Pierre Michel, "Lucidité, désespoir et écriture"

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    LUCIDIT,DSESPOIR

    ET CRITURE

    Texte, revu et complt par lauteur, de la confrence donne, linitiative des ditions Pleins feux,

    le 9 dcembre 1999, Nantes.

    Socit Octave Mirbeau - Presses de lUniversit dAngers

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    Angers - 2001

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    PIERRE MICHEL

    LUCIDIT,

    DSESPOIR

    ET CRITURE

    Socit Octave MirbeauPresses de lUniversit dAngers

    Angers - 2001

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    AVANT-PROPOS

    Cest aprs mavoir entendu traiter du matrialisme radical etdsespr du romancier, dramaturge, pamphltaire et critique dart OctaveMirbeau (1848-1917) que Didier Prigois, des ditions Pleins Feux, de Nantes, ma propos de rflchir aux problmes des relations entre lalucidit, insparable du dsespoir, et lcriture. Le dsespoir et queldsespoir ? est-il une condition daccession au rel ? Est-il soluble danslcriture ? La lucidit face au rel est-elle une condition de lcriture ? Ou bien nest-ce pas plutt lcriture qui serait la source de toute lucidit ?Quelles relations y a-t-il entre une vision dsespre du monde, de lasocit et de la nature humaine, dun ct, et, de lautre, loutil et lematriau que constituent les mots pour lcrivain ?

    Vastes questions en vrit, o convergent littrature et philosophie,esthtique et psychologie, et sur lesquelles jai dautant moins la prsomption dapporter des rponses tranches que je ne suis pas un pro-fessionnel de la plume et nai, sur lcriture, que le regard extrieur dununiversitaire qui nen fait quun usage fonctionnel.

    Je me contenterai donc de dbroussailler le problme la lumire delcrivain que je connais le mieux, pour lavoir frquent pendant un tiersde sicle, et dont toute luvre, longtemps mal lue, travers de multiplesverres dformants, et par consquent mal comprise, est irrigue par ce typede questionnement : je veux parler dOctave Mirbeau, lauteur notammentde LAbb Jules, du Journal dune femme de chambreet de Les Affaires sont les affaires. Je ne souhaite pas pour autant my enfermer et je nemanquerai pas de faire quelques escapades en dehors des chemins bien baliss de la mirbeaulogie.

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    LE DSESPOIR

    Mais il convient, avant daller plus loin, de dfinir le mot problmatique de dsespoir, afin dviter tout contresens. Je lentends icidans un sens trs particulier et minemment positif, celui-l mme que luidonne le philosophe Andr Comte-Sponville. Dans les deux volumes deson Trait du dsespoir et de la batitude intituls respectivement LeMythe d'Icareet Vivre, il voit dans ce quil appelle le dsespoir le premier pas, indispensable, vers une sagesse matrialiste consquente quil nomme la batitude , cest--dire libre de toute croyance enune quelconque transcendance, et dbarrasse de tous les germes pernicieux d'idalisme et de spiritualisme, qui empoisonnent encore lesesprits et que Mirbeau dj aurait souhait radiquer, parce quilsempchent de vivre dans le monde rel et gnrent une kyrielle desouffrances, de conflits et de catastrophes.

    Au premier chef, bien sr, il convient dliminer lidalismearchaque des anciennes religions alinantes et culpabilisantes, tout juste bonnes pour des pensionnaires de Charenton, aux yeux du jeune OctaveMirbeau[1]. Elles ont t accuses dentretenir lespoir mystificateur duneautre vie, suppose meilleure et consolatrice, pour mieux inciter lesdomins et les exploits se soumettre leurs oppresseurs et se rsigner leur misre, et, ce titre, elles ont t stigmatises par les penseurs desLumires, par les libertaires, par les laques de tout poil et par les marxistesde toute obdience[2].

    Mais il faut aussi et cest plus original faire la chasse lidalisme camoufl sous des apparences de matrialisme scientifique,succdan lacis des vieilles religions, qui se rvle, lexprience, toutaussi dangereux : celui des scientistes, toujours prts, au nom de la science, exprimenter les inventions les plus dommageables pour lhumanit[3] ;et celui des rveurs dutopies politiques et des vendeurs dorvitanrvolutionnaire, pour qui cesthic et nuncquil convient de concrtiser lesesprances, et qui sont rsolus justifier tous les moyens au nom de finssupposes mancipatrices. On sait ce quil en est advenu...

    Pour Comte-Sponville, en effet, sous quelque forme quil soitaccommod lusage du bon peuple, l'espoir qui, selon la prtenduesagesse des nations, fait vivre, n'est en ralit qu'une maladie et une

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    drogue, voire un opium[4] comme l'crivait Mirbeau en 1897 proposde sa tragdie proltarienne Les Mauvais Bergers[5] , quand ce nest pasune forme de suicide de la pense, comme le qualifie Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe[6]. De fait, lespoir constitue bien souvent unevritable politique de lautruche. Il interdit de regarder Mduse en face, etde se rendre compte, par exemple, que lunivers est un vaste abattoir, ou,comme dit Mirbeau, un immense, un inexorable jardin des supplices[7],o tous les jours dinnocentes cratures sont mises mort au termedatroces tortures ; ou bien que la socit dite de consommation, loindtre ce que les publicitaires et les politiciens veulent nous faire accroire,repose en ralit sur la misre du plus grand nombre, sur lexploitation dutiers-monde, sur la destruction de cultures ancestrales, sur le saccage de lanature, sur le gaspillage des matires premires non renouvelables, et sur lamutilation des intelligences ; ou bien encore que ce quil est convenudappeler lamour, chant sur tous les tons et idalis dans toutes leslangues, nest en ralit quune grossire illusion[8], quand il nest pas unehorrible torture[9].

    Au contraire de la vulgaire croyance et de l'aveugle esprance, qui nesont que duperie la porte de toutes les intelligences, commencer par les plus rudimentaires, le dsespoir, selon Comte-Sponville, implique une force d'me que tout le monde na pas. Et, avant d'tre un tat , tapencessaire pour parvenir la batitude, il est une action, qui supposetoujours la force pralable d'un refus. Cette action vise nous purger detoutes les illusions, prtendument consolantes, qui en ralit nous garent,nous alinent et nous interdisent de vivre pour notre propre compte : Lematrialisme est uneds-illusion [10]. Afin de nous permettre de sortir desrves religieux ou mtaphysiques de lenfance et de ladolescence etdaccder enfin la lucidit de la maturit, il lui faut dsenchanter lunivers une bonne fois pour toutes. Prenant le contre-pied du slogancommuniste de jadis, Comte-Sponville en dduit que, pour tre unmatrialiste digne de ce nom et contribuer lmancipation des souffrantsde ce monde, et non un de ces mauvais bergers chargs de diffuser unnouvel opium du peuple, il faut dsesprer Billancourt [11].

    Or, prcisment, dans toute son uvre, Octave Mirbeau a fait preuved'une lucidit dsespre, qui nous autorise voir en lui le prototype dumatrialiste moderne cher au cur de Comte-Sponville. Cest pourquoinous nous rfrerons souvent son uvre et ses combats. Mais ilconvient, avant daller plus loin, et afin, de nouveau, dviter toutcontresens, de prciser que ce matrialisme, au sens philosophique du

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    les escrocs, les dbauchs, les assassins et les malheureux cherchezlintrus ! , il prnait l'eudmonisme : Qu'est-ce que tu dois chercher dans la vie ?... Le bonheur [16].

    Simplement, ce bonheur du sage n'a rien voir avec les illusions que

    la socit, et notamment la socit capitaliste homicide, nous fait miroiter pour mieux nous piger. Il n'est pas dans la satisfaction d'ambitionssociales, qui ne peuvent au contraire que dpraver et frustrer. Il nest pasdavantage dans l'accumulation des biens matriels, qui dtournent desvraies valeurs et rendent l'homme perptuellement esclave de nouvellesillusions, linstar de lne condamn courir aprs la carotte qui lui pendau nez. Il est encore moins dans la qute effrne du plaisir mortifre, queMirbeau, dans la ligne de Baudelaire[17], dmystifie au vitriol : Il vient

    de la vanit et il va au crime. Il vide les cervelles, pourrit les mes,dessche les muscles, d'un peuple d'hommes robustes il fait un peuple decrtins. [...] C'est lui le pourvoyeur des bagnes et qui alimente leschafauds.[...]C'est le grand destructeur, car il ne cre rien et il tue tout ce qui est cr[18]. Ce sont l autant de miroirs aux alouettes, quidpossdent les larves humaines de tout pouvoir sur leur propre vie et lessoumettent linstinct de mort.

    Faut-il s'tonner, ds lors, si les enfants ainsi conditionns et qui les

    parents et les enseignants imposent, de par [leur] autorit lgale, des gots, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et quideviennent non pas une joie, ce qu'ils devraient tre, mais un vritable supplice, sont dsquilibrs et malheureux ? Combien rencontrez-vous, dans la vie, de gens rellement adquats eux-mmes[19] ? Par opposition aux pauvres diables dont il peuple ses rcits, Mirbeau nousincite dvelopper au mieux nos facults dominantes et nos forcesindividuelles, qui correspondent exactement un besoin ou un agrment de la vie[20]. Seule faon d'tre adquat soi-mme et de devenir untre unique, et non le mouton anonyme et indiffrenci d'un troupeau qu'onconduit aux urnes et l'abattoir (de lusine ou de la guerre) ; seule faonaussi, par consquent, d'avoir une chance d'tre un tant soit peu quilibr etheureux. Bref, le bonheur ne tombe pas non plus du ciel : il se construit, ilest une conqute, voire, comme l'crit Comte-Sponville, une action etune cration. C'est bien pourquoi il ne saurait tre la porte de tout lemonde : seuls leshappy fewchers Stendhal peuvent, dans leur chasseau bonheur , prtendre, sinon l'atteindre, du moins s'en approcher.

    Car les obstacles sont multiples : non seulement dans la socitcompressive, qui, selon le libertaire Mirbeau, cherche tuer lhomme dans

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    lhomme afin de le rduire ltat larvaire, mais aussi au cur de chaqueindividu, qui, du fait de sa pseudo-ducation alinante, est perptuellement dchir entre les instincts de sa nature et les contraintes etles interdits de sa culture, comme le romancier en a fait la douloureuseexprience[21]. Il sait que, pour se librer des prjugs corrosifsinculqus pendant des annes, il faut des efforts persistants qui ne sont pas la porte de toutes les mes. Ainsi crit-il, propos des palinodies que lui reprochent les antismites pendant l'affaire Dreyfus : Devant les dcouvertes successives de ce qui lui apparat comme lavrit, cet homme-l[de bonne volont]est heureux de rpudier, un un,les mensonges o le retiennent, si longtemps prisonnier de lui-mme, cesterribles chanes de l'ducation de la famille, des prtres ou de l'tat.C'est plus difficile qu'on ne pense d'effacer ces empreintes, tant elles sont fortement et profondment entres en vous[22].

