Phénoménologie et le soi

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Florian FORESTIER

Phénoménologie et singularité

Il n’y a rien de plus évident que de dire « je suis moi ». C’est même tellement évident qu’il n’y

a strictement aucun sens à le dire, si l’on entend par là dire quelque chose, apporter une information

sur le réel. Autrement dit, on ne sait pas ce que cette phrase signale, quelque chose qui a le poids du

fait ou un simple effet de structure qui se laisse dégager par l’analyse grammaticale. Il est nécessaire

que je sois moi, quoiqu’il soit absolument contingent que je sois celui-là ; il est logique que « je » sois

quelqu’un, mais c’est une coïncidence totale que ce quelqu’un soit moi. Mais peut-on prendre le risque

de passer de la forme grammaticale à une forme phénoménologiquement attestable ? Y a-t-il,

autrement dit, une expérience propre à la singularité du moi ?

Dans ce texte, il s’agira pour nous de distinguer d’une part le moi du sujet ou de l’ego

transcendantal auquel il est couramment assimilé, afin de montrer qu’il n’y a pas d’expérience

directement attestable du moi mais que la structure de l’expérience en général ne peut être pensée

qu’à partir de la singularité de ce moi. La question traitée sera la suivante : comment cette singularité

peut-elle être prise en compte par une perspective phénoménologique ? Pour cela, nous serons amenés

à remettre en cause le concept d’ipséité, auquel on délègue souvent cette tâche, afin de montrer qu’il

ne suffit peut-être pas à la mener à bien.

Quelques remarques préliminaires

La phénoménologie a aidé à passer au-delà de la simple auto-réflexion en expliquant de façon

claire en quelle mesure le moi ne peut en aucune façon être pensé comme un « objet comme un

autre », fut-il le plus originaire ou le plus éminent. Elle a, autrement dit, donné un poids considérable à

la démonstration kantienne, selon laquelle on ne peut le considérer sans contradiction selon la

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catégorie de la substance1. Reste à savoir dès lors comment sortir effectivement de cette substantialité

et comment redonner, au-delà, un tour concret à la question du moi.

1. Une des stratégies, appuyée tant sur l’anthropologie2 que sur la psychopathologie, a été de le

considérer lui-même comme une catégorie de l’individuation, une manière par laquelle « l’être que je

suis » a appris à se référer à lui-même comme à quelque chose d’un. La catégorie du moi conduirait à

un style d’individuation très marqué par l’auto-attribution de mes actes et vécus, par la façon dont

l’organisme que je suis agit en tant qu’il se réfère à lui-même. Certains ajoutent alors qu’elle sourdrait

d’un « fond pulsionnel », d’une stratégie d’auto-conservation qui motive un certain style de rapport à

soi et au monde, qu’elle serait quelque chose comme une fiction efficace jouant en quelque sorte le jeu

du prince de Machiavel.

2. Cette stratégie a peut-être le défaut d’occulter un peu vite la forme même du rapport à soi qui

semble sous-tendre toute pensée de l’individuation : loin d’être seulement une catégorie, le moi serait

alors la projection substantialisée de ce rapport, autrement dit la structure absolument originaire de

l’existence, laquelle serait fondative pour tout système de catégories. L’auto-affection désigne la façon

dont une existence est donnée à elle-même, donnée à se saisir elle-même dans la diversité de ses

objets : elle existe bien plus que l’identité, donc, l’ipséité.

3. Reste, comme on le verra, que l’ipséité ne capture pas encore vraiment la singularité elle-même.

Pour saisir ce problème, il est intéressant de revenir à une tradition qui vient d’Aristote selon laquelle,

en tant qu’elle est intellection, la conscience n’appréhende que selon le général : elle n’appréhende que

des qualités et ne peut penser l’être qu’en tant qu’il est qualitatif. Il n’y a pas d’intellection et de

connaissance du singulier, mais en tant que conscience humaine incarnée, elle a à s’appuyer sur des

singuliers, c’est-à-dire sur un fond donné qui lui advient, même si ce donné3 n’arrive lui-même à saisie

qu’en ses qualités, qu’en tant que se manifestant comme tel ou tel. On se demandera alors quel est le

« factum » de cette expérience limite qui est celle du singulier et qui est la base de toute expérience. Il

faut penser une attestation de la facticité par elle-même, la singularité du « je » n’étant rien d’autre que

cette attestation, à revers du qualitatif appréhendé : il ne s’agit peut-être pas d’autre chose que de l’être

qualitatif pour la conscience, c’est-à-dire de la manifestation du « qualitatif de la qualité », pure

1 Cf. dans la Critique de la raison pure les Paralogismes de la raison pure, et de façon plus synthétique dans lesProlégomènes à toute métaphysique future, § 46 à § 49, les Idées psychologiques.2 Cf. M. Bitbol, Physique et philosophie de l’esprit, Champs Flammarion, Paris, 2001, p.205 à 210. L’auteur poursuit defaçon passionnante par une analyse de la question de l’indexicalité à partir de Wittgenstein, mais nous ne pouvons ici querenvoyer à l’ouvrage lui-même. Une analyse sérieuse de la question de la singularité, passant par le biais des problèmesd’indexicalité, de performativité, nécessite elle-même un article entier si l’on veut se donner la peine d’expliciter toutes lesdistinctions nécessaires.3 Cf. Jocelyn Benoist, « Ce qui surgit, avec Kant, c’est bien plutôt la question du donné comme tel. Comment le donné peut-ilêtre donné ? Quel sens pour le donné cela a-t-il que de l’être, c’est-à-dire d’apparaître ? », Kant et les limites de la synthèse,p.20.

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affection sensible ou « sentiment du sujet »4. C’est vers cette question de l’archi-facticité, qu’on ne

peut penser qu’en ce qu’elle se manifeste « de et par soi », que nous orienterons notre réflexion.

Les limites du concept d’ipséité

a. Heidegger est peut-être le philosophe qui a poussé le plus loin la question de l’ipséité et de

ses structures, et qui a le plus manifestement, du point de vue méthodologique, levé les ambiguïtés que

le concept d’ego transcendantal, dans la façon dont il était thématisé par Husserl, pouvait encore

véhiculer5.

