Personne ne sait ce qu'ont coûté les grands camps du Nord
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Du 3 au 17 avril 2009 11R E N C O N T R E 1111Le Courrier de RussieLe Courrier de Russie
Agenda culturel de Moscou« Personne ne sait ce qu'ont coûté les grands camps du Nord »
Dans une cour arborée, une petite maison de notairese cache derrière une grille. L’escalier en colimaçonmène vers les bureaux d’Hélène Châtelain, à traversles citations qui ornent les murs. Personnage éton-nant, parcours hors-normes : du théâtre au cinéma,du travail d'éditeur à celui de documentariste, de celuide traducteur à celui d'enseignant, Hélène Châtelainn'a jamais voulu s'enfermer dans un rôle, avançantdans la vie à l'instinct. Il y a deux mois, sa traduction duroman Eloge des voyages insensés de VassiliGolovanov1 a été couronnée « meilleure traduction durusse » par le prix de la Russophonie. Autour d’unetasse de thé au citron et au miel de Sibérie, nous évo-quons la littérature, le Nord, le cinéma, la folie duGoulag et l’âme sibérienne dans un entretien-fleuvequi se déroule tel un paysage sur une pellicule,révélant des baies, des îlots qui en cachent d’autres,nous menant vers le plus beau pays du monde : laKolyma.
Le Courrier de Russie : L’Eloge des voyages insensés futl’une des grandes surprises de l’année dernière en France,tandis qu'en Russie, il fut édité à 1500 exemplaires àcompte d’auteur… Comment l'avez-vous découvert ?Hélène Châtelain : Il y a six ans, j’ai lu un article par-
lant d’un groupe de « géographes métaphysiques »,
comme ils s’appelaient, dont Golovanov faisait partie.
Ils avaient découvert Tchevengour, lieu mythique que
l’on croyait n’exister que dans les pages du roman de
Platonov. J’ai téléphoné, de Paris à Moscou, à l’un des
trois « géographes », pour lui dire combien j’avais
apprécié leur travail. J’étais un peu perdue, je ne savais
pas quoi lui dire, et puis, je ne sais pas pourquoi, j'ai dit
que j’aimais Mallarmé : drôle d'idée pour une première
conversation. Mais il s’est exclamé : « J’ai un volume deMallarmé sur mon bureau, juste devant moi ! » J’avais
prononcé le mot de passe. Plus tard, j’ai fait leur
connaissance, et ils m’ont offert le livre de Vassili. Sans
réfléchir et sans même l'avoir lu, j’ai dit que j'allais le
traduire. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Six ans plus
tard, le livre était publié.
LCDR : Golovanov dit que le but de toute expédition est lemot. Or, vous dirigez la collection Slovo, « mot » en russe,aux éditions Verdier… H.C. : Que voulez-vous, je suis une fille du mot ! C’est
une belle coïncidence : les Inuits s’appellent homme et
les Russes s’appellent mot (la racine du mot
slavianin, « slave », est à rapprocher de celle du mot
slovo, « mot », « parole », ndlr). C'est d'ailleurs scan-
daleux que, dans le Petit Robert, on ne cite que l’éty-
mologie latine slave/esclave !
LCDR : Vous revenez d’un périple sibérien long d’unmois. Qu’est-ce qui vous y amenait ?H.C. : Je reviens d’un séminaire sur l’écriture de films
documentaires d’auteur, que nous avons organisé à
Krasnoïarsk avec Christophe Postic, directeur artis-
tique des Etats Generaux du documentaire de Lussas,
et les réalisateurs Emmanuel Parraud et Robin Dimet.
Depuis 1990, j’ai tourné plus de 10 ans en Russie, en
Sibérie particulièrement. Ces quatre dernières années,
je cherche à partager et à travailler avec les gens pour
comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans ce pays.
C’est la deuxième rencontre de ce genre que nous
organisons et, cette fois, la qualité des projets était vrai-
ment impressionnante. J’ai été frappée par les jeunes.
J’y ai trouvé une réflexion que je ne rencontre pas à
Moscou, qui est devenue une boîte à échos, un peu
comme Paris.
