Perspectives récentes pour une phénoménologie de l’intentionnalité

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  • 8/12/2019 Perspectives rcentes pour une phnomnologie de lintentionnalit

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    Bulletin danalyse phnomnologique VI 8, 2010 (Actes 3), p. 162-191ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm

    Perspectives rcentes pour une phnomnologie delintentionnalit

    Par DENIS SERONUniversit de Lige FNRS

    Lambition de cette tude est de prsenter succinctement, mais ausside problmatiser un courant nouveau venu dans le paysage philosophiquecontemporain, quon intitule usuellement intentionnalit phnomnale ou, plus techniquement, reprsentationalisme internaliste 1. Ce courant esttout rcent. Bien quon le fasse parfois remonter un article de Brian Loar de1987 (Loar 1987 ; cf. Horgan et Kriegel, paratre, p. 2), on peut dire quilna vraiment pris son essor que dans le courant des annes 2000, travers lestravaux, entre autres, de Brian Loar, de Uriah Kriegel, de Terence Horgan etde John Tienson. Je commencerai par en rcapituler les grandes thses, puisjnumrerai deux problmes quelles soulvent directement. Enfin, je feraiquelques propositions programmatiques pouvant contribuer une solutiondensemble de ces deux problmes. Comme lintentionnalit phnomnale

    est la pointe de lactualit des Consciousness Studies et que celles-cifigurent elles-mmes parmi ce qui se fait de plus innovant et de plus fcondactuellement en philosophie de lesprit, je pense que ces deux problmes ontune porte plus gnrale et quils donneront une bonne ide des difficultsauxquelles est confronte aujourdhui la philosophie de lesprit difficultsnouvelles et assez diffrentes de celles qui caractrisaient cette dernire il y aencore une quinzaine dannes, comme le mind-body problem ou lanaturalisation de lintentionnalit.

    1Outre le texte de mon expos dans le sminaire de Lige sur lintentionnalit, lelecteur trouvera ici quelques dveloppements que jai prsents en juin 2010 lIns-titut des systmes complexes (ISC) de Paris. Je tiens remercier Louis-Jos Les-tocart, Peter Reynaert et Pierre-Jean Renaudie pour leurs commentaires, dont je mesuis efforc de tenir compte dans la version finale.

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    La thorie de lintentionnalit phnomnale peut tre prsente trsschmatiquement de la manire suivante. Dabord, lambition des thoriciensde lintentionnalit phnomnale est de reprendre leur compte les thories

    reprsentationnelles de la conscience des annes 1990, mais en rejetant leursprmisses externalistes. Ensuite, cette double prise de position reprsenta-tionaliste et internaliste a eu pour effet de rapprocher singulirement cesauteurs de la phnomnologie austro-allemande. En somme, on pourrait allerjusqu dire quun des rsultats obtenus a t de ractualiser la thorie delintentionnalit husserlienne et surtout brentanienne. Cependant, une desides que je voudrais avancer ici est que la thorie de lintentionnalit phno-mnale a malheureusement aussi hrit de certains dfauts de la psychologiebrentanienne.

    1. Insparatisme

    Pour bien comprendre de quoi il retourne, il faut commencer par rappeler quela thorie de lintentionnalit phnomnale, comme en un certain sens lereprsentationalisme en gnral, est ne dune raction contre une certaineorthodoxie qui fut longtemps dominante en philosophie de lesprit et qui lestencore dans les sciences cognitives orthodoxie que les thoriciens delintentionnalit phnomnale appellent le sparatisme .

    Lattitude sparatiste en philosophie de lesprit peut tre rsumecomme suit. Dabord, il sagit daffirmer que lesprit prsente deux compo-santes distinctes et seulement ces deux composantes : dun ct lintention-nalit, de lautre ce quon appelle la conscience phnomnale, les qualiaou

    encore, depuis Thomas Nagel, l effet que a fait . De manire cons-quente, on divise ainsi la philosophie de lesprit en deux disciplines distincteset exclusives : dune part la thorie de lintentionnalit, dautre part unehypothtique phnomnologie dfinie comme tant la thorie de la con-science phnomnale. Ensuite, on pose une diffrence fondamentale et irr-ductible entre lintentionnalit et la conscience phnomnale, mais aussi,corrlativement, une diffrence pistmologiquefondamentale et irrductibleentre la thorie de lintentionnalit et la phnomnologie. Ce nest l, pour-tant, quune partie de largumentation sparatiste. Lautre aspect, tout aussiimportant, est lide que la diffrence entre intentionnalit et consciencephnomnale concide avec la diffrence entre ce qui est rigoureusementthorisable et ce qui nest pas rigoureusement thorisable. Cette seconde ide

    sexplique par le fait que lattitude sparatiste est indissociable dune con-trainte naturaliste qui est depuis toujours constitutive de la philosophie de

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    lesprit. De fait, la premire philosophie de lesprit peut tre dcrite commeune tentative visant rintroduire en philosophie ce que le physicalismetroit des behavioristes semblait avoir banni dfinitivement, savoir, prcis-

    ment, lesprit. Lide tait que les behavioristes avaient raison dexiger quetoute thorie scientifique soit naturaliste, mais quils avaient tort de com-prendre cette thse au sens dun physicalisme troit rendant jamais impos-sible une authentique philosophie de lesprit. Bref, une naturalisation de les-prit est possible certaines conditions, et par consquent aussi une authen-tique philosophie de lesprit.

    Or, le point important est que, du moins dans loptique sparatiste, il apu sembler que le projet de naturalisation ntait que partiellement ralisable.Il semblait y avoir dans lesprit quelque chose de non naturalisable et donc denon thorisable, savoir, prcisment, la conscience phnomnale. Enquelque sorte, cest l la contrepartie pistmologique de la thse dune

    sparation radicale entre conscience et intentionnalit : lesprit se composede deux parties dont une seule, lintentionnalit, est naturalisable et doncproprement thorisable. Ce qui a pour effet de disqualifier a priori toutephnomnologie. Dans une telle perspective sparatiste, la phnomnologienaturellement ne peut qutre une thorie douteuse et parasitaire, voire unenon-thorie, quon peut laisser ddaigneusement aux philosophes continen-taux.

    Ainsi les extraordinaires progrs de lintelligence artificielle ontconduit de nombreux philosophes envisager une naturalisation de lespritdont le principe tait de concevoir lintentionnalit sur le modle de pro-grammes dordinateur. Cette conception, avec ses nombreuses variantes, estencore dominante dans les sciences cognitives, o lactivit intentionnelle est

    gnralement assimile une activit de traitement de linformation, cest--dire de calcul : lesprit intentionnel est fondamentalement quelque chose quicalcule, un computer. videmment, lanalogie avec lordinateur est censepermettre une naturalisation complte de lintentionnalit. Car il ny a onto-logiquement rien de plus, dans un ordinateur, quune multitude de micro-processeurs et de circuits lectriques le hardware qui sont des objetsphysiques en un sens non problmatique. Si tre intentionnel consiste calculer comme le font les ordinateurs, alors il ny a aucune raison de luichercher une autre ontologie quune ontologie strictement physique : lespritintentionnel est un cerveau qui calcule. Or cela reste vrai alors mme que lesrgles symboliques syntaxiques qui gouvernent le softwarene sont passimplement rductibles aux lois physiques qui gouvernent le hardware. On

    peut donc en toute confiance tre naturaliste sans liminer lesprit comme lefaisaient les physicalistes troits.

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    On trouve dinnombrables autres tentatives de naturalisation de lin-tentionnalit, par exemple en termes de fonctions biologiques ou dans laperspective dun externalisme causal ou social. Lide est toujours que

    lintentionnalit est naturalisable si et seulement sil est possible de la dfinirdans les mmes termes que les objets indiscutablement physiques, en parti-culier en termes de relations causales : par exemple lintentionnalit est uneproprit fonctionnelle du cerveau tout comme pomper le sang est uneproprit fonctionnelle du cur, ou encore la croyance que le ciel est bleu estun certain tat mental qui tend tre caus par le fait que le ciel est bleu.Dans cette perspective, la naturalisation engendre certes de trs nombreuxproblmes scientifiques, spcialement dans les neurosciences, mais elle nesemble pas poser de problmephilosophiqueinsurmontable. On rejoint par lce que Galen Strawson (2010, p. 208) appelait la no-problem thesis, cest--dire la thse suivant laquelle lintentionnalit nest pas vraiment un problme

    de fond dans la mesure o on peut facilement la dfinir en termes natura-listes.Cependant, cette ambition de naturaliser lesprit sest vite heurte

    certaines limites. Car prcisment, il semble que tout ne soit pas naturalisabledans lesprit. De fait, la naturalisation de lintentionnalit nest pas toute lanaturalisation de lesprit. Il subsistait apparemment quelque chose comme unrsidu non naturalisable et non thorisable, savoir lautre partie de lesprit,la conscience phnomnale, les mystrieux qualia. Il y a donc une doubleide ici. Dabord, il y a lide quune thorie naturaliste de lintentionnalitnest pas une thorie complte de lesprit. Pour le dire dans les termes deDavid Chalmers dans The Conscious Mind, on peut peut-tre dcrire entermes naturalistes ce que lesprit fait, cest--dire quelle fonction causale

    revient lintentionnalit dans nos comportements, dans le fonctionnementdu cerveau, dans lvolution des espces, etc., mais par l on naura pasdcrit en termes naturalistes ce que lesprit sent(Chalmers 1996, p. 11). Onsera pass ct de laspect internedes reprsentations qui fait que, juste-ment, cela a sur moi un certain effet davoir telle ou telle reprsentation.Ensuite, il y a lide que ce quon a russi faire avec lintentionnalit de-vient impossible dans le cas de la conscience phnomnale. La consciencephnomnale nest pas naturalisable et par consquent elle nest pas thori-sable. Par ce biais, pour ainsi dire, le sort de la phnomnologie est scell. Ilsemble que la naturalisation ne marche plus dans le cas de la consciencephnomnale, ou du moins plus aussi bien ou plus de la mme manire. Lesraisons pour cela sont premire vue assez videntes. Elles dcoulent avec

    un certain degr dvidence du fait que les qualia, dit-on, sont privs, intrin-sques, ineffables, immdiatement exprimentables. Cest du moins ce que