Le Dasein est au contraire cet étant dont l’essence est d’être un là, ou plus justement, dont

l’essence est de « donner lieu au lieu », mais tout autant d’être là, c’est-à-dire d’être un ici dans le

système des ici qu’ouvre le lieu. Le Dasein est chaque fois « le là » et « son là »6, qui n’est que

contingentement le sien, qui n’est pour lui qu’un possible dans lequel il est facticement chu sans

qu’aucune relation nécessaire ne l’y lie. Il y est pour autant toujours déjà engagé, en ce qu’il existe sur

le mode de la mienneté7, c’est-à-dire de telle façon que son être est chaque fois en jeu dans ce qu’il

existe. 1) Il existe d’une part en un certain possible en et à partir duquel il se comprend chaque fois :

concrètement parlant, une certaine situation à laquelle il participe et qui fournit le cadre à partir de

quoi il a accès à lui-même, en ce qu’il y est pratiquement engagé. 2) Il y existe en ce qu’une certaine

tonalité le « dispose » ou « l’accorde » à son là et au possible factice qu’il a à y assumer, le rattache à

la compréhension qu’il en a. Concrètement alors, le Dasein se rapporte à lui-même en ses possibles

1) de façon inauthentique, en traitant le futur comme un futur présent et le passé comme un présent

mort ; 2) de façon authentique, en assumant l’initialité du présent qui est exposition au pouvoir être, en

se rapportant au futur sur le mode du devancement, c’est-à-dire en s’assumant dans un avenir qu’on

aura à faire autre, chute permanente où réel et possible s’entre-appartiennent, en quoi le passé lui-

même a à être repris, remis en perspective, assumé et renvoyé vers l’avenir.

Mais la singularité mise en jeu dans ces différentes modalités est de l’ordre du « toujours

déjà » et ne s’atteste, négativement, qu’à même mon possible le plus propre : la mort. Je suis manifesté

à mon être moi, à mon être absolument singulier, à mon ipséité, en tant que je peux mourir. Tout ce

qui m’arrive, m’arrive à moi comme pouvant arriver à un autre. Ma mort, non ; elle me ramène à être

celui-là, à ce pouvoir mourir. Pour Heidegger, je ne suis moi qu’en tant que je peux mourir. C’est dans

ce rapport, intrinsèque, à mon possible « n’être pas » que je suis moi. En existant, le Dasein se

4 Jocelyn Benoist, Kant et les limites de la synthèse, Epiméthée, 1996, Conclusion.5 À l’ego transcendantal de Husserl, il reproche d’être « posé » et décrit comme un étant quelconque, c’est-à-dire d’être posésans que soit expliquée dans cette position l’inhérence de l’être soi et du rapport à soi, sans donc que l’identité ne soitclairement enracinée dans l’ipséité. On concède que l’ego est bien conçu comme « pôle de rayonnement », comme « pôled’auto-centrement et d’appropriation à soi », mais de telle sorte que la forme même de cette unité et de cette unicité soitseulement posée au lieu d’être explicitée et déduite selon les choses mêmes. Cf. Maxence Caron, Heidegger, pensée de l’êtreet origine de la subjectivité, Cerf, Paris, 2005, p.166-180…6 Être et temps, § 28.7 Ibid., § 9.

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retrouve, se rassemble à même cette menace, et contre cette menace : exister pour le Dasein, c’est

s’abandonner au temps, c’est se laisser aller au temps. Or, il n’est rien, n’est rien qui se soutienne de

lui-même, n’est rien hors du possible qu’il est chaque fois factuellement. En existant, en

s’abandonnant au futur, le Dasein s’abandonne au néant, sans savoir s’il y retrouvera l’être. Dans cet

interstice, il ne cesse d’être confronté à ce possible d’absence de tout possible qui est la mort.

b. Si nous pouvons comprendre par là la façon dont le soi est en charge de sa propre

singularité, nous sommes plus gênés pour y trouver vraiment élucidée la singularité de l’événement

unique que je suis moi-même. Heidegger montre bien à quel point c’est en sa « particularité » que le

moi a affaire à sa singularité. Être moi, c’est une coïncidence : moi, un parmi d’autres, je suis celui-là ;

moi, un parmi d’autres, je suis quelque chose de particulier, j’ai tel âge et telle taille, telle pensée, telle

vie… Moi, un parmi d’autres, je suis moi. Mais en cherchant à fonder phénoménologiquement cette

co-appartenance du particulier et de la singularité dans la forme ipséïque, on risque d’introduire

l’anonyme au cœur même du singulier, dans le sens où ce qui devient alors essentiel n’est plus la

détermination concrète elle-même, mais la structure qui la rapporte à son auto-appréhension. L’égo-ité

a quelque chose d’une monstruosité conceptuelle ; ce qui « me fait être moi », ce n’est déjà plus

vraiment moi, et on en vient à y oublier que « ce que ça me fait d’être moi » n’est pas autre chose que

le fait d’être moi8.

Le concept d’ipséité en vient à nous faire oublier la facticité dont il s’agit de rendre compte, de

minorer le poids de cette facticité vers laquelle il faudrait s’engager de façon « encore plus résolue »,

quitte à déconstruire9 le concept d’ipséité à son tour. En effet, la singularité implique unité et unicité,

et l’ipséité tend à étouffer l’unicité dans l’unité. Elle tend chez Heidegger à identifier la singularité à

une synthèse, à la penser comme ce en quoi les éléments d’un monde sont rapportés les uns aux autres,

comme la forme phénoménologique fondamentale selon laquelle la totalité10 peut-être pensée. Pour

Heidegger, le monde est une structure générale de significativité, en laquelle les étants se montrent

fondamentalement sous la forme « d’étants sous la main », d’étants caractérisés par leurs modalités

pratiques qui renvoient et se dépassent les uns vers les autres selon la structure du « projet » qu’est,

chaque fois, le Dasein. La facticité elle-même n’est qu’un terme structurel de l’analytique du Dasein :

elle n’a pas de poids propre absolument irréductible à la synthèse continue de l’ipséité11. C’est

8 De nombreux auteurs se sont employés à montrer de quelle façon la position heideggérienne oscille entre une vocationfondatrice, qui le rattache vaille que vaille à la tradition métaphysique qu’il déconstruit, et une vocation « anarchique ». C’esten quelque sorte la contingence qui continue à faire défaut au Dasein.9 Derrida a cherché à « disloquer » cette synthèse, c’est-à-dire à penser la coexistence sans lien, la dissémination qui vientmenacer toute totalité unifiée, en y manifestant en creux l’insistance fantomatique de l’unicité. La différance contamine àtous les niveaux la synthèse pour y libérer l’arbitraire du « côte à côte ».10 Cf. Jean-François Courtine, fin de « L’objet de la logique », dans Phénoménologie et logique, 1996.11 Voir l’ouvrage maintenant classique de Didier Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Minuit, 1984. L’espace doitprendre son autonomie par rapport au temps pour que la facticité pèse, pour de bon, le poids qui lui échoit. En effet, dans Etreet temps, la différentiation spatialisante est un mode structurel de l’exister qui se fonde sur le différencier temporal. Elleouvre la différentiation spatiale concrète, mais d’un autre côté, celle-ci doit aussi bien avoir une « résistance » propre, comme

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pourquoi, par ailleurs, un certain nombre de phénoménologues intéressés à cette question sont revenus

de Heidegger à Husserl et ont trouvé dans l’ego transcendantal husserlien une teneur facticielle

potentiellement moins désamorcée que la facticité heideggérienne, plus propre à rendre compte de

l’unicité à même l’unité12.

