuvre, celle de la redistri-bution économique d’urgence dans le but de calmer la contestation. Signe éventuel de l’importance de ce volant d’apaisement  : les révoltes ont été plus fortes à Bahreïn où les réserves fi nancières sont les plus faibles.

Une autre ligne de clivage sépare les Etats en fonction de leur dépendance économique envers l’Occident, en particulier les Etats-Unis. On oublie parfois que les révolutions et les change-ments de régime sont fortement dépendants des rapports de force internationaux. Dans son étude comparée des révolutions du tiers monde depuis 1945, John Foran a identifi é l’absence de change-ment de comportement du système international vis-à-vis du pays en révolte comme un des deux seuls facteurs d’échec certain des processus révolutionnaires (avec l’absence d’une culture politique d’opposition)21. Les révoltes arabes n’auraient probablement pas conduit à des renversements de régime sans l’inversion des po-sitions américaines et européennes envers les leaders concernés. Une comparaison avec les émeutes les plus importantes des décen-nies précédentes en Egypte (1986, 2008) ou en Tunisie (1984, 2008) pourrait le confi rmer. Des puissances régionales sont égale-ment intervenues, comme le Qatar qui fi nance des pans importants du secteur humanitaire en Libye ou la chaîne Al-Jazeera, l’Iran, ou bien l’Arabie saoudite dont l’armée a servi la répression des révoltes au Bahreïn. Les crises ont été plus fortes dans les sociétés qui bénéfi cient d’une aide importante de la part des Etats-Unis, comme l’Egypte, le Yémen, la Jordanie. En Libye et en Tunisie, c’est l’aide européenne qui semble avoir fragilisé les régimes en place. Et lorsque ces soutiens fi nanciers extérieurs sont

21. John Foran, op. cit., p. 243.

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moins importants, comme en Iran, au Maroc, en Syrie, les régimes semblent au contraire plus solides jusqu’à ce jour.

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La liste des facteurs externes ou internes des révoltes arabes de 2011 pourra toujours être allongée, affi née, corrigée ou spéci-fi ée selon les sociétés. Mais les explications produites ainsi risque-ront toujours de manquer l’essentiel  : les raisons d’activation à un moment précis du cours de l’histoire des différentes variables de structure sociale et politique qui ont été mentionnées. Seule la dynamique endogène des séquences critiques permet de comprendre que des facteurs déjà présents dans le passé des révoltes ne restent pas constants dans le temps, qu’ils soient eux-mêmes métamorphosés, recomposés, propulsant, dans certains cas, les premiers mouvements qu’ils ont déclenchés au-delà d’eux-mêmes. Pourquoi dès lors s’appesantir autant sur l’étiologie des révoltes arabes ? C’est que les schèmes explicatifs proposés jusqu’ici ne sont pas l’apanage des experts. Sous des formes plus ou moins simplifi ées, ils sont aussi mobilisés par les journalistes, les commentateurs et les protagonistes des révoltes qui bricolent leurs anticipations quotidiennes avec des bouts de toutes ces théo-ries. Pendant des événements critiques dont «  le résultat est rare-ment net », comme dit Sartre, les analyses et les jugements portés sur ce qui se passe ne se réduisent pas en effet à de simples décora-tions des faits22. Ce sont des forces vives dans le jeu de l’histoire, capables de faire basculer les motivations ainsi que les conduites des acteurs. L’ambiguïté est ce qui défi nit l’événement, la rupture historiques, l’effervescence révolutionnaire. Dans ces moments d’exception, les jugements habituels peuvent s’inverser et ce qui

22. « Par la raison que [dans la Révolution française] chaque compor-tement d’un groupe dévoilé dépasse le comportement du groupe adverse, se modifi e par tactique en fonction de celui-ci et, en conséquence, modifi e les structures du groupe lui-même, l’événement, dans sa pleine réalité concrète, est l’unité organisée d’une pluralité d’oppositions qui se dépassent réciproquement. (…) A partir de là (…), il faut considérer l’événement comme un système en mouvement qui entraîne les hommes vers son propre anéantissement, le résultat est rarement net (…) ». Dans Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, pp. 83-84.