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    prescrit la dfinition des qualiadans sa version la plus forte, celle critiquepar Daniel Dennett dans son texte classique Quining Qualia (Dennett1993). Mais mme si on juge cette dfinition trop restrictive, on ne voit pas

    comment on nierait que les qualiasont subjectifs et internes . Leffet quea fait de voir le ciel bleu, selon toute apparence, cest quelque chose desubjectif, quelque chose qui se situe dans ma tte et non dans le mondeobjectif comme le ciel bleu lui-mme. Or, cela semble aller lencontre desconditions minimales de toute thorisation. Comment difier une thorie dece qui est simplement subjectif et htrogne la nature physique ?

    Cest l un problme, parce quon aimerait pouvoir difier une thoriecomplte et unifie de lesprit. Il y a quelque chose de profondment frus-trant dire que la philosophie de lesprit doit laisser de ct la conscience : etcest dautant plus insatisfaisant que la conscience (actuelle ou au moinspotentielle) semble justement ce qui distingue lesprit de lordinateur, ce qui

    constitue et distingue le mental comme tel. On peut dfendre assez plausible-ment lide que certains tats mentaux ne sont pas intentionnels, mais ilsemble en revanche plus difficile de dire que certains tats mentaux ne sontpas conscients, mme potentiellement cela quoi quen pensent les cogni-tivistes. La thse fonctionnaliste de la ralisation multiple nest quune autrefaon dexprimer le mme problme. Dfinir les reprsentations en termesdinputs sensoriels, de calcul syntaxique et doutputs comportementaux, puisaffirmer que toutes ces structures se retrouvent aussi bien dans les ordina-teurs, cela revient dire que ce que la psychologie populaire tient pourminemment dfinitoire du mental, savoir la conscience, na pas sa placedans une authentique thorie de lesprit.

    loppos, on peut dire que la conscience est le grand problme de la

    nouvelle philosophie de lesprit, le hard problem, comme dit Chalmers.Autant la premire philosophie de lesprit tait anime, comme je lai dit, parla volont de rintroduire lintentionnaliten philosophie contre le behavio-risme, autant la nouvelle philosophie de lesprit aspire rintroduire laconscienceen philosophie contre la premire philosophie de lesprit. Toutessortes de solutions ont t proposes pour rsoudre le problme, avec cha-cune ses avantages et ses inconvnients. Je vais rapidement les passer enrevue avant de passer lintentionnalit phnomnale.

    Lessentiel, pour comprendre la suite, est de bien voir que la concep-tion que je viens desquisser prsente deux faces distinctes. Dabord il y a lesparatisme, suivant lequel lintentionnalit et la conscience phnomnalesont irrductiblement htrognes lune lautre. Ensuite il y a lide quune

    authentique thorie de la conscience phnomnale est une impossibilit, oudu moins quelque chose dessentiellement trs problmatique philosophique-

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    groupes. Dun ct, certains contestent le deuxime versant et semploient montrer quune thorie de la conscience phnomnale est possible tout enapprouvant le sparatisme. ce groupe se rattache la part la plus significa-tive des Consciousness Studiesdes annes 1990. De lautre ct, il y a ceuxqui, plus fondamentalement, sen prennent au sparatisme lui-mme. Lathorie de lintentionnalit phnomnale rentre sous cette rubrique.

    Commenons par le premier groupe. Pour faire simple, et en suivantune suggestion de Uriah Kriegel dans deux articles rcents, on peut sontour diviser ce groupe en deux sous-groupes (Kriegel 2003 ; Kriegel 2006).Premirement, on doit mentionner ce que Kriegel appelle les approchesrductives. Lide est de neutraliser le problme de la conscience phnom-

    nale en montrant quon peut, si on sy prend adroitement, rabattreen un

    certain sensle phnomnal sur le non-phnomnal. Les approches rductivesne consistent donc pas nier le sparatisme, mais plutt montrer quunethorie de la conscience phnomnale est possible en dpit du sparatisme, etplus spcialement que lapparente impossibilit dune thorie de la con-science phnomnale peut tre surmonte si on pose le problme de laconscience sur un autre plan, non phnomnal : oui la conscience phno-mnale est une entit la premire personne, subjective, qui comme tellenest pas proprement thorisable, mais il reste possible de surmonter ladifficult en ltudiant dun autre point de vue, objectif, la troisimepersonne. Ce qui est ainsi remis en cause nest donc pas le sparatisme lui-mme, mais limplication suivant laquelle le sparatisme entrane limpos-

    sibilit dune thorie de la conscience. Un exemple de cette position estlapproche dite fonctionnaliste de la conscience expose par Daniel Dennett(1991). Dennett nous dit en substance ceci : une phnomnologie estpossible, mais la condition dtudier la conscience travers ses manifes-tations objectives, comportementales, savoir en interprtant la troisimepersonne ce quun sujet autre que moi dit la premire personne, puis enintgrant les rsultats de cette interprtation dans une explication naturalistede lesprit en termes causaux et fonctionnels. Cette mthode dinterprtation,que Dennett appelle attitude intentionnelle et quil met au fondement deson htrophnomnologie , est cense tre une mthode de descriptionphnomnologique qui peut (en droit) rendre justice aux vcus subjectifs lesplus privs et les plus ineffables en nabandonnant aucun moment les

    scrupules mthodologiques de la science (Dennett 1991, p. 72).

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    Un autre exemple, qui nous intressera ici plus spcialement, est cequon appelle la thorie reprsentationnelle de la conscience. Cette positionconsiste cette fois rabattre jusqu un certain point la conscience phno-

    mnale sur lintentionnalit, quon estime philosophiquement non ou moinsproblmatique. Ainsi, Fred Dretske proposait de dfinir les qualia de tellemanire quils soient constitus par les proprits que les choses sontreprsentes comme ayant (constituted by the properties things arerepresented as having) (Dretske 1995, p. 1). Bref, les qualia ne sont pasentirement htrognes lintentionnalit, mais il faut en ralit les dfinireux-mmes en termes externalistes et les localiser dans le contenu intention-nel de lexprience lui-mme. On verra que ce point de vue a t partielle-ment repris par les partisans de lintentionnalit phnomnale, quoique dansune optique internaliste et avec une signification diffrente.

    Le second sous-groupe rassemble ce que Kriegel appelle les approches

    non rductives. Ici, on sen tient fermement au sparatisme sans chercher en attnuer les effets, mais on va se mnager une chappatoire pour restaurer,malgr le sparatisme, la possibilit dune thorie de la conscience. On voitdans la subjectivit phnomnale quelque chose dirrductible et en mmetemps un matriau essentiellement rfractaire toute thorisation, un mystre plutt quun problme, mais on affirme nanmoins la possibilitden dire quelque chose de pertinent philosophiquement ou scientifiquement.Cette attitude est typiquement celle de David Chalmers dans son ouvrage TheConscious Mind, qui prfigure par ailleurs certaines thses dfendues par lesthoriciens de lintentionnalit phnomnale. Chalmers rejette le repr-sentationalisme justement parce quil est rductif : le reprsentationalismenous fait perdre le phnomnal en cherchant lexpliquer par le non-

    phnomnal. Trs sommairement, son ambition est dune part de raffirmeret de renforcer le sparatisme travers ni plus ni moins quun dualisme et,dautre part, de garantir la possibilit de thoriser la conscience phnom-nale, dans une perspective qui nest pas sans rappeler, mme si Chalmers nele cite pas, la psychophysique de Fechner. Sans doute, argu-t-il, un fossinfranchissable spare la partie phnomnale de la partie naturalisable delesprit, mais il y a nanmoins quelque chose dire de la conscience : on peuttudier la relation causale unissant les deux parties et tablir des lois decorrlation.

    Le deuxime groupe de solutions, celui de lintentionnalit phno-mnale, est plus radical et les consquences en tirer sont plus profondes.Lide nest pas seulement dtablir que le sparatisme nimplique pas

    limpossibilit davoir une thorie de la conscience, mais de montrer que lesparatisme lui-mme est faux et de prconiser, en consquence, un inspa-

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    ratisme (inseparatism). Je fais remarquer au passage que cet insparatismea eu quelques prcurseurs dans les annes 1990. Il faut citer en particulierColin McGinn (1991), Galen Strawson (2010), Charles Siewert (1998) ou

    encore Searle (1992).Lenjeu de linsparatisme est dtablir la dpendance de lintentionna-

    lit envers la conscience, comprise au sens o le contenu intentionnel delexprience, voire de tout tat intentionnel ou de tout tat mental, est proprement parler constitu par sa phnomnologie. La thse insparatiste estformule par Graham, Horgan et Tienson de la manire suivante :

    Tout tat mental paradigmatique est phnomnalement intentionnel quant son contenu. (Graham, Horgan et Tienson 2007, p. 470.)

