Poetique de La Prose

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Tzvetan Todorov

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  • Tzvetan TodorovPotique de la prose (choix)

    suivi de

    Nouvelles recherches sur le rcit(1971, 1978)

    T.Todorov, 1971, 1978

    Source: Tzvetan Todorov. Potique de la prose (choix) suivi de Nouvelles recherches sur le rcit. Paris:

    Seuil, 1980. 192 p.

    OCR & Spellcheck: SK (ae-lib.org.ua), 2004

    Table

    1. Typologie du roman policier

    2. Le rcit primitif : l'Odysse

    Avant le chant

    La parole feinte

    Les rcits d'Ulysse

    Un futur prophtique

    3. Les hommes-rcits : les Mille et une nuits

    Digressions et enchssements

    Loquacit et curiosit. Vie et mort

    Le rcit ; supplant et suppl

    4. La grammaire du rcit : le Dcamron

    5. La qute du rcit : le Graal

    Le rcit signifiant

    Structure de rcit

    La qute du Graal

    6. Le secret du rcit : Henry James

    I II III IV V VI VII VIII

    7. Les transformations narratives

    Lecture

    Description

    Application

    Ouvrages cits

    8. Le jeu de l'altrit : Notes d'un souterrain

    L'idologie du narrateur

    La drame de la parole

    Matre et esclave

    L'tre et l'autre

    Le jeu symbolique

    9. Connaissance du vide : Cur des tnbres

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  • 10. La lecture comme construction

    Le discours rfrentiel

    Les filtres narratifs

    Signification et symbolisation

    La construction comme thme

    Les autres lectures

    Du mme auteur

    La valeur de l'homme ne rside pas dans la vrit qu'il possde, ou qu'il croit

    possder, mais dans la peine sincre qu'il assume en la cherchant. Car ce n'est pas

    la possession, mais la recherche de la vrit, qui accrot ses forces; l seulement gt

    le progrs constant de sa perfection. La possession rend tranquille, paresseux,

    orgueilleux; si Dieu tenait dans sa main droite toute la vrit, mais dans sa gauche,

    la seule qute, toujours agissante, de la vrit - dt-elle ne rapporter que l'erreur,

    chaque fois et toujours - et s'il me disait : Choisis! , je me jetterais humblement

    sur sa main gauche et je dirais : Donne, Pre! car, de toute faon, la pure vrit

    n'est que pour toi seul.

    LESSING.

    1. Typologie du roman policier

    Le genre policier ne se subdivise pas en espces. Il prsente seulement des

    formes historiquement diffrentes.

    Boileau-Narcejac(1).

    Si je mets ces mots en exergue une tude qui traite, prcisment, des espces dans le genre

    roman policier , ce n'est pas pour insister sur mon dsaccord avec les auteurs en question, mais parce que

    cette attitude est trs rpandue ; c'est donc la premire par rapport laquelle il faut prendre position. Le

    roman policier n'y est pour rien : depuis prs de deux sicles, une raction forte se fait sentir, dans les tudes

    littraires, qui conteste la notion mme de genre. On crit soit sur la littrature en gnral soit sur une uvre;

    et il y a une convention tacite selon laquelle ranger plusieurs uvres dans un genre, c'est les dvaloriser.

    Cette attitude a une bonne explication historique : la rflexion littraire de l'poque classique, qui avait trait

    aux genres plus qu'aux uvres, manifestait aussi une tendance pnalisante : l'uvre tait juge mauvaise, si

    elle ne se conformait pas suffisamment aux rgles du genre. Cette critique cherchait donc non seulement

    dcrire les genres mais aussi les prescrire ; la grille des genres prcdait la cration littraire au lieu de la

    suivre.

    La raction fut radicale : les romantiques et leurs descendants refusrent non seulement de se conformer

    aux rgles des genres (ce qui tait bien leur droit) mais aussi de reconnatre l'existence mme de la notion.

    Aussi la thorie des genres a-t-elle reu singulirement peu d'attention jusqu' nos jours. Pourtant, l'heure

    actuelle, on aurait tendance chercher un intermdiaire entre la notion trop gnrale de littrature et ces

    objets particuliers que sont les uvres. Le ttard vient sans doute de ce que la typologie implique et est

    implique par la thorie gnrale du texte; or cette dernire est encore loin d'avoir atteint l'ge de la maturit

    : tant qu'on ne saura pas dcrire la structure de l'uvre, il faudra se contenter de comparer des lments

    qu'on sait mesurer, tel le mtre. Malgr toute l'actualit d'une recherche sur les genres (comme l'avait

    remarqu Thibaudet, c'est du problme des universaux qu'il s'agit), on ne peut la conduire indpendamment

    de celle concernant la thorie du discours : seule la critique du classicisme pouvait se permettre de dduire les

    genres partir des schmas logiques abstraits. [185]

    1. Li Roman policier, Paris, Payot, 1964, p.

    Une difficult supplmentaire vient s'ajouter l'tude des genres, qui tient au caractre spcifique de

    toute norme esthtique. La grande uvre cre, d'une certaine faon, un nouveau genre, et en mme temps

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  • elle transgresse les rgles du genre qui avaient cours auparavant. Le genre de la Chartreuse de Parme, c'est-

    -dire la norme laquelle ce roman se rfre, n'est pas seulement le roman franais du dbut du xix6; c'est le

    genre roman stendhalien qui est cr par cette uvre prcisment, et par quelques autres. On pourrait

    dire que tout grand livre tablit l'existence de deux genres, la ralit de deux normes : celle du genre qu'il

    transgresse, qui dominait la littrature antrieure; et celle du genre qu'il cre.

    II y a toutefois un domaine heureux o ce jeu entre l'uvre et son genre n'existe pas : celui de la

    littrature de masses. Le chef-d'uvre littraire habituel, en un certain sens, n'entre dans aucun genre si ce

    n'est le sien propre; mais le chef-d'uvre de la littrature de masses est prcisment le livre qui s'inscrit le

    mieux dans son genre. Le roman policier a ses normes; faire mieux qu'elles ne le demandent, c'est en

    mme temps faire moins bien : qui veut embellir le roman policier, fait de la littrature , non du

    roman policier. Le roman policier par excellence n'est pas celui qui transgresse les rgles du genre, mais celui

    qui s'y conforme : Pas d'orchides pour Miss Blandish est une incarnation du genre, non un dpassement. Si

    l'on avait bien dcrit les genres de la littrature populaire, il n'y aurait plus lieu de parler de ses chefs-d'uvre

    : c'est la mme chose; le meilleur spcimen sera celui dont on n'a rien dire. C'est un fait trs peu remarqu

    et dont les consquences affectent toutes les catgories esthtiques : nous sommes aujourd'hui en prsence

    d'une coupure entre leurs deux manifestations essentielles; il n'y a pas une seule norme esthtique dans notre

    socit, mais deux; on ne peut pas mesurer avec les mmes mesures le grand art et l'art populaire .

    La mise en vidence des genres l'intrieur du roman policier [10] promet donc d'tre relativement facile.

    Mais il faut pour cela commencer par la description des espces , ce qui veut dire aussi par leur

    dlimitation. Je prendrai comme point de dpart le roman policier classique qui a connu son heure de gloire

    entre les deux guerres, et qu'on peut appeler roman nigme. Il y a dj eu plusieurs essais de prciser les

    rgles de ce genre (je reviendrai plus tard sur les vingt rgles de Van Dine); mais la meilleure caractristique

    globale me semble celle qu'en donne Michel Butor dans son roman l'Emploi du temps. Le personnage George

    Burton, auteur de nombreux romans policiers, explique au narrateur que tout roman policier est bti sur

    deux meurtres dont le premier, commis par l'assassin, n'est que l'occasion du second dans lequel il est la

    victime du meurtrier pur et impunissable, du dtective , et que le rcit... superpose deux sries temporelles

    : les jours de l'enqute qui commencent au crime, et les jours du drame qui mnent lui .

    A la base du roman nigme on trouve une dualit, et c'est elle qui va nous guider pour le dcrire. Ce

    roman ne contient pas une mais deux histoires : l'histoire du crime et l'histoire de l'enqute. Dans leur forme

    la plus pure, ces deux histoires n'ont aucun point commun. Voici les premires lignes d'un tel roman pur :

    Sur une petite carte verte, on lit ces lieues tapes la machine :

    Odell Margaret

    184, Soixante-et-onzime. rue Ouest. Assassinat. trangle vers vingt-trois heures. Appartement

    saccag. Bijoux vols. Corps dcouvert par Amy Gibson, femme de chambre.

    (S.S. Van Dine, l'Assassinat du Canari.)

    La premire histoire, celle du crime, est termine avant que ne commence la seconde (et le livre). Mais

    que se passe-t-il dans la seconde? Peu de choses. Les personnages de cette seconde histoire, l'histoire de

    l'enqute, n'agissent pas, ils apprennent. Rien ne peut leur arriver : une rgle du genre postule l'immunit du

    dtective. On ne peut pas imaginer Hercule Poirot ou Philo Vance menacs d'un danger, attaqus, blesss, et,

    plus forte raison, tus. Les> cent cinquante pages qui sparent la dcouverte du crime de la rvlation du

    coupable sont consacres un lent apprentissage : on examine indice aprs indice, piste aprs piste. Le

    roman nigme tend ainsi vers une architecture purement gomtrique : le Crime de l'Orient-Express [11]

    (A. Christie), par exemple, prsente douze personnages suspects; le livre consiste en douze, et de nouveau

    douze interrogatoires, prologue et pilogue (c'est--dire dcouverte du crime et dcouverte du coupable).

    Cette seconde histoire, l'histoire de l'enqute, jouit donc d'un statut tout particulier. Ce n'est pas un

    hasard si elle est souvent raconte par un ami du dtective, qui reconnat explicitement qu'il est en train

    d'crire un livre : elle consiste, en somme, expliquer comment ce rcit mme peut avoir lieu, comment ce

    livre mme a pu tre crit. La premire histoire ignore entirement le livre, c'est--dire qu'elle ne s'avoue

    jamais livresque (aucun auteur de romans policiers ne pourrait se permettre d'indiquer lui-mme le caractre

    imaginaire de l'histoire, comme cela se produit en littrature ). En revanche, la seconde histoire est non

    seulement cense tenir compte de la ralit du livre mais elle est prcisment l'histoire de ce livre mme.