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était perçu en temps normal comme une raison de retrait ou de fuite apparaît alors comme une raison d’engagement et de lutte. Il y a eu, dans les révoltes tunisiennes et égyptiennes, au moins une séquence identifi able où les anticipations collectives oscillaient jusqu’à s’inverser. C’est ce qu’illustrent les réactions à certains discours télévisés de Ben Ali et de Moubarak. Appelons points d’infl exion de tels moments. Toute théorie de la révolution se doit de comprendre la logique d’apparition et de disparition de ces points.

Le 28 décembre dernier, onze jours après le début des mani-festations de Sidi Bouzid, le Président tunisien intervient pour dénoncer des «  agitateurs extérieurs  », puis il limoge quatre ministres le lendemain. Deux jours plus tard, il fait de nouvelles concessions à la télévision, en matière sociale notamment. Le 10  janvier, il s’en prend au terrorisme qui percerait derrière les manifestations et parle de créer 300 000 emplois. Trois jours plus tard, une dernière intervention en arabe dialectal promet pêle-mêle sa non-représentation aux élections de 2014, la liberté de la presse, l’arrêt de la répression, la levée de la censure sur Internet, l’abais-sement du prix des denrées alimentaires de base ainsi que la créa-tion de commissions d’enquête sur les «  dépassements  » et la corruption. Mais le lendemain, le 14 janvier, le chef d’Etat tunisien n’a d’autres choix que de quitter le pays.

La séquence égyptienne est plus rapide encore. Trois jours après la chute du régime tunisien, des Egyptiens tentent à leur tour de s’immoler. Les 25 et 28  janvier, des manifestations sont orga-nisées dans plusieurs villes du pays qui prennent une ampleur inat-tendue compte tenu de l’Etat d’urgence permanent. Fin janvier, dans une première allocution télévisée, le raïs annonce qu’il dis-sout le gouvernement et qu’il nomme son chef des services de ren-seignements, Omar Souleiman, comme vice-président. Quelques jours plus tard, il dénonce l’infl uence pernicieuse des islamistes et de forces étrangères, promet qu’il ne se représentera pas aux pro-chaines élections présidentielles de septembre et que son fi ls ne lui succèdera pas. Le jeudi 3 février, il intervient auprès d’une journa-liste américaine à qui il se dit «  fatigué du pouvoir », mais crai-gnant le « chaos ». Souleiman engage parallèlement des discussions avec des forces d’opposition dont les Frères musulmans alors que cette organisation avait été pénalisée pendant plusieurs décennies et disqualifi ée par les fraudes aux dernières élections. Le 10 février,

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Moubarak fait une dernière intervention télévisée où il délègue ses pouvoirs «  constitutionnellement  » à son vice-président, mais il doit pourtant quitter son poste le lendemain.

Ces deux récits ont des différences, mais ils se caractérisent par le fait que les concessions publiques faites par le pouvoir n’en-traînent pas une diminution de la mobilisation, comme l’espèrent les dirigeants. La révolte s’étend malgré les « gestes » des prési-dents. Leur calcul ne fonctionne pas alors qu’il est identique dans d’autres pays de la zone. Le Maroc a doublé ses subventions aux produits de première nécessité (gaz, sucre, farine). L’Arabie saou-dite a débloqué 36 milliards de dollars d’aides sociales aux fonc-tionnaires, aux chômeurs, aux étudiants et promis 400  milliards de dollars pour la santé et l’éducation dans les années qui viennent. La Jordanie a annoncé des hausses de salaires, des retraites et des baisses des prix de première nécessité. La Syrie a limogé fi n mars son Premier ministre et fait miroiter une levée de la loi d’ur-gence en vigueur depuis quarante-huit ans. Mais en Tunisie et en Egypte, l’exposition publique des concessions politiques et écono-miques a davantage conforté les manifestants qu’elle ne les a apaisés. Elle a même étendu la contestation. On s’est demandé récemment pourquoi, dans des pays où les services de renseigne-ment et le complexe sécuritaire étaient si développés, l’ampleur de la révolte n’avait pu être anticipée23. C’est bien que les révoltés arabes d’aujourd’hui n’avaient rien avant ces événements de révoltés typiques. Comment dès lors interpréter cette transition soudaine, manifeste —  on se souvient des chaussures brandies de la place Tahrir lors du dernier discours de Moubarak  — de l’obéissance à la défi ance ?

