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1 PHILIBERT VRAU 1829 - 1905 ACTES DU COLLOQUE DES 4 & 5 MARS 2005 A l’Université Catholique de Lille Préfacé par Monseigneur Gérard Defois

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    PHILIBERT VRAU

    1829 - 1905

    ACTES DU COLLOQUE DES 4 & 5 MARS 2005

    A lUniversit Catholique de Lille

    Prfac par Monseigneur Grard Defois

  • CHARLES MONSCH 2

    VIVANTE MEMOIRE POUR CE NOUVEAU MILLENAIRE

    Lcrivain Gilbert Cesbron disait : Les Franais connaissent davantage leurs vedettes que leurs saints ! . Voici une occasion enrichissante dentrer en connaissance dune figure laque hors du commun : Philibert Vrau.

    Le sentiment populaire ne manqua pas de parler son sujet du saint de Lille .

    LEglise, dans sa sagesse et son discernement, attestera, quand bon lui semble, ce que Dieu veut.

    LUniversit Catholique de Lille shonore davoir t fonde par des tmoins de cette trempe.

    Une telle uvre universitaire ne se prennise certainement pas sans tre accompagne, au quotidien, par la grce fondatrice de ceux qui, dans le sillage de Philibert Vrau, dvelopprent cette institution.

    Les actes de ce colloque feront date. Jai eu grand bonheur les offrir, en compagnie de Monseigneur Defois, la

    Congrgation romaine pour la Cause des Saints. Ce colloque ouvre des pistes passionnantes permettant de conjuguer rigueur

    et ferveur. Merci tous ceux qui ont fait acte universitaire en explorant tel ou tel lment

    contextuel de lexistence de Philibert Vrau. Grce cette publication, admirablement rassemble par Catherine Masson,

    le rayonnement de ces travaux dpassera lauditoire des sances de cette manifestation. Je dis souvent aux tudiants de lUniversit Catholique : nous navons pas davenir si nous manquons de considrer avec acuit et noblesse la mmoire qui nous porte !

    Philibert Vrau, mort en 1905, est bien de son temps. Toute lhistoricisation le dmontre. Il incarne, pourtant, une pluralit de valeurs et de charismes qui sont en rsonnance pour aujourdhui et demain.

    A la lecture instructive de ces communications du colloque, le lecteur ne manquera pas destimer, par ce tmoignage, une passion pour Lille, une foi en Dieu, un sens du prochain et une communion ecclsiale universelle.

    Comme le dit lptre aux Hbreux : Souvenez-vous de ceux qui vous ont dirigs. Mditez sur laboutissement de la vie quils ont mene. Jsus-Christ, hier et aujourdhui, est le mme. Il lest pour lternit ! .

    Se souvenir dun certain Philibert Vrau, cest croire que labsolu est sous nos yeux. Cest rpondre Quelquun qui par lui nous convie une identique radicalit pour les temps nouveaux

    Pre Bernard Podvin Vicaire piscopal 1er Vice Prsident Recteur de lUniversit Catholique de Lille

  • Philibert Vrau et les assomptionnistes 3

    SOMMAIRE

    Prface. Mgr Grard Defois, archevque, vque de Lille ....5

    Introduction. Xavier Thry, industriel, Lille7

    La qute mtaphysique de Philibert Vrau. Jrme Grondeux, matre de confrences, Paris IV Sorbonne11

    Philibert Vrau, chef dentreprise. Philibert Vrau et largent. Xavier Thry, industriel, Lille..19

    Aspects professionnels, syndicats et corporations. Jacques Bonte, industriel, Lille ..25

    Les femmes de la famille Vrau. Batrice Craig, professeur, Universit dOttawa..31

    Philibert Vrau et Lon Harmel. Pierre Trimouille, professeur agrg dhistoire, docteur 3me cycle..41

    Culte eucharistique. Congrs eucharistiques. Jacques Benoist, docteur en histoire, Paris .47

    Philibert Vrau et les jsuites. Michel Debeunne, s.j. ..51

    Philibert Vrau et les Assomptionnistes. Charles Monsch, ancien archiviste gnral des Augustins de l'Assomption. 55 Philibert Vrau et le clerg. Chanoine Roger Desreumaux, archiviste mrite du diocse de Lille.59

    Philibert Vrau et les deux papes Pie IX et Lon XIII. Francis Deplancke, charg de cours, directeur de cabinet, prsidence de lUCL..65

    Arrire-plan politique de la France pendant les annes 1871-1905. Position de Philibert Vrau. Bruno Bthouart, professeur, Universit du Littoral, Cte dOpale73

    Philibert Vrau et les congrs catholiques du Nord-Pas-de-Calais. Emmanuel Fontaine, matrise d'histoire, Universit dArtois..91

    Philibert Vrau, l'Universit catholique de Lille et l'ICAM. Catherine Masson, matre de confrences, UCL 99 Les btiments de l'Universit catholique : utopie, doctrine et modernit. Marie-Joseph Lussien-Maisonneuve, matre de confrences, Lille 3 107

    Les coles primaires paroissiales. Bernard Mnager, professeur mrite, Lille 3 117

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    Philibert Vrau et la presse. Jean-Paul Visse, journaliste, matre de confrences, UCL127 Portraits compars et relations de Philibert Vrau et Camille Feron-Vrau. Thibault Tellier, matre de confrences, Lille 3 137

    Les confrences Saint-Vincent-de-Paul. Christian Verheyde, prsident des CSVP, Lille 145

    Les patronages. Grard Cholvy, professeur mrite, Montpellier 3 159

    La Sainte-Famille, mouvement d'action catholique Yves-Marie Hilaire, professeur mrite, Lille 3 .167

    Le procs de batification commenc en 1912. Mgr Louis Florin, ancien attach culturel lambassade de France prs le Saint-Sige 173

    Conclusions : Philibert Vrau le thoricien de l'action religieuse. Raymond Sansen, doyen honoraire de la Facult libre des lettres et sciences humaines..179

  • Philibert Vrau et les assomptionnistes 5

    Prface

    Par ce colloque je souhaite faire apparatre au grand jour lintrt dune reprise du dossier de canonisation, en particulier de relever en quoi lvocation de la vie de Philibert Vrau serait rvlatrice dune actualit de lvangile du Christ dans la vie de lentreprise et du travail industriel d'aujourd'hui. Chez celui qui, venant dailleurs, dcouvre les fruits de lengagement spirituel et matriel de notre ami, son uvre suscite des sentiments dadmiration et de vnration pour laction de ce patron du dix-neuvime sicle. Aurions-nous cette magnifique Universit catholique sans lui ? Et je ne compte plus les glises de la priphrie de Lille, les patronages, les coles qui ont bnfici de laide financire et morale du producteur industriel du fil au Chinois !

    Philibert fut un actif, mais qui sut demeurer un priant et un spirituel.

    Un grand crateur d'entreprise, gardant toutefois le souci des hommes et de leurs conditions de vie et de travail.

    Un producteur de richesses, mais soucieux de formation ouvrant des coles pour assurer l'ducation des enfants.

    Un homme de solidarit et un homme de l'Eucharistie quotidienne. Dans un mme mouvement.

    Ce qui est sans doute le plus remarquable dans la vie de Philibert Vrau, c'est cette heureuse conjonction d'intrts qui, en notre temps, paraissent opposs, sinon inconciliables. Par l il donne la preuve d'une incarnation de sa spiritualit dans le temporel d'un chef d'entreprise. Son rayonnement fut la fois grand et discret par des journes o, ayant effectu de longs parcours par le train en troisime classe d'alors, il traitait ses affaires puis priait personnellement ou rencontrait des membres des organisations caritatives. Alors que les vastes responsabilits qui taient les siennes auraient pu le conduire des attitudes d'affirmation de soi et d'importance sociale, il demeurait humble et peu soucieux de sa personne, simple et trs conome pour lui-mme.

    Il y a peu, certains le dclaraient paternaliste , enclin travailler pour le bien de ses employs sans les consulter. Il est sr que les reprsentations syndicales n'avaient pas alors le rle juridique qu'elles ont acquis depuis. Mais il ne fait pas de doute que sa vision des autres, claire par sa foi, l'amenait souhaiter leur qualification par la formation, le travail, les loisirs et une vie religieuse, et dvelopper l'intelligence et le bien-tre de ceux qui comptaient sur lui pour assurer leur subsistance. Par l, Philibert Vrau prparait leur avenir et leur promotion sociale et humaine.

    Il faut ajouter encore l'action de notre ami pour la cration et la diffusion internationale des congrs eucharistiques. Ceux-ci sont toujours d'actualit et ont lieu dans le monde entier. Leur centenaire fut clbr Lourdes, en juillet 1981, aprs une confrence universitaire Lille.

    Il en est de mme pour son soutien de la presse catholique l'heure des "deux France" selon les termes du cardinal Perraud en 1896, quand les mdias chrtiens prenaient leur essor, tout en connaissant des difficults financires, particulirement La Croix des Pres Assomptionnistes. Il fut sur ce point en avance sur les catholiques de son temps. Certes, de nos jours, Philibert Vrau peut paratre d'hier : comme congrs, il n'a connu que les congrs eucharistiques et pas ceux du

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    MEDEF, la troisime classe des trains vapeur et non les TGV ou l'avion, la presse crite et non le web ou la grande distribution. Si ses positions politiques furent ouvertes, mais ni librales ni rvolutionnaires, il eut conscience de servir l'homme avec l'glise. Et cela dans le contexte de l'anticlricalisme du tournant du vingtime sicle, l'heure o la lutte contre les congrgations et les coles catholiques battait son plein.

    Mais nous devons retenir chez cet homme sa tnacit exercer des responsabilits laques de chef d'entreprise et l'audace de donner sa foi chrtienne une fcondit exceptionnelle, tant pour des uvres de pit que pour la vie humaine de ses employs. Il avait conscience d'avoir pour eux charge d'me, sans pour autant mettre au second plan leur dignit humaine et leur comptence.

    Mgr Grard Defois, archevque, vque de Lille

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    Introduction

    Le colloque sest tenu, les 4 et 5 mars 2005, lUniversit catholique de Lille. Il tait organis dans le cadre du CREDHIR (Centre de Recherche et dEnseignement dHistoire Religieuse) par Catherine Masson, matre de confrences la Facult des lettres et des sciences humaines. Yves-Marie Hilaire, professeur mrite dhistoire lUniversit Lille III, et Xavier Thry, ancien industriel, lui ont apport leur concours.

    Les quatre sances du colloque ont t prsides respectivement par Jean Heuclin, doyen de la Facult libre des lettres et sciences humaines, Jean-Luc Blaquart, doyen de la Facult de thologie, Mgr Grard Defois, vque de Lille et labb Raymond Sansen doyen honoraire de la Facult libre des lettres et sciences humaines. Les dbats furent introduits par labb Bernard Podvin, vice-recteur de lUniversit catholique, et conclus par labb Raymond Sansen.

    Le colloque a mis en lumire lextraordinaire fcondit apostolique de Philibert Vrau. Pour essayer de mettre en ordre son action, il est possible dans un premier temps de distinguer en lui deux hommes : dune part le fondateur dune grande entreprise dont il a fait une usine chrtienne, et dautre part lhomme daction ou plutt dactions catholiques reprsentant de manire extraordinaire les lacs chrtiens engags de la deuxime moiti du XIXe sicle.

