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    LA PEUR DE SOI, L'HORREUR DE L'HOMME

     

    Jean-Paul Curnier 

    Editions Léo Scheer | Lignes

    2004/3 - n°15

    pages 53 à 67

     

    ISSN 0988-5226

    Article disponible en ligne à l'adresse:

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    Pour citer cet article :

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    Curnier Jean-Paul,« La peur de soi, l'horreur de l'homme »,

    Lignes , 2004/3 n°15, p. 53-67. DOI : 10.3917/lignes1.015.0053

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    propre existence et de sa propre puissance de devenir. C’est, commeon peut s’en rendre compte, dans la première voie que l’histoiremoderne engage l’existence humaine.

    Il faut l’affirmer une fois de plus : la terreur est inséparable de laguerre, seule change l’échelle où elle s’exerce. Toute moralisation, touteespérance placée dans l’indignation sont absurdes et révoltantes ; ellesabêtissent comme tout ce qui tend à dénier le réel par l’appel auxsentiments. Encourager la volonté d’irresponsabilité et d’innocence,c’est toujours encourager la dépossession de tous au profit d’un pouvoirlivré à lui-même.

    « Une seconde vague de Turcs vint au secours de la première, joyeuseet exultante, sûre de la victoire, traînant avec soi des cordes pour nous

    emmener garrottés dans le Khorassan. Arrivant en liesse ils se mirent àdévaler peu à peu du faîte d’une hauteur. À mesure qu’ils descendaient,ils restaient sur place, la tête coupée par la main des nôtres ; ceux-ci projetaient les têtes coupées dans la ville avec des frondes, pour accroîtrela terreur des Turcs 1. » (Siège de Nicée, mai-juin 1097)

    « Il y eut beaucoup de morts parmi nos ennemis. D’autres furent faits prisonniers et emmenés devant la porte de la ville où on les décapita, pour augmenter la détresse des assiégés. » (Siège d’Antioche, 21 octobre 1097)

    « Ainsi, ce jour-là, nos ennemis furent-ils écrasés avec l’approbationde Dieu. Les nôtres récupérèrent bonne quantité de chevaux et d’autresbiens qui leur étaient de première nécessité. Ils apportèrent cent têtesde morts devant la porte d’Antioche, là où avaient établi leur camp lesambassadeurs de l’émir de Babylone envoyés à nos seigneurs. » (Sièged’Antioche, 9 février 1098)

    « Les ennemis de Dieu restaient aveuglés, stupéfaits : ils voyaient lessoldats du Christ, les yeux ouverts mais sans rien voir, n’osant plus sedresser contre les chrétiens, terrifiés par la puissance de Dieu. Dans leur 

    1. Source citée et suivantes : Chronique anonyme de la première croisade, traduit du latin parA. Matignon, Paris, Paris, Ed. Arléa, 1998. Pour une fois nous oublierons Thucydide et lesguerres du Péloponnèse et examinerons un épisode tout aussi fondateur en matière de rela-tions entre les civilisations contemporaines : la première croisade ; celle de 1096 à 1099, à l’ap-pel du pape Urbain II.

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     peur, ils grimpaient sur les arbres en espérant s’y cacher, mais les nôtresles précipitaient à terre, les criblant de flèches, les tuant à la lance ou àl’épée. D’autres se couchaient sur le sol, n’osant rester debout face à nous.Les nôtres les découpaient comme on découpe les animaux à l’abattoir. »(Bataille d’Ascalon, 12 août 1099)

    À cela, qui nous donne un aspect décidément intemporel de ce quepeut inspirer la foi, il convient d’ajouter ce récit où le narrateur, au nomde Dieu et de tous les autres, voit la marque de l’inspiration divine :

    « Apprenant que les Turcs avaient inhumé leurs morts, les nôtres se préparèrent tous et vinrent en toute hâte à l’édifice diabolique. Ordre fut donné d’exhumer les cadavres, de briser les tombes, de traîner les

    corps hors des sépulcres. On jeta tous les cadavres dans une fosse et onemporta les têtes coupées dans nos tentes, pour savoir exactement lenombre des morts – il faut mettre à part le chargement de têtes effectué sur quatre chevaux qu’on envoya jusqu’à la mer aux ambassadeurs del’émir de Babylone. À ce spectacle, les Turcs furent en extrême affliction,tristes jusqu’à la mort : chaque jour réveillait leur douleur, ils ne faisaientque pleurer et hurler. » (Siège d’Antioche, février-mars 1098)

