Perron, N. (2006) Entre culture et science. L'État, l'innovation et le changement agricole dans la...

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    Normand PerronScientia Canadensis: Canadian Journal of the History of Science, Technology and Medicine / Scientia

    Canadensis : revue canadienne d'histoire des sciences, des techniques et de la mdecine, vol. 29, n

    1, 2006, p. 29-48.

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    DOI: 10.7202/800502ar

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    Entre culture et science : ltat, linnovation et le changement agricole dans la rgion de

    Charlevoix, fin XIXe dbut XXe

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    Entre culture et science : Ttat, l'innovation etle changement agricole dans la rgion de

    Charlevoix, fin XIXe-dbut XXe

    Normand PerronInstitut national de la recherche scientifique

    Abstract: Maladroit interventions by state agicultural agents as well as byroutine farmers have often been mentioned as explanations for the slow progressof agricultural change around the end of the nineteenth and beginning of thetwentieth centuries. But the problem was actually much more complex, as agentsof the state progressively discovered. They noticed that the availability of newtechniques did not necessarily mean that people adopted them, and that the factof innovation also brought to bear questions of individual and collective values.

    Thus began a long period of development in which agricultural workers andinstitutions learned to get along with the farmers' socio-cultural universe.

    Rsum : Interventions malhabiles des agents agricoles de l'tat et agriculteursroutiniers ont t souvent mentionns comme explication aux lents progrs de latransformation de l'agriculture dans les dernires dcennies du XIXe sicle et lespremires du XXe sicle. Mais le problme parat beaucoup plus complexe,comme le dcouvrent progressivement les agents de l'tat. Ils remarquent que ladisponibilit de connaissances nouvelles ne signifie pas leur adoption et que lefait d'innover met aussi en cause des valeurs individuelles et collectives.Commence alors un long cheminement o les intervenants et les institutions

    agricoles apprennentcomposer avec l'univers socio-culturel des agriculteurs.

    partir du milieu du XIXe sicle, le ministre de l'Agriculture1 duQubec soutient un projet de modernisation des cultures et de l'levage.Il prne auprs des agriculteurs l'adoption de pratiques qui doivent mener la mise en placed'uneagriculture raisonne o les mthodes d'levageet de culture permettront d'accrotre la rentabilit de l'agriculture etassureront une meilleure conservation des sols, en conformit avec lesproccupations d'autres pays, en particulier d'Europe. I l convient ausside souligner que les lites politiques et religieuses qubcoises croient

    1. Le ministre responsable de l'agriculture a port diffrents noms. Pour plus decommodit, nous utilisons ministre de l'Agriculture pour dsigner l'ensemble desministres en charge de l'agriculture au Qubec.

    Scientia Canadensis 29,1 (2006): 29-48

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    qu'une conomie agricole prospre retiendra davantage sur la terre lesfamilles attires par les villes industrielles amricaines et canadiennes.

    Le rle plus affirm que veut jouer le gouvernement du Qubec vers lemilieu du XIXe sicle dpasse par ailleurs la seule question agricole. Sesinterventions s'tendent en effet d'autres secteurs, dont l'ducation, la

    justice et l'organisation municipale. Cependant, l'accueil que les citoyensrservent aux nombreux changements proposs est fort variable etsouvent empreint de mfiance. L'tat met nanmoins de l'avant sesdiverses rformes et, compter du dbut des annes 1850, le ministre del'Agriculture commence se doter de nouveaux outils pour planifier sonaction auprs des agriculteurs. Enbref, c'est d'abord par l'entremise duBureau d'Agriculture du Bas-Canada, puis de la Chambre d'agriculture etenfin du Conseil d'agriculture, qui encadrent tour de rle les socitsd'agriculture, que le ministre de l'Agriculture structure surtout sonaction auprs des agriculteurs. compter des premires dcennies duXXe sicle, cette intervention se fera en outre travers les divers servicesqu'instaure ce ministre pour mieux rpondre aux besoins spcifiques desagriculteurs.

    Le rythme en apparence lent du changement agricole aprs 1850

    soulve la question de l'intervention efficace du ministre de l'Agriculture du Qubec et galement celle des volonts et dsirs desagriculteurs d'adopter des techniques nouvelles. Des facteurs culturelsparmi autres nous semblent en cause. Pour cette raison, l'analyse desstratgies de diffusion des connaissances dveloppes par les agents del'tat et celle des attitudes rceptrices observes chez les agriculteursouvrent la voie une rflexion sur la signification de l'innovation pourdes ruraux dans une socit traditionnelle et sur le poids des valeursculturelles individuelles et collectives dans l'ouverture aux connaissancesscientifiques.

    Qu'un agriculteur dispose de connaissances scientifiques nouvelles nesignifie toutefois pas qu'il adopte et met aussitt en pratique des savoirs,ides et techniques qui sont censs correspondre au progrs. Le processusest en fait beaucoup plus complexe parce qu'innover n'est pas un simplegeste individuel et gratuit, sans consquences sur l'organisation du travailet sur la socit dans laquelle vivent les agriculteurs. C'est pourquoi lesintervenants et les institutions agricoles qui les encadrent doivent tre en

    phase avec l'univers socio-culturel des agriculteurs, donc avec leurmanire de penser et d'tre. Dans une socit traditionnelle, l'exemplede celle du Qubec dans la seconde moiti du XIXesicle, les promoteursde la modernisation de l'agriculture ont d'abord t dans l'obligation decomposer avec une socit rurale dont les membres sont gnralementpeu instruits, dont les valeurs familiales priment, dont le sentiment

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    d'appartenance la collectivit et le respect de ses rgles sont importantset dont les rles sociaux et conomiques ne sont pas dissocis.

    l'aide d'observations faites sur la rgion de Charlevoix2 (voir carte) la fin du XIXeet au dbut du XXesicle, examinons quelques facettes desstratgies de diffusion des connaissances sous l'angle de l'adaptation del'tat face au comportement des agriculteurs et des proccupations deceux-ci. Voyons en premier lieu comment se positionne l'tat, et prcisment son ministre de l'Agriculture, face au problme de la diffusiondes connaissances. Puis, en deuxime lieu, analysons comment il adapteson intervention et ses outils de communication l'univers des

    agriculteurs.