    Ainsi, bien avant Jean-Paul Sartre et Eugne Ionesco, Mirbeauoppose les mes faibles, les larves, moutons et rhinocros, dment possds, ptris[23], masculs et crtiniss par la famille, l'cole, l'gliseet la presse[24], et qui perdent dangereusement toute autonomie et toutesprit critique au sein dune foule[25], et les mes fortes, mes dexception,qui rsistent aux forces doppression, ne serait-ce quen leur opposant leur propre force dinertie, comme les cancres de lyce, et qui ne deviennentelles-mmes qu'au terme d'une douloureuse ascse, linstar des grandsdieux de [son]cur Auguste Rodin et Claude Monet.

    Cette ascse est-elle suffisante pour autant, et permet-elle vraimentde parvenir une srnit proche du bonheur entrevu ? Mirbeau est troplucide pour croire la chose possible : comme tout idal, le bonheur estinaccessible et, tel un mirage, s'loigne chaque fois que l'on croit s'en trerapproch. Face au tragique de notre condition, il en arrive alors, commel'abb Jules, souhaiter l'extinction de la conscience. Ce que les bouddhistes, voqus avec sympathie dans les Lettres de l'Inde, appellentle Nirvana[26]. dfaut d'y parvenir, il convient du moins, comme le prche l'abb Jules, de diminuer le mal en diminuant le nombre desobligations sociales, et de se dtacher progressivement de tout ce quientrave l'ascension : les remords qui attristent, les passions d'amour oud'argent qui salissent, les inquitudes intellectuelles qui tuent . Au termede ce dpouillement d'inspiration schopenhauerienne, il faudrait arriver ne plus sentir [son] moi, tre une chose insaisissable, fondue dans lanature, comme se fond dans la mer une goutte d'eau qui tombe du nuage.Mais, reconnat l'abb Jules, dont la grande carcasse est agite de passions

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    mal contenues et de dsirs inassouvis et toujours renaissants, ce n'est point facile d'y atteindre, et l'on arrive plus aisment fabriquer un Jsus-Christ, un Mahomet, un Napolon, qu'un Rien[27].

    Il y a l un double paradoxe : c'est prcisment parce qu'il est

    matrialiste et regarde Mduse en face[28] que, sans entretenir la moindreillusion, Mirbeau en arrive prconiser un dtachement maximal des biensmatriels pour rduire la vie son minimum de malfaisance, comme il ledira de ltat compressif [29] ; et c'est parce quil souhaite rendre l'individulibre et heureux qu'il aboutit lucidement l'apologie du renoncement et del'anantissement de la conscience. Mais c'est l un itinraire logique pour un vritable matrialiste, selon Comte-Sponville, car, si l'me n'existe pas, si lemoin'est rien, il n'y arien en attendre. Et le seul refuge, c'est

    ce rien mme ; ds lors, la sagesse est d'accepter cette non-possessionde soi ; accepter de n'tre, jamais, que l'ombre de soi-mme[30].

    Une esthtique matrialiste:

    Pour Comte-Sponville, ce ne peut tre qu'une esthtique dudsespoir , c'est--dire une esthtique sans beaut ternelle ni absolue, sans finalisme, sans monde intelligible, sans inspiration, sans romantisme[31]. Et, de fait, ce sont l tous les ingrdients d'un art idaliste etmensonger, dont Mirbeau n'a cess de tourner en drision lesmystifications, pour y substituer un art et une littrature qui nous aident jeter sur les choses un regard neuf et y dcouvrir ce que, par nous-mmes, nous n'y aurions jamais vu ni senti.

    Son esthtique refuse donc, en premier lieu, toute rfrence unmodle divin, une beaut absolue, transcendant les sicles et les cultures,comme le prsuppose l'idal classique ptrifi en acadmisme : Nousrecevons, ds en naissant, une ducation du Beau, toujours la mme,comme si le Beau s'apprenait ainsi que la grammaire, et comme s'il existait un Beau plus Beau, un Beau vrai, un Beau unique ; comme si le Beau n'tait pas la facult, toute personnelle, et par consquent diffrente chacun de nous, de ressentir des impressions et de les fixer [...] sur latoile, dans la pierre, en un livre[32]. Le beau n'est pas seulement variabledans le temps et dans l'espace et relatif l'poque et la culture dominante,qui conditionnent nos gots, comme Voltaire l'avait bien senti : il est desurcrot variable d'un artiste l'autre et fonction du regard tout personnel

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    qu'il jette sur les choses, selon son temprament et son tat desprit dumoment. Il est donc totalement subjectif : Il n'existe pas une vrit enart ; il n'existe que des vrits variables et opposes, correspondant aux sensations galement variables et opposes que l'art veille en chacun denous[33].

    Mieux encore : Mirbeau se mfiera de ses propres critres de jugement, prsents pendant une trentaine d'annes comme alternatifs ceux des acadmiques et dots parfois de majuscules ambigus : la Vie,sans laquelle il n'y a pas d'art, et la Nature, source inpuisable o l'artistedoit puiser des motifs et des leons. Ainsi, sous l'effet des peintres Nabis, ilen arrive souponner que la nature n'est qu'un tat de notredveloppement intellectuel , donc relative chaque artiste : La nature

    n'tait plus pour eux rien d'absolu, et ils comprenaient que les plus dousd'entre nous, ceux qui conquirent le droit d'tre salus du nom decrateurs, la font et la tranforment mesure, au gr de leur gnie[34].Belle preuve de matrialisme selon les critres de Comte-Sponville : tre philosophe matrialiste, c'est savoir que l'idal auquel on croit et quel'on pense n'existe pas[35]. Mais en rcusant de la sorte toute prtention l'absolu et l'universel, le critique, du mme coup, remet en cause sa propre autorit, comme l'a bien vu Comte-Sponville. Et, de fait, Mirbeauavoue en 1910 : Ce que je pense des critiques, je le pense de moi-mme,lorsqu'il m'arrive de vouloir expliquer une uvre d'art. Il n'y a pas pireduperie.[...] Le mieux serait d'admirer ce qu'on est capable d'admirer, et,ensuite, de se taire. Mais nous ne pouvons pas nous taire. Il nous faut crier notre enthousiasme ou notre dgot [36].

    En deuxime lieu, une esthtique du dsespoir se garde de toutfinalisme et du dsir, minemment suspect, de l'crivain ou de l'artiste de

    donner du monde une vision claire et intelligible, ce qui serait prsupposer,aprs Descartes, un dieu rationnel et bienveillant.Pour contribuer dtruire l'illusion romanesque, qui entretient

    lillusion rationaliste et lillusion finaliste sur lesquelles nousreviendrons , Mirbeau va procder des romans-collages, tels que Le Jardin des supplicesou Les 21 jours d'un neurasthnique, faisant voisiner des textes de nature et de ton trs diffrents, et mettant rude preuve leshabitudes culturelles de lecteurs dconcerts, contraints de se demander

    quel degr de lecture il convient de situer le texte, voire si, comme lesouhaitait Flaubert, le romancier ne se paye pas carrment leur tte. Dansun univers qui n'obit aucune finalit et o rien n'a de sens, o rgnent le

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    chaos et l'entropie, il serait vain d'attendre de l'uvre d'art, en gnral, etdu roman en particulier, qu'ils nous rassurent en nous offrant une visionclaire, ordonne et totalement intelligible du monde : ce ne serait qu'unegrossire mystification.

    Enfin, une esthtique matrialiste doit rcuser l'inspiration et leromantisme. Ainsi, Mirbeau, dans la continuit de Gustave Flaubert, atoujours mis l'accent sur la ncessit imprieuse, pour tout artiste digne dece nom, de se dbarrasser des verres dformants et des prjugscorrosifs du conditionnement culturel, afin de voir avec son il, et nonavec celui des autres[37], et de faire passer les sensations prouves aucontact du monde extrieur travers l'alambic de son temprament :

    vritable travail de distillation, comparable la cristallisation amoureuseanalyse par Stendhal, au terme duquel, le fait brut est devenu,divinement modifi, vers, tableau ou statue[38].

    Mais il y faut une lutte incessante et douloureuse : contre soi-mme,d'abord, dans la mesure o lempreinte du conditionnement, profondment ancre, est lorigine dune dualit de ltre humain ; etaussi contre une socit misoniste rfractaire cette angoissanterecherche de l'originalit. Ce travail de dcantation, sans lequel il n'y aurait

    pas d'art, n'est pourtant pas suffisant : il faut galement possder parfaitement son mtier, tre seul matre de son cerveau et de sa main, cequi ncessite une longue, difficile et permanente formation. Seulement, sile mtier est indispensable, il ne saurait en aucune faon tre suffisant : iln'est qu'un outil, non une fin en soi. Et l'artiste, qui nest pas un simpletechnicien, devra procder une douloureuse et dsespre ascse afin dese crer lui-mme en mme temps que son uvre[39].

    Une politique matrialiste:

    Le matrialisme, dans le domaine politique, tourne le dos l'utopisme et la prparation du grand soir , qui ne sont quunedangereuse illusion, et toute forme de propagande, qui ne peut tre quemensongre et manipulatoire. Ainsi, Mirbeau se mfie des utopiesrvolutionnaires, et il a mme comme une prmonition de ce que seront lestotalitarismes du vingtime sicle, et en particulier du stalinisme : Qu'est-ce donc que le collectivisme, sinon une effroyable aggravation de l'tat, sinon la mise en tutelle violente et morne de toutes les forces individuelles

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    d'un pays, de toutes ses nergies vivantes, de tout son sol, de toute sonintellectualit, par un tat plus compressif qu'aucun autre[40] ? Non seu-lement il dnonce les grandes escroqueries intellectuelles que sont sesyeux le christianisme, surtout la sauce catholique romaine, ou lecollectivisme guesdiste (prfiguration du communisme la saucestalinienne), mais, on la vu propos desMauvais bergers, il refused'entretenir l'espoir des opprims, sans lequel il est pourtant bien difficiled'imaginer une action collective. Comme l'crit Comte-Sponville, lemilitant matrialiste n'a pas de Dieu pour le soutenir, pas de Vrit pour lui donner raison, pas de Bien pour le justifier. Il se bat tout seul et fait cequ'il peut.[...] Il est lucide et dsespr[41].

    Si ce ntait que le terme de militant ne convient gure son

    individualisme farouche, Mirbeau constituerait une belle illustration de ladualit du militant matrialiste voqu par Comte-Sponville,condamn cette contradiction de croire quelque chose dont il necesse d'affirmer l'illusion, oblig (pour rester matrialiste) de sedsillusionner sans cesse de sa propre croyance[42]. De fait, tout enrpudiantla politique, qui ne saurait tre quoppressive, et les politiciens,qui en font commerce, Mirbeau ne rpudie pasle politique, auquel personne ne saurait chapper, ni l'engagement social de lintellectuel, quiest un impratif thique ; et tout en refusant la propagande destine ne pas dsesprer Billancourt, il nen continue pas moins prner la ncessitde l'action.