    Xavier Thry a mis en valeur la trs grande efficacit industrielle de Philibert Vrau, caractrise par un sens commercial trs avis. Lentreprise lui procure les ressources financires quil dsire pour dvelopper son action apostolique. Il russit dans un milieu ouvrier, dj chrtien il faut le dire, dvelopper dans lusine une intense vie religieuse qui va se traduire par de nombreuses vocations. Son rapport largent se vit dans un cadre de parfaite honntet et de complet dsintressement. Lexpos de Jacques Bonte a situ le contexte professionnel et social de lpoque, celui de Batrice Craig a fait ressortir le rle et linfluence des femmes dans la vie chrtienne de Philibert Vrau. Pierre Trimouille a prsent la comparaison avec Lon Harmel, son contemporain et ami, Jrme Grondeux voquant ensuite Philibert Vrau jeune homme, attir par la philosophie de Victor Cousin. Celui-ci tait proche du positivisme, philosophie base sur la raison et sur la science. Philibert Vrau recherchait ardemment dans cette direction et finit par revenir au Christ aprs des expriences curieuses de tables tournantes.

    Labb Jacques Benoist montre Philibert Vrau, dvt de Jsus dans lEucharistie, et les ralisations qui en dcoulrent : la fondation de lAdoration nocturne Lille et dans le Nord de la France et, par ailleurs, lorganisation des congrs eucharistiques internationaux qui, sous son impulsion, prendront naissance, prcisment Lille. Le pre Debeunne, de la Socit de Jsus, cite les Pres jsuites avec lesquels Philibert Vrau fut en rapport. Le pre Monsch, Augustin de lAssomption, parle de ses rapports avec les pres Franois Picard et Vincent-de-Paul Bailly. Il mentionne le rle important de son neveu Paul Feron-Vrau dans La Croix et la Maison de Bonne Presse. Le chanoine Desreumaux parle des contacts avec le clerg sculier et spcialement les archevques de Cambrai. Francis Deplancke relate les nombreux voyages Rome et la soumission active de Philibert Vrau aux papes Pie IX et Lon XIII.

    Bruno Bethouart situe larrire plan politique difficile dans lequel volue Philibert Vrau. Emmanuel Fontaine le montre fondateur et grand organisateur des congrs catholiques du Nord de la France, les mieux tenus de tout le pays, malgr

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    les difficults causes par le contexte politique et surtout les divisions dopinions politiques entre catholiques. Catherine Masson raconte la naissance de lUniversit catholique de Lille et le rle, notamment financier, de Philibert Vrau. Elle relate galement laccouchement laborieux de lICAM, Institut Catholique des Arts et Mtiers. Marie-Joseph Lussien-Maisonneuve expose la gense et la conception des diffrents btiments de style mdival qui forment lUniversit catholique de Lille, la plus remarquable de toutes les universits catholiques franaises. Dans un expos trs document, Bernard Mnager souligne le rle discret mais trs efficace de Philibert Vrau dans la cration Lille dun rseau dcoles primaires chrtiennes adosses aux paroisses. Jean-Paul Visse parle du trs grand dveloppement de la presse la fin du XIXe sicle. Philibert Vrau en avait pleinement conscience. Il accompagne et subventionne divers journaux catholiques. A la fin, il reporte ses efforts sur La Croix du Nord.

    Thibault Tellier, a propos des rapports de Philibert Vrau et Camille Feron-Vrau, souligne leur communaut de vue dans lappel aux religieuses de la Providence de Portieux pour dvelopper la vie chrtienne dans lusine. Il montre lintrt de Camille Feron-Vrau pour lamlioration du logement ouvrier et relate son tude rcompense par une mdaille dor de la Socit industrielle. Il y eut une ralisation de quarante logements dans le Vieux-Lille. Christian Verheyde voque lhumilit de Philibert Vrau dans ses rapports avec les confrres de Saint-Vincent-de-Paul et le dveloppement considrable quil va donner luvre dans les dpartements du Nord et du Pas-de-Calais. Grard Cholvy, orfvre en la matire, traite de la cration et du dveloppement des patronages en France partir du dbut du XIXe sicle. Il donne des chiffres sur les ralisations de Philibert Vrau et fait remarquer que vers 1900 il y avait plus de patronages dans le Nord que dans le dpartement de la Seine. Yves-Marie Hilaire raconte la fondation et le dveloppement en France par Philibert Vrau dun mouvement daction catholique dorigine espagnole appele la Sainte-Famille , mouvement discret et trs efficace. Yves-Marie Hilaire cite parmi les membres les noms de personnalits trs importantes. Ainsi le grand philosophe Maurice Blondel, et plusieurs futurs vques. Plus dvelopp dans le Nord de la France, le mouvement stend tout le pays au prix des voyages incessants de Philibert Vrau. Mgr Louis Florin expose les diffrentes phases du procs de batification commenc conjointement pour Philibert Vrau et Camille Feron-Vrau, son beau-frre et associ tant dans lentreprise que dans la plupart de ses uvres religieuses. Le procs est all loin et reut lencouragement des papes Benoist XV et Pie XI. En 1950, la suite des grandes tensions sociales de lpoque, le procs est mis en sommeil la demande du Cardinal Linart. Non cltur, il pourrait tre repris.

    Labb Raymond Sansen apporte la conclusion. Il lui a paru possible de dgager les principes qui ont donn une formidable efficacit laction de Philibert Vrau. Il prcise que cette action tant au service de Dieu, cest Dieu qui doit rester lacteur principal.

    Peu aprs la mort de Philibert Vrau, en 1906, Louis Baunard, auteur religieux et ancien recteur de lUniversit catholique de Lille, a crit sa vie dans un gros livre intitul : Philibert Vrau et les uvres de Lille. Aprs la mort de Camille survenue en 1908, Louis Baunard le complta et publia en 1910 un nouvel ouvrage quil intitula Les deux frres. Xavier Thry connaissait de rputation Philibert Vrau pour avoir dirig entre 1965 et 1985 lentreprise quil avait fonde. Cest dans une occasion fortuite quil rencontra le pre Beaudouin, rapporteur des Causes franaises dans la Congrgation de la Cause des Saints. Celui-ci lui fit valoir lintrt de la Cause susceptible dtre reprise. Libre de son temps, et avec lencouragement de Mgr Grard Defois, vque de Lille, Xavier Thry rcrivit la vie de Philibert Vrau sous le titre Le commis-voyageur de Dieu. A la ncessit dune mise jour dans un esprit et un contexte qui avaient chang depuis 1910, sajoutait la disposition de sources nouvelles, en particulier les deux sries de tmoignages qui avaient t produites

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    pour le procs de batification. Le livre, publi en 2002, a rencontr beaucoup dintrt et son tirage est presque puis. Il a paru intressant, pour aller plus loin de promouvoir un colloque o des spcialistes tudieraient les divers aspects du personnage et de la vie de Philibert Vrau. Le colloque sest situ prcisment lanne du centime anniversaire de la mort de Philibert Vrau. Paralllement a t mis en place un comit de soutien la Cause qui rassemble, sur la prsidence de labb Podvin, soixante membres reprsentatifs des divers milieux chrtiens de la rgion, pour partie ceux quavait connus et vangliss en son temps Philibert Vrau.

    Il appartient lvque de demander la rouverture du procs. En cas de dcision positive, la procdure est reprendre car elle a chang. Cest ainsi, par exemple, quil est impossible de faire une procdure commune pour Philibert Vrau et Camille Feron-Vrau et quil a fallu choisir de prsenter le premier. Il reste que lenqute effectue et les documents soigneusement conservs Lille et Rome seront prcieux. Il ne saurait, sans imprudence, tre parl de dlai. Les apports faits au colloque pourraient constituer une aide non ngligeable.

    Xavier Thry, industriel lillois

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    La qute mtaphysique de Philibert Vrau Jrme Grondeux, matre de confrences, Paris IV Sorbonne

    On essaiera dans les lignes qui suivent dapporter une rponse deux questions concernant Philibert Vrau, et ses relations avec le climat intellectuel de son poque : Quel rle a jou linvestigation philosophique dans son itinraire ? Comment est-il pass, via le spiritisme, du spiritualisme au catholicisme1 ?

    Homme de foi, homme duvres, Philibert Vrau ne semble pas habit dans sa maturit, au contraire de ce que son ami Camille Feron lui reproche durant sa jeunesse, par un got excessif de linterrogation mtaphysique poursuivie pour elle mme. La manire dont il traite ces problmes tmoigne dune qute perdue de solutions dfinitives. Le jeune Philibert parat chercher un sol stable pour entreprendre. Homme de foi, homme duvres, il nen est pas moins un entrepreneur. On peut mme affirmer quil est entrepreneur jusque dans ses uvres, jusque dans sa foi, et quil en montrait dj les caractristiques psychologiques dans les annes qui prcdent sa conversion. Ces caractristiques, nous les puiserons librement dans luvre de Werner Sombart (1863-1941), un classique de la sociologie historique allemande.

    Pour Werner Sombart2, lapparition du capitalisme avait exig la runion de lesprit dentreprise et de lesprit bourgeois , dont la seule prudence naurait pas suffi engendrer un tel bouleversement historique. Cet esprit dentreprise, caractristique de lentrepreneur, tait selon lui un esprit conqurant, organisateur, ngociateur afin dobtenir lheureuse ralisation dune entreprise . Sombart prcisait que ce type idal de lentrepreneur stait dj incarn ailleurs que dans la vie conomique ; il estimait que lon en rencontrait jusque dans la vie religieuse.

    Ce type idal se montre assez oprant pour rendre compte de la manire dont sest opre lvolution spirituelle de Philibert Vrau. Il permet de relativiser la rupture qua pu, par ailleurs, reprsenter sa conversion, ou si lon veut, de souligner quel point le terrain en tait prpar.

    Dans une lettre du 3 dcembre 1884 o il retrace son itinraire philosophique3, Philibert Vrau essaie de rendre compte, rtrospectivement, de sa phase sceptique :

    La philosophie de Cousin que lon nous enseignait dans les collges de ltat, mavait fait croire que la religion avait fait son temps. Mais ensuite considrant tous les systmes philosophiques qui se contredisent et se dtruisent les uns les autres, jtais arriv cette conviction que je ne pourrai jamais connatre la vrit, non pas quil ft impossible de la connatre mais parce quentran par le travail journalier de lindustrie et du commerce je navais pas le temps de me livrer davantage des spculations philosophiques .

    Le jeune Philibert Vrau est en qute de certitude. Rien de trs original, mais sa singularit sexprime dans la manire dont il envisage cette qute. Il ne doute pas un instant, si nous en croyons ce tmoignage rtrospectif, que la certitude soit 1 Le biographe de Philibert Vrau, Xavier Thry, a obligeamment mis ma disposition les pices de la correspondance de Philibert les plus clairantes pour saisir son volution spirituelle. Quil soit ici remerci. 2 Le Bourgeois. Contribution lhistoire morale et intellectuelle de lhomme conomique moderne, dition originale 1913, tr. fr. S. Janklvitch, Payot, 1928. 3 Il sagit dune lettre du 3 dcembre 1884 au pre Esbach, suprieur du Sminaire franais de Rome, qui a demand Philibert Vrau de lclairer sur la question du spiritisme.