    On peut encore caractriser ces deux histoires en disant que la premire, celle du crime, raconte ce qui

    s'est effectivement pass , alors que la seconde, celle de l'enqute, explique comment le lecteur (ou le

    narrateur) en a pris connaissance . Or, ces dfinitions ne sont plus celles des deux histoires dans le roman

    policier, mais de deux aspects de toute uvre littraire, que les Formalistes russes avaient dcels, dans les

    annes vingt de ce sicle. Ils distinguaient, en effet, . fable et le sujet d'un rcit : la fable, c'est ce qui s'est

    pass dans la vie; le sujet, la manire dont l'auteur prsente cette fable. La premire notion correspond la

    ralit voque, des vnements semblables ceux qui se droulent dans notre vie; la seconde, au livre

    lui-mme, au rcit, aux procds littraires dont se sert l'auteur. Dans la fable, il n'y a pas d'inversion dans le

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  • temps, les actions suivent leur ordre naturel; dans le sujet, l'auteur peut nous prsenter les rsultats avant les

    causes, la fin avant le dbut. Ces deux notions, donc, ne caractrisent pas deux parties de l'histoire ou deux

    histoires diffrentes, mais deux aspects d'une mme histoire, ce sont deux points de vue sur la mme chose.

    Comment se fait-il alors que le roman policier parvient les rendre prsentes toutes deux, les mettre cte

    cte?

    Pour expliquer ce paradoxe, il faut d'abord se souvenir du statut particulier des deux histoires. La

    premire, celle du crime, est en fait l'histoire d'une absence : sa caractristique la plus importante est qu'elle

    ne peut tre immdiatement prsente dans le livre. En d'autres [12] mots, le narrateur ne peut pas nous

    transmettre directement les rpliques des personnages qui y sont impliqus, ni nous dcrire leurs gestes :

    pour le faire, il doit ncessairement passer par l'intermdiaire d'un autre (ou du mme) personnage qui

    rapportera, dans la seconde histoire, les paroles entendues ou les actes observs. Le statut de la seconde est,

    on l'a vu, tout aussi excessif : c'est une histoire qui n'a aucune importance en elle-mme, qui sert seulement

    de mdiateur entre le lecteur et l'histoire du crime. Les thoriciens du roman policier se sont toujours accords

    pour dire que le style dans ce type de littrature, doit tre parfaitement transparent, pour ainsi dire inexistant;

    la seule exigence laquelle il obit est d'tre simple, clair, direct. On a mme tent - ce qui est significatif - d

    supprimer entirement cette seconde histoire : une maison d'dition avait publi de vritables dossiers,

    composs de rapports de police imaginaires, d'interrogatoires, de photos, d'empreintes digitales, mme de

    mches de cheveux; ces documents authentiques devaient amener le lecteur la dcouverte du coupable

    (en cas d'chec, une enveloppe ferme, colle sur la dernire page, donnait la rponse du jeu : par exemple,

    le verdict du juge).

    Il s'agit donc, dans le roman nigme, de deux histoires dont l'une est absente mais relle, l'autre

    prsente mais insignifiante. Cette prsence et cette absence expliquent l'existence des deux dans la continuit

    du rcit. La premire est si artificielle, elle est truffe de tant de conventions et de procds littraires (qui ne

    sont rien d'autre que l'aspect sujet du rcit) que l'auteur ne peut les laisser sans explication. Ces procds

    sont, notons-le, de deux types essentiellement, inversions temporelles et visions particulires : la teneur

    de chaque renseignement est dtermine par la personne de celui qui le transmet, il n'existe pas d'observation

    sans observateur; l'auteur ne peut pas, par dfinition, tre omniscient, comme il l'est dans le roman classique.

    La seconde histoire apparat donc comme un lieu o l'on justifie et naturalise tous ces procds : pour leur

    donner un air naturel l'auteur doit expliquer qu'il crit un livre! Et c'est de peur que cette seconde histoire

    ne devienne elle-mme opaque, ne jette une ombre inutile sur la premire, qu'on a tant recommand de

    garder le style neutre et simple, de le rendre imperceptible.

    Examinons maintenant un autre genre l'intrieur du roman policier, celui qui s'est cr aux tats-Unis

    peu avant et surtout [13] aprs la deuxime guerre, et qui est publi en France dans la srie noire ; on

    peut l'appeler le roman noir, bien que cette expression ait aussi une autre signification. Le roman noir est un

    roman policier qui fusionne les deux histoires ou, en d'autres mots, supprime la premire et donne vie la

    seconde. Ce n'est plus un crime antrieur au moment du rcit qu'on nous relate, le rcit concide maintenant

    avec l'action. Aucun roman noir n'est prsent sous la forme de mmoires : il n'y a pas de point d'arrive d'o

    le narrateur embrasserait du regard les vnements passs, nous ne savons pas s'il arrivera vivant la fin de

    l'histoire. La prospection se substitue la rtros-pection.

    Il n'y a plus d'histoire deviner; et il n'y a pas de mystre, comme dans le roman nigme. Mais l'intrt

    du lecteur ne diminue pas pour autant : on se rend alors compte qu'il existe deux formes d'intrt tout fait

    diffrentes. La premire peut tre appele la curiosit; sa marche va de l'effet la cause : partir d'un certain

    rsultat (un cadavre et quelques indices) il faut trouver la cause (le coupable et ce qui l'a pouss au crime). La

    deuxime forme est le suspense et on va ici de la cause l'effet : on nous montre d'abord les donnes initiales

    (des gangsters qui prparent des mauvais coups) et notre intrt est soutenu par l'attente de ce qui va

    arriver, c'est--dire des effets (cadavres, crimes, bagarres). Ce type d'intrt tait inconcevable dans le roman

    nigme car ses personnages principaux (le dtective et son ami, le narrateur) taient, par dfinition,

    immuniss : rien ne pouvait leur arriver. La situation se renverse dans le roman noir : tout est possible, et le

    dtective risque sa sant, sinon sa vie. J'ai prsent l'opposition entre roman nigme et roman noir comme

    une opposition entre deux histoires et une seule; c'est l un classement logique et non une description

    historique. Le roman noir n'a pas eu besoin, pour apparatre, d'oprer ce changement prcis.

    Malheureusement pour la logique, les genres n'apparaissent pas avec comme seul but d'illustrer les

    possibilits offertes par la thorie; un genre nouveau se cre autour d'un lment qui n'tait pas obligatoire

    dans l'ancien : les deux codent (rendent obligatoires) des lments asymtriques. C'est pour cette raison que

    la potique du classicisme ne russissait pas sa classification logique des genres. Le roman noir moderne s'est

    constitu non autour d'un procd de prsentation mais autour du milieu reprsent, autour de personnages

    [14] et de murs particuliers; autrement dit, sa caractristique constitutive est thmatique. C'est ainsi que le

    dcrivait, en 1945, Marcel Duhamel, son promoteur en France : on y trouve de la violence - sous toutes ses

    formes, et plus particulirement les plus honnies - du tabassage et du massacre . L'immoralit y est chez

    elle tout autant que les beaux sentiments. II y a aussi de l'amour - prf-rablement bestial - de la passion

    dsordonne, de la haine sans merci... C'est en effet, autour de ces quelques constantes que se constitue le

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  • roman noir : la violence, le crime souvent sordide, l'amo-ralit des personnages. Obligatoirement, aussi, la

    seconde histoire , celle qui se droule au prsent, y tient une place centrale; mais la suppression de la

    premire n'est pas un trait obligatoire : les premiers auteurs de la srie noire , D. Hammett, R. Chandler

    gardent le mystre; l'important est qu'il a ici une fonction secondaire, subordonne et non plus centrale,

    comme dans le roman nigme.

    Cette restriction dans le milieu dcrit distingue aussi le roman noir du roman d'aventures bien que la

    limite ne soit pas trs nette. On peut se rendre compte que les proprits numres jusqu'ici, le danger, la

    poursuite, le combat se rencontrent aussi bien dans un roman d'aventures; pourtant le roman noir garde son

    autonomie. On peut en distinguer plusieurs raisons : le relatif effacement du roman d'aventures et sa

    substitution par le roman d'espionnage; ensuite le penchant de ses auteurs pour le merveilleux et l'exotique,

    qui le rapproche, d'une part, du rcit de voyage, de l'autre, des romans actuels de science-fiction; enfin une

    tendance la description, qui reste tout fait trangre au roman policier. La diffrence dans le milieu et les

    murs dcrits s'ajoute ces autres distinctions; et c'est elle prcisment qui a permis au roman noir de se

    constituer.

    Un auteur de romans policiers particulirement dogmatique, S. S. Van Dine, a nonc, en 1928, vingt

    rgles auxquelles doit se conformer tout auteur de romans policiers qui se respecte. Ces rgles ont t

    souvent reproduites depuis (voir par exemple dans le livre cit de Boileau et Narcejac) et elles ont t surtout

    trs contestes. Comme il ne s'agit pas pour moi de prescrire la faon dont il faut procder, mais de dcrire les

    genres du roman policier, je pense que nous avons intrt nous y arrter un instant. Sous leur forme

    originale, ces rgles sont assez redondantes, et elles se laissent rsumer par les huit points suivants : [15]

    1. Le roman doit avoir au plus un dtective et un coupable, et au moins une victime (un cadavre).

    2. Le coupable ne doit pas tre un criminel professionnel ; ne doit pas tre le dtective; doit tuer pour des

    raisons personnelles.

    3. L'amour n'a pas de place dans le roman policier.

    4. Le coupable doit jouir d'une certaine importance :

    a) dans la vie : ne pas tre un valet ou une femme de chambre;

    b) dans le livre : tre un des personnages principaux.

    5. Tout doit s'expliquer d'une faon rationnelle; le fantastique n'y est pas admis.

    6. Il n'y a pas de place pour des descriptions ni pour des analyses psychologiques.

    7. Il faut se conformer l'homologie suivante, quant aux renseignements sur l'histoire : auteur : lecteur

    = coupable : dtective .

    8. Il faut viter les situations et les solutions banales (Van Dine en numre dix).

    Si on compare cet inventaire avec la description du roman noir, on dcouvrira un fait intressant. Une

    partie des rgles de Van Dine se rapporte apparemment tout roman policier, une autre, au roman nigme.

    Cette rpartition concide, curieusement, avec le champ d'application des rgles : celles qui concernent les

    thmes, la vie reprsente (la premire histoire ) sont limites au roman nigme (rgles l-4a) ; celles qui

    se rapportent au discours, au livre ( la seconde histoire ), sont galement valables pour les romans noirs

    (rgles 4b-7; la rgle 8 est d'une gnralit encore plus grande). En effet dans le roman noir il y a souvent

    plus d'un dtective (la Reine des pommes de Chester Himes) et plus d'un criminel (Du gteau! de J. H.

    Chase). Le criminel est presque obligatoirement un professionnel et ne tue pas pour des raisons personnelles

    ( le tueur gages ); de plus, c'est souvent un policier. L'amour - prfrablement bestial - y tient aussi

    sa place. En revanche les explications fantastiques, les descriptions et les analyses psychologiques en restent

    bannies; le criminel doit toujours tre un des personnages principaux. Quant la rgle 7, elle a perdu sa

    pertinence avec la disparition de la double histoire. Ce qui suggre que l'volution a touch avant tout la partie

    thmatique, plutt que la structure du discours lui-mme (Van Dine n'a pas not la ncessit du mystre et,

    par consquent, [16] e la double histoire, la considrant sans doute comme allant de soi).