    Mais l'action, pour lui, ce n'est ni le combat partidaire, quil honnit parce quil nest quun tremplin pour des arrivistes sans scrupules[43] ; ni lalutte lectorale et parlementaire, quil vomit, car il ny voit quuneduperie ; ni le complot clandestin pour prparer le mythique grand soir ,qui ne manquerait pas de dchanter. Mme s'il n'exclut pas de se battre pour des objectifs court terme (par exemple, contre les expditionscoloniales, contre les lois sclrates de 1893-1894, pour le capitaineDreyfus, pour les droits des enfants, pour la protection sociale des dmuniset des vagabonds, pour le droit lavortement, pour la rhabilitation des prostitues, pour une nouvelle mthode dalphabtisation etc.), l'action laquelle il se rallie ne saurait avoir que des objectifs trs long terme pour ne pas dire qu'en ralit ces objectifs lointains n'ont aucune chanced'tre jamais atteints. Il s'agit de prparer les conditions sociales dunervolution culturelle, qui transforme l'homme en profondeur, et sanslaquelle les rvolutions politiques sont condamnes avorter dans le sang,comme les grandes tragdies du vingtime sicle en apporteront la

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    confirmation exprimentale.Comme l'crit Comte-Sponville, opposant la vie et la pense, si l'on

    ne peut vivre sans illusions, on peut penser sans mystifications ; et s'il estvrai quil n'y a pas de politique sans illusions, il peut exister une

    philosophie politique sans mystifications[44]. En bon matrialiste, Mirbeauest bien progressiste et se bat sans relche pour un peu moins dinjustice etde mal-tre, ou, comme dira Albert Camus, pour diminuer arithmtiquement la douleur du monde[45], comme si lhomme taitamendable et la socit perfectible. Mais il se refuse sombrer dans lesmystifications de la propagande et les rves souvent sanglants del'utopisme. Selon la formule de Jaurs, au pessimisme de la raison, iloppose loptimisme de la volont. Mais la coexistence de ces deux

    postulations simultanes et contradictoires nest pas facile vivre.

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    DSESPOIR ET CRITURE

    Ainsi le dsespoir, ou, comme dit Camus, labsence totale despoir [46], est bien une condition sine qua nonde la lucidit, qui lui estconsubstantiellement lie ; et, chez tout individu lucide, comme labsurdeanalys par Camus, il tend devenir une passion, la plus dchirante detoutes[47], qui simpose lui et laquelle il est impratif de rester fidle,sous peine de retomber dans des illusions qui sont source derreurs, dedceptions, de souffrances et de catastrophes. Reste savoir maintenant cequil en est de la fonction de lcriture et dterminer si elle senracineelle aussi dans le dsespoir de lcrivain et/ou si elle constitue une ascseindispensable toute lucidit. Questions dautant plus dlicates trancher quil existe quantits de mobiles poussant un candidat crivain passer lacte et prendre la plume, quil y a autant de cas particuliers quedindividus, et quon ne saurait donc gnraliser sans risques.

    Pour viter une trop grande dispersion, cartons tout dabord desformes dcriture qui nentrent pas dans notre propos :

    - Dune part, celle qui na pas dautre objet que de permettre latransmission dinformations et de connaissances : les journalistes, les philosophes, et les chercheurs, par exemple, nont pas, sauf exceptions, de prtention la littrature et lcriture est pour eux purement fonctionnelle(ce qui, il est vrai, nexclut pas la lucidit : pensons notamment auxessayistes engags qui lancent un cri dalarme).

    - Et, dautre part, la littrature alimentaire perptre par tous ceux qui produisent des romans, des contes, des pices de thtre ou des essais, non

    pas pour transmettre une exprience unique et exprimer leur personnalit par le truchement du langage, mais pour acqurir en change de largent,de la reconnaissance, de la notorit, du prestige et de la conscrationsociale, en rpondant une demande du march : la vritable littrature navidemment rien voir avec lindustrialisme , dnonc avec constance par Mirbeau il y a un sicle.

    Nous nous cantonnerons lcriture littraire, qui ne saurait tre nistrictement utilitaire, ni purement mercantile, tout en sachant fort bien point danglisme ! que la plupart des grands crivains ont t aussi, etsont encore, confronts la bataille littraire[48] et aux inflexibles lois

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    du march du livre (ou du thtre) et quils ont bien t obligs, pour sefrayer un chemin et conqurir leur place dans le champ littraire, ou, toutsimplement, pour pouvoir vivre, ou survivre, de leur plume[49], dadopter des stratgies qui nont pas grand rapport avec une exigence intrieure,quelle soit dordre thique ou esthtique. Faisons nanmoins comme sices vulgaires considrations stratgiques ou commerciales ntaient quesecondes, et demandons-nous ce qui peut inciter un individu lucide etdsespr prendre la plume.

    Une premire explication, classique, est dordre psychologique :lcriture serait unethrapie. Lcrivain-artiste (par opposition au vulgairefabricant) se distinguerait de la masse par une perception des choses

    diffrente, il serait le seul voir, sentir et comprendre ce qui seraitinaccessible au commun des mortels[50], et par consquent il seraitinvitablement condamn la souffrance et la marginalit, voire lincomprhension, la moquerie ou la perscution de ses aveuglescontemporains, ce qui aggraverait encore la misre de sa conditiondhomme. On sait qu partir de Baudelaire cette marginalit du pote (etde lartiste en gnral) apparatra mme, aux yeux des avant-gardes,comme une preuve exprimentale de sa supriorit et de son gnie : tellalbatros, ses ailes de gant lempchent de marcher , ce sont sagrandeur spirituelle et son exceptionnelle capacit dlvation qui sont,dialectiquement, la cause de sa misre sociale et, partant, de son mal-tre.En prenant la plume, lartiste incompris aurait donc la triple satisfaction de provoquer son sicle incomprhensif et pouvant en lui faisantentendre une voix trange, comme lcrit Mallarm dEdgar Poe ; dedfouler par le verbe un trop-plein de sentiments refouls, dangoisses oude frustrations douloureuses[51] ; et denrober le tout, comme Flaubert,dans une apparence formelle qui soit esthtiquement satisfaisante sesyeux et qui tmoigne de son originalit, sans laquelle il ne saurait y avoir de gnie.

    Lcriture, dote de vertus cathartiques, est alors tout la fois unmoyen de se venger de ses contemporains obtus, un exutoire pour des pulsions ou des souffrances trop longtemps contenues, et une consolationesthtique aux misres de la vie quotidienne, transfigures par la magie duverbe[52] : les mots seraient un remde auxmaux de lexistence, ceuxdont souffre lauteur dabord, mais aussi, par voie de consquence, ceuxde ses lecteurs, qui esprent bien trouver dans la littrature une rponse leur qute de sens. On peut dceler, dans cette pratique thrapeutique de

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    lcriture, une forme de lucidit, dans la mesure o les artistes de la langue,tels les albatros de Baudelaire, ont en effet de bonnes chances de voir plusclair et plus loin que les hommes dquipage ou que les bourgeois lavue courte qui, du haut de leur prtendu bon sens, de leurs prjugs et deleur indracinable bonne conscience, affectent de les mpriser : linstar des bons chiens chants par le mme Baudelaire et condamns lamarginalit et la misre, ils vont en effet la meilleure cole qui soit,celle de la ncessit, cette si bonne mre, cette vraie patronne des intelli- gences[53].

    Mais on est aussi en droit de se demander si, dans bien des cas, cette prtendue clairvoyance suprieure ne participe pas dune stratgie deconscration, et si cette consolation en forme de dlectation morose nest

    pas un peu trop commode pour tre tout fait honnte. Ainsi, dans lamasse de potes qui se faisaient gloire dtre incompris, voire maudits,comme les a qualifis Verlaine[54], la fin du sicle dernier, XIXe du nom,combien y en a-t-il qui aient rellement jet sur les choses un regard neuf et qui aient permis leurs lecteurs daccder un stade suprieur delucidit ? Bien peu, sans doute, si lon considre les jugements de la postrit, qui a prcipit la quasi-totalit dentre eux dans les oubliettes dela littrature. Certes. Reste cependant savoir comment, sur le coup, fairele tri entre les crivains rellement dots dun temprament dartiste,voyants et novateurs, et qui ont de bonnes chances de survivre, et lesambitieux, mais vulgaires imitateurs, qui se contentent dappliquer moutonnirement leurs procds dans lespoir de les suivre sur les sentiersdune gloire souvent posthume.

    Lcriture peut aussi tre un moyen de donner sa propre vie, sinonun sens ce qui ne saurait en avoir dans un univers irrationnel, du moins

    une valeur et uneunit qui en soient la justification. Cest prcisment parce que, pour tout tre lucide, elle ne saurait avoir de sens, faute dundieu organisateur du chaos en cosmos, parce que lcrivain a compris ceque les larves humaines, adeptes de la politique de lautruche, refusent deregarder en face, quil prouve le besoin de traduire en mots sonexprience du dsespoir. Le polissage et le repolissage de luvre, au lieude ntre quun simple moyen au service de lide exprimer, tendent alors devenir une fin en soi ; laffirmation dune esthtique, en mme temps

    que dune thique, et le patient travail de lartiste-artisan tiennent lieu detranscendance ; et lcrivain, refusant dtre un substitut de Dieu, secontente dtre un dmiurge, qui arrange sa fantaisie les matriaux dont il

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    dispose.Lcrivain-artiste peut alors du moins sil ne tend pas ses filets

    trop haut, selon lexpression de Stendhal, car alors, tels Flaubert etMirbeau, il ne peut tre que perptuellement du et dcourag

    prouver, face luvre acheve, la satisfaction du crateur face lenfant dun nuit dIdume, comme dit le pote[55], si parfaitementconforme ce quil a rv. Mais ne court-il pas ds lors le risque de se prendre trop au srieux nous y reviendrons , de sombrer danslautosatisfaction et den tre aveugl sur son propre compte, ou de sacrali-ser la littrature en oubliant son caractre profane, voire de se proclamer dcrypteur de significations caches au profanum vulgus, et de retomber du mme coup dans les errements et illusions quil a lui-mme dnoncs ?

    Que dexemples de jeunes crivains lucides et prometteurs rapidementdvoys par le succs public ou ladmiration de leurs pairs, linstar dePaul Bourget, de Jean Moras, de Jean Richepin ou, plus rcemment, dePhilippe Sollers, de Renaud Camus ou de Michel Houellebecq[56] ! Seul lesilence, auquel Flaubert, Mallarm et Mirbeau ont tant aspir, et auquel ontfini par se rsoudre Rimbaud et Artaud, prmunit vraiment contre cettetentation de croire la toute-puissance des mots.

