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PÉGUY LA RÉVOLUTION ET LE SACRÉ

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Beali. Le Livre de la Bienheureuse Angè le de Foligno. Retours en Chrétienté (La naissance, le mariage et la mort). Petite Vie du Curé d'A rs. Roulier s. Roumieux. Roules de Bretagne. La Crise du Sacerdoce. Le Christ dans l'Art Français. Le Mystère de la Passion. de Jeanne d'Arc.

AUX ÉDITIONS DE L'ORANTE Cadets. Les Exercices de saint Ignace de Loyola. La Sainteté de la Femme. L'Évangile du Travail. La France vivra. Paroles de saint Louis.

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PAUL DONCOEUR

PÉGUY LA RÉVOLUTION

ET

LE SACRE

A L'ORANTE 1942

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Dans le déchirement spirituel de notre peuple, il m'a semble urgent de chercher à engager entre Français anxieux de retrouver leur âme, une conversation dont les règles seraient : un haut et réciproque respect, puis un effort loyal pour retrouver leur commun point de départ, enfin une courtoise amitié qui réglerait les rythmes de la marche au pas le plus lent. Le Christ lui-même, vérité absolue, a désavoué des disciples irrités, trop prompts à déclancher la foudre. Il leur opposait sa divine patience, appliquée à ranimer « la mèche qui fume encore ». Je voudrais que ceux qui ne par- tagent pas ma foi au Christ reconnaissent qu'à leur endroit j'ai suivi son exemple.

Péguy m'a montré que le rassemblement le plus juste et le plus nécessaire entre Français se ferait sur la volonté commune de restaurer dans notre peuple, profané par le scepticisme ou le cynisme, le sentiment du sacré dont trente générations chrétiennes l'avaient imprégné. Il fallait pour cela en recueillir les plus humbles vestiges, comme on recueille au cours d'une fouille les moindres fragments de marbres où se devinent encore les lettres d'une antique inscription.

De ces témoignages il en est d'apocryphes. Un sentiment juste a pu s'égarer au point de canoniser des

valeurs que l'humanité primitive ou raffinée a nommées sacrées par équivoque. Dans un domaine où l'instinct, tout autant que le génie, joue un si grand rôle, et où l'intuition l'emporte souvent sur la raison, l'homme s'est égaré à la poursuite de fantômes. Il est arrivé que l'objet de la plus juste vénération se soit défiguré. Nous verrons que la perversion a parfois peuplé le temple ou la cité de superstitions usurpatrices. Ainsi l'une des civilisations Les plus sacrales a-t-elle abouti aux hypocrisies du pharisaïsme. Ainsi le paganisme s'est-il souillé aux incestes et aux prostitutions

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sacrées. Ainsi les idoles (et toute créature de Dieu en révolte peut devenir idole : sang, classe, argent, honneur, état, raison) ont-elles reçu des cultes authentique ment sacrilèges. Nul chrétien ne s'y méprendra. Après les avertissements donnés par le Pape Pie XI, nul ne se permettra de transférer à ces cultes idolâtriques des hommages qui ne sont dus qu'à Dieu. L'abus est en certains cas si grossier qu'on doute s'il est blasphématoire ou inconscient.

Il sera inutile, je pense, de nous attarder ici aux « baptêmes » ou aux « premières communions » d'une libre pensée dérisoire, non plus qu'aux messes noires, ou autres rites d'un sacré proprement satanique.

Il en va tout autrement d'un sentiment authentique du sacré qui, impuissant à prendre pleine conscience de son objet véritable, s'est arrêté à des propositions insuffisantes. Un certain paganisme inno- cent et malheureux n'a pas eu, disait Péguy, « les dieux qu 'il méritait ». Il s'est révélé incapable d'atteindre l'objet essentiel de sa vénération. Les plus inquiets élevaient alors des autels à « un dieu inconnu ». Saint Paul n'en triomphait pas avec ironie, mais louait leur sentiment inassouvi du sacré. La masse s'inclinait devant des figures où elle révérait la forme confuse, élémentaire ou parfois larvée de la sainteté. Nous recueillerons avec respect

1. Telles invocations transposant au profane les formules théolo- gales et jouant les « actes de foi », « d'espérance », de « charité », ou de « contrition », ou le « credo », ou le « décalogue », avaient depuis longtemps été dénoncées par le Pape.