    Cette thse est pour ainsi dire le point de dpart de la thorie de linten-tionnalit phnomnale. Nous pouvons dabord mettre entre parenthses le

    mot paradigmatique , qui sert exclure certains cas limites dbattusaujourdhui notamment dans les sciences cognitives. Les auteurs veulentsimplement dire quils nentreront pas dans ces dbats et quils se borneront parler dtats qui sont reconnus comme mentaux de faon unanime et nonproblmatique, en rservant la possibilit que certains tats mentaux nonparadigmatiques ne soient pas phnomnalement intentionnels.

    Cela tant dit, on peut expliciter cette thse en disant quelle renfermedeux prescriptions distinctes. Premirement, tout tat mental est intentionnel.Deuximement, cette intentionnalit des tats mentaux est, dans tous les cas,une intentionnalitphnomnale. Essayons maintenant de voir plus clair dansces deux prescriptions en commenant par la premire.

    La prescription suivant laquelle tout tat mental est intentionnel estusuellement intitule, dans la littrature, la thse de Brentano . Elle neforme en ralit quune partie de la thse expose par Brentano en 1874 danssa Psychologie du point de vue empirique, mais je reviendrai sur ce pointdans la suite. La thse de Brentano ainsi formule a fait couler beaucoupdencre. On peut se demander si certains tats mentaux ne sont pasdpourvus dintentionnalit, comme le pense Searle par exemple. Je faisgalement remarquer que cette formulation de la thse de Brentano vacue de

    facto la question de lintentionnalit drive. Peut-tre tout ce qui estintentionnel nest pas mental, peut-tre il y a un sens qualifier dintention-nels le langage ou des programmes dordinateur, mais cela na pas dimpor-tance pour le moment. Ce quon affirme ici, ce nest pas que tout ce qui est

    intentionnel est mental, mais que tout tat mental est intentionnel.

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    La seconde prescription est plus importante et elle nous retiendra pluslongtemps. Ce quil sagit daffirmer ici, cest que toute intentionnalitmentale est phnomnale, cest--dire consciente au sens de la conscience

    phnomnale. Ou encore : la thse est que lintentionnalit mentale, nondrive, intrinsque, implique la conscience, ou que lexistence dune inten-tionnalit est dpendante de lexistence dune conscience correspondante.Paradigmatiquement, cette thse est celle rejete par Fodor et les cogniti-vistes, mais aussi celle dfendue par Colin McGinn (1991) et par Searle,quoique avec une importante rserve quil appelle le principe de con-nexion . videmment, une telle thse revient rejeter au moins jusqu uncertain point cest--dire pour autant quon se limite aux tats mentaux paradigmatiques la notion mme de reprsentation inconsciente tellequelle a t forge par Freud, mais aussi telle quelle est maintenuefermement aujourdhui dans les sciences cognitives, o lon attribue lesprit

    un certain nombre de processus subconscients de traitement de linformation.Je voudrais maintenant brosser grands traits la thorie de linten-tionnalit phnomnale en la ramenant trois grandes ides, que je vaispasser en revue successivement. Il y a dabord la thse reprsentationaliste,ensuite deux autres thses que les partisans de lintentionnalit phnomnaleintitulent respectivement la constitution phnomnale et limmdiatet

    prsentationnelle. Cest dans ces deux dernires thses que rsident la princi-pale innovation de ce courant dans le paysage philosophique contemporain,mais aussi, comme on va le voir, ses difficults les plus criantes.

    2. Reprsentationalisme

    Commenons par la thorie reprsentationnelle de la conscience, dont je vaisrappeler les grandes lignes trs sommairement en me limitant ce quiconcerne directement la question de lintentionnalit phnomnale.

    La thorie reprsentationnelle de la conscience, lune des principalesnouveauts de la philosophie de lesprit des annes 1990, a t mise au pointindpendamment par Fred Dretske et Michael Tye, curieusement dans deuxouvrages parus la mme anne chez le mme diteur (Tye 1995 ; Dretske1995). Par commodit, jappellerai cette varit de reprsentationalisme reprsentationalisme standard , pour la distinguer de la thorie de linten-tionnalit phnomnale qui incarne une forme dissidente de reprsentationa-lisme. Lambition de Dretske et de Tye est dannexer toutes les proprits

    phnomnales de lexprience son contenu intentionnel. Pour le dire dansla terminologie de Shoemaker (1994) et de Kriegel (2002), qui est plus

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    commode et que jadopterai dans la suite, il sagit didentifier purement etsimplement le caractre phnomnalde lexprience au contenu phnomnalde lexprience. Par exemple, lexprience visuelle dune tache rouge pr-

    sente une face qualitative qui est l effet que a fait de voir cette tacherouge, mais cette face qualitative est intgralement dfinissable en termesreprsentationnels. Les proprits phnomnales de la tache, par exemple sacouleur, sa taille subjective, sa forme, etc., sont des proprits reprsentesqui appartiennent comme telles au contenu intentionnel de lexprience. Lescas moins vidents comme les sensations de douleur et de chatouillementpeuvent tre dcrits de la mme manire en vertu de leur localisationcorporelle. Une douleur est une douleur ma jambe, une dmangeaison estune dmangeaison mon bras : ces sensations manifestent en ce sens desproprits de ce qui est reprsent dans lexprience de mon propre corps.

    Notons que cette manire de voir suppose souvent la possibilit de

    contenus non conceptuels. En ce sens, le reprsentationalisme sinscrit dansun combat men par Dretske, ds la fin des annes 1960, contre une certaineorthodoxie descriptiviste ou conceptualiste assez caractristique de laphilosophie analytique classique jusqu Searle et McDowell inclusivement(Dretske 1969). Mais cest l un autre problme que je naborderai pas ici(voir Seron, paratre).

    Le principal argument en faveur du reprsentationalisme est ce quilest convenu dappeler l argument de la transparence de lexprience . Ilsagit, en un mot, de lobservation suivant laquelle la rflexion sur nos exp-riences semble confine au seul contenu phnomnal. Quand je me tourneintrospectivement vers mon exprience visuelle de la tache rouge, tout ce queje peux en dire, semble-t-il, est que cest une exprience de quelque chose

    qui a telle forme, telle couleur, telle taille subjective, etc. Tous ces caractresmanifestent certes des proprits subjectives, mais aussi des proprits de cequi est reprsent, cest--dire des proprits localisables dans le contenuintentionnel de lexprience.

    Je fais remarquer au passage que cet argument nest pas propre aucamp reprsentationaliste. Chalmers en a ainsi propos une variante linguis-tique dans le sillage de Ryle. Largument consiste, cette fois, mettre enavant lapparente impossibilit de parlerde sa propre exprience phnom-nale dans un langage purement phnomnal. Comme le remarque Chalmers, nous navons pas de langage indpendant pour dcrire les qualitsphnomnales (Chalmers 1996, p. 22). Par exemple, il ne mest apparem-ment pas possible de dcrire phnomnologiquement mon exprience phno-

    mnale de la tache rouge sans faire rfrence des proprits externescomme tre rouge , avoir la mme couleur que le jus de fraise ou

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    causer la croyance que quelquun sest bless , etc. En ce sens le caractrephnomnal pourrait bien tre, comme dit Chalmers, ineffable, savoir ex-primable seulement en termes non phnomnaux. Une autre variante assez

    radicale du mme argument, elle aussi non reprsentationaliste, est due Colin McGinn (1991, p. 10 suiv.). Lide de ce dernier tait que la con-science nest en aucun sens une entit observable, parce que nos sens sontfondamentalement conus pour reprsenter des objets spatiaux. La con-science, affirme-t-il, est noumnale , au sens fort o elle est inobservablemais aussi inconnaissable au moyen dinfrences partir dnoncs observa-tionnels. Ce qui nempchait pas McGinn, par ailleurs, de prconiser uneapproche raliste de la conscience suivant laquelle la conscience est un faitnaturel mtaphysiquement non problmatique : mais prcisment ce faitnaturel est inconnaissable.

    Ce type dargumentation contre les qualia a fait lobjet de quelques

    critiques, dont lune des plus reprsentatives est celle de Peacocke (1983,p. 12-26). Je me contente de signaler en passant cette critique, qui a dailleurst rfute, mon avis dfinitivement, par Peter Carruthers (2000, p. 116suiv.). Je mefforcerai, un peu plus loin, de montrer que largument de latransparence nest pas valide pour une raison plus profonde. Je crois quil y adans cet argument un dfaut plus fondamental que ceux pingls parPeacocke, quil est peut-tre circulaire ou du moins quil repose sur uneconception fallacieuse de la conscience contre laquelle justement la 5e

    Recherche logique de Husserl a le mrite de nous mettre en garde.Paralllement, ma conviction est quil y a quelque chose de profondmentjuste dans largument de la transparence et spcialement dans ses variantesnon reprsentationalistes, mais aussi que cet argument nest pas relevant pour

    une thorie de la conscience.Pour le moment, lessentiel est que les thoriciens de lintentionnalitphnomnale ont repris leur compte cette conception reprsentationaliste dela conscience, sous une forme que Horgan et Tienson intitulent la thse del intentionnalit de la phnomnologie . Je cite cette thse, sous uneforme abrge :

    Les tats mentaux du type paradigmatiquement phnomnal ont uncontenu intentionnel qui est insparable de leur caractre phnomnal.