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    accessible ; il ne parat jamais avoir envisag que le monde soit absurde. Le scepticisme mtaphysique nappartient pas son horizon : il ne connat que lincertitude personnelle. Et il aborde cette incertitude dune manire presque technique, puisque cest le manque de temps quil incrimine avant tout. Sil pouvait se livrer des tudes srieuses, nul doute quil parviendrait savoir quelle est la vrit absolue.

    La qute dabsolu pourrait dfinir un temprament dintellectuel ; elle situe Philibert Vrau au cur des interrogations de son poque. Dans un monde qui a conscience dentrer dans une transformation rapide, de vivre une poque de mutations culturelles, politiques, conomiques, sociales, la question de savoir ce qui reste stable, ce qui peut ne pas tre remis en question, ce qui peut servir de base un consensus, occupe beaucoup desprits. La philosophie de Cousin , que Philibert Vrau voque dans la citation faite plus haut, sinscrivait dans cette aspiration retrouver une stabilit. Lclectisme cousinien, promu par Victor Cousin (1792-1867) qui cumulait les positions de pouvoir dans lenseignement suprieur et dans lenseignement secondaire, ambitionnait de constituer une philosophie totale en faisant la synthse de toutes les vrits parses dj prsentes dans la tradition philosophique4. Lhistoire de la philosophie, dans laquelle il lanait ses disciples, ntait pas conue comme une pratique visant une connaissance dsintresse du pass, mais comme un moment essentiel de llaboration dune philosophie correspondant aux besoins intellectuels et spirituels des esprits mancips.

    Le spiritualisme de Victor Cousin refusait le matrialisme, affirmait lexistence de Dieu et de lme, dfendait lide du Beau, du Bon et du Bien. Il combattait galement le scepticisme, en lequel il voyait une des tendances rcurrentes de la tradition philosophique. Le rationalisme cousinien, dont le caractre platonicien tait trs affirm, affirmait quil existait une vrit rationnelle universelle, tout en considrant que la raison universelle avait accompagn lhumanit depuis les origines, et quelle avait imprgn les grandes traditions.

    Philibert Vrau affirme en 1884 avoir t plus frapp par le rationalisme du systme que convaincu par les certitudes quil dfendait : laspect rationaliste de la doctrine laurait dtach de la religion, et il serait rest frapp par la diversit des systmes philosophiques qui se contredisent entre eux. Il faut soit choisir un systme, soit faire la synthse, ce qui serait conforme au programme cousinien, mais visiblement Philibert ne pense pas que Cousin ait donn les lments importants de cette synthse, ou du moins, il a besoin de sen convaincre. Il en vient mme douter que la philosophie puisse fournir cette rponse5.

    Le systme cousinien donnait une place la recherche dsintresse, en particulier en ouvrant largement le champ de lhistoire de la pense humaine. Victor Cousin lui-mme, partir des annes 1840, sest consacr des tudes rudites. On connat dautre part la clbre phrase de Lessing selon laquelle la recherche de 4 Sur Victor Cousin : Victor Cousin. Les idologues et les cossais. Colloque international de fvrier 1982, au Centre international dtudes pdagogiques, Svres, Universit ddimbourg, cole normale suprieure de la rue dUlm, Presses de lcole Normale Suprieure, Paris, 1985 ; Pierre MACHEREY dir., Victor Cousin suivi de la correspondance Schelling-Cousin, Corpus, 1991 (nos 18-19) : Jean-Pierre COTTEN, Autour de Cousin. Une politique de la philosophie, Paris, 1992 ; Claude BERNARD, Victor Cousin ou la religion de la philosophie. Avec une anthologie des discours la Chambre des pairs (avril-mai 1844), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993 ; Patrice VERMEREN, Victor Cousin. Le jeu de la philosophie et de ltat, Paris, LHarmattan, 1995 ; Jean-Pierre COTTON, La jeunesse de Victor Cousin et la naissance de la nouvelle philosophie franaise , Thse Paris I, 5 vol., 1996 ; ric FAUQUET dir., Victor Cousin, homo theologico politicus. Philologie, philosophie, histoire littraire. Journe dtudes de Lyon de novembre 1996, Paris, Kim, 1997 ; Jacques BILLARD, De lcole la Rpublique : Guizot et Victor Cousin, Paris, PUF, 1998. 5 Voir les citations recueillies par Xavier THRY, Le commis-voyageur de Dieu. Philibert Vrau (1829-1905), p. 26.

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    la vrit est plus prcieuse que sa possession ; elle exprime bien le got des intellectuels pour linvestigation, la spculation. Ce got est manifestement tranger Philibert Vrau. Il se consacre quelque temps la philosophie, puis se dcourage devant labsence daboutissement.

    Nous tions dcids [...] pratiquer tout ce que nous aurions reconnu , crit-il en 1884 pour dcrire les travaux quil avait men avec ses amis. Sa correspondance de 1849 montre cependant une certaine fidlit Cousin : il lit ce que le philosophe crit de lun de ses inspirateurs, lcossais Dugald Stewart, et garde le contact avec son professeur de philosophie, un certain monsieur Beausire, probablement cousinien comme bien des philosophes de ce temps dans les lyces dtat.

    Dans la note de 1884, une poque o la philosophie de Cousin est moins rayonnante, Philibert Vrau ne lui attribue plus quun rle dans son itinraire, celui de lavoir fait dout de lactualit de ses croyances religieuses. Mais elle lui a aussi communiqu lide que, comme il laffirme dans une lettre du 24 dcembre 1849, nous sommes ns pour un but, et quil faut le connatre pour laccomplir. Hors de l tout est vanit et mensonge, futilit et tromperie. [...] Chercher de toutes nous forces quelle est cette loi et les devoirs quelle nous impose, voil notre premier pas . Il cherche bien Dieu [...] le bien suprme, linfiniment parfait . La lecture de la correspondance entre Philibert Vrau et son grand ami Camille Feron, ainsi que la consultation de lettres de leurs proches, nous donne une ide plus prcise de ltat des opinions de Philibert entre 1848 et 1850, durant ce que lon peut appeler sa phase cousinienne , et des dtails prcieux sur lorganisation de la petite socit philosophique dont il est le centre.

    Le groupe est organis de manire assez mthodique : ses membres (une demi-douzaine) se runissent chaque dimanche soir. Un thme a t par avance choisi, et chacun prpare un rapport. Ces rapports sont lus, discuts, et lorsque les choses sont assez mres, un rapport gnral est rdig. Mgr Baunard relve la manire dont se manifeste lesprit dorganisation de Philibert, un homme qui toute sa vie, et dans toutes ses uvres, allait procder par voie dassociation6 . Nous connaissons quelques-uns des sujets traits : les devoirs des hommes les uns envers les autres, les devoirs envers Dieu. Des croyants fervents se trouvent dans ce groupe : Camille lui-mme, mais aussi Charlemagne Ovigneur, qui mourra vingt-cinq ans7. On dbat de la Providence, du salut, de lutilit de la prire. Philibert sy montre trs logicien : il est moins troubl que Charlemagne Ovigneur par la question du sort des enfants morts sans baptme, il reste impavide face aux plus formidables dfis qui guettent les thologiens chrtiens : la conciliation de la toute-puissance de Dieu et de sa justice, la conciliation de lide de grce et de cette mme justice. Il accepte volont lide de laptre Paul, selon laquelle lhomme na pas discuter la volont divine. Au point que le pauvre Charlemagne, toujours troubl, voit en lui le champion de la bonne cause8 .

    Cette socit quil anime, Lille et Paris, ne satisfait pas notre moraliste austre, qui crit le 19 dcembre 1849 : Que lhomme est faible, mme dans ses moyens de faire le bien. Je vois tous ces jeunes gens qui ont la notion du devoir, qui croient la morale et qui la violent ouvertement, publiquement, ils rient, ils sautent, ils vont au Prado, au thtre, au bal masqu, mme au caf et celui qui les blme trop est trait de censeur importun. La question morale donne lieu des lectures

    6 Mgr Louis BAUNARD, Les deux frres. Cinquante annes de lAction catholique dans le Nord. Philibert Vrau. Camille Feron-Vrau, 1829-1908, Paris, Maison de la Bonne Presse / J. de Gigord, s.d., p. 6. 7 Mgr Louis BAUNARD, op. cit., p. 13. 8 Lettre de Charlemagne Ovigneur Charles Delecour, 2 avril 1849.

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    soutenues, celle de saint Augustin (il voque dans une lettre du 23 dcembre lpisode clbre des jeux du cirque relat dans les Confessions9), mais aussi celle de Louis Veuillot, sur les conseils de Camille deux lectures qui lient respect de la loi morale et vie religieuse. Cependant, il reste encore sur une base cousinienne : le 28 dcembre, il crit Camille que cest le bien absolu , le bien que lon peut servir, qui est la source de tous les attachements.

    Cependant, Philibert ne trouve pas les rponses quil cherche, et il ne trouve pas la synthse entre raison et foi quil parat chercher. En 1850 ne croit plus en lutilit du culte. La meilleur faon dadorer Dieu est pour lui lexercice de la charit envers son prochain. Charlemagne Ovigneur nous permet de nous faire une ide de ltat de son esprit au printemps de cette anne-l, dans une lettre o il sindigne du fait que Philibert ncrive pas sa sur :

    De plus en plus il se laisse aller son sec et acide raisonnement. Il oublie la charit par charit. [...] Dans chaque homme il voit, comme nous, un gal, un tre qui nos yeux doit avoir le mme prix que nous, qui nous devons donner tout au moins tous nos avantages. Il ne peut se dcider presque bien se nourrir, parce que dautres manquent mme du ncessaire. Et sur ce point il force presque ses parents des privations fcheuses. [...] Tu sais quil ne va plus la messe parce que, dit-il, je ne sais pas si cest la meilleure manire dadorer Dieu. Si encore ce ntait que cette question qui larrtait. Mais il cherche toujours se prouver par la raison lexistence et confondant toujours deux questions, la nature, lessence de Dieu, avec son existence, il ne peut se convaincre10 [...]

    Plus logicien et encore plus tourn que les autres vers la pratique de la charit : Philibert Vrau a dvelopp deux modalits de la qute dabsolu, une modalit pratique et une modalit intellectuelle.