    Il peut encore arriver que lcriture ne soit quun jeu avec les mots,quelle nait pas dautre enjeu que de rpondre un dsir ludique delcrivain, et quelle soit prioritairement source pour lui, et par consquent pour ses lecteurs, dunplaisir communicatif. Les mots ne servent plusalors communiquer une exprience unique, ni produire du beau[57], ni pntrer dans le mystre des choses, ni confrer de lharmonie la platitude de la vie quotidienne. Ils ne sont quun matriau sonoredsacralis, dont la manipulation ne requiert que de la dextrit de la part

    dun crivain dpourvu de toute autre ambition et qui ne court pas le risquede se prendre au srieux. Alphonse Allais, dans ses contes du Journal [58],ou Eugne Ionesco, quand il entame la rdaction de La Cantatrice chauve, pice inspire, on le sait, par les phrases dcousues de la mthode Assimildanglais, peuvent alors apparatre comme des modles extrmes delucidit littraire.

    Lennui est que, aprs avoir ri ou souri des trouvailles cocasses delauteur, ce qui nest certes pas rien, le lecteur est en droit de se demander

    si le jeu nest pas un peu trop gratuit pour ne pas tre suspect dinutilit.Lucidit, peut-tre, mais pour quoi faire et pour quoi dire ?

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    LES DRAPAGES DE LA LUCIDIT

    Lon commence deviner quil ne va pas tre ais du tout de rester fidle au dsespoir inaugural, pas plus qu labsurde camusien[59], et quela lucidit de lcrivain risque de sombrer sur de multiples cueils, alorsque cest elle, et elle seule, qui peut viter luvre de ntre plus quundrisoire jeu de lesprit, ou quun vulgaire divertissement destin laconsommation des masses, ou quun moyen de flatter unegomeurtri.

    Nous allons envisager brivement quelques-uns de ces cueils, sans

    la moindre prtention lexhaustivit, et sans nous attarder davantage sur le mercantilismeet lindustrialisme, dj pingls, de tous ceux qui, dansune conomie capitaliste transformant toutes choses en marchandises, nevisent qu amuser et caresser dans le sens du poil un public abti etavide de consolations factices, et qui entretiennent les mensonges sur lesquels repose lordre (ou, plutt, le dsordre) social : ce ne sont que desindustriels fabriquant un produit adapt ltat du march, et le devoir delucidit leur est bien videmment tranger. Il est malheureusement craindre que la plupart desbest sellers expression combien rvlatrice! nappartiennent cette rmunratrice catgorie. Dtournons-en notreregard afflig, pour ne considrer que des uvres relevant vraiment de lalittrature.

    Le premier cueil, pour des crivains dignes de ce nom, estnaturellement constitu par toutes les manifestations possiblesdidalisme. Au premier chef, bien sr, chez ceux dont luvre reflte

    ouvertement une idologie spiritualiste ou idaliste : soit parce queux-mmes ne sont pas parvenus lindispensable ds-illusion en formedascse ; soit parce quils cherchent dans une foi religieuse, une visioneschatologique ou une esprance politique long terme dillusoiresconsolations leur angoisse existentielle ou aux maux de la socit[60] ;soit encore parce que, comme dit Camus, ils vivent non pour la vie elle-mme, mais pour quelque grande ide qui la dpasse, la sublime, luidonne un sens et la trahit [61]. Mais cest aussi, paradoxalement, le caschez nombre de ceux qui camouflent leur idalisme sous les apparencesdun matrialisme pur et dur, quil soit mcaniste comme chez Zola, oudialectique, comme chez tous ceux qui se sont peu ou prou rclams du

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    marxisme.Glissons sur lidalisme ingnu et avou dun Lamartine, par

    exemple, qui, dans la prface deGenevive(1850), prend le contre-pied deStendhal, qui est emprunte limage du miroir, et souhaite que le roman

    soit une espce de miroir de sa propre existence o[le peuple] se verrait lui-mme dans toute sa navet et dans toute sa candeur, mais qui, au lieude rflchir sa grossiret et ses vices, rflchirait de prfrence ses bons sentiments, ses travaux, ses dvouements et ses vertus pour lui donner davantage lestime de lui-mme[62]. Cest videmment une duperie paternaliste que de ne vouloir reflter que le ct gratifiant tres et deschoses, sous prtexte de vises pdagogiques en vue de lmancipation du bon peuple, un peu demeur, quil convient de ne pas dsesprer et que

    lon manipule en toute bonne conscience.Mais on retrouve bien souvent des mensonges de la mme farinechez nombre dcrivains engags, qui ont prtendu mettre leur plume auservice didaux progressistes et humanistes et qui se sont piqusdapporter la bonne parole au proltariat suppos alin, oubliant que,selon la formule de Gramsci, seule la vrit est rvolutionnaire, ou que,selon Lnine, les faits sont ttus. Comme la bien vu Andr Gide, cenest dcidment pas avec de beaux sentiments, source dillusions et

    propices aux manipulations idologiques, quon peut faire de la bonnelittrature. lextrme, on aboutit au prtendu ralisme socialiste, quia t en honneur pendant des dcennies en U.R.S.S., et lest encore enChine, mais qui ntait en fait ni raliste, puiquil sagissait dune vulgaire propagande dcervelante donnant de lhomme nouveau et de la socit prtendue communiste une image idalise, ni socialiste, puisquelletait mise au service dun rgime totalitaire et dune dictature sans contre- poids exerce par une minorit sur le dos du proltariat. Les crivains quiont ainsi peu ou prou prt la main lendoctrinement des masses, telsHenri Barbusse (Clart), Paul Nizan ( Le Cheval de Troie), Aragon ( LesCommunistes), ou Jorge Amado, au dbut de sa production ( LesSouterrains de la libert) voire Andr Malraux, dans Les Conqurantsou La Condition humaine, qui donnent des communistes, russes ouchinois, une image flatteuse, ou encore le compagnon de route Jean-PaulSartre, qui, dans Les Mains sales, en arrive justifier les sales cuisines duParti au nom du ralisme politique qui commande de sallier avec lui taient, dans le meilleur des cas, des nafs aveugls et des crtins utiles,comme les qualifiait Lnine avec mpris, cependant que dautres sefaisaient objectivement les complices de lanomenklaturaau pouvoir,

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    linstar de Fadeiev ou de Cholokhov. Tous, ils trahissaient leur mission dedessillement des yeux de leurs lecteurs.

    Lengagement de lintellectuel, au sens que ce mot a pris partir delaffaire Dreyfus, ft-ce au service des causes apparemment les plus

    louables, constitue donc un risque permanent pour la lucidit delcrivain : les exigences thiques ou politiques et les exigencesesthtiques ne font pas toujours bon mnage, et peuvent mme parfoisdevenir carrment incompatibles quand, au nom de la fin atteindre et du prtendu ralisme politique, on sautorise des compromissions avec lemensonge.

    Deuxime cueil, variante du premier : celui dufinalismeinhrent la plupart des romans traditionnels (et aussi de toutes les pices de thtrecoules dans le moule classique, de la tragdie racinienne au vaudeville la Feydeau en passant par le thtre de boulevard), qui obissent desrgles de composition. Le rcit (ou la mise en scne) des vnements estorganis, compos, arrang, en fonction des objectifs, des finalits, duromancier, qu'il s'agisse pour lui de produire un effet dramatiquesavamment prpar, d'illustrer une analyse prtablie (cas des uvres thse, la manire des pices dAlexandre Dumas fils, de Franois de

    Curel ou dEugne Brieux), de susciter artificiellement une motion, outout simplement d'alimenter la curiosit du lecteur jusqu'au dnouement[63]. Cest ce que Flaubert appelait faire la pyramide et quil refusait !Du mme coup, chaque fragment de rcit (ou chaque rplique desdialogues) occupe une place dtermine l'avance, remplit une fonction eta une utilit aux yeux du lecteur, tout devient cohrent et semble doncavoir un sens[64] et une finalit, par rfrence au projet du romancier (ou dudramaturge), qui apparat alors comme un substitut de Dieu, lordonnateur

    du monde.Ainsi Beaumarchais avoue-t-il ingnument que, dans Le Mariage de Figaro, il a form son plan de faon y faire entrer la critique dune foule dabus qui dsolent la socit[65]. Presque tous les auteurs de fiction,quelles que soient par ailleurs leurs intentions, auraient pu signer unedclaration du mme tonneau, et le roman policier la manire dAgathaChristie ne constitue quun cas extrme du finalisme inhrent au romantraditionnel et, partant, de de la rationalisation finaliste du monde quil

    induit. Quant Balzac, on sait quil faisait prcisment du romancier unersatz de Dieu et entendait concurrencer ltat-civil ; sa vie est, selon lemot de Mirbeau, un permanent foyer de cration[66], et le titre deCom-

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    die humainequil a donn lensemble de ses uvres narratives signesde son nom fait, de toute vidence, pendant la Divine comdie. Mmelathe Flaubert crit paradoxalement que lartiste doit tre dans sonuvre comme Dieu dans la Cration, invisible et tout-puissant [67]. Unetelle prsomption lomnipotence et lomniscience risque dentretenir lillusion cartsienne, et combien rassurante ! selon laquelle tout auraitt conu, ordonn et programm par le grand architecte de lunivers. Del laffirmation de Leibniz, disciple de Descartes, pour qui tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, il ny a quun pas, et lelucide et dsespr Voltaire a grandement raison de nous mettre en gardecontre cette forme daveuglement providentialiste en brocardant uneformule aussi videmment inadapte la ralit du monde tel quil va.

    mile Zola, lui, se dit matrialiste, se rclame de la sciencecontemporaine, condamne formellement lidalisme des romantiques, etrejette totalement le finalisme, vestige de lge religieux. Il semble doncsopposer sur ce point son matre Balzac, par exemple quand il prtendappliquer au roman la mthode exprimentale dfinie nagure par ClaudeBernard et oprer sur les caractres, sur les passions, sur les faitshumains et sociaux, comme le chimiste et le physicien oprent sur lescorps bruts, comme le physiologiste opre sur les corps vivants[68], doncsans aucune rfrence une finalit transcendante. Pourtant, malgr quilen ait, il semble bien tomber, avec son dterminisme mcaniste par tropsimpliste et rducteur, dans le mme travers que lauteur du Pre Goriot .Lorsquil affirme, par exemple, qu'il y a un dterminisme absolu pour tous les phnomnes humains et quil appartient au romancier, moralisteexprimentateur , pour le mettre en lumire, de produire et de diriger les phnomnes[69], on a bien limpression quil lacise l'anankeet le fatumdes anciens, comme si tout tait dj crit. Au nom de la science, qui a bondos, il rtablit une manire de destin lenchanement ncessaire decauses et deffets , dont le romancier tire les ficelles, et du mme couprintroduit par la fentre, et en catimini, le finalisme qu'il s'agissait dechasser par la porte, au nom de la mme science...

    Plus logique, ou plus lucide, Mirbeau, on la vu, sest, au contraire,affranchi progressivement des rgles de la composition, auxquelles Zolareste attach, mais qui ne sont ses yeux que des conventionsmystificatrices. Renonant tout rcit linaire, il tend rduire le roman une simple juxtaposition d'pisodes sans autre lien les uns avec les autresqu'un narrateur unique (dans Les 21 jours dun neurasthnique, 1901, ou Le Journal dune femme de chambre, 1900), ou que la volont arbitraire du

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    romancier dmiurge de coudre ensemble des chroniques et des rcits querien ne prdisposait voisiner (comme il l'a fait dans Le Jardin des supplices, 1899). Le caractre arbitraire de ces combinaisons, qui crve lesyeux, et qui choque roidement l'attente de lecteurs soucieux de cohrenceet conditionns la trouver dans une uvre dart, fait ressortir le caractrecontingent de l'univers.