    Largion deCharlevoix en 2002

    Innovation, stratgies et outils de communication

    Quelle a t l'attitude de l'tat face la dimension culturelle de la

    diffusion des connaissances ? Comment a-t-il tenu compte des diffrentsaspects de la communication dans son projet de diffusion de connaissances l'intention des agriculteurs ? A-t-il simplement favoris la transmis-

    2. Voir Normand Perron,L'tat et lechangementagricole dansCharlevoix, 1850-1950(Qubec : Presses de l'Universit Laval, 2003).

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    sion de connaissances sans prter attention aux valeurs culturelles etngliger, du mme coup, l'environnement dans lequel vit l'agriculteur ?

    Considrons d'abord ce que signifie innover pour l'agriculteur et lasocit rurale.Laproblmatique de Vinnovation

    Le geste d'innover a des consquences sur l'individu, la famille, lasocit. L'adoption d'innovations peut briser la cohsion de la familledans la socit rurale traditionnelle. Le simple fait d'innover signifie pourl'innovateur se dmarquer des autres membres de sa collectivit. Uneinnovation dont fait sienne un groupe d'agriculteurs risque d'accrotre les

    disparits conomiques, une situation lourde de consquences dans le cas,par exemple, d'une socit qui laisse peu de place la russite personnelle.3 Pour la socit rurale, qui se reproduit d'autant plus facilementqu'elle rsiste aux forces exognes, innover comporte donc un risque poursa propre existence. En ce qui concerne la socit qubcoise de la fin duXIXe et du dbut du XXe sicle, y compris celle de la petite rgion deCharlevoix, le constat vaut pour certains aspects, mais il faut par contresouligner que nombre d'agriculteurs sont plutt sensibles leur environnement conomique et capables d'adaptation et de changements, ainsiqu'en fait foi d'ailleurs la raction de ceux des environs de La Malbaieface la demande des villgiateurs en denres agricoles.

    Si la dcision d'innover est d'abord celle d'un individu, il reste quetoute dcision a un enjeu collectif. Dans ses travaux sur la diffusion desinnovations, le gographe Thorsten Hgerstrand ne voit d'ailleurs lapersonne humaine ni comme un objet psychologique, ni comme un treisol, mais comme un tre dans un environnement. La signification queporte une nouveaut peut entraner son rejet et la connaissance d'une

    innovation ne signifie donc pas qu'elle est accepte et adopte.4

    L'attitudecollective favorable ou dfavorable face l'innovation joue un rledterminant dans le processus d'adoption d'une nouveaut. Chosecertaine, l'enjeu, caractre souvent irrversible, est aussi social etculturel. Et c'est sans oublier que le geste d'innover relve galement dela situation financire de l'individu, car il a un cot conomique, et qu'ilpeut tre en relation avec le potentiel agricole de sa terre et des occasionsde mise en march des produits de sa ferme.

    3. DansIntroduction lasociologiegnrale, tome3(Montral : ditions HMH, 1969),436, Guy Rocher souligne que les sociologues, les psychologues sociaux et conomistescroient qu'une socit dans laquelle le succs o la russite personnelle n'est pas assezfortement valorise peut difficilement s'industrialiser. 4. Torsten Hgerstrand, Innovation, Diffusion as aSpatial Process(Chicago : Universityof Chicago Press, 1967), 138.

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    En thorie, l'tat, dans son projet de modernisation de l'agriculture,doit donc composer avec un individu qui, dans son milieu, dcide en

    fonction de ses propres valeurs face au changement, de la perception qu'ila d'autrui, de celle de la ralit plus objective que constitue l'volution deson milieu de vie et enfin de sa situation conomique personnelle.Adopter une innovation signifie pour l'individu en accepter les effets surla famille et sur l'environnement immdiat. Innover n'est alors pas librede toutes contraintes individuelles et sociales. Le choix exercer met encause, entre autres, des valeurs culturelles.Tout cela ne signifie videmment pas une opposition systmatique des

    agriculteurs l'innovation ou un refus d'ouverture tout changement.Les modifications apportes des outillages existants, la charrue parexemple, dmontrent plutt le contraire. Les gens des campagnes ne sontdonc pas inertes face certaines nouveauts, mais en mme temps, ilspeuvent tre peu rceptifs d'autres propositions, telle la bonne utilisation des engrais animaux et minraux, ou pendant longtemps tre pluttindiffrents certaines ncessits, dont l'alimentation convenable ducheptel laitier.

    Le plan decommunicationde VEtatLe plan de communication de l'tatest classique. Celui-ci agit comme

    metteur et utilise diffrents canaux de communication pour rejoindreindividuellement et collectivement des rcepteurs, en l'occurrence ici desagriculteurs (voir schma).5

    5. Sur le problme de la communication, voir entre autres Didier Anzieu et Pierre-YvesMartin, La dynamique des groupes restreints(Paris : Presses universitaires de France,

    1994), en particulier, le chapitre 5, Pouvoir, structures, communications, 160-210 ;Jean Maisonneuve, Introduction lapsychosociologie (Paris : Presses universitaires deFrance, 1973), voir le chapitre 12, L e problme du changement, 247-267 ; SergeMoscovici et Philippe Ricateau, Conformit, minorit, influence sociale , inIntroduction la psychologie sociale, d. Serge Moscovici, tome 1 (Paris : LibrairieLarousse, 1972), 139-191 ; Michel-Louis Rouquette, Les communications de masse ,in Introduction lapsychologiesociale, d. Serge Moscovici, tome 2 (Paris : LibrairieLarousse, 1973), 214-244 ; Machteld Doms et Serge Moscovici, Innovations etinfluence des minorits , in Psychologie sociale, d. Serge Moscovici (Paris : Pressesuniversitaires de France, 1992), 51-89 ; Alain Cercl et Alain Somat, Manuel depsychologie sociale(Paris: Dunod, 1999), voir en particulier le chapitre 7, Attitudes et

    changements des attitudes, 165-198 ; Maryvonne Bodiguel, Les paysans face auprogrs (Paris : Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1971) ; EverettM. Rogers, avec la collaboration de Lynne Svenning, Modernization among Peasants :The Impact ofCommunication (New York : Holt, Rinehart and Winston, 1969) ; MichelSauquet,Levoisin saitbien deschoses : communication et participation enmilieu rural :leons du cas brsilien (Paris : Syros-Alternative, 1990) ; Juan E. Diaz Bordenave,CommunicationandRural Development(Paris : Unesco, 1977).