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les moindres traces d'un sacré que l'École appelle analogique, parce que l'analogie est une voie authentique qui nous dirige, suivie avec prudence, vers la saisie d'une plus haute vérité. Il se trouvera que l'ignorance taise et parfois nie des vérités secrètes qu' implicitement elle convoie et respecte. Nous ne ferons pas état de cet illogisme pour l'accabler, mais plutôt de ce respect incon- scient qui, à son heure, connaîtra une révélation plénière.

Il reste qu'à cet effet les chrétiens qui possèdent cette lumière, au lieu d'en offusquer des yeux incertains, s'appliquent à découvrir progressivement son éclat ; ou plutôt ambitionnent de lui donner le seul fidèle témoignage qui transparaît au travers d'une vie digne du Dieu qui s'est incarné en leur humanité. Et digne de ceux qu'ils veulent atteindre.

Péguy a marqué dans le duel tragique de Polyeucte et de Sévère que le stoïcisme de celui-ci érigeait « dans le monde laïque et dans le monde profane, un certain sacré,... qu'il avait été chargé de fournir ce sacré, de donner ce qui seul pouvait annoncer laïque- ment, temporellement figurer le saint ou le martyr ». Qu'ils s'af- frontaient dans un loyal combat. « Et la pensée de Polyeucte, c'est que celui qui tient pour Dieu se tienne au moins aussi bien que celui qui ne tient pas pour Dieu... C'est le système et la poli- tique de saint Louis... C'est le système et la politique de Jeanne d'Arc. »

Ce serait une grande victoire française si, dans notre deuil, ce système du noble combat devenait le nôtre et que nous fussions tels que « Sévère ne s'en retournât point sans une certaine blessure,... en un mot que Sévère ne s'en retournât point comme il était venu ».

C'est la seule ambition de ces pa ges ; ou plutôt, humblement et vraiment, c'en est l'angoisse.

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PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

...Il est si difficile de faire la Révolution. PÉGUY, 1904.

Alors que des projets illusoires rêvaient de porter le combat hors de France, pour la première fois, au tragique conseil des ministres de Nitray, le 13 juin 1940, le Maréchal pro- nonçait :

« Le renouveau français il faut l'attendre de l' âme de notre pays, que nous préserverons en restant sur place, bien plus que d'une reconquête de notre territoire par des canons alliés... Je suis donc d'avis de ne pas abandonner le sol français. »

Cinq siècles plus tôt, au pauvre peuple de France désespé- rant de soi et s'accrochant aux folles prophéties qui annonçaient le salut par une princesse venue d'Ecosse, une fille de Lor- raine criait de Vaucouleurs à Chinon que le salut de la

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France, « c'est en France qu'il se trouve! » De même le vieux soldat de Verdun détournait nos yeux des chimères ou des effrois indignes de notre courage. Et c'est en France, affir- mait-il, que se décide notre destin.

Or, ce n'est point par nos armes. Ce ne peut donc être que par un effort d'un autre ordre, intérieur, intime, immanent, dont nous avons le gouvernement. Difficile et honnête, puisque c'est sur nous-mêmes que sera remportée la victoire. Un homme de quatre-vingts ans a le premier prononcé le mot de Révolution Nationale, pour marquer et l'ampleur du combat et son enjeu. Après vingt mois, il mesure avec douleur com- bien les Français l'ont encore peu compris, combien de con- jurations ont résolu de faire avorter dans la littérature une espérance qui exigerait trop de sacrifices, combien plus tris- tement la masse préfère une médiocre survie bourgeoise à l'héroïque aventure de son salut. Et cependant d'un cœur accablé mais d'une main ferme, il tient la barre et nous con- duit dans la tempête au port qu'il sait. On ne peut croire que les Français refusent à un tel chef ce que lui ont donné d'un tel élan les soldats de Verdun. Il leur faut pour cela croire que seule la Révolution, refaisant le Pays, le sauvera. Et ensuite obéir aux ordres rigoureux qui nous rendront la force de reconquérir notre destin.