Une possibilité d’aller plus loin : la donation

a. Ce qui reste à saisir, c’est l’énigme de ce qui fait le « à » moi de la donation phénoménale, ce

qu’on peut, en première approche, nommer « l’affecter de l’affection », « l’auto de l’auto-affection ».

Ainsi, selon Michel Henry, l’affectivité ne peut être comprise qu’à partir du sentiment, dont l’essence

est d’être toujours « adressé » et d’envelopper la singularité absolue de celui qui s’éprouve en lui, de

ne se manifester que comme révélation de sa propre teneur en singularité qui est son « pli ». Henry

cherche donc à « rendre compte » de la structure de l’assignation sensible dégagée par Hume et Kant :

il cherche, de son côté, à en exhiber le sens phénoménologique. L’affectivité n’est ni une

« information apportée par les sens », ni une « matière » qui viendrait remplir la forme vide du sens

intime, mais :

« Une révélation immanente qui est une présence à soi-même […], une expérience interne entendue au sensd’une révélation originaire qui s’accomplit dans une sphère d’immanence radicale, existe par elle-même, sansaucun contexte, sans le support d’aucun être extérieur et “réel” 13. »

Pour autant, Michel Henry n’effectue pourtant pas la refondation systématique de tout l’édifice

intentionnel que l’exigence qu’il dégage semble appeler. Il utilise peu la notion de phénomène, et

préfère, à la manière de Heidegger, dégager des modes ou des catégories du pâtir et de les mettre en

rapport avec les formes objectives de la vie mondaine (le symbole comme expression de la force

invisible de la vie pathique). Phénoménologiquement, il se « borne » à décrire la structure de « l’être

soi », mais sans que l’on puisse à partir de là expliciter le « à », sur lequel il insiste, mais qu’il ne

cherche pas à élucider « comme tel ». Dès lors, la « facticité » en question risque de se résorber à

nouveau, et le moi que je suis effectivement risque d’être à nouveau reconduit à « la subjectivité » en

général, même si on aura montré dans l’intervalle qu’il est de l’essence de la subjectivité de se révéler

en la singularité absolue d’un vivre14.

chez Husserl par la motivation kinesthésique. Heidegger le dira lui-même plus tard (au début de La chose, dans Essais etconférences), l’éloignement ne se réduit pas à la distance, laquelle connote toujours l’écart temporel du trajet.12 Cf. J. Benoist, « Le champ de l’expérience : cohérence et clôture », dans Autour de Husserl, 1994, p.147-148 : « Le fait quele monde soit “le même” n’est rien de visible ni de donné dans le monde, mais un des présupposés implicites de l’apparitionde quoi que ce soit “dans le monde”. Par là même, c’est une certaine forme d’absoluité qui est touchée. Mais cette absoluitén’est rien de “donné” dans le monde. Elle ne tombe sous aucun horizon. ».13 L’essence de la manifestation, p.53.14 Henry est conscient de cela. En insistant sur « l’affectivité », il se détache petit à petit de la base ontologique sur laquelle ila construit sa philosophie. C’est de plus en plus dans le rapport au Christ que s’atteste l’épreuve du vivre ipséïque (ce quipose problème puisque la philosophie de Michel Henry en vient à s’arc-bouter sur une énigme déployée par le christianisme,qu’il interprète pour autant philosophiquement). Comme le montre Paul Audi (Michel Henry, Les Belles Lettres, Paris, 2006),

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b. Le concept de donation, développé par Jean-Luc Marion, bouleverse de son côté résolument

la structure de l’auto-affection. Dans Réduction et Donation , en particulier dans le chapitre intitulé Le

rien et la revendication, Marion conteste la description heideggérienne des « tonalités » fondamentale.

Pour Heidegger, la tonalité fondamentale est l’angoisse, cette affection qui « fait tomber » la totalité

du monde dans l’éloignement. L’angoisse est ce qui remet le Dasein à lui-même et le coupe d’un

monde qui ne lui dit plus rien ni ne lui répond plus.

Alors que la tonalité de l’ennui n’est qu’une désactivation du monde alors que l’angoisse en

est une « mise à distance » : l’ennui prépare l’angoisse, qui jaillit pour ainsi dire à partir de la

suspension que réalise l’ennui. Dans l’angoisse, c’est le monde lui-même comme totalité de l’étant qui

est manifesté à revers de sa suspension tandis que l’ennui de fait que désactiver la totalité des étants,

sans que soit désactivée par là la « forme » de la totalité qui est le monde. L’ennui neutralise, tandis

que l’angoisse manifeste positivement un que, le qu’il y ait précisément le monde. L’attestation

positive de ce qui n’est plus une expérience, mais la forme de l’expérience, Heidegger la désigne

comme « l’appel de l’être » qui se laisse entendre dans l’angoisse, parce que l’ennui a d’abord fait

taire toutes les voix mondaines qui le recouvrent.