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    Etat La transmission desconnaissances :

    del'tatvers lacollectivit locale et lesagriculteurs

    Collectivit locale etagriculteurs

    O La signification du gested'innover > Gmetteur de connaissancesdestines transformerl'agriculture et la socitrurale

    &

    Diffusion desconnaissances :Communication entrel'tatet la collectivit locale etles agriculteurs

    < >

    Collectivit locale etagriculteurs : rcepteur deconnaissances

    &Intervention

    de

    l'tat

    en

    faveur

    del

    diffusion

    de

    connaissances

    utiles la

    modernisation

    de

    l'agriculture

    Stratgies :

    philosophie decommunication,choix etsquencedes canaux dediffusion

    L'Etatet ses outils dediffusion desconnaissances :

    Socitsd'agriculture

    Cercles agricoles

    Modifications aux stratgies dediffusion selon la rponse des

    agriculteurs

    \ Cercles de fermires

    f J ournaux agricoles

    Agents de vulgarisationFermes modles, Cours,

    Concours, Industries

    Ftes, Conventions

    O

    Rception faite aux canauxde diffusion, auxconnaissances diffuses etaux propositionsd'innovationpar les agentsinnovateurs locaux, par lesagriculteurs et par lacollectivit

    &Adoption et rejet descanaux de diffusion etde communication ;adoption et rejet desinnovations proposes

    &

    Adoption des innovations court et long terme

    uInnovationsacceptesou rejetes

    Commentlesinnovationssont-ellesassimiles ?

    SCHMA : DiffUsion des connaissances et interaction entre l'metteur et le rcepteur

    Globalement, l'ventail des moyens utiliss pour atteindre lesagriculteurs est trs large. La communication crite l'intention desagriculteurs, les associations agricoles pour une intervention auprs de lacollectivit, les contacts personnels par l'entremise des agents dedveloppement agricole, l'organisationde concours etd'expositionspourdes fins ducatives sont autant de canaux de communication qui

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    apparaissent rvlateurs de la volont de l'tat d'attirer l'attention desagriculteurs sur le progrs agricole. La panoplie des moyens mis en

    uvre suppose que la rceptivit des agriculteurs varie selon la nature descanaux de communication. Tous ne ragissent effectivement pas d'unemanire semblable ces canaux et aux propositions de modernisation del'agriculture qu'ils vhiculent.

    L'efficacit thorique des outils de communication utiliss par l'tatest donc fort variable. Ainsi, de la presse crite, on sait aujourd'huiqu'elle est de bien peu d'efficacit pour convaincre les petits agriculteursdes pays peu dvelopps de modifier des mthodes d'levage et de

    culture. D'ailleurs, les diteursde

    journaux agricoles qubcois doutaientdj au XIXe sicle de l'influence de ce mdia auprs des agriculteurs.6

    En gnral, les sources d'informations impersonnelles, telles que lapresse, vont rejoindre les classes instruites, alors que les gens illettrs oude faible instruction seront davantage influencs par les contactspersonnels, par l'exemple de la russite d'un voisin lors d'un concours,ou simplement par la qualit des labours des agriculteurs les plusdynamiques. Par contre, les interventions personnelles auprs desagriculteurs comme pouvaient l'tre celles l'occasion des cours

    intensifs offerts dans les milieux paroissiaux ne sont pas garantes desuccs. Il est raisonnable de croire que l'agriculteur retenait bien peu desnombreux conseils et des dmonstrations faites l'issue d'une seule

    journe intensive de cours sur l'art de nourrir les animaux, la manire delabourer, l'importance des fertilisants, etc.

    Les agents de l'tat n'ont certes pas les instruments de mesure pourvaluer d'une faon prcise les retombes des interventions faites auprsdes agriculteurs, mais ils ont nanmoins remarqu des niveaux de

    rception variables, ce qui les a obligs s'interroger sur leur travail et explorer d'autres moyens pour rejoindre les agriculteurs.L'volutionde Vapproche de la communication

    Un examen plus attentif des canaux de communication privilgis parles autorits du ministre de l'Agriculture rvle une volution o est prisen considration l'environnement des agriculteurs. Le schma illustre,rappelons-le, un ensemble de moyens qu'elles ont labors et dveloppspour intervenir et il voque galement les interactions entre l'metteur etle rcepteur, ce qui suggre que l'metteur a pu tre l'coute durcepteur.Jusque vers 1875, le ministre de l'Agriculture et son Conseil de

    l'Agriculture font surtout confiance aux socits d'agriculture, aux

    6. Perron, 102-103.

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    journaux et aux confrenciers agricoles. Puis les outils de communicationvoluent dans le sens d'une plus grande adaptation l'environnement de

    l'agriculteur. Cette volution dcoule, en toute apparence, des interrogations sur l'efficacit des interventions faites auprs de l'agriculteur.Le meilleur encadrement des socits d'agriculture, l'apparition desconcours de ferme, les confrenciers en nombre croissant sont nots dansles annes 1870. Cette proccupation pour les attentes locales semaintient dans les annes 1880-1890, entre autres avec les cours deformation offerts dans les rgions aux fabricants de beurre et de fromage,la distinction accrue entre la formation agricole pratique et thorique, la

    reconnaissance du missionnaire agricole, l'appui officiel aux cerclesagricoles. Il en sera de mme aprs 1900 avec l'agronome de comt, lesoutien aux associations spcialises dans l'levage, les cultures,l'horticulture et les cercles crs l'intention des jeunes et des femmes,l'un des plus connus pour ces dernires tant le cercle de fermires. cela s'ajoute une approche pour rendre davantage conviviales lesstructures cls d'encadrement que constituaient les associations agricoles.Ainsi, malgr un cadre de fonctionnement assez strict, les associationsagricoles ont une certaine libert dans la prparation de leur programme

    annuel d'activits, dont le choix des concours qu'elles veulent organiser.L'volution du plan de communication suggre une prise en considra

    tion de l'environnement auquel s'identifient ses interlocuteurs pours'ajuster leurs attentes et peut-tre pour contrer leur rsistance. Lesagents de l'tat ont appris de leurs erreurs et se sont mis l'coute desdolances des agriculteurs et de celles de certains propagandistesagricoles trs critiques envers l'approche litiste des socits d'agriculture et des enseignements vhiculs par la presse, lesquels

    enseignements, leurs dires, rpondaient mal aux besoins spcifiques desmilieux locaux et rgionaux. Du peu de sensibilit pour la variableculturelle de la diffusion des connaissances qui caractrise sonintervention vers le milieu du XIXe sicle, le ministre de l'Agriculturepasse progressivement un mode d'intervention qui respecte mieuxl'environnement culturel de l'agriculteur et de sa famille ainsi que de sacollectivit. En d'autres termes, il renonce s'adresser uniquement l'individu et fait de sa campagne de modernisation de l'agriculture unprojet plus recevable pour la collectivit.