En Sibérie, il n’y a pratiquement pas d’école de
cinéma ni de « milieu » cinématographique, si l’on
excepte Ekaterinbourg et Perm. Le seul débouché est la
télévision… Notre but est moins de leur apprendre des
techniques que de les pousser à réfléchir sur leur pays et
leur histoire, à créer ce milieu, cet endroit où réfléchir
ensemble. C’est pour ce projet de longue durée que
nous sommes en train de chercher des financements.
LCDR : Vous dites venir de l’émigration russe « nonsomptueuse »…H.C. : Mes parents sont arrivés à Bruxelles à la fin des
années 1930. Ma mère était Ukrainienne, fille de
paysans, et avait réussi le tour de force de faire des
études supérieures en Belgique. Mon père, lui, venait
de l’intelligentsia de Pétersbourg : ma grand-mère était
une Ostrovski, nièce de votre auteur dramatique… A la
maison, nous faisions du théâtre. C’était une émigra-
tion chaleureuse, mais peu nombreuse : on nous
appelait « la colonie », comme une colonie
d’oiseaux… Il y avait deux ou trois petites églises dans
des appartements, les offices interminables étaient
prononcés par des moines barbus un peu effrayants,
mais très fraternels. Ce n’était pas du tout l’église
orthodoxe rutilante comme en
France !
LCDR : Le russe est donc votrelangue maternelle ?H.C. : On parlait russe à la mai-
son. Ma mère travaillait et, ma
soeur et moi, nous étions
promenées par de vieilles dames rus-
ses qui regrettaient amèrement la let-
tre « jat’ » (disparue avec la moderni-
sation de l'alphabet russe décrétée par
les autorités soviétiques en 1917, ndlr).
Mes dictées en comportaient encore ! Je
l’aimais bien, cette lettre qui ne servait à
rien…
Et puis, à un moment, j’en ai eu un
peu assez de « l’âme slave » : je suis
venue étudier à Paris et j’ai
arpenté d’autres trot-
toirs. Je n’ai recom-
mencé à parler
russe que lorsque
sont arrivés les pre-
miers dissidents, dans les
années 1970. Puis, lorsque la
Russie s’est ouverte, j’y suis allée dès
que j’ai pu.
LCDR : Dans les années 1970, vous avez fait des ren-contres magnifiques. Siniavski, Galitch et, plus tard, ledocumentariste Iossif Pasternak. Comment l'avez-vousrencontré ?H.C. : Nous nous sommes rencontrés, avec Iossif, pré-
cisément autour de Galitch. C’était en 1977. J’étais
tombée sur un poème : six canards volent, volent contrele vent, puis cinq, puis quatre, puis… même s'il n’en restequ’un seul c’est qu’ils avaient raison de voler… C’était un
poème sur les camps, d’un certain Galitch. Il habitait à
Paris, à côté de la Maison de la Radio. J’ai sonné, la
porte s’est ouverte, et je me suis retrouvée face à un
seigneur, un homme merveilleux, grand mondain
amoureux des femmes et de la vie… détruit par son
exclusion de l’Union des écrivains. Sa langue est sans
doute l’une de celles qui correspond le mieux au camp.
Lui-même n’y avait jamais mis les pieds, pas même en
prison mais, paradoxalement, par une étrange
empathie, il sait admirablement rendre la réalité noc-
turne du camp… Il est venu avec nous à Avignon où
nous préparions un spectacle. On répétait, et Galitch
était là, il racontait, il chantait… Je crois qu’il était
heureux d’avoir en face de lui un public jeune, dif-
férent... Et on l’a filmé. Puis il est rentré et, en octobre,
il est mort.
J’ai donné ces images à Iossif pour le film qu’il pré-
parait sur Galitch, Le Bannissement (« Izgnanie »).
J’ai continué à travailler avec Iossif et, de film en
film, Arte nous a demandé un documentaire sur le
Goulag.