Mais selon Marion, l’ennui manifeste phénoménologiquement une situation de réduction15

plus radicale que l’angoisse puisque celle-ci manifeste encore « l’appel de l’être », la mise en jeu de la

question de l’être, quand l’ennui ouvre quant à lui sur la pure forme de toute manifestation possible,

sans la pré-entendre en aucun format ontologique. L’ennui, ayant désactivé toute « emprise », toute

spécification de la voix qui appelle, jusqu’à l’emprise de l’existence à laquelle je participe, ne soumet

plus la possibilité de la manifestation à aucune norme, ni à aucun « signifiant directeur », fut-ce l’être

lui-même : je ne suis plus ancré à l’être (dont je peux toujours « phantasmatiquement » m’absoudre16)

mais ouvert au révélé qui est le vrai champ de l’apparaître. L’ennui ne laisse place qu’au seul possible,

débridé, dépris de toute forme et de toute limite, engloutit l’îlot du réel dans l’océan du possible,

puisque désormais tout, même le plus inanticipable, peut me « prendre » sans avoir à se soumettre aux

lois d’aucune terre17.

l’affectivité va finir par céder devant l’énigme encore plus intime des Paroles du Christ : autrement dit, c’est la question del’affectivité elle-même, de ce qui fait l’étoffe du « sentiment du sujet » qui sera alors tout à fait bouleversée en ce que l’idéed’un « acte pur qui s’affecte et se révèle lui-même » retrouvera ses lettres de crédit, contre la thèse kantienne d’extériorité.Malgré une apparente proximité, l’inflexion finale de la philosophie de Henry est aux antipodes de la thèse de « l’expositionsensible » défendue par Jocelyn Benoist dans son Kant et les limites de la synthèse. Mais comme le montre bien Paul Audi,dès lors, « les mots nous manquent », les concepts ne font qu’indiquer un « ailleurs » vers lequel on ne peut que « sauter ».En un sens, l’itinéraire de Michel Henry et son retournement final semble confirmer notre thèse, à savoir que la singularité nese touche pas phénoménologiquement.15 Sur l’ennui et l’angoisse comme figures heideggériennes de la réduction, J.-F. Courtine, « L’idée de la phénoménologie etla problématique de la réduction, dans J.-L. Marion et G. Planty-Bonjour, Phénoménologie et métaphysique, 1984.16 Marc Richir, Phénoménologie en esquisses, nouvelles fondations, Jérôme Millon, 2000.17 Le champ absolu du possible ainsi libéré est ainsi d’une certaine façon remis à l’instant dans sa passibilité absolue (dansl’idée assez cartésienne que l’instant est ce qui est homogène au temporel et à l’éternel, puisque l’éternel, sans extensiontemporelle, est, d’une certaine façon, instantané).

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c. De cette caractérisation découverte par la réduction, poussée à son paroxysme, de l’ennui,

Marion construit dans Étant donné le versant positif, la donation, qui caractérise le phénomène se

phénoménalisant en se donnant de sa propre initiative, c’est-à-dire prescrivant selon sa propre nature

les styles de son individuation à travers le cours d’une existence. Le phénomène s’adresse, se fait

contingent dans ce qu’on pourrait appeler le geste de son auto-manifestation, dont il est la seule

norme. Il établit d’une part la structure de la donation pour elle-même, sur son versant propre, et sur le

versant du don qu’est chaque fois le phénomène en sa donation18 (les deux premiers chapitres : La

donation, puis Le don), puis la structure du donné, selon d’abord les traits de son événementialité qui

bouleverse la forme causale en général, et la relation contingence/nécessité (Le donné I :

déterminations). En effet, selon le paradigme intentionnel classique, le nécessaire s’atteste en sa

transcendance, se montre, dans sa nécessité, sous une structure d’horizon. Qu’il s’agisse de la

« nécessité factice » du monde physique, ou de la « nécessité eidétique » qui se montre au sein du

« principe des principes »19, c’est, chaque fois, le sens lui-même qui saisi en sa loi propre avère du

même coup la nécessité qui le contraint. À l’inverse, la forme contre-intentionnelle déqualifie les

« idées claires et distinctes » elles-mêmes (il est toujours contingent, malgré tout, que le nécessaire soit

ainsi, dès lors qu’on le pose immobile et à distance, quand l’événement même de pensée qui m’y

rapporte est de son côté soumis au régime de la donation). Elle frappe au contraire le « fait » du sceau

du nécessaire, dans la mesure où il s’adresse quant à lui sans qu’aucune structure d’horizon ne puisse

le prendre en vue en son « arrivage »20. L’énigme n’est pas vraiment que le monde soit tel ou tel, mais

qu’il se montre et que ce soit tel qu’il est qu’il se montre à moi : le monde est aussi ce qui

« m’arrive », et le poids de réalité du réel n’est plus sa massivité transcendante, mais le fait accompli

de sa donation, en laquelle il s’impose absolument, pure gratuité.

« Le fait accompli reste ainsi toujours tel qu’il ne peut pas ne pas être ce qu’il est, mais tel qu’il aurait pu êtretout autre que ce qu’il est. La coïncidence entre la nécessité de fait et la contingence de droit détermine bien lehasard non aboli par le fait accompli – l’entrelacs de cette contingence et de ce fait accompli caractériseintrinsèquement le phénomène selon la donation 21. »

Dans un quatrième moment, Marion propose une nouvelle typique des phénomènes, qu’il met

au point à partir d’une méthode très husserlienne de variation imaginative, celle-ci étant toutefois

menée à partir de l’idée de donation. Il conteste d’abord que le sens de la phénoménalité se réduise à la

façon dont une conscience intentionnelle peut prendre en vue et dominer le phénomène. La table des

catégories de Kant n’épuise pas le champ phénoménal, et c’est de façon méthodologique que Marion

examine les traits d’une phénoménalité non soumise aux catégories, les phénomènes saturés, en

supposant chaque fois une catégorie levée et en déduisant le type de donation libérée par cette

18 Le don est la structure qui permet le plus radicalement de penser le phénomène dans sa phénoménalité. Il n’y a pas lieu d’ychercher un donateur transcendant, puisque c’est la forme même du donner que Marion décrit.19 À voir cependant, si ce qu’entend Husserl par là n’est pas beaucoup plus proche de ce que dit Marion qu’on pourrait lepenser.20 Étant donné, p.195.

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variation22. Phénoménologiquement, il décline alors les types de saturation possible, en y subvertissant

chaque fois la structure d’horizon. 1) L’idole ne se laisse pas prendre en vue parce qu’elle se donne

comme un « maximum » du visible dont la qualité propre n’est saisissable qu’en et à partir d’elle-

même : elle sature de la sorte son horizon et en fournit la norme irréductible. 2) L’événement se

décline sur une infinité non commensurable d’horizons, de sorte que son événementialité ne se laisse

ramener à rien d’autre qu’elle-même ; mais l’événement a bien par ailleurs une effectivité, de sorte

qu’il se laisse bien d’une manière ou d’une autre saisir en la phénoménalité. 3) La chair de son côté

outrepasse, en ce qu’elle manifeste, toute délimitation, puisque j’y suis chaque fois révélé à moi-même

absolument en une modalité irréductible, de la douleur, de la joie, de l’amour, tandis que 4) le regard

de l’icône rassemble en elle les caractéristiques des trois autres. 5) La révélation enfin,

spéculativement décrite, redouble la structure du phénomène saturé, brouille ses propres conditions de

sorte qu’elle renverse entièrement l’ordre phénoménal qui se sature à tous les niveaux, mais efface tout

autant par là cette saturation qui l’enveloppe entier. Toutes ces descriptions enfin resteraient abstraites

si Marion ne les doublait pas d’une analyse des types de subjectivation afférents à chaque type de

donation, en quoi la phénoménologie devient l’analytique des types de saisies possibles par la

phénoménalité, des types d’adonnation possibles23.