    Cette thse est commune la thorie de lintentionnalit phnomnaleet aux thories reprsentationnelles. En effet, Dretske ou Tye ne disent pas

    autre chose : les phnomnes qualitatifs reprsentent, ils sont en ralitintentionnels. Cette convergence explique pourquoi les partisans de linten-

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    tionnalit phnomnale ont pu voir dans le reprsentationalisme une prisede distance actuellement influente envers le sparatisme (Horgan etTienson 2002, p. 520 ; cf. aussi Kriegel 2003). Mais prcisment, on va voir

    dans un instant que cette convergence est seulement partielle.Encore deux remarques, plus techniques, avant de passer au point

    suivant. Dabord, les partisans de lintentionnalit phnomnale nadmettentpas lorientation massivement externaliste du reprsentationalisme standard :ce qui nous amne directement la deuxime des trois thses distinctives delintentionnalit phnomnale, dont il sera question un peu plus loin. Ensuite,linternalisme nest pas la seule divergence opposant les partisans delintentionnalit phnomnale au reprsentationalisme standard de Dretske etde Tye. Ainsi Kriegel en prfre une version un peu plus complique due Shoemaker (Shoemaker 1994, cf. Kriegel 2002). Il accepte largument de latransparence et donc aussi lidentification reprsentationaliste du caractre

    phnomnal au contenu phnomnal, mais il nen reconnat pas moins lancessit de qualia non reprsentationnels. En dautres termes, il y a dunct des proprits subjectives de lobjet, par exemple le rouge phnomnal,et de lautre les proprits qualitatives de lexprience elle-mme, qui sesituent en dehors du caractre phnomnal. Toute la question est alors desavoir quel sort on va rserver ces mystrieux qualia, sachant que, commele montre largument de la transparence, ils ne peuvent pas appartenir aucontenu intentionnel. De manire consquente mais assez problmatique,Kriegel choisit de les dfinir en termes neurophysiologiques (Kriegel 2002,185 ; Kriegel 2003, p. 295). Mais je reviendrai sur ce point dans maconclusion.

    3. Constitution phnomnale

    Jen viens maintenant la constitution phnomnale. Bien quelle soit expri-me avec prcautions, il y a chez les partisans de lintentionnalit phno-mnale une tendance trs nette considrer, dans une perspective ouverte parSearle, que lintentionnalit intrinsque implique la conscience (voir parexemple Kriegel 2003, p. 288). Pourtant, lessentiel nest pas l. Les parti-sans de lintentionnalit phnomnale ne se contentent pas daffirmer quelintentionnalit mentale implique la conscience, mais ils envisagent gale-ment lhypothse que les deux caractres sont en ralit quivalents, voireidentiques(voir Horgan et Kriegel, paratre, p. 7 et 9). En clair : ce nest

    pas seulement que tout tat intentionnel est conscient, mais cest aussi, peut-on supposer, que tout tat conscient est intentionnel. Comme on laura

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    compris, cette thse signifie que cest dsormais la phnomnologie qui a ledernier mot. Elle nest plus cette discipline marginale dont on ne sait pas trsbien quoi faire, mais il est dsormais permis de penser quelle est peut-tre la

    philosophie de lesprit en totalit ! Peut-tre lesprit en totalit est fonda-mentalement phnomnal et la bonne thorie de lintentionnalit est elle-mme phnomnologique : alors elle est toujours et essentiellement unethorie de lintentionnalit phnomnale, cest--dire unephnomnologie delintentionnalit. Cest l la thse de lintentionnalit phnomnale au senstroit :

    Il y a une espce dintentionnalit, omniprsente dans la vie mentale humaine,qui est constitutivement dtermine par la seule phnomnologie. (Horgan etTienson 2002, p. 520.)

    Deux points importants dans cet nonc : dabord lintentionnalit est

    omniprsente (pervasive) dans la vie mentale humaine , ensuite cetteintentionnalit est fondamentalement de nature phnomnale. Bref, lespritest intgralement intentionnel et intgralement phnomnal, ces deux carac-tres devant tre penss au minimumcomme essentiellement interdpendants.

    La ressemblance est frappante entre la thse insparatiste telle que jelai commente et la phnomnologie austro-allemande. Dans un texte de2007, Graham, Horgan et Tienson font remonter linsparatisme Descarteset Locke, mais aussi, de manire plus significative, Brentano et Husserl,par opposition la philosophie anglo-amricaine de la fin du vingtimesicle . Pour Brentano et Husserl, la conscience et lintentionnalit sonttraites typiquement comme des aspects insparables de nos vies mentales (Graham, Horgan et Tienson 2007, p. 468). De mme dans un autre articletout rcent, Horgan et Kriegel invoquaient Brentano et ses lves Twardowski, Meinong et bien sr Husserl en suggrant quil ne fallait paschercher ailleurs lorigine de lide dintentionnalit phnomnale. Je lescite : Les vifs dbats sur lintentionnalit chez Brentano et ses lvesconcernaient en fait lintentionnalit phnomnale, qui tait probablementlunique intentionnalit quils reconnaissaient. (Horgan et Kriegel, paratre, p. 2.)

    Ce rapprochement est encore plus vident si lon prend la peine deconsidrer la lettre de la thse de lintentionnalit telle quelle est noncepar Brentano dans sa Psychologie du point de vue empirique. Comme on sait,Brentano a introduit la notion dintentionnalit dans un dessein prcis. Son

    but tait de dfinir la psychologie, en prsupposant par ailleurs que dfinirune science, cela quivaut dfinir son domaine dobjets : la psychologie se

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    dfinit comme la science des phnomnes psychiques. En consquence, ilsagissait pour lui de dfinir les phnomnes psychiques en nonant uncritre permettant de les distinguer des phnomnes non psychiques,

    physiques. Ce critre tait lintentionnalit, cest--dire cette trange propri-t qui fait que certains phnomnes possdent un contenu intentionnel, quepar exemple telle perception est une perception de cette table, que teljugement est un jugement quil fait beau, que tel acte dimagination est uneimagination du Pre Nol, etc. Or, cette caractrisation nest videmmentpossible qu la condition daffirmer une relation dquivalence logiqueentre tre psychique (ou tre mental ) dune part et tre intentionnel dautre part. Autrement dit : (1) tout ce qui est mental est intentionnel, cest--dire intrinsquement intentionnel, et (2) tout ce qui est intentionnel, cest--dire intrinsquement intentionnel, est mental. Cest en ce sens que ce quonappelle techniquement la thse de Brentano nest en ralit quune partie

    de la thse effectivement dfendue par Brentano. Ce dernier ne dclarait passeulement que tout ce qui est mental est intentionnel, mais il dfendait aussice quon appelle usuellement la converse Brentano thesis, suivant laquelletout ce qui est intentionnel est mental. Mais ce nest pas tout. Brentano posaitgalement une autre relation dquivalence qui est trs importante pour notreproblme. Dune part, il affirmait que (3) tout ce qui est mental est conscient.Cest l une consquence immdiate de sa rfutation de lide de reprsenta-tion inconsciente, que je ne commenterai pas ici, faute despace, mais qui eststratgiquement centrale dans la Psychologiede 1874. Dautre part, Brentanoestimait aussi que (4) tout ce qui est conscient est mental. Cette deuximethse, assez triviale, est une consquence directe de la dfinition brenta-nienne de la conscience en termes de perception interne, mais l encore je

    signale ce point sans entrer dans le dtail. Lessentiel est que ces deux thsesmises ensemble reviennent affirmer que tre mental et tre con-scient sont des expressions quivalentes. Ce qui permet de reformulerautrement lquivalence du mental et de lintentionnel. Au lieu de dire quetout ce qui est mental est intentionnel et que tout ce qui est intentionnel estmental, nous pouvons maintenant dire ceci : tout ce qui est conscient estintentionnel, tout ce qui est intentionnel est conscient. Ou en dautrestermes : mental , intentionnel et conscient sont des expressionsstrictement quivalentes. Telle est la base mme de la thorie de linten-tionnalit de Brentano et aussi, avec quelques diffrences dont on peut faireabstraction ici, de la thorie de lintentionnalit de Husserl. La consquenceest vidente : la psychologie, cest--dire la science du mental, est fondamen-

    talement unephnomnologie de lintentionnalit.

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    Les thoriciens de lintentionnalit phnomnale ont plus que de lasympathie envers le point de vue exprim par Brentano en 1874, et on peutdire que la position gnrale est la mme avec quelques diffrences daccen-

    tuation et de perspective. Il reste maintenant prciser ce que signifie ouimplique plus concrtement cette quivalence de lintentionnalit et de laconscience pour les partisans de lintentionnalit phnomnale. Trs suc-cinctement, on peut dire que cette relation dquivalence fait lobjet duneinterprtation dtermine, substantiellement internaliste, qui suffit dmar-quer significativement la thorie de lintentionnalit phnomnale du repr-sentationalisme standard. La notion de constitution phnomnale, introduitepar Horgan, Tienson et Kriegel, ne fait quexprimer plus prcisment lamme ide, suivant laquelle lintentionnalit intrinsque, comme disentHorgan et Tienson, est constitutivement dtermine par la seule phnom-nologie 1. Le mot constitution est dlibrment vague, et il faut sans

    doute y voir plutt lintitul dun problme quune vritable solution. Lidequil sagit de mettre lpreuve est celle-ci :

    Nous employons lexpression constitutivement dtermine pour dire quecette espce dintentionnalit nest pas seulement nomologiquement (nomi-cally)dtermine ; bien plutt, les tats mentaux intentionnels ont tel contenuintentionnel en vertu de leur phnomnologie. (Horgan et Tienson 2002,p. 520.)