    Le ministre de l'Agriculture amliore certes son plan de communication, mais il cesse en plus, ds les annes 1870, de considrer que le seuldiscours sur les avantages conomiques de la modernisation taitsuffisant l'acceptation de nouvelles mthodes d'levage et de culture, sice discours n'tait pas soutenu par des gestes concrets. C'est dans cette

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    perspective que s'inscrit l'encouragement de l'tat au dveloppement dela culture de la betterave sucre et son soutien aux activits laitires.

    S'insrer dans l'univers des agriculteurs

    Devant les succs mitigs, du moins aux yeux des rformateursagricoles radicaux, le ministre de l'Agriculture dut donc raffiner sonintervention en matire de diffusion des connaissances. L'adoptionprogressive d'un ensemble de mesures est rvlatrice d'une sensibilitnouvelle au regard des attitudes des agriculteurs. Trois facettes sont iciexamines. Elles mettent en vidence une personnalisation du contact

    avec les milieux agricoles travers l'adaptation des outils de communication la clientle, travers une diffusion de connaissances plusconformes aux conditions agricoles locales et travers la prsenced'agents de vulgarisation l'intrieur de la communaut.

    Cerner les clientlesPar les changements qu'il a apports sa stratgie de diffusion des

    connaissances agricoles, le ministre de l'Agriculture a voulu adapter sonintervention la masse des agriculteurs. C'est ainsi qu'il a t amen

    prendre en considration le sentiment d'appartenance des agriculteurs une collectivit bien identifie.Nous savons que les socits d'agriculture et les cercles agricoles sont

    les associations sur lesquelles le ministre de l'Agriculture a tabl pouraffirmer sa prsence dans les milieux locaux. Il les a utilises commerelais de transmission pour diffuser dans les milieux locaux les meilleurestechniques connues pour l'amlioration de l'levage et des cultures. C'esten effet par ces associations que les confrenciers, les missionnairesagricoles et les agronomes ont rejoint les agriculteurs.

    Jusqu' ce que l'tat reconnaisse officiellement les cercles agricoles en1893, la socit d'agriculture a t la principale association qu'il aprivilgie pour tablir des liens avec les collectivits locales. De sa placed'affaires, la socit d'agriculture de comt7 rayonne en effet sur unensemble de localits. Des directeurs lus chaque anne assument lefonctionnement de l'association. Celle-ci finance ses activits mme lessouscriptions des membres et l'aide gouvernementale. Les critiques ontt cependant nombreuses envers les socits d'agriculture. Elles ont subides reproches rpts et parfois cinglants propos de leur administration,

    7. Certains comts, dont Charlevoix, ont deux socits d'agriculture. L'tendue d'uncomt et les difficults de communication sont gnralement mentionnes pour expliquerla prsence de plus d'une socit d'agriculture.

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    de leur programme d'activits mal adapt et de leur incapacit rejoindreles agriculteurs des diverses localits d'un comt.

    Les donnes recueillies sur les socits d'agriculture et les cerclesagricoles du comt de Charlevoix confirment d'ailleurs que le mouvement d'expansion des cercles agricoles aprs leur reconnaissance parTtat a effectivement permis de rejoindre non seulement un nombre accrud'agriculteurs (figure 1), mais de les rejoindre dans la majorit deslocalits d'un comt. Le pourcentage d'adhrents aux socitsd'agriculture de Charlevoix tend s'accrotre. Il atteint environ 16 % en1881. Il sera de 20 % en 1921. Trente ans plus tard, 39 % des agriculteursen seront membres, mais les socits d'agriculture sont alors devenuesdes fdrations de cercles agricoles. Rappelons qu'en 1881, en 1921 et en1951, le comt de Charlevoix compte 2 009, 1 585 et 1 469 agriculteursavec des fermes d'une superficie suprieure quatre hectares, selon lesrecensements du Canada. Pour les cercles agricoles de Charlevoix, nousavons pu estimer que prs de 50 % des agriculteurs sont membres de cesassociations au cours de la priode 1894-1913,8 une performancenettement suprieure celle des deux socits d'agriculture runies.

    Le succs instantan des cercles agricoles tient divers facteurs. Ils ont

    dj l'appui des journaux agricoles depuis quelques dcennies.9 Mme lasocit d'industrie laitire croit rapidement leur utilit.10 Ils sontfermement soutenus par l'glise catholique,11 mais c'tait aussi le cas dessocits d'agriculture, un cur pouvant parfois en assumer la prsidence,ce que le fit le cur de Baie-Saint-Paul pour la socit d'agriculture n 2du comt de Charlevoix vers le milieu des annes 1880. Leur succspourrait tre surtout reli au fait que le rayonnement du cercle agricolecorrespond une paroisse ou une municipalit, soit l'espace auquels'identifie d'abord une majorit d'agriculteurs.12 Outre d'en lire lesdirecteurs, chaque agriculteur a certes le loisir de participer davantage

    8. Voir Perron, 141-147.9. La Gazette des campagnes (1861-1895) souligne rgulirement l'importance d'agirdans chaque localit. En 1882, mme le J ournal d'Agriculture (1882) appuie ledveloppement des cercles agricoles : voir Cercles agricoles, socits d'agriculture ,Le

    J ournal d'agriculture, 5, 2 (mars 1882) : 30. Prcisons que leJ ournal d'Agricultureet leJ ournald'Agriculture illustrsont les organes officiels du Conseil d'agriculture.10. Le J ournal d'Agriculture illustr (1884), 1-4. Voir l'article Revue de l'anne1884.11. Voir Les cercles agricoles , J ournal d'Agriculture illustr, 9, 7 (1886) : 97, o onannonce l'appui de l'glise catholique la cration de cercles agricoles dans chaqueparoisse. En 1887,unpremier congrs des cercles agricoles esttenu Trois-Rivires.12. En 1892, le rapport du ministre de l'Agriculture avance l'ide que les cerclesagricoles seront plus aptes dvelopper un programme conforme aux besoins de lapopulation des campagnes etdiffuser desconnaissances agricoles.