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De tels points d’infl exion peuvent être formalisés comme les résultats de jeux complexes dans lesquels les choix tactiques des protagonistes sont interdépendants. Ces situations, que l’on retrouverait dans les crises fi nancières ou bien dans les concours de beauté — selon la parabole de Keynes —, sont telles que les comportements d’un individu sont déterminés par l’idée qu’il se

23. Gilles Kepel, «  Vers un nouveau monde arabe  », Le Monde, 4 avril 2011.

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fait de ce que seront les comportements des autres joueurs. Dans ces conjonctures de grande incertitude, il faut anticiper sur les anti-cipations d’autrui. La Grande Peur de 1789 est un exemple connu de ce mimétisme des attitudes en situation révolutionnaire. A son sujet, l’historien Georges Lefebvre a montré, comme le remarquait Sartre, que les offensives populaires de l’été 1789 étaient « fonda-mentalement des journées défensives24 ». Le peuple parisien crai-gnait d’être massacré par une armée de contre-révolutionnaires et la rumeur d’un complot aristocratique entraîna des pillages et des jacqueries antiféodales dans toute la France. Même si la thèse de Lefebvre est aujourd’hui contestée25, on peut faire l’hypothèse que la défi ance soudaine et déterminée envers les dirigeants égyp-tiens et tunisiens est en partie liée à une « grande peur » semblable.

Avant d’être le résultat d’une rumeur, cette peur s’appuie sur l’expérience concrète de la répression. Déjà forte avant les mobi-lisations récentes, elle s’est accrue pendant celles-ci, faisant plu-sieurs centaines de morts et entraînant des arrestations et des emprisonnements par milliers. Les concessions apparentes des dis-cours présidentiels étaient contredites par la réalité des actions policières du régime. Ensuite, faute de libertés de l’information, les rumeurs prévalaient quant au nombre de morts, de blessés et d’in-carcérés. Et chaque promesse ostentatoire de la part du dirigeant pouvait sembler dissimuler le véritable complot répressif. Enfi n, l’action ordinaire de la police ou de ses forces auxiliaires était éga-lement prolongée par des citoyens complices (ou par des merce-naires étrangers, comme en Libye) et parfois par d’anciens policiers en civil inquiets pour leur futur —  on se souvient des miliciens pro-Moubarak attaquant la place Tahrir le 2 février —, défendant le régime jusqu’aux derniers jours, voire après sa chute comme en Tunisie. D’où cette question  : et si les révoltes arabes étaient devenues offensives en se croyant avant tout défensives ? N’est-ce pas la peur qui leur a conféré la force de ne pas céder aux conces-sions, d’avancer alors même que le pouvoir attendait qu’elles reculent ? Les formalisations contemporaines sur les croyances collectives en situation d’incertitude confi rment que l’emprise

24. Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 83.25. Timothy Tackett, « La Grande Peur et le complot aristocratique

sous la Révolution française  », Annales historiques de la Révolution française, no 335, janvier-mars 2004, pp. 1-17.

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de la peur sur celles-ci est bien plus mobilisatrice que ne peut l’être l’espérance26.