    Linfluence de Beausire dans ce qui, rtrospectivement, apparat comme une prparation la conversion de Philibert Vrau ne doit pas tre sous-estime. Sur le plan thorique, cest un spiritualiste incontestable. N en 1824, mile Beausire11 a t agrg de philosophie la mme anne que Renan. Quand il rencontre Philibert, il vient dtre nomm dans son premier poste, au lyce de Lille. Ses travaux sont encore venir. Le premier dentre eux sera sa thse, quil soutiendra en 1855 sur le fondement de lobligation morale. Nous retrouvons l une des sources des proccupations de son lve. Il a donn juste aprs la rvolution de 1848 une srie de confrences sur le droit dmocratique . Dans lespoir, assure Francisque Bouillier, non pas, comme tant dautres, dacqurir de la popularit ou de gagner la faveur du pouvoir dalors, mais de rectifier des ides fausses et dangereuses, de temprer, de modifier les passions populaires, il avait entrepris de faire une srie de confrences, la premire tant sur le devoir des patrons, la seconde sur les devoirs des ouvriers, mais peine avait-il ouvert la bouche quil fut interrompu, menac et assailli par une multitude qui voulait bien quon lentretnt de ses droits, mais non pas de ses devoirs12. Par ailleurs, nous savons que la presse conservatrice napprcia pas mieux ses efforts, elle qui le qualifie de farouche dvot de Robespierre13 ! Il

    9 Livre VI, chapitre VIII : Alypius, lami dAugustin, va aux jeux du cirque, rsolu ne pas ouvrir les yeux. Il succombe la tentation, entran quil y est par les cris de la foule. 10 Lettre au mme, 23 mars 1850. 11 Sur mile Beausire, Funrailles de Charles-mile Beausire le 10 mai 1899. Discours de M. Ouillier. Discours de Girard au nom de lcole Normale, Paris, 1899. Voir galement sa notice biographique et sa bibliographie sur le site www. textesrares. com/philo19. 12 Funrailles, p. 1. 13 Lcho du Nord des 7 et 11 mai 1848, cit par Paul Gerbod, La condition universitaire en France au XIXe sicle, Paris, PUF, 1965, p. 200.

  • CHARLES MONSCH 14

    fut affect ailleurs et ne rejoignit lenseignement suprieur, Poitiers, quaprs sa thse.

    Le petit groupe de Philibert apparat proche des espoirs unanimes, vite dus, de 1848. Beausire, quoiquen dise lcho du Nord, est fondamentalement un modr, soucieux dharmonie sociale. Il fut vite dpass par la monte des antagonismes. Par la suite, lui et Philibert se trouvent dans des camps opposs. Ce rpublicain est un homme de centre gauche aprs 1870, proche de Thiers comme beaucoup de cousiniens (et comme Cousin lavait t lui-mme en son temps). Surtout, il dfend de manire constante lUniversit. Il nest pas hostile en soi la loi de 1875, qui permit la fondation des Instituts catholiques, mais soucieux de maintenir un contrle de ltat, hostile ce quon leur permette de porter le nom dUniversit. Cest le partisan dune lacit modre mais ferme. Dput de Vende, membre, au nom de lInstitut, du Conseil de lInstruction publique, il aurait voulu que les instituteurs puissent, de manire facultative, hors de lhoraire scolaire et dans les locaux, donner un enseignement religieux. Il affirme dans un de ses discours nappartenir ni aux sectaires de gauche, ni aux sectaires de droite14 . Il avait agi en modr en 1871 comme en 1848 : sa dnonciation dans la Revue des Deux Mondes (15 avril 1871) de la non reprsentativit de la Commune de Paris lui avait valu dtre un temps dtenu. Malgr cette modration, il nest pas dans le camp du catholicisme militant.

    Mais entre 1848 et 1850, lui et Philibert Vrau taient en relative communion philosophique, sur des bases qui napparaissaient pas choquantes de jeunes et pieux catholiques. La philosophie semblait alors Philibert une base solide. Cest quand il stait dcourag que le jeune homme stait tourn vers la science et avait invoqu Cuvier15. Il nest alors pas loin dune attitude positiviste , cest--dire de croire que cest dans la science que se trouverait la connaissance certaine, le fondement stable enfin trouv. Mais cette orientation ne parat pas avoir t prpondrante chez lui et il faut rappeler que Cuvier lui-mme tait un ferme protestant, soucieux de sauvegarder lauthenticit historique du dluge.

    Il apparat donc, et lon peut se fier ici son tmoignage, quaprs la tentative des annes 1849-1850, il se soit rsolu une sorte dagnosticisme pratique. Toujours selon sa lettre de 1884, il avait alors arrang son existence en posant en fait labstention de toute affirmation religieuse ou philosophique16.

    Spiritisme et conversion

    En 1853, une voie lui est donne pour sortir de cet tat. Il sagit du spiritisme, auquel il est initi par un voyageur de commerce venu de Paris17.

    Laspect organis et systmatique de lentreprise philosophique se retrouve dans le spiritisme, selon son tmoignage de 1884 : Nous nous engagemes dans des expriences mthodiques , affirme-t-il alors. Si les techniques utilises sont classiques (table qui se soulve, chapeau avec une aiguille poussant les lettres de lalphabet), Philibert et ses amis testent l esprit prsent. Notre jeune homme est vivement impressionn par lpisode o la table frappe dix-neuf coups plus un parce quune des pices quelle devait compter dans un porte-monnaie en est cach dans les replis.

    14 Sur toutes ces prises de positions, voir mile BEAUSIRE, La libert denseignement et lUniversit sous la Troisime rpublique, Paris, Hachette, 1884. 15 Xavier THRY, op. cit., p. 27. 16 Xavier THRY, op. cit., p. 32. 17 Xavier THRY, op. cit,. p. 30.

  • Philibert Vrau et les assomptionnistes 15

    Lvque dAix et de Dax, la suite de la copie de la lettre de 1884, affirme le 24 fvrier 1905 avoir consult le cahier dans lequel Philibert rendait compte des sances et constat que les questions poses dans un ordre trs logique depuis celle de lexistence de Dieu jusqu celle de Jsus-Christ ; depuis limmortalit de lme jusqu celle du chtiment de lautre vie taient suivies de rponses absolument nettes et dune parfait orthodoxie.

    Son exprience spirite constitue cependant un formidable raccourci : elle lui donne finalement la preuve attendue, avec le chapeau qui voque un Dieu, une vie future, un paradis, un enfer, puis le purgatoire, le Messie le soir mme, il dit un Notre Pre genoux.. Cest la suite de cette exprience quil reprend contact avec lglise et finit par communier le 7 juin 1854.

    Ensuite, dit-il dans sa lettre de 1884, javais un tel dgot de toutes les vaines recherches de lesprit que pendant de longues annes il me fut impossible de supporter la lecture de quelque discussion philosophique que ce ft ; je mabstins mme de toute lecture dans les premiers temps et ne parlai plus qu Dieu dans la prire et dans ladoration, surtout dans ladoration devant le Trs Saint-Sacrement. Je trouvai l mon meilleur livre de philosophique18.

    On ne peut qutre frapp devant cette rupture : labsolu, la certitude qui se drobe dabord dans les lointains pour se rvler brusquement par une voie non intellectuelle. Larrt de la vie intellectuelle devant cette certitude, pour faire place une intense vie spirituelle, nourricire dune action continue. Le grand saut pour trouver une base laction. La rupture, avec le rationalisme cousinien est bien sr totale : pour Cousin, le mysticisme tait, au mme titre que le scepticisme, lidalisme et le matrialisme, une des attitudes fondamentales de lesprit humain devant le problme de la connaissance. La philosophie devait sinterdire le mysticisme, cest dire toute tentative daccs direct la vrit par illumination, sans passer la raison. Qu'est-ce que le mysticisme ?, crivait le philosophe. C'est, encore une fois, le coup de dsespoir de la raison humaine qui, aprs avoir cru naturellement elle-mme et dbut par le dogmatisme, effraye et dcourage par le scepticisme, se rfugie dans la pure contemplation et lintuition immdiate de Dieu19. Nous sommes donc ici on ne peut plus loin de lidal cousinien, dj dlaiss en pratique depuis quelques annes.

    Dans cette qute qui se donne la certitude pour objectif, Philibert Vrau sest montr prt adopter toutes les approches, pourvu quelles lui permettent de parvenir ses fins. Il abandonne, une fois ralli lglise catholique, le spiritisme, mais peu lui importe : il a trouv par son intermdiaire la rponse sa question, et agit en consquence.

    Rien de surprenant ce que cet organisateur, avant mme son retour la foi, ne se comporte en directeur de conscience. Le 18 dcembre 1849, il crit Camille : Quant Coquelle, jai entrepris avec lui une correspondance trs suivie et des plus intime, cest celui o je trouve plus dlan, plus de ressort, je suis bien heureux de lui ; cest un bon cur, tche de te lier avec lui, vous avez plus dune excellente qualit commune . Le 28 dcembre, il confesse son meilleur ami, dans une lettre crite Lille, quil voudrait remuer les autres comme je suis remu moi-mme, faire passer mon me dans la leur . Cest un militant, ds le dbut, et souvent Camille lui reproche dtre trop brusque.

    Parce quorganisateur, Philibert Vrau devait trouver spanouir dans toutes les possibilits daction collective que lglise catholique lui offrait. Il a, dailleurs 18 Cit par Xavier Thry, op. cit,. p. 32. 19 Cours dhistoire de la philosophie morale au XVIIIe sicle, Pichon et Didier, Paris, 1829, p. 15.

  • CHARLES MONSCH 16

    aprs sa conversion, song se faire prtre20. Regroupons un instant ces deux caractristiques dj dgages : Philibert Vrau est un conqurant et un organisateur. Il est rompu par son travail la ngociation, mais son volution intellectuelle et spirituelle lui permet de donner libre cours la ngociation mise au service dun but non plus conomique, mais moral et caritatif. Intellectuellement et spirituellement, Philibert Vrau tait un conqurant et un organisateur, qui attendait davoir trouv la certitude pour devenir un ngociateur. Alors mme quil apprenait le mtier dentrepreneur, cest dans un autre domaine quil se prparer exercer son esprit dentreprise.

    20 Xavier THRY, op. cit., p. 20-21.

  • Philibert Vrau et les assomptionnistes 17

    Philibert Vrau, chef d'entreprise. Philibert Vrau et l'argent Xavier Thry, industriel, Lille

    Deux aspects sont traits : Philibert Vrau, chef dentreprise et Philibert Vrau et largent

    Le deuxime sujet dcoule du premier car Philibert Vrau navait pas de fortune personnelle et cest lentreprise qui lui a procur largent, qui soutiendra ses activits de bienfaisance et ses activits religieuses.

    I - Le chef dentreprise

    a) Lorigine des Etablissements Vrau

    Dj bien avant la Rvolution, la ville de Lille tait une place importante pour la fabrication du fil coudre. En 1860, Lille emploie 7.000 ouvriers filtiers. La maison Vrau, fonde en 1816, connat des dbuts difficiles jusquen 1860. La priode du second empire de 1853 1870 est trs favorable lindustrie. Cest la priode du dveloppement des chemins de fer, des banques et du commerce international avec des traits de commerce qui le favorisent.

    Philibert, seul fils, avait commenc travailler jeune dans lentreprise de son pre. En 1860, il a 31 ans et peut donner toute sa mesure.

    b) Le dveloppement de lentreprise

    Larticle de base est le fil de lin pour la couture la main, le clbre Fil au Chinois . Vers 1860 la pelote remplace lcheveau. Cest une amlioration et une nouveaut.

    La Maison Vrau tait une filterie et non une filature. Elle achte en filature des fils de lin, les retord, les travaille et les conditionne pour la vente au public. Lentreprise emploie surtout des petites machines pelotonner, de la dimension dune grosse machine coudre. Le personnel est essentiellement fminin et jeune, car les ouvrires, engages la sortie de lcole, quittent le travail loccasion du mariage.

    Le succs vient, car la vente dcuple entre 1860 et 1870 et de ce fait des bnfices importants apparaissent. La Maison Vrau occupe presque 1.100 personnes en 1870. Sans jamais de licenciement, il y aura diminution du personnel par lamlioration de la productivit et stabilisation autour de 600 personnes : 500 femmes et 100 hommes.