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    la vie du cercle agricole et son programme d'activits. De plus, lesassocis d'un cercle agricole se connaissent et il devient facile pour les

    membres de juger du degr de leur bonne volont13; on peutcomprendre que le ministre de l'Agriculture invite ouvertement lesagriculteurs influents dans le milieu prendre la tte des associationsagricoles.

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    s I I 1902;

    I S I ; S S S 2 8 g S 1928;

    S g 5 8 s I n i l s

    FIGURE 1. Nombredemembresdessocitsd'agricultureet des cercles agricolesdeCharlevoix, 1865-1950

    Hormis cette diffrence essentielle relie au territoire desservi par lessocits d'agriculture et les cercles agricoles, les deux associations seressemblent sur plusieurs points, en particulier ceux qui ont trait l'lection de leurs directeurs, leur financement et la plupart des

    activits qu'elles organisent. Mais l'une cadre mieux que l'autre l'univers spatial des agriculteurs.Cette volont d'adaptation des besoins s'est encore manifeste dans le

    dveloppement d'associations agricoles autour de clientles cibles et despcialits particulires, la diffrence des socits d'agriculture et descercles agricoles dont les objectifs taient davantage gnraux. Ellesvisent regrouper les membres autour d'une spcialit. Chacune de cesassociations spcialises cible des groupes d'hommes, de jeunes ou defemmes. Elles doivent rpondre des objectifs spcifiques, des objectifs

    autant matriels que spirituels. Sur le plan de la communication desconnaissances, elles correspondent davantage aux exigences de leursmembres, puisque le contenu est adapt des attentes bien circonscrites.

    13. Avantages des cercles agricoles , Le J ournal d'Agriculture illustr,7, 11 (1884) :175.

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    Sur le plan social, ces associations avaient l'avantage de runir desmembres qui partagent un statut semblable et des intrts communs.

    Naissent alors des cercles d'leveurs d'animaux de race et de producteursde graines, des associations horticoles et autres. Dans les premiresdcennies du XXe sicle, cette tendance la spcialisation des associations se poursuit. On voit apparatre des cercles pour les jeunes leveursqui souhaitent parfaire leurs connaissances dans l'levage bovin, ovin,porcin ou autres. Pour leur part, les cercles de fermires sont assezpolyvalents, mais bon nombre affichent une proccupation particulirepour l'aviculture.

    Par contre, il est possible que le grand nombre d'associations destines promouvoir le dveloppement agricole ait pu avoir des consquencesnfastes, les agriculteurs tant simplement trop sollicits. L'hypothse est tudier, mais, entre temps, rappelons que l'agriculteur, sa femme et sesenfants ont pu tre simultanment en prsence d'une socit d'agriculture, d'une socit d'horticulture, d'un cercle agricole, d'un cercle del'Union catholique des cultivateurs, d'un cercle ou d'un syndicatspcialis dans un levage ou une culture quelconque, sans oublier lacooprative locale, le cercle de fermires, les concours, les cours

    spciaux, les semaines agricoles, lesjournaux agricoles... De quoi rendrerfractaire aux changements !

    La volont de s'adapter aux clientles s'esten outre manifeste dans lamanire d'enseigner et de transmettre les connaissances, selon ce quel'on s'adressait aux agriculteurs tablis ou leurs enfants, aux vieux ou aux jeunes pour reprendre une classification sommaire faite auXIXesicle. Les agents du dveloppement agricole ont cru vite ncessaired'ajuster leur enseignement selon la clientle. Cette orientation rsulte

    d'observations faites dans la deuxime moiti du XDC

    6

    sicle sur lesattitudes des agriculteurs et de leurs fils face au changement agricole.Confrenciers, journalistes agricoles et autres intervenants constatent cette poque que l'implantation de nouvelles techniques agricoles nerelve pas uniquement de leurs simples connaissances. D'autres facteursexpliquent l'ouverture au changement, croient-ils. Sans faire explicitement rfrence des facteurs culturels, ils ont remarqu une plus grandemallabilit chez les jeunes. Par eux pourrait venir long terme levritable progrs agricole, un progrs qu'il serait intressant d'tudier

    dans un contexte d'une hausse de la scolarisation depuis les annes 1850.En 1870, la Gazette des campagnespublie d'ailleurs un article o il

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    ressort qu'une meilleure instruction permettrait certainement l'agriculteur de mieux soupeser ses dcisions en matire d'agriculture.14

    Les interventions en faveur de l'enseignement des connaissancesallaient prendre deux tangentes : l'une insistera sur la formation pratique l'intention des agriculteurs tablis alors que l'autre prparera les jeunes l'agriculture en leur dispensant une formation davantage thorique. Ils'en suivra l'organisation d'un enseignement offert sous la forme decours pratiques, o l'on montre comment faire sans ncessairements'attarder aux fondements thoriques. Quant renseignement thorique,il sera plutt dispens dans les coles moyennes d'agriculture, telle

    l'cole moyenne d'Agriculture fonde par le Collge de Sainte-Anne-de-la-Pocatire, et les tablissements de niveau universitaire, dont lescollges Oka et MacDonald, o sont forms les spcialistes en agronomie.

    Vers les annes 1870-1880, les journaux agricoles insistent donc sur laformation des jeunes. Les curs de paroisse et les dputs de comt ontgalement foi en la formation des jeunes et ils favorisent leurs tudesdans les coles d'agriculture afin de leur permettre l'acquisition deconnaissances qui les aideront ultrieurement devenir des agriculteurs

    prospres. Ils misent galement sur la capacit des jeunes influencerleurs parents et les agriculteurs avoisinants leur retour dans leurparoisse d'origine.