    Mais la terreur a ceci de particulier – et cela caractérise le destin detoute domination quelle qu’elle soit, qu’elle soit momentanémentconsentie ou pas – qui veut que, dès qu’elle cesse de paralyser touteriposte, elle déchaîne la férocité d’une violence au moins égale à cellequ’on la supposait capable d’exercer. Et la terreur instaurée par lescroisés sur les peuples du Moyen-Orient, que l’on imagine assezfacilement, cessera bientôt ; en fait après la première croisade, par unmouvement de renversement qui allait désormais nourrir et armer lafurie des peuples vaincus. Et cela, semble-t-il, dès que ces peuples ont

    été en mesure d’accorder une forme, une image ou une représentationà l’horreur qu’ils éprouvaient. À vrai dire, c’est sans doute la terreur elle-même, en tant que sensation paralysante de proximité de la mort, qui adû cesser dès qu’il a été possible de faire correspondre à la férocitéguerrière des croisés une figure générique valant pour tous les chrétiens

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    en général. Cette figure, qui mettra fin à la puissance de la terreur croisée,c’est celle tirée des scènes d’anthropophagie pendant le siège de Maara.

    « Il y eut là des nôtres qui manquèrent du nécessaire tant à cause dela longueur de la halte que de la contrainte de la faim. Au-dehors dela ville , en effet, ils n’avaient rien trouvé à prendre. Alors, ils ouvraientles cadavres, parce que, dans leurs ventres, on trouvait des besants[pièces de monnaie] cachés. Ou bien, ils en découpaient la chair enmorceaux, et ils la faisaient cuire pour la manger. » (Siège de Maara,novembre-décembre 1098)

    Puis, Raoul de Caen, chroniqueur de la première croisade : « À Maara,les nôtres faisaient bouillir des païens adultes dans les marmites, ils fixaientles enfants sur des broches et les dévoraient grillés. » Et aussi Albert d’Aix,

    autre chroniqueur : « Les nôtres ne répugnaient pas à manger nonseulement les Turcs et les Sarrasins tués mais aussi les chiens. »Ce n’est sans doute pas l’horreur de cet épisode en soi qui portera

    ce dernier au rang de symbole de tout ce qu’il y a de haïssable chez lescroisés – ce qui se pratique dans les guerres n’est jamais très éloigné enmatière d’horreur –, mais la possibilité de mépris sur laquelle il ouvre.Dans la manducation non sacralisée, dans la dévoration affaméeperpétrée par les « miliciens du Christ », il y avait quelque chose debestial qui désacralisait à l’évidence la terreur quasi divine dont ilsvoulaient s’auréoler.

    Oussama Ibn Mounqidh résume ainsi cette déchéance de la toute-puissance jusqu’alors installée de la terreur chrétienne : « Tous ceux quise sont renseignés sur les Franj ont vu en eux des bêtes qui ont lasupériorité du courage et de l’ardeur au combat mais aucune autre, demême que les animaux ont la supériorité de la force et de l’agression. »Dans l’image du Franc anthropophage qui traverse la représentationarabe de l’Occident chrétien, ce n’est plus de terreur qu’il s’agit mais

    de dégoût et de mépris. Dès lors, la riposte, alimentée par la ferveurnégative de la répugnance va commencer : le Franc, inconnu jusqu’alors,est à présent une espèce vile qui répugne mais n’intimide plus de lamême manière et peut être anéantie.

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    Au même moment, c’est-à-dire à la fin du XIe siècle très exactement,Omar Khayyam illuminait la Perse et le Moyen-Orient arabe de saculture, de la subtilité de sa science, de la délicatesse de ses conversationset de la sensualité de ses quatrains. Il ne dira absolument rien de cetteruée démente et assassine venue d’Occident. Mais aujourd’hui encore,mutatis mutandis, s’agissant de faits d’armes destinés une fois de plusà délivrer le Moyen-Orient et à en piller les richesses par la mêmeoccasion, est-il, sans honte, possible de tirer de l’inanité des raison-nements officiels qui ont servi de viatique à ce nouvel élan de piraterieet d’hystérie mystique, l’inspiration d’un contre raisonnement dignede ce nom ? Il n’est pas vrai, s’agissant de questions de cet ordre, quel’on doive penser à n’importe quel prix.