    Des traits premire vue insignifiants peuvent se trouver codifis dans l'un ou l'autre type de roman

    policier : un genre runit des particularits situes diffrents niveaux de gnralit. Ainsi le roman noir,

    qui tout accent sur les procds littraires est tranger, ne rserve pas ses surprises pour les dernires lignes

    du chapitre; alors que le roman nigme, qui lgalise la convention littraire en l'explicitant dans sa

    seconde histoire terminera souvent le chapitre par une rvlation particulirement surprenante (C'est vous

    l'assassin, dira ainsi Poirot au narrateur dans le Meurtre de Roger Ackroyd). D'autre part, certains traits de

    style dans le roman noir lui appartiennent en propre. Les descriptions se prsentent sans emphase, mme si

    l'on dcrit des faits effrayants; on peut dire qu'elles connotent la froideur sinon le cynisme ( Joe saignait

    comme un porc. Incroyable qu'un vieillard puisse saigner ce point , Horace Mac Coy, Adieu la vie, adieu

    l'amour..). Les comparaisons voquent une certaine rudesse (description des mains : je sentais que si

    jamais ses mains agrippaient ma gorge, il me ferait jaillir le sang par les oreilles , J. H. Chase, Garces de

    femmes!). Il suffit de lire un tel passage pour tre sr qu'on tient un roman noir entre ses mains.

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  • Il n'est pas tonnant qu'entre ces deux formes si diffrentes ait pu surgir une troisime qui combine leurs

    proprits : le roman suspense. Du roman nigme il garde le mystre et les deux histoires, celle du pass

    et celle du prsent; mais il refuse de rduire la seconde une simple dtection de la vrit. Comme dans le

    roman noir, c'est cette seconde histoire qui prend ici la place centrale. Le lecteur est intress non seulement

    par ce qui est arriv avant mais aussi par ce qui va arriver plus tard, il s'interroge aussi bien sur l'avenir que

    sur le pass. Les deux types d'intrt se trouvent donc runis ici : il y a la curiosit, de savoir comment

    s'expliquent les vnements dj passs; et il y a aussi le suspense : que va-t-il arriver aux personnages

    principaux? Ces personnages jouissaient d'une immunit, on s'en souvient, dans le roman nigme; ici ils

    risquent leur vie sans cesse. Le mystre a une fonction diffrente de celle qu'il avait dans le roman nigme :

    il est plutt un point de dpart, l'intrt principal venant de la seconde histoire, celle qui se droule au

    prsent.

    Historiquement, cette forme du roman policier est apparue [17] deux moments : elle a servi de

    transition entre le roman nigme et le roman noir; et elle a exist en mme temps que celui-ci. A ces deux

    priodes correspondent deux sous-types du roman suspense. Le premier, qu'on pourrait appeler 1*

    histoire du dtective vulnrable , est surtout attest par les romans de Hammett et de Chandler. Son trait

    principal est que le dtective perd son immunit, il se fait tabasser , blesser, il risque sans cesse sa vie,

    bref, il est intgr l'univers des autres personnages, au lieu d'en tre un observateur indpendant, comme

    l'est le lecteur (souvenons-nous de l'analogie dtective-lecteur de Van Dine). Ces romans sont habituellement

    classs comme des romans noirs cause du milieu qu'ils dcrivent mais on peut voir ici que leur composition

    en fait plutt des romans suspense.

    Le second type de roman suspense a prcisment voulu se dbarrasser du milieu conventionnel des

    professionnels du crime, et revenir au crime personnel du roman nigme, tout en se conformant la

    nouvelle structure. Il en est rsult un roman qu'on pourrait appeler 1' histoire du suspect-dtective . Dans

    ce cas, un crime s'accomplit dans les premires pages et les soupons de la police se portent sur une certaine

    personne (qui est le personnage principal). Pour prouver son innocence, cette personne doit trouver

    elle-mme le vrai coupable, mme si elle risque, pour ce faire, sa vie. On peut dire que, dans ce cas, ce

    personnage est en mme temps le dtective, le coupable (aux yeux de la police) et la victime (potentielle, des

    vritables assassins). Beaucoup de romans de Irish, Patrik Quentin, Charles Williams sont btis sur ce modle.

    Il est assez difficile de dire si les formes que je viens de dcrire correspondent des tapes d'une

    volution ou bien peuvent exister simultanment. Le fait que nous pouvons les rencontrer chez un mme

    auteur, prcdant le grand panouissement du roman policier (tels Conan Doyle ou Maurice Leblanc) nous

    ferait pencher pour la seconde solution, d'autant plus que ces trois formes coexistent parfaitement

    aujourd'hui. Mais il est assez remarquable que l'volution du roman policier dans ses grandes lignes a plutt

    suivi la succession de ces formes. On pourrait dire qu' partir d'un certain moment le roman policier ressent

    comme un poids injustifi les contraintes qui constituent son genre et s'en dbarrasse pour se former un

    nouveau code. La rgle du genre est perue comme une contrainte [18] partir du moment o elle ne se

    justifie plus par la structure de l'ensemble. Ainsi dans les romans de Hammett et de Chandler le mystre

    global tait devenu pur prtexte, et le roman noir qui lui a succd s'en est dbarrass, pour laborer

    davantage cette autre forme d'intrt qu'est le suspense et se concentrer autour de la description d'un milieu.

    Le roman suspense, n aprs les grandes annes du roman noir, a ressenti ce milieu comme un attribut

    inutile, et n'a gard que le suspense lui-mme. Mais il a fallu en mme temps renforcer l'intrigue et rtablir

    l'ancien mystre. Les romans qui ont essay de se passer aussi bien du mystre que du milieu propre la

    srie noire - tels par exemple Prmditations de Francis Iles ou Mr. Ripley de Patricia Highsmith - sont trop

    peu nombreux pour qu'on puisse les considrer comme formant un genre part.

    J'arrive ici une dernire question : que faire des romans qui n'entrent pas dans ma classification? Ce

    n'est pas un hasard, me semble-t-il, si des romans comme ceux que je viens de mentionner sont jugs

    habituellement par le lecteur comme situs en marge du genre, comme une forme intermdiaire entre le

    roman policier et le roman tout court. Si toutefois cette fotme (ou une autre) devient le germe d'un nouveau

    genre de livres policiers, ce ne sera pas l un argument contre la classification propose; comme je l'ai dj

    dit, le nouveau genre ne se constitue pas ncessairement partir de la ngation du trait principal de l'ancien,

    mais partir d'un complexe de proprits diffrent, sans souci de former avec le premier un ensemble

    logiquement harmonieux. [19]

    2. Le rcit primitif : l'Odysse

    On parle parfois d'un rcit simple, sain et naturel, d'un rcit primitif, qui ne connatrait pas les vices des

    rcits modernes. Les romanciers actuels s'cartent du bon vieux rcit, ne suivent plus ses rgles, pour des

    Tzvetan Todorov. Poetique de la prose http://www.ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm

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  • raisons sur lesquelles l'accord ne s'est pas encore fait : est-ce par perversit inne de la part de ces

    romanciers, ou par vain souci d'originalit, ce qui revient cependant une obissance aveugle la mode?

    On se demande quels sont les rcits concrets qui ont permis une telle induction. Il est fort instructif, en

    tous les cas, de relire dans cette perspective l'Odysse, ce premier rcit, qui devrait a priori correspondre le

    mieux l'image du rcit primitif. Rarement on trouvera, dans les oeuvres plus rcentes, tant de perversits

    accumules, tant de procds qui font de cette uvre tout sauf un rcit simple.

    L'image du rcit primitif n'est pas une fiction fabrique pour les besoins de la discussion. Elle est implicite

    autant des jugements sur la littrature actuelle, qu' certaines remarques rudites sur les uvres du pass.

    En se fondant sur l'esthtique qui serait propre au rcit primitif, les commentateurs des textes anciens

    dclarent trangre au corps de l'uvre telle ou telle de ses parties; et, ce qui est pire, ils croient ne se

    rfrer aucune esthtique particulire. Prcisment, propos de l'Odysse, o on ne dispose pas de

    certitude historique, cette esthtique-l dtermine les dcisions des rudits sur les insertions et les

    interpolations .

    Il serait fastidieux d'numrer toutes les lois de cette esthtique. Je rappelle les principales :

    La loi du vraisemblable : toutes les paroles, toutes les actions d'un personnage doivent s'accorder selon

    une vraisemblance psychologique - comme si de tout temps on avait jug vraisemblable la mme

    combinaison de qualits. Ainsi on nous dit : Tout ce passage tait regard comme une addition ds

    l'Antiquit parce que ces paroles paraissaient mal rpondre au portrait de Nausicaa que fait par ailleurs le

    pote.

    La loi de l'unit des styles: le bas et le sublime ne peuvent pas se mler. On nous dira ainsi que tel

    passage malsant est naturellement considrer comme une interpolation. La loi de la priorit du srieux

    : toute version comique d'un rcit suit dans le temps sa version srieuse; priorit temporelle aussi du bon sur

    le mauvais : est plus ancienne la version que nous jugerons aujourd'hui meilleure. Cette entre de

    Tlmaque chez Mnlas est imite de l'entre d'Ulysse chez Alkinoos, ce qui semble indiquer que le Voyage

    de Tlmaque fut compos aprs les Rcits chez Alkinoos.

    La loi de la non-contradiction (pierre angulaire de toute critique d'rudition) : si une incompatibilit

    rfrentielle s'ensuit de la juxtaposition de deux passages, l'un des deux au moins est inauthentique. La

    nourrice s'appelle Eurycle dans la premire partie de l'Odysse, Eurynom, dans la dernire ; donc les deux

    parties ont des auteurs diffrents. Selon la mme logique, les parties de l'Adolescent ne peuvent pas tre

    crites toutes deux par Dostoevski. - Ulysse est dit tre plus jeune que Nestor, or il rencontre Iphitos qui est

    mort pendant l'enfance de Nestor : comment ce passage pourrait-il ne pas tre interpol? De la mme faon,

    on devrait exclure comme inauthentiques un bon nombre de pages de la Recherche o le jeune Marcel parat

    avoir plusieurs ges un mme moment de l'histoire. Ou encore : En ces vers on reconnat la maladroite

    suture d'une longue interpolation; car comment Ulysse peut-il parler d'aller dormir, alors qu'il tait convenu

    qu'il repartirait le mme jour. Les diffrents actes de Macbeth ont donc, eux aussi, des auteurs diffrents,

    puisqu'on apprend dans le premier que Lady Macbeth a des enfants, et dans le dernier, qu'elle n'en a jamais

    eu.