Croire à la Révolution. On sait quelles voix tapageuses la

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compromettent aux yeux des Français les plus sages. Trop de littératures les ont déçus ! Mais la cause n'en demeure pas moins juste, tellement plus haute que ces assauts. Croire que seule notre conversion importe et qu'elle triomphera des évé- nements, quelle plus fière option et quelle plus sage!

A son peuple alors écrasé par la défaite et déchiré par l'anarchie, un Allemand marquait avec fermeté son devoir et sa chance :

« On peut perdre une guerre, écrivait vers 1931 Mœller van den Bruck. Une guerre malheureuse n'est jamais sans appel. La paix la plus humiliante n'est jamais définitive.

« Mais une Révolution il faut la gagner. « Une Révolution ne se fait qu' une fois. Une Révolution n'est

pas un différend qu'un peuple règle avec d'autres peuples. Une Révolution est essentiellement propre à une nation. Elle met un peuple aux prises avec lui-même. Et c'est de son issue que dépend l'orientation qu'il saura librement donner à sa destinée. Une Révolution est une occasion qui ne se représente jamais dans l'histoire d'un peuple. Notre Révolution est une de ces occasions. La saisirons-nous ? ou la perdrons-nous ? Des années ont passé depuis notre défaite. Nous avons utilisé ces dernières années à rassurer la nation sur son sort. Mais nous n'avons rien fait pour l'améliorer... La Révolution va plus loin... Elle est la dernière, l'ultime occasion qui nous soit à jamais offerte de gagner par la Révolution ce que nous avons perdu dans la guerre ! »

Ce sont là des vérités qui dépassent les contingences de lieu et de temps. Elles disent une loi éternelle qui joue dans l'histoire et ouvre à tout peuple vaincu les portes de l'avenir. Seulement il reste que ce peuple comprenne combien grave

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est cet avertissement, combien est difficile le renversement qui rétablira son honneur.

Trente ans plus tôt, parlant dans le désert de quelques amitiés timides, Péguy avait avec plus de force encore défini la nature de ces rares bouleversements d'où sortent les renais- sances. Ces lignes, écrites en 1904, au fort de la guerre de religion menée par le combisme, nous reviennent aujourd'hui des pages d'un Cahier perdu, actuelles et fraîches, comme hors du temps.

Aux radicaux qui prétendaient détruire, faire sauter le christianisme séculaire, Péguy apprenait qu'une telle révolu- tion dépassait singulièrement leurs moyens. Et ce faisant, il donnait de l'essence de l'action révolutionnaire l'une des plus pénétrantes analyses. En quoi il ne faisait pas travailler sa raison, mais il interrogeait ce qu'il portait au plus intime de son être. Il se définissait lui-même révolutionnaire dans les moelles. Comme ces pages sont oubliées dans un Avertissement sans titre, inscrit en tête d'un Cahier sans intérêt spécial achevées d'ailleurs faute de place sur la couverture de ce XI Cahier de la V' série, et qu'elles n'ont pas été recueillies dans les œuvres, il est nécessaire d'en reproduire les termes. Pour être lente, à sa manière, il convient d en suivre attentive- ment la marche.

Le radicalisme sectaire est, aux yeux de Péguy socialiste et résolument antichrétien incapable d'effet parce qu'il

1. Publié en 1904, ce cahier contenait le catéchisme athée de Man- gasarian.

2. Voir Œuvres, t. XI, pp. 1 07-195-280-,292, des affirmations datant de 1901 : « Je ne suis pas chrétien... Nous ne croyons pas au Dieu des

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ignore les conditions d'une vraie révolution et qu'il est trop lâche pour s'y engager. « Contre une situation traditionnelle... rien ne vaut qu'une pleine situation révolutionnaire, c'est- à-dire non pas une situation de transbordement ou de chambardement autoritaire, arbitraire et livresque. Mais au fond un appel à une tradition plus profonde ; une révolution est un appel d'une tradition moins parfaite à une tradition plus parfaite, un appel d'une tradition moins profonde à une tradition plus profonde... un depassement en profondeur, une recherche à des sources plus profondes ; au sens littéral du mot une ressource... »

Dès l'abord, loin des amateurismes faciles, des romantismes boursouflés, nous voici plongés dans un classicisme qui paraîtra froid aux esprits superficiels et surchauffés du sectarisme. Au fond Péguy leur en demandait trop : reconnaître ce qu'a de vrai, de grand, d'humain le Christianisme ; s'imposer l'effort de découvrir plus vrai, plus grand, plus humain, alors que l'impatience promettait un triomphe immédiat. Ils ne le sui- vaient déjà plus.