    Certes, les croisades pour la libération du Saint-Sépulcre sepoursuivront jusqu’à la fin du XIIIe siècle, jusqu’à la mort de Saint Louisexactement, mais ce qui s’est installé depuis lors, c’est une représen-tation agonistique et guerrière spécifique à l’homme occidental,chrétien et blanc, faite en majeure partie de crainte, de convoitise, derépugnance et de mépris.

    Ici, les choses se compliquent encore : les fausses évidencesressassées par quelques appareils d’information commercialementdominants (ce qui, semble-t-il, ne gêne pas grand monde), semblent enmesure de décider ce que doit être l’histoire contemporaine. Entendonspar là que l’évidence de la bestialité qui aujourd’hui œuvre en touteimpunité à la définition et à la mise en pratique d’un nouvel ordreplanétaire, trouve toujours à se camoufler derrière de pathétiques etd’infantiles arguties appelant à une capitulation totale de la pensée ; àlaquelle, de toute façon, le plus grand nombre aspire quand il nel’appelle pas à grands cris.

    Précisons : le retour violent de l’islamisme radical et guerrier vers

    les pays occidentaux n’a pas grand-chose à voir avec l’esprit de larésistance aux croisades. Mais il n’est pas moins vrai qu’il prend appuisur des représentations anciennes que l’actualité des comportementsaméricains se refuse apparemment à désavouer, à commencer parl’emploi du mot « croisade ». Et, au fond, cela arrangerait tout le monde,

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    USA et islamistes de tous bords les premiers, que toute cette récentefurie se reconnaisse dans des faits historiques aussi grandioses et si bienpétris dans la foi religieuse, quelque effroyable qu’elle fût ; cela de sorteque se détourne l’attention de l’ignominie bien plus basse encore et bienplus indéfendable qui les anime. Nous en sommes donc là : se référantaux croisades des soldats du Christ, se parant de leur ignobleoriflamme et de leur légende de brutes incultes et fanatisées, l’invasionactuelle du Moyen-Orient par les États-Unis d’Amérique et quelques-uns de leurs alliés cache le pire, c’est à dire des motivations non moinscriminelles mais dépourvues de l’ancienne grandeur mystique assassine.

    II

    La différence propre aux modalités contemporaines d’instaurationde la terreur est directement issue des conditions dans lesquelles elles’exerce, c’est-à-dire des moyens existants pour instaurer une peurdurable, des formes et des modalités existantes de l’exercice de ladomination. Ainsi, l’objet de la terreur, qu’il s’agisse de celle instauréepar le monde dit « libre » ou celle des groupes dits « rebelles » quiprétendent s’y opposer, c’est de chercher le non-indentifiable et nonl’inverse. Au mot « terreur aveugle » correspond plus exactement leprojet d’une terreur aveuglante, qui empêche et disqualifie par avancetoute représentation, toute figuration concrète d’un adversaire, toutehumanité possible dotée d’affects. C’est là la grande nouveauté enmatière de terreur (ce n’est certainement pas une question de gradationdans l’horreur ou d’innovation de quincaillerie dans les moyensemployés) : l’impossibilité de s’en former une représentation. Pour quela terreur soit efficace, il lui faut échapper à toute représentation, à toute

    figure susceptible de recueillir sur elle la haine ou le mépris.C’est là-bas, dans cet ancien « là-bas » qu’est le Moyen-Orient, ques’est à nouveau installé le laboratoire expérimental de la domination etde la terreur. La peur seule y commande à présent l’enchaînementmécanique des faits. Quant à Dieu, celui de l’Ancien Testament

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    commun aux trois religions monothéistes, il y fait un retour auxconséquences prévisibles d’autant plus effrayantes qu’il est loin de toutepossibilité d’approche et de résolution des questions concrètes qui seposent à tous. Pire : Dieu y est de retour pour empêcher qu’elles seposent en tant que telles, c’est-à-dire en tant que questions politiques,comme au temps – vécu comme cauchemardesque par les monarchies,Émirats et autres États arabes, autant sinon plus que par Israël – de larévolution sociale et politique arabe qu’incarnait l’OLP. L’OLP a étédissoute dans l’Islam. Un seul langage prévaut désormais pour assurerla prééminence de la mystique sur toute réalité politique, c’est-à-dire,s’agissant du Moyen-Orient, sur la réalité politique d’une régionsauvagement livrée aux appétits, aux armes et aux intrigues des plus