    Les passages qui n'obissent pas au principe de la non-contradiction sont inauthentiques; mais si c'tait

    ce principe mme qui l'tait? La loi de la non-rptition (aussi difficile qu'il soit de croire qu'on puisse imaginer

    une telle loi esthtique) : dans un texte authentique, il n'y a pas de rptitions. Le passage qui commence

    ici vient rpter pour la troisime fois la scne du tabouret qu'Antinoos et de l'escabeau qu'Eurymaque ont

    prcdemment lancs contre Ulysse... [22]

    Ce passage peut donc, bon droit, paratre suspect. Suivant ce principe, on pourrait couper une bonne

    moiti de l'Odysse comme suspecte ou encore comme une rptition choquante . Il est difficile

    pourtant d'imaginer une description de l'pope qui ne rende pas compte des rptitions, tant elles paraissent

    constitutives du genre.

    La loi anti-digressive : toute digression de l'action principale est ajoute ultrieurement, par un auteur

    diffrent. Du vers 222 au vers 286 s'insre ici un long rcit relatif l'arrive inattendue d'un certain

    Thoclymne, dont la gnalogie nous sera indique en dtail. Cette digression, de mme que les autres

    passages qui, plus loin, se rapporteront Thoclymne, est peu utile la marche de l'action principale. Ou

    encore mieux : Ce long passage des vers 394-466 que Victor Brard (Introduction l'Odysse, I, p. 457)

    tient pour une interpolation, ne laisse pas de paratre au lecteur d'aujourd'hui une digression non seulement

    inutile, mais encore mal venue, qui suspend le rcit en un moment critique. On peut sans difficult l'exciser(1)

    du contexte. Pensons ce qui resterait d'un Tris tram Shandy si on en excisait toutes les digressions qui

    interrompent si fcheusement le rcit !

    L'innocence de la critique d'rudition est, bien entendu, fausse; consciemment ou non, celle-ci applique,

    tout rcit, des critres labors partir de quelques rcits particuliers (j'ignore lesquels). Mais il y a aussi une

    suspicion plus gnrale formuler : c'est qu'il n'y a pas de rcit primitif . Aucun rcit n'est naturel, un

    choix et une construction prsideront toujours son apparition; c'est un discours et non une srie

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  • d'vnements. Il n'existe pas de rcit propre face aux rcits figurs ; tous les rcits sont figurs. Il n'y

    a que le mythe du rcit propre; et en fait, il dcrit un rcit doublement figur : la figure obligatoire est

    seconde par une autre, que Du Marsais appelait le correctif : une figure qui est l pour dissimuler la

    prsence des autres figures. [23]

    1. Exciser, enlever avec un instrument tranchant : exciser une tumeur (Petit Larousse).

    AVANT LE CHANT

    Examinons maintenant quelques-unes des proprits du rcit dans l'Odysse. Et, tout d'abord, essayons

    de caractriser les types de discours dont le rcit se sert et que nous retrouvons dans la socit dcrite par le

    pome. Ils sont deux, et aux proprits si diffrentes qu'on peut se demander s'ils appartiennent bien au

    mme phnomne : ce sont la parole-action et la parole-rcit.

    La parole-action : il s'agit toujours ici d'accomplir un acte qui n'est pas simplement renonciation de ces

    paroles. Cet acte est gnralement accompagn, pour celui qui parle, d'un risque. Il ne faut pas avoir peur

    pour parler ( la terreur les faisait tous verdir, et le seul Eurymaque trouvait lui rpondre(1) ). La pit

    correspond au silence, la parole se lie la rvolte ( L'homme devrait toujours se garder d'tre impie, mais

    jouir en silence des dons qu'envoient les dieux ).

    1. Ici comme plus loin, je cile la traduction franaise de Victor Brard.

    Ajax qui assume les risques de la parole prit, puni par les dieux : il s'en tirait, malgr la haine

    d'Athna, s'il n'et pas profr une parole impie et fait un fol cart : c'est en dpit des dieux qu'il chappait,

    dit-il, au grand gouffre des mers! Posidon l'entendit, comme il criait si fort. Aussitt, saisissant, de ses

    puissantes mains, son trident, il fendit l'une de ces Gyres. Le bloc resta debout mais un pan dans la mer

    tomba, et c'tait l qu'Ajax s'tait assis pour lancer son blasphme : la vague, dans la mer immense,

    l'emporta.

    Toute la vengeance d'Ulysse o alternent ruses et audaces, se traduit par une srie de silences et de

    paroles, les uns tant commands par sa raison, les autres, par son cur. Sans mot dire, le prvient Athna

    son arrive Ithaque, il faudra ptir de bien des maux et te prter tout, mme la violence. Pour ne

    pas courir un risque, Ulysse doit se taire, mais s'il suit les appels de son cur, il parle : Bouvier, et toi,

    porcher, puis-je vous dire un mot?... vaudrait-il mieux me taire?... J'obis mon cur et je parle. 11 y a

    peut-tre des paroles pieuses qui ne comportent pas de risque ; mais en principe, parler, c'est tre audacieux,

    oser. Ainsi aux mots d'Ulysse, qui ne manquent pas de respect pour l'interlocuteur, on rpond : [24]

    Misrable! je vais sans plus te chtier! Voyez-vous cette langue! tu viens hbler ici devant tous ces

    hros! vraiment tu n'as pas peur! etc. Le fait mme que quelqu'un ose parler justifie la constatation tu

    n'as pas peur .

    Le passage de Tlmaque de l'adolescence la virilit est marqu presque uniquement par le fait qu'il

    commence parler : tous s'tonnaient, les dents plantes aux lvres, que Tlmaque ost leur parler de si

    haut . Parler, c'est assumer une responsabilit, par consquent aussi courir un danger. Le chef de la tribu a

    droit de parler, les autres risquent la parole leurs dpens.

    Si la parole-action est considre avant tout comme un risque, la parole-rcit est un art - de la part du

    locuteur, ainsi qu'un plaisir pour les deux communicants. Les discours vont de pair ici non avec les dangers

    mortels, mais avec les joies et les dlices. Laissez-vous aller en cette salle au plaisir des discours comme

    aux joies du festin ! Voici les nuits sans fin, qui laissent du loisir pour le sommeil et pour le plaisir des

    histoires!

    Comme le chef d'un peuple tait l'incarnation du premier type de parole, ici un autre membre de la

    socit devient son champion incontest : c'est l'ade. L'admiration gnrale va l'ade car il sait bien dire ; il

    mrite les plus grands honneurs : il est tel que sa voix l'gale aux Immortels ; c'est un bonheur que de

    l'couter. Jamais un auditeur ne commente le contenu du chant, mais seulement l'art de l'ade et sa voix. En

    revanche, il est impensable que Tlmaque, mont sur l'agora pour parler, soit reu par des remarques sur la

    qualit de son discours ; ce discours est transparent et on ne ragit qu' sa rfrence : Quel prcheur

    d'agora la tte emporte!... Tlmaque, voyons, laisse l tes projets et tes propos mchants ! etc.

    La parole-rcit trouve sa sublimation dans le chant des Sirnes, qui passe en mme temps au-del de la

    dichotomie de base. Les Sirnes ont la plus belle voix de la terre, et leur chant est le plus beau - sans tre trs

    diffrent de celui de l'ade : As-tu vu le public regarder vers l'ade, inspir par les dieux pour la joie des

    mortels? Tant qu'il chante, on ne veut que l'entendre, et toujours! Dj, on ne peut quitter l'ade tant qu'il

    chante; les Sirnes sont comme un ade qui ne s'interrompt pas. Le chant des Sirnes est donc un degr

    suprieur de la posie, de l'art du pote. Souvenons-nous, plus particulirement, de la description qu'en fait

    Ulysse. De quoi parle ce chant irrsistible, [25] qui fait immanquablement prir les hommes qui l'entendent,

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  • tant sa force d'attrait est grande? C'est un chant qui traite de lui-mme. Les Sirnes ne disent qu'une chose :

    c'est qu'elles sont en train de chanter! Viens ici! viens nous! Ulysse tant vant! l'honneur de PAchaeL.

    Arrte ton croiseur : viens couter nos voix! Jamais un noir vaisseau n'a doubl notre cap sans our les doux

    airs qui sortent de nos lvres... La parole la plus belle est celle qui se parle.

    En mme temps, c'est une parole qui gale l'acte le plus violent qui soit : (se) donner la mort. Celui qui

    entend le chant des Sirnes ne pourra survivre : chanter signifie vivre si entendre gale mourir. Mais une

    version plus tardive de la lgende, disent les commentaires de F Odysse, voulait que, de dpit, aprs le

    passage d'Ulysse, elles se fussent, du haut de leur rocher, prcipites dans la mer. Si entendre gale vivre,

    chanter signifie mourir. Celui qui parle subit la mort si celui qui entend lui chappe. Les Sirnes font perdre la

    vie celui qui les entend parce qu'autrement elles perdent la leur.

    Le chant des Sirnes est, en mme temps, cette posie qui doit disparatre pour qu'il y ait vie, et cette

    ralit qui doit mourir pour que naisse la littrature. Le chant des Sirnes doit s'arrter pour qu'un chant sur

    les Sirnes puisse apparatre. Si Ulysse n'avait pas chapp aux Sirnes, s'il avait pri ct de leur rocher,

    nous n'aurions pas connu leur chant : tous ceux qui l'avaient entendu en taient morts et ne pouvaient pas le

    retransmettre. Ulysse, en privant les Sirnes de vie, leur a donn, par l'intermdiaire d'Homre, l'immortalit.

    LA PAROLE FEINTE

    Si on cherche dcouvrir quelles proprits internes distinguent les deux types de parole, deux

    oppositions indpendantes se prsentent. Premirement, dans le cas de la parole-action, on ragit l'aspect

    rfrentiel de l'nonc (comme on l'a vu pour Tlmaque); s'il s'agit d'un rcit, c'est le discours en tant que tel

    que retiennent les interlocuteurs. La parole-action est perue comme une information, la parole-rcit comme

    un discours. Deuximement, et ceci semble contradictoire, la parole-rcit relve du mode constatif du

    discours, alors que la parole-action est toujours un performatif. C'est dans le [26] cas de la parole-action que

    le procs d'nonciation prend une importance primordiale et devient le facteur essentiel de l'nonc; la

    parole-rcit voque une chose qui n'est pas elle. La transparence va de pair avec le performatif, l'opacit, avec

    le constatif.

    Le chant des Sirnes n'est pas le seul qui vienne brouiller cette configuration dj complexe. Il s'y ajoute

    un autre registre verbal, trs rpandu dans l'Odysse, qu'on peut appeler la parole feinte . Ce sont les

    mensonges profrs par les personnages.

    Le mensonge fait partie d'une catgorie plus gnrale qui est celle de toute parole inadquate. On peut

    dsigner ainsi le discours o un dcalage visible s'opre entre la rfrence et le rfrent, entre le sens et les

    choses. A ct du mensonge, on trouve ici les erreurs, le fantasme, le merveilleux. Ds qu'on prend

    conscience de ce type de discours, on s'aperoit combien fragile est la conception selon laquelle la signification

    d'un discours est constitue par son rfrent.