Ainsi, la phénoménalisation du phénomène est pensée à partir de la singularité elle-même,

dont elle est, en quelque sorte, le cœur effectif. Marion réussit à articuler le particulier au singulier, en

faisant de celui-ci une caractéristique structurelle de l’auto-manifestation du particulier, puisque c’est

bien en tant que « sens » que le phénomène s’impose selon ses différentes déterminations et ses

différents degrés. C’est d’ailleurs ce point qui, d’une certaine façon, nous dérange un peu. De

Réduction et donation à Étant Donné, Marion tranche dans le vif pour décider que c’est bien une

structure propre de la phénoménalité que d’être « ce qui porte » la singularité. Il la crédite alors d’un

dynamisme propre qui donne d’emblée à cette singularité une certaine « couleur » : si la singularité

heideggérienne était bouclée sur elle-même, manquait de facticité, la singularité marionnienne en a

peut-être trop et risque de totalement s’échapper. Entre le Dasein et l’Adonné, nous risquons de ne

plus retrouver le singulier.

21 Étant donné, p.212 ; toute la partie, Une facticité élargie, p.208-212, s’inscrit dans la continuité d’un dialogue avecHeidegger sur le terme de la facticité.22 Il ne s’agit donc pas, à notre avis, d’une simple inversion systématique ; mais seulement, puisque le champ phénoménal aété pensé sur un bord de l’articulation catégoriale, de se donner les traits d’une phénoménalité possible sur l’autre bord.23 Marion demande en quoi le moi est « saisi » pour être un moi. Cette inversion de polarité phénoménale n’a pas seulementpour conséquence qu’on s’agenouille devant l’excès. Le phénomène est « saturé » et non « saturant » : la saturation est unestructure de sa phénoménalité et non de son « effet sur moi », formulation qui témoigne seulement qu’on refuse d’accomplirle pas demandé. Elle peut aussi faire figure d’instrument épistémologique : comment le scientifique est-il saisi par l’ordred’une théorie qui se profile ? À la fin de son article, « Le concept large de logique et de logos », dans J. Benoist et J.-F.Courtine, Les recherches logiques, une œuvre de percée, Marion propose de tenter d’interroger les formes de la nouvellemathématique et de la nouvelle logique à l’aune de la donation.

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d. Pour Derrida, c’est précisément une difficulté que ce soit la phénoménalisation qui soit en

charge du don24 : le don pour être saisi en son essence énigmatique, doit méthodologiquement être

posé comme le point noir du phénoménologique, qui vient en contaminer la structure. Il est ce lieu de

dislocation où dans l’entrebâillement, dans le « défaut » de la phénoménalité, le singulier est remis à

l’inanité absolue de sa position, dégagée en creux, « l’invention du relatif qui, dans l’immotivation de

son geste, prend la figure de l’absolu ». Derrida veut penser dans l’entre-deux, l’inassignable, pour

préserver l’insistance « fantomatique » de ce qui ne se laisse prendre dans aucun système, exposer

dans aucune coordonnée. Plutôt que de mettre le don au régime de la phénoménalisation, il le met

alors au régime de l’indécidable et s’applique à le mettre en scène à partir de « situations », parce que

le « don » doit être saisi dans ce qu’il a chaque fois « d’exceptionnel », en ce qu’il est chaque fois un

geste et un risque25. Dans Donner la mort, il relit à travers Craintes et tremblements de Kierkegaard,

l’épisode biblique du sacrifice d’Isaac : ce qu’il s’applique à saisir, c’est que Dieu, dans sa demande,

s’adresse à Abraham, et non à l’homme raisonnable en Abraham, et que ce qu’il exige n’a de sens que

pour Abraham lui-même, même si, et justement parce qu’Abraham ne peut en rendre compte dans le

langage du monde, ne peut réfléchir rationnellement la situation singulière qui est la sienne comme

une « position » qu’un autre que lui pourrait occuper. Mais Derrida en vient à faire du cas unique26

d’Abraham le cas paradigmatique qui expose l’aporie de toute existence humaine en général. Dès lors,

Derrida encourt lui-même le reproche27 qu’il adressera plus tard à Marion : rabattre l’énigme du

singulier sur la phénoménalisation du rapport à soi et de la compréhension du sens qui guide ce

rapport, fût-elle par ailleurs disloquée et déconstruite. Pour Kierkegaard, l’exception ne peut en aucune

manière redevenir le régime de l’existence, ce qui équivaudrait pour lui à sa réintégration dialectique

au système. Sans doute Derrida répondrait-il que son travail cherche précisément à brouiller de telles

oppositions, à instiller l’exception au cœur du quotidien, à bouleverser l’idée qu’on puisse penser un

« régime de l’existence » dans la généralité, qu’on doit au contraire en assumer l’aporie ; mais

Kierkegaard, aidé de Wittgenstein, pourrait lui objecter à son tour qu’il prend lui-même la

phénoménologie trop au sérieux, qu’il est lui-même victime du mythe de l’intériorité lorsqu’il en laisse

subsister la prégnance par l’insistance fantomatique de la trace.

Pour Kierkegaard, l’exception prend sens, comme chez Marion, devant Dieu, dans

l’expérience d’une incommensurabilité ; il y a bien un appel qui vient de Dieu, dont le moi ne donne

en aucune façon la mesure. L’absolu se loge bel et bien en Dieu, n’est pas seulement « illocalisé ».

Mais ce Dieu qui appelle ne se donne pas dans son appel ; il ne me saisit et ne me bénit pas par la

24 Marion répondrait que c’est au contraire le don qui permet de repenser la phénoménalité.25 Ainsi pour Derrida, Marion serait encore trop « kantien » et la structure de la loi morale renversée mais non déconstruitedans sa phénoménologie. La prodigalité de la donation en étoufferait l’adresse. D’un autre côté, la phénoménologie religieusede Marion est une phénoménologie de la grâce et du salut. Pour peu qu’on la reconnaisse, la Révélation bouleverse le régimede la phénoménalité. Dès lors que je ne suis plus dans l’attente mais dans la présence de Dieu, le don n’est plus le signe quiexceptionnellement déchire les nuages, mais la forme de l’amour qui s’épanche de Lui en moi et de moi en Lui.26 Kierkegaard insiste précisément sur l’exception que représente ce cas absolument unique.27 Hélène Politis, Le sacrifice de tous les chats du monde, in Dieu a-t-il sa place dans l’éthique ?, collectif, L’Harmattan,Paris, 2002, Logique du spirituel.