    féroces. C’est là aussi que se mesure l’efficacité du rôle des islamistesradicaux, dont la radicalité consiste d’abord et surtout à exclure touteanalyse collective des modes d’asservissement existants au profit del’extase dans la dévotion et le sacrifice. L’islamisme aura aidéconsciemment et volontairement, pour ce qui concerne ses instigateurset maîtres, à éliminer toute possibilité de pensée émancipatrice dans lespays du monde arabe. Aurait-on oublié la bienveillance des USA, desÉmirats du Golfe et de l’Arabie Saoudite vis-à-vis des prémices del’organisation de ce délire morbide et guerrier ?

    Là-bas, donc, à la terreur technologique que cherchent à inspirer lesUSA à grand renfort d’images, d’opérations en « grandeur réelle » et« temps réel » et de scénarios médiatisés, vient de s’ajouter l’image deson exacte antithèse, celle de la médiocrité même, celle, si humaine, sipitoyable, de la cruauté de soldats américains imbéciles cherchant à sehausser à ce qui semble être pour eux la dignité du tortionnaire, le toutétalé via Internet dans le monde entier. Cette représentation fatale pourles USA est concentrée dans le portrait d’une jeune femme, presque une

    collégienne comme on en voit un peu partout aujourd’hui, l’air buté etstupide mais passablement satisfaite d’elle-même, traînant au moyend’une sorte de laisse un soldat irakien attaché par le cou, dénudé ethumilié, comme on voit un enfant traîner une peluche. L’Amérique surcette image ne faisait pas que jouir pauvrement, c’est-à-dire d’une façon

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    pauvrement humaine, de sévices antiques ; elle se trouvait trahie par savulnérabilité, par sa sensibilité à la peur. Car il faut avoir peur pour agirde la sorte, c’est une évidence. Seule la peur peut commander cettemascarade destinée à humilier un adversaire dont on craint le pire. Ici,sur ces photos, la peur dialogue avec elle-même, c’est elle qui mène le jeu, et elle seule ; c’est la peur qui jouit.

    Voilà ce que disaient ces images aux peuples arabes. Et si elles furent,pour certaines d’entre elles, tant montrées, c’est parce qu’un peupledont les soldats jouissent lâchement n’est pas un peuple invincible. Celaaussi, beaucoup d’Américains n’étaient pas prêts à l’admettre.

    La particularité de l’état de guerre dans lequel nous sommes plongés

    depuis quelque temps déjà, c’est que la conscience résiste à l’acceptercomme tel. Contrairement aux modes préalables d’entrée en guerre,celui-ci est sans déclaration ni début solennel. On le sait, on est censéle savoir : le fait de l’existence de l’état de guerre est toujours à la chargede l’autre en ce sens que celui qui déclare la guerre le fait toujours etavant tout pour éviter la guerre et même, quelquefois, pour protégerl’autre de lui-même et de sa fâcheuse inclination à provoquer la guerreet à y exposer le monde.

    La peur, telle qu’elle se répand pour l’instant, résulte de l’incrédulitéface à la réalité de l’état de guerre où est plongé ce monde. Une foiscelui-ci accepté, la peur changera de nature et donnera lieu à d’autresformes de pensée. Ce qui retarde ce moment, c’est la crainte supersti-tieuse de collaborer à la guerre en en acceptant la réalité, en lui affectantles mots et les concepts qui s’imposent. L’organisation de la peuraujourd’hui repose sur la mise au ban de la pensée comme processuset modalité d’attestation de la réalité du réel.

    III

    La peur grandit. Elle grandit exactement au revers de la sécurité quepromet l’arraisonnement technique et policier du monde. Mais une telle

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    sécurité insécurise à son tour, non pas parce qu’elle exige plus demoyens techniques et policiers, mais parce qu’elle n’a de fin qu’endevenant totale. Quand une société se veut sécuritaire, il faut qu’elle lesoit absolument et totalement, c’est-à-dire qu’il ne soit pas possible àla moindre imagination d’envisager la possibilité d’un danger. Il fautqu’elle concentre tous les pouvoirs et, pour cela, qu’elle dépossède lespeuples ou ce qui en tient lieu de toute forme de pouvoir. Il n’y amalheureusement rien de neuf dans cette règle, elle a fait ses preuvespartout. Une société sécuritaire moderne est basée sur le renforcementspectacularisé des moyens de contrôle, d’encadrement et de coercitionet, consécutivement, sur la dépossession tout aussi spectaculaire(jusqu’à ce bêlement d’innocence populaire qui remplit les médias jours

    et nuits) des pouvoirs dont est supposé disposer tout individu dans unedémocratie. Si la sécurité doit être totale aujourd’hui, c’est parce queles espoirs suscités ont démobilisé les capacités de tous en matière derésistance à la peur et d’accueil de la peur.