    Les raisons du succs sont dabord techniques : un bon fil de lin rgulier et recouvert dun enduit base de cire dabeille qui facilite le glissement du fil dans le tissu. Larticle est bien prsent, il est ceintur dune jolie tiquette imprime en couleur or sur fonds bleu acier avec une lisire rouge ou bleue respectivement pour le fil noir ou blanc.

    Les raisons commerciales sont les causes dterminantes du succs. Les Vrau ne sy sont pas tromps. Ils ne parlent pas de la fabrique ou de lusine , ils disent : la maison de commerce :

    Une seule marque Fil au Chinois la diffrence de la concurrence parpille dans des quantits de marques.

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    Un excellent rseau de reprsentants exclusifs intresss aux ventes et bien pays. La clientle cest pour la France 3.000 grossistes en mercerie qui vendent 30.000 dtaillants : des merciers et bien dautres.

    A partir de 1880, une publicit ncessaire pour contrer la concurrence, et en mme temps des procs qui seront tous gagns contre des Gnral chinois , Magot chinois , et autres chinoiseries. Une trs belle affiche colorie, imprime par le procd nouveau de la lithographie, est tire des milliers dexemplaires. Elle sera appose dans les gares et dans les magasins de dtail.

    La dfense des prix et des marges des grossistes. En raison de son succs, le fil au Chinois court le risque de devenir un article dappel, ce qui assurerait un succs phmre. Sous peine darrter les livraisons, Vrau interdit ses grossistes de vendre en dessous dun prix fix.

    Le systme de Bonifications de fin danne (B.F.A.) : A lpoque, les marges des grossistes taient faibles, 5 6 %. La bonification de fin danne tait un systme de remise non seulement proportionnelle mais progressive sur le chiffre daffaires du client pendant lanne. Les concurrents sefforcrent de lutter en runissant leurs ventes pour crer une B.F.A. commune. Leur systme tait lourd et peu efficace.

    c) Les rsultats

    Le chiffre daffaires est trs rparti entre les clients, ce qui limite les risques financiers. La vente porte essentiellement sur un seul article en deux nuances, noir et blanc, dans une dizaine de grosseurs. Bon an, mal an, il se vend rgulirement 70 millions de pelotes de 50 mtres par an, soit peu prs deux pelotes par Franais. Le prix pay par le consommateur est de huit centimes de franc-or par pelote, soit environ 0,30 euros. A lorigine la part de Vrau dans le march est de 25 %, sans doute plus par la suite.

    Nouveau venu, le fil coudre en coton prsent sur bobine bois par de nombreux fabricants, dont J.T.P.F. et Wallaert, connat un dveloppement parallle. Il ne concurrencera vritablement le fil de lin qu partir de 1910.

    Le chiffre daffaires moyen annuel se situe autour de cinq millions de franc or par an avec un bnfice moyen de 16 % soit environ 800.000 francs. A lpoque il ny a pas dimpt sur les bnfices, ni mme de taxes sur les ventes.

    d) Comment expliquer ce bnfice, alors que les concurrents, sauf exception, vivotaient ?

    Il y avait certainement une conomie sur les achats de fils faits par grosses quantits, longtemps en Angleterre. La matire reprsentant 50 % du prix de vente, une conomie de 4 % sur les achats reprsentait 2 % du prix de vente. Les frais de reprsentation sont ramens de 5 1,5 %, do une conomie de 3,5 %. Lconomie sur les frais gnraux peut tre chiffre 2,5 %, et cela fait au total une conomie de 8 %. Le reste de la marge se trouve dans un prix de vente lgrement plus lev que celui de la concurrence et qui reste stable une poque o le franc tait lui-mme stable.

    e) Le rle de Philibert Vrau dans lentreprise

    A ct de son pre qui meurt 78 ans en 1870, Philibert Vrau joue un rle moteur dans le dveloppement. En 1866, son beau-frre, Camille Feron-Vrau qui tait un mdecin apprci, cde aux instances de sa belle-famille et abandonne la mdecine pour seconder Philibert. Il y avait cela deux raisons. La premire tait

  • Philibert Vrau et les assomptionnistes 19

    dassurer une suite familiale lentreprise, car Philibert, pour des raisons religieuses, avait dcid de ne pas se marier. La deuxime tait dassurer une prsence patronale dans lentreprise, car Philibert tait dj trs pris par des activits extrieures et voyageait souvent.

    Philibert tait responsable de lextrieur, cest--dire des rapports avec les fournisseurs et avec les clients. Ctait un ou deux gros marchs de fil de lin par an. Quant la clientle, il tait relay par ses reprsentants exclusifs et il y allait de moins en moins.

    Camille supervise lintrieur avec un directeur pour lusine et un chef de service pour le bureau commercial. Il contrle le courrier avec les clients et les reprsentants.

    Grce la relative permanence du march et lconomie de la gestion, au prix dune baisse progressive des ventes, la Maison Vrau va passer deux guerres et vivre jusquen 1960 sur les bnfices de son fil Au Chinois . En 1960, il fallut renouveler compltement les produits et les mthodes de ventes, sans jamais retrouver les rsultats de la gestion de Philibert Vrau mais ce nest plus dans le sujet !

    f) Vie sociale et religieuse dans lentreprise

    Jean-Pierre Hirsch, professeur dhistoire lUniversit de Lille III, a crit : On peut tre dconcert par la notion mme dusine chrtienne qui produit des vocations religieuses en mme temps que du fil coudre 21.

    Le personnel est surtout fminin et jeune. La moiti des postes de travail sont assis. Il ny a jamais de chmage. Les salaires sont ceux de la profession. Entre 1866 et 1910, avec un franc-or stable, il y a eu en gros un doublement de salaires pour un horaire de travail rduit de 72 60 heures, un peu moins pour les femmes. Il tait difficile la Maison Vrau de payer beaucoup plus que les autres usines textiles qui taient touche-touche dans Lille, sans leur nuire gravement, autrement dit en acculer certaines la ruine et au chmage.

    Par contre les institutions et les aides sociales taient trs dveloppes : aides tarifes pour maladies, femmes en couche, retraites Les problmes graves taient connus des religieuses, toujours au contact du personnel, et, en cas de besoin, les patrons de lentreprise, ou leurs femmes, intervenaient. Il y avait chez Vrau quelque peu de lesprit des anciennes corporations.

    Un conseil dit patronal avec une section dhommes et une section de femmes a fonctionn de 1889 1905. Il avait vocation pour les questions sociales, religieuses et de travail. Ctait, un anctre du comit dentreprise.

    Pour apprcier la vie chrtienne dans lentreprise, il faut savoir qu lpoque le milieu ouvrier Lille tait, en bonne partie, chrtien. Cinq six religieuses de la Providence de Portieux furent prsentes dans lentreprise o elles avaient une maison de communaut, entre les annes 1876 et 1962.

    Dans les ateliers elles dirigeaient une courte prire avant et aprs le travail. Elles faisaient le calcul des salaires mais ne touchaient pas la production, ce qui tait le rle des contredames.

    1 Revue du Nord, p. 413, avril-juin 1999.

  • CHARLES MONSCH 20

    Elles assuraient la prparation des messes et des crmonies religieuses et lorganisation des ftes. Elles tenaient des patronages, une cole mnagre et faisaient des visites dans les familles. Des retraites annuelles taient organises. Il y eut mme des retraites fermes dhommes Mouvaux qui furent interdites par le sectaire Gustave Dron. Il y avait une chapelle dans lusine avec un aumnier attitr qui tait un pre jsuite.

    Une des consquences fut une extraordinaire floraison de 85 vocations religieuses dans de multiples congrgations entre 1871 et 1953. Les meilleures sen vont , disait le directeur. Camille Feron-Vrau rpondait : Cela nous sera rendu en grces dans le ciel . Les ouvrires entraient souvent chez Vrau de mre en fille : Nos filles seront prserves des mauvaises influences de latelier . Hommes et femmes y taient assurs de lavenir et heureux autant que peut se faire sur la terre. Il ny a jamais eu de grve chez Vrau, pas mme en 1936 et 1968. Cest certainement un signe.

    II - Philibert Vrau et largent

    a) Les revenus et leur utilisation

    Albert Westeel, homme de confiance lUniversit catholique, a dit : il dsirait gagner de largent, mais pour pouvoir en donner davantage . Plus prcisment, un autre a rappel une parole de Philibert Vrau : On ne sait pas quel point les gens qui nont pas lindpendance de la fortune, manquent dinitiative et sont ports aux solutions timides, contrairement leur vritable manire de voir .

    Les revenus de la famille Vrau ont t prciss plus avant. Ils venaient tous de lentreprise et les Vrau, et pas plus les Feron-vrau, nont jamais eu dautres biens. Madame Vrau mre mourut en 1888, son mari tait dcd en 1870. Elle touchait dabord la moiti des bnfices, plus tard le tiers. Philibert Vrau faisait part gale avec son beau-frre Camille Feron-Vrau. A la fin, de la vie de Philibert, Paul Feron-Vrau, fils de Camille et successeur dans lentreprise, fera des prlvements importants pour la presse catholique. Lentente dans la famille Vrau a toujours t excellente. Il y avait une grande unit de vues entre tous ses membres. Si Camille avait une famille avec des enfants, son train de vie tait trs modeste, de petite bourgeoisie, a dit le Chanoine Hautcur.

    Quen tait-il de la rpartition des revenus de lentreprise ? A partir de 1876 et pendant de longues annes les associs se partageaient les bnfices, raison de 7 % du chiffredaffaires. Le surplus allait lUniversit catholique. Celle-ci toucha en tout 13.500.000 francs-or. Il faut mentionner un compte ICAM (Institut Catholique des Arts et Mtiers) hauteur de 850.000 francs et un compte coles paroissiales de 1.420.000 francs.

    A titre personnel, Philibert a touch 5.400.000 francs. Jusquen 1888 il tait log et nourri par sa mre. Il le fut ensuite chez son beau-frre et sa sur auxquels il payait une pension. Si on ajoute la pension, ses dpenses personnelles trs limites et les dpenses des nombreux voyages quil faisait aux prix les plus rduits, Philibert Vrau a dispos pour ses libralits denviron 5.000.000 francs. Il a fait des achats importants de locaux pour les grands patronages. Il a mis 100.000 francs de sa poche pour permettre aux religieuses du Sacr-Cur, dont les moyens taient insuffisants, dacheter, rue Royale Lille, lhtel de Wambrechies qui abrita les dbuts de lUniversit catholique et qui est aujourdhui le sige de lvch de Lille. Il a mis de largent dans les nouvelles glises de Lille. Sil ne voulait pas dglises trs coteuses, il ajoutait le presbytre, les coles et le patronage. Cest ainsi que le cur de la paroisse Saint-Pierre-Saint-Paul Lille a dit quil lui avait vers plus de 300.000 francs en dix ans. A loccasion il a mis de largent ailleurs. Il a financ la reconstruction de lglise des Liquisses dans la paroisse de Nant prs du plateau du

  • Philibert Vrau et les assomptionnistes 21

    Larzac. Il a financ des congrs eucharistiques internationaux, encore que dans certains cas son crdit ait suffi, a dit un responsable. Il faut mentionner enfin laide des personnes en difficult, soit des gens modestes souvent par son employ et ami Charles Baudelle pour garder la discrtion, soit dautres

    b) Autour de largent, ses rapports avec les autres

    Philibert Vrau tait trs honnte et son comptable a dit dans une formule pittoresque : Il na jamais vol un millime de centime . Louis Bosquier, le directeur de lusine ajoute le trait suivant : Il na, je crois, ls personne. Il a mme fait rendre une somme que la douane navait pas perue par erreur et il sarrangea mme pour que lhomme de quai ne fut pas inquit pour lerreur commise .