LCDR : Ce documentaire est aujourd’hui considérécomme l’un des meilleurs sur le sujet, bien que, à sa sor-tie, l’accueil de la communauté russe ait été plutôt mitigé.Qu’est-ce qui le différencie d’autres témoignages ?H.C. : De ne pas avoir fait de tribunal. Plutôt que de
mettre bout à bout des témoignages, je voulais com-
prendre de l’intérieur le mécanisme du Goulag. On ne
voulait pas filmer des gens qui avaient déjà beaucoup
parlé, depuis quarante ans. On est allé voir des gens qui
n’avaient pas bougé. Qui s’étaient fixés à l’emplace-
ment de leur camp. Il y avait déjà tant d’articles, de
livres sur le sujet… Nous cherchions à sortir des sen-
tiers battus.
Ce qu'on oublie souvent, c'est que 65% des zeks2
étaient des paysans, des ouvriers et non des détenus
politiques. Il y a un monument, à Magadan, « Aux
détenus politiques de la Kolyma ». Et les autres ? Que
la Russie fasse crever son peuple, on a, en Occident, le
sentiment que c’est tellement normal que ça n’in-
téresse personne ! En même temps, on considère
comme impardonnable de faire mourir de faim le
poète Mandelstam.
J’ai parlé à des paysans qui avaient été dans les
camps et qui me parlaient des évasions. Pourtant,
quand je leur demandais si eux avaient tenté de fuir, ils
me répondaient : « Où voulez-vous que j’aille ? C’estchez moi, ici ». Que voulez-vous répondre à cela ?
LCDR : Vous dites que la Kolyma existe grâce à desesprits brillants…H.C. : Faire vivre la Kolyma en région autonome –
avec des théâtres, des écoles, des serres –, telle qu’elle
est devenue après la fermeture des camps, est un
exploit. Ceux qui dirigeaient les camps étaient souvent
des gens sur lesquels pesait la menace d’être arrêtés, et
c o n d a m n é s .
On demandait, par exem-
ple, à un géologue « ennemi du peuple » d’organiser
l’extraction du pétrole en Sibérie : c’était ça ou la
mort ! Or, c’était précisément son travail. Et, parce
qu’ils n’avaient pas le choix, ces gens ont accompli des
miracles technologiques. C’était un système in-
croyablement pervers fondé sur la « toufta », le men-
songe.
A Vorkuta, j’ai rencontré le fils d’un chef de camp,
fait prisonnier par les Allemands, devenu de ce fait
« traître à la patrie » et envoyé en camp. Son père avait
réussi à le protéger en le faisant venir dans le camp qu’il
dirigeait. Il m’a raconté un soir que, lorsque les zeks
arrivaient de la zone le matin, ils enlevaient leurs hail-
lons, enfilaient des blouses blanches et travaillaient
dans des labos. Et, me disait-il, c’étaient des gens
extrêmement compétents, des scientifiques qui avaient
à la fois une conscience politique très forte ! Je lui ai dit
qu’il fallait en parler, ne serait-ce que par respect pour
ces gens. Mais il n’a jamais voulu que je le filme : « Sije dis ça, on va croire que je défends le Goulag ».
LCDR : Et vous, vous ne le défendez pas, le Goulag ?H.C. : Le Goulag, c’est une immense folie. Chalamov
écrit : « Ce n’est pas le produit d’un quelconque esprit dumal, c’est une entreprise pédagogique fondée sur la puni-tion et la récompense et qui s’est mis en place progressive-ment. » Quand on voit Vorkuta, on se dit que l’humain
est vraiment fou. Ce sont des endroits où l’on ne peut
vivre qu’en nomade – en hiver, il faut laisser cette terre
aux oies, et au vent – comme ce fut le cas pendant des
millénaires ! La toundra bouge sans cesse, à chaque
printemps. Construire un chemin de fer dans ces
conditions, surtout quand on pense à ces miséreux qui
le faisaient les mains nues, le ventre vide et crevant de
froid… Ce n’était même pas la peine de les frapper, ils
mouraient tous seuls… C’est monstrueux. Tout ça
parce qu’il y avait des mines de charbon à creuser, pour
des raisons économiques… Maintenant, le charbon,
personne ne sait plus quoi en faire. L’Occident a
colonisé d'autres peuples, au-delà de ses mers, la
Russie exploite les siens… J’ ai demandé au directeur
du Musée de l’or à Magadan si les mines d’or d’Afrique
du Sud avaient coûté plus ou moins cher que celles de
la Kolyma. Il m’a répondu : « Personne ne pourra vousle dire… ». Personne ne sait ce qu’ont coûté les grands
camps du Nord, ni en or, ni en vies.