    Elle ne peut être que totale ou nulle. Et elle sera nulle parce qu’ellene peut déjà plus être autre chose qu’un ratage, une imperfectioncontinuée, un échec à répétition. Elle sera nulle et elle l’est déjà enpuissance parce que la course à la sécurité absolue n’a pas d’autre avenirque celui qui a vu la chute du régime soviétique dans la course auxarmements. Parce que l’inflation est, en ce domaine, paralysante etmortelle. C’est la sécurité – et ce qu’elle implique d’inertie, derestriction des libertés publiques et de confiscation de l’autonomie dechacun – qui menace le plus sûrement les sociétés dites démocratiquesdu marché mondial ; pas l’insécurité.

    Ce qui protège est aussi ce qui menace. Et sans doute la menace laplus forte vient-elle aujourd’hui de ce que plus rien du danger n’est

    représentable, cela de même que le monde lui-même n’est plusreprésentable. L’absence, non pas de sens, mais du sens comme enjeudécisif dans les actes de la vie humaine et de la vérité comme questioncentrale dans notre rapport au monde et à nous-mêmes, en un mot lerègne de l’équivalence entre le vrai et le faux se paye d’une impossible

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    représentation personnelle ou collective de ce qui advient et d’unedisposition à la terreur d’un genre nouveau.

    Qu’y a-t-il à se représenter, en matière de danger, d’un monde quiest entièrement produit et arraisonné par la technique humaine ? Qu’ya-t-il à en craindre, sinon précisément ceux qui le font, et prétendentle contrôler et l’organiser ? La fin de la représentation comme intelli-gibilité et comme figuration d’une extériorité à l’homme, c’est ladisposition permanente à la terreur, l’exposition sans imaginairepossible et donc sans protection à l’inconnu du familier, c’est-à-dire àune peur qui recouvre tout objet, à commencer par la peur de soi, lapeur de soi comme autre absolu. La peur de l’autre comme envers desoi sans contrôle. Non pas « je est un autre » mais tout autre est un

    comme je, dès lors que nul n’existe plus singulièrement et ne peut existerde la sorte. L’autre est un comme soi  modelé par la production, laconsommation de masse et la discipline qui va avec à l’échelle planétaire.Il est une manifestation de l’impossible singularité de soi. De sorte qu’ilest ce qui est désolant de soi à force de ne pas réussir à être d’unemanière singulière, cet échec. L’autre en est la figure effrayante del’enfermement dans l’impossible personnalisation, une figure del’impossibilité de soi à échelle de masse. C’est en quoi la peur de l’autre,la xénophobie, le racisme caractériel, l’antisémitisme obsessionnel etassassin se forment sur la recherche de la figure toujours insatisfaisantede l’autre comme autre absolu ; elle se forme donc aussi et surtout parhystérisation. Le pire autre est celui qui est suspecté de l’être à forcede paraître le même. Le soupçon sur soi s’achemine vers une impossibleextériorité qu’il faut construire à tout prix et surtout au prix de la raison.

    IV

    Fin de partie : la culture dans les sociétés modernes est ce qui auradonné l’apparence d’une continuité et d’une cohérence à ce qui n’a été jusqu’à ce jour que succession de destructions, chaos sans finalité etn’a d’autre cohérence que celle de la destruction et de la production.

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    Que des gens – des artistes, gens de culture et autres agents culturelssalariés pour cela –, s’emploient encore, en dépit de cette évidence, àœuvrer dans l’esprit d’une cohérence du monde, constitue l’exactemanifestation de la peur de tous de reconnaître la vérité de ce qui lesentoure. Si bien que ce dont ils sont le mieux représentatifs c’est moinsde la candeur qu’ils prétendent incarner que de la panique qui les assiègeet qu’ils ne parviennent plus à cacher.