    Les difficults commencent si nous cherchons quel type de parole appartient la parole feinte dans

    l'Odysse. D'une part, elle ne peut appartenir qu'au constatif : seule la parole constative peut tre vraie ou

    fausse, le performatif chappe cette qualification. De l'autre, parler pour mentir n'gale pas parler pour

    constater, mais pour agir : tout mensonge est ncessairement performatif. La parole feinte est la fois rcit et

    action.

    Le constatif et le performatif s'interpntrent sans cesse. Mais cette interpntration n'annule pas

    l'opposition elle-mme. A l'intrieur de la parole-rcit, on voit maintenant deux ples distincts bien que le

    passage soit possible entre les deux : il y a d'une part le chant mme de l'ade; on ne parlera jamais de vrit

    et mensonge son propos; ce qui retient les auditeurs est uniquement l'nonc en lui-mme. D'autre part, on

    lit les multiples brefs rcits que se font les personnages tout au long de l'histoire, sans qu'ils deviennent ades

    pour autant. Cette catgorie de discours marque un degr dans le rapprochement avec la parole-action : la

    parole reste ici constative mais elle prend aussi une autre dimension qui est celle de l'acte; tout rcit est

    profr pour seivir un but prcis qui n'est pas le seul plaisirdes auditeurs. Le constatif est ici enchss dans

    le performatif. De l rsulte la profonde parent du rcit avec la parole feinte. On frle toujours le mensonge,

    tant qu'on est dans le rcit. Dire des vrits, c'est presque dj mentir.

    On retrouve cette parole tout au long de l'Odysse. (Mais sur [27] un plan seulement : les personnages se

    mentent les uns aux autres, le narrateur ne nous ment jamais. Les surprises des personnages ne sont pas des

    surprises pour nous. Le dialogue du narrateur avec le lecteur n'est pas isomorphe celui des personnages

    entre eux.) L'apparition de la parole feinte se signale par un indice particulier : on invoque ncessairement la

    vrit.

    Tlmaque demande : Mais voyons, rponds-moi sans feinte, point par point; quel est ton nom, ton

    peuple, et ta ville, et ta race?... Athna, la desse aux yeux pers, rplique : Oui, je vais l-dessus te

    rpondre sans feinte. Je me nomme Mentes : j'ai l'honneur d'tre fils du sage Anchialos, et je commande

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  • nos bons rameurs de Taphos , etc. Tlmaque lui-mme ment au porcher et sa mre, pour cacher l'arrive

    d'Ulysse Ithaque; et il accompagne ses paroles de formules telles que j'aime mon franc parler , voici,

    tout au long, mre, la vrit.

    Ulysse dit : Je ne demande, Eume, qu' dire tout de suite la fille d'Icare, la sage Pnlope, toute la

    vrit. Vient un peu plus tard le rcit d'Ulysse devant Pnlope, tout en mensonges. De mme, Ulysse

    rencontrant son pre Laerte : Oui, je vais l-dessus te rpondre sans feinte. Suivent de nouveaux

    mensonges.

    L'invocation de la vrit est un signe de mensonge. Cette loi semble si bien tablie qu'Eume, le porcher,

    en dduit un corrlat : la vrit a pour lui un air de mensonge. Ulysse lui raconte sa vie; ce rcit est

    entirement invent (et prcd videmment de la formule : je vais te rpondre sans feinte ), sauf sur un

    dtail : c'est qu'Ulysse vit toujours. Eume croit tout mais ajoute : II n'est qu'un point, vois-tu, qui me

    semble invent. Non! Non! je ne crois pas aux contes sur Ulysse! En ton tat, pourquoi ces vastes menteries?

    Je suis bien renseign sur le retour du matre! C'est la haine de tous les dieux qui l'accable... La seule partie

    du rcit qu'il traite de fausse, est la seule qui ne le soit pas.

    LES RCITS D'ULYSSE

    On voit que les mensonges apparaissent le plus souvent dans les rcits d'Ulysse. Ces rcits sont

    nombreux et ils couvrent une bonne partie de l'Odysse. L'Odysse n'est donc pas un rcit, au premier [28]

    degr, mais un rcit de rcits, elle consiste en la relation des rcits que se font les personnages. Encore une

    fois, rien d'un rcit primitif et naturel; celui-ci devrait, semble-t-il, dissimuler sa nature de rcit; alors que

    l'Odysse l'exhibe sans cesse. Mme le rcit profr au nom du narrateur n'chappe pas cette rgle, car il y

    a, l'intrieur de l'Odysse, un ade aveugle qui chante, prcisment, les aventures d'Ulysse. En mme

    temps, cette reprsentation rvle rapidement ses limites. Evoquer le procs d'nonciation l'intrieur de

    l'nonc, c'est produire un nonc dont le procs d'nonciation reste toujours dire. Le rcit qui parle de sa

    propre cration ne peut jamais s'interrompre, sauf arbitrairement, car il reste toujours un rcit faire, il reste

    toujours raconter comment ce rcit qu'on est en train de lire ou d'crire, a pu surgir. La littrature est

    infinie, en ce sens qu'elle dit une histoire interminable, celle de sa propre cration. L'effort du rcit, de se dire

    par une auto-rflexion, ne peut tre qu'un chec; chaque nouvelle dclaration ajoute une nouvelle couche

    cette paisseur qui cache le procs d'nonciation. Ce vertige infini ne cessera que si le discours acquiert une

    parfaite opacit : ce moment, le discours se dit sans qu'il ait besoin de parler de lui-mme.

    Dans ses rcits, Ulysse n'prouve pas de tels remords. Les histoires qu'il raconte forment, apparemment,

    une srie de variations, car il traite toujours de la mme chose : il raconte sa vie. Mais la teneur de l'histoire

    change suivant l'interlocuteur, qui est toujours diffrent : Alkinoos (notre rcit de rfrence), Athna, Eume,

    Tlmaque, Antinoos, Pnlope, Laerte. La multitude de ces rcits fait non seulement d'Ulysse une incarnation

    vivante de la parole feinte, mais permet aussi de dcouvrir quelques constantes. Tout rcit d'Ulysse se

    dtermine par sa fin, par le point d'arrive : il sert justifier la situation prsente. Ces rcits concernent

    toujours un fait accompli et relient un pass un prsent : ils doivent se terminer par un je - ici -

    maintenant . S'ils divergent, c'est que les situations dans lesquelles ils sont profrs, sont elles aussi,

    diffrentes. Ulysse apparat bien habill devant Athna et Laerte : le rcit doit expliquer sa richesse.

    Inversement, dans les autres cas, il est couvert de loques : l'histoire raconte doit justifier cet tat. Le

    contenu de l'nonc est entirement dict par le procs d'nonciation : la singularit de ce type de discours

    apparatrait encore plus fortement si nous pensions ces rcits plus rcents, o ce n'est pas le point d'arrive

    mais le point de [29] dpart qui est le seul lment fixe. L, un pas en avant est un pas dans l'inconnu, la

    direction suivre est remise en question chaque nouveau mouvement. Ici, c'est le point d'arrive qui

    dtermine le chemin parcourir. Le rcit de Tristram Shandy, lui, ne relie pas un prsent un pass, ni mme

    un pass un prsent, mais un prsent un futur.

    Il y a deux Ulysses dans l'Odysse : l'un qui court les aventures, l'autre qui les raconte. Il est difficile de

    dire lequel des deux est le personnage principal. Athna, elle-mme, en doute. Pauvre ternel brodeur!

    n'avoir faim que de ruses!... Tu rentres au pays et ne penses encore qu'aux contes de brigands, aux

    mensonges chers ton cur depuis l'enfance... Si Ulysse met si longtemps rentrer chez lui, c'est que ce

    n'est pas l son dsir profond : son dsir est celui du narrateur (qui raconte les mensonges d'Ulysse, Ulysse ou

    Homre?). Or le narrateur dsire raconter. Ulysse ne veut pas rentrer Ithaque pour que l'histoire puisse

    continuer. Le thme de l'Odysse n'est pas le retour d'Ulysse Ithaque ; ce retour est, au contraire, la mort

    de l'Odysse, sa fin. Le thme de l'Odysse, ce sont les rcits qui forment l'Odysse, c'est l'Odysse

    elle-mme. C'est pourquoi, en rentrant dans son pays, Ulysse n'y pense pas et ne s'en rjouit pas; il ne pense

    qu'aux contes de brigands et aux mensonges : il pense l'Odysse.

    Tzvetan Todorov. Poetique de la prose http://www.ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm

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  • UN FUTUR PROPHTIQUE

    Les rcits mensongers d'Ulysse sont une forme de rptition : des discours diffrents dissimulent une

    rfrence identique. Une autre forme de rptition est constitue par l'emploi tout particulier du futur que

    connat l'Odysse, et qu'on peut appeler prophtique. Il s'agit nouveau d'une identit de la rfrence; mais

    ct de cette ressemblance avec les mensonges, il y a aussi une opposition symtrique : ce sont ici des

    noncs identiques, dont les procs d'nonciation diffrent; dans le cas des mensonges c'est le procs

    d'nonciation qui tait identique, la diffrence se situant entre les noncs.

    Le futur prophtique de l'Odysse se rapproche davantage de notre image habituelle de la rptition.

    Cette modalit narrative apparat dans diffrentes sortes de prdictions, et elle est toujours seconde par une

    description de l'action prdite ralise. La plupart des vnements [30] de l'Odysse se trouvent ainsi raconts

    plusieurs fois (le retour d'Ulysse tant prdit beaucoup plus d'une fois). Mais ces deux rcits des mmes

    vnements ne se trouvent pas sur le mme plan; ils s'opposent, l'intrieur de ce discours qu'est l'Odysse,

    comme un discours une ralit. Le futur semble en effet entrer, avec tous les autres temps du verbe, en une

    opposition, dont les termes sont l'absence et la prsence d'une ralit, du rfrent. Seul le futur n'existe qu'

    l'intrieur du discours; le prsent et le pass se rfrent un acte qui n'est pas le discours lui-mme.

    On peut relever plusieurs variantes l'intrieur du futur prophtique. D'abord du point de vue de l'tat ou

    de l'attitude du sujet de renonciation. Parfois, ce sont les dieux qui parlent au futur; ce futur n'est alors pas

    une supposition mais une certitude, ce qu'ils projettent se ralisera. Ainsi en est-il de Circ, ou de Calypso, ou

    d'Athna qui prdisent Ulysse ce qui va lui arriver. A ct de ce futur divin, il y a le futur divinatoire des

    hommes : ceux-ci essaient de lire les signes que les dieux leur envoient. Ainsi, un aigle passe : Hlne se lve

    et dit : Voici quelle est la prophtie qu'un dieu me jette au cur et qui s'accomplira... Ulysse rentrera chez

    lui pour se venger... De multiples autres interprtations humaines des signes divins se trouvent disperses

    dans l'Odysse. Enfin, ce sont parfois les hommes qui projettent leur avenir; ainsi Ulysse, au dbut du chant

    19, projette jusqu'aux moindres dtails la scne qui suivra peu aprs. Ici se rapportent galement certaines

    paroles impratives.