    Ce pari est louable, mais de nombreux cueils attendent ces jeunes leur retour dans leur milieu, une socit traditionnelle o les rles dechacun sont bien dfinis. Ils n'ont pas la notorit pour obtenir lareconnaissance des leurs en raison de leur jeune ge et ils deviennentfacilement l'objet de moqueries. Pour tre une alternative au savoir

    acquis, ils doivent affronter la tradition, dfier l'autorit parentale. Enbref, ils ne font pas le poids face une valeur culturelle comme celle que nos pres faisaient ainsi . Le dsir d'innovation peut donc tre porteurde situations conflictuelles entre gnrations.Un contenu adapt Venvironnementdel'agriculteur

    Il n'y a pas que les associations que l'on a adaptes l'environnementde l'agriculteur. Les activits de ces associations ont galement faitl'objet d'une attention particulire. Dj, dans les annes 1860, parmi lesproccupations propos de la diffusion des connaissances agricoles, les

    journaux agricoles reprochent une intervention mal adapte auxconditions locales. Ils notent que les exemples suivre tiennent assez peucompte des ralits de l'environnement que sont les sols et le climat et

    14. Voir Ce qui se verra partout dans nos campagnes , La Gazette des campagnes, 9,37 (1870): 293-294.

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    que les russites des agriculteurs d'lite, souvent tablis dans des milieuxagricoles favoriss, ne peuvent convaincre. Les mmes reproches

    vaudront pour les fermes de dmonstration. La rponse ces critiquessera de dmontrer dans les milieux locaux les possibilits des nouvellestechniques proposes.

    Ds les annes 1870, le Conseil d'agriculture, titre de responsable dessocits d'agriculture de comt, invite celles-ci mettre en place unconcours sur la tenue des terres. Dans les dcennies suivantes, il insistergulirement auprs des dirigeants des socits d'agriculture de comt etdes cercles agricoles sur l'insertion de divers concours dans les

    programmes d'activits. Les concours locaux et rgionaux rpondent une intention de se rapprocher des agriculteurs. travers les concours,les promoteurs du dveloppement agricole cherchent tirer avantage decomportements individuels et sociaux prvisibles qui favoriserontl'atteinte de leurs objectifs. La tenue de concours dans chaque localitdoit prcisment permettre la validation d'expriences dans diffrentsenvironnements, l'observation facile des russites des voisins etl'mulation entre agriculteurs d'un mme milieu.

    Pendant 10 20 ans, les concours attirent assez peu les agriculteurs.

    Parfois, ils les boudent, comme dans Charlevoix o les dirigeants et lesmembres de la Socit d'agriculture n 2 du comt de Charlevoix n'envoient d'abord gure l'utilit. Les attitudes envers les concoursvolueront et leur popularit croissante obligera en rglementer lenombre raison d'un concours par 100 agriculteurs membres.L'obligation de respecter ce ratio est alors faite aux socits d'agricultureet le ministre de l'Agriculture peut ordonner l'annulation d'un concoursen cas de non-conformit au rglement.

    La participation un concours exige de la part de l'agriculteur unengagement long terme et ncessite une dpense montaire. Il s'agitd'un engagement bien diffrent de celui d'une simple prsence uneconfrence. L'tude des rapports d'un ensemble de concours tenus entre1912 et 1925 par la Socit d'agriculture n 2 du comt de Charlevoix apermis de dresser un bilan de la participation des membres de cetteassociation agricole. En treize ans, pas moins de 43 concours autorisspar le ministre de l'Agriculture ont t tenus. Les agriculteurs ontparticip surtout des concours d'avoine, de bl, de trfle, sur pied ou de

    semence, et quelques fois concouru pour la culture du siam, du tabacainsi que pour l'levage des volailles et pour l'alimentation du mouton.Au total, 305 agriculteurs diffrents ont accumul un nombre de 820

    participations. La figure 2 prsente comment se distribue la participationaux concours. Un grand nombre d'agriculteurs, soit 58,4 %, prennent part un seul concours. Ils sont responsables de 22,4 % des inscriptions. De

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    Entre culture et science 43

    tous les participants, 36,4%se sont inscrits entre deux et neuf concours,ce qui reprsente 46,4 % des inscriptions. Enfin, les 5,3 % des

    participants qui s'inscrivent plus de dix reprises partagent les derniers31,2 % des inscriptions.

    fV/' 0%

    ent % de participants (305 participants)

    ------% d'inscriptions (820 inscriptions))

    ,0

    .

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    10%-",

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    3%- f- =! = ~~ '1 2 3

    Concours

    4 59 10rt +

    FIGURE 2.Rpartition du nombredeparticipationsdesmembresde laSoci-td'agriculturen2du comtdeCharlevoix aux concours tenus entre

    1912 et1925enpourcentage du nombrede participants etd'inscriptions.

    Mme si une majorit des membres ignorent les concours et que ceux-ci n'apparaissent pas clairement tre un exercice o les agriculteurs

    peuvent se comparer, les agents de l'tat et les dirigeants de la Socitd'agriculture n 2 ont pu esprer que ceux qui participent avec rgularitet que ceux qui gagnent ces concours aient t pris en exemple, uneattente qui semble par ailleurs raisonnable selon les tudes desspcialistes de la psychologie sociale sur les minorits.15

    Parmi les actions en faveur d'une meilleure insertion dans les milieuxagricoles locaux doivent tre inclus les fermes modles et les champs dedmonstration. Confis des agriculteurs d'une localit, la ferme modle

    et le champ de dmonstration, tablis gnralement sur de bonnes terres,bnficient de l'encadrement technique d'un conseiller agricole et d'uneaide financire du ministre de l'Agriculture. Les sols y sont prpars etfertiliss adquatement. Lorsqu'il est question de l'amlioration d'xm

    15. Voir Moscovici etRicateau, 180.

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    troupeau, l'agriculteur reoit alors des conseils sur l'alimentation et laslection des animaux.

    Le nombre de ces fermes varie au fil des annes. En 1928, titred'exemple, la rgion de Charlevoix dispose d'une ferme de dmonstration Baie-Saint-Paul, de trois fermes d'levage des moutons situes auxboulements, Saint-Hilarion et Saint-Simon, de stations avicoles, destations d'arboriculture fruitire, dont l'une tablie La Malbaie depuis1903. Enfin s'ajoutent ici et l des champs o sont raliss des essais surles arbres fruitiers, la graine de trfle et autres cultures.

    Le dveloppement de la ferme modle, la prsence des champs dedmonstration, tout comme d'ailleurs l'implantation de stations avicoles,refltent une volont de cibler une clientle d'agriculteurs tablis. Pluttque de prtendre un enseignement thorique, ces moyens de diffusionprchent davantage par la pratique et aux yeux de l'agriculteur, ilsrespectent mieux les avantages et les contraintes de l'environnementlocal. De la mme manire, les fermes modles et les champs dedmonstration doivent conduire ce que chacun dcouvre proximit dechez lui les bienfaits de l'agriculture raisonne. Encore une fois, les plusprogressistes de la collectivit locale deviennent les modles suivre,

    tout en sachant bien que beaucoup ne pouvaient imiter ces modles, fautede moyens financiers entre autres.