    Il en allait dj de mme dans Jacques le Fataliste, o les bifurcations du rcit envisages par lauteur soulignent le caractrecontingent de la trame romanesque, que renforcent encore les multiplesintrusions de Diderot et linsertion de quantit dpisodes sans lien videntavec le rcit des amours de Jacques. Quant Voltaire, dansCandide, ildmontre par labsurde la contingence universelle en confrontant tout

    moment les thses finalistes, dment caricatures, et les faits, fortuits etimprvisibles, qui leur apportent immdiatement un cinglant dmenti ;certes, son roman philosophique suppose un romancier omnipotent etomniscient, mais on le voit au travail, en train de tirer les ficelles de sesmarionnettes et dlaborer en tout arbitraire son scnario dmonstratif, cequi suffit interdire toute illusion finaliste.

    Deux exemples contemporains, fort diffrents, sont intressants envisager sous langle du refus du finalisme. Dun ct, Louis Calaferte,

    dans La Mcanique des femmes(1992), pousse jusqu ses consquencesextrmes son refus de toute composition en renonant toute narrationcontinue et en juxtaposant quatre cents fragments[70], bribes de rcits, deremarques, de dialogues et de monologues. De lautre, Georges Prec, plussubtil encore, utilise un procd diamtralement oppos pour produire uneffet comparable : dans La Vie mode demploi(1978), cest en effet lexcsmme de linvraisemblable rigueur dune construction en forme de dfi quinous met la puce loreille ; assimilant le romancier un fabricant de puzzles destins au lecteur charg de les reconstituer, il nous interditdoublier le caractre ludique et contingent de lexercice.

    Troisime cueil, insparable des deux prcdents : celui durationalisme, dautant plus dangereux que les lecteurs et les auteurs ont le plus grand mal lesquiver :

    - Les premiers, parce quils sont avides de clart[71] et, linstar desamateurs de romans policiers, souhaitent comprendre et donner sens cequils lisent (et, partant, ce quils vivent), comme si, dans le chaosenvironnant, tout tait rationnel et devait malgr tout avoir un sens ce

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    qui ne peut quinciter les auteurs rpondre leur attente, dans la mesureo toute criture littraire a une destination sociale.

    - Les seconds, parce que, quand ils laborent leur uvre, ils sont bienobligs de mettre en branle leur raison pratique en vue de dterminer, aussi

    froidement que possible, les moyens les mieux adapts aux effets produire ou aux ides exprimer, comme Edgar Poe la lumineusementexpliqu dans son fameux texte sur la gense duCorbeau, traduit par Baudelaire et bien assimil par Paul Valry[72].

    Quest-ce, prcisment, que la rhtorique, sinon ltude rationnelledes moyens les plus aptes oprer la persuasion souhaite ? Quest-cequun atelier dcriture, comme il en existe tant aux tats-Unis, etmaintenant en France, sinon le lieu dapprentissage des rgles immuables

    du bien-dire et du bien-raconter qui sont supposes assurer un rcit sonefficacit maximale[73] ? La quasi-totalit des crivains qui ont quelquechose dire et ont besoin des mots pour transmettre ce quils portent eneux, ides, sentiments, motions ou sensations, sont confronts ce risquede figer une pense mouvante et contradictoire et, ce faisant, de trahir leur devoir de lucidit, sous prtexte dun devoir de clart ou defficacit. Nest-ce pas prcisment ce que je suis en train de faire, en tchant, pdagogiquement, de donner une apparence claire et rationnelle lanalyse

    dune problmatique o, pourtant, la raison est vivement remise en cause ? plus forte raison les crivains thse tombent-ils, bien videmment,sous le coup de cette critique, quelle que soit par ailleurs la thse illus-trer, ft-elle qualifie de progressiste, de matrialiste et de rvolutionnaire.

    Il en va de mme de tous les romanciers qui, selon les rglesnarratologiques classiques, rdigent des rcits la troisime personne et au pass simple, car, daprs Roland Barthes, ce point de vue omniscient et cetemps de la narration crite et littraire impliquent un univers ordonn,

    intelligible et rassurant, en tous points conforme lidologie bourgeoisequi triomphe au XIXe sicle[74], mais videmment incompatible avec ledevoir de lucidit. On peut mettre des rserves du mme ordre proposdes autobiographies, dont le prototype est fourni par lesConfessionsdeRousseau, et qui, quoique rdiges la premire personne, nen tentent pasmoins, presque toujours, de donner rtrospectivement de la cohrence et dusens des vnements passs dpourvus de rationalit et qui se sontenchans fortuitement[75].

    Paradoxalement, on pourrait mme, quoique degr moindre,formuler le mme type de critique lendroit dun romancier-philosophe

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    tel que Camus, thoricien de labsurde, qui fournit, avec Ltranger , miseen images duMythe de Sisyphe, une illustration parfaite de cettecontradiction, bien que le rcit soit rdig la premire personne et que leromancier ait adopt le pass compos, temps de loralit et de ladiscontinuit, afin dviter les effets pervers induits par lemploi du passsimple. En effet, pour susciter chez ses lecteurs le sentiment delabsurde, linstar de Voltaire dansCandide, pour les amener du mmecoup une remise en cause radicale et dsespre de toutes leurs idestoutes faites, et notamment pour les purger despoir , cest--dire de touteillusion rationaliste, dans un univers irrationnel o rien ne rime rien, il amis en uvre, avec une maestria confondante, un ensemble de moyensnarratologiques, rhtoriques et stylistiques qui ont t labors on ne peut plus rationnellement[76]... Certes, les moyens sont dune extrme efficacit,mais lvidente rationalit de leur laboration et de leur utilisation pose problme, puisquelle est en contradiction avec lirrationalit du mondequil sagit justement de suggrer : la rflexion, le moyen peut paradoxalement apparatre en contradiction avec la fin. En renonant cetype darrangements porteurs dillusions, Samuel Beckett et EugneIonesco du moins Ionesco premire manire, car Rhinocrosse heurte la mme contradiction que Ltranger se montreront plus fidles labsurde[77].

    Dune faon plus gnrale, cest toute pense rationnelle, mme sielle na rien de dogmatique, mme si elle remet en cause la raison, quirisque de paratre incompatible avec la lucidit dsespre, puisque,comme lcrit Camus, elle se nie elle-mme ds quelle saffirme. lextrme, il faudrait navoir rien dire mais cela serait bien dcevant pour des lecteurs en attente, qui se trouveraient confronts de simples jeux dcriture , ou bien ne recourir qu lcriture automatique, chreaux surralistes, mais bien frustrante pour lcrivain amoureux de lalangue, pour chapper totalement ce risque de rationalisation des mat-riaux bruts en fonction des objectifs propres chaque crivain. Et encoreserait-on en droit de se demander, dune part, quoi pourrait bien servir lasuppose lucidit dun auteur qui se nierait en tant que tel et qui serefuserait communiquer quoi que ce soit ; et, dautre part, si des textes bruts, non labors, mritent encore dtre considrs comme des crationslittraires, avec ce que cette expression implique de conscience, de volontet de clairvoyance[78].

    Sans en arriver ces attitudes extrmes et problmatiques, on peuttoutefois essayer de rduire lampleur de la contradiction :

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    - Soit en refusant obstinment de conclure, exigence esthtiqueaffirme notamment par Flaubert[79] et par Baudelaire[80] et que mme ledogmatique Zola a faite sienne non sans rserves, il est vrai[81] , demanire laisser le lecteur libre de tirer lui-mme de luvre laconclusion, ou labsence de conclusion, qui lui plaira, au risque de le voir commettre des tas de contresens (si tant est que sens il y ait bien, au regardde lauteur !). Ainsi Laclos se garde-t-il bien de tirer lui-mme une leondes Liaisons dangereuses, dont la porte donne lieu bien descontroverses depuis deux sicles ; et Flaubert, plus provocant encore,interrompt-il Lducation sentimentalesur une phrase nigmatique etdceptive souhait[82], qui clt dignement le rcit, anti-romanesque au possible, de ce que Sylvie Thorel a appel un gigantesque avortement [83].

    - Soit en grenant au fil de luvre suffisamment dlmentscontradictoires, notamment en recourant la dsinvolture, lautodrision, lhumour, lironie, au pastiche, pour exclure toute interprtationsimpliste, rductrice et mutilante, et pour placer le lecteur dans linconfortde ne savoir pas avec certitude ce que veut dire lauteur, ni mme sil veutdire quelque chose. Cest, par exemple, ce qua fait Mirbeau : dans Dingo,il est bien difficile de savoir sil se fait lapologiste rousseauiste desinstincts naturels, ou si au contraire il nous dmontre, exprimentalementet par labsurde, la ncessit de les rprimer ; dans Le Jardin des supplices,certains ont vu de la complaisance pour le bric--brac sado-masochiste,voire une espce de racisme anti-chinois, quand ce nest pas un imaginaire pr-fasciste[84], l o dautres ont peru une dnonciation des socitsoccidentales homicides et une exaltation de la civilisation chinoise.Flaubert pour sa part, malgr son impassibilit proclame et apparente,voque nombre de ses personnages avec une distance ironique qui renddifficiles les jugements univoques : ainsi le lecteur est-il bien en peine desavoir si Bouvard et Pcuchet sont des hommes potentiellementintelligents ou de drisoires imbciles...

    - Soit en recourant la forme dialogue, en dehors mme du thtre,ce qui permet loccasion de dialoguer avec soi-mme. Elle est en effet unmoyen efficace de prserver lambigut dune uvre, et partant sarichesse, condition, bien sr, dviter tout manichisme : on sait quelle at adopte avec prdilection par Diderot (voir Le Rve de dAlembert, Le Neveu de Rameauou Jacques le Fataliste), et aussi par Octave Mirbeau,dans nombre de ses chroniques, et mme dans ses romans[85]. Sils seddoublaient de la sorte, ctait en premier lieu afin dexprimer les

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    contradictions qui taient en eux et de sen librer grce lexutoire desmots ; mais cela leur permettait du mme coup de mettre galement envidence celles qui sont dans les choses elles-mmes et qui interdisent tout jugement trop tranch et toute interprtation mcaniste.