En Libye, la promesse télévisée de Kadhafi de plonger sa population dans un «  bain de sang  » a sans doute aussi servi le camp des insurgés. Mais dans ce cas, comme en Syrie, les signaux émis par le pouvoir sont trop contradictoires et imprévisibles pour faire basculer les citoyens. Fin mars, juste après l’engagement militaire occidental en Libye, on rapportait même que les oppo-sants armés ne savaient plus «  si c’était la fête ou si c’était la guerre ». La désorientation est alors totale et les possibilités d’in-fl exion de la révolte maximales. Les citoyens et les dirigeants manquent d’informations et d’appuis pour asseoir leur choix. Car si les discours présidentiels à la télévision ont certainement infl échi, en Tunisie et en Egypte, l’obéissance aux régimes, ils ne suffi sent pas à faire basculer les comportements vers la révolte ou vers le soutien aux manifestants. D’autres signaux sont également néces-saires pour diminuer le sentiment d’incertitude des protagonistes et pour aligner leurs anticipations.

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Plusieurs des ressorts complexes de cet «  alignements  » ont été identifi és dans les analyses les plus récentes des changements de régime27. L’un d’entre eux peut venir, dans certaines conditions, des prises de position de porte-parole reconnus comme légitimes pour représenter un groupe et capables, à ce titre, d’incarner l’in-fl exion nécessaire de l’histoire. Dans des pays où les forces d’op-position ont été muselées, décimées ou discréditées, ces individus sont souvent venus de l’étranger : anciens exilés de partis interdits, fi gures internationales comme Mohamed El-Baradei, le prix Nobel égyptien de la Paix de 2005, participant au  Caire aux premières grandes manifestations de révoltes de son pays. Cette distance offre toutefois un crédit fragile, toujours susceptible d’être contesté par des personnalités de l’espace politique intérieur. C’est pourquoi les

26. Jon Elster, Explaining Social Behavior. More Nults and Bolts for the Social Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, pp. 384-385.

27. Ivan Ermakoff, Ruling Oneself Out. A Theory of Collective Abdication, Durham (NC), Duke University Press, 2008.

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défections de ministres, de militaires, de diplomates ou de digni-taires variés, issus des hauts rangs des régimes contestés, sont une autre information susceptible d’offrir des repères aux indécis. Le refus du général Rachid Ammar, le 13 janvier, de tirer sur la foule tunisienne participe de ces choix qui encouragent d’autres refus. Au Yémen, lorsque le général Ali Mohsen, demi-frère du président Ali Abdallah Saleh, rejoint la contestation avec les partis d’oppo-sition, des parlementaires, des diplomates, des cheikhs tribaux, il offre un second souffl e aux manifestants. Sur le seul plan straté-gique, le retrait progressif de la police tunisienne et surtout le ral-liement des armées aux manifestations populaires en Tunisie et en Egypte ont été décisifs. A contrario, dans les pays où l’armée et la police ne paraissent pas divisées, les chances de rupture historique sont, à ce stade, beaucoup plus faibles. Dans les autres cas, l’iden-tifi cation à des porte-parole n’est pas toujours suffi sante, car leur crédibilité est elle-même incertaine et leurs prises de position pas toujours diffusées à l’intérieur des pays.

Les arènes sociales sont un autre ressort capable de produire la résorption des incertitudes et l’alignement des croyances28. L’occupation des places publiques a ainsi constitué un répertoire d’action quasisystématique des révoltes arabes. Des capitales comme Sanaa ou Tripoli ont subitement été partagées entre deux centres politiques, celui des opposants et celui des manifestants pro-régime. La première jonction, place Tahrir au Caire, de mouve-ments scindés par la police, le jour où le gouvernement égyptien avait intégralement coupé les communications par le réseau Internet et par téléphones portables, a constitué un moment impor-tant pour la survie du mouvement. Surtout, l’ajustement sur ces places des différents jugements individuels au sujet de la situation agit comme un ressort des engagements (et des désengagements). Au point que ces places libérées sont elles-mêmes devenues un acteur politique à part entière, s’auto-désignant comme porte-parole du peuple à elles seules.