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seule manifestation de son éminence, car s’il se manifeste « comme Dieu », si, donc, son appel est

bien investi du poids le plus absolument réel, le sens de cet appel est, quant à lui, voilé, remis à

l’indistinction et à l’incertitude du langage humain. Il y a donc devant Dieu paradoxe du temporel et

de l’éternel, et ce paradoxe ne se traverse qu’en un saut de la foi. La décision devant Dieu m’engage

au plus intime de ma singularité, elle est même la seule situation pensable pour laquelle c’est moi,

absolument, qui suis requis, parce qu’elle m’engage devant un absolu sans que j’aie la mesure de cet

absolu, un absolu qui me tient plus profondément que je puisse jamais espérer me tenir, qui sonde mes

reins et mon cœur et qui m’est plus intime que moi-même28.

Ouverture : L’idéalité et la structure d’horizon

a. Nous voudrions dans ce dernier moment suggérer comment la problématique posée par

Marion peut trouver un écho dans un cadre phénoménologique plus classique.

C’est à la structure d’horizon que nous nous intéresserons à ce titre. Les husserliens moins

hétérodoxes que Marion ont en effet plusieurs fois contredit ses analyses en arguant que, chez Husserl,

c’est la structure d’horizon elle-même qui a la charge de faire éclater le solipsisme et de porter le poids

effectif du réel transcendant indépendamment de sa constitution transcendantale29. Mais cette critique

a souvent été formulée avec un arrière-plan très orienté vers l’ontologie. La visée sous horizon

témoignerait du « plus à connaître » à même l’objet, et cet excès de l’objet sur son appropriation

intentionnelle serait mis au crédit de l’intérêt de la connaissance30. Mais l’angle sous lequel on

interprète cette herméneutique de la perception par esquisses (et, en arrière-plan, de l’intentionnalité

transcendante en général) repose fortement sur les Recherches Logiques, et en particulier sur la VI

Recherche. C’est à travers la problématique du jugement d’existence qu’on l’aborde généralement :

dans la Recherche Logique VI, la perception est en même temps un jugement d’existence, mais ce

jugement a toujours aussi à être repris et répété dans une forme catégoriale. Il y a toujours un aller et

retour entre la perception « cela existe », et le « fait que cela existe » de la réflexion catégoriale, qui

doit se valider à même la perception, mais qui est toujours excédé par elle. Autrement dit, c’est un

écart de principe entre la pensée et l’être qui structurerait l’exploration intentionnelle, qui serait un

dynamisme infini de validation de ses propres contenus, astreint à toujours chercher à fonder ses

articulations catégoriales à même la donation sensible des objets, dont l’être sensible cependant serait

toujours en « excès » sur le sens catégorial de sorte que c’est dans le dynamisme de la recherche

seulement que la connaissance serait fondée.

28 La décision devant la mort de l’existentialisme est à ce titre un simulacre : elle reste, à ma mesure, ne m’impose en aucunefaçon le privilège absolu du réel qui m’invite à me décider devant lui. Nous aimerions préciser cela dans un second article,consacré précisément à Kierkegaard et l’idéalisme allemand.29 Par exemple, Jocelyn Benoist, « L’écart plutôt que l’excédant », dans le n°78 de Philosophie consacré à Jean-Luc Marion.30 Rudolf Bernet, « Finitude et téléologie de la perception », dans La vie du sujet, Epiméthée, Paris, 1994,.

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Mais le tournant transcendantal de Husserl donne à cette question de l’horizon un autre pli et

nous invite à un changement de perspective capital. À travers l’acte intentionnel, ce n’est plus l’objet

transcendant lui-même qui est interrogé. Au contraire, c’est le sens intentionnel sous lequel le visé

s’assemble pour devenir objet qui est effectivement en vue31, et c’est tout aussi bien lui que

l’intentionnalité veut élucider, que ce soit en allant au-delà d’elle-même ou en réfléchissant

phénoménologiquement le sens de ses propres prestations. Dès lors, la structure d’horizon n’est plus le

nom que la langue philosophique a utilisé pour « […] caractériser l’assujettissement de la pensée à sa

condition finie »32. Elle est le nom de la manifestation active et positive de l’idéalité33. Au lieu que ce

soit l’être qui doive capturer la visée d’objet pour qu’en lui s’atteste bien de soi-même son identité

irréductible, l’idéalité se manifeste par son altérité : elle s’absout à même sa monstration34.

b. Cette interprétation peut tout aussi bien être rabattue sur la philosophie kantienne35. La

sensibilité fournit des « représentations »36, qui sont des unités vides, muettes ; l’entendement les fait

alors entrer dans un rapport mutuel, ou plus exactement, les saisit en un rapport, mais les formes

génériques de rapports sont données par les catégories, lesquelles constituent l’armature idéale de la

discursivité de l’entendement. Il y a donc dans la pensée plus que ce qui lui est effectivement présent,

parce que l’idéalité de la forme catégoriale rassemble une multiplicité sans s’y résoudre, à la façon

d’un horizon dont la teneur propre sera toujours irréductiblement en excès sur ce qu’il amène à

monstration. Ce qui inscrit la transcendance à même l’immanence est toujours en excès sur ce que la

conscience s’en approprie : l’idéalité n’est jamais qu’un horizon normatif sous la contrainte duquel

s’organise une discursivité.