    Les prdictions des dieux, les prophties des devins, les projets des hommes : tous se ralisent, tous se

    rvlent justes. Le futur prophtique ne peut tre faux. Il y a pourtant un cas o se produit cette combinaison

    impossible : Ulysse rencontrant Tlmaque ou Pnlope Ithaque, prdit qu'Ulysse rentrera au pays natal et

    verra les siens. Le futur ne peut tre faux que si ce qu'il prdit est vrai - dj vrai.

    Une autre gamme de subdivisions nous est offerte par les relations du futur avec l'instance du discours. Le

    futur qui se ralisera au cours des pages suivantes n'est qu'un de ces types : appelons-le le futur prospectif. A

    ct de lui existe le futur rtrospectif; c'est le cas o on nous raconte un vnement sans manquer de

    rappeler qu'il tait bien prvu d'avance. Ainsi le Cyclope, apprenant que le nom de son bourreau est Ulysse :

    Ah! Misre! je vois s'accomplir les oracles de notre vieux devin!... Il m'avait bien prdit ce qui m'arriverait et

    que, [31] des mains d'Ulysse, je serais aveugl... Ainsi Alkinoos, voyant ses bateaux couler devant sa propre

    ville : Ah.'Misre! je vois s'accomplir les oracles du vieux temps de mon pre , etc. - Tout vnement

    non-discursif n'est que l'incarnation d'un discours, la ralit n'est qu'une ralisation.

    Cette certitude dans l'accomplissement des vnements prdits affecte profondment la notion d'intrigue.

    L'Odysse ne comporte aucune surprise; tout est dit par avance; et tout ce qui est dit arrive. Ceci la met

    nouveau en opposition radicale avec les rcits ultrieurs, o la surprise joue un rle beaucoup plus important,

    o nous ne savons pas ce qui arrivera. Dans l'Odysse, non seulement nous le savons, mais on nous le dit

    avec indiffrence. Ainsi, propos d'Anti-noos : c'est lui, le premier, qui goterait des flches envoyes par la

    main de l'minent Ulysse , etc. Cette phrase qui apparat dans le discours du narrateur, serait impensable

    dans un roman plus rcent. Si nous continuons d'appeler intrigue le fil suivi d'vnements l'intrieur de

    l'histoire, ce n'est que par facilit : qu'ont en commun l'intrigue de causalit qui nous est habituelle avec cette

    intrigue de prdestination propre l'Odysse? [32]

    3. Les hommes-rcits : les Mille et une nuits

    Qu'est-ce qu'un personnage sinon la dtermination de l'action? Qu'est-ce que l'action sinon l'illustration

    du personnage? Qu'est-ce qu'un tableau ou un roman qui n'est pas une description de caractres? Quoi

    d'autre y cherchons-nous, y trouvons-nous?

    Ces exclamations viennent d'Henry James et elles se trouvent dans son article clbre The Art of Fiction

    (1884). Deux ides gnrales se font jour travers elles. La premire concerne la liaison indfectible des

    diffrentes constituantes du rcit : les personnages et l'action. Il n'y a pas de personnage hors de l'action, ni

    Tzvetan Todorov. Poetique de la prose http://www.ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm

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  • d'action indpendamment du personnage. Mais, subrepticement, une seconde ide apparat dans les dernires

    lignes : si les deux sont indissolublement lis, l'un est quand mme plus important que l'autre :les

    personnages. C'est--dire les caractres, c'est--dire la psychologie. Tout rcit est une description de

    caractres .

    Il est rare qu'on observe un cas si pur d'gocentrisme qui se prend pour de Puniversalisme. Si l'idal

    thorique de James tait un rcit o tout est soumis la psychologie des personnages, il est difficile d'ignorer

    l'existence de toute une tradition littraire o les actions ne sont pas l pour servir d' illustration au

    personnage mais o, au contraire, les personnages sont soumis l'action; o, d'autre part, le mot

    personnage signifie tout autre chose qu'une cohrence psychologique ou description de caractre. Cette

    tradition dont l'Odysse et le Dcamron, les Mille et une nuits et le Manuscrit trouv Saragosse sont

    quelques-unes des manifestations les plus clbres, peut tre considre comme un cas-limite

    d'a-psychologisme littraire.

    Essayons de l'observer de plus prs en prenant comme exemple les deux dernires uvres(1).

    1. L'accs au texte de ces livres pose quelques problmes. On connat l'histoire mouvemente des

    traductions des Mille et une nuits: ici je me rfrerai la nouvelle traduction de Ren Klawam (t. I : Dames insignes

    et Serviteurs galants; t. II : Les Coeurs inhumains', t. III : L'pope des voleurs; t. IV : Rcits sapientiaux, Paris, Albin

    Michel, 1965-1967) et celle de Galland (Paris, Garnier-Flammarion, t. I-HI, 1965). Pour le texte de Potocki,

    toujours incomplet en franais, je me rfre au Manuscrit trouv Saragosse (Paris, Gallimard, 1958, 1967) et

    Avadoro, histoire espagnole (t. I-IV, Paris, 1813).

    On se contente habituellement, en parlant de livres comme les Mille et une nuits, de dire que l'analyse

    interne des caractres en est absente, qu'il n'y a pas de description des tats psychologiques; mais cette

    manire de dcrire l'a-psychologisme ne sort pas de la tautologie. Il faudrait, pour caractriser mieux ce

    phnomne, partir d'une certaine image de la marche du rcit, lorsque celui-ci obit la loi de l'enchanement

    causal. On pourra alors reprsenter tout moment du rcit sous la forme d'une proposition simple, qui entre en

    relation de conscution (note par un +) ou de consquence (note par =>) avec les propositions prcdentes

    et suivantes.

    La premire opposition entre le rcit prn par James et celui des Mille et une nuits peut tre illustre

    ainsi : S'il y a une proposition X voit Y , l'important pour James, c'est X, pour Chahrazade, Y. Le rcit

    psychologique considre chaque action comme une voie qui ouvre l'accs la personnalit de celui qui agit,

    comme une expression, sinon comme un symptme. L'action n'est pas considre en elle-mme, elle est

    transitive envers son sujet. Le rcit a-psychologique, au contraire, se caractrise par ses actions intransitives :

    l'action importe en elle-mme et non comme indice de tel trait de caractre. Les Mille et une nuits relvent,

    peut-on dire, d'une littratureprdicative : l'accent tombera toujours sur le prdicat et non sur le sujet de la

    proposition. L'exemple le plus connu de cet effacement du sujet grammatical est l'histoire de Sindbad le

    marin. Mme Ulysse sort plus dtermin de ses aventures que lui : on sait qu'il est rus, prudent, etc. Rien de

    tout cela ne peut tre dit de Sindbad : son rcit (men pourtant la premire personne) est impersonnel; on

    devrait le noter non X voit Y mais On voit Y . Seul le rcit de voyage le plus froid peut rivaliser avec les

    histoires de Sindbad pour leur impersonnalit; mais non [34] tout rcit de voyage : pensons au Voyage

    sentimental de Sterne!

    La suppression de la psychologie se fait ici l'intrieur de la proposition narrative; elle continue avec plus

    de succs encore dans le champ des relations entre propositions. Un certain trait de caractre provoque une

    action; mais il y a deux manires diffrentes de le faire. On pourrait parler d'une causalit immdiate oppose

    la causalit mdiatise. La premire serait du type X est courageux => X dfie le monstre . Dans la

    seconde, l'apparition de la premire proposition ne serait suivie d'aucune consquence; mais dans le cours du

    rcit X apparatrait comme quelqu'un qui agit avec courage. C'est une causalit diffuse, discontinue, qui ne se

    traduit pas par une seule action, mais par des aspects secondaires d'une srie d'actions, souvent loignes les

    unes des autres.

    Or les Mille et une nuits ne connaissent pas cette deuxime causalit. A peine nous a-t-on dit que les

    surs de la sultane sont jalouses, qu'elles mettent un chien, un chat, et un morceau de bois la place des

    enfants de celle-ci. Cassim est avide : donc il va chercher de l'argent. Tous les traits de caractre sont

    immdiatement causals; ds qu'ils apparaissent, ils provoquent une action. La distance entre le trait

    psychologique et l'action qu'il provoque est d'ailleurs minimale; et plutt que de l'opposition qualit/action, il

    s'agit de celle entre deux aspects de l'action, duratif/ponctuel, ou itratif/non-itratif. Sindbad aime voyager

    (trait de caractre) => Sndbab part en voyage (action) : la diffrence entre les deux tend vers une rduction

    totale.

    Une autre manire d'observer la rduction de cette distance est de chercher si une mme proposition

    attributive peut avoir, au cours du rcit, plusieurs consquences diffrentes. Dans un roman du XIXe sicle, la

    proposition X est jaloux de Y peut entraner X fuit le monde , X se suicide , X fait la cour Y , X

    nuit Y . Dans les Mille et une nuits il n'y a qu'une possibilit :. X est jaloux de Y => X nuit Y . La

    stabilit du rapport entre les deux propositions prive l'antcdent de toute autonomie, de tout sens intransitif.

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  • L'implication tend devenir une identit. Si les consquents taient plus nombreux, l'antcdent aurait une

    plus grande valeur propre.

    On touche ici une proprit curieuse de la causalit psychologique. Un trait de caractre n "est pas

    simplement la cause d'une action, ni simplement son effet : il est les deux la fois, tout comme l'action. X tue

    [35] sa femme parce qu'il est cruel; mais il est cruel parce qu'il tue sa femme. L'analyse causale du rcit ne

    renvoie pas une origine, premire et immuable, qui serait le sens et la loi des images ultrieures; autrement

    dit, l'tat pur, il faut pouvoir saisir cette causalit hors du temps linaire. La cause n'est pas un avant

    primordial, elle n'est qu'un des lments du couple cause-effet sans que l'un soit par l mme suprieur,

    ou antrieur l'autre.

    Il serait donc plus juste de dire que la causalit psychologique double la causalit vnementielle (celle

    des actions) plutt qu'elle n'interfre avec celle-ci. Les actions se provoquent les unes les autres; et, de

    surcrot, un couple cause-effet psychologique apparat, mais sur un plan diffrent. C'est ici que peut se poser

    la question de la cohrence psychologique : ces supplments caractriels peuvent former ou non un

    systme. Les Mille et une nuits en offrent nouveau un exemple extrme. Prenons le fameux conte d'Ali Baba.