La chaîne de télévision Al-Jazeera a certainement contribué à légitimer ces nouveaux espaces et ces acteurs politiques dans les pays en crise et à l’étranger. Elle a également servi au jour le jour de canal des anticipations nouvelles pour les seuls spectateurs,

28. Voir l’analyse des dynamiques de groupe de la place de la Kasbah de Tunis proposée dans ce numéro par Choukri Hmed.

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rendant envisageables leur passage à l’action. Même si, comme ces chaînes, Facebook ou Twitter ne touchent qu’une faible minorité de la population, ils occupent aussi avec d’autres réseaux sociaux une fonction dans le processus d’alignement des croyances et de construction de crédibilités alternatives à celles des détenteurs de pouvoir. Car ces réseaux ne servent pas seulement d’outils de communication et de mobilisation, comme il a été souvent dit. Les différentes listes qu’ils abritent fonctionnent comme des pétitions. Elles ont pu servir à comparer les forces en présence avant de manifester dans la rue. Elles offraient une anticipation des antici-pations d’autrui et permettaient aux indécis de choisir leur camp. Est-ce la raison pour laquelle Robert Gibbs, porte-parole de la Maison Blanche, critiqua ouvertement son allié égyptien le 29 jan-vier dernier, quand ce dernier avait coupé l’accès à Internet la veille ? Nous n’en saurons rien. Mais il lui demanda instamment de rétablir les connexions. Une telle intervention de la puissance américaine pourrait bien être signifi cative de la place stratégique accordée, dans ces moments critiques, aux arènes d’alignement des opinions les plus larges mais aussi les plus protégées. Une autre image des réseaux sociaux ressort de ces analyses : plus que des pourvoyeurs d’information, ce sont des simulateurs des forces engagées dans la bataille politique et des espaces moins risqués que la rue où rendre publiques ses prises de position.

S’est-on jamais demandé pourquoi les grandes mobilisa-tions libéraient la parole ? Bien entendu, les révoltes, même en régimes autoritaires, ouvrent de nouveaux espaces de communi-cation. Mais si l’on parle tant pendant ce type d’événements, c’est qu’il n’y a guère d’autres moyens de savoir comment défi nir la situation ou bien que faire et pourquoi le faire. La «  prise de parole » ne témoigne pas nécessairement de la croyance, dont par-lait de Certeau à propos de Mai 68, qu’avec elle on peut faire l’his-toire et prendre la Bastille29. Mais elle est bien cette ressource ultime, et quasiment inépuisable, qui limite dans les moments d’effervescence politique l’expérience de l’incertitude et l’oscil-lation des sentiments.

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29. Michel de Certeau, La Prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Essais », 1994.

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Et maintenant ? Maintenant qu’ont été soulignés quelques mécanismes par lesquels l’imprévisible de ces révoltes est devenu possible et à quelles conditions ils pourraient s’étendre au-delà de la Tunisie, de l’Egypte et des autres pays où une crise politique est en cours. Maintenant que sont mieux connus les ressorts qui ont infl échi le sentiment des peuples arabes au point de leur donner le courage de vouloir la chute de leur régime. Que reste-t-il ? Les porte-parole, les arènes, les mesures de l’opinion ne se sont-ils pas depuis multipliés ? Même si ses règles ont changé, le jeu politique ordinaire n’a-t-il pas repris ses droits ? Après l’euphorie, l’hési-tation n’a-t-elle pas à nouveau gagné les esprits ? La courbe de l’histoire du Moyen-Orient ne risque-t-elle pas de connaître rapi-dement, si ce n’est déjà fait, une nouvelle infl exion ? Et ces révoltes seront-elles alors vraiment des révolutions ?