    Son aide financire tait intelligente. Au dbut de la guerre de 1870 rgnait lincertitude du lendemain. Dans une lettre un reprsentant, Camille Feron-Vrau crit : Nous navons quun but immdiat, cest de nourrir nos ouvriers, les temps sont durs et le seront encore plus pendant lhiver . A lpoque lentreprise occupait plus de mille personnes.

    Laide tait discrte. Il existe sur ce point de multiples tmoignages. Il a voulu que lorigine de ses dons lUniversit restt inconnue. Dans une lettre au recteur il crit : Vous tes plus remercier que moi. Jaurais seulement une demande vous faire : cest que lorigine des dons restt inconnue. Cest la condition sine qua non qui a t mise au dbut (mots souligns dans le texte). Pour les coles paroissiales, la caisse de compensation entre paroisses riches et paroisses pauvres ne suffit pas. Maurice Gonnet, le secrtaire gnral, parle dun mystrieux fonds de rserve et il ajoute : Qutait le fonds de rserve, sinon la bourse de Monsieur Vrau ? Cette discrtion ressortait de la vertu dhumilit. Elle avait aussi pour raison de ne pas tarir les dons dautres personnes. Pourquoi donner ? Aprs tout, les Vrau sen chargent ! .

    Sa dlicatesse vis--vis des autres lui interdisait de faire sentir le poids de son argent dans la discussion. Lavocat, Gustave Thry, tait souvent en rapport avec les deux frres : Une chose que jai toujours admire, disait-il, cest leur attitude dans les discussions ils auraient pu souvent dire : aprs tout cest moi qui paye. Jamais je nai entendu ni lun ni lautre, dire le moindre mot pour faire sentir le poids de son argent .

    c) Une partie importante de son argent a bnfici des pauvres

    Le million et demi de francs donn aux coles paroissiales allait aux paroisses pauvres de Saint-Sauveur, Wazemmes, Moulins-Lille. Il en tait souvent de mme pour la construction des glises, le cas de la paroisse Saint-Pierre-Saint-Paul de Wazemmes est cit plus haut. Les grands investissements scolaires, Universit, ICAM, bnficiaient souvent des familles mritantes sinon pauvres. Il faudrait encore citer laide apporte par la Socit de Saint-Vincent-de-Paul laquelle il donna un trs grand dveloppement dans le Nord et le Pas-de-Calais. Une estimation raisonnable chiffre 300.000 francs par an la valeur des distributions annuelles faites par les Confrences la fin de son mandat.

    d) Quel part de largent pour lui-mme ?

    Philibert Vrau ne sest pas mari par libre choix de conscience. Il na jamais eu de maison lui. Bien entendu, il na pas eu dquipage, de maison de campagne, de vacances la mer. Quand ctait possible, il voyageait en troisime classe et descendait dans des htels de troisime catgorie. Un ami raconte que de passage Rome il interrogea Philibert Vrau : Vous qui connaissez bien Rome et y tes all souvent, pouvez-vous mindiquer un htel convenable ? Philibert Vrau sy refuse.

  • CHARLES MONSCH 22

    Lautre le perscute et finit par obtenir le renseignement dsir : Jy ai log une nuit, mais pas deux ajoute lami.

    Il dpensait ses revenus au fur et mesure et ne voulait pas conserver un compte important dans la socit. Paul Feron-Vrau, son neveu, raconte qu sa mort sa succession tait tellement rduite que nous avons craint les rclamations du Fisc devant linvraisemblance et pourtant lexactitude de nos dclarations .

    Lentreprise Vrau gagnait beaucoup dargent. Philibert Vrau a refus de sengager dans dautres activits professionnelles, comme le font beaucoup de chefs dentreprise de notre poque. Il aurait pu facilement monter une filature de lin pour fabriquer les trs importantes quantits de fils que son entreprise utilisait et ajouter les bnfices de la filature ceux de la filterie. Philibert Vrau sy est toujours refus. Ctait un sage.

    En conclusion, Vrau, chef dentreprise exemplaire et homme parfaitement dsintress, sattachait la seule chose importante pour lui : faire avancer sur la terre le royaume de Dieu. Cest le texte du laffiche du Fil au Chinois :

    Gloire Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volont.

  • Philibert Vrau et les assomptionnistes 23

    Aspects professionnels, syndicats et corporations Jacques Bonte, industriel, Lille

    Je serai sans doute le seul intervenant qui ne vous parlera pas directement de Philibert Vrau puisquil ma t demand de vous dcrire son environnement conomique, social et professionnel et celui de son entreprise dans la seconde moiti du XXe sicle.

    Mon expos comportera trois parties : dabord lvolution de lindustrie textile lilloise au cours du XIXe sicle ; puis lvocation rapide de la situation sociale ; enfin, je vous parlerai des patrons lillois et des actions collectives professionnelles ou associatives dont Philibert Vrau a dailleurs t souvent lanimateur.

    I - Lenvironnement conomique

    a) Les origines

    Une activit textile artisanale est importante Lille depuis trs longtemps, ainsi que dans les fermes du plat pays environnant, comme dans toutes les rgions non viticoles, en complment des ressources agricoles. Production et ngoce sont soumis au contrle svre des corporations qui entendent en garder la matrise et imposent des rglements malthusiens. Un matre ne peut avoir plus de cinq mtiers tisser et ni tre commerant. Un commerant ne peut fabriquer. La libert de produire et de vendre pour tous ne date que de 1762.

    Les patrons lillois garderont longtemps une certaine nostalgie des corporations dont, pourtant, le malthusianisme a eu des effets ngatifs et entran un dclin relatif du textile lillois. Cest ainsi que la production d'toffes de laine disparat compltement Lille la fin du XVIIIe sicle au profit de Roubaix-Tourcoing. Heureusement, le coton a pris le relais. Le lin, fil dans les campagnes, est tiss Lille pour la fabrication de la toile matelas. La filterie, opration qui consiste retordre plusieurs fils de lin ou de coton pour en faire du fil coudre ou de la dentelle, occupe 6.000 ouvriers en 1810 dans de petits ateliers de cinq personnes en moyenne alimentant 30.000 dentellires.

    b) La Rvolution industrielle

    Tout change : libert de produire et de vendre, disparition des corporations, mcanisation, transport ferroviaire. Lindustrie textile et la confection sont les premiers secteurs bnficiaires de cette industrialisation avec plus du tiers des emplois industriels recenss en France en 1906, soit 2,5 millions de salaris sur 7.2 millions.

    La rgion connat de ce fait une forte explosion dmographique : la population de Lille passe de 56.000 210.000 au cours du sicle, en absorbant quatre communes priphriques, il est vrai. Dautres centres se dveloppent encore davantage : de 2.000 15.000 Fourmies, de 7.000 29.000 Armentires, de 12.000 80.000 Tourcoing, de 8.000 120.000 Roubaix. Le mme phnomne se produit Verviers en Belgique, Barmen-Elberfeld en Rhnanie. La palme revient Bradford dont la population est multiplie par vingt-deux pendant la mme priode.

    Premire phase : Le dcollage (1800-1840)

    Le premier mtier filer mcanique, la mule jenny , est import en fraude dAngleterre. Des filatures aux noms bien connus se crent : Wallaert en 1815, Le

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    Blan en 1816, Thiriez en 1833. Il y a cinquante filatures de coton en 1832 dont la moiti quipe de machines vapeur. On compte une douzaine de filatures de lin mcaniques avec 1.500 ouvriers la mme date. Il y a cinquante-six filteries en 1825, dont celle cre par Franois-Philibert Vrau, pre de Philibert, en 1816 qui connat des dbuts difficiles, emploie seize ouvriers en 1825, quarante en 1840.

    L'explosion (1840-1870)

    Cest entre 1840 et 1870 que se produit lexplosion industrielle proprement dite. Le matriel de filature se perfectionne, le peignage de laine et le tissage se mcanisent. Cette poque connat de nombreuses crations nouvelles, mais aussi des concentrations. Certaines entreprises deviennent importantes. Quatre filatures de lin lilloises ont plus de 5.000 broches en 1840 : Scribe Labb avec 10.000 broches, Agache & Droulers et Le Blan 6.000.

    Il y a aussi des priodes de crise. Celle de 1848 entrane la faillite de Le Blan, rachet par Agache & Droulers. Julien Le Blan lance une nouvelle filature de lin en 1855, puis une filature de coton la fin du second Empire. Le blocus des exportations de coton amricain, d la guerre de Scession, cre des difficults dapprovisionnement en coton brut, le trait de commerce avec lAngleterre ouvre la porte aux concurrents britanniques, une nouvelle dpression apparat dans les annes 1860.

    En filterie de lin, les entreprises subissent la concurrence des fils de coton plus souple que le lin pour les nouvelles machines coudre. Puis, le march de la dentelle main disparat. Les cinquante-six entreprises de 1825 ne sont plus que vingt-neuf en 1845, vingt en 1860. Les plus importantes sont Crespel, Fauchille-Delannoy et Vrau qui connat au contraire un fort dveloppement : lancement de la marque de fil au chinois en 1847, mise en place dun rseau de reprsentants, prospection du march allemand. Les ventes dcuplent en dix ans, les effectifs atteignent 1000 salaris en 1870.

    La consolidation (1870-1914)

    Cest nouveau lalternance de priodes de croissance et de crises. La concentration se poursuit : il ne restera plus que vingt filatures de coton en 1900 avec 30.000 broches en moyenne, dix-sept filtiers en lin (ils seront quatre en 1920). Vrau couvre 25 % du march mais retombe 500 salaris.

    En mme temps, la croissance se poursuit, des filatures deviennent trs puissantes : plus de 1.000 salaris chez Le Blan, 1.500 chez Thiriez, 3.500 chez Agache qui a rachet des firmes concurrentes. Dautres vont construire des usines ltranger, l o les marchs sont protgs.

    En rsum, cent ans dun dveloppement fantastique, marqu par des progrs techniques et une formidable expansion, mais avec aussi des crises conomiques les historiens en comptent onze principales au cours du XIXe sicle et cela sera aussi le contexte de lindustrie textile au XXe et le dbut de tensions sociales.

    II - La situation sociale

    Camille Feron-Vrau value 100.000 le nombre de salaris textiles Lille en 1874, pour une population de 160.000 habitants. Do viennent-ils ?

    Certains sont danciens artisans ou des paysans faonniers dracins de leurs campagnes par la disparition du travail domicile. Il y a aussi des Belges rduits au chmage par la coupure du march franais aprs la chute de lEmpire et

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    lindpendance de la Belgique. On en compte 30 % dans la population lilloise, 55 % Roubaix la fin du XIXe sicle.