    La femme de Cassim, frre d'Ali Baba, est inquite de la disparition de son mari. Elle passa la nuit dans les

    pleurs. Le lendemain, Ali Baba apporte le corps de son frre en morceaux et dit, en guise de consolation :

    Belle-sur voil un sujet d'affliction pour vous d'autant plus grand que vous vous y attendiez moins. Quoique

    le mal soit sans remde, si quelque chose nanmoins est capable de vous consoler, je vous offre de joindre le

    peu de bien que Dieu m'a envoy au vtre, en vous pousant... Raction de la belle-sur : Elle ne refusa

    pas le parti, elle le regarda au contraire comme un motif raisonnable de consolation. En essuyant ses larmes,

    qu'elle avait commenc de verser en abondance, en supprimant les cris perants ordinaires aux femmes qui

    ont perdu leurs maris, elle tmoigna suffisamment Ali Baba qu'elle acceptait son offre... (Galland, III).

    Ainsi passe du dsespoir la joie la femme de Cassim. Les exemples similaires sont innombrables.

    videmment, en contestant l'existence d'une cohrence psychologique, on entre dans le domaine du bon

    sens. Il y a sans doute une autre psychologie o ces deux actes conscutifs forment une unit. Mais les Mille

    et une nuits appartiennent au domaine du bon sens (du folklore); et l'abondance des exemples suffit pour se

    convaincre qu'il ne s'agit pas ici d'une autre psychologie, ni mme d'une antipsychologie, mais bien

    d'a-psychologie. Le personnage n'est pas toujours, comme le prtend James, la [36] dtermination de l'action;

    et tout rcit ne consiste pas en une description de caractres . Mais qu'est-ce alors que le personnage? Les

    Mille et une nuits nous donnent une rponse trs nette que reprend et confirme le Manuscrit trouv

    Saragosse : le personnage, c'est une histoire virtuelle qui est l'histoire de sa vie. Tout nouveau personnage

    signifie une nouvelle intrigue. Nous sommes dans le royaume des hommes-rcits. Ce fait affecte profondment

    la structure du rcit.

    DIGRESSIONS ET ENCHSSEMENTS

    L'apparition d'un nouveau personnage entrane immanquablement l'interruption de l'histoire prcdente,

    pour qu'une nouvelle histoire, celle qui explique le je suis ici maintenant du nouveau personnage, nous soit

    raconte. Une histoire seconde est englobe dans la premire; ce procd s'appelle enchssement.

    Ce n'est videmment pas la seule justification possible de l'enchssement. Les Mille et une nuits nous en

    offrent dj d'autres : ainsi dans Le pcheur et le djinn (Khawam, II) les histoires enchsses servent

    comme arguments. Le pcheur justifie son manque de piti pour le djinn par l'histoire de Doubane;

    l'intrieur de celle-ci le roi dfend sa position par celle de l'homme jaloux et de la perruche; le vizir dfend la

    sienne par celle du prince et de la goule. Si les personnages restent les mmes dans l'histoire enchsse et

    dans l'histoire enchssante, cette motivation mme est inutile : dans 1' Histoire des deux surs jalouses de

    leur cadette (Galland, III) le rcit de l'loignement des enfants du sultan du palais et de leur reconnaissance

    par le sultan englobe celui de l'acquisition des objets magiques; la succession temporelle est la seule

    motivation. Mais la prsence des hommes-rcits est certainement la forme la plus frappante de

    l'enchssement.

    La structure formelle de l'enchssement concide (et ce n'est pas l, on s'en doute, une concidence

    gratuite) avec celle d'une forme syntaxique, cas particulier de la subordination, laquelle la linguistique

    moderne donne prcisment le nom d'enchssement (em-bedding). Pour illustrer cette construction, prenons

    cet exemple [37] allemand (la syntaxe allemande permettant des enchssements beaucoup plus

    spectaculaires(1)) :

    1. Je l'emprunte Kl. Baumgrtner, Formale Erklrung poetischer Texte , in Matematik und Dichtung,

    Munich, Nymphenburger, 1965, p. 77.

    Derjenige, der den Mann, der den Pfahl, der auf der Briicke, der auf dem Weg, der nach Wormsfuhrt,

    liegt, steht, umgeworfen hat, anzeigt, bekommt eine Belohnung. (Celui qui indique la personne qui a renvers

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  • le poteau qui est dress sur le pont qui se trouve sur le chemin qui mne Worms recevra une rcompense.)

    Dans la phrase, l'apparition d'un nom provoque immdiatement une proposition subordonne qui, pour

    ainsi dire, en raconte l'histoire ; mais comme cette deuxime proposition contient elle aussi un nom, elle

    demande son tour une proposition subordonne, et ainsi de suite, jusqu' une interruption arbitraire, partir

    de laquelle on reprend, tour tour, chacune des propositions interrompues. Le rcit enchssement a

    exactement la mme structure, le rle du nom tant jou par le personnage : chaque nouveau personnage

    entrane une nouvelle histoire.

    Les Mille et une nuits contiennent des exemples d'enchssement non moins vertigineux. Le record semble

    tenu par celui que nous offre l'histoire de la malle sanglante (Khawam, I). En effet ici

    Chahrazade raconte que

    Dja'far raconte que

    le tailleur raconte que

    le barbier raconte que

    son frre (et il en a six)...

    La dernire histoire est une histoire au cinquime degr; mais il est vrai que les deux premiers degrs

    sont tout fait oublis et ne jouent plus aucun rle. Ce qui n'est pas le cas d'une des histoires du Manuscrit

    trouv Saragosse (Avadoro, III) o

    Alphonse raconte que

    Avadoro raconte que

    Don Lop raconte que

    Busqueros raconte que

    Frasquetta raconte que...

    [38]

    et o tous les degrs, part le premier, sont troitement lis et incomprhensibles si on les isole les uns

    des autres(1).

    1. Je ne me propose pas ici d'tablir tout ce qui dans le Manuscrit trouv Saragosse, vient des Mille et

    une nuits, mais la part en est certainement trs grande. Je me contente de signaler quelques-unes des

    concidences les plus frappantes : les noms de Zibedd et Emina, les deux surs malfiques, rappellent ceux

    de Zobide et Amin ( Histoire de trois calenders... , Galland, I); le bavard Busqueros qui empche le

    rendez-vous de Don Lop est li au barbier bavard qui accomplit la mme action (Khawam, I); la femme

    charmante se transformant en vampire est prsente dans Le prince et la goule (Khawam, II); les deux

    femmes d'un homme qui se rfugient en son absence dans le mme lit apparaissent dans 1' Histoire des

    amours de Camaralzaman (Galland, II), etc. Mais ce n'est bien sr pas l'unique source du Manuscrit.

    Mme si l'histoire enchsse ne se relie pas directement l'histoire enchssante (par l'identit des

    personnages), des passages de personnages sont possibles d'une histoire l'autre. Ainsi le barbier intervient

    dans l'histoire du tailleur (il sauve la vie du bossu). Quant Frasquetta, elle traverse tous les degrs

    intermdiaires pour se retrouver dans l'histoire d'Avadoro (c'est elle la matresse du chevalier de Tolde); et

    de mme Busqueros. Ces passages d'un degr l'autre ont un effet comique dans le Manuscrit.

    Le procd d'enchssement arrive son apoge avec l'autoenchssement, c'est--dire lorsque l'histoire

    enchssante se trouve, quelque cinquime ou sixime degr, enchsse par elle-mme. Cette dnudation

    du procd est prsente dans les Mille et une nuits et on connat le commentaire que fait Borges ce propos

    : Aucune [interpolation] n'est plus troublante que celle de la six cent deuxime nuit, magique entre les nuits.

    Cette nuit-l, le roi entend de la bouche de la reine sa propre histoire. Il entend l'histoire initiale, qui embrasse

    toutes les autres, qui - monstrueusement - s'embrasse elle-mme... Que la reine continue et le roi immobile

    entendra pour toujours l'histoire tronque des Mille et une nuits, dsormais infinie et circulaire... Rien

    n'chappe plus au monde narratif, recouvrant l'ensemble de l'exprience.

    L'importance de l'enchssement se trouve indique par les dimensions des histoires enchsses. Peut-on

    parler de digressions lorsque celles-ci sont plus longues que l'histoire dont elles s'cartent? Peut-on considrer

    comme un supplment, comme un enchssement gratuit tous les contes des Mille et une nuits parce qu'ils

    sont tous [39] enchsss dans celui de Chahrazade? De mme dans le Manuscrit : alors que l'histoire de base

    semblait tre celle d'Alphonse, c'est le loquace Avadoro qui, en fait, couvre par ses rcits plus des trois quarts

    du livre.

    Mais quelle est la signification interne de l'enchssement, pourquoi tous ces moyens se trouvent-ils

    rassembls pour lui donner de l'importance? La structure du rcit nous en fournit la rponse : l'enchssement

    est une mise en vidence d'une proprit essentielle de tout rcit. Car le rcit enchssant, c'est le rcit d'un

    rcit. En racontant l'histoire d'un autre rcit, le premier atteint son thme secret et en mme temps se

    Tzvetan Todorov. Poetique de la prose http://www.ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm

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  • rflchit dans cette image de soi-mme; le rcit enchss est la fois l'image de ce grand rcit abstrait dont

    tous les autres ne sont que des parties infimes, et aussi du rcit enchssant qui le prcde directement. tre

    le rcit d'un rcit, c'est le sort de tout rcit, qui se ralise travers l'enchssement.

    Les Mille et une nuits rvlent et symbolisent cette proprit du rcit avec une nettet particulire. On dit

    souvent que le folklore se caractrise par la rptition d'une mme histoire; et en effet il n'est pas rare, dans

    un des contes arabes, que la mme aventure soit rapporte deux fois, sinon plus. Mais cette rptition a une

    fonction prcise, qu'on ignore : elle sert non seulement ritrer la mme aventure mais aussi introduire le

    rcit qu'un personnage en fait; or, la plupart du temps c'est ce rcit qui compte pour le dveloppement

    ultrieur de l'intrigue. Ce n'est pas l'aventure vcue par la reine Badoure qui lui mrite la grce du roi

    Armanos mais le rcit qu'elle en fait ( Histoire des amours de Camaralzaman , Galland, II). Si Tourmente ne

    peut pas faire avancer sa propre intrigue, c'est qu'on ne lui permet pas de raconter son histoire au khalife (

    Histoire de Ganem , Galland, II). Le prince Firouz gagne le cur de la princesse de Bengale non en vivant

    son aventure mais en la lui racontant ( Histoire du cheval enchant , Galland, III). L'acte de raconter n'est

    jamais, dans les Mille et une nuits, un acte transparent; au contraire, c'est lui qui fait avancer l'action. [40]

    LOQUACIT ET CURIOSIT. VIE ET MORT

    Le procs d'nonciation de la parole reoit dans le conte arabe une interprtation qui ne laisse plus de

    doute quant son importance. Si tous les personnages ne cessent pas de raconter des histoires, c'est que cet

    acte a reu une conscration suprme : raconter gale vivre. L'exemple le plus vident est celui de

    Chahrazade elle-mme qui vit uniquement dans la mesure o elle peut continuer raconter; mais cette

    situation est rpte sans cesse l'intrieur du conte. Le derviche a mrit la colre d'un ifrit; mais il obtient

    sa grce en lui racontant l'histoire de l'envieux ( Le portefaix et les dames , Khawam, I). L'esclave a

    accompli un crime; pour sauver sa vie, son matre n'a qu'une seule chance : Si tu me racontes une histoire

    plus tonnante que celle-ci, je pardonnerai ton esclave. Sinon, j'ordonnerai qu'il soit tu , a dit le khalife (

    La malle sanglante , Khawam, I). Quatre personnes sont accuses du meurtre d'un bossu; l'un d'entre eux,

    inspecteur, dit au roi : O Roi fortun, nous feras-tu don de la vie, si je te raconte l'aventure qui m'est

    advenue hier, avant que je ne rencontre le bossu, introduit par ruse dans ma propre maison? Elle est

    certainement plus tonnante que l'histoire de cet homme. - Si elle est comme tu le dis, je vous laisserai la vie

    tous les quatre, rpondit le Roi. ( Un cadavre itinrant , Khawam, I).