    Des agents de communicationsur le terrain del'agriculteurS'il est apparu important que les associations et leurs activits

    correspondent des valeurs du milieu, il est aussi devenu apparent queles agents en contact direct avec les agriculteurs devaient tre acceptsdans ce milieu et idalement en faire partie, cela parce que le changementagricole relve en partie de la crdibilit de ceux qui proposent des

    innovations et l'adoption de nouveaux procds.Parmi les principaux animateurs dont la mission est de communiquerdes connaissances, voyons dans un premier temps les attentes envers leconfrencier, le missionnaire agricole et l'agronome. En fait, leconfrencier n'est qu'un propagandiste de passage, contrairement aumissionnaire agricole et l'agronome qui sont appels rsider dans lacommunaut ou dans l'environnement immdiat de l'agriculteur.Rappelons que le missionnaire agricole est apparu en 1893 aprs uneinitiative de l'glise catholique et dont l'tat a vite reconnu le bien-

    fond.16 Pour leur part, les premiers agronomes de comt sont nommspar l'tat en 1913.

    16. Voir Bruno Jean, Les idologies ducatives agricoles (1860-1890) et l'origine del'agronomie qubcoise , mmoire de matrise (Sociologie), Universit Laval, 1977, 85.Voir aussi leRapport du ministredel'Agricultureetdela Colonisation, 26,1 (1893).

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    Entre culture et science 45

    L'glise et l'tat s'attendent une meilleure ouverture des communauts locales envers les enseignements dispenss par le missionnaire

    agricole et l'agronome, mais ce n'est pas sans craintes. Il faut voird'ailleurs toute la prudence dont l'glise entoure l'intervention desmissionnaires agricoles pour comprendre les risques associs l'engagement de ces derniers en faveur du dveloppement del'agriculture. Elle les met particulirement en garde propos des conseilsqu'ils peuvent donner aux agriculteurs en matire d'agriculture, car ellecraint les critiques, surtout que l'expertise technique des missionnairesagricoles pouvait en laisser sceptique plus d'un. Malgr les cueils, le

    travail du missionnaire agricole se poursuit jusqu' la veille de laPremire Guerre mondiale alors qu'il cde la place l'agronome, lequelbnficie d'une supriorit indniable sur la question des connaissancesagricoles. Mais l'agronome eut nanmoins fort faire pour voirreconnatre ses lettres de crances. Autant pour les missionnairesagricoles que pour les agronomes, convaincre les agriculteurs d'utiliserde nouvelles techniques agricoles ncessitera beaucoup de diplomatie.Aux yeux des agriculteurs ancrs dans la routine, le savoir appris dans leslivres ne valait en effet pas l'exprience transmise depuis des

    gnrations,17 quelle que soit la pertinence des nouvelles connaissances.En principe, les missionnaires agricoles et les agronomes disposaientd'un avantage comparatif face au confrencier de passage, mais ils sontnanmoins longtemps demeurs des corps trangers. Pour les agronomes,plus que les connaissances, c'est finalement le prestige associ lafonction qui leur vaudra la reconnaissance et la respectabilit vers lemilieu du XXe sicle.18 Cette recherche de reconnaissance vaut parailleurs pour d'autres professions jouissant d'une faible considration.19

    Sans tre des animateurs au mme titre que les missionnaires agricoleset les agronomes, d'autres intervenants ont pu galement devenir des

    17. En 1885, J ean-Charles Chapais souligne que la crainte des innovations freine leprogrs agricole. Les agriculteurs croient que le systme des anctres est satisfaisant etpensent que les connaissances livresques des experts ne valent pas ce qu'eux ont appris enbas ge. Voir J ean-Charles Chapais, Prjugs contre les journaux d'agriculture , Le

    J ournal d'Agriculture illustr, 8, 10 (1885) : 147-148. Ce dernier reprend et commente unarticle de laGazettedes campagnes.18. Voir Guy Boisclair, tude d'un mouvement de modernisation de l'agriculture : les

    premires annes de l'Union catholique des cultivateurs dans le diocse de J oliette, 1924-1952 , thse de Ph.D. (tudes qubcoises), Universit du Qubec Trois-Rivires,2002.19. Dans une tude sur le corps mdical au Saguenay-Lac-Saint-J ean au dbut du sicle,les mdecins croient qu'ils gagneront le respect en accroissant leur prestige par leurengagement dans le milieu. Voir Normand Perron, Pour la reconnaissance de laprofession de mdecin, 1900-1930 ,Saguenayensia26 (1984) : 86-89.

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    atouts du ministre de l'Agriculture dans sa campagne en faveur duchangement agricole. Prenons en exemple le fabricant en charge d'un

    tablissement laitier.L'ouverture d'une fabrique dans les localits, ce que l'tat encourage

    fortement vers 1880, est dj en soi un formidable changement. Il estutile de rappeler que l'adoption de la fabrique introduit chez unecommunaut d'habitants bien des nouveauts et que sa fondation et sondveloppement ne se font pas sans diverses rsistances. D'abord, latransformation du lait en beurre ou en fromage passe de la famille del'agriculteur un tiers, le fabricant. Ensuite, cette tche, traditionnelle

    ment assume par les femmes, glisse aux mains des hommes.

    20

    C'estaussi un changement qui brise le sentiment d'individualit et qui exigeune solidarit nouvelle entre agriculteurs. Ainsi l'obligation de livrer unematire premire de bonne qualit au risque de pnaliser l'ensemble desfournisseurs d'une fabrique peut devenir l'objet de conflit en cas de nonrespect. Mais la fabrique tait une innovation intressante sur le planconomique et la rapidit avec laquelle les agriculteurs l'adoptent partirdes annes 1880 est remarquable et rvlatrice d'une ouverture face l'innovation. Rappelons que l'on en recense au Qubec quelque 2 000 au

    dbut du XXe sicle et que la petite rgion de Charlevoix, o lesconditions agricoles sont peu favorables, dnombre tout de mme unevingtaine de fabriques.21

    Le fabricant apparat vite jouer un rle clef dans son milieu et il estrapidement soumis diverses exigences de la part de l'tat. Il doit bienttpossder un permis de fabricant, se conformer des standards defabrication et c'est souvent lui qui relaie aux agriculteurs les rgles envigueur propos de l'hygine et de la qualit de la matire premire. Son

    rle est d'autant plus cl qu'il est associ aux fabriques, une innovationdont les retombes conomiques ont t immdiatement apprcies et quia donn forcment un sens aux efforts de modernisation de l'agriculturedans le secteur de l'levage et de la production laitire.