    Bref, ce nest pas seulement que de manire gnralelintentionnalit sac-compagne toujours de conscience et que la conscience est toujours intention-nelle, mais il faut supposer entre les deux un lien plus fort, une relation de constitution phnomnale , qui fait que le contenu intentionnel na in

    concretopas dautre ralit ni dautre origine que phnomnologique : cestparce queltat mental a telle ou telle phnomnologie quil a aussi tel ou telcontenu intentionnel, cest parce que leffet que a fait de voir cette table esttel ou tel que ma perception visuelle est une perception de cette table et nonde cette chaise. Ce point est videmment central dans largumentation ins-paratiste. Il sagit de dfendre lide que le contenu intentionnel est com-pltement constitu par leffet que a fait (the what-its-likeness) prsentation immdiate ou directe (Graham, Horgan et Tienson 2007, p.471).

    Je reviendrai un peu plus loin sur cette notion de prsentation. Ce quilfaut souligner pour le moment, cest que cette thse est dabord une thse

    1Sur ce concept, cf. Horgan et Kriegel, paratre.

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    internaliste, que ces auteurs tayent au moyen darguments typiquementinternalistes, par exemple largument de lhallucination et du rve ou largu-ment searlien du cerveau dans la cuve. Le contenu intentionnel est entire-

    ment constitu phnomnalement, il est troit pour reprendre le termetechnique usuel, au sens o il nest pas constitu contextuellement oucausalement : Le caractre conscient de la pense et delle seule dterminece au sujet de quoi est la pense au sens de lintentionnalit phnomnale. (Graham, Horgan et Tienson 2007, p. 471.) Cest ainsi que les mmesauteurs opposent lintentionnalit phnomnale ce quils appellent linten-tionnalit externaliste, cest--dire ce que Horgan et Tienson, mais aussiBrian Loar appellent la rfrence. Lintentionnalit au sens le plus fonda-mental nest pas la rfrence, laboutness dun tat mental est une donnephnomnale logiquement antrieure sa relation un objet existant extramentem.

    Ainsi, les partisans de lintentionnalit phnomnale acceptent gn-ralement largument de la transparence, mais ils refusent lide que largu-ment de la transparence implique lexternalisme. Comme lexplique trsclairement Brian Loar :

    Dun ct, je pense que nous avons une conception cohrente des aspectssentis de lexprience perceptuelle ; de lautre, je ne pense pas que ces aspectssoient purement qualitatifs, par eux-mmes non intentionnels (). Lidede qualia visuels non intentionnels ne (me) parat pas fonde. Nous nepouvons pas sparer phnomnologiquement la pure exprience visuelle de saprtention reprer des objets et leurs proprits. () Mais cela nimpliquepas le reprsentationisme bien quon le pense souvent. Cette ide estcompatible avec, et mon avis est mieux explique par une certaine concep-

    tion internaliste de lintentionnalit qui sappuie sur lide daspect phno-mnal de lexprience, au sens large. (Loar 2003, p. 238-239.)

    Il nest pas difficile de trouver un exemple qui illustre cette ide de faonclaire. Supposons que je voie hallucinatoirement une tache rouge. Si nousacceptons largument de la transparence, alors nous pouvons supposer que lecaractre phnomnal de mon exprience concide avec son contenu phno-mnal. Ce qui est phnomnal dans mon exprience, cest le fait que quelquechose mapparat avec une certaine couleur, une certaine forme, une certainetaille subjective, tous ces caractres appartenant ce qui est reprsent et, ence sens, au contenu intentionnel. Or, le caractre hallucinatoire de monexprience signifie quaucun de ces caractres nest externe au sens

    normal du mot. Et pourtant le contenu intentionnel estpleinement dtermin,quoique, peut-on supposer, phnomnalement et non conceptuellement. Si

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    par exemple jexprime mon exprience visuelle en disant je vois ceci , ceci est pour moi pleinement dtermin : cest cette tache rouge avectelles ou telles proprits mapparaissant visuellement, et non pas telle autre

    tache ct, qui est bleue et qui est plus petite, etc. Ce que je vois estentirement constitu par ses proprits phnomnales intrinsques, sans quejaie besoin de me rfrer des objets externes.

    Sans doute, on peut toujours rtorquer que mon exprience intentionnela tache rouge au sens o elle prtend sy rfrer, o elle a pour fonction dese rfrer une tache rouge existante mais o cette fonction nest pasralise, et ainsi de suite. Mais on voit bien quil y a ici quelque chosecomme une mauvaise foi descriptive, ou du moins quon passe ct delessentiel, qui est simplement que je vois effectivement une tache rougealors mme quil ny a aucune rfrence actuelle, cest--dire tout simple-ment aucune rfrence. Que pourrait alors tre la tache rouge, sinon seule-

    ment quelque chose dinterne lexprience elle-mme ?Pourtant la position internaliste des partisans de lintentionnalitphnomnale est moins simple quil ny parat, et elle nest pas uniforme.Certains, comme Brian Loar, semblent concder que lintentionnalitexternaliste doit tre prserve en un certain sens ou dans certains cas ;dautres, comme Katalin Farkas (2008), lexcluent purement et simplement.Ce sur quoi tout le monde saccorde, cest le fait que lintentionnalit neprsuppose pas la rfrence (Loar 2003), ou encore le fait quil y a des casdintentionnalit phnomnale singulire exprime par un dmonstratif,par exemple qui rclament un autre modle descriptif que celui en termesde rfrence ou dintentionnalit de re. Cest ainsi que Brian Loar, dans unvolume ddi Tyler Burge, pouvait saccorder avec ce dernier sur sa

    conception externaliste tout en contestant quelle puisse servir de base pourla thorie de lintentionnalit (Loar 2003).

    4. Immdiatet prsentationnelle

    Jen viens maintenant la troisime et dernire thse caractristique delintentionnalit phnomnale, celle de limmdiatet prsentationnelle. Enclair : le contenu intentionnel de lexprience a un caractre de prsencephnomnale. Ou encore, il doit tre une vritable donne phnomnalequipeut, le cas chant, se prter des objectivations introspectives. Sappro-priant tacitement une notion ma connaissance introduite par Colin McGinn

    (1991), Graham, Horgan et Tienson observent ainsi que le contenu inten-tionnel se prsente lui-mme immdiatement ou directement au sujet ou la

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    personne qui se trouve dans ltat mental en question (Graham, Horgan etTienson 2007, p. 471). Et en ce sens ces auteurs considrent que limm-diatet prsentationnelle se confond avec ce que dautres philosophes ap-

    pellent les qualia ou les phnomnes qualitatifs (Graham, Horgan etTienson 2007, p. 472). En effet, cest bien de la conscience phnomnaleelle-mme quil sagit. Le but est de dfinir la conscience comme ce carac-tre qui fait que le contenu intentionnel est prsent phnomnalement ausujet, cest--dire aussi, on laura compris, en introduisant lintentionnalitdans le definiens.

    Pour bien comprendre cette ide, il faut commencer par se demanderce quest au juste un contenu intentionnel. Dans larticle de 2003 que jaimentionn plus haut, Brian Loar sen prenait lopinion, extrmement cou-rante en philosophie de lesprit, suivant laquelle le contenu intentionnel estce quon exprime linguistiquement au moyen dune that-clause, dune

    subordonne introduite par que . Par exemple, le contenu intentionnel dema croyance quil fait beau est exprime par la subordonne quil faitbeau dans lnonc je crois quil fait beau , o je crois exprime parailleurs le mode psychologique. Daprs Loar, cette conception est insatis-faisante parce quelle fait passer pour essentiel ce qui est seulementsecondaire. En ralit, dclare-t-il, les subordonnes en que nous fontperdre de vue ce qui est vraiment relevant dans le contenu intentionnel, savoir ma saisie rflexive du concept perceptuel, son contenu psycho-logique (Loar 2003, p. 229). Selon lui, le contenu intentionnel ne doit pastre cherch dans lexpression linguistique de la forme quep, mais dansles espaces entre les mots (in the gaps between the words) (Loar 2003,p. 230). Par exemple, je peux exprimer une exprience en disant je vois que

    ceci est rouge . Alors, ce que dsigne le dmonstratif ceci nest pasnimporte quelle apparence visuelle, mais cest cetteapparence visuelle, cettedonne phnomnale qui est pleinement dtermine phnomnalement et quiest diffrente de telle autre. Cest en ce sens quil faut lire entre les mots .Dans les termes de Horgan et Kriegel, mais aussi de Brian Loar, tout celanest comprhensible que si je ne tiens pas seulement compte de la that-clause, qui conceptuellement nest pas pleinement dtermine, mais aussi deson mode de prsentation phnomnale, qui fait que des donnes phno-mnales sont identifies au moyen dindexicaux. Pour reprendre la termino-logie de Searle, la prsentation phnomnale nappartient pas simplement aumode psychologique de ltat mental, mais elle doit dsormais tre annexeau contenu intentionnel lui-mme, dont elle est suppose constitutive (cf.