Si l’on suit strictement Kant, le « sens » des catégories n’a pas à être explicité ou donné,

puisqu’elles fournissent elles-mêmes les formes a priori du sens, dont on ne peut alors poursuivre

l’élucidation qu’à l’intérieur même du système des catégories en y poursuivant et en y détaillant les

31 Le sens, qu’il soit signification ou sens d’objet, n’est pas saisi par la conscience, n’est pas un contenu de conscience maisce en quoi la conscience est saisie par des objets. Nous récusons l’interprétation frégéenne de Husserl, qui fait du sensintentionnel un sens extensionnel, proposée par Sokolovski. Cf. Robert Brisart, « Référence et traduisibilité chez Husserl.Approche phénoménologique de la commensurabilité du sens », dans Brisart et Célis, La voix des phénomènes, Publ. des Fac.univ. Saint-Louis, Bruxelles, 1995.32 Gadamer, Vérité et méthode.33 L. Tengelyi, Le nombre comme catégorie selon Husserl, conférence donnée à l’Université Paris I en mars 2007, pour uneréévaluation du rôle de l’idéalité dans la phénoménologie des mathématiques.34 C’est pourquoi Jean-Michel Salanskis construit une philosophie du sens sur la base de la pensée de Levinas (Sens etphilosophie du sens , Desclée de Brouwer, Paris, 2001). Insister chez Levinas sur la question du sens permet de distinguer lastructure du dire/dédire de la logique de supplémentarité de Derrida. Le dire expose en une passivité si passive qu’elle se faitacte, mais celui-ci, pour avoir portée éthique, doit se « tenir » en son exposition, ne pas acquiescer à sa pétrification dans ledit qui se trouvera dédite. Le dire se dédit en exposant en lui son propre approfondissement. J-M. Salanskis trouve dans lascience un modèle de l’éthicité, parce que la science se construit en absolvant son propre arbitraire, en s’ouvrant toujoursformellement à la possibilité de sa reprise et de son réengagement réflexif.35 Cf. par exemple la traduction et l’article de Michel Fichant, « “L’espace est représenté comme une grandeur infiniedonnée” : la radicalité de l’Esthétique », Philosophie n° 56.36 Nous n’avons pas ici à nous soucier de savoir si l’on suit la lecture de la première rédaction de la Critique de la raisonpure, pour laquelle il faut différencier les synthèses du sensible, de l’imagination et de la recognition dans le concept, ou cellede la seconde rédaction, qui privilégie une présentation systématique, pour laquelle la « phénoménologie » des synthèses

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modes de liaison des séries phénoménales, jamais achevées par leur saisie discursive. Cette armature

idéale de la transcendance n’est néanmoins concevable qu’en ce que le « sujet transcendantal », qui

réalise « l’unité originairement synthétique de l’aperception », n’est pas seulement un principe formel,

mais qu’il signifie la prégnance « concrète » de l’articulation catégoriale, l’unité caractérisant autant la

description transcendantale de l’expérience que son « caractère » propre, lequel doit, d’une façon ou

d’une autre, s’y attester. La loi morale est une aspiration infinie pour le sujet qui se trouve par là

convoqué à une destination suprasensible qui est seulement inscrite formellement en lui et dont il ne

peut, par aucun acte concret, étancher la nécessité. Du point de vue de la connaissance, la Raison Pure

ne fournit de la même façon pas autre chose que le canon selon lequel s’organise toute expérience

possible ; concrètement, l’universel n’est jamais donné, mais toujours à construire dans

l’enchaînement des jugements réfléchissants37. Toute théorie qui porte sur le réel est amenée à se

réfléchir elle-même en son sens, à réfléchir et à redéfinir le sens de son universalité. Cela parce que le

sujet lui-même est ultimement un sujet sensible, c’est-à-dire un sujet qui se sent et qui existe

facticement, sans que jamais le sens de cette facticité ne se laisse ramener dans des coordonnées

ontologiques quelconques.

c. Cet « idéalisme » enfin fait finalement aussi bien place à la facticité elle-même, car si,

décidément, seul ce qui peut être intentionnellement constitué sera ramené à la conscience, si donc la

hylé ne sera dotée d’aucune puissance constituante ni d’aucune puissance « d’auto-révélation », elle

n’en sera pas moins nantie d’un poids éminent, à savoir de tout le poids de la facticité elle-même, mais

justement en tant qu’elle ne sera jamais qu’une « base non objectivée de la conscience

intentionnelle »38. En ce sens, on pourra tout à fait poser la distinction du « voir » et du « concevoir »,

et bâtir sur le versant hylétique une théorie purement réaliste du voir. Mais celle-ci ne sera à

proprement parler plus phénoménologique et son domaine de problèmes lui-même restera « aux

marges de la phénoménologie »39.

On pourra tout à fait parler d’un premier rapport non objectif au monde, écrire que « ça

perçoit » qu’il y a bien une dimension de pré-ouverture en laquelle le champ hylétique est lui-même

disposé. On pourra autrement dit mener l’enquête sur le versant naturaliste, mais ce sera par contre

phénoménologiquement une erreur que de rabattre les deux versants l’un sur l’autre à partir d’une idée

de subordination, d’écrire, comme Merleau-Ponty, que je m’individue et que je suis conscient dans un

voir pré-ouvert, ou d’assimiler la structure du sens à un domaine accessible à partir du champ naturel

importe moins que leur position architectonique. Des études très détaillées et techniques existent à ce sujet (par exemple,l’ouvrage classique de B. Longuenesse, Kant et le pouvoir de juger).37 Voir les très belles analyses que Marc Richir consacre à cette question, dans La crise du sens et la phénoménologie, enparticulier « Le retournement de la métaphysique dans le criticisme kantien », et « L’éclatement et le statut symbolique de lamétaphysique classique chez Kant ».38 Voir Alexander Schnell, La genèse de l’apparaître, Phénoménologie hylétique et phénoménologie des noyaux.39 Avec des ambiguïtés toutefois. Dès lors qu’on crédite sur un autre plan la hylé d’un degré d’auto-organisation, on risque dedevoir en tirer sur le plan phénoménologique des conséquences, majorer le rôle de la motivation kinesthésique, descontraintes qui s’exercent sur l’intentionnalité.

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par une série imbriquée de plis. L’anonyme du monde dans sa pure ouverture inintentionnelle40 joue,

phénoménologiquement, un rôle architectonique plus que constituant : il est dangereux, pour la

méthode elle-même, de lester la hylé du poids du qualitatif pur qui soutiendrait la qualité perçue. On

peut bien sûr, d’un certain point de vue, penser que plus ma perception se désindividue, moins elle

englobe le perçu dans des rapports synthétiques pour le ramener à des objectités, plus elle s’ouvre à la

différentiation intrinsèque du perçu lui-même : il est dangereux d’en conclure qu’il faut alors fonder

dans la nature elle-même les supports et unités pertinentes qui attestent la différentiabilité intrinsèque

du monde. Du point de vue de la conscience en effet, c’est bien l’objectivation synthétique qui

différencie les unités pertinentes, et cette différentiation n’a de sens que pensée relativement à la

conscience elle-même. Que l’anonyme41 soit lui-même différentiable, c’est une exigence

architectonique qui signale le point même de la facticité, mais qui a à être construite

phénoménologiquement et non assertée ontologiquement. Alexander Schnell42 propose ainsi de penser

le procès originel de la conscience intime du temps comme le lieu phénoménologique où s’ajustent ces