LCDR : Qu’est-ce que ce travail sur le Goulag vous aappris sur la Sibérie ?H.C. : La Kolyma est d’une beauté indicible, immé-
moriale… Mais c’est une beauté qui ignore l’homme.
Ce paysage existe depuis des millénaires. Les camps
ont duré cinquante ans. Cinquante années de souf-
frances, de cynisme, de détresse, de lâcheté aussi. Et,
pour certains, d’un courage surhumain. Une mise à
l’épreuve de la résistance du « matériau humain »,
menée sur des hommes par des hommes. Si vous parlez
à d’anciens zeks, si vous passez une nuit entière à dis-
cuter avec eux en buvant du thé ou autre chose, à
l’aube, demandez-leur : « C’est quoi, la Kolyma ? ». Ils
vous répondront : « C’est le plus beau pays du monde ».
Propos recueillis par Daria Moudrolioubova
1 Voir chronique littéraire dans le Courrier de Russie n°128.
2 Diminutif du terme russe zaklioutchionnyie: « prisonniers », « détenus ».
Hélène Châtelain, cinéaste et traductrice d'origine russe, explique le Goulag
Evguenia Stafeeva; [email protected]
77 aavvrriill
— Mais qui es-tu donc à la fin ?— Je suis une part de cette force qui,
toujours, veut le mal et, toujours, fait le bien.
Boris Iokhananov travaille, depuis dix
ans, sur le Faust, de Goethe. Et il
présente enfin, à Moscou, les travaux de
son « Laboratoire des structures de Jeu ».
Cet immense classique de la littérature
est revisité dans un spectacle éminem-
ment contemporain, mettant en scène
une pièce, un résultat, autant que le
processus de sa réalisation. Sur des par-
titions de Rimsky-Korsakov,
Rachmaninov, Haendel, des poèmes de
Pouchkine ou des compositions de
Messian... ce n’est plus un cap, mais une
péninsule ! En route, donc, pour cette
première et voyage sans fin...
Avec le soutien de l’Institut Goethe. Chkoladramatitcheskogo iskousstva, 20h.
1100 eett 1111 aavvrriill
Dans le cadre des Journées de la
Francophonie 2009, à l’initiative, entre
autres, du centre culturel français et avec
le soutien de la BSGV, Moscou et Saint-
Pétersbourg fêtent cette année le
cinquième anniversaire du festival « Le
Jazz ». Au programme, David
Reinhardt, petit-fils de Django, à la tête
de son quartet. On les espère à la hauteur
de l’héritage familial. Le trio Kora Jazz
réinvente l’Afrique mandingue à coups
de percussions et piano jazz. Le lende-
main, Stefano Di Battista, amoureux,
avec Monk, de la liberté et de la prise de
risque, s’inscrivant dans la tradition du
label Blue Note, fera chanter son saxo-
phone, avant la rencontre au sommet
entre deux grands de la scène jazz
européenne : Michel Portal (clarinette)
et Jacky Terrasson (piano). Deux soirées,
entre tradition et improvisation, placées
sous le signe de la qualité.
A partir de 21h, au club 16 Tons et à lasalle Mir.
1177 aavvrriill
On ne présente plus la Nuit des
Publivores de Jean-Marie Boursicot.
On se contente d’accueillir à Moscou
la première de cet événement interna-
tional présentant, dans l’espace d’une
nuit, 400 productions de tous les con-
tinents. Profitez, à l’écran, du
meilleur de la pub et des stars holly-
woodiennes, accueilli par les char-
mantes petites queues de lapin des
légendaires hôtesses PlayBoy sur les
sons, venus des profondeurs, du théa-
tre de percussions Hammers. Et
détendez-vous...
A partir de 22h, au cinéma Oktiabr