    Horgan et Tienson 2002, p. 522).

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    videmment, toute la question est de savoir ce quon entend au justepar mode de prsentation et prsence phnomnale . On peut dabordremarquer quon a affaire ici quelque chose dassez loign du reprsen-

    tationalisme de Dretske et de Tye. Dfinir la conscience comme une certaineparticularit du contenu intentionnel qui fait quil renferme des composantesphnomnales, cela revient en effet considrer que la conscience nest pasfondamentalement une relation unissant le sujet ses propres tats mentaux,mais quelle se confond avec la vise intentionnelle elle-mme, ou encorequ tre un sujet conscient est un cas particulier de se reprsenter unobjet externe . Mais cette manire de voir peut paratre insatisfaisante, parceque notre conception intuitive de la conscience semble exiger davantage. Onaimerait reconnatre la conscience une certaine forme de rflexivit, ft-elle comprendre en un sens trs large.

    Il y a deux stratgies courantes en vue denrichir le reprsentationa-

    lisme et de rendre justice cette dimension rflexive de la conscience. Lapremire, quon appelle techniquement reprsentationalisme dordre sup-rieur et qui a t dfendue notamment par Armstrong ds 1968, puis parRosenthal et Carruthers, consiste assimiler la conscience une nouvellereprsentation, de second degr, qui vient sajouter la reprsentation delobjet externe. La seconde stratgie, quon intitule auto-reprsentationa-lisme, est celle retenue par les partisans de lintentionnalit phnomnale etspcialement par Uriah Kriegel, qui est celui qui sest le plus pench sur cesproblmes. Lauto-reprsentationalisme consiste affirmer que la reprsen-tation est consciente non pas au sens o elle est jointe une autre reprsen-tation qui la reprsente, mais au sens o elle est elle-mme simultanmentune reprsentation dun objet externe et delle-mme (Horgan et Kriegel

    2007, p. 132-133). Cest l le sens de la prsence phnomnale chez Kriegel :mon propre tat mental mest conscient pour autant quil mest phno-mnalement prsent, et il mest phnomnalement prsent au sens o ilreprsente la fois son objet externe et lui-mme. Cette conception est, lalettre, celle dfendue par Brentano en 1874 dans sa Psychologie du point devue empirique, mais je reviendrai sur ce point dans un instant. Lessentiel,ici, est quelle suggre que lintentionnalit constitue un ensemble plus richeet plus complexe que ce que peut rvler son expression linguistique ou sonexplication en termes de that-clauses et de rles conceptuels. Il fautmaintenant tenir compte du mode de prsentation , dont on suppose quilest constitutif du contenu intentionnel lui-mme. Lexprience elle-mme,leffet que a fait de voir cette tache rouge, fait partie intgrante de son

    propre contenu intentionnel non pas seulement au sens o les aspectsphnomnaux sont des proprits de lobjet externe reprsent, mais au sens

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    o ils sont des composantes de lexprience elle-mme en tant quelle estaussireprsente dans lexprience. Le contenu intentionnel de lexprienceest ainsi un contenu deux faces,janus-facedcomme dit Kriegel. Il renferme

    une composante regardant vers lextrieur (outward-looking)et une autrecomposante qui regarde vers lintrieur (inward-looking)(Kriegel 2003,p. 287 ; cf. Horgan et Kriegel 2007, p. 132).

    Bien que ce point ne soit pas toujours clair, cette distinction semblerecouper celle entre intentionnalit internaliste et rfrence externaliste.Lexprience ne nous fait pas seulement voir des proprits objectives desobjets, mais elle est aussi tourne vers lintrieur pour autant que nous envoyons des proprits phnomnales dont lontologie est internaliste. Lecaractre conscient de la reprsentation signifie que la reprsentation totaleest aussi tourne vers elle-mme ou encore que son contenu intentionnel luiest phnomnalement prsent au sens o il est reprsent au mme titre que

    lobjet externe. Cest en ces termes que Colin McGinn introduisait la notionde prsence phnomnale en 1991 :

    Il y a dans la relation entre une exprience et son objet une intriorit quisemble difficile restituer en termes de relations externes causales outlologiques. La prsence pour le sujet de lobjet de son exprience nesemble pas compltement explicable en termes de telles relations naturelles.(McGinn 1991, p. 39.)

    Jinsiste sur le fait que cette ide dune prsence phnomnale du contenuintentionnel comprise en termes internalistes rejoint certaines des intuitionsqui sont au cur de la phnomnologie austro-allemande. La phnomno-logie de lintentionnalit de Brentano et de Husserl postule que le contenu

    intentionnel est bien, au mme titre que lacte lui-mme, une donnephnomnologique au sens o il est vcu (erlebt), cest--direconscient phnomnalement au mme titre que le contenu rel de lacte. Jecite Husserl, dans lesIdeen I:

    Ce qui est transcendantalement constitu sur le fond des vcusmatriels et par les fonctions notiques est certes un donn , et il estmme, si nous dcrivons fidlement, dans lintuition pure, le vcu et ce quiest nomatiquement conscient en lui, un donn vident; mais il appartient auvcu dans un sens tout autre que les constituants rels et par suite proprementdits du vcu. (Husserl 1950, p. 244-245.)

    Or la thse brentanienne et husserlienne de limmanence intentionnellecomme la thorie de la rduction de Husserl montrent clairement que ces

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    caractrisations ont des implications directement internalistes. Le contenuintentionnel nest rien en dehors de la sphre du mental qui est vcu ouconscient : une perception est vcue comme une perception de la table, un

    jugement comme un jugement quil fait beau, etc., sans quil soit besoin desupposer ici lexistence extra mentem dune chose table ou dun tat dechoses /il fait beau/.

    5. Difficults

    Pour conclure, je vais maintenant numrer quatre difficults qui me pa-raissent caractristiques de la thorie de lintentionnalit phnomnale dansson tat actuel difficults que par ailleurs la lecture de Brentano et deHusserl pourrait peut-tre contribuer surmonter au moins en partie.

    1) Le premier groupe de difficults est le plus important et jy con-sacrerai plus de temps. Pour bien faire comprendre o je veux en venir, jedois commencer par dire un mot de lorientation internaliste caractristiquede la thorie de lintentionnalit phnomnale. Il ne suffit pas de dire, eneffet, que le contenu phnomnal est conu comme interne ou troit , maisencore faut-il comprendre pourquoi et en quel sens. Cest ici quinterviennentces mystrieux qualianon reprsentationnels dont jai indiqu plus haut queKriegel reconnaissait lexistence contre Dretske et Tye et en dpit de sonreprsentationalisme.

    Je pense quon pourrait rsumer la conception de Kriegel sur ce pointen disant ceci. Dabord, Kriegel dfend la thse reprsentationaliste suivantlaquelle le caractre phnomnal de lexprience est identique son contenu

    phnomnal. En dautres termes : les proprits phnomnales, par exemplele rouge phnomnal ou telle figure phnomnale, sont annexes au contenureprsentationnel de lexprience. Cependant, lide est que cela ne doit pasexclure pour autant les proprits intrinsques de lexprience, les qualiaparopposition aux proprits phnomnales de ce qui est reprsent. Je citeKriegel :

    Alors que dautres conceptions reprsentationalistes tentent de se dbarrasserde toute rfrence aux proprits intrinsques du sujet de lexprience quandelles caractrisent le caractre phnomnal, la prsente conception rend cetterfrence ncessaire. (Kriegel 2002, p. 180.)

    Or, Kriegel se trouve par l dans une situation assez inconfortable. Dunepart son internalisme lamne rintroduire les proprits qualitatives de

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    lexprience, cest--dire du sujet exprimentant, mais dautre part ce choixest premire vue trs aportique. En effet, si ces qualia sont totalementspars du contenu phnomnal, alors on retombe dans le sparatisme et on

    prte de nouveau le flanc largument de la transparence. Cependant, si lesqualiasont au contraire inclus dans le contenu phnomnal, alors ils doiventtre reprsents au mme titre que les proprits phnomnales de lobjet.Mais alors, la question est de savoir pourquoi et en quel sens les qualiaseraient encore, comme le rpte trs clairement Kriegel, non reprsentation-nels. Si je le comprends bien, il me semble que Kriegel rpondrait cettequestion de la manire suivante. Il dirait que les qualiane font pas partie ducontenu phnomnal de lexprience ni par consquent de son caractrephnomnal, mais que le contenu phnomnal doit tre interneau sens o lesproprits phnomnales de lobjet surviennent sur les proprits qualita-tives, celles-ci devant elles-mmes tre dcrites comme des tats neuro-

    physiologiques du cerveau.On vite par ce moyen le sparatisme, car les qualia ne sont plusmentaux et il ne sagit donc plus daffirmer que lespritse compose de deuxparties indpendantes dont lune est reprsentationnelle et lautre qualitative.Ensuite on donne raison au reprsentationalisme, puisque les qualiasont dslors exclus du contenu phnomnal. Enfin, on donne par l une significationplus claire et plus prcise lauto-reprsentationalisme internaliste : lesproprits phnomnales de lobjet reprsent, le contenu phnomnal delexprience, sont internes au sens o elles surviennent sur les propritsinternes neurophysiologiques du sujet exprimentant. Cest en ce sens, mesemble-t-il, quil faut comprendre aussi bien linternalisme que lauto-reprsentationalisme de Kriegel. Dune part, le contenu phnomnal est

    quelque chose dinterne, quoi on accde introspectivement (Kriegel 2002,p. 175-176), en regardant vers lintrieur, et il faut par consquent tre inter-naliste. Mais dautre part, cette reprsentation de quelque chose dinterne,des proprits subjectives de lobjet, est aussiune reprsentation de quelquechose dexterne au sens o elle est aussi lexprience indirectedes propritsobjectives de lobjet, donc une exprience tourne vers lextrieur (Kriegel2002, p. 187 suiv.). Le rsultat est que Kriegel dfend lide dun accsexprientiel indirect la ralit objective. Ce que je vois directement, cest lecontenu phnomnal qui mest prsent au sens de limmdiatet prsentation-nelle. Mais par ailleurs Kriegel se dfend dtre phnomnaliste et denrevenir aux sense-data : je voiseffectivement les objets externes, mais seule-ment indirectement, mettons infrentiellement partir du contenu phno-

    mnal (Kriegel 2002, p. 187 suiv.).