    20. Plus globalement, le XIXe sicle serait marqu par la dfminisation de l'agriculture.Voir Sally McMurry, Transforming Rural Life: Dairying Families and AgriculturalChange, 1820-1885 (Baltimore and London : The Johns Hopkins University Press, 1995),en particulier 145, 171. Sur le travail des femmes, voir galement Marjorie Cohen, TheDecline of Women in Canadian Dairying , Histoiresociale/Social History34 (1984) :307-334 ; Heather Menzies,Bythe Labour ofTheirHands: The StoryofOntario CheddarCheese(s.L,Heather Menzies, 1994).21. Voir Perron, L'tat et lechangementagricole, 230-233. Voir aussi Normand Perron, Gense des activits laitires, 1850-1960 , inAgricultureet colonisation au Qubec :aspectshistoriques, d.Normand Sguin (Montral : Boral Express, 1980), 113-140.

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    Entre culture et science 47

    Pour russir, les agents en milieu agricole doivent se mriter laconfiance de l'agriculteur. Ceux qui rsident dans le patelin de

    l'agriculteur ou dans une localit avoisinante jouissent normalementd'une meilleure influence. Le fabricant de beurre ou de fromage est dansune situation encore plus avantageuse, puisqu'il habite forcment lalocalit de la fabrique o il travaille il peut en tre le propritaire etqu'il tablit un rapport privilgi avec l'agriculteur. Mais cela n'aura pasempch des agriculteurs de vouloir soustraire leur fabrique un syndicatde fabriques aux rgles trop svres.22 D'ailleurs, personne ne sera l'abri des critiques, y compris le missionnaire agricole de Charlevoix

    qui des agriculteurs firent un mauvais parti dans les annes 1890.

    23

    Et ilfaudra bien du temps avant que tous les agriculteurs d'une localitpuissent dire de l'agronome qu'il est des leurs, ainsi que s'empresse de leconclure, en 1935, le cur de Baie-Saint-Paul au terme d'un longdiffrend sur le rle professionnel de celui-ci.

    Conclusion

    L'adoption de nouvelles techniques agricoles met en cause des valeursindividuelles et collectives de l'agriculteur et de son milieu qui n'ont prime abord gure de liens avec l'acquisition pure et simple deconnaissances. D'autres facteurs entrent en compte, dont les cotsassocis l'adoption d'innovations, le potentiel pdologique des fermeset les facteurs culturels. En fait, c'est tout l'environnement del'agriculteur qu'il importe de considrer et l'aspect culturel qui nous a iciparticulirement proccup semble rvlateur de la complexit dutransfert des connaissances et du dfi que le projet de modernisation del'agriculture a pos aux agents du dveloppement agricole, dont ceux de

    l'tat.Nombre d'actions entreprises par le ministre de l'Agriculture duQubec pour stimuler le changement agricole ont t assez vite orientesvers le dveloppement d'une intervention qui tend rejoindre la massedes agriculteurs individuellement et collectivement sur leur propreterrain. Cela est manifeste avec la croissance des associations agricolesdans les localits. Ce l'est galement avec l'organisation d'activitsagricoles adaptes aux besoins locaux. Ce l'est encore avec la prsenced'agents de dveloppement bien identifis la collectivit locale, commele sont les dirigeants des associations agricoles et les fabricants de beurre

    22. LeCourrier deCharlevoix, 25 novembre 1896,1.23. Le Courrier deCharlevoix, 8 aot 1895, 2 ; Fabrique de la paroisse de La Malbaie,Cahiers de prnes, 1896, sans date et sanspagination.

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    et de fromage, ou bien intgrs la collectivit locale, comme lemissionnaire agricole et les agronomes.

    Le changement agricole ne peut tre le rsultat d'un simple transfert deconnaissances, du moins au XIXe sicle et dans les premires dcenniesdu XXe sicle. Avec toutes les actions menes par les agents dedveloppement en faveur du transfert des connaissances, nul doute quedes connaissances nouvelles furent disponibles. Les agents dudveloppement agricole ont peu peu mis sur des interventions ciblesselon la clientle. Tantt, ils se sont adresss aux agriculteurs tablis,tantt ils ont vis les jeunes qui prendraient la relve, tantt ils ont

    privilgi les femmes pour certaines spcialits. L'agriculteur et lesmembres de sa famille ont pu disposer de beaucoup d'informations, maisil y a une diffrence entre possder des connaissances et les utiliser vuque l'adoption de nouvelles pratiques agricoles signifie l'acceptation demodifications un environnement de vie. Le rythme d'application desconnaissances a pu alors tre bien diffrent de celui de leur disponibilit.

    Les changements brusques en agriculture sont plutt rares dans lessocits traditionnelles parce que l'agriculture est un mode de vie et passimplement une activit conomique. Tout changement peut signifier une

    organisation diffrente du travail, une distribution nouvelle des tchesselon les sexes, des quasi-conflits entre les gnrations sur la manire demettre en valeur la terre, sans oublier la modification des rapports entrel'agriculteur et la collectivit qui est la sienne.

    Malgr les obstacles et nonobstant qu'on ne peut lui attribuer tous lesmrites du changement survenu dans le secteur agricole, les dcenniesd'efforts du ministre de l'Agriculture n'auront pas t vaines. L'intrtpour les associations agricoles et l'exprimentation de techniques

    nouvelles sont dj bien palpables dans les dernires dcennies du XIX

    e

    sicle, en dpit des erreurs de parcours et de la persistance de pratiquespeu souhaitables. Dans les premires dcennies du XXe sicle, alors quel'industrialisation et l'urbanisation de la socit qubcoise progressent,l'agriculture entreprend une transformation rapide, surtout aprs 1930avec la spcialisation des fermes, la mcanisation soutenue et le dveloppement des diverses formes de coopration. En ce qui concerne plusparticulirement les agriculteurs charlevoisiens, ils ont, comme leurscollgues qubcois, particip au mouvement de modernisation de

    l'agriculture et relev au fil du temps les dfis associs l'innovation.