éléments hétérogènes que sont la base hylétique non objectivable et leur prise en vue intentionnelle par

la conscience phénoménale. Cet ajustement a alors l’immense mérite de lester l’intentionnalité elle-

même du poids factice de la hylé, autrement dit d’incarner la massivité du singulier au cœur même du

système intentionnel, ce qui en expliquerait par ailleurs positivement la structure éidétique, et garde au

non-intentionnel sa pesée propre. La place du singulier n’a pas à être phénoménologiquement déduite,

mais c’est au contraire l’interrogation sur le singulier lui-même qui fournit à la phénoménologie les

contraintes qu’elle doit prendre en charge43.

d. En toute rigueur, pour terminer, il faut toutefois revenir sur la thèse réaliste, ou simili-

réaliste si vite écartée. Dans sa version ontologique forte, affirmée par Jean Petitot, et qui fait porter le

poids ontologique de la manifestation aux dispositions qualitatives implémentées dans l’être naturel,

40 L’idée d’un réalisme perceptif absolu pour lequel j’ai sous les yeux ce qui est, sans qu’il s’agisse dans un deuxième tempsde le prendre en vue, a été défendue par R. Chambon, dans Le monde comme perception et réalité, et actuellement, par JeanPetitot.41 À moins d’assumer explicitement le spinozisme, et de faire porter le poids de l’individuation au réel lui-même, de sortequ’il ne serait plus rien d’anonyme, mais une puissance d’individuation.42 Les fondements de la phénoménologie constructive, J. Millon, 2007.43 On comprend, pour finir, à quel point la tentative de Marc Richir pour refonder la phénoménologie est légitime. Car ce sontprécisément ces deux versants qu’il thématise. Il développe d’une part, une pensée des institutions symboliques, c’est-à-diredu sens pris dans son idéalité, et une pensée du phénomène comme « rien que phénomène ». Puis il décrit d’autre part lesdifférents niveaux et processus par lesquels la masse aveugle, informe et toujours invisible des « phénomènes » est capturéedans des dispositifs qui en assurent la stabilité, y organisent une cohérence et y soutiennent des mondes. Pour Marc Richir,Méditations phénoménologiques , J. Million, 1992, Passion du penser et pluralité phénoménologique des mondes, le « rienque phénomène » anonyme doit entrer dans des schématismes qui le disposent de telle façon qu’il s’individue selon plusieursdegrés. Les synthèses passives de troisièmes degrés constituent le niveau de la facticité pure, de la pure mise en relationdifférentiée d’éléments « sauvages ». Les synthèses passives du second degré combinent les éléments qu’elles unissent pourleur donner une cohérence de monde. Elles constituent entre autres le niveau de l’affectivité, forment un niveau de proto-temporalisation et de proto-spatialisation, lequel peut à son tour soutenir une temporalisation/spatialisation en langage,lesquelles rendent un monde réflexif, apte à revenir sur lui-même, même si celle-ci est toujours menacée en ce que lessynthèses passives de second degré elles-mêmes sont fragilisées par leur base facticielle. C’est en tant même que les mondesclignotent au bord de l’anonymat que le jeu de temporalisation/spatialisation de la pensée est sans cesse astreint à se relancer,

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elle se laisse assez bien renverser dialectiquement. Dès qu’on pose un porteur de réalité, et qu’on

assume la thèse métaphysique d’un paraître qui soit intrinsèque à l’être de la substance, il faut ou bien

tenir le subjectif pour une illusion perspective ou pour un effet de structure secondairement implanté

dans l’être naturel, ou bien investir le qualitatif d’un pouvoir de révélation (rien n’oblige le qualitatif à

le faire si on n’a pas souscrit à l’hypothèse naturaliste forte) qui dès lors ne s’atteste qu’en un rapport

noué à une conscience, ce qui conduit à rapatrier le réalisme dans l’idéalisme qu’il voulait fuir.

Dans sa version wittgensteinienne par contre, il n’est aucun besoin d’aller chercher aucun

porteur de réalité, puisque le réel est immédiatement pris comme tel, comme unité naturellement

donnée et qu’il est vain de vouloir décomposer phénoménologiquement. Là aussi, factuel et idéal

s’imbriquent ; mais au lieu qu’on cherche à les ajuster en des constructions spéculatives, on les

distingue comme des modalités qui exigent chaque fois une grammaire distincte et un usage spécifique

du langage, sans qu’il puisse être question de poser un lien de l’un à l’autre44.

Ce qui nous semble alors, à nous, crucial, sera de développer les conséquences de cette double

architecture facticité/sens. Sans cesse dépassée par l’idéalité qui la « met au monde », la conscience est

« déchirée » par le sens qui la porte et dont elle ne donnera jamais la mesure ; plus encore que le

monde auquel elle s’ouvre, c’est la forme de cette ouverture, c’est ce que nous continuerons à appeler

la forme de son intentionnalité dont elle est en quête : prestatrice, constituante, la conscience est en

quête de son propre acte de prestation et ne cessera jamais d’œuvrer à sa propre modalisation. La

situation de « réduction » thématisée par Husserl n’est peut-être pas seulement l’outil du

phénoménologue : elle est ce vers quoi tend toute conscience, et, plus encore, elle est peut-être ce qui

caractérise toute une époque, la nôtre, dont toutes les productions, arts, sciences, philosophies,

semblent avoir voulu se placer sous le signe du clivage et du porte-à-faux. Si le monde entier est

devenu, sans le savoir, phénoménologue, la phénoménologie reste une des seules langues à laquelle il

ne saurait demeurer tout à fait voilé.

à affronter et à s’ouvrir à l’infinité phénoménologique des mondes ; et que par là même, la pensée se déploie en questionnantl’énigme de sa singularité.44 Pour notre part, nous reconnaissons la puissance heuristique et la fécondité interprétative du modèle idéalistetranscendantal et l’éclairage qu’il peut donner par ailleurs au plan épistémologique et politique. Mais nous l’avouons : peu àpeu la foi nous déserte dans le commerce quotidien des choses. Des formes de pensée que nous avons traversées, il n’est pournous que Kierkegaard qu’on ne désamarrera pas du singulier : lui seul résiste à toutes les apostasies et à tous lesdégrisements, parce qu’il ne nous invite qu’à penser l’exception. Aucun droit, par principe, ne peut désamorcer l’exception.