Tenacement Péguy poursuivait : « Une révolution n'est vrai- ment pleinement révolutionnaire et ne réussit comme révolution... que si elle fait surgir et sourdre une humanité plus profonde que l'humanité de la tradition... à qui elle s'attaque ;... elle ne vaut que si elle apporte ce merveilleux rafraîchissement de l' humanité par approfondissement qui donne tant de jeune ivresse aux véritables crises révolutionnaires, dans toute leur peine, dans toute leur misère, dans tout leur effort. » N'est

Chrétiens, en particulier au Dieu des Catholiques... Nous sommes ir- réligieux de toutes les religions, nous sommes athées de tous les dieux. »

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pas vraie révolution une simple destruction négative, ni même une quelconque construction positive. N'est autorisée, n'est sanctionnée par la loi physique des choses que cette révolu- tion qui construira plus juste et plus humain, qui vaincra « l'antiquité en antiquité et non pas en nouveauté curieuse, comme on le croit trop généralement, en actualité fiévreuse et factice... Il faut qu'elle prouve que les révolutions précé- dentes étaient insuffisamment révolutionnaires, que les tradi- tions correspondantes étaient insuffisamment traditionnelles et pleines ; il faut qu'elle vainque la tradition même en tradi- tionnel, qu'elle passe en dessous ; loin d'être une superaug- mentation, comme on le croit trop généralement, une révolution est une excavation, un approfondissement, un dépassement de profondeur. »

Il n'est donc pas permis à quelque ambition que ce soit de se livrer à ce jeu sérieux et grave. Il ne l'est pas davantage aux politiciens habiles qui joueront ce jeu à demi. Car « les révolutions atténuées n'obtiendront jamais que des fortunes accidentelles, des réussites politiques, truquées, des autorités de commandement précaires... Les révolutions ne prennent ou n'entament et ne réussissent que si elles prétendent renverser, éverser tout un système social et moral ou mental... Une révo- lution n'est rien, si elle n'est pas l'introduction d'un nouveau plan ; si elle n'engage pas tout un nouveau regard, toute une nouvelle vue, toute une nouvelle vie; ...une révolution n'est révolution que si elle est entière, globale, totale, absolue. »

Aussi exige-t-elle, outre la résolution héroïque capable de jouer le tout, la pensée géniale seule capable de concevoir l'ordre nouveau : « Car le talent, et encore quand il est bon et vrai, ne fait qu'un aménagement de la réalité, tandis que le

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génie, à lui seul et lui seul,... en fait un remplacement. Ainsi la conservation ne demande que des hommes ordinaires ou des hommes de talent, la révolution demande des hommes ordinaires, et des hommes de talent, et en outre elle exige du génie, que ce soit le génie d'un homme ou de plusieurs hommes, ou le génie plus profond d'une race ou d'un peuple, ou d'une classe, ou enfin ce génie particulièrement profond qui naît d'une expérience continue de la misère. »

Ainsi n'est-ce point le couteau de Ravaillac, ni la Fronde des Princes, ni la conspiration des Loges qui feront de vraies révolutions. Le génie d'un homme ou de plusieurs ne s'y ris- quera pas sans une communion étroite au génie d'une race ou d'un peuple. Et ceux-là même ne trouveront leur pleine puissance qu'au creuset d'une longue misère. Que nul donc ne franchisse légèrement ce seuil !