    Il nen demeure pas moins que, dans ces trois cas de figure, cestencore lcrivain qui, en dernire analyse, est seul matre bord : cest luiqui dispose comme il lentend les matriaux quil utilise, pisodesnarratifs, passages descriptifs, dialogues et intrusions, et qui, ce faisant,leur confre malgr tout une certaine rationalit intrinsque, ft-ce dans Lducation sentimentale, qui a servi de modle de roman anti-romanesque toute une gnration. Toutedispositioest donc suspectedarbitraire et porteuse dillusion rationaliste[86]. Mais est-il possible de ne

    jamais rien disposer ?- Resterait alors lultime esquive : linachvement, linstar de Bouvard et Pcuchet , de Flaubert, de Flix Krull , de Thomas Mann, ou durcit posthume de MirbeauUn Gentilhomme, pourtant entam ds 1900, propos duquel luniversitaire amricain Robert Ziegler crit : Un rcit laiss en suspens peut contrecarrer les efforts du critique pour parfaireluvre au moyen de lanalyse. De mme que luvre tronque se refltedans son lecteur castr, linterprtation ne peut tre concluante, rien nest

    dfinitif, et la capacit du texte signifier est sans limites et reste indfinie[87]. La crativit du lecteur en est videmment renforce, puisquil peutcomplter le rcit sa guise, sans trop se proccuper des intentions dudmiurge, dont lautorit peut tre plus aisment bafoue. Mais une uvreinacheve, que ce soit cause de limpuissance de lauteur en venir bout[88], ou parce quil la laisse volontairement en chantier, estinvitablement frustrante pour lcrivain, puisquelle apparatra comme la preuve exprimentale de son incapacit dire. Ds lors, peut-elle trerellement satisfaisante pour le lecteur et combler sa curiosit ? On est endroit den douter...

    Un quatrime cueil est constitu par ce que jappellerai, faute demieux, lacadmisme, condition dentendre ce mot dans un sens trslarge. Je ne veux pas parler ici de la sous-littrature bien-pensante ou leau de rose, qui ne relve pas de notre propos, puisquelle constitue unetentative dlibre de crtinisation et daveuglement des masses. Mais,

    plus gnralement, des concessions dcrivains qui, sans tre suspects dece type de crime contre lesprit, nen respectent pas moins un certainnombre de codes, vritables lits de Procuste fauteurs dacadmisme, qui ne

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    sont en ralit que des conventions hypocrites et mystificatrices : les codesde la vraisemblance, de la crdibilit romanesque et de la biensance, ainsique les codes gnriques :

    - Au nom du code de lavraisemblance, on refuse le droit de citlittraire des personnages jugs exceptionnels ou des vnementsconsidrs comme exagrs et statistiquement improbables dans laralit do luvre littraire est suppose tirer ses matriaux. On sait queBoileau, gardien du temple du classicisme auquel se rfrent implicitementtant de critiques littraires, refusait le vrai lorsquil ne lui paraissait pasvraisemblable, avouant ainsi quen littrature il prfrait la simpleapparence des choses leur ralit, trop souvent choquante son got et

    quil convient donc de rectifier.Or, le vraisemblable en question n'est bien souvent qu'unedngation du vrai, lequel a le grand tort de faire peur au tout-venant, et ilreflte l'opinion moyenne dindividus moyens qui se bouchent les yeuxdevant une ralit drangeante pour leur digestion, leur confort intellectuelou leur bonne conscience, quil sagisse de labsurde et angoissantecondition humaine, des turpitudes sociales, comme disaient lesanarchistes, ou de linhumanit foncire de lhomme illustre par toute sa

    sanglante histoire. De fait, en voulant rester dans une moyenne statistique,on gomme les asprits et les contradictions des tres et des choses ; et, ensinterdisant dvoquer ce qui apparat comme des anomalies ou desexceptions, alors que ce sont prcisment les exceptions et les cas extrmesqui permettent de dcouvrir ce qui risquerait de passer inaperu, on banalise, on dulcore et on aseptise toutes choses. Bref, on triche, ondforme, on ment, on trompe. Si Tartuffe et Don Juan, Alceste et M.Jourdain, Phdre et Nron, Horace et Polyeucte, le pre Goriot et Vautrin,

    Julien Sorel et Fabrice del Dongo, aussi bien que labb Jules, quIsidoreLechat, de Les Affaires son les affaires, ou que Miss Clara, du Jardin des supplices, continuent de nous intresser, voire de nous fasciner, cestvidemment parce quils sont des personnages hors du commun et que, ce titre, ils risquent dtre jugs invraisemblables par les Sarcey de lacritique myope...

    Aussi bien tous les crivains dsesprs et politiquement incorrects et pas seulement le marquis de Sade ou Petrus Borel le Lycanthrope,

    Mirbeau ou Cline, Boris Vian ou Pierre Guyotat, mais aussi Molire,Balzac, Stendhal ou Camus (est-il vraisemblable quAlceste soit pris deClimne, que le pre Goriot, millionnaire et beau-pre de Nucingen, vive

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    misrablement chez Mme Vauquer, que Julien Sorel tire sur Mme de Rnal,ou que Meursault soit condamn mort pour avoir tu un Arabe danslAlgrie coloniale ?) , tous ceux qui se sont employs secouer pdagogiquement la bonne conscience et la force dinertie de leurs lecteurs

    en les obligeant voir ce qui offusquait leurs yeux timors, ont-ils taccuss dexagration ou dinvraisemblance, mme le bon bourgeois mileZola : cest bien commode...

    Reste, bien videmment, que la simple transgression de lavraisemblance pensons aux mlodrames, ou aux romans daventures,voire nombre de romans leau de rose, o la vraisemblance est ledernier souci des fabricants ne saurait pour autant garantir la vrithumaine, notion que lon serait, certes, bien en peine de dfinir

    prcisment, mais que tout lecteur digne de ce nom peroit demble trsfortement.

    - Le code de lacrdibilit romanesque(ou thtrale) exige duromancier (ou du dramaturge) qu'il joue le jeu et respecte le contrat tacite pass avec les lecteurs (ou les spectateurs) : en leur offrant un ensemblesatisfaisant pour lesprit, o tout se tienne, o la logique interne soitrespecte, o les apparences d'authenticit soient sauvegardes, afin qu'ils puissent y croire, ou faire semblant dy croire, et par consquent ressentir des motions, tout en sachant pertinemment qu'il ne s'agit que d'unefiction. Le rfrent nest plus lextrieur de luvre, comme dans le casde la vraisemblance, mais lintrieur : il sagit dune exigence de coh-rence pour que luvre puisse fonctionner conformment au modedemploi et pour que soit entretenue lillusion romanesque (ou thtrale) :

    - Ce peut tre la cohrence de lintrigue, imprativement exige dansun roman policier : par opposition aux romans-chroniques et aux journauxintimes (dune femme de chambre ou dun cur de campagne) ; auxromans par lettres (tels que Peints par eux-mmes, de Paul Hervieu, ou Les Liaisons dangereuses) ; aux romans unanimistes qui juxtaposent de brvessquences sans rapport les unes avec les autres (tels le premier volume des Hommes de bonne volont, de Jules Romains, ouManhattan Transfer , deDos Passos) ; aux romans-puzzles (tels que La Vie mode demploi, deGeorges Prec) ; aux romans foisonnants et fourre-tout la faon deSalman Rushdie ( Les Enfants de minuit ) ; ou encore aux rcits et aux

    pices de thtre tiroirs, tels que Les 21 jours dun neurasthnique, deMirbeau, Les Fcheux, de Molire, ou Le Mercure galant , de Boursault.

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    - Il peut sagir aussi de la cohrence psychologique des personnages,chre nos grands classiques et, lpoque moderne, Paul Bourget,grand anatomiste autoproclam des mes fminines, laide de sondrisoire scalpel : conception rductrice du psychisme humain, mise mal par la psychologie des profondeurs de Dostoevski, par la dcouvertefreudienne du rle fondamental de linconscient et par la rvolution proustienne.

    - Ou encore de la cohrence du point de vue adopt (par oppositionaux collages du genre du Jardin des supplices, ou du Plus beau tango dumonde, de lArgentin Manuel Puig).

    - Ou bien encore de celle du style : par opposition aux montages detextes htroclites, telU. S. A., de Dos Passos ; aux uvres collectives,

    telles que Les Soires de Mdan(1880), qui devaient servir de manifesteau naturalisme ; ou aux recueils de textes disparates destins recycler desfonds de tiroirs, linstar de ce que, dans le domaine de la musique,Berlioz a fait avec Lelio[89].

    Dans tous les cas, lexigence de crdibilit a pour fonction defaciliter la digestion de luvre par un public misoniste aux exigencesroutinires. Une illustration caricaturale de cette attente du public estfournie par les spectateurs dAu thtre ce soir, qui, nagure,applaudissaient de confiance, ds le lever du rideau, le dcor du salon bourgeois si conforme leurs rassurantes habitudes culturelles... Aux yeuxde Mirbeau, se soucier de cette pseudo-crdibilit, c'est se soumettre auxusages et aux rituels du lecteur (ou du spectateur) moyen, abti par desannes de conditionnement et de dcervelage. Foin donc de tout souci decrdibilit ! Cest pour se prmunir face ce drapage que, dans la lignede Lawrence Sterne et de Diderot, il a manifest une dsinvolturecroissante destine dtruire lillusion romanesque (ou lillusion thtrale,

    dans ses Farces et moralits, annonciatrices de Brecht et Ionesco), ce quin'a pas manqu de choquer les Aristarques de la critique tatillonne. Ainsi,dans L'Abb Jules, le narrateur en culottes courtes rapporte quantit descnes auxquelles il n'a pas assist, de mme que Clestine, la soubrette du Journal dune femme de chambre, quand elle fait le rcit des intimits prraphalites (transgression du pacte tacite pass avec le lecteur sur la base du titre) ; l'aventurier sans scrupules d'En mission n'est plus, dans ladeuxime moiti du Jardin des supplices, qu'une petite chiffe et un

    bb dont se moque Clara (incohrence psychologique) ; celle-ci,sadique vamp aux yeux verts, se repat des plus atroces supplices, maisnen rcite pas moins un article du romancier dnonant les exactions

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    coloniales qui transforment des continents entiers en de terrifiants jardinsdes supplices (incohrence psychologique double dune rupture destyle) ; quant Dingo, sa dernire uvre narrative, il nous introduit dansun univers de fantaisie, o un modeste chien domestique est capable luitout seul de trucider tout un troupeau de moutons et de dresser unspectaculaire et sanglant tableau de chasse (passage du romanapparemment raliste et autobiographique la fable ou au conte philosophique).

    Il existe de multiples moyens denfreindre lexigence de crdibilitromanesque. Le romancier, par ses intrusions, peut constamment fairesentir sa prsence de dmiurge qui tire les (grosses) ficelles du rcit,comme Diderot dans Jacques le fatalisteou Pascal Lain dans La

    Dentellire[90]

    . Il peut aussi, afin de crer un effet dabyme de nature donner le vertige, mettre en scne un romancier en train de composer unroman qui ressemble fort au rcit que le lecteur est en train de lire et qui porte le mme titre, comme dans Les Faux monnayeursde Gide[91] : quilsagisse de lui-mme, dans le cadre de ce que Serge Doubrovsky appelleralautofiction, ou dun narrateur fictif dans lequel le romancier se projette,ce dernier interdit ses lecteurs de croire ce qui ne nous est prsentque comme une fiction en cours dlaboration. Dune faon gnrale, toutce qui contribue la distanciation du lecteur, notamment lhumour,lironie, la drision, lhnaurmit, sape du mme coup lillusionromanesque en interdisant de faire du texte une lecture au premier degr.