    Se pose naturellement le problme du logement. La description qui en est faite par Camille Feron-Vrau en 1896 la Socit industrielle est effrayante :

    Il est impossible de se figurer laspect des habitations de nos pauvres si on ne les a visites. Lincurie dans laquelle ils vivent attire sur eux des maux qui rendent leur misre affreuse, intolrable, meurtrire. Leur pauvret devient fatale par ltat dabandon et de dmoralisation quelle produit. Dans leurs caves obscures, dans leurs chambres quon prendrait pour des caves, lair nest jamais renouvel, il est infect ; les murs sont pltrs de mille ordures, sil existe un lit, ce sont quelques planches sales, cest de la paille humide et putrescente .

    Il ny a quasiment pas de lgislation sociale : la loi de 1841 qui interdit le travail des enfants avant huit ans nest mme pas respecte ; celle de 1878 fixe lge limite dix ans et la dure du travail six heures par jour jusqu quatorze ans, douze heures pour les adultes, six jours par semaine, 52 semaines par an. Les rglements intrieurs des usines sont draconiens, truffs dinterdictions, de sanctions et damendes. Il ny a ni pravis de licenciement, ni protection sociale en dehors de quelques initiatives individuelles dentreprises telles que les Ets Vrau. Les salaires se situent autour de 1,60 F par jour pour un homme adulte au milieu du sicle, 2,60 F la fin du sicle, soit de lordre de sept euros actuels pour une journe de douze heures !

    Les syndicats sont interdits jusqu ce que la loi de 1884 les autorise. Ils se crent alors trs rapidement. On assiste une monte du socialisme. Les syndicats et groupes corporatistes de tendance guesdiste se fdrent dans ce qui deviendra la CGT en 1895. Les premiers syndicats chrtiens naissent Paris en 1887, puis dans le Nord o un congrs rgional se tient Lille en 1895, curieusement plac sous la prsidence dhonneur dun patron, Lon Harmel.

    Auparavant, des mouvements sociaux taient dj apparus spontanment, notamment loccasion de la Rvolution de 1848, puis de la Commune en 1870. Une menace de grve Lille arrache une augmentation des salaires en 1886. Des affrontements durs se produisent avec les forces de lordre en 1890, des Premier mai tumultueux Roubaix-Tourcoing, sanglant Fourmies o on dplore la mort de 9 manifestants en 1891.

    Cest au cours des annes 1890 quapparaissent les prmices dune vritable lgislation sociale. Un processus de rduction de la dure du travail dix heures par jour est engag en 1892, qui aboutira compltement vingt ans plus tard en 1912.

    III - Le patronat

    Les patrons des entreprises textiles lilloises en cette seconde moiti du XIXe sicle constituent un groupe, la fois divers dans ses origines et homogne dans son comportement.

    Parce que compos la fois dhritiers de familles notables de lAncien rgime comme les Descamps ou les Crespel - matres des corporations, ngociants ou manufacturiers et dimmigrs dorigine rurale, de professions librales comme lagent de change Franois-Joseph Vrau, grand-pre de Philibert, ou le mdecin Camille Feron-Vrau, son beau-frre, ou encore de commerants ou de salaris promus comme les Thiriez.

    Mais ce groupe dorigines diverses est devenu homogne, les nouveaux venus calquant leur comportement et leur mode de vie sur ceux des anciens. Il

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    prsente des traits largement partags : lesprit dentreprise, lardeur au travail, le lien entre famille et entreprise, une grande austrit dans la vie courante, une rigueur morale et une pratique religieuse largement rpandues. Des unions matrimoniales dans le milieu renforcent sa cohsion, ainsi que le sentiment que son pouvoir, ses intrts conomiques et lglise sont fortement menacs par lanticlricalisme de la IIIe Rpublique et la monte du socialisme. Ce sentiment de vulnrabilit et aussi une certaine nostalgie des corporations de lAncien rgime expliquent leur volont dagir ensemble dont je voudrais vous donner deux illustrations : laction professionnelle au sein du Comit des fabricants de fil coudre et lAssociation Catholique des Patrons du Nord et la corporation de Saint-Nicolas.

    a) Un dbut dorganisation professionnelle : le Comit des fabricants de fil coudre

    La loi Le Chapelier de 1791 interdit les corporations. La Rpublique est soucieuse de faire respecter le libralisme en matire conomique autant que politique et dviter toute ingrence de corps intermdiaires entre la puissance publique et les citoyens. Il y en aura pourtant aprs la Restauration, davantage encore aprs 1848, jusqu ce que la loi autorise la cration de syndicats patronaux et salaris en 1884. De fait, un comit des filateurs de coton se cre ds 1824 Lille pour fixer des rgles dans les relations entre filateurs et acheteurs. Dautres professions suivent.

    Une convention est signe par les filtiers en lin en avril 1848, renouvele en 1860 et 1888 pour fixer des conditions de vente communes, les dlais de rglement et les escomptes. Un Comit des fabricants de fil coudre de lin est cr vers 1850, qui deviendra Syndicat des fabricants de fil coudre de lin de Lille et Comines en 1890 et dont Camille Feron-Vrau sera le premier prsident.

    Son objectif principal est de rgler les litiges entre filtiers par la conciliation et dviter une concurrence dloyale entre eux. Il y avait notamment de nombreux contentieux relatifs la contrefaon. Le Comit vise aussi maintenir une protection limportation, freiner la politique libre-changiste du Second Empire (trait de libre-change avec lAngleterre) et encourager le retour au protectionnisme (loi Mline de 1892).

    De nombreuses dissensions persisteront entre les filtiers. Camille Feron-Vrau tentera de mettre en place un conseil arbitral pour rgler les conflits sur les contrefaons, puis une commission de surveillance des conditions de vente 1892. Il finira par donner sa dmission en 1899 la suite dune polmique le mettant en cause propos de cadeaux publicitaires.

    b) Les dbuts du christianisme social : lOeuvre des Cercles et lAssociation Catholique des Patrons du Nord

    Les questions sociales nentraient pas dans le champ de comptence ni dans les proccupations du syndicat des fabricants de fil coudre. De fait, un foss sest creus entre la France bourgeoise et rurale et la classe ouvrire naissante, que rvlent en particulier les meutes de 1848 et leur dure rpression.

    Les catholiques dcouvrent la question sociale sous le rgne de Louis-Philippe. Diffrentes uvres caritatives sont inities par des religieuses, des prtres ou des lacs, telle la premire Confrence de Saint-Vincent-de-Paul cre par Frdric Ozanam et un groupe dtudiants lyonnais en 1833. Des courants apparaissent : monarchiste, socialiste chrtien, dmocrate chrtien. En 1855, Le Play prconise le patronage , appelant les patrons leur devoir de solidarit envers les ouvriers qui, en retour, lui doivent affection et respect.

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    Le catholicisme social connat une tape importante au dbut des annes 1870 avec la cration de lOeuvre des Cercles par Albert de Mun et Ren de la Tour du Pin. Des initiatives semblables sont prises Reims par Lon Harmel, Lille par Camille Feron-Vrau en 1872. Ce dernier cre un Comit des cercles catholiques qui adhre au Comit central de Paris en 1873. Lui-mme prsidera longtemps le Cercle de Notre Dame de la Treille. Dans le rapport quil fait au congrs national de Lyon en 1874, il indique clairement que ces cercles sont pour les patrons le seul moyen possible de continuer, au sortir de lusine, leur patronage effectif . Il sagit de restaurer une socit chrtienne et de rtablir les corporations de lancien rgime. Dans lencyclique Humanum genus, le pape Lon XIII encourage les patrons chrtiens sengager dans la voie des corporations ouvrires destines protger, sous la tutelle de la religion, les intrts du travail et les murs des travailleurs .

    Dans la mouvance de lOeuvre des cercles catholiques douvriers, des patrons catholiques se runissent Lille, Tourcoing, Roubaix. Au cours dune retraite, en 1884, 36 dentre eux dcident de crer lAssociation Catholique des Patrons du Nord (A.C.P.N.). Henri Bayart, lun des initiateurs, en dfinit ainsi le programme daction :

    Agir en patrons chrtiens comprenant leur devoir et soucieux de le remplir ; exercer en consquence, au profit de nos ouvriers, lautorit dont Dieu nous a donn le dpt ; organiser chrtiennement nos usines et faciliter la pratique du bien ; nous proccuper aussi de leurs intrts matriels ; crer de concert avec eux toutes les institutions conomiques, dpargne et de prvoyance de nature amliorer leur condition et les garantir contre les diverses ventualits de la vie ; rtablir en un mot, sous la direction de lglise, les antiques corporations chrtiennes, selon le dsir exprim par Lon XIII .

    LA.C.P.N. organise rgulirement des confrences et des retraites auxquelles les ouvriers sont invits participer au Chteau Blanc, Wasquehal, puis Notre-Dame du Hautmont, construit Mouvaux en 1890 par les jsuites. 2.136 retraitants y sont accueillis ds 1891, dont 1.243 ouvriers. Des patrons se rendent en plerinage Rome accompagns par 600 ouvriers en 1889. LA.C.P.N. sefforce dorganiser une vie religieuse lintrieur des entreprises. Cest le rle de la Confrrie Notre-Dame de lusine fonde en 1887, qui forme des dizainiers et des dizainires pour encadrer les ouvriers chrtiens sous le contrle des doyens. Les petites surs de louvrier jouent le rle dassistantes sociales, parfois de contrematresses, dans les ateliers. Des aumniers sont dsigns dans des usines, certaines possdent leur propre chapelle.

    Dans lesprit des fondateurs, lassociation morale et religieuse prcde lassociation conomique . Cest pourquoi ils crent des syndicats mixtes dont lide de base est de regrouper dlgus patronaux et ouvriers de faon viter des syndicats spars qui dresseraient les uns contre les autres et de combattre le socialisme. La prsidence revenait de droit un patron.

    Cest ainsi que se constitue la Corporation chrtienne de Saint-Nicolas Lille en 1885, lorigine de ralisations sociales tout--fait novatrices dans un environnement qui ne connaissait, rappelons-le, que des initiatives prives dentreprises. Citons un bureau de placement, une Caisse dpargne, la Socit de secours mutuel Notre-Dame intervenant en cas de maladie, de maternit et de dcs, des caisses dassistance ou de prt pour les salaris dans le besoin ne bnficiant pas de ces mutuelles, la Caisse patronale dassurance mutuelle contre les accidents du travail, un conomat de type coopratif, la Socit des logements ouvriers de Ste Marie-Madeleine et quelques autres.

    LA.P.C.N. connatra de fortes tensions. En 1891, elle dcide de se constituer en Syndicat professionnel des patrons du Nord, dont Camille Feron-Vrau est dsign prsident. Mais la loi de 1881 considrant les questions religieuses comme

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    trangres lobjet des syndicats, elle est cite devant le tribunal correctionnel et dissoute en 1892. Elle prolongera son activit sous la forme associative.