    Les premiers à souffrir, et à en souffrir le plus, sont ceux qui disentaimer ce système mercantile qui organise leur vie à leur place, qui l’ontaimé, ou sont déjà tout disposés à l’aimer. Ils vont souffrir d’avoir àaimer ce qui est sans réciprocité et qui a déjà programmé leur anéantis-

    sement, leur humiliation et leur expédition aux poubelles de la produc-tivité avec tous les autres déchets. Seules la peur et la lâcheté leur ferontsans doute espérer une clémence providentielle, une considérationparticulière de dernier moment, un statut de protégé. Et ils serontd’autant plus détruits et humiliés qu’ils auront été les volontairesinconditionnels et aveugles de cette productivité irraisonnée, sesofficiants enthousiastes, ceux qui auront le mieux su dire combien leurexistence était libre et follement passionnante.

    Ce dont il s’agit, par exemple – et la droite nouvelle pense tirerquelque prestige avant-gardiste du fait de le dire avant les autres, plusnettement, plus crûment et plus fort qu’eux –, c’est d’en finir avec cetteaffaire publique dite culturelle qui coûte exagérément cher au regardde son rôle à présent désuet de récit fictionnel des temps modernes. Ladroite veut un monde dépouillé du Spectacle, un monde en accord avecla réalité qui en a été faite et se voulant tel qu’il est. La droite la plusexhibitionniste et la mieux pseudo-pensante aime et idolâtre GuyDebord ; il suffit de lire, pour s’en faire une idée, les diatribes enfiévrées,

    façon concierge réactionnaire sous amphétamines, de Maurice G.Dantec pour la défense de l’« Occident chrétien » qu’il publie sous letitre générique et pompeux de Théâtre des opérations.

    Ceux-là disent, et avec eux la plus grande partie de la gauche dontle réalisme consiste à prendre en compte le fait que c’est la pensée de

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    droite qui gouverne et à s’adapter à cette réalité le mieux possible, ceux-là disent donc sans la moindre vergogne qu’il est temps de choisir soncamp, que c’est là une question de cohérence et de courage qui est poséeà tous. De cohérence, de courage devant la réalité ! Difficile de penserqu’un jour ou l’autre, nous ne serons pas plus nombreux qu’à présentpour rire d’une telle incongruité.

    V

    Le peuple n’existe plus, l’individualité sérielle de masse l’a remplacé.Tous en ont voulu la disparition mais on ne tardera plus à prendre la

    mesure de ce désastre. L’existence du peuple (et non le peuple lui-même)est ce qui fait barrage à la peur qui s’exerce indistinctement sur tous.Pas comme force protectrice mais comme mémoire de souverainetéagissante dans l’insurrection. Le peuple n’est pas le peuple matérialisépar la masse humaine mais sa possibilité d’être un peuple. Or cettepossibilité a disparu, le peuple, les peuples ont été dissous ; c’était làune condition essentielle au pouvoir nouveau pour s’affranchir de satutelle originelle. Et rien qui puisse surmonter la peur par son éternité,par sa vie anonyme et indestructible, rien. Ce qui reste, ce n’est pas unpeuple ou des peuples qui ont peur mais des millions, des milliardsd’individus-peuples, qui sont seuls, qui ont peur et à qui manque lepeuple de leurs semblables.

    Que tout se gouverne à la peur, que tout s’exprime dans levocabulaire de la sécurisation et soit aligné sur cet horizon ne fait àl’évidence plus guère de doute pour personne. Ce qui, par contre, estbien plus étrange, c’est que nul ne semble en convenir réellement. Ensorte que tout le monde se dit vivre dans la peur et que personne ne

    supporte qu’on en prenne acte, qu’on en parle, et que l’on parle de cequ’il nous est laissé comme possibilité pour s’y opposer !Qu’est-ce qu’une peur qui a pour caractéristique principale d’être

    une évidence qui est aussi condition de sa propre négation ? Il « fait »peur par ces temps, comme on dirait « il fait froid » ou « il fait sombre ».

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    Mais ce qui sans doute effraie le plus dans la peur qui s’est installéeau cœur de l’humanité moderne, c’est que, désormais et cela, au mêmetitre que tout le reste, la peur elle aussi soit fausse. Que non seulementson motif soit faux, mais que la peur elle-même soit devenue unartifice émotionnel, une sensation préfabriquée, une manipulation desaffects, un artefact pour donner à éprouver, pour stimuler surcommande, pour gouverner aussi, pour dominer surtout. Ce qui peuteffrayer le plus, c’est que la peur soit effectivement ce qu’elle paraîtêtre : un instrument de gouvernement, le seul restant, le plus efficaceet le plus terrible aussi. C’est l’indécidabilité de la peur ressentie quifait alors le plus peur, car cette peur-là envahit tout, elle est de l’ordrede la panique virtuelle.