    Reste que, l encore, la transgression du code de crdibilit ne saurait elle seule prouver le gnie de lcrivain ; que lapparente incohrenceinterne de luvre nest pas en soi une qualit, si elle ne dbouche pas sur une rvlation ou une motion qui la justifie ; et que la distanciation et ladsinvolture nont dintrt que si, au-del du sourire ou du rire, elles permettent vraiment au lecteur dexercer son esprit critique et de sedbarrasser de ces grandes penses dont se moque Ionesco dans Antidotes. Prconiser lincohrence ou la contradiction comme principesdcriture peut mme devenir suspect : ne pourrait-on pas y dceler unsymptme dimpuissance ?

    - Le code de labiensance, pour sa part, interdit, au nom de la pseudo-morale des bien-pensants et de l'ordre social qui profite aux

    dominants, que l'on traite dans la littrature des sujets tabous ou shocking , fussent-ils tout fait courants dans la vie. Il peut sagir, au premier chef, de sujets implications politiques ou religieuses, en butte

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    violences sexuelles et les perversions multiformes ne constituaient pas le pain quotidien de la rubrique des faits divers... De mme ils donnent delhumanit une image dulcore et mensongre. Comme si la monstruositne gisait pas au cur mme de lhomme... Comme si toute lhistoire denotre triste humanit ntait pas ensanglante par une multitude datrocits plus pouvantables les unes que les autres...

    De fait, la pseudo-biensance n'est jamais qu'une tartufferie, par laquelle les Pres-la-Pudeur des ligues de vertu auto-proclames, lescharlatans et les fanatiques de toutes les religions, les aventuriers de la politique, les pirates des affaires et les nantis lhomicide et indracinable bonne conscience esprent censurer les artistes et les crivains potentiellement subversifs pour lordre dont ils tirent profit, fussent-ils

    nomms Charles Baudelaire ou Gustave Flaubert, Oscar Wilde ou JamesJoyce, quand ils ne se permettent pas, au besoin, sous ce bon prtexte, deles expdier au bcher [100], au goulag, ou lhpital psychiatrique(pensons au marquis de Sade, Antonin Artaud ou Wilhelm Reich).

    En ralit, ces honntes gens stigmatiss par Mirbeau et beaucoupdautres seraient bien en peine de prciser ce qui est moral et ce qui ne l'est pas et d'expliquer, par exemple, pourquoi les rmunrateurs adultreschrtiens du psychologue catholique et mondain Paul Bourget sont d'une

    haute moralit, apprcie des confesseurs et des acadmiciens, cependantque les galipettes de Clestine ou de ses matresses seraient moralementrprhensibles : brave et honnte morale, que de btises... et aussi...que de crimes on commet en ton nom[101]!

    Un crivain respectueux de son devoir de lucidit se doit donc dtre politiquement incorrect, comme Mirbeau, et de transgresser tous lesinterdits dresss par lhypocrite code de la biensance en abordant sansrticences ni haut-le-cur les thmes les plus choquants pour les bonnes

    murs[102] : puisque linstinct sexuel et ses perversions existent et prvalent parmi les hommes, puisque les pires abominations se perptrentsur toute la surface du globe, puisque les socits reposent sur le vol et lemeurtre, puisque le cur humain est creux et plein dordures, selon laforte expression de Pascal[103], tout peut et doit avoir droit de cit littraire.Certes, un auteur peut se trouver oblig, pour que sa pice de thtre soitreprsente ou son roman publi, de faire des concessions la pseudo-morale en vigueur et la censure gouvernementale ou

    ecclsiastique. Mais alors, que du moins le compromis soit clair pour touset que le public clairvoyant comprenne demi-mot ce que lcrivain na pu proclamer trop clairement : ainsi les dnouements deTartuffe et des

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    Liaisons dangereuses[104], o les mchants sont miraculeusement punis par larrive de lexempt qui arrte Tartuffe et la petite vrole quifrappe et dfigure la Merteuil apparaissent-ils comme des conventionssans consquence, comme des trompe-lil volontairement maladroits,trop artificiels pour que le spectateur ou le lecteur puisse se laisser dtourner de lessentiel : il est clair que, dans la socit de lpoque,comme dans les romans dudivin Marquis et comme dans la ntre ! ,ce sont presque toujours les mchants qui triomphent.

    Cependant, force est de constater, la lumire de lvolutionintervenue au cours du sicle coul, de la libralisation des murs et de larvolution sexuelle des annes 1960-1970, que le risque existe que lestransgressions systmatiques du code des biensances finissent par devenir

    une forme nouvelle de conformisme, et que des crivains suivistes, sansscrupules ni originalit, sengouffrent, des fins dauto-promotion et desuccs de ventes, dans la brche ouverte par les plus courageux[105].Comment sparer alors le bon grain de livraie[106], les vritables crateurset les vulgaires imitateurs, les tmoins lucides dun monde mdusen et lesvils exploiteurs dune mode commercialement rentable, pour qui levoyeurisme et le scandale constituent de bons arguments de vente ?

    - Au respect de ces trois codes, il conviendrait dajouter, tout aussimortifre pour la lucidit dsespre de lcrivain, celui dune supposeessence des genres littraires, comme sils existaient de toute ternitdans le ciel des ides platoniciennes, conformment limage quen prsentent encore trop souvent tant de manuels lusage des lycens.Vouloir faire entrer de force une masse de matriaux divers dans uneforme pr-tablie, cest videmment leur imposer des dformationsincompatibles avec le devoir de lucidit, quil sagisse des genres

    potiques fixes, tels que le sonnet acclimat en France par Du Bellay, de latragdie classique sur le modle franais, de la pice bien faite couledans le moule dEugne Scribe, chre au cur de Francisque Sarcey, ou duroman prtendument raliste du XIXe sicle, qui tend se normaliser pour conqurir ses lettres de noblesse et apparatre comme un genresrieux et digne de respect. On comprend que le roman et le thtre aienttravers, au tournant du sicle, lorsqua commenc lre du soupon,selon lexpression de Nathalie Sarraute[107], une crise, qui a rendu

    possibles, par-del les frontires gnriques hrites du pass, laffirmationde la totale libert de lcrivain, la qute de voies originales, etlmergence de formes renouveles. Il fallait bien mettre mort les genres

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    fixs par la tradition pour pouvoir aller de lavant et donner sa chance une littrature vivante.

    Cependant, si justifie quelle soit dans son principe, cettecontestation radicale des genres littraires nest pas sans prsenter, elle

    aussi, quelque danger.- Dune part, parce que, tout art vivant de contraintes, comme la bien compris Andr Gide[108], la griserie de la libert nouvellementconquise pourrait pousser lcrivain la facilit, voire, lextrme, aunimporte quoi : on la vu il y a un sicle avec le vers libre, qui, pour Mirbeau, ntait quune mystification dans la mesure o il y cherchait envain lexpression de quelque chose, pense, motion, ou sensation[109] ;on la vu aussi avec le terme de roman, qui a fini par recouvrir les

    productions les plus diverses et par tre sans objet, comme Baudelaire ledplorait dj il y a prs dun sicle et demi[110]. Sauf en arriver lcriture automatique, force est aux auteurs qui smancipent des formesgnriques traditionnelles de fixer eux-mmes leurs uvres des rgles,spcifiques et non gnralisables, qui leur confreront seules un minimumdunit et defficacit mais au risque de tomber alors dans lillusionrationaliste ou finaliste, malgr quils en aient !

    - Dautre part, parce que, si au contraire il se cre des formesnouvelles sur les ruines des anciennes, elles pourraient fort bien treftichises et se figer leur tour, en se conformant des rgles imposesdogmatiquement, et, par suite, ne produire que de nouveaux strotypes, etaboutir un nouvel acadmisme qui ne vaudrait pas forcment mieux quele prcdent. On la vu dans le domaine des beaux-arts, o, sous prtextede modernit, un nouvel art officiel, tout aussi conventionnel etmensonger, et tout aussi rmunrateur pour ses fabricants, a succd lart pompier dnonc, il y a plus dun sicle, par Zola, Mirbeau ou Huysmans.

    On la vu aussi, dans le domaine romanesque, avec la vogue, vite puise,du nouveau roman dans les annes 1960, ou, plus rcemment, aveclmergence de romans dits minimalistes, dont lavenir semble biencompromis. Il nest pas toujours facile, l encore, de faire le dpart entre,dun ct, ce qui relve dune vision personnelle du monde, qui appartient chaque crivain en toute singularit, qui constitue la condition de lalucidit, et qui implique de recourir des formes originales dexpression,et, de lautre, ce qui nest queffet de mode et roublardise, cest--dire

    exploitation par un imitateur habile dun procd considr comme unfilon que lon espre juteux.

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    Pour lcrivain lui-mme, lquilibre nest pas ais trouver entre,dune part, lirrductible besoin de libert qui le pousse sexprimer sanssouci des conventions gnriques ni des contraintes multiformes qui psentsur lui, et, dautre part, le respect dun minimum de rgles indispensables cette expression pour quelle corresponde le mieux possible ce quilsouhaite. Comment faire pour que les rgles quil simpose apparemmenten toute libert, les seules qui vaillent[111], ne soient pas, son insu, lasimple copie conforme de contraintes extrieures qui auraient tintriorises et constitueraient une manire dautocensure ?

    Cinquime drapage possible de la lucidit de lcrivain, et particulirement du romancier : lillusion raliste, qui a triomph au XIXe

    sicle. Elle repose sur des prsupposs que Mirbeau et Paul Valry, lessymbolistes et les expressionnistes, notamment, ont remis en cause :- En premier lieu, le roman de la tradition raliste prsuppose

    l'existence d'une ralit extrieure et objective. Or, pour Mirbeau, dont jereprends lanalyse, ce que l'on entend par ralit n'est jamais qu'uneconvention culturelle, relative un groupe social donn, et donc variabledans le temps et dans lespace et aussi en fonction des classes sociales.Le rel n'existe et ne peut exister que rfract par une conscience, et, dansune uvre d'art ce que prtendent tre les grands romans du XIXe sicle , par un temprament d'artiste qui lui confre son unicit[112]. L'imagequi en rsulte ne peut donc tre que subjective, et le gnie crateur del'artiste transfigure ncessairement ce que les larves humaines, dmentrhinocrifies, appellent la ralit. Cest pourquoi Baudelaire crit que,selon la conception moderne, ce quil appelle lart pur consiste crer une magie suggestive contenant la fois lobjet et le sujet, lemonde extrieur lartiste et lartiste lui-mme[113].