Péguy précisera le pourquoi de cette exigence. Nous en avions déjà été avertis. La révolution doit être totale. Or seul le génie est capable de lui conférer cet absolu. Dès lors la partie peut être jouée par qui en connaît la loi et s'y sou- met. Puisque « une révolution est en face de la conservation correspondante... comme un candidat au remplacement total,... une atténuation de la révolution est forcément à l'avantage de la conservation, puisque la conservation occupe... Mais une atténuation de la conservation n'est pas forcément à l'avantage de la révolution, car la révolution n'occupe pas, elle attend ; elle n'occupe qu'en idée, en génie ».

D' où se formulent les disciplines impitoyables de la révo- lution : « Quiconque atténue, diminue la révolution, fait en réalité les affaires de la conservation quand il ne fait pas les affaires de la réaction. Qui n'est pas pour la révolution est

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contre elle... Une révolution a contre elle tous les neutres et tous les indifférents ; la conservation a pour elle tous les neutres, tous les indifférents. »

Et voici que se révèlent les dernières conséquences : « Un commencement de révolution ne fait pas une révolution, même commencée, ne fait pas de la révolution... Un tiers de révo- lution ne fait pas de révolution même pour un tiers... Quand on fai t sa part à la révolution, quand on limite la révolution, on ne fait pas de révolution. On tue la révolution. »

C'est pourquoi : « on ne fait pas de la révolution ; on est tenu de faire, on ne peut faire que la révolution. » Et c'est enfin pourquoi : « il est si facile de faire de la conservation et si difficile de faire la révolution ; pourquoi par suite, il y a tant de gens qui font de la conservation et si peu de citoyens qui font la révolution, tant de véritables conservateurs, si peu de véritables révolutionnaires, enfin pourquoi nous voyons tant d'anciens ou de prétendus révolutionnaires devenir de véritables conservateurs ; ils suivent la ligne de plus grande pente ; pourquoi nous voyons si peu de véritables conserva- teurs devenir de véritables révolutionnaires. »

Il ne reste plus qu'à déduire la règle fondamentale que doit considérer, préalablement à toute action, quiconque envi- sage de faire une révolution : « Il est sage d'être absolument révolutionnaire, si l'on croit que la révolution vaut mieux que la conservation ; il n'est pas sage de fragmenter la révolution, si l'on croit que la conservation n'est pas bonne. Ni les pleines et seules vraies conservations, ni les pleines et seules vraies révolutions n'admettent de ces marchandages ; à toute une vie, comme est la vie chrétienne, en particulier catholique, rien ne se peut mesurer que toute une vie nouvelle, toute une

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révolution, c'est-à-dire un fouissement plus profond ; res nova, disaient les latins ; vita nova, dirons-nous. Car une révolution revient essentiellement à fouir plus profondément dans les ressources non épuisées de la vie intérieure ; et c'est pour cela que les grands hommes d'action révolutionnaire sont éminemment des grands hommes de grande vie intérieure, des méditatifs, des contemplatifs ; ce ne sont pas les hommes en dehors qui font les révolutions. Ce sont les hommes en dedans. »

Nous savons que Péguy fut, au risque de mourir sans voir accomplie sa révolution, cet homme en dedans, obstinément en dedans, dans sa vie solitaire et jusque dans sa mort. Nous savons aussi que, s'il a fallu quarante ans pour que le fouis- sement, poussé au-dessous de la situation traditionnelle qu'il voulait faire exploser, atteigne les dernières profondeurs et détermine une révolution qui ne fasse pas long feu, ce délai n épuise pas ses patiences. Sachant quelle révolution se faisait par lui, « Il ne faut pas que je meure ! 1 » avait-il dit à Lotte, un an avant qu'il fût tué. Il se trompait. Nous commençons de le comprendre. Car Péguy ne sera pas mort en vain aux bords de la Marne en 1914, si la Révolution de 1940 s'engage dans la voie que son génie et son héroïsme ont marqué à la France vaincue, alors que la France victorieuse de 1919 avait été trop distraite pour l'écouter et trop légère pour le comprendre.

1. Entretiens..., p. 170-171.

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I L A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

125 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN DE

VIDALON NUMÉROTÉS DE 1 A 125

ET 375 EXEMPLAIRES SUR MONTGOLFIER NUMÉROTÉS DE 1 26 A 500

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