     Jamais, depuis que tout est fait en apparence pour rassurer – àcommencer par la chasse aux superstitions et aux terreurs irrationnellesdes temps passés –, la peur n’a été aussi présente comme forme dedessaisissement de soi. De même, jamais, sans doute, elle n’a occupé ladimension collective permanente et uniforme qu’on lui connaît depuisqu’il n’y a plus de collectif social réel autre que sous la forme passiveet morbide de l’identité, de la masse abstraite des sondages, etdes publics si judicieusement dénommés « cibles », aussi bien par leterrorisme islamiste que par les entreprises de publicité.

    VI

    Le siècle qui commence annonce un type d’antagonisme qui étaitde toute façon prévisible : celui de l’homme contre l’homme.

    L’ennemi, qui encombre le chemin de l’homme que veut la civili-sation du Capital et qui retarde son avènement, c’est l’homme tel qu’il

    est encore pour partie, celui qui s’est fait homme par sa facultésingulière et personnelle de penser son existence et son destin. Et celaà tout prix. Maintenant, c’est lui, cet homme antique désormais,l’homme de la pensée, qu’il faudra détruire, d’une manière ou d’uneautre. Et c’est Dieu qui fait retour, Dieu porté en triomphe comme

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    sauveur des intérêts de la finance internationale et de toutes les mafiasréunies. Un Dieu dont tous attendent qu’il accueille l’horreur intimede l’homme pour l’homme, que son rétablissement rende à nouveaupossible une figure extérieure de la haine où puisse venir s’accrocherla pulsion de mort. Seul le rétablissement d’un tel Dieu peut faire quedes hommes se transforment en bombes humaines et qu’il s’enproduise à une échelle maintenant quasi-industrielle. Seule l’invo-cation d’un tel Dieu avec la complicité de tous et au nom de latolérance peut faire aussi qu’il soit acquis pour certains de sesadorateurs que d’autres peuples adorateurs n’aient pas leur place surterre. Et que les formes les plus sauvages de colonisation, de prédation,de rançonnage et de domination puissent s’abriter derrière une

    rhétorique de la foi dont les arguties s’ornent sans honte de référencesinnombrables à l’amour universel, que l’écrasement d’un peuple parun autre prétende à la bénédiction.

    Comment est-il possible d’accepter une telle capitulation de la raisondevant l’indécente omniprésence de la religion et des croyances ?Comment supporter que soit ramené à un vocabulaire de religieux, àdes idéaux et des références mystiques ce qu’incarnait jadis le combatde la résistance palestinienne ? Comment supporter que le religieuxpermette à ce point de masquer la nudité d’un processus d’instaurationde pouvoirs absolus à l’échelle planétaire ? Comment expliquer celasinon par la peur qu’inspire à chacun le fait de penser et de regarderen face ce qui est l’évidence même ?

    Aujourd’hui, 1er septembre 2004, un groupe se proclamant Arméeislamique en Irak menace d’exécuter deux journalistes français si n’estpas abrogée dans les vingt-quatre heures la récente loi qui restreint enFrance l’exhibition par les femmes de leur soumission à Dieu. De cetincident seul, tout peut être déduit et pensé à propos de la nature des

    temps qui viennent et sur la responsabilité de ceux qui y contribuentsans chercher à s’en cacher. Aussi une autre question se pose : quesignifie écrire, penser, proposer quelque exercice critique de l’intel-ligence et de la raison quand la peur est suffisamment installée cheztous pour que plus rien ne soit audible, lisible, supportable ? À quoi

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    sert d’insister sur les évidences qui nous sont jetées aux yeux si lapanique empêche de les accepter comme telles ? Peut-être toutsimplement à ceci, à cette condition de survie : à manifester qu’il existeaussi en chacun la possibilité d’un souverain mépris pour la peur etqu’existe encore, quoi qu’on en dise ou veuille en montrer, le goût dene pas vivre sous cette humiliante condition. L’un et l’autre, faut-il lerappeler, étant à l’origine même de ce qui mérite le nom de civilisation.