    Le rcit gale la vie; l'absence de rcit, la mort. Si Chahrazade ne trouve plus de contes raconter, elle

    sera excute. C'est ce qui arrive au mdecin Doubane lorsqu'il est menac par la mort : il demande au roi la

    permission de raconter l'histoire du crocodile; on le lui refuse et il prit. Mais Doubane se venge par le mme

    moyen et l'image de cette vengeance est une des plus belles des Mille et une nuits : il offre au roi impitoyable

    un livre que celui-ci doit lire pendant qu'on coupe la tte Doubane. Le bourreau fait son travail; la tte de

    Doubane dit :

    - O roi, tu peux compulser le livre.

    Le roi ouvrit le livre. Il en trouva les pages colles les unes aux autres. Il mit son doigt dans sa bouche,

    l'humecta de salive et tourna la premire page. Puis il tourna la seconde et les suivantes. Il continua d'agir de

    la sorte, les pages ne s'ouvrant qu'avec difficult, jusqu' ce qu'il ft arriv au septime feuillet. 11 regarda la

    page et n'y vit rien d'crit : [41]

    - O mdecin, dit-il, je ne vois rien d'crit sur ce feuillet.

    - Tourne encore les pages, rpondit la tte.

    Il ouvrit d'autres feuillets et ne trouva encore rien. Un court moment s'tait peine coul que la drogue

    pntra en lui : le livre tait imprgn de poison. Alors il fit un pas, vacilla sur ses jambes et se pencha vers le

    sol... ( Le pcheur et le djinn , Khawam, II).

    La page blanche est empoisonne. Le livre qui ne raconte aucun rcit tue. L'absence de rcit signifie la

    mort.

    A ct de cette illustration tragique de la puissance du non-rcit, en voici une autre, plus plaisante : un

    derviche racontait tous les passants quel tait le moyen de s'approprier l'oiseau qui parle; mais ceux-ci

    avaient tous chou, et s'taient transforms en pierres noires. La princesse Parizade est la premire

    s'emparer de l'oiseau, et elle libre les autres candidats malheureux. La troupe voulut voir le derviche en

    passant, le remercier de son bon accueil et de ses conseils salutaires qu'ils avaient trouvs sincres; mais il

    tait mort et l'on n'a pu savoir si c'tait de vieillesse, ou pafce qu'il n'tait plus ncessaire pour enseigner le

    chemin qui conduisait la conqute des trois choses dont la princesse Parizade venait de triompher (

    Histoire des deux surs , Galland, III). L'homme n'est qu'un rcit; ds que le rcit n'est plus ncessaire, il

    peut mourir. C'est le narrateur qui le tue, car il n'a plus de fonction.

    Tzvetan Todorov. Poetique de la prose http://www.ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm

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  • Enfin, le rcit imparfait gale aussi, dans ces circonstances, la mort. Ainsi l'inspecteur qui prtendait que

    son histoire tait meilleure que celle du bossu, la termine en s'adressant au roi : Telle est l'histoire

    tonnante que je voulais te raconter, tel est le rcit que j'ai entendu hier et que je te rapporte aujourd'hui

    dans tous ses dtails. N'est-il pas plus prodigieux que l'aventure du bossu? - Non, il ne l'est pas, et ton

    affirmation ne correspond pas la ralit, rpondit le roi de la Chine. Il faut que je vous fasse pendre tous les

    quatre (Khawam, I). L'absence de rcit n'est pas la seule contrepartie du rcit-vie; vouloir entendre un rcit,

    c'est aussi courir des dangers mortels. Si la loquacit sauve de la mort, la curiosit l'entrane. Cette loi est la

    base de l'intrigue d'un des contes les plus riches, Le portefaix et les dames (Khawam, I). Trois jeunes

    dames de Baghdad reoivent chez elles des hommes inconnus; elles leur posent une seule condition, comme

    rcompense des plaisirs qui les attendent : sur tout ce que [42] vous verrez, ne demandez aucune

    explication . Mais ce que les hommes voient est si trange qu'ils demandent que les trois dames racontent

    leur histoire. A peine ce souhait est-il formul, que les dames appellent leurs esclaves. Chacun d'eux choisit

    son homme, se prcipita sur lui et le renversa terre en le frappant du plat de son sabre. Les hommes

    doivent tre tus car la demande d'un rcit, la curiosit est passible de mort. Comment s'en sortiront-ils?

    Grce la curiosit de leurs bourreaux. En effet, une des dames dit : Je leur permets de sortir pour s'en

    aller sur le chemin de leur destine, la condition de raconter chacun son histoire, de narrer la suite des

    aventures qui l'ont men nous rendre visite dans notre maison. S'ils refusent, vous leur couperez la tte.

    La .curiosit du rcepteur, quand elle n'gale sa propre mort, rend la vie aux condamns ; ceux-ci, en

    revanche, ne peuvent s'en tirer qu' condition de raconter une histoire. Enfin, troisime renversement : le

    khalife qui, travesti, tait parmi les invits des trois dames, les convoque le lendemain son palais; il leur

    pardonne tout; mais une condition : raconter... Les personnages de ce livre sont obsds par les contes; le

    cri des Mille et une nuits n'est pas La bourse ou la vie! mais Un rcit ou la vie!

    Cette curiosit est source la fois d'innombrables rcits et de dangers incessants. Le derviche peut vivre

    heureux en compagnie des dix jeunes gens, tous borgnes de l'il droit, une seule condition : ne pose

    aucune question indiscrte ni sur notre infirmit ni sur notre tat . Mais la question est pose et le calme

    disparat. Pour chercher la rponse, le derviche va dans un palais magnifique; il y vit comme un roi, entour

    de quarante belles dames. Un jour elles s'en vont, en lui demandant, s'il veut rester dans ce bonheur, de ne

    pas entrer dans une certaine pice; elles le prviennent : Nous avons bien peur que tu ne puisses te

    dfendre de cette curiosit indiscrte qui sera la cause de ton malheur. Bien entendu, entre le bonheur et la

    curiosit, le derviche choisit la curiosit. De mme Sindbad, malgr tous ses malheurs, repart aprs chaque

    voyage : il veut que la vie lui raconte de nouveaux et de nouveaux rcits.

    Le rsultat palpable de cette curiosit, ce sont les Mille et une nuits. Si ses personnages avaient prfr le

    bonheur, le livre n 'aurait pus exist. [43]

    LE RCIT : SUPPLANT ET SUPPL

    Pour que les personnages puissent vivre, ils doivent raconter. C'est ainsi que le rcit premier se subdivise

    et se multiplie en mille et une nuits de rcits. Essayons maintenant de nous placer au point de vue oppos,

    non plus celui du rcit enchssant, mais celui du rcit enchss, et de nous demander : pourquoi ce dernier

    a-t-il besoin d'tre repris dans un autre rcit? Comment s'expliquer qu'il ne se suffise pas lui-mme mais

    qu'il ait besoin d'un prolongement, d'un cadre dans lequel il devient la simple partie d'un autre rcit?

    Si l'on considre ainsi le rcit non comme englobant d'autres rcits, mais comme s'y englobant lui-mme,

    une curieuse proprit se fait jour. Chaque rcit semble avoir quelque chose de trop, un excdent, un

    supplment, qui reste en dehors de la forme ferme produite par le dveloppement de l'intrigue. En mme

    temps, et par l mme, ce quelque chose de plus, propre au rcit, est aussi quelque chose de moins ; le

    supplment est aussi un manque ; pour suppler ce manque cr par le supplment, un autre rcit est

    ncessaire. Ainsi le rcit du roi ingrat, qui fait prir Doubane aprs que celui-ci lui a sauv la vie, a quelque

    chose de plus que ce rcit lui-mme; c'est d'ailleurs pour cette raison, en vue de ce supplment, que le

    pcheur le raconte; supplment qui peut se rsumer en une formule : il ne faut pas avoir piti de l'ingrat. Le

    supplment demande tre intgr dans une autre histoire; ainsi il devient le simple argument qu'utilis le

    pcheur lorsqu'il vit une aventure semblable celle de Doubane, vis--vis du djinn. Mais l'histoire du pcheur

    et du djinn a aussi un supplment qui demande un nouveau rcit; et il n'y a pas de raison pour que cela

    s'arrte quelque part. La tentative de suppler est donc vaine : il y aura toujours un supplment qui attend un

    rcit venir.

    Ce supplment prend plusieurs formes dans les Mille et une nuits. L'une des plus connues est celle de

    l'argument comme dans l'exemple prcdent : le rcit devient un moyen de convaincre l'interlocuteur. D'autre

    part, aux niveaux plus levs d'enchssement, le supplment se transforme en une simple formule verbale, en

    une sentence, destine autant l'usage des personnages qu' celui des lecteurs. Enfin une intgration plus

    grande du lecteur est galement possible (mais elle n'est pas caractristique des Mille et une nuits) : un

    Tzvetan Todorov. Poetique de la prose http://www.ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm

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  • comportement provoqu par la lecture est aussi un supplment; et une loi [44] s'instaure : plus ce

    supplment est consomm l'intrieur du rcit, moins ce rcit provoque de raction de la part de son lecteur.

    On pleure la lecture de Manon Lescaut mais non celle des Mille et une nuits.

    Voici un exemple de sentence morale. Deux amis se disputent sur l'origine de la richesse : suffit-il d'avoir

    de l'argent au dpart? Suit l'histoire qui illustre une des thses dfendues; puis vient celle qui illustre l'autre

    thse; et la fin on conclut : L'argent n'est pas toujours un moyen sr pour en amasser d'autre et