Ici encore, l’analyse comparée des grandes crises politiques peut offrir un critère intéressant d’appréciation de ces questions : les processus révolutionnaires sont longs, ils prennent souvent plu-sieurs années, mais il n’en est pas un qui n’ait débouché sur une issue révolutionnaire sans passer par une polarisation politique au sein des forces contestataires30. Il y a bien, à l’heure actuelle, des divisions importantes au sein des révoltes tunisienne et égyp-tienne. Dans les deux pays, les anciennes élites administratives et politiques sont loin d’avoir disparues. Ce qui était le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) de Tunisie, ou bien les hié-rarques de l’armée égyptienne participent à la transition. Derrière les clivages entre anciens et modernes, les partages générationnels sont fl agrants. Combien de temps des porte-parole âgés pourront-ils représenter des révoltes portées par des populations jeunes ? Les divisions entre classes paraissent, elles aussi, plus accusées encore qu’avant la révolution, comme en témoignent les vagues de grève qui se sont poursuivies après le départ des dirigeants en Egypte et en Tunisie. Il ne faut pas oublier enfi n que les révoltes n’ont nulle part été confi nées aux capitales, qu’elles ont connu une ampleur territoriale souvent sans précédent. Dans des pays où les mégalo-poles et les grandes villes côtoient des régions très rurales et des déserts, les divisions territoriales ne sont pas mortes avec les évé-nements, comme le montrerait sans doute la situation libyenne, puisque le Conseil de transition national y est organisé en régions.

30. Timothy Tackett, op. cit., pp. 284-285.

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Il reste qu’aucune de ces divisions n’est en soi ni à elle seule un anta-gonisme politique, a fortiori si aucune organisation n’en transfère les oppositions dans les arènes de la transition : places publiques, assem-blées constituantes éventuelles, «  Instance nationale pour la réali-sation des objectifs de la révolution  » tunisienne, institutions et entreprises politiques traditionnelles, etc. En outre, alors que la peur était mobilisatrice juste avant la chute du régime, elle représente aujourd’hui plutôt un frein à la politisation des différences sociales dont certains craignent qu’elle fasse sombrer le pays dans le chaos.

On peut alors se demander pourquoi ces révoltes ont été si rapidement qualifi ées de révolutions. « Ce n’est pas une affaire de prix du pain  », affi rmèrent d’abord les manifestants tunisiens et égyptiens, rejetant d’emblée la comparaison, imposée par les régimes en place, de leurs premiers rassemblements avec les émeutes de la faim. « Ce qu’on veut, c’est une transition totale », ont poursuivi quelques autres. Une «  transition totale  » plutôt qu’une transition partielle ou bien simplement démocratique ? Une «  transition totale » plutôt qu’une révolution ? C’est bien de cela qu’il s’agit : inventer une dénomination inédite pour le processus en cours. Ne pas laisser la défi nition des événements par les acteurs internationaux, les médias, les détenteurs du pouvoir, l’emporter sur les événements. Trop d’incertitude entrave l’action dans le temps de la révolte. Mais trop de certitude ferme la situation et interdit toute infl exion. Rien n’est plus puissant en effet qu’une qualifi cation d’événements portée avec suffi samment de légitimité ou de force pour limiter l’ouverture de l’histoire. L’étiquette de « révolution », si contestée lorsqu’il fallait caractériser la chute du bloc soviétique après 1989, s’est pourtant banalisée pour parler de ces révoltes arabes. Elle les aura peut-être privées de leur élan, si bien que la «  révolution » y paraît déjà comme quelque chose à conserver plutôt qu’à construire, et la forme politique de l’assem-blée constituante un « moindre mal » plutôt qu’une arme du chan-gement31. Quant à la « transition totale », nul ne sait encore de quoi il s’agit et c’est très bien ainsi : rien n’est plus conforme à l’indé-termination des moments de révoltes que de les désigner par un signifi ant vide.

Laurent Jeanpierre

31. «  M. Essebsi, “heureux d’avoir contribué à l’avènement de la IIe République” en Tunisie », Le Monde, 11 mars 2011.

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