    Ds lors, faire croire que le roman ou le thtre peut tre ralisteconstitue une mystification que Mirbeau s'emploie ridiculiser [114] cheztous ceux qui, comme Alexandre Dumas fils et d'autres industriels dumme tonneau, prtendent restituer la vie elle-mme[115], ou qui, tels lesnaturalistes frapps, selon lui, de myopie, s'imaginent qu'il convient decompter les boutons de gutres et les feuilles des arbres : En art, l'exacti-tude est la dformation, et la vrit est le mensonge. Il n'y a riend'absolument exact et rien d'absolument vrai, ou plutt il existe autant devrits humaines que d'individus. Ce subjectivisme pr-pirandellientraduit l'influence de Schopenhauer, pour qui le monde n'est pas moins en

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    nous que nous ne sommes en lui, de sorte que la source de toute ralitrside au fond de nous-mmes[116]. Mirbeau tire de cette affirmation un principe majeur de son esthtique, que lon peut qualifier dexpressionnisteavant la lettre : La beaut d'un objet ne rside pas dans l'objet, elle est tout entire dans l'impression que l'objet fait en nous, par consquent elleest en nous[117]. Ce que le peintre Lucien de Dans le ciel (1893), inspirde Vincent Van Gogh, exprime lapidairement sa faon : Un paysage,cest un tat de ton esprit, comme la colre, comme lamour, comme ledsespoir [118].

    - En second lieu, le roman qui se veut raliste prsuppose que cetteralit, prtendument objective, soit galement intelligible, et que, lalumire des progrs de la science, le romancier exprimental la Zola,

    qui est cens possder une exceptionnelle capacit dobservation et desynthse, soit habilit nous en prsenter une vision clarifiante. On saitaujourdhui que c'est l une double illusion rationaliste :

    D'abord, parce que personne ne croit plus que la Vrit soitaccessible l'homme : comme lcrivait Pascal, le principe et la fin deschoses resteront jamais cachs dans un secret impntrable[119],contrairement ce que simaginaient navement les scientistes dont serclamait Zola ; et, aprs la rvlation de Dostoevski et la dcouverte de

    linconscient, on ne croit pas davantage que l'homme, travers decontradictions et domin par des pulsions profondment enfouies en lui, puisse tre autre chose qu'un insondable mystre do le soupon lencontre du personnage de roman, qui apparat trop souvent commefabriqu et schmatique. C'est aux grands romanciers russes que Mirbeaudoit cette dcouverte. Grce eux, crit-il son matre Lon Tolsto, il aappris dchiffrer ce qui grouille et gronde, derrire un visage humain,au fond des tnbres de la subconscience : ce tumulte aheurt, cettebousculade folle, d'incohrences, de contradictions, de vertus funestes, demensonges sincres, de vices ingnus, de sentimentalits froces et decruauts naves, qui rendent l'homme si douloureux et si comique... et si fraternel [120]. Aussi la prtentieuse psychologie des romans de PaulBourget, cevidangeur des mes[121], lui apparat-elle dsormais comme dutoc.

    Ensuite, parce que l'uvre d'art, expression d'un vcu unique,n'a rien voir avec la recherche scientifique, et que son objectif,exprimer

    ou suggrer la vie multiforme, est fondamentalement diffrent de celuid'un savant, qui tente d'lucider les mystres de la nature[122]. C'est doncune mystification ridicule que de faire croire, comme Zola, que la

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    littrature puisse tre dtermine par la science, que le roman doivedevenir une science grce la mthode exprimentale et que leromancier ait pour but d'arriver au vrai : Au bout, il y a laconnaissance de lhomme, la connaissance scientifique, dans son actionindividuelle et sociale[123]... Nous ne voulons plus rplique OctaveMirbeau ds 1884 que la littrature et la posie, ces mystres ducerveau de l'homme, soient de la physique et de la chimie, que l'amour soit traduit en formules gomtriques, qu'on fasse de la passion humaine un problme de trigonomtrie[124]. Vouloir, comme Zola, ramener touteschoses des dterminismes simples, rduire l'homme des mcanismeslmentaires et la psychologie la physiologie, c'est nier l'infiniecomplexit de la vie, c'est mutiler l'me humaine, c'est nous proposer, aunom de la science, une vision du psychisme qui ne peut tre quemensongre, et cest de surcrot nier lapport spcifique de la crationartistique.

    - En troisime lieu, et nous y reviendrons plus loin, le roman prtendument raliste prsuppose que cette ralit, objective et intelligible, puisse tre exprime par le truchement des mots, et que le langage soitapte, notamment, restituer la richesse de l'exprience humaine et la beaut de la nature. Mirbeau, comme bien dautres aprs lui, n'en est pasdu tout convaincu. Dune part, parce que la nature est tellement merveilleuse qu'il est impossible n'importe qui de la rendre comme on laressent , confie-t-il au peintre Claude Monet en 1887[125]. Dautre part, cause des insuffisances propres au langage, qui nest lui aussi quuneconvention culturelle sans prise sur les choses.

    Pour toutes ces raisons, Maupassant prfrait parler dillusionnisme plutt que de ralisme. Car ce nest pas la ralit questconfront le lecteur dun roman ou le spectateur de thtre, mais unsimple simulacre, rendu crdible et plausible et donnant lillusioncomplte du vrai, grce un certain nombre deffets de rel selonlexpression de Barthes produits par lhabilet de lcrivain, quinapparat ds lors que comme un prestidigitateur des mots : Jen conclus,ajoute Maupassant,que les Ralistes de talent devraient sappeler plutt des Illusionnistes[126]. Cest pourquoi aussi lminent zolien questHenri Mitterand a pu intituler un de ses derniers essais LIllusion raliste(1994). Car personne aujourdhui naurait la navet de prendre au pied dela lettre les affirmations de Zola dans Le Roman exprimental , quinavaient dautre objet que de lui permettre de se situer dans le champlittraire et qui participaient donc dune stratgie promotionnelle ; et,

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    depuis quelques annes, chacun convient, parmi les spcialistes dunaturalisme, que la smisiset lart du romancier importent beaucoup plus,dans la lecture de Zola, que lamimesiset la prtention documentaire.

    De mme, la vrit profonde des romans de Balzac, gnralement

    admire, na rien voir avec lide longtemps rpandue, notamment dansles manuels scolaires et les histoires littraires, selon laquelle cetobservateur dexception aurait peint dune faon raliste la socitfranaise de la Restauration : en fait, on le sait aujourdhui, la vrit de sa peinture emprunte le dtour de la fiction et rsulte beaucoup plus duntravail de limagination fertile et visionnaire du romancier que dunemorne description dune ralit sociale prexistante observe la loupe.Ce sont bien des romans quil rdige, et non des traits de sociologie.

    Lennui est que, si le romancier nest pas plus dupe de ses proprestrucs quun prestidigitateur ne lest des siens, et pour cause, le lecteur,lui, risque daccorder foi ce quil lit, de prendre pour argent comptant cequi nest quune construction de lesprit, et de confondre le monde relavec le monde fictif quand ce nest pas, comme aujourdhui, la faveur de la tlvision, des jeux vido et dInternet, avec le monde virtuel. Demme que le seront, plus tard, le cinma et la tlvision, le roman defacture classique peut tre un excellent outil dalination et de

    manipulation, comme lont notamment illustr les auteurs de DonQuichotteet deMadame Bovary, qui sen prenaient, lun aux romans dechevalerie, lautre aux romans damour, tous de nature tournebouler descervelles un peu fragiles ; mais il est dautant plus efficace et pernicieuxquil se prtend raliste et documentaire et que le lecteur, mme dotdesprit critique, sen dfie moins[127].

    Do la ncessit, pour les romanciers de lre post-raliste, demultiplier les prcautions afin de ne pas susciter lillusion raliste dans

    lesprit de leurs lecteurs. Outre les moyens voqus plus haut, quicontribuent dtruire lillusion romanesque, et, du mme coup, toute prtention lamimesis, ils peuvent aussi, sils souhaitent crire malgrtout de vrais romans, installer demble leurs personnages dans ununivers de fantaisie ou de conte, linstar de Boris Vian ( LArrache-cur ),de Marcel Aym (Travelingue) ou dArto Paasilinna ( Le Meunier hurlant ),voire dans un monde mythique, comme chez Michel Tournier [128], qui arevisit les mythes de Robinson (Vendredi), de logre ( Le Roi des aulnes)

    et de la gmellit ( Les Mtores) pour mieux faire passer la mtaphysiquedans le roman. Ils peuvent galement temprer et conjurer le ralismeapparent en donnant au rcit et aux tres et aux choses une dimension

  • 8/14/2019 Pierre Michel, "Lucidit, dsespoir et criture"

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    pique ou fantastique, comme lont fait Garca-Marquez, Asturias et Roa-Bastos et aussi, leur faon, Gnther Grass ( Le Tambour, Le Turbot )ou Salman Rushdie ( Le Dernier soupir du Maure) , dans le cadre de cequon a appel le ralisme magique.

    La totale subjectivit du rcit est aussi un moyen dinterposer unfiltre, ou un cran, entre le regard du narrateur et le monde extrieur, dontne nous est donne quune reprsentation, avec tous les risques dedformation, et, partant, dincertitude pour le lecteur, que cela comporte :ainsi, dans Le Journal dune femme de chambre, nous ne saurons jamais siClestine, la narratrice, extravague en se persuadant que le jardinier-cocher Joseph est coupable du meurtre et du viol de la petite Claire[129]. Le casextrme de la subjectivit est fourni par le dernier chapitre de lUlyssede

    Joyce, o se droule, sans ponctuation, un monologue intrieur de prs decent pages. La technique du multiple point de vue, mise en uvre par Andr Gide dans sa trilogie Lcole des femmes, Robert et Genevive et par dautres aprs lui, est aussi un moyen, plus classique, decontourner lcueil du ralisme : de la confrontation de visions subjectivesdes choses ne pourra surgir aucune vrit objective, la ralit du mondese dissoudra travers des regards conditionns par le temprament etlhistoire de chaque personnage, et, le lecteur, sil risque de se sentir frustr, prservera du moins sa lucidit[130].

    Un sixime cueil se situe aux antipodes du prcdent : ce serait lagratuit de lart pour lart . Sous prtexte que lengagement et ledidactisme sont mortifres pour la cration[131], que les idaux sontmensongers et meurtriers, comme laffirmait dj labb Jules en 1888, quela vrit est inaccessible et que la ralit chappe toutes prises, ce quitmoigne bien dune lucidit dsespre, nombre dartisans des mots ont

    choisi de se rfugier dans une bien commode tour divoire et dy faonner, labri des fracas du monde, des bibelots dinanit sonore, pour reprendre la superbe et suggestive expression de Mallarm[132].

    Au premier abord, on pourrait tre tent de voir dans cedsengagement et cette ascse, dans ce choix du dsert auquel aspiraitdj le misanthrope de Molire, dans cette double rupture, dont parlePierre Bourdieu, avec lart bourgeois et avec lart utile[133], et dans cethumble travail sur loutil que sont les mots, devenus la seule ralit

    tangible, une forme suprme de sagesse et de lucidit, un ersatz de nirvana lusage des potes. Surtout si, comme Flaubert, on tempre la missionaccorde la littrature, qui ne doit avoir dautre but quelle-mme, par la

  • 8/14/2019 Pierre Michel, "Lucidit, dsespoir et criture"

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    conviction que, comme lcrit Sylvie Thorel