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    Cependant, je pense que cette thorie prsente des failles importanteset quelle nest pas acceptable comme telle. Cest du moins ce quon estamen penser si lon tient compte de trs importantes positions critiques

    dfendues par Husserl en 1901 dans ses Recherches logiques positionscritiques qui, sur tous ces points, me paraissent encore fortement actuelles.

    Un premier dfaut, srement le plus significatif, concerne la dfinitionde la conscience en termes de reprsentation. Comme Kriegel le reconnatdailleurs lui-mme (2003, p. 288-289), sa conception auto-reprsentationnelleest une rplique presque exacte de la thorie brentanienne des objetssecondaires : bien que Horgan et Kriegel reconnaissent la diffrence entre laprsence phnomnale et lintrospection, ils persistent dire que si un tat estphnomnalement conscient, cest au sens o il reprsente la fois son objetexterne et lui-mme(Horgan et Kriegel 2007, p. 132). Or, je pense que cetteconception est trs problmatique et surtout quelle pourrait avoir t

    dfinitivement rfute par Husserl dans la 5

    e

    Recherche logique: vivre uneexprience, en tre conscient, ce nest pas la mme chose que se lareprsenter ou lavoir pour objet. Avoir conscience quon peroit la table,cela ne veut pas dire avoir une reprsentation qui serait simultanmentperception de la table et delle-mme.

    Selon la Psychologie du point de vue empiriquede Brentano, tout actemental est conscient au sens o il ne reprsente pas seulement son objetexterne, cest--dire son objet primaire , par exemple la table que je vois,mais o il est aussi une perception interne de lui-mme et o il est, enconsquence, son propre objet, secondaire . Mais il y a de bonnes raisonsde penser que ce modle nest pas conforme aux donnes descriptives, ou dumoins les bonnes raisons pour le dfendre semblent faire dfaut. Pourquoi, en

    effet, faudrait-il introduire dans la reprsentation nave une intention-nalit rflexive ? Aprs tout, cette hypothse est trs contre-intuitive et, dfaut darguments particulirement forts, il me semble quon devrait toutle moins essayer de sen passer et de dfinir la conscience par un autre biais.On peut penser que cette hypothse ajoute aux donnes descriptives quelquechose qui ne sy trouve pas, savoir une rflexivit au sens fort, reprsenta-tionnelle, et quelle limine un peu vite la diffrence entre conscience etreprsentation rflexive : voir consciemment une table, ce nest pas la mmechose quavoir une reprsentation de ma perception de la table !

    Or, tout cela vaut plus forte raison pour le contenu intentionnel.Appliqu au contenu intentionnel, le problme que je viens de soulever est aucentre de limportant dbat autour des objets immanents dans lcole

    brentanienne. Supposons en effet que Kriegel ait raison de dire que le conte-nu intentionnel mest prsent et que cette prsence a le sens dune reprsen-

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    tation tourne vers lintrieur. Alors la reprsentation est son propre objet ausens o, suivant largument de la transparence, elle a pour objet son proprecontenu intentionnel conu comme phnomnal et interne. Mais cette ma-

    nire de voir engendre deux types de difficults qui ont t trs bien mis enlumire par Husserl et qui semblent rdhibitoires : le premier concerne lesreprsentations vraces, le second les reprsentations sans objet. Dabord,dans le cas des expriences vraces, elle a pour effet quelque chose commeun ddoublement de lobjet : il y aurait dun ct un objet externe, de lautreun second objet dont lontologie est interne. Outre le fait que ce modlesemble particulirement contre-intuitif, il ne permet pas dexpliquer en quelsens lobjet phnomnal, interne, est pourtant bien le mmeobjet que celuiqui existe hors de moi et qui a des proprits objectives comme une masse etune longueur mesurables. Ensuite, dans le cas des reprsentations sans objet,par exemple hallucinatoires ou fictionnelles, le modle de Kriegel tend

    conforter lide inutilement paradoxale que ces reprsentations auraientnanmoins un objet, mais seulement interne. Pour ma part, je ne vois aucuneraison de ne pas prfrer la conception suivant laquelle les reprsentationssans objet nont tout simplement aucun objet, ni externe ni interne. Cest l lefond de la critique des objets immanents par Husserl dans son texte de1894 sur les objets intentionnels et dans les Recherches logiques. Quandjimagine Zeus, observait Husserl dans un passage fameux de la 5eRecherche, Zeus nexiste ni en moi ni ailleurs ; il nexiste tout simplementpas (Husserl 2009, vol. 2, B373).

    Ces constatations en amnent une autre peut-tre plus fondamentale.Au bout du compte, lerreur la plus profonde de Kriegel pourrait tre decroire que le contenu intentionnel est reprsentpar ltat mental. L encore,

    il y a de bonnes raisons de juger plus satisfaisante la conception de Husserl,qui a dailleurs t adopte galement par Brentano dans son uvre tardive etqui nest pas trs loigne dautres conceptions comme celle de John Searle.Selon Husserl, le contenu intentionnel nest pas reprsent, il nest pas lobjetreprsent de ltat mental, mais il est un certain caractre de ltat mentalqui prescrit quel objet est reprsent par ltat mental. Or cette conceptiondite non relationnelle de lintentionnalit permet de maintenir en un senslinternalisme sans les apories des objets immanents du premier Brentanoet de Kriegel. En outre, elle rend du mme coup superflue la notion fortproblmatique dexprience indirecte. nouveau nous pouvons dire, demanire plus intuitive : ce nest pas des contenus intentionnels que je vois,mais simplement des objets. Bref, ce que je vois nest pas, comme le dit

    Kriegel (2002, p. 183), la manire dont les choses mapparaissent, mais bience quelles sont. Si au contraire je veux objectiver la manire dont les choses

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    mapparaissent, si je veux acqurir des connaissances de la forme il mesemble quep ou je vois a, alors il me faut adopter une attitude nouvelle,oprer une conversion du regard produisant un acte nouveau de nature

    rflexive.Pour conclure sur ce point, on pourrait dire que le problme rside

    dans une certaine tendance, assez caractristique des partisans de lintention-nalit phnomnale comme dailleurs aussi de beaucoup de leurs adversairessparatistes, confondre la conscience phnomnale avec lexprience sen-sible, en allemand lErleben avec lErfahren. Cette confusion engendretoutes sortes de problmes dont on peut penser quils sont des artefactscomme tels insurmontables. Ainsi, outre les difficults que je viens dping-ler, la question est de savoir quel sort on va rserver aux composantes appa-remment non phnomnales de lexprience perceptuelle ainsi quaux inten-tionnalits manifestement non sensibles, purement intellectuelles : par

    exemple comprendre une phrase. Cette question a donn lieu toute unesrie de travaux dans la littrature rcente (voir Horgan et Kriegel, paratre). Cependant, il me semble quon peut se demander si ces problmessont de vrais problmes ou sils ne sont pas plutt des artefacts dus aucaractre inadquat ou en tout cas trop restrictif du concept de consciencephnomnale des artefacts qui seraient en consquence facilement vi-tables au moyen dun concept plus large de conscience phnomnale. Denouveau, la question est de savoir si la conscience est essentiellementquelque chose comme une exprience, si elle est une exprience dans lemme sens o jai lexprience (perceptuelle) de la table devant moi.

    mon avis, ces remarques ne remettent pas en cause la thorie delintentionnalit phnomnale dans son ensemble, mais elles appellent au

    moins dimportants amnagements.2) Une deuxime srie de difficults concerne largument de la trans-parence. Selon moi, cet argument nest pas valide comme tel, ou plutt saporte est moins significative que ne le pensent gnralement les reprsenta-tionalistes. En clair, il me semble quil ne serait valide que sur la base duneconception reprsentationnelle de la conscience dont je viens justement desuggrer quelle tait fort problmatique.

    Dabord, linterprtation la plus courante de largument de la trans-parence me parat tout simplement fausse. Suivant cette interprtation, quejai commente plus haut, lintrospection est ncessairement limite aucontenu intentionnel de ltat mental par opposition ses proprits intrin-sques, par exemple au rouge phnomnal par opposition au percevoir lui-

    mme. Sous cette forme, largument est franchement douteux. Lintensit etla vivacit dune perception et leurs variations, sa diffrence avec une

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    imagination ou un souvenir, sa dure subjective : tous ces caractres sont descaractres intrinsques de ltat mental et non de ce qui est reprsent etpourtant on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas en avoir des

    connaissances rflexives comme on en trouve en masse dans la psychologieintrospective. Ou bien on ne croit pas la possibilit dune vritable intro-spection, mais alors le contenu phnomnal nest pas non plus accessibleintrospectivement !