    La mme anne 1891, lencyclique Rerum novarum de Lon XIII dnonce linjustice sociale, pose la question dun juste salaire et reconnat la lgitimit des syndicats, y compris spars. Les catholiques libraux de lA.P.C.N. ne peuvent sopposer ouvertement lenseignement pontifical, mais ne sy rallieront jamais vraiment. Cest le dbut de controverses avec les chrtiens sociaux comme Eugne Duthoit ou les fondateurs des Semaines sociales. Un conflit oppose Camille Feron-Vrau et Lon Harmel. Ces tensions se prolongeront dans ce quon appellera la querelle du modernisme social jusqu la guerre de 1914, date laquelle les syndicats mixtes se dissoudront la demande de Mgr Charost, premier vque de Lille.

    En conclusion, la priode 1870-1914 a t une priode charnire. La rvolution industrielle avait entran une forte expansion de lindustrie dans un environnement ultra-libral que ni les interventions de ltat, ni un contrepouvoir syndical, ne venaient temprer. Il en est rsult un grand essor conomique, mais au prix dune situation sociale humainement insupportable et explosive. La prise de conscience par certains patrons de leur responsabilit sociale, lmergence du syndicalisme et la volont des pouvoirs publics de mettre en place une rglementation du travail ont commenc en temprer les excs. Aprs 1918 et au cours du demi-sicle qui suivra, se construira progressivement un modle conomico-social plus quilibr entre initiative et solidarit, modle actuellement remis en question du fait de la mondialisation.

    Lapport qui me semble le plus novateur dans la dmarche des patrons catholiques de lpoque est davoir confi la gestion des uvres sociales des institutions collectives, autonomes par rapport aux entreprises, associant les salaris, mme si leur caractre minemment paternaliste ne permet pas de la qualifier de paritaire . Cette amorce de mutualisation a port ses fruits dans la phase suivante avec la cration dune vritable protection sociale tendue tout le pays, issue pour une part dinitiatives patronales ou paritaires de notre rgion. Pour reprendre les termes de la dclaration des dirigeants des syndicats mixtes au moment de leur dissolution : le travail na pas t perdu ; il a dblay la voie, montr les possibilits ralisables .

    Sources

    Archives Vrau.

    Les patrons chrtiens du Nord, leur association, leurs uvres. Camille FERON-VRAU (1903?).

    Camille Feron-Vrau et luvre des Cercles. Auteur inconnu (1910 ?)

    Quelques familles du patronat textile de Lille-Armentires (1789-1914). Jean LAMBERT DANSETTE. Emile RAOUST 1954.

    Une forme hybride du catholicisme social en France, lAssociation Catholique des Patrons du Nord (1884-1895). Robert TALMY 1962.

    Situation sociale et religieuse dune entreprise la fin du XIXe sicle, Xavier THERY (1997).

    Lorganisation patronale des fabricants de fil coudre de lin dans lagglomration lilloise de 1848 1899. Mmoire de Marylne GUERIN (1996).

    Le commis voyageur de Dieu. Philibert Vrau. Xavier THERY (2002).

    Patrons Textiles, un sicle de conduite des entreprises textiles Roubaix-Tourcoing 1900-2000 . Jacques BONTE. La Voix du Nord 2002.

    Laventure du christianisme social, pass et avenir. Jean BOISSONNAT et Christophe GRANNEC, Bayard, Paris, 1999, 156 p.

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    Les femmes de la famille Vrau Batrice Craig, professeur, Universit d'Ottawa

    Quel peut tre lintrt de se pencher sur les femmes de la famille Vrau dans un colloque ddi Philibert Vrau, et plus particulirement Philibert Vrau, homme public ? Comment rattacher les femmes au personnage sans tomber dans lanecdotique ? Deux dames Vrau, la mre, Sophie, et la sur cadette, Marie, ont laiss une abondante correspondance qui permet de mieux pntrer dans leur intimit deux moments de leur vie : pendant les fianailles de Marie (dcembre 1860- juin 1861), et un peu plus tard, vers 1878-80, quand Sophie, maintenant veuve, voyage. Cette correspondance, lorsque on la recoupe avec dautres sources permet de saisir le rle de la religion dans la vie de ces femmes et la manire dont elles comprenaient le rapport Dieu. Comme on ne manque pas non plus de documentation sur les hommes de la famille, il devient possible de comparer ce rapport Dieu, ainsi que les formes de pit et la pratique religieuse des hommes et des femmes sur deux gnrations. Ceci claire certaines questions actuellement dintrt parmi les historiens. Il y a dune part la question de la fminisation de la religion au XIXe sicle (un phnomne qui dailleurs ntait pas unique la France). Cest aux femmes que lon attribue le maintient du catholicisme en France pendant et aprs la Rvolution, du moins jusqu ce quune partie des hommes y revienne22. La religion du XIXe, intimiste, sentimentale, voire doloriste, aurait mieux convenu aux tempraments fminins que masculins ont mme dit certains. La deuxime question est ce fameux retour des hommes la religion. Dans certaines rgions, dont le Nord, les hommes de la bourgeoisie, jusque l indiffrents voire anti-clricaux revinrent la pratique religieuse dans les annes 1840 et 185023.

    Religion au fminin, religion au masculin

    Les facteurs derrire ce retour continuent tre discuts : alternatives culturelles proposes par Chateaubriand et les Romantiques, qui auraient favoris lclosion dune atmosphre propice la pratique religieuse, rle dorganisations telle la Socit St Vincent de Paul, puis aprs le milieu du sicle, progrs de lenseignement secondaire catholique, finalement relay par la Presse catholique sous la IIIe Rpublique24. Lhistorien Amricain Paul Seeley, notant la continuit de la pratique chez les femmes, y vit un lment dterminant de ce retour. Aprs la Rvolution, Rpublicains comme conservateurs abandonnrent la sphre prive et lducation des enfants, y compris celle des jeunes garons, aux femmes. Celles-

    1 LANGLOIS C., Fminisation du catholicisme , dans Du roi trs Chrtien la lacit rpublicaine, d. par Ph. Joutards, vol. 3 de LHistoire de la France religieuse, dirige par J. Le Goff et R. Rmond, d. du Seuil, Paris, 2001, pp. 283-292 ; CHOLVY G., Christianisme et socit en France au XIXe sicle, 1790-1914, d. du Seuil, Paris, 2001, pp. 35-50 ; GIBSON R., Le catholicisme et les femmes en France au XIXe sicle , dans Revue dhistoire de lglise de France LXXIX (1993), pp. 63-93 ; DARROW M., French Noblewomen and the New Domesticity, 1750-1850, dans Feminist Studies 5 (1979), pp. 41-57. 23 CHOLVY G. et HILAIRE, Y-M., Histoire religieuse de la France, gographie XIXe-XXe sicle, Privat, Toulouse, 2000, pp. 52-56 et 139-141, ainsi que carte p. 46 ; LANGLOIS C., Une France duelle ? Lespace religieux contemporain, dans Du roi trs Chrtien la lacit rpublicaine, op. cit., pp. 293-320. 24 CHOLVY G. et HILAIRE, Y-M.,, Histoire religieuse de la France, pp. 20-22, 79-80 et 236-38 ; CHOLVY G., Christianisme et socit, pp. 102-107.

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    ci transmirent leurs enfants des deux sexes leurs croyances religieuses, et levrent des petits croyants des deux sexes25.

    En comprenant mieux la nature de la religion de Sophie et Marie Vrau, et le processus par lequel les membres de cette famille sont venus ou revenus lglise, on peut jeter sur cette question une lumire qui permet de mieux contextualiser Philibert. Car si Philibert tait un homme trs croyant, il ltait la manire de son poque. Chez Vrau, ce ne sont pas les femmes qui ramenrent les hommes la Foi, o lglise, mais linverse. On ne peut pas non plus parler de diffrences marques dans le rapport au religieux des hommes et des femmes de la mme gnration. Par contre, Il nen va pas de mme entre les gnrations; la religion tient une place trs diffrente dans la gnration du retour que dans celle de leurs parents, mme aprs que ces derniers aient repris la pratique religieuse

    I - La gnration des parents

    Commenons par la gnration des parents. Franois-Philibert Vrau et Sophie Vrau-Aubineau dune part, Jacques Feron et Virginie Feron-Montagne, parents de Camille Feron de lautre, ces derniers apparaissant de temps autre dans la correspondance familiale. Dans leur jeunesse, les diffrents membres de cette gnration ne sont pas religieux, mais ils reprennent la pratique religieuse au milieu du sicle.

    a) Respect des convenances

    Franois-Philibert et Sophie taient catholiques, bien sr, et se pliaient aux rgles de base de lglise. Ils se sont maris lglise et allaient la messe. Sophie devait faire ses Pques, parce quelle fut perturbe par le fait que Philibert ne les faisait plus26. Ceci nallait probablement pas plus loin. Philibert ne fut baptis qu six mois, pour permettre son arrire grand pre Danel de venir de Paris pour assister la crmonie. Les trois enfants issus du mariage firent leurs tudes dans des tablissement lacs Philibert au collge de Lille, la fille ane chez Madame Luiset ( Esquermes) et la cadette, Marie, chez les dames Brissez et Seymour. Le placement de Philibert fut plus tard justifi par labsence dalternatives27. Il ny avait effectivement pas dtablissement catholique en ville, mais on pouvait envoyer les garons en pension Saint-Bertin ou au collge de Marcq, tous deux tenus par une socit de prtres28. Il existait une alternative pour les filles, les Bernardines dEsquermes. Marie termina ses tudes chez les dames de Saint-Maur, mais parce que celles-ci rachetrent la pension de madame Brissez qui prenait sa retraite en 185629.

    On sait fort peu de chose des ides religieuses de jeunesse de Sophie. Camille dira plus tard quelle avait subi dans la pension o on lavait laisse jusque 19 ans une influence marque des doctrines jansnistes si fatales la foi 30 ( Lerreur jansniste est un terme cod utilis pour dsigner le rigorisme hrit du XVIIIe, une fois celui-ci balay par la pit beaucoup plus affective encourage par le

    25 SEELEY P., O Sainte Mre: Libralism and the Socialization of Catholic Men in Nineteenth Century France dans Journal of Modern History, 70 (1998), pp. 862-891. 26 Archives des tablissements Vrau (ensuite Ar. Vrau), PC I-6 Lettre de Charles Delecourt Camille Feron, 23 mars 1850 27 Ar. VRAU, PCI28/2 28 PIERRARD P., Histoire des diocses de Cambrai et Lille, Paris, 1978, pp. 222 et 230. 29 Ar. VRAU, PV1, Papers of Marie Feron-Vrau. 30 Ar. VRAU, PCI 28-2, Rcit de Camille Feron concernant Philibert Vrau.

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    liguorisme). Le rigorisme ne convenait pas la nature tendre et aimante de Sophie ajouta Camille. Camille, qui eut entre les mains une lettre que Sophie envoya son fianc fut frapp par labsence totale de rfrence religieuse dans celle-ci. Aucune pense religieuse, aucun abandon Dieu .31 Toujours daprs Camille, Sophie, quil dcrit comme jansniste et mondaine ne fit jamais appel aux ressources de la religion pour elle et ses enfants jusqu la conversion de Philibert.

    Sophie en tout cas navait aucun dsir de voir ses enfants embrasser la vie religieuse. La sur ane de Philibert, aussi appele Sophie, avait pass un an et demi chez les Bernardines dEsquermes pour se refaire une sant loin de latmosphre ftide de Lille. Sophie cadette se plut tant Esquermes quelle envisag