    On pourrait tenter de sauver largument de la transparence en lecomprenant en un autre sens. mon avis il y a ici deux stratgies possibles.Dabord, on peut comprendre par l que les caractres intrinsques de ltatmental ne sont introspectivement accessibles, pour ainsi dire, qu mme cequi est reprsent : par exemple la diffrence de ma perception daveclimagination rsiderait dans lintentumqui apparatrait avec un caractre deprsence perceptuelle dont est dpourvu lobjet fictif, et ainsi de suite. Mais

    cette stratgie prte le flanc une objection forte adresse par Husserl auphilosophe nokantien Paul Natorp, qui avait dfendu ds 1888 uneconception trs proche de largument de la transparence (cf. Seron 2009,p. 547 suiv.). Lobjection est que, mme supposer que les caractresintrinsques de ltat mental ne soient introspectivement accessibles qumme ce qui est reprsent, il nen subsiste pas moins une diffrenceessentielle entre les deux et par ailleurs ces caractres intrinsques nendemeurent pas moins introspectivement accessibles. Do lide, centrale-ment husserlienne, que lattitude rflexive me fait voir non seulement lecontenu intentionnel, mais aussi ce que Husserl appelle le contenu rel deltat mental.

    Lautre stratgie, pour ainsi dire dflationniste, consisterait opter

    pour une formulation plus large suivant laquelle ce qui est conscient dansltat mental, cest seulement le contenu intentionnel. Mais alors il y va dedeux choses lune. Soit on veut dire par l, comme Kriegel, que rien nestdirectement reprsentdans ltat mental hormis le contenu phnomnal et alors on sexpose aux difficults que jai releves plus haut. Soit on dfinitla conscience en termes non reprsentationnels, et alors largument est toutsimplement faux. Bien quindniablement lexprience de cette tache rougene donne pas voir le voirlui-mme avec ses proprits intrinsques, il mesemble descriptivement incontestable quen percevant consciemment la tacherouge je suis conscient de son intensit et de ses variations, de sa diffrenceavec une imagination ou un souvenir, de sa dure subjective, etc.

    On pourrait encore mentionner quelques autres difficults significa-

    tives. 3) Je pense, plus spcialement, celles lies la mthode introspective,que les thoriciens de lintentionnalit phnomnale invoquent rgulirement

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    comme tant une source de connaissance non seulement lgitime, mais aussiprivilgie pour rsoudre leurs problmes. On trouve chez ces philosophestoute une srie dindications fcondes sur la mthode introspective. Par

    exemple, Horgan et Kriegel (2007, p. 127) ont tent dassurer la possibilitdune introspection phnomnale en recourant la notion jamesienne despecious present, en un sens trs proche de celui o Husserl semployait garantir contre Brentano la possibilit dune introspection perceptuelle enintroduisant la notion de rtention (cf. Seron 2003). Cependant, il manqueencore chez ces auteurs une thorie gnrale de lintrospection. Or, cettelacune est encore aggrave par la prsence de certains problmes que jaidj indiqus. La conception de lintrospection chez ces philosophes sembledautant plus dficiente quelle saccompagne dun modle descriptif discu-table de la conscience phnomnale modle de style brentanien daprslequel la prsentation conscientielle est elle-mme reprsentationnelle.

    4) Un quatrime problme, galement laiss en friche chez ces auteurs,concerne la notion de constitution phnomnale. La question est de savoir siles aspects qualitatifs sont, comme le pensaient par exemple les gestaltistesde lcole de Berlin, suffisants pour individuer lobjet intentionnel, ou siquelque chose de plus nest pas requis, comme le pensent les externalistesmais aussi Husserl. Lhypothse la plus plausible, me semble-t-il, est que lesaspects qualitatifs ne sont pas suffisants, mais quon pourrait malgr celamaintenir la thse de la constitution phnomnale condition de rintroduireune distinction que la thorie de lintentionnalit phnomnale tend fairedisparatre, savoir la distinction husserlienne entre contenu rel et contenuintentionnel de la reprsentation. Selon moi, cela permettrait dailleursdattnuer les effets psychologistesde la thorie de lintentionnalit phno-

    mnale dans son tat actuel, mais aussi de la renforcer sur certains points.

    Je nentrerai pas davantage dans le dtail des difficults que mesemble soulever la thorie de lintentionnalit phnomnale. Je dois enfindire un mot sur ce qui me parat tre prcieux et fcond et devoir tre retenudans cette thorie. En fait, mon opinion est que la plus grosse part pourrait entre conserve la condition de rintroduire au moins deux distinctions quisont dans une large mesure absentes ou sous-estimes chez ces auteurs, etque la phnomnologie austro-allemande, prcisment, a le mrite davoirlabores plus systmatiquement. La premire distinction est celle entre con-science et reprsentation rflexive, ou encore entre attitude consciente irr-flchie et attitude rflexive. La seconde est la distinction entre objet et con-

    tenu intentionnel, qui joue un rle central et chez Brentano et chez Husserl.

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    Une premire position qui me parat devoir tre conserve est laposition internaliste. Cependant elle nest peut-tre vraiment dfendable,comme je lai suggr, que si on refuse de faire du contenu phnomnal

    interne un objetinterne, comme le fait Kriegel. Bien meilleure, mon avis,est la conception non relationnelle de Husserl et du dernier Brentano, suivantlaquelle le contenu intentionnel nest ontologiquement rien dautre quunecertaine proprit intrinsque de ltat mental tel quil mapparat dans larflexion. En outre, la dfinition de l interne par la survenance sur desproprits neurophysiologiques, comme ce qui est dans la tte au senslittral, est certainement foncirement insuffisante. Mais je ne fais quesignaler ce point. Je crois galement quon pourrait maintenir limmdiatetprsentationnelle et saccorder avec les partisans de lintentionnalit phno-mnale sur le fait que le contenu intentionnel est une donne phno-mnale . Toutefois cette hypothse ne devrait pas tre comprise, selon moi,

    au sens o le contenu phnomnal serait lobjet dune reprsentation la foisrflexive et non rflexive. Bien plutt, nous pourrions alors la comprendre endeux sens distincts : dune part le contenu intentionnel est une donne phno-mnale au sens o il est conscient ou vcu sans tre reprsent comme lestlobjet ; dautre part il est une donne phnomnale au sens o il est lobjetdune exprience rflexive qui est rellement distincte de lexprience irr-flchie. Un troisime acquis prcieux de la thorie de lintentionnalit phno-mnale est selon moi linsparatisme ainsi que lide, dj dfendue parDretske, que le contenu intentionnel peut tre phnomnal, non pistmique.Il ny aurait pas grand-chose redire sur ce point, sinon quil engage pluttune thorie de lexprience quune thorie de la conscience. Si lon distingue,comme je lai fait plus haut, la conscience de lexprience, alors la thse que

    le contenu intentionnel est phnomnal au sens de la conscience phno-mnale est indpendante de la thse quil peut tre phnomnal au sens delexprience sensible.

    Enfin, une autre vertu de la thorie de lintentionnalit phnomnale,plus gnrale, est peut-tre de prparer le terrain et de procurer un certainnombre de moyens conceptuels nouveaux et plus fiables en vue dunquestionnement de nature mtaphysique. Car cette thorie cette phno-mnologie de lintentionnalit a ceci de particulier quelle nous installesur un terrain neutre o les questions mtaphysiques usuelles de la philo-sophie de lesprit contemporaine, au moins dans une certaine mesure, ne sont

    pas rgles par avance. Linsparatisme estprima faciecompatible avec plu-sieurs positions mtaphysiques incompatibles entre elles. Dans la conclusion

    dun article rcent, Graham, Horgan et Tienson (2007, p. 481-482) sedemandaient si la thorie de lintentionnalit phnomnale ne nous accule

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    pas au dualisme, et en concluaient que cest l un vritable problme si ledualisme est une mauvaise chose comme le pensent la grande majoritdes philosophes de lesprit. En effet, la phnomnalisation intgrale du

    mental conduit linsparatiste accentuer la sparation entre le mental et lephysique. Pourtant ces auteurs ne voient pas dans ce fait un obstacle infran-chissable. Certainement raison, ils considrent plutt que la thorie delintentionnalit phnomnale est logiquement antrieure au choix mtaphy-sique entre dualisme et monisme matrialiste, ou encore quelle constitue unncessaire prlude la mtaphysique de lesprit . Avant de se poser desquestions mtaphysiques, estiment-ils, il faut dabord concevoir ce qui faitque le mental est mental . Et leurs yeux, la rponse est la thorie de lin-tentionnalit phnomnale elle-mme. Ce qui fait que le mental est men-tal nest rien dautre que la prsence interdpendante de la conscience etde lintentionnalit .

    Ctait l, dj, un des aspects de la clbre et fconde propositionspculative de Nagel dans son texte pionnier de 1974, qui nous encoura-geait mettre sur pied une phnomnologie objective en mettant dect temporairement la relation entre lesprit et le cerveau (Nagel 1974,p. 449). Il semble improblable, concluait-il, quune thorie physique delesprit puisse tre envisage tant quon naura pas rflchi davantage auproblme gnral du subjectif et de lobjectif. Autrement, on ne pourra mmepas poser le problme du rapport entre corps et esprit sans lluder. (Nagel1974